01.09.2025 à 15:48
Federico Diodato, Architecte-urbaniste, PhD en Architecture, Maître de conférences à l'Ensa Nancy, École nationale supérieure d'architecture de Nancy
Marc Verdier, Maître de conférence en aménagement du territoire, paysage et "urbanisme" rural., École nationale supérieure d'architecture de Nancy
Longtemps perçues comme périphériques, les campagnes françaises s’affirment aujourd’hui comme des laboratoires d’innovation écologique, sociale et culturelle. Entre initiatives locales, coopératives et expérimentations territoriales, elles révèlent des récits alternatifs capables de transformer notre rapport à l’écologie et au développement.
« Comment retourner à la vie rurale après avoir goûté à l’effervescence culturelle de la Ville Lumière ? », chantait Nora Bayes, à la fin de la Première Guerre mondiale (How Ya Gonna Keep ‘em Down on the Farm (After They’ve Seen Paree ?).
Ce titre évoque un contexte très spécifique – celui des États-Unis d’après-guerre, et une population bien ciblée – les soldats revenus d’Europe. Cependant, il met en évidence une opposition de représentations encore aujourd’hui profondément ancrée&. D’un côté, la ville, lieu qui relie une communauté sociale (civitas) avec un espace bâti (urbs) ; de l’autre, ce qui est présenté comme son opposé, la ruralité, souvent reléguée à une position périphérique, voire marginalisée, caractérisée par sa rusticité, sa grossièreté et considérée comme un réservoir de ressources pour la ville.
Le « tournant rural » que nous vivons en France depuis quelques années signale un changement de regard porté sur ces territoires. Ce changement est culturel, car il implique un changement de perspective collectif qui transforme profondément notre façon, en tant que société, de percevoir, comprendre et se rapporter à ces territoires. Dernière preuve de ce tournant, le rapport « Des campagnes aux ruralités », rédigé par le conseil scientifique de France ruralités, qui retrace l’évolution de ce regard et la reconnaissance de la multiplicité des ruralités. Longtemps associées au déclin et à l’abandon, les « ruralités plurielles » font aujourd’hui l’objet d’une perception plus nuancée qui reconnaît leur potentiel d’innovation, de résilience et d’attractivité.
La difficulté reste, toutefois, de dépasser une vision aménagiste des territoires ruraux, qui les considère avant tout comme des réservoirs de ressources sur lesquels appliquer de nouveaux modèles de développement, même lorsqu’ils sont qualifiés de « durables ». Comme remarque le philosophe Pierre Caye, le terme « durable » pose question et, associé au développement, il semble aujourd’hui être de plus en plus vidé de sens – un concept qui est, d’un côté, « partout dans les discours, et nulle part dans les faits » et, de l’autre, un mot d’ordre « dont on a peine de saisir les principes et à mesurer les effets ».
Le concept de transition écologique ne se porte pas mieux, considéré par certains collectifs comme une impasse, dont les fonctions principales semblent être de « différer indéfiniment toute véritable transformation écologique » et de fournir un nouveau marché lucratif aux entreprises.
Et si c’était précisément dans les territoires ruraux que nous pouvions puiser pour concevoir collectivement une nouvelle forme d’écologie, porteuse d’un récit territorial renouvelé ?
En s’immergeant dans ces territoires, on y découvre des ruralités créatives et apprenantes, de véritables laboratoires d’innovation et d’expérimentation.
On y trouve des coopératives mettant en œuvre des systèmes productifs multisectoriels (comme la coopérative Ardelaine, en Ardèche), des villages en transition vers des systèmes énergétiques à zéro émission de CO2 (Muttersholtz, en Alsace), des éco-hameaux devenus de véritables laboratoires de recherche (la Vigotte Lab, dans les Vosges), ou encore des hameaux fondant leur développement sur l’autonomie alimentaire (Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes)… Ces expériences illustrent une résistance aux systèmes de production homogénéisants et extractifs – des systèmes qui, par essence, négligent la complexité des interdépendances socio-écologiques.
Elles révèlent les ruralités comme des socio-écosystèmes composés de filières multisectorielles capables d’intégrer agriculture et artisanat avec événements culturels et tourisme. Si elles relèvent souvent de l’« extraordinaire » – car rendues possibles grâce aux efforts considérables de collectifs locaux et d’élus engagés –, elles ne sont jamais reproductibles comme des modèles. Leur force réside ailleurs : dans les méthodologies qu’elles esquissent, toujours imaginables en regard des contextes spécifiques locaux, de leurs richesses, de leurs imaginaires et de leurs besoins.
Au-delà de ces expériences « extraordinaires », certaines recherches sur les territoires ruraux nous indiquent qu’on peut aussi retrouver dans les modes de vie « ordinaires » l’émergence de nouvelles formes d’écologie, indépendantes du discours écologique dominant encore trop attaché à l’urbain. À ce propos, la chercheuse Fanny Hugues aperçoit dans les « débrouilles » quotidiennes des habitants de ces territoires des styles de vie qui « font avec ce que l’on a » et des gestes d’attention qui tendent à « faire durer les choses ». Récupérer, réparer, autoproduire, tant d’actions qui pourraient nous montrer un chemin pour retourner à un rapport aux richesses territoriales plus sobre.
En reprenant la devise de la Fédération des parcs on pourrait affirmer qu’« une autre vie s’invente » dans les territoires ruraux. C’est particulièrement vrai dans les 59 parcs naturels régionaux (PNR), qui couvrent 18 % du territoire national et constituent des laboratoires privilégiés d’innovation. Trente disciplines se croisent au sein de leurs conseils scientifiques, contribuant activement à une inversion des valeurs et des référentiels.
Parmi les actions qu’ils portent, le dispositif des ateliers « hors les murs » – programme national mené en partenariat avec le ministère de la culture depuis 2018 – occupe une place centrale. Il permet à deux établissements d’enseignement supérieur, issus de disciplines différentes, d’organiser des ateliers territoriaux en immersion dans les PNR. Dans ce cadre, les territoires ruraux deviennent des lieux de formation ainsi que d’expérimentation pour un projet local renouvelé. Ce dispositif, en dépassant la seule dimension pédagogique, assume une portée politique et offre un terreau fertile pour imaginer des dynamiques territoriales porteuses d’avenir : initiatives locales, solidarités de proximité, innovations sociales et écologiques… autant de manifestations concrètes d’une créativité enracinée dans les spécificités des territoires ruraux.
