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21.10.2025 à 14:45

Restitutions du patrimoine culturel illicite : un nouveau projet de loi française pourrait changer la donne

Catharine Titi, Research Associate Professor (tenured), French National Centre for Scientific Research (CNRS), Université Paris-Panthéon-Assas

Le projet de loi sur les restitutions du patrimoine culturel illicite devrait permettre à la France de se positionner à l’avant-garde du débat sur ce sujet.
Texte intégral (1774 mots)
Image tirée du film _Dahomey_ (2024), de Mati Diop, Ours d’or de la 74<sup>e</sup>&nbsp;Berlinale. Films du Losange

Sur la question des restitutions du patrimoine culturel illicite, la France entend aller plus loin avec un projet de loi qui pourrait devenir une loi phare en la matière. Quelles en sont les modalités, et pourquoi ce projet représente-t-il potentiellement un tournant historique ?


Le discours marquant d’Emmanuel Macron sur le patrimoine culturel africain, prononcé à Ouagadougou au Burkina Faso en 2017, a suscité l’espoir d’un tournant dans la question des restitutions. Depuis, les premiers résultats ont été modestes.

Les conclusions audacieuses du rapport Sarr-Savoy, publié un an plus tard, se cantonnaient au patrimoine culturel subsaharien. Les quelques restitutions qui ont suivi, notamment celles de 26 œuvres au Bénin, d’un objet au Sénégal et d’un autre à la Côte d’Ivoire, se sont révélées moins ambitieuses que celles entrevues.

Certes, deux lois-cadres sur la restitution des restes humains et sur des objets liés aux spoliations antisémites ont bien été adoptées en 2023, mais nous étions là à la traîne d’autres pays européens. Nos voisins d’outre-Manche, connus pour leur scepticisme vis-à-vis des restitutions, disposent de telles lois depuis de longues années.

Cependant, aujourd’hui, la France entend aller plus loin avec un projet de loi qui pourrait devenir une loi phare en matière de restitutions. La promesse date de 2021, quand le président de la République affirmait la nécessité d’une loi « qui permettra de cadrer dans la durée les choses […] pour établir véritablement une doctrine et des règles précises de restituabilité ». Aujourd’hui, les conditions de son adoption semblent enfin réunies.

Une dérogation ciblée au principe d’inaliénabilité

Le projet de loi vise à créer une dérogation ponctuelle au principe d’inaliénabilité qui empêche la vente ou le transfert des œuvres des collections publiques pour certains biens culturels. L’objectif est de faciliter le processus de restitution, afin qu’elle puisse s’effectuer par décret en Conseil d’État, sans que le législateur n’ait à intervenir.

Selon l’étude d’impact du projet, il serait « répétitif et pesant […] pour toutes les parties prenantes de proposer de nouveaux projets de loi ad hoc […] pour restituer au cas par cas » et le Parlement pourrait « être difficilement sollicité de façon répétée pour des lois d’espèce visant des œuvres spécifiques ».

Appropriation illicite entre 1815 et 1972

Les biens culturels concernés sont ceux qui ont fait l’objet d’une « appropriation illicite » entre le 10 juin 1815, lendemain de la signature de l’acte final du congrès de Vienne, qui a décrété la restitution des spoliations européennes de Napoléon, et le 23 avril 1972, veille de l’entrée en vigueur de la Convention de l’Unesco de 1970, qui a mis en place un cadre de lutte contre le trafic international de biens culturels.

Cette période pose question. Par exemple, toutes les antiquités et autres œuvres d’art qui auraient dû être restituées en 1815, selon l’accord établi à l’époque, ne l’ont pas été. Pourquoi ne pas couvrir toute la période napoléonienne ? Ne serait-ce pas aussi un moyen indirect d’exercer une pression sur nos voisins britanniques qui, à l’issue de la bataille du Nil (1798), ont emporté les antiquités égyptiennes de la campagne d’Égypte ?

Le texte du projet de loi retient comme date cruciale celle de l’appropriation illicite de l’objet. La loi pourrait aller encore plus loin en retenant comme date cruciale celle de l’acquisition de l’objet illicite par une collection nationale française. Dans ce cas, un objet volé avant 1815, mais acquis après cette date serait toujours protégé par la loi.

Mieux encore, a-t-on vraiment besoin d’une période de référence ? Ne serait-il pas suffisant de se concentrer sur le caractère illicite du bien ?

Il faut rappeler qu’aucune restitution ne sera automatique : un décret en Conseil d’État pris sur le rapport du ministre de la culture sera nécessaire. Il n’y a donc aucun risque de restitution précipitée.

Par ailleurs, le projet prévoit qu’un comité scientifique pourrait également être consulté pour avis. Il pourrait même être conçu comme un organe pérenne, ce qui lui permettrait de développer une pratique, équivalente à une « jurisprudence » constante.

Enfin, la dérogation ne couvre pas les biens archéologiques ayant fait l’objet d’un accord de partage de fouilles ou d’un échange à des fins d’étude scientifique ni les biens saisis par les forces armées et transformés en « biens militaires ». Ces exclusions pourraient sensiblement restreindre l’impact de la loi, d’autant que la définition du terme « bien militaire » est large et que certains anciens accords relatifs à des biens archéologiques pourraient être considérés comme une appropriation illicite aujourd’hui.

Vol ou exportation illicite à partir de 1972

Au-delà de la dérogation au principe d’inaliénabilité, le projet de loi vise les biens culturels qui ont été « volés ou illicitement exportés » à partir du 24 avril 1972, date d’entrée en vigueur de la Convention de l’Unesco de 1970. Comme la France n’a ratifié cette convention qu’en 1997, il a été décidé de l’appliquer rétroactivement à partir de 1972.

Ici, le processus de restitution est différent : la collection publique qui possède le bien culturel demande au juge d’ordonner sa restitution. L’inconvénient est qu’il concerne uniquement les objets « volés ou illicitement exportés » et donc pas forcément d’autres types d’« appropriation illicite » comme la cession d’un objet obtenue par contrainte.

En outre, on peut s’interroger sur l’intention du projet de loi qui est soit de proposer un cadre législatif nouveau, soit d’intégrer la Convention de l’Unesco de 1970 dans le droit interne français. Dans ce dernier cas, il pourrait involontairement intégrer aussi les limitations de celle-ci. Par exemple, les produits provenant de fouilles archéologiques clandestines n’entrent pas a priori dans le champ de protection de cette convention. Est-ce vraiment la volonté du législateur d’exclure les produits de fouilles clandestines du champ d’application de la loi ?

