23.06.2025 à 17:06
Sophie Basch, Professeur de littérature française, Sorbonne Université
Avec l’exposition « La vague Hokusai », le musée d’histoire de Nantes accueille, du 28 juin au 7 septembre 2025, de nombreux chefs-d’œuvre du peintre Katsushika Hokusai (1760-1849), appartenant au musée Hokusai-kan d’Obuse, dans les Alpes japonaises.
Le titre de l’exposition nantaise rend hommage à l’estampe la plus illustre d’Hokusai, celle dont les reproductions et les détournements ont envahi l’espace public jusqu’à saturation : Sous la vague au large de Kanagawa, première des Trente-six vues du mont Fuji, cette « vague comme mythologique » d’un Hokusai « emporté, expéditif, bouffon, populacier », saluée en 1888 par le critique Félix Fénéon.
L’icône a été baptisée par un écrivain français, Edmond de Goncourt, dans la monographie qu’il consacra à Hokusai en 1896 :
« Planche, qui devrait s’appeler “la Vague”, et qui en est comme le dessin, un peu divinisé par un peintre, sous la terreur religieuse de la mer redoutable entourant de toute part sa patrie : dessin qui vous donne le coléreux de sa montée dans le ciel, l’azur profond de l’intérieur transparent de sa courbe, le déchirement de sa crête, qui s’éparpille en une pluie de gouttelettes, ayant la forme de griffes d’animaux. »
Hokusai, dont le Japon proclame aujourd’hui le génie, apparaît comme une gloire universelle.
C’est toutefois en Occident qu’il acquit sa renommée dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle, et plus singulièrement en France, berceau du japonisme artistique.
L’avocat des impressionnistes et de l’art japonais, Théodore Duret, pouvait ainsi écrire en 1882 :
« Homme du peuple, au début sorte d’artiste industriel, [Hokusai] a occupé vis-à-vis des artistes, ses contemporains, cultivant “le grand art” de la tradition chinoise, une position inférieure, analogue à celle des Lenain vis-à-vis des Lebrun et des Mignard ou des Daumier et des Gavarni en face des lauréats de l’école de Rome. […] C’est seulement depuis que le jugement des Européens l’a placé en tête des artistes de sa nation que les Japonais ont universellement reconnu en lui un de leurs grands hommes. »
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Confirmant ce diagnostic, l’éminent orientaliste bostonien Ernest Fenollosa rédigea une préface cinglante au catalogue de la première rétrospective Hokusai organisée en 1900 à Tokyo par l’éditeur et collectionneur Kobayashi Bunshichi :
« Il semblerait étrange que Hokusai, reconnu en Occident depuis quarante ans comme l’un des plus grands maîtres mondiaux du dessin, n’ait jamais été considéré comme digne d’étude dans son pays natal, si nous n’étions conscients du clivage fatal entre aristocrates et plébéiens à l’époque Tokugawa, dont le présent prolonge l’ombre sinistre. […] Des représentants du gouvernement ont jugé cette exposition démoralisante ; quant aux rares collectionneurs clandestins, ils rougiraient, dit-on, de voir leur nom publié parmi les contributeurs. »
Qui aurait alors pu prédire que l’ukiyo-e deviendrait l’instrument privilégié du soft power japonais ?
La spectaculaire exposition récemment dédiée par le Musée national de Tokyo à l’éditeur du XVIIIe siècle Tsutaya Juzaburo, notamment commanditaire d’Utamaro, témoigne du changement de paradigme amorcé au début du XXe siècle. Dans les vitrines, de nombreuses estampes de contemporains de Hokusai, aujourd’hui vénérés mais méprisés dans le Japon de Meiji (1868-1912), portent le sceau du fameux intermédiaire Hayashi Tadamasa, fournisseur, dans le Paris du XIXe siècle, des principaux collectionneurs japonisants : les frères Goncourt, le marchand Siegfried Bing et le bijoutier Henri Vever, dont les plus belles pièces passèrent ensuite dans les collections publiques japonaises par l’entremise du mécène Matsukata Kōjirō. Hokusai doit sa fortune à la clairvoyance de collectionneurs particuliers qui bravaient au Japon, un dogmatisme esthétique et social et, en France, l’académisme institutionnel.
Comme le critique d’art Théodore de Wyzewa écrivait en 1890 des estampes japonaises :
« Les défauts mêmes de leur perspective et de leur modelé nous enchantèrent comme une protestation contre des règles trop longtemps subies. »
Pierre Bonnard et Édouard Vuillard n’attendaient que cet encouragement.