Architectes, paysagistes, urbanistes, designers spécialistes du projet de territoire, le projet de territoire ne peut plus ignorer la dépendance des métropoles envers les ruralités, faisant de ces arrière-pays urbains non pas seulement territoires porteurs de richesses vitales (sols, biodiversité, biomasse, alimentation, énergie…), mais des véritables laboratoires d’innovation. Ces récits ne pourront devenir effectifs que si les services d’ingénierie territoriale arrivent à traduire ces apprentissages dans une commande publique à la hauteur des enjeux actuels : une commande publique qui promeut la réhabilitation de l’existant, qui valorise les formes d’habitat vernaculaires, qui maintient (ou crée) des services de proximité, qui soutient des formes d’habitat alternatives fondées sur le réemploi et l’autoconstruction et qui développe des réseaux de mobilités douces, pensés aussi comme des corridors de biodiversité.
Et même si, au bout du compte, nous choisissons de rentrer à Paris, ce sera avec un regard profondément transformé.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
La Chaire Nouvelles Ruralités de l’ENSA Nancy, dirigée par Marc Verdier, a reçu des financements du Ministère de la Culture dans le cadre du Plan culture et ruralité.
Federico Diodato ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.08.2025 à 16:47
Nathalie Poisson-Cogez, Professeure d'Enseignement Artistique, ESA / École Supérieure d'Art / Dunkerque - Tourcoing
Réjane Sourisseau, Maîtresse de conférence associée au master Métiers de la culture et au laboratoire de recherche interdisciplinaire GERiiCO, Université de Lille
À la croisée de l’expérience esthétique et de l’engagement citoyen, les œuvres participatives, pour lesquelles des artistes professionnels et des personnes « non-artistes » créent ensemble au cœur des territoires, bousculent les codes. Porteuses d’ambitions fortes, reliant l’art et la vie quotidienne, ces démarches sont pourtant toujours en quête de reconnaissance, tant de la part des institutions que des mondes de l’art.
Il arrive que des personnes non professionnelles de l’art soient invitées à prendre part à la conception et/ou à la réalisation d’œuvres. Cet art dit participatif couvre un large éventail de pratiques. Nous avons par exemple étudié des projets d’art citoyen portant sur des expérimentations inscrites dans un temps long (deux à quatre ans), investissant des lieux a priori non dédiés à l’art, générant – au fil de processus ouverts et évolutifs – des réalisations singulières qui bousculent la notion d’œuvre : un Fol Inventaire de toutes les plantes de la Terre, la carte sensible d’un quartier populaire, des impromptus de poésie à 2 mi-mots, un café-œuvre ou encore une immense robe avec soixante poches garnies d’objets insolites…
L’artiste Pablo Helguera distingue les créations prétendument participatives se bornant en réalité à un apport limité, dans le cadre d’un projet prédéterminé, et celles où les personnes associées dès la genèse d’une œuvre sont susceptibles de la (re)modeler. Dans cette lignée, deux concepts ont été récemment élaborés : celui d’art en commun par l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual et celui de co-création par l’artiste chercheuse Marie Preston. Désacralisant la posture d’auteur (l’auctorialité), ces notions invitent à reconnaître le potentiel créatif de chaque personne et même à envisager qu’une œuvre puisse être cosignée par les différentes parties prenantes. Cette approche peut donner lieu, dans certains cas, assez rares, à une répartition des éventuels bénéfices financiers, au-delà de la seule rétribution symbolique (reconnaissance, sentiment de fierté, etc.).
Très souvent, les initiateurs d’actions participatives insistent sur la primauté du mode de faire sur le « résultat » final, ce qui tend à laisser dans l’ombre l’étendue et la valeur artistique des formes créées, lesquelles sont tantôt tangibles ou immatérielles, uniques ou reproductibles, pérennes ou éphémères, spectaculaires ou furtives. Par ailleurs, la documentation recueillie au fil du processus (un blog, une édition, un film, etc.) constitue parfois, outre sa fonction d’archive, un objet-trace doté d’un statut d’œuvre à part entière.
Ces réflexions concernent les pratiques artistiques contemporaines dans leur ensemble (participatives ou non) où, en réaction aux logiques productivistes, la notion d’œuvre, sa matérialité sont interrogées, et même son bien-fondé, certains artistes revendiquant sa disparition. Le critique d’art Stephen Wright évoque même « un art sans œuvre, sans auteur et sans spectateur ».
Nées d’une immersion à l’occasion de temps de résidence, certaines propositions participatives découlent d’un travail dit situé qui fait possiblement de l’artiste un « passeur de territoire ». S’affranchissant des logiques classiques de diffusion, elles s’inscrivent davantage dans une démarche d’infusion. Pour « tenter de réduire, à défaut de pouvoir les abolir, les distances métriques, mais aussi culturelles, linguistiques et cognitives », les artistes déploient différents moyens : marches sensibles ; déplacements en triporteur ou avec un âne ; bureau mobile installé sur la place du marché ; moments de convivialité autour d’un banquet…
Au-delà du seul déplacement physique, l’enjeu est de renouveler les liens entre art et société. Remontant aux années 1970, identifiées dans un rapport emblématique paru en 2001 : Les Nouveaux territoires de l’art du sociologue Fabrice Lextrait, de telles initiatives font écho aux concepts d’esthétique relationnelle et de créations en contexte forgés respectivement par les historiens de l’art Nicolas Bourriaud et Paul Ardenne. Un certain nombre d'entres-elles se sont fédérées au sein de l’association Autre(s) pARTs. Fondées idéalement sur la réciprocité et l’horizontalité, ces démarches participatives résonnent également avec les théories de « l’aller-vers » du champ social.