Politiques de restitution : l’exemple néerlandais

Ces dernières années, les politiques en matière de restitution ont radicalement changé presque partout dans le monde, prouvant que des pratiques, acceptables par le passé, ne le sont plus. À ce titre, l’exemple des Pays-Bas est particulièrement intéressant.

Depuis 2020, ce pays a mis en place une nouvelle politique et a constitué un comité scientifique chargé d’examiner les demandes de restitution émanant d’un État étranger. Il accepte désormais que les objets entrés dans le domaine public néerlandais à la suite d’un déséquilibre des pouvoirs soient restitués. Bien que le comité ait officiellement été créé pour traiter les demandes relatives aux objets coloniaux, son champ d’action s’étend à tous les types d’objets. En cas de doute quant à la manière dont un bien culturel s’est intégré dans une collection néerlandaise, le comité recommande sa restitution. Le doute profite donc à l’État demandeur.

Les mots ont leur importance. Lorsqu’il examine une demande de restitution, le comité néerlandais ne considère pas que l’objet « appartient » à la collection néerlandaise, mais seulement qu’il y est accueilli. Il est question d’objets « perdus involontairement » par l’État concerné (et non « volés » ou « obtenus par contrainte »). Plus important encore, cette nouvelle politique reconnaît que « la réparation de l’injustice est le point de départ du processus de restitution ».

Un projet de loi tourné vers l’avenir

Revenons au projet français de loi présenté par le gouvernement. Il a été déposé au Sénat, le 30 juillet 2025, où trois sénateurs, Max Brisson (LR), Catherine Morin-Desailly (Union centriste) et Pierre Ouzoulias (CRCE-K), particulièrement engagés en la matière, ont déjà été à l’origine d’un nombre de dossiers législatifs portant sur les restitutions.

Le projet de loi devait initialement être discuté en septembre 2025, mais la situation politique a repoussé cette échéance à une date pour l’instant indéterminée.

Le consensus politique qui semble émerger en faveur de ce projet est fondateur. Il permettra à la France de se positionner à l’avant-garde du débat sur la restitution des biens culturels acquis illicitement.

The Conversation

Catharine Titi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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20.10.2025 à 16:10

John Singer Sargent et la mode : le peintre américain qui fit briller les soies et les satins

Serena Dyer, Associate Professor, Fashion History, De Montfort University

Un an avant l’expo «&nbsp;John Singer Sargent. Éblouir Paris&nbsp;» au musée d’Orsay, la Tate Britain a mis à l’honneur l’amour du peintre américain pour la mode.
Texte intégral (1323 mots)
_Portrait de Mme ***, dite aussi Madame X_ (1884), pièce maîtresse des expositions londonienne et parisienne. Metropolitan Museum, CC BY

Avant que le musée d’Orsay (Paris) organise son exposition « John Singer Sargent. Éblouir Paris » (jusqu’au 11 janvier 2026), un autre événement avait mis le peintre américain à l’honneur. L’exposition « Sargent and Fashion », à Londres, avait permis en 2024 de redécouvrir le travail de cet amoureux des vêtements. L’historienne de la mode Serena Dyer l’avait alors chroniquée pour « The Conversation UK ». En voici une version traduite en français.


En tant qu’historienne de la mode, je repars toujours des musées avec l’appareil photo saturé d’images de vêtements plutôt que de visages. Je reste fascinée par la manière dont un peintre parvient à saisir les reflets changeants d’une soie bruissante ou la lumière dansante sur des bijoux étincelants.

Dans le monde de la critique d’art, la mode en peinture reste pourtant souvent méprisée. L’exposition « Sargent and Fashion » qui se tenait à la Tate Britain en 2024 a été critiquée pour ses « toiles encombrées de vieux habits » ou son « déferlement de mièvrerie ». Ces jugements révèlent des idées reçues persistantes : la mode serait frivole, secondaire, indigne d’un véritable sujet artistique.

Cette exposition, coproduite par la Tate et le Museum of Fine Arts de Boston, s’attache au contraire à corriger cette vision dépassée et réductrice. Sargent ne serait pas Sargent sans son rapport intime à la mode. Le parcours nous invite à considérer que sa virtuosité du pinceau allait de pair avec une véritable maîtrise des étoffes, des aiguilles et des épingles.

Les élégantes victoriennes qu’il peignait avaient d’ailleurs bien compris le pouvoir que leur donnaient leurs vêtements. En 1878, l’écrivaine Margaret Oliphant remarquait déjà :

« Il existe désormais une classe de femmes qui s’habillent d’après les tableaux, et qui, en achetant une robe, demandent : “Est-ce que ça se peindra bien ?” »

Art et mode étaient alors intimement liés, et la modernité, le dynamisme et la pertinence culturelle de la mode s’expriment dans chaque coup de pinceau de John Singer Sargent (1856-1925).

Sargent, styliste avant l’heure

Dès la première salle, on a l’impression d’entrer dans un salon mondain. Le visiteur est accueilli par le portrait d’Aline de Rothschild, Lady Sassoon (1907). Drapée dans une spectaculaire fantaisie de taffetas noir, son visage émerge d’un tourbillon d’ombre, irradiant sous le velours sombre de sa cape d’opéra. Même si, en tant qu’historienne de la mode, je choisis mes tenues avec soin, mais je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir affreusement mal habillée face à tant d’éclat.

Mais sans doute est-ce parce que je ne dispose pas d’un John Singer Sargent comme directeur artistique. Car l’exposition le montre autant peintre que styliste. Il maniait les pinceaux, certes, mais aussi les épingles, modelant les tissus autour de ses modèles pour créer des formes vertigineuses. Les commissaires le comparent d’ailleurs à un directeur artistique de séance photo : ses portraits ne reproduisent pas la mode de son époque, ils construisent sa propre vision esthétique.

La cape de Lady Sassoon, exposée à proximité, en est la preuve. Datée de 1895, elle précède le tableau d’une décennie. Entre ses mains, ce vêtement ancien devient, par un savant jeu de drapés et d’épingles, une image saisissante de modernité.

Tout au long du parcours, les tableaux dialoguent avec des caricatures d’époque moquant la mode, des photographies des modèles dans leur vie quotidienne, ou encore des pièces textiles et accessoires ayant servi à la composition des œuvres.

Les femmes qu’on ne voit pas

Si le rôle de John Singer Sargent comme peintre et styliste est omniprésent, celui des créateurs et créatrices de ces vêtements – souvent des femmes modestes – reste dans l’ombre. À part un court panneau consacré à Charles Frederick Worth, figure surestimée de la couture du XIXe siècle, peu d’hommages sont rendus aux mains qui ont coupé, épinglé et cousu ces merveilles. La plupart des pièces exposées portent la mention « créateur inconnu ».