Le clivage persistait lorsque Paul Claudel, alors ambassadeur au Japon, prononça en 1923 une conférence devant des étudiants japonais à Nikkō. Son jugement, qui fait directement écho à celui de Fenollosa, précise les raisons du succès en France de Hokusai, perçu comme un cousin des peintres de la vie moderne :
« Il est frappant de voir combien dans l’appréciation des œuvres que [l’art japonais] a produites, notre goût est resté longtemps loin du vôtre. Notre préférence allait vers les peintres de l’École “Ukiyoyé”, que vous considérez plutôt comme le témoignage d’une époque de décadence, mais pour lesquels vous m’excuserez d’avoir conservé personnellement tout mon ancien enthousiasme : vers une représentation violente, pompeuse, théâtrale, colorée, spirituelle, pittoresque, infiniment diverse et animée du spectacle de tous les jours. C’est l’homme dans son décor familier et ses occupations quotidiennes qui y tient la plus grande place. Votre goût, au contraire, va vers les images anciennes, où l’homme n’est plus représenté que par quelques effigies monastiques qui participent presque de l’immobilité des arbres et des pierres. »
Si Hokusai bénéficia dès les années 1820 d’une réception savante en Europe, c’est en effet surtout en France que son œuvre rencontra un accueil fraternel. Le graveur Félix Bracquemond serait tombé dès 1856, chez l’imprimeur Delâtre, sur un petit album à couverture rouge, « un des volumes de la Mangwa, d’Hok’ Saï. »
Claude Monet faisait remonter à la même année une rencontre qui devait tant l’inspirer :
« Ma vraie découverte du Japon, l’achat de mes premières estampes, date de 1856. J’avais seize ans ! Je les dénichai au Havre, dans une boutique comme il y en avait jadis où l’on brocantait les curiosités rapportées par les long-courriers […]. Je les payais vingt sous pièce. Il paraît qu’aujourd’hui certaines se vendraient des milliers de francs. »
Dès la fin des années 1850, Hokusai apparut donc comme un précurseur éloigné qui confortait la conviction des premiers amateurs d’estampes, passionnés d’eaux-fortes, de caricatures et de ces enluminures populaires bientôt vantées par Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer.
Une lettre de Charles Baudelaire, apôtre de la modernité, qui préférait la « magie brutale et énorme » des dioramas, vrais par leur fausseté même, aux représentations réalistes, témoigne en 1862 de cette reconnaissance précoce :
« Il y a longtemps, j’ai reçu un paquet de Japonneries que j’ai partagées entre mes amis et amies. Je vous avais réservées [sic] ces trois-là. […] Elles ne sont pas mauvaises (images d’Épinal du Japon, 2 sols pièce à Yeddo). Je vous assure que, sur du vélin et encadré de bambou ou de baguettes vermillon, c’est d’un grand effet. »
L’hommage le plus spirituel à Hokusai vint de l’illustrateur Henri Rivière qui, entre 1888 et 1902, grava Les Trente-six vues de la tour Eiffel. Il ne s’agissait pas, comme l’a affirmé Christine Guth, spécialiste américaine de la période Edo, de « mettre en parallèle la sublimité naturelle du mont Fuji et la sublimité technologique de la tour Eiffel » – postulat démenti par l’accent mis sur le Paris des faubourgs et de l’industrie, ainsi que par Rivière lui-même, qui insista explicitement dans ses souvenirs sur l’aspect parodique de son entreprise :
« J’avais composé […] des dessins pour un livre d’images […] qui parut plus tard en lithographie ; c’étaient les “Trente-six vues de la Tour Eiffel”, réminiscence du titre de Hokusai : “Les trente-six vues du Fujiyama”, mais, comme le dit Arsène Alexandre dans la préface qu’il écrivit pour ces vues de Paris : “On a le Fujiyama qu’on peut”. »
Comme devait le constater en 1914 le grand historien d’art Henri Focillon, dans la monographie qu’il consacra au maître nippon, ces « artistes qui, ayant trouvé en [Hokusai] un modèle et un exemple, le chérirent, non seulement pour le charme rare et supérieur de sa maîtrise, mais pour l’autorité qu’il conférait à leur propre esthétique ». Hokusai n’influença aucunement les peintres français, comme on le lit trop souvent : il confirmait et encouragea leurs audaces.
Sophie Basch est membre de l'Institut universitaire de France (IUF). Elle a reçu des financements de l'IUF.
23.06.2025 à 17:04
Benoît Faye, Full Professor Inseec Business School, Chercheur associé LAREFI Université de Bordeaux Economiste des marchés du vin, de l'art contemporain et Economiste urbain, INSEEC Grande École
Comment est déterminée la valeur d’un artiste sur le marché de l’art ? Une variable joue un rôle non négligeable. Qui de l’artiste hyperspécialisé ou du touche à tout a le plus de chance d’avoir la cote la plus élevée ? Une étude indique des pistes à explorer.
Le marché de l’art contemporain a retrouvé des couleurs. En 2024, selon l’observatoire d’Artprice, les ventes aux enchères ont retrouvé leur niveau d’avant la pandémie. Pourtant, investir dans l’art reste une aventure semée d’incertitudes, où le rendement dépend uniquement du prix futur de l’œuvre.