Outre le fait qu’elles associent souvent plusieurs disciplines artistiques (arts visuels, spectacle vivant…), ces propositions composent également avec d’autres pratiques (cuisine, jardinage, bricolage…) et d’autres champs (travail social, santé, écologie…) que celui de l’art. Élargissant ainsi sa définition même, elles rejoignent les analyses de l’historien de l’art Maurice Fréchuret autour du rapprochement entre l’art et la vie et incarnent la notion d’art comme expérience élaborée par le philosophe John Dewey. Brouillant les frontières, elles donnent naissance à des formes hybrides, parfois déroutantes.
Comme le note le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat :
« L’art apparaît désormais comme une pratique diffuse, articulée aux autres activités sociales, en prise avec de nombreuses dimensions de l’existence. »
Signes des tensions persistantes entre exigence artistique et dimension sociale, dans leur immense majorité, les financements (publics ou privés) des pratiques participatives relèvent davantage d’enveloppes consacrées à l’action culturelle et non à la création. Généralement centrées sur des critères quantitatifs, les subventions peuvent générer des situations d’instrumentalisation des démarches de création et/ou des personnes sollicitées ou encore des risques d’injonction à la participation, comme le pointe le sociologue Loïc Blondiaux.
En l’absence de dispositifs adaptés, les créations partagées émergent grâce à l’inventivité le plus souvent d’associations, mais également des quelques institutions qui leur accordent de la considération. Plutôt que de les corseter par des modes de soutien trop contraignants, il s’agirait d’accepter la part d’indétermination inhérente à ces projets en leur accordant « une avance de confiance », et en corollaire, comme pour toute autre création artistique, un droit à l’erreur.
La visibilité des œuvres participatives, censées être « vécues de l’intérieur », devrait-elle rester cantonnée, comme c’est souvent le cas, aux contextes singuliers dont elles sont issues ? Pourquoi ne pourraient-elles pas, sous réserve de l’accord des principaux intéressés, rencontrer une plus large audience ? En effet, au-delà des enjeux d’émancipation et de « vivre ensemble » classiquement invoqués, les créations partagées avec une réelle diversité de personnes recèlent un potentiel pour déranger les écritures contemporaines et contribuer ainsi au renouvellement des formes et pratiques artistiques. Face aux limites de la démocratisation culturelle, elles représentent une piste pour faire vivre une véritable démocratie culturelle.
À Sevran (Seine-Saint-Denis), depuis 2018, le Théâtre de la Poudrerie, scène conventionnée « art et territoire » les met en lumière à travers sa Biennale de la création participative. La toute récente Fédération des arts participatifs invite à les considérer « comme une composante essentielle et légitime de la création contemporaine ». Pour sa part, le chercheur Philippe Henry appelle à un soutien public renforcé à des initiatives en mesure de « construire une démocratie artistique et culturelle vraiment digne de ce nom ». Cette reconnaissance garantirait à ces projets complexes de meilleures conditions matérielles et humaines de réalisation, tout en actant une interdépendance entre éthique et esthétique.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Nathalie Poisson-Cogez a reçu des financements de la fondation Daniel et Nina Carasso pour effectuer un travail d'évaluation des projets d'art citoyen évoqués au début de l'article.
Réjane Sourisseau a reçu des financements de la fondation Daniel et Nina Carasso pour effectuer un travail d'évaluation des projets d'art citoyen évoqués au début de l'article.
28.08.2025 à 11:41
Camille Dormoy, Docteure en sociologie, spécialiste des politiques publiques de gestion des déchets/économie circulaire, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Le mot « pollution n’est pas neutre, loin de là. Emprunté, d’un point de vue étymologique, au vocabulaire du sacré pour désigner ce qui « souille » ce dernier, le mot n’est pas aussi factuel qu’il y paraît. Ce qu’on considère comme polluant n’est pas seulement défini par des critères scientifiques ou sanitaires, mais également de règles sociales implicites. Il revêt aujourd’hui des enjeux de pouvoir : qui peut désigner la pollution peut non seulement désigner ce qui pollue, mais également « qui » pollue.
Tout le monde s’accorde sur l’objectif : réduire la pollution. Au-delà des discussions sur la ou les meilleures façons d’agir, dès qu’il s’agit de désigner ce qui pollue et, surtout, qui pollue, les désaccords éclatent. Loin d’être purement techniques, les conflits liés à la pollution révèlent des fractures sociales, culturelles et politiques.
Il faut dire que l’étymologie du mot n’est pas neutre : pollution est emprunté du latin pollutio, qui signifie « souillure », « profanation », est lui-même dérivé de polluere, (souiller). Un terme qui souligne la distinction entre le sacré et ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire le profane.
L’anthropologue britannique Mary Douglas (1921-2007) s’est intéressée à cette distinction entre acceptable et inacceptable, profane et sacrée qui donne à la pollution sa portée symbolique et politique, dans une perspective anthropologique.
Son ouvrage de 1966 De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (dans son titre original, Purity and Danger: An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo) est devenu un classique. Elle y explique que la pollution n’est pas seulement un effet secondaire de nos modes de vie, mais aussi une question de pouvoir.
Mary Douglas propose une idée aussi simple que subversive : la saleté, c’est, d’abord, ce qui dérange l’ordre des choses. Autrement dit, ce qu’on considère comme polluant n’est pas toujours seulement défini par des critères scientifiques ou sanitaires.
Cela dépend avant tout des règles implicites de chaque société, de ce qu’elle juge acceptable ou non. Ce n’est pas l’objet ou le geste en soi qui est « sale », c’est le fait qu’il transgresse des règles, des normes. Dès qu’il ne rentre pas dans la bonne case, il devient suspect, dérangeant, indésirable.
Un sac plastique dans un marché bio choque, mais dans un supermarché discount, il passe inaperçu. Des poules dans un jardin de campagne symbolisent l’autonomie alimentaire, mais dans une résidence de centre-ville, elles deviennent un problème de voisinage. Dans une piscine municipale, le chlore est associé à la propreté et à la désinfection, mais dans l’eau du robinet, il est soupçonné d’empoisonner ou de perturber le goût, en particulier dans les milieux qui valorisent l’eau « pure » (de source, filtrée, ou encore osmosée).