L’une de ces créatrices est cependant mise en avant : Adele Meyer, dont Sargent a peint le portrait en 1896. Femme élégante et militante, Meyer fut aussi une défenseure des droits des ouvrières du vêtement. Avec Clementina Black, elle publia en 1909 Makers of our Clothes : A Case for Trade Boards, enquête pionnière sur les conditions de travail dans les ateliers de couture.

Le livre est exposé à côté du tableau, quelque peu éclipsé par le rayonnement du portrait. Cette mise en scène rappelle – plus qu’elle ne dénonce – combien la beauté de la mode a souvent invisibilisé le labeur de celles qui la produisent.

Une exposition discrètement féministe

L’exposition interroge aussi, avec subtilité, les rapports de pouvoir. Dans les livres d’art et les catalogues d’exposition, les modèles de John Singer Sargent sont le plus souvent désignées par le nom de leur mari.

Mary Louisa Cushing devient « Mrs Edward Darley Boit », Mathilde Seligman « Mrs Leopold Hirsch ». Suivant l’étiquette victorienne, ces femmes perdent leur identité propre pour n’exister qu’à travers celle de leur époux.

Les commissaires ont pris le parti – subversif en apparence, mais en réalité légitime – d’associer à chaque titre officiel le nom de jeune fille du modèle. Un détail discret, sans doute imperceptible pour la majorité des visiteurs, mais essentiel pour redonner leur individualité à ces femmes.

Au final, cette exposition ne bouleverse pas l’histoire de la mode, mais elle avance dans la bonne direction. L’opportunité de voir ou revoir le célèbre portrait de Madame X, qui représente la mondaine Virginie Amélie Avegno Gautreau dans sa robe noire – un tableau qui a fait scandale à l’époque – a certainement attiré les foules. Mais l’exposition nous rappelle surtout une vérité subtile : si Sargent a su devenir un grand peintre, c’est parce qu’il fut d’abord un immense styliste.

The Conversation

Serena Dyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.10.2025 à 15:47

Quand l’IA tue la littérature

Stéphanie Parmentier, Chargée d'enseignement à Aix-Marseille Université (amU), docteure qualifiée en littérature française et en SIC et professeure documentaliste. Chercheuse rattachée à l'IMSIC et au CIELAM, Aix-Marseille Université (AMU)

À l’ère numérique, le pouvoir des lecteurs n’a jamais été aussi grand. Mais l’arrivée de l’IA dans le monde de l’édition pourrait bien déstabiliser notre rapport au livre.
Texte intégral (2427 mots)
Les textes générés par l’IA ne laissent pas les lecteurs indifférents. Pexels, CC BY

Qui aurait pensé qu’un jour les intelligences artificielles génératives rédigeraient, corrigeraient et seraient publiées ? Que vaut une littérature née sous IA ? Que devient notre imaginaire sous leur influence ? Et quels bouleversements sont à prévoir dans le monde de la littérature dans les années, ou les mois, à venir ?

Dans son essai Quand l’IA tue la littérature (PUF, 2025), Stéphanie Parmentier examine la place qu’occupent dans le domaine littéraire ces nouvelles marchandes de prose que sont les IA. Extraits.


Lorsqu’il écrit un manuscrit, un auteur cherche très rarement à le conserver uniquement pour lui-même. Dans son for intérieur, sans toujours oser se l’avouer, il espère que la qualité de ses récits captivera des lecteurs toujours plus nombreux.

Dans le circuit du livre, ce sont en effet ces derniers qui dictent l’espérance de vie d’une création littéraire, malgré le rôle majeur que jouent les éditeurs, les distributeurs ou encore les libraires dans la valorisation d’une publication. Les avis des lecteurs et leur comportement d’achat vont souvent contribuer à asseoir la carrière d’un auteur et la longévité d’un livre. Loin d’être de simples acheteurs passifs, les lecteurs possèdent un pouvoir de prescription, qui ne cesse de s’étendre jusqu’à s’imposer au monde des éditeurs.

Les nouveaux supports de communication apportent des repères inédits et redéfinissent les accès à la notoriété. Un lecteur n’a plus besoin d’adresser un courrier à un éditeur pour exprimer sa satisfaction ou sa déception après avoir lu un livre, il peut partager instantanément ses émotions et ses analyses auprès de milliers d’autres lecteurs en toute simplicité.

Depuis les années 2000, les supports permettant de donner son avis sur une publication n’ont cessé de se diversifier. L’apparition des blogs de lecteurs, des espaces de ventes de livres en ligne comme ceux de la Fnac ou d’Amazon, mais aussi des sites de partage de lectures de type Babelio ou Gleeph, sans oublier les réseaux sociaux, offre à de nombreux lecteurs la possibilité de mettre en avant leur coup de cœur, tout en exprimant leurs avis sur leur lecture ou en leur attribuant une note de satisfaction.

« Des personnes passionnées du livre et de la lecture ont investi sans retenue le net et les réseaux sociaux créant une nouvelle “sociabilité littéraire”. […] Pour elles, écrire, lire, et conseiller tout en communiquant sur ces pratiques, pourtant personnelles, sont devenus des comportements courants au point de faire naître de véritables prescripteurs littéraires. », peut-on lire dans les Cahiers du numérique en 2022.

Qu’il s’agisse des BookTubeurs, Bookstagrameurs ou BookTokeurs, ces nouveaux acteurs, appelés communément « influenceurs littéraires », avec leurs vidéos toujours plus animées pour exprimer leurs coups de cœur, occupent une place importante et inédite dans le processus de promotion d’une parution. À l’ère numérique, le pouvoir des lecteurs n’a en effet jamais été aussi grand. Ils peuvent découvrir, partager et promouvoir des œuvres, comme l’explique Chris Anderson dans la Longue Traîne, en soulignant tout le potentiel des consommateurs : « Ne sous-estimez jamais la puissance d’un million d’amateurs qui ont les clés de l’usine. »

Un équilibre constructif et bénéfique s’est établi entre les nouvelles technologies numériques et les plaisirs du lectorat. L’introduction d’IA dans la production littéraire risque pourtant de compromettre l’appréciation des lecteurs confrontée aux interférences d’algorithmes. Face à l’immixtion d’IA dans plusieurs champs littéraires, le lectorat ne semble pas encore réagir. Que pensent les lecteurs des livres nés sous IA ? Vont-ils les défendre ou au contraire, les dévaloriser ? Pour le moment, il n’y a pas encore de réactions d’adhésion ou, au contraire, de désapprobation.