Dans ce contexte, un choix stratégique se pose aux artistes comme aux investisseurs : faut-il miser sur des artistes aux pratiques diversifiées ou sur des créateurs profondément ancrés dans une seule discipline ? Cette question touche à la valeur même de l’œuvre, à sa reconnaissance, et bien sûr… à son prix.
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Deux philosophies s’affrontent. La première, défendue notamment par Gilles Deleuze, célèbre la maîtrise d’un médium unique, poussée à son plus haut niveau d’expertise. Deborah Butterfield et ses sculptures équines, Chéri Samba et ses scènes de vie colorées, Lynette Yiadom-Boakye et ses portraits peints à la palette brune, ou encore Desiree Dolron et ses portraits photographiques sombres, incarnent cette fidélité à une esthétique, à une grammaire artistique. Associant la création à une forme d’expertise radicale, ils creusent un sillon, affirment un langage, un style.
À l’opposé, une seconde école, incarnée par Mathias Fuchs, défend l’interdisciplinarité comme moteur de créativité. L’artiste y devient un explorateur, franchissant sans cesse les frontières entre peinture, sculpture, photographie, installation ou design. Rosemarie Trockel, Jan Fabre ou Maurizio Cattelan illustrent cette logique : des trajectoires multiples comme autant de réceptacles d’un même processus créatif.
Mais, au-delà de ces postures créatives, que disent les données sur la reconnaissance artistique et la valeur marchande que ces choix impliquent ? Une récente étude publiée en avril 2025 dans la revue académique Finance Recherche Letters, menée auprès de 945 artistes vivants, issus du Top 1 000 du classement Artprice apporte des réponses inédites à ce dilemme.
Dans un monde où l’art reste un actif faiblement rentable et coûteux à acquérir et détenir, comprendre ce qui fait (ou défait) la valeur d’un artiste est crucial. Sociologues et économistes s’accordent à dire que la reconnaissance artistique ne se mesure pas objectivement. Elle repose sur une convention entre trois parties : les instances artistiques (musées, galeries, institutions, collectifs d’artistes), le marché (enchères, galeries) et les médias (presse spécialisée ou généraliste, réseaux).
Tous contribuent à établir, à maintenir ou à contester la légitimité d’un artiste. Les parties ne sont pas nécessairement exclusives et partagent certains de leurs membres (galeries et experts des maisons d’enchères, par exemple). Reste qu’un accord dans la convention, favorable ou défavorable à l’artiste, définit la qualité et qu’un désaccord crée une incertitude. C’est aussi dans cet espace indéfini que la spéculation peut prendre place.
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Notre étude, s’est intéressée à l’impact de la diversification artistique sur deux indicateurs clés : la valeur marchande cumulée (somme des valeurs de vente entre 2000 et 2020), mesurée par Artprice, et la reconnaissance artistique, mesurée par le classement ArtFacts. La diversification artistique est mesurée grâce aux données provenant d’Artnet sur la répartition des ventes de l’artiste par discipline. Nous avons contrôlé de nombreuses variables (âge, genre, origine, volume de production, mouvement artistique, etc.) et utilisé les données de Google Trends comme indicateur de notoriété médiatique.
Premier constat : plus un artiste pratique de disciplines différentes, plus il est reconnu par les instances artistiques et valorisé par le marché. Ce lien est quasi linéaire, à une exception notable : chez les photographes, la concentration sur un seul médium renforce la légitimité.
Cependant, la diversité des disciplines n’est pas dissémination de la production. Explorer plusieurs médiums tout en restant centré sur un seul n’a pas le même effet que de répartir équitablement sa production. Globalement, cette dissémination, mesurée par un indice de concentration, n’a pas d’impact significatif sur la valeur marchande, mais accroît la reconnaissance artistique.
Explorer ces relations entre dissémination et valeur ou reconnaissance artistique, selon le niveau de prix ou la discipline d’origine, ajoute quelques nuances. L’effet de la dissémination sur la valeur marchande se révèle significativement positif pour les peintres, les photographes et les artistes les moins valorisés. En revanche, la relation croissante entre dissémination et reconnaissance artistique reste vraie, quelle que soit la discipline d’origine ou le niveau de reconnaissance.
L’interdisciplinarité est donc un levier de reconnaissance artistique voire pour certains de valorisation marchande. Mais de tels résultats soulèvent de nombreuses questions. D’une part, l’artiste n’est pas seul à établir une stratégie créative, et une approche plus qualitative, relationnelle, des déterminants de ses choix de carrière s’avère nécessaire. D’autre part, dans un monde où les frontières de l’art se déplacent sans cesse – avec l’émergence de l’art numérique, des NFT ou de la création assistée par intelligence artificielle –, la question de l’interdisciplinarité ne fera que gagner en importance.
Avec la précieuse collaboration de Jeanne Briquet et d’Ylang Dahilou.
Benoît Faye ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.