À travers ces quelques exemples, on voit que ce n’est pas tant la matière qui fait la pollution, mais le contexte dans lequel elle survient. Ce qu’on considère comme propre, polluant ou sain ne dépend pas seulement de critères scientifiques, mais aussi de normes sociales souvent invisibles.
La pollution ne désigne donc pas seulement une nuisance matérielle, elle fonctionne comme un révélateur de frontières symboliques : ce qui dérange, ce qui transgresse, ce qui fait éclater les catégories établies et qui menace un ordre social donné.
À lire aussi : L’écologie, un problème de riches ? L’histoire environnementale nous dit plutôt le contraire
Transposée à nos sociétés industrielles, la grille d’analyse de Mary Douglas permet de relire autrement les conflits écologiques contemporains. Ceux-ci ne se limitent pas à des désaccords techniques ou à des niveaux de risque mesurables : ils renvoient à des visions du monde incompatibles, à des manières d’habiter et de cohabiter dans un espace donné.
Ce que l’on nomme polluant – ou sale, ou incivique – n’est que rarement et seulement une substance ou un comportement objectivement problématique. C’est une manière de désigner ce qui dérange un ordre établi et, surtout, ceux qui sont perçus comme menaçant cet ordre.
À Étouvie, un quartier populaire d’Amiens, mon enquête ethnographique a mis en lumière la façon dont certaines pratiques ordinaires, comme la mécanique de rue (c’est-à-dire, le fait de réparer son véhicule directement dans l’espace public), le nourrissage d’animaux ou les dépôts d’encombrants sont régulièrement qualifiées de polluantes, souvent bien au-delà de leur impact réel.
Ces gestes, chargés d’un jugement moral, deviennent les marqueurs d’un écart à la norme. Dans le contexte local que j’ai étudié, ce sont souvent les habitants de longue date – ceux qui se perçoivent comme « autochtones » – qui en sont les auteurs désignés. Progressivement, ils se trouvent disqualifiés au profit d’un groupe de nouveaux arrivants ou d’habitants extérieurs, plus actifs dans les instances locales et plus légitimes aux yeux des institutions.
Ces plaintes sur la « propreté du quartier » ne relèvent pas de simples préférences esthétiques ou de velléités écologiques : elles sont productrices de pouvoir. En désignant ce qui est sale ou polluant, certains habitants acquièrent une légitimité pour s’imposer dans les comités de quartier, dans les associations ou dans les réunions publiques.
C’est là que se négocient non seulement les règles de propreté, les formes de contrôle local, mais aussi les grandes lignes des politiques et des aménagements à venir. Nommer ce qui est polluant devient ainsi une manière de gouverner les manières d’habiter.
Ces mécanismes ne se jouent pas uniquement en milieu urbain ou populaire. Dans certaines communes rurales, j’ai observé un phénomène comparable entre des habitants récemment installés en périphérie et des agriculteurs en place. Ces néoruraux, souvent porteurs d’une sensibilité écologique affirmée, rejettent fortement les pratiques agricoles dites conventionnelles, et s’opposent, par exemple, à l’implantation d’un méthaniseur.
Pour disqualifier leurs voisins agriculteurs, ils mobilisent un vocabulaire de la pollution, non pas en invoquant la contamination des sols ou de l’air, mais en désignant une forme de trouble paysager et sensoriel : « les tracteurs qui pourrissent la rue », « les traînées de boue sur les trottoirs » ou « les buttes de terre jusque devant les portails ». Ce n’est pas tant la matière elle-même qui pose ici problème, mais ce qu’elle incarne : une manière de produire, de circuler, d’habiter le territoire, perçue comme incompatible avec l’idée que ces habitants se font du « bon » rural.
Dans les deux cas, urbain et rural, la pollution devient un levier de classement social et spatial. Elle ne désigne pas uniquement ce qui salit, mais ce qui déborde d’un cadre attendu, d’un paysage imaginé, d’une norme implicite. Elle permet de dire : ceci est hors de sa place. Et donc, ceci n’a pas lieu d’être ici.
À lire aussi : Au nom du paysage ? Éoliennes, méthaniseurs… pourquoi les projets renouvelables divisent
Associée à l’industrie, aux fumées, aux déchets toxiques, la pollution a longtemps désigné des atteintes massives à l’environnement, portées par des acteurs identifiables.
Mais, depuis quelques années, le mot a glissé vers d’autres usages. Aujourd’hui, il s’applique aussi à des comportements individuels et à des gestes jugés « inappropriés » : mal trier ses déchets, entreposer des objets sur le trottoir, laisser des traces de son passage. Ce glissement n’est pas anodin.
Comme l’a montré Mary Douglas, la pollution n’est jamais seulement une affaire de substances. C’est un langage : une manière de dire ce qui dérange, ce qui déborde, ce qui n’est pas « à sa place ». Elle sert à dessiner les frontières entre le propre et le sale, le légitime et l’inacceptable.
Dans les quartiers populaires comme dans les villages périurbains, les conflits autour des déchets ou des pratiques agricoles ne parlent pas seulement de propreté ou d’écologie. Ils révèlent des luttes pour définir ce qui est normal, pour dire qui a sa place et qui ne l’a pas.
Cette lecture éclaire aussi un paradoxe : certaines pollutions massives, chimiques ou diffuses, restent invisibles dans l’espace public. Trop silencieuses, trop abstraites, elles échappent aux radars symboliques. On repère un sac plastique mal trié. On perçoit l’odeur d’un méthaniseur. Mais un perturbateur endocrinien ou un seuil dépassé (par exemple la pollution aux oxydes d’azote, aux particules fines, à l’ozone…) en termes de qualité de l’air passent davantage inaperçus, non parce qu’ils sont inoffensifs – ce qu’ils ne sont pas –, mais parce qu’ils ne troublent pas immédiatement notre ordre sensible.