La réception de textes générés par l’IA ne laisse pas pour autant les lecteurs indifférents ; elle induit des réserves et une perception plutôt sceptique. Les personnes attachées aux valeurs fondamentales de la littérature semblent les plus attentives. Redoutant les textes produits par des IA, certains lecteurs n’hésitent pas à exprimer leur crainte, notamment sur le réseau social Reddit :

« Pour moi, le problème principal est qu’en tant que lecteur, c’est que je ne veux pas lire quelque chose qui provient d’un ordinateur. Les livres sont un moyen de se connecter aux autres. Vous pouvez vous connecter à la vision du monde d’un auteur et voir comment son expérience se chevauche avec la vôtre. Il y a une sorte d’humanité partagée dans la lecture de fiction, un sentiment de compréhension et d’être compris. Appelez-moi romantique, mais je pense que c’est une grande partie de la raison pour laquelle nous lisons. Ce n’est pas seulement pour tuer le temps. Ça ne marche pas s’il n’y a pas de personne derrière les mots. »

Quand l’utilisation des IA n’est pas mentionnée dès la page de couverture, les lecteurs sont souvent désabusés en découvrant l’implication des robots génératifs au fil de leur lecture. Sur le réseau Babelio consacré à la littérature, un lecteur, malgré ses doutes, témoigne de la stupeur éprouvée en lisant la bande dessinée Mathis ou la forêt des possibles de Jiri Benovsky évoquée plus haut et dont les illustrations relèvent de l’IA :

« L’histoire commence donc et au bout de quatre ou cinq pages, je trouve qu’il y a quelque chose qui cloche, malgré la beauté époustouflante des images, je ne ressens pas la vie dans cette histoire, les personnages semblent figés, comme s’ils posaient pour la photo, une impression morbide, les textes sont dans des phylactères formatés, presque toujours la même longueur, le rythme est raide et plat. […] À la dernière page, je me suis dit : “c’est joli”. Ce n’est pas un compliment, généralement, j’utilise ce mot péjorativement. À la fin, on y trouve une postface, et sa lecture me laisse sur le cul ! […] Je découvre, avec cette postface, que cette bande dessinée a été réalisée à l’aide d’une intelligence artificielle ! »

Ces deux exemples ne sont pas isolés. Le malaise exprimé est commun à beaucoup d’autres lecteurs, devenus méfiants à l’égard de nouvelles publications dont l’identité de l’auteur n’est pas connue.

« Comment faire l’effort de lire un tel ouvrage [Internes] quand on ne sait pas quelle est l’origine du discours et ce qu’on lit ? », interroge l’auteur expérimental Grégory Chatonsky en évoquant son livre Internes. Soupçonneux à l’égard des créations littéraires qu’ils ont sous les yeux, les lecteurs tendent à modifier leur comportement. Auparavant, ils lisaient un texte écrit et validé par un esprit humain, avec l’ambition d’en savourer toute l’originalité, en toute confiance. Les lecteurs les plus avisés ont tendance à se métamorphoser en « lecteurs-scan » à la recherche de la moindre trace d’IA « fake text », car, si les robots conversationnels demeurent en général inapparents, leur patte, en revanche, est perceptible.

La perte de repère qu’entraînent les IA déstabilise la lecture et peut engendrer une certaine inquiétude chez les lecteurs, comme l’explique la chercheuse Erika Fülüop :

« Cette perte d’orientation peut donner au lecteur l’expérience d’une “inquiétante étrangeté” : les textes semblent “humains”, mais on sent un petit décalage difficile à saisir. »

Il est difficile de dire quelle attitude doivent adopter les lecteurs devant des textes « IA-géniques ». Leur faut-il systématiquement les rejeter au risque de passer à côté d’une littérature expérimentale capable d’enrichir le domaine littéraire ? Pour certains, il faut accepter ces textes malgré leur structure inhabituelle. Selon Grégory Chatonsky :

« Dans ce contexte, c’est la possibilité même d’un contrat de lecture qui est déconstruit. […] La seule façon de lire ce roman [Internes] est peut-être de suspendre la croyance en un contrat de lecture : lire sans préalable, sans attente, sans horizon. J’aimerais y entendre l’impossible des possibles. Cela est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. »

En dépit de l’atmosphère déstabilisante dans laquelle se trouvent les lecteurs, certains d’entre eux affirment apprécier les textes relevant des IA. Des lecteurs écrivent des avis positifs à propos de livres générés par des IA, notamment celui de Raphaël Doan, coécrit avec une IA, intitulé Si Rome n’avait pas chuté. Sur le site Babelio mais aussi sur Amazon, plusieurs lecteurs s’enthousiasment à propos de ce roman d’anticipation, comme, Jean J. :

« Au-delà des illustrations par IA, le texte est surprenant. […] L’IA (et le coauteur humain peut-être) propose une idée radicalement neuve : une révolution industrielle qui aurait pu être plausible. Elle se débarrasse froidement des “sciences humaines” et attaque directement dans le dur. Et ça fonctionne ! »

Devant le doute que soulève l’immixtion de l’IA dans l’écriture, des chercheurs de l’université de Pittsburg ont mené une étude dont les résultats ont été publiés dans Scientific Report. Leur démarche visait à évaluer la capacité des lecteurs à distinguer des poèmes écrits par des humains de ceux générés par ChatGPT 3.5. Selon les conclusions tirées, il n’est pas simple pour les lecteurs de discerner ce qui relève d’une production humaine ou d’une création artificielle :

« Contrairement à ce qu’indiquaient des études antérieures, les gens semblent aujourd’hui incapables de distinguer de manière fiable la poésie générée par l’IA […] de la poésie écrite par l’homme et rédigée par des poètes bien connus. »

Plus surprenant, les chercheurs révèlent un phénomène inattendu, puisqu’une partie des participants préfèrent les poèmes générés par l’IA à ceux créés par des esprits humains. Pour expliquer un tel résultat, les rapporteurs de l’étude supposent que ce ne sont pas les qualités littéraires des textes générés par le robot génératif qui sont appréciées par les lecteurs mais leur facilité de lecture :

« Les gens évaluent mieux les poèmes générés par l’IA […] en partie parce qu’ils les trouvent plus simples. Dans notre étude, les poèmes générés par l’IA sont généralement plus accessibles que les poèmes écrits par des humains. »

Pour l’heure, à défaut de données précises, des nuances et des réserves s’imposent.