Ainsi, les conflits écologiques ne portent pas seulement sur des substances à éliminer ou sur des comportements à corriger. Ils engagent une lutte plus fondamentale, celle du pouvoir de nommer ce qui dérange, de désigner ce qui – objets, gestes ou populations – est « hors de place ». Car celui qui définit la saleté définit aussi l’ordre. La vraie question est ainsi de savoir qui détient ce pouvoir.
Camille Dormoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.08.2025 à 17:02
Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)
La présence d’opéras importés par les Occidentaux en Afrique du Nord et le regain d’intérêt pour ceux-ci depuis une vingtaine d’années raconte l’histoire complexe d’un art, vecteur d’influence culturelle, en cours d’intégration dans les sociétés et les politiques publiques autochtones.
La diffusion de l’opéra en Afrique du Nord s’inscrit au départ dans des logiques de domination culturelle. Durant la période coloniale, l’opéra est majoritairement un art importé, cloisonné et réservé aux élites européennes. Cette dynamique laisse progressivement la place à un transfert artistique combiné à la création de liens diplomatiques. En Algérie, comme en Tunisie ou au Maroc, les trajectoires de l’opéra sont liées à l’histoire coloniale, révèlent des échanges transméditerranéens et mettent en lumière certaines recompositions identitaires qui ont vu le jour après les indépendances. Initialement outil de légitimation propre aux puissances coloniales, cet art a progressivement intégré des éléments de la culture locale pour devenir, aujourd’hui, un instrument de soft power et de rayonnement international.
En 1830, alors que l’Algérie possède déjà une riche tradition musicale et théâtrale, la colonisation ouvre une phase d’intégration avec l’espace culturel français. L’installation d’infrastructures lyriques dans la capitale comme dans des villes moyennes répond à l’objectif explicite des autorités coloniales de reproduire des formes de sociabilité et de distinction culturelle et sociale présentes dans la métropole.
La construction de théâtres à Alger, à Oran ou à Constantine, inscrit la forme artistique sur le territoire avec une programmation offrant opéras, opérettes et concerts symphoniques. Un public composé de fonctionnaires, de militaires, de commerçants et de notables vient s’y distraire. L’armée joue un rôle structurant, ses musiciens formant le socle d’orchestres permanents ou ponctuels.
Un aménagement du territoire lyrique hiérarchisé voit le jour comprenant des maisons d’opéra dans les grands centres urbains alors que des tournées desservent des villes secondaires. Les populations autochtones sont presque totalement exclues de ce territoire lyrique occidental importé, en raison de barrières linguistiques (œuvres chantées en italien ou en français), de différences esthétiques sur le plan musical et d’une distance sociale qui touche aussi certains pieds-noirs…
Après l’indépendance de 1962, l’Algérie conserve le bâti hérité de la colonisation et notamment l’ex-Opéra d’Alger, rebaptisé Théâtre national algérien. Le monument accueille alors des pièces de théâtre, même si quelques activités lyriques sporadiques restent programmées. L’Orchestre symphonique national remplace les ensembles musicaux français tandis que la musique andalouse et des formes traditionnelles conservent leur place dans la vie musicale, voire se développent.
L’ère contemporaine voit le réveil d’un intérêt pour l’opéra, désormais associé à la diplomatie culturelle. Inauguré en 2016, le nouvel opéra d’Alger marque ainsi une rupture dans la perception de l’art lyrique en Algérie. Financé par la Chine pour un montant de 30 millions d’euros et considéré comme une vitrine artistique par le pouvoir algérien, il accueille en résidence l’Orchestre symphonique, le Ballet national et l’Ensemble de musique andalouse. La programmation combine répertoire lyrique occidental, créations locales en lien avec des traditions séculaires, alors que s’instituent des échanges avec de grandes maisons d’opéra de renommée internationale, comme Milan ou Le Caire. L’opéra devient ainsi un outil diplomatique intégrant la culture dans les relations bilatérales.
Sous protectorat français à partir de 1881, la Tunisie présente un paysage lyrique diversifié abritant des traditions musicales autochtones sur lesquelles l’opéra occidental vient se surimposer. Riche d’une population issue d’horizons culturels variés, le territoire lyrique tunisien devient un lieu de confluence entre répertoires italiens, français et égyptiens.
Le Théâtre municipal de Tunis, construit dans un style italien, accueille des troupes venues de toute l’Europe pour le plaisir d’un public colonial assorti de diplomates et d’une minorité de Tunisiens formant une élite occidentalisée. En parallèle, une tradition lyrique arabe se développe grâce à des troupes, en provenance d’Égypte, qui proposent des œuvres associant chant, théâtre et poésie, jouées le plus souvent dans des espaces alternatifs, souvent temporaires. Les infrastructures coloniales restent vouées à l’opéra et, plus généralement, à la musique occidentale si bien que la coexistence des deux traditions reste marquée par un cloisonnement institutionnel et social.
Les premières décennies de postindépendance sont celles d’un début de patrimonialisation. En Tunisie, le Théâtre municipal de Tunis demeure le principal lieu de représentations lyriques. De surcroît, on note l’apparition des années 1980 aux années 2000 de festivals, tels que l’Octobre musical de Carthage, qui accueillent des productions européennes et arabes. Des coopérations bilatérales avec l’Italie et avec la France permettent ensuite, dans les années 2010, l’émergence de jeunes chanteurs tunisiens bien que la structuration d’une saison lyrique nationale soit encore embryonnaire.
Ces initiatives portent leurs fruits. Le Théâtre de l’Opéra de Tunis développe désormais des coproductions de haut niveau comme Archipel (menée avec le Conservatoire national supérieur de musique et de danse [CNSMD] de Paris et l’Institut français de Tunisie). Par ailleurs, le projet « Les voix de l’Opéra de Tunis » vise à former une nouvelle génération de chanteurs et à créer une saison lyrique nationale. L’inauguration, en 2018, d’une cité de la culture comptant une grande salle de 1 800 places consacrée à l’opéra marque la volonté du pouvoir politique d’inscrire cet art dans le paysage culturel tunisien.
En 2024, la Tunisie participe au lancement d’un festival arabe de l’opéra, sous l’égide de l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (ALECSO) et du Quatar, avec, pour objectif, la mutualisation des productions, mais aussi celle de datas sur cette thématique, en vue de la constitution d’un réseau panarabe d’art lyrique.