L’opinion n’est pas unanime, mais il serait prématuré de parler de fragmentation entre lecteurs et textes dopés à l’IA, du moins aussi longtemps que le phénomène « IA-génique » reste contenu. Sur le fond, il y a matière à rester optimiste, car il appartient aux lecteurs, sans oublier les éditeurs, de réguler la pénétration de ce type de publication dans le monde du livre. Jusqu’à présent, comme l’indique l’auteur Mark Dawson, cité par la journaliste Marine Protais :

« Si un livre reçoit de mauvaises critiques parce que l’écriture est ennuyeuse, il va rapidement sombrer. »

Mais elle ajoute :

« Enfin… Sauf si d’autres bots se mettent à noter positivement les livres de leurs collègues – hypothèse moins absurde que ce qu’on pourrait croire. »


Quand l’IA tue la littérature, Stéphanie Parmentier, Presses universitaires de France, hors collection, paru le 8 octobre 2025.

The Conversation

Stéphanie Parmentier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.10.2025 à 15:45

« L’Automobile de Bécassine » : quand la bande dessinée prend le volant

Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans

En 1927, Bécassine se met au volant&nbsp;: un geste révélateur de l’engouement naissant pour l’automobile. Comment la bande dessinée s’est-elle faite l’écho de cette fascination collective&nbsp;?
Texte intégral (2998 mots)
© Hachette/ Gautier-Languereau, 1927, Fourni par l'auteur

Il y a presque cent ans, l’automobile faisait tellement rêver que les aventures de Bécassine y consacraient un album. Que disait cette fascination pour la voiture ? Au-delà, quelle place l’automobile occupe-t-elle dans la bande dessinée ?


Les salons automobiles sont depuis plus d’un siècle les vitrines du progrès technique et des rêves de mobilité. Mais bien avant les véhicules électriques, connectés et autonomes, une figure inattendue avait déjà pris place au volant : Bécassine.

Dans l’album intitulé l’Automobile de Bécassine (1927), la célèbre domestique bretonne conduit une Excelsior, marque belge prestigieuse aujourd’hui disparue. De cette façon, les auteurs, Caumery et Pinchon, offrent un témoignage singulier de la fascination de cette époque pour l’automobile et de l’inscription de ce symbole de modernité au cœur des représentations sociales.

Une héroïne populaire face à la modernité

Née en 1905 dans la Semaine de Suzette, Bécassine est une héroïne comique, souvent caricaturée pour ses maladresses et son langage naïf. Or, ses aventures la placent sans cesse face aux innovations techniques de son temps. Elle découvre le gaz, le téléphone, l’aviation… autant de signes d’un monde en transformation. Pendant la Grande Guerre, la série la montre mobilisée, symbole de l’élargissement du rôle des femmes et de leur engagement durant le conflit.


À lire aussi : Bécassine, l’héroïne qui avait du mal à grandir


Le 6 janvier 1927, c’est l’automobile qui est au cœur de la nouvelle aventure de la célèbre Bretonne. La France des années 1920, marquée par les « Années folles », associe la voiture à la vitesse, au luxe et à la distinction sociale. Voir Bécassine, figure d’origine modeste, entrer dans une salle d’exposition Excelsior et s’installer dans un véhicule prestigieux crée un contraste à la fois comique et révélateur. D’un côté, la naïveté de l’héroïne amuse ; de l’autre, le lecteur est invité à partager son émerveillement.

Un beau joujou

La voiture est alors perçue comme un « beau joujou », pour reprendre les termes de l’album, un objet de rêve encore réservé à une élite. Cette dimension sociale est renforcée par la situation de la marquise de Grand-Air, maîtresse de Bécassine, contrainte par des difficultés financières de se séparer de sa propre automobile et de son chauffeur.

Le beau joujou
Le beau joujou. Hachette/Gautier-Languereau, 1927, Fourni par l'auteur

L’accès de Bécassine à la voiture passe alors par un détour inattendu : elle remporte le gros lot d’un concours organisé par la Société des confitures Dilecta, fondé sur un lâcher de ballons. Le procédé renvoie aux jeux concours promotionnels des années 1920. En remportant l’automobile (une Torpedo 10 CV de couleur jaune), Bécassine en devient la conductrice et rend ainsi de nouveau possible à sa maîtresse l’usage de la voiture.

Cette bande dessinée a aussi une portée symbolique. Tandis que les femmes n’obtiendront le droit de vote en France qu’en 1944, elles ont eu accès très tôt à la conduite automobile. En 1898, la duchesse d’Uzès est d’ailleurs la première femme à obtenir le certificat de capacité (l’équivalent de l’actuel permis de conduire) et devient dans la foulée la première conductrice verbalisée pour excès de vitesse à… 15 km/h.

Mais dans les faits, la conduite restait dominée par les hommes et les femmes au volant demeuraient rares. En représentant Bécassine conductrice, l’album projette une image d’émancipation féminine.

Quand la bande dessinée flirte avec la publicité

Ce qui frappe dans l’Automobile de Bécassine, c’est la mention explicite d’une marque réelle : Excelsior, constructeur belge, actif de 1903 à 1929. Était-ce de la publicité déguisée ou plus précisément une forme de « placement produit » ? Rien ne permet a priori de l’affirmer. Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est que le recours à une marque connue confère au récit une vraisemblance accrue. Il semble a minima s’agir ici d’une forme de réalisme référentiel permettant de donner à une fiction une texture de vérité en s’appuyant sur des objets, des marques et/ou des lieux existants.

Dans le cas de la poupée Bleuette, également mentionnée dans l’album, la dimension commerciale est, cette fois, explicite. Il faut savoir que Bleuette est commercialisée par l’éditeur Gautier-Languereau et vendue aux lectrices de la Semaine de Suzette. Sa présence relève donc d’une véritable stratégie de promotion croisée : la bande dessinée valorise un objet que les enfants pouvaient se voir offrir et la référence à la poupée, en retour, prolonge l’univers de Bécassine dans le quotidien de ses jeunes lectrices.

La poupée Bleuette. Hachette/Gautier-Languereau, 1927, Fourni par l'auteur

De l’Excelsior à la Fiat 509 : l’automobile, héroïne (et anti-héroïne) de la bédé

Revenons à l’automobile : d’autres grandes séries lui ont très vite accordé une place de choix, en l’intégrant comme accessoire narratif, symbole ou même moteur de l’action. Hergé peuple Tintin de voitures inspirées de modèles réels : on trouve par exemple la Ford T dans Tintin au Congo (1931) ou bien encore la Lincoln Torpedo dans les Cigares du pharaon (1934). La présence de ces véhicules traduit l’esprit d’aventure et l’ancrage contemporain des albums de Tintin. Plus tard, dans l’album intitulé la Corne de rhinocéros (1955), Spirou et Fantasio ont le privilège de découvrir la Turbotraction, bolide au design futuriste, incarnant l’enthousiasme technologique de l’après-guerre.

Avec Michel Vaillant, Jean Graton franchit un cap : l’automobile n’est plus un accessoire, mais l’objet central du récit, donnant lieu à un univers entier de courses et de compétitions. Dans une veine plus populaire, -Bibi Fricotin_ illustre cette appropriation enthousiaste. En particulier, l’album Bibi Fricotin, as du volant (1960) montre combien la voiture devient un espace d’aventure, reflet de sa démocratisation croissante.

À côté de ces représentations héroïques, la bédé a également proposé des incursions comiques. Dans Tintin, la mythique 2 CV des Dupond et Dupont devient elle-même source de burlesque, ses déboires mécaniques faisant écho aux bévues de ses propriétaires. Franquin, avec Gaston Lagaffe, tourne également le mythe automobile en dérision : la vieille Fiat 509 rafistolée et polluante devient l’anti-bolide par excellence, dénonçant par l’absurde la civilisation automobile. Ironie de l’histoire, Fiat rendra hommage à Lagaffe en publiant en 1977 un album promotionnel intitulé « La fantastica FIAT 509 di Gaston Lagaffe », preuve, s’il en fallait, que même la satire peut être récupérée par le marketing.

La Fiat 509 de Gaston Lagaffe sur la place verte de Charleroi. Wikimediacommons

De l’Excelsior luxueuse de Bécassine à la guimbarde comique de Gaston, en passant par les bolides de Tintin et de Spirou, la bande dessinée met en scène toutes les facettes de notre rapport à la voiture : fascination, appropriation, démocratisation et critique.

L’automobile, d’hier à aujourd’hui : entre innovation et récit

Aujourd’hui, les salons consacrés à l’automobile mettent en avant les enjeux de transition vers l’électrique, les mobilités partagées et connectées. Les aventures de Bécassine rappellent que, dès son apparition, l’automobile a été bien plus qu’un outil de transport : elle a été un objet culturel et symbolique.

France 3 Bretagne, 2025.

L’Excelsior fascinait comme un bijou mécanique ; les concept-cars ou Tesla d’aujourd’hui suscitent une curiosité semblable. Ce parallèle souligne une constante : l’innovation ne se diffuse jamais seule, elle doit être racontée, mise en scène, appropriée. Depuis ses débuts, l’automobile s’accompagne d’un imaginaire qui dépasse la seule prouesse technique.

Raconter, c’est donner à la voiture une histoire, un usage, une promesse : celle de la vitesse, de la liberté ou du confort. Mettre en scène, c’est lui offrir un cadre visible (un salon automobile, une publicité, une bande dessinée) qui transforme la machine en spectacle, en expérience esthétique et sociale. Enfin, s’approprier, c’est permettre à chacun de relier cet objet à sa propre existence, à ses rêves ou à ses valeurs.

Comme les automobiles d’exposition d’aujourd’hui, l’Excelsior de Bécassine ne relevait pas seulement du progrès mécanique : elle participait d’un imaginaire collectif, d’une mise en récit de la modernité où la technique devient le miroir de son époque.

The Conversation

Sophie Renault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.10.2025 à 15:51

Les chiens au Moyen Âge : ce que les écrits médiévaux nous apprennent sur les animaux de compagnie de nos ancêtres

Emily Savage, Associate lecturer in the school of art history, St Andrews Institute of Medieval Studies, University of St Andrews

Au Moyen Âge, les chiens occupaient une place importante dans la société, aussi bien dans l’imaginaire que dans la réalité.
Texte intégral (3191 mots)
Un détail de miniature du _Livre de la chasse_ (v. 1406), de Gaston&nbsp;III (1331-1391), dit Gaston&nbsp;Phébus, comte de Foix et vicomte de Béarn. On y voit les chiens examinés et soignés par des gardiens de chenil. The Morgan Library and Museum/Faksimile Verlag Luzern

Les écrits médiévaux, des traités spécialisés aux bestiaires, associent différentes caractéristiques aux chiens, parfois loués pour leur loyauté, parfois décriés comme impurs ou vulgaires, mais souvent choyés.


Au Moyen Âge, la plupart des chiens avaient un travail.

Dans son ouvrage De Canibus, le médecin et érudit anglais du XVIe siècle John Caius (1510-1573) décrit une hiérarchie des chiens, qu’il classe avant tout en fonction de leur rôle dans la société humaine. Au sommet se trouvaient les chiens de chasse spécialisés, notamment les lévriers, connus pour leur « incroyable rapidité », et les chiens de chasse, dont l’odorat puissant les poussait à « parcourir de longues allées, des chemins sinueux et des sentiers fatigants » à la poursuite de leur proie.

Mais même les « bâtards », qui occupaient les échelons inférieurs de l’échelle sociale canine, étaient caractérisés en fonction de leur travail ou de leur statut. Par exemple, comme artistes de rue ou tournebroches dans les cuisines, courant sur des roues qui faisaient tourner la viande à rôtir.

Un chien avec un collier à pointes et un lévrier avec une longue laisse
Un chien avec un collier à pointes et un lévrier avec une longue laisse, tirés du Helmingham Herbal and Bestiary (vers 1500). Yale Centre for British Art, Paul Mellon Collection, CC BY-SA

La place des chiens dans la société a changé lorsque la chasse est devenue un passe-temps aristocratique plutôt qu’une nécessité. Parallèlement, les chiens ont été accueillis dans les maisons des nobles, en particulier par les femmes. Dans les deux cas, les chiens étaient des signes distinctifs du rang social élitiste.

Dessin manuscrit représentant une religieuse tenant un chien de compagnie
Une religieuse avec son chien de compagnie. British Library

En effet, dans son classement, Caius place les chiens d’intérieur « délicats, soignés et jolis » en dessous des chiens de chasse, mais au-dessus des bâtards de basse extraction, en raison de leur association avec les classes nobles. Quant aux chiots : « Plus ils sont petits, plus ils procurent de plaisir. »

Même si l’Église désapprouvait officiellement les animaux de compagnie, les ecclésiastiques eux-mêmes possédaient souvent des chiens. Comme ceux des femmes, les chiens des ecclésiastiques étaient généralement des chiens de compagnie, parfaitement adaptés à leurs activités d’intérieur.