Au Maroc, durant le protectorat français (1912-1956), l’art lyrique est marqué par des initiatives ponctuelles plutôt que par une implantation structurée sur le territoire comme cela a pu être le cas en Algérie.
L’inauguration en 1915 d’un opéra-comique à Casablanca, à l’occasion de l’Exposition franco-marocaine, symbolise la volonté pour la France d’affirmer son prestige culturel, tout en répondant à une demande de divertissement émanant des colons français. Les infrastructures sont souvent provisoires (on note l’utilisation de théâtres en bois) et la programmation reste destinée à un public européen (un théâtre populaire marocain préexistait). Entre 1920 et 1950, Casablanca accueille des artistes lyriques de renom – à l’image de Lili Pons ou Ninon Vallin – qui viennent interpréter un répertoire essentiellement européen et chanté en français ou en italien.
À Rabat, le Théâtre national Mohammed-V devient, en 1962, la scène marocaine de référence pour l’accueil de compagnies internationales. Quelques expériences d’adaptation linguistique voient le jour, bien que restant marginales. L’opéra demeure encore perçu comme un art importé, associé à un symbole de prestige, plutôt qu’ancré dans la création locale.
Mais la volonté d’excellence lyrique du Maroc se matérialise avec la création du Grand Théâtre de Rabat et de ses 1 800 places, inauguré en octobre 2024. Conçu par l’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid, s’inscrivant dans un projet phare de requalification urbaine, il se veut à la fois un incubateur de talents marocains et une scène internationale. Sous l’impulsion du baryton David Serero, ce projet lyrique d’envergure se caractérise par la volonté de promouvoir un répertoire Made in Morocco, associant des œuvres occidentales en langue originale et des créations ou adaptations en darija, forme d’arabe dialectal marocain.
Par ailleurs, un travail de médiation en direction de la jeunesse est mené, montrant la volonté d’ouvrir cet art à un public plus large. Ce lieu symbolise la volonté du Maroc de s’affirmer comme une référence culturelle africaine et arabe de premier plan en matière d’art lyrique.
L’histoire et la géographie de l’opéra en Afrique du Nord mettent en lumière la plasticité des formes artistiques lorsqu’elles traversent des contextes politiques et culturels différents.
Importé comme un outil de domination symbolique, l’art lyrique a d’abord servi à reproduire les hiérarchies sociales coloniales avant de devenir, dans certains cas, un espace d’expérimentation identitaire et de projection internationale. Aujourd’hui, les grandes institutions lyriques d’Alger, de Tunis ou de Rabat s’inscrivent dans des stratégies où la culture est mobilisée comme ressource de prestige, de diplomatie et de développement urbain, confirmant que l’opéra, loin d’être un simple divertissement, demeure un acteur à part entière des relations internationales.
Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.08.2025 à 12:45
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
La tyrannie n’appartient pas qu’aux manuels d’histoire. Elle reste une notion d’actualité pour comprendre la mauvaise gouvernance aujourd’hui. Que signifiait-elle au Moyen Âge, une époque souvent perçue – à tort – comme un âge de chaos et de violence politique ? Loin des idées reçues, l’Europe médiévale savait déjà dénoncer les abus de pouvoir et poser des limites aux dirigeants considérés comme injustes.
Le site de référence World Population Review offre aux chercheurs plusieurs définitions modernes de la tyrannie, parmi lesquelles : dictature militaire, monarchie, dictature personnalisée, dictature à parti unique ou encore dictature hybride qui combine des éléments des autres types. Dans tous les cas, les dénominateurs communs sont l’abus de pouvoir, un déséquilibre représentatif et un manque de cadre législatif qui conduisent à une limitation des libertés politiques et individuelles.
Ce même site dénombre aujourd’hui quelque 66 pays ayant des index démocratiques très bas. La question reste ouverte pour la Russie et pour la Chine. Malgré le lourd héritage du mot, la « tyrannie » est toujours bien présente dans nos mondes démocratiques.
Mes étudiants ont tendance à imaginer le Moyen Âge comme quelque chose qui ressemble aux jeux vidéo Kingdom Come ou Total War : une époque de tyrannie, de chaos politique absolu, où régnaient les épées et les poignards et où la masculinité et la force physique importaient plus que la gouvernance.
En tant qu’historienne du Moyen Âge, je pense que cette image tumultueuse tient moins de la réalité que du « médiévalisme », un terme qui désigne la manière dont les temps modernes réinventent la vie pendant le Moyen Âge européen, entre les Ve et XVe siècles environ.
L’Europe médiévale était peut-être violente, et ses normes de gouvernance ne seraient pas louées aujourd’hui. Mais les gens étaient certainement capables de reconnaître les dysfonctionnements politiques, que ce soit à la cour royale ou au sein de l’Église, et proposaient des solutions.
À une époque de montée de l’autoritarisme et où la politique aux États-Unis semble embourbée dans un despotisme pseudo constitutionnel, il est utile de revenir sur la manière dont les sociétés d’il y a plusieurs siècles définissaient la mauvaise gouvernance.
Au Moyen Âge, les auteurs réfléchissent à la politique en termes de leadership et qualifient souvent la mauvaise gouvernance de « tyrannie », qu’ils critiquent un dirigeant unique ou un tout un système. Dans tous les cas, la tyrannie – ou « autocratie », comme on l’appelle souvent aujourd’hui – est un concept que les grands penseurs discutent depuis l’Antiquité.
Pour les Grecs de l’Antiquité classique, la tyrannie signifie gouverner seul pour le bénéfice d’un seul. Aristote, le penseur fondateur sur le sujet, définit la tyrannie comme l’antithèse du règne parfait, qu’il considérait comme la royauté : un dirigeant unique qui règne dans l’intérêt général de tous. Selon lui, le tyran est dominé par le désir « de pouvoir, de plaisir et de richesse », tandis que le roi est motivé par l’honneur.