À lire aussi : Cats in the middle ages: what medieval manuscripts teach us about our ancestors' pets


Éloge des chiens

Tout le monde n’éprouvait pas une telle affection pour les chiens. Préoccupées par les risques de violence, les autorités urbaines anglaises ont réglementé la détention de chiens de garde ainsi que les divertissements populaires violents, tels que la chasse au sanglier, à l’ours et au taureau. Dans la Bible, les chiens sont souvent décrits comme des charognards répugnants. Dans les Proverbes 26:11, il est raconté comment ils ingèrent leur propre vomi…

Une miniature de Sir Lancelot, en conversation avec une dame tenant un petit chien
Une miniature représentant Lancelot, en conversation avec une dame tenant un petit chien (vers 1315-1325). British Library

D’autre part, l’histoire de saint Roch dans la Légende dorée, de l’archevêque de Gênes (Italie) Jacques de Voragine (v. 1228-1298), recueil sur la vie des saints très populaire au XIIIe siècle, raconte l’histoire d’un chien qui apporta du pain au saint affamé, puis qui guérit ses blessures en les léchant. L’un des attributs de saint Roch, motif permettant aux spectateurs de le reconnaître, est un chien dévoué.

Le trope des chiens défendant leurs maîtres ou déplorant leurs morts remonte à la période classique, à des textes comme l’Histoire naturelle de l’auteur romain Pline l’Ancien (Ier siècle de notre ère).

Ce thème est repris dans la tradition médiévale du bestiaire, un recueil moralisateur de connaissances sur les animaux réels et mythiques. Une des histoires que l’on y trouve raconte celle du légendaire roi des Garamantes qui, capturé par ses ennemis, est retrouvé et sauvé par ses fidèles chiens. Une autre histoire raconte qu’un chien a identifié publiquement le meurtrier de son maître et l’a attaqué.

L’histoire d’un lévrier, Guinefort, a même inspiré un culte non officiel de saint. Selon cette légende, le chien s’était attaqué à un serpent qui voulait mordre l’enfant de ses maîtres, châtelains de Villars-les-Dombes, dans l'Ain. Son maître le passa au fil de l’épée en voyant l’enfant ensanglanté gisant à terre, imputant d’abord à son chien les blessures apparentes du nourrisson. Les gens du lieu, puis d’autres attribuent bientôt au lévrier martyr des pouvoirs miraculeux, notamment ceux de guérir des enfants.

Des chiens dans une bataille contre des rois
Le roi des Garamantes, ancien peuple berbère de Cyrénaïque (sur le territoire actuel de la Libye), sauvé par ses chiens. Détail de miniature du Bestiaire de Rochester (vers 1230). British Library

Bien que l’histoire ait pour but originel de révéler le péché et la folie de la superstition, elle souligne néanmoins ce que les gens du Moyen Âge percevaient comme les qualités particulières qui distinguaient les chiens des autres animaux. Selon le Bestiaire d’Aberdeen (vers 1200) :

« Aucune créature n’est plus intelligente que le chien, car les chiens ont plus de compréhension que les autres animaux ; eux seuls reconnaissent leur nom et aiment leur maître. »

L’association entre les chiens et la loyauté est également exprimée dans l’art de l’époque, notamment en relation avec le mariage. Dans les monuments funéraires, les représentations de chiens indiquent la fidélité d’une épouse à son mari qui repose à ses côtés.

Dans le cas des tombes ecclésiastiques, cependant, elles peuvent suggérer la foi du défunt, comme celle de l’archevêque William Courtenay (mort en 1396), enterré dans la chapelle de la Trinité de la cathédrale de Canterbury. L’effigie en albâtre de Courtenay repose sur un cercueil funéraire situé du côté sud de la chapelle. L’archevêque porte la robe et la mitre de sa fonction, et deux anges soutiennent sa tête reposant sur un coussin. Un chien aux longues oreilles, portant un collier à clochettes, est couché docilement à ses pieds.

Bien qu’il soit tentant de penser que le chien représenté sur la tombe de Courtenay fut l’animal de compagnie de l’archevêque, ce n’était pas forcément le cas : le collier à clochettes était une convention populaire de l’iconographie contemporaine, en particulier pour les chiens de compagnie.

Des toutous choyés

Une peinture représentant une femme nue se regardant dans un miroir. À ses pieds se trouve un chien blanc qui a l’air choyé
Allégorie de la vanité par Hans Memling (vers 1490). Musée des Beaux-Arts de Strasbourg

À l’instar de leurs homologues modernes, les propriétaires de chiens médiévaux fortunés équipaient leurs compagnons d’une variété d’accessoires, notamment des laisses, des manteaux et des coussins fabriqués à partir de matériaux raffinés.

Cet investissement matériel était central dans la culture aristocratique du « vivre noblement », où la consommation délibérée de produits de luxe permettait d’afficher publiquement son statut social.

La perception populaire de la possession d’un chien et des accessoires qui l’accompagnent a également alimenté les stéréotypes liés au genre. Alors que les hommes étaient plus enclins à posséder des chiens actifs pour protéger leur vie et leurs biens, les femmes préféraient les chiens de compagnie qu’elles pouvaient bercer et choyer. Les chiens de compagnie pouvaient donc également être associés à l’oisiveté et au vice dits féminins, comme le montre le tableau de Hans Memling Allégorie de la vanité (vers 1485).

Mais même les chiens de travail avaient besoin de soin et d’attention pour donner le meilleur d’eux-mêmes. La miniature d’une somptueuse copie du XVe siècle du livre influent de Gaston Phébus, le Livre de la Chasse, montre des gardiens de chenil examinant les dents, les yeux et les oreilles des chiens, tandis qu’un autre lave les pattes d’un « bon chienchien ».

The Conversation

Emily Savage ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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15.10.2025 à 15:41

Patrimoine immatériel : quand la tradition devient un instrument de pouvoir

Dino Meloni, Maître de conférences Histoire - Patrimoine et Droit, Université de Tours

La reconnaissance du patrimoine culturel immatériel dissimule des tensions identitaires, des luttes de légitimité et des jeux d’influence.
Texte intégral (1845 mots)

Adoptée en 2003 et entrée en vigueur en 2006, la Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel est devenue en deux décennies un instrument central de la diplomatie culturelle mondiale. La Journée internationale du patrimoine immatériel, célébrée chaque 17 octobre, est l’occasion d’en dresser un bilan.


Chaque année, des pratiques culturelles, comme le théâtre de marionnettes indonésien, la dentelle slovène ou le repas gastronomique français, rejoignent la liste du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Sous ses allures de célébration, cette reconnaissance dissimule régulièrement des tensions identitaires, des luttes de légitimité et des jeux d’influence.

La Convention a énoncé des principes novateurs, fondés sur la diversité culturelle et sur la participation de communautés souvent peu valorisées. Mais à qui appartient vraiment une tradition ? Qui décide de ce qui doit être transmis ? Que révèle ce « patrimoine vivant » des rapports de pouvoir actuels ?

Du monument à la mémoire vivante

Avant 2003, l’Unesco s’intéressait surtout aux monuments et aux sites « remarquables » inscrits sur la liste du patrimoine mondial. Les critères d’authenticité et de monumentalité dominaient, selon une vision très occidentalo-centrée. Ce système, géré d’en haut par les États et par les experts, laissait les communautés locales à l’écart et invisibilisait en grande partie les pays du Sud.