Le théoricien politique moderne Roger Boesche observe que les tyrans ont tendance à réduire le temps libre de la population. Selon Aristote, le temps libre permet aux gens de réfléchir et de faire de la politique, c’est-à-dire d’être des citoyens.
Pendant la République romaine (de 509 à 27 avant notre ère, ndlr), les penseurs politiques comparent la tyrannie à un membre malade qu’il faut amputer du corps politique. Ironiquement, certains Romains en viennent à éliminer Jules César par crainte qu’il ne devienne un tyran, pour se retrouver avec Auguste, qui finit par devenir empereur.
À la fin de l’Antiquité, les auteurs politiques commencent aussi à réfléchir à la tyrannie dans le domaine religieux.
Dans ses Sententiae, une série de livres de théologie, l’archevêque du VIIe siècle Isidore de Séville aborde la question des mauvais évêques. Ces hommes se comportent comme des « pasteurs orgueilleux », écrit-il, qui « oppriment tyranniquement le peuple, ne le guident pas et exigent de leurs sujets non pas la gloire de Dieu, mais la leur. » De manière générale, Isidore critique l’incompétence politique fondée sur la colère, sur l’orgueil, sur la cruauté et sur l’avidité des dirigeants.
Des siècles plus tard, les dirigeants et penseurs européens débattent encore de la nature de la tyrannie – et des moyens d’y remédier. Jean de Salisbury, évêque et philosophe anglais du XIIe siècle, propose une solution radicale : le tyrannicide. Dans son Policraticus, un traité de théorie politique, il écrit que c’est un devoir civique de rétablir l’ordre en tuant un tyran mauvais, violent et oppressif.
Jean de Salisbury est l’un des premiers auteurs à soutenir que la tyrannie ne survit pas seulement par le caprice du tyran, mais grâce au soutien de ses partisans. Dans sa conception organique de la tyrannie, le tyran (le corps) ne peut exister qu’avec le soutien de la société (ses membres).
Au XIVe siècle, le plus grand penseur juridique de l’époque, Bartole de Sassoferrato, distingue deux types de tyrannie : certains despotes accèdent au pouvoir par des moyens légaux, mais agissent de manière illégale. Les usurpateurs, en revanche, sont ceux qui prennent le pouvoir de manière illégitime, se complaisent dans l’orgueil et ne respectent pas la loi.
Parfois, les dirigeants impopulaires ou encombrants sont destitués, comme Richard II d’Angleterre (1377-1399). Le procès-verbal de sa déposition énumère près de trois douzaines de chefs d’accusation contre le roi détrôné : rejet du conseil, défaut de remboursement de dettes, incitation des autorités religieuses au meurtre, spoliations et destitution de ses rivaux. Il ne connaît pas une fin heureuse : il meurt en prison en 1400 et les circonstances exactes de sa mort restent un mystère.
Le roi Venceslas (1376-1400) de la maison de Luxembourg est déposé le 20 août 1400, au motif qu’il était « inutile, indolent, négligent, diviseur et indigne de régner sur l’Empire ». Le journal allemand Die Welt le classe aujourd’hui encore comme le pire roi d’Allemagne, amateur de boisson et de ses chiens de chasse, et sujet à des accès de rage.
Les éliminations violentes de supposés tyrans ne se font pas toujours dans l’ombre. En 1407, en France, Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI, est pris dans un guet-apens. Il est attaqué par un groupe d’hommes qui s’enfuient en chassant les témoins.
Louis n’est pas seulement le frère de Charles le Bien-Aimé, mais aussi un rival politique de Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Ce dernier revendique la responsabilité du meurtre. Avec son avocat, le théologien Jean Petit, Jean sans Peur fait valoir qu’il a agi dans l’intérêt de la nation en ordonnant l’assassinat d’un tyran cupide et d’un traître, et que la mise à mort de Louis est donc justifiée.
La politique médiévale ne fait guère de distinction entre monde séculier et monde religieux. Les papes sont des dirigeants politiques et peuvent eux aussi être considérés comme des tyrans. Lors du grand schisme d’Occident (1378–1417), une scission de l’Église catholique au cours de laquelle plusieurs papes se disputent le trône, chaque camp accuse l’autre d’illégitimité et d’usurpation.
Les ennemis du pape Urbain VI, par exemple, affirment que son tempérament colérique est un signe révélateur de tyrannie qui le rend inapte à diriger. Dietrich de Nieheim, qui œuvre à la chancellerie pontificale, note dans sa chronique :
« Plus le Seigneur Urbain parlait, plus il se mettait en colère, et son visage devenait comme une lampe ardente de colère, et sa gorge était enrouée. »
Les cardinaux français le déposent en 1378 pour illégitimité et tyrannie.
Il n’est pas le seul pape à être destitué pour tyrannie, même si ce mot n’est pas toujours utilisé. Le concile de Constance (novembre 1414-avril 1418), réuni pour mettre fin au schisme, dépose le pape Jean XXII en 1415 pour désobéissance, corruption, mauvaise gestion, malhonnêteté et obstination. Deux ans plus tard, le même concile destitue le pape Benoît XIII, l’accusant de persécution, de trouble à l’ordre public, d’encouragement à la division, de promotion du scandale et du schisme et d’indignité.
Les évêques, papes et rois médiévaux ne sont sans doute pas des modèles pour nos démocraties d’aujourd’hui, mais leur monde politique n’était pas si différent du nôtre ni aussi chaotique qu’on l’imagine souvent. Même un monde qui ignore la démocratie peut définir ce qu’est la « mauvaise gouvernance » et poser des limites à l’autorité de ceux qu’il considère comme irresponsables. Des règles de conduite politique sont établies, même si la loi ne prime pas toujours sur la violence.
Mais il est utile de se rappeler comment les gens perçoivent la mauvaise gouvernance des siècles avant notre époque de divisions politiques. Aujourd’hui, toutefois, nous avons un avantage décisif : nous élisons nos dirigeants… et nous pouvons les renvoyer.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
26.08.2025 à 17:15
Magalie FLORES-LONJOU, Maître de conférences HDR en droit public, La Rochelle Université
Nicolas Thirion, Professeur ordinaire à l'Université de Liège, Université de Liège
En 2023, le film « Il reste encore demain » (sorti en Italie sous le titre « C’è ancora domani ») a connu un énorme succès dans les salles italiennes avec plus de 5 millions d’entrées. Traitant de la violence domestique dans l’Italie d’après-guerre, il entre en résonance avec nombre de questions de nos sociétés contemporaines et une autre œuvre cinématographique italienne : « Une journée particulière » (« Una giornata particolare »), d’Ettore Scola (1977).
En effet, près d’un demi-siècle après sa sortie, Une journée particulière continue d’attirer des spectateurs au point d’avoir donné lieu à une nouvelle adaptation théâtrale, suivie d’une tournée, et d’un ouvrage.
Le film narre la rencontre entre Antonietta (Sophia Loren), mère de famille nombreuse et épouse d’un modeste fonctionnaire fasciste au ministère des colonies à Rome, et Gabriele (Marcello Mastroianni), intellectuel homosexuel reclus dans son appartement dans l’attente de sa relégation en Sardaigne. Cette entrevue dans un immeuble vidé de ses occupants – à l’exception de la concierge, incarnation de l’adhésion au régime fasciste – se déroule le 6 mai 1938, où le Duce accueille Hitler devant une foule en liesse.
À l’origine, Scola souhaitait traiter de la condition des femmes et des homosexuels dans les années 1970, mais il lui est apparu plus pertinent d’ancrer son récit dans la période fasciste, afin de souligner les continuités entre le régime mussolinien et la République italienne.
Il est en effet frappant de constater que, depuis la proclamation officielle du royaume d’Italie en 1861, femmes et minorités sexuelles ont constamment souffert d’une déconsidération que les dirigeants se bornent à prolonger, voire à accentuer, malgré les changements juridiques opérés.
D’un côté, la conception inégalitaire des rapports entre les femmes et les hommes fut entérinée dès le premier Code civil de l’Italie réunifiée (1865), largement inspiré du Code Napoléon (1804), et renforcée par la propagande mussolinienne : les femmes n’y tiraient leur dignité que de leurs rôles d’épouse et de mère, illustrée par le personnage d’Antonietta, symbole d’une féminité asservie aux besoins du virilisme triomphant.
Après la chute du régime fasciste et la proclamation de la République après le référendum du 2 juin 1946, l’Assemblée constituante adopta la Constitution, le 22 décembre 1947, dont l’article 3 énonçait l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Pour autant, il fallut attendre la décennie 1970 pour que plusieurs législations (en matière de divorce, d’avortement, d’égalité juridique des conjoints et d’égalité des sexes dans le domaine du travail) soient adoptées.
Si des progrès législatifs ont été réalisés, notamment dès la fin des années 1990, la garantie de leurs droits reste inachevée. En matière d’interruption volontaire de grossesse, l’accès à la procédure reste difficile, du fait notamment d’un usage très répandu de l’objection de conscience parmi les médecins ; statistiquement, les femmes continuent d’être discriminées au travail ; et les violences physiques et psychologiques, quoique diminuant, n’en restent pas moins importantes.
D’un autre côté, le sort des minorités sexuelles n’a jamais été très enviable. Si le premier Code pénal de l’Italie unifiée (1890) ne sanctionnait pas les relations homosexuelles, des incriminations, indistinctes pour les rapports hétérosexuels et homosexuels (telles que l’outrage aux bonnes mœurs), étaient appliquées avec régularité et sévérité aux seconds, le tout combiné à une hostilité sociale persistante (stigmatisation, injures, violences physiques, condamnations morales ou religieuses). Durant la période mussolinienne, avec le Code pénal de 1930, l’absence de criminalisation de ces relations perdurait, mais leur répression n’en fut pas moins accentuée, au moyen notamment du confino di polizia, une mesure administrative soustraite au contrôle judiciaire, permettant aux autorités de déporter les « déviants » loin de leur lieu de résidence, à l’instar de Gabriele dans Une journée particulière.
Après la chute du fascisme, si l’homosexualité continuait à ne faire l’objet d’aucune incrimination spécifique et si la mesure de confino di polizia disparut dans les années 1950, pour cause d’inconstitutionnalité, les autorités officielles continuaient d’interpréter certaines infractions prévues dans le Code pénal dans un sens hostile à l’homosexualité.
Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’un mouvement législatif a commencé à se dessiner afin d’assurer une certaine égalité de traitement aux personnes LGBTQIA+, tandis qu’un cadre juridique destiné à sécuriser les relations des couples homosexuels a finalement été obtenu. En effet, si l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales ne peut, en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, contraindre les États à étendre l’institution du mariage aux personnes de même sexe, encore doivent-ils accorder, au titre du droit au respect de la vie familiale, une certaine reconnaissance juridique et une certaine protection à ces relations. Faute d’avoir introduit une telle reconnaissance, la République italienne fut condamnée par un arrêt de la Cour du 21 juillet 2015. Contraint, le Parlement italien adopta, en 2016, une loi relative aux unions civiles entre personnes de même sexe, accordant à ces couples les mêmes droits et devoirs que le mariage, à l’exception de l’adoption conjointe et de l’obligation de fidélité.
Tout au long de l’histoire italienne, la situation des femmes et des homosexuels n’a été affectée que de façon relative par les changements politiques en apparence radicaux (monarchie constitutionnelle, régime fasciste, république). Ce relativisme est particulièrement mis en lumière par une analyse diachronique d’Une journée particulière.
D’une part, s’agissant des femmes et des minorités sexuelles, même si des réformes législatives se sont succédé en vue d’améliorer leur condition, durant les cinquante dernières années, des continuités sont à l’œuvre. D’autre part, la réalité sociale reste assez imperméable aux garanties juridiques offertes. Le droit ne saurait, à lui seul, opérer les changements nécessaires à une égalité réelle entre femmes et hommes dans le champ social et à une reconnaissance pleine et entière des minorités sexuelles.
En somme, le sort des groupes dominés dépend moins des alternances politiques et des réformes juridiques que d’un changement métapolitique, par définition beaucoup plus profond, des mentalités et des représentations du