Pour répondre à ces critiques, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) a élargi la notion de patrimoine aux traditions vivantes : savoir-faire, danses, récits, rituels, fêtes, connaissances liées à la nature. Elle reconnaît la transmission mouvante du patrimoine culturel.

Cette ouverture a été accueillie avec scepticisme. Certains dénoncent une vision trop globalisante, qui peut essentialiser ou figer les cultures, parfois vidées de leur sens au profit de l’industrie du tourisme. Plus radicalement, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel affirme que ce sont désormais les communautés elles-mêmes qui définissent ce qui mérite d’être considéré comme patrimoine. Mais cette horizontalité reste limitée : les États gardent la main sur les candidatures, souvent montées par des experts éloignés des pratiques locales et selon des formats très normés.

En 2007, Rieks Smeets, ancien secrétaire de la Convention, expliquait l’importance d’impliquer les communautés lors de la 4e Journée du patrimoine culturel immatériel en France, avant d’ajouter « On n’a pas besoin d’experts pour dire : “Il faut danser ça, ce pas-là, pas un autre !” ». Pourtant, cette parole demeure souvent symbolique ; les États filtrant et interprétant, la logique politique reste dominante.

Une guerre d’influence entre États et communautés

La Convention promeut la coopération entre États, mais elle ne peut éviter les tensions identitaires. Lorsqu’une pratique culturelle sert à construire ou à contester un récit national, sa reconnaissance devient un enjeu politique.

Parfois, des traditions partagées par plusieurs communautés sont revendiquées par un seul État au nom de l’authenticité. Le couscous maghrébin, inscrit en 2020 par l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, en est un bon exemple. La candidature avait d’abord été portée par l’Algérie seule, avant de devenir un dossier commun, à la demande de l’Unesco.

Ces enjeux se retrouvent aussi à l’intérieur des États, où certaines communautés dénoncent l’appropriation de leurs pratiques culturelles par les pouvoirs publics. En France, le maloya en est un exemple emblématique. Il s’agit, avec le séga, de l’un des deux genres musicaux majeurs de La Réunion. C’est à la fois un type de musique, de chant et de danse. Il a été inscrit sur la liste du PCI en 2009. Tradition née dans les marges sociales, liée à l’esclavage et à la résistance créole, longtemps proscrite de l’espace public et, plus tard, des ondes radiophoniques par l’État, le maloya est aujourd’hui reconnu et valorisé par ce même État.

La gastronomie française, entre fierté nationale et diplomatie culinaire

L’inscription en 2010 du « repas gastronomique des Français » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco a suscité un large enthousiasme et été rapidement instrumentalisée comme outil de soft power.

Dans la foulée, l’État a lancé l’opération « Goût de France », mobilisant chefs et acteurs culturels à l’international pour promouvoir la gastronomie nationale au nom de ce patrimoine reconnu.

Cette stratégie peut faire l’objet de réserves et être perçue comme une récupération à des fins touristiques et diplomatiques, éloignée de la diversité réelle des pratiques alimentaires françaises et représentative d’une gastronomie élitiste, en contradiction avec l’esprit de la Convention de 2003 sur le patrimoine culturel immatériel.

L’inscription d’un élément sur la liste du patrimoine immatériel résulte souvent d’un compromis entre symbolique, intérêts économiques et enjeux identitaires, l’État se posant alors en gardien d’une culture nationale valorisée à l’international.

Le risque d’une instrumentalisation numérique du patrimoine culturel immatériel ?

Les tensions diplomatiques ne sont pas les seuls défis contemporains en matière de protection du patrimoine immatériel. Vingt ans après la Convention, la numérisation croissante et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) générative posent à leur tour des questions sensibles.

Certes, l’archivage numérique contribue à la préservation des mémoires collectives et rend accessibles des traditions menacées ou des langues en voie de disparition. L’Unesco estime que 40 % des langues parlées dans le monde sont en danger alors qu’elles sont les piliers du patrimoine immatériel : elles véhiculent les savoirs et récits des communautés.

La simulation numérique (telle que la modélisation 3D ou la réalité virtuelle) peut capturer et simuler un geste technique, une autre composante clé du PCI. L’IA, quant à elle, s’avère particulièrement utile pour préserver et synthétiser des langues rares ou pour les traduire.

Pourtant, ces outils numériques peuvent également porter préjudice au patrimoine qu’ils sont censés sauvegarder. De nombreux travaux ont montré que l’IA générative n’est jamais neutre : ses productions sont souvent biaisées et culturellement formatées. L’Unesco rappelle d’ailleurs la « nécessité de rendre les technologies de l’IA inclusives et respectueuses des droits, des cultures et des systèmes de connaissances des peuples ».

Cette recommandation prend tout son sens au regard de la compétition mondiale autour de l’IA, qui s’est doublée d’un discours sur la « souveraineté numérique ». Les États cherchent à développer leurs propres IA pour ne pas dépendre des grands modèles états-uniens ou chinois et pour maîtriser les flux de données culturelles.

En théorie, une IA dite « souveraine » pourrait mieux garantir la protection des données culturelles et le respect des contextes patrimoniaux locaux. Mais, en pratique, cette course risque de reproduire les mêmes logiques de spoliation : collecte massive de données sans consentement, simplification algorithmique du PCI, ou encore marginalisation ou effacement des expressions minoritaires au profit d’un « patrimoine national » normatif.

L’IA souveraine ne garantit pas forcément une gouvernance éthique du patrimoine si elle reste pilotée par les États ou les grandes entreprises technologiques (Gafam) sans participation effective des communautés.

Que devient un patrimoine dit « vivant » lorsqu’il est reconstitué par des machines ? Peut-on encore parler d’héritage reçu et à transmettre quand aucune communauté ne porte, n’incarne ni ne transforme la pratique ? Le risque n’est-il pas de figer et de muséifier ce que la Convention de 2003 désigne comme devant être « recréé en permanence par les communautés » et devant « promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine » ?

La transmission du PCI implique des corps, des voix, des relations humaines. Elle peut s’appuyer sur les outils numériques, mais elle ne peut s’y réduire.

Face aux tensions géopolitiques, aux logiques de classement et aux mirages techniques, la vitalité du patrimoine vivant dépendra de notre capacité à le penser comme une matière humaine, mouvante, et profondément ancrée dans les communautés qui la portent. Et non comme une simple projection algorithmique façonnée par les Gafam ou par des États en quête de visibilité ou de légitimité culturelle.

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Dino Meloni ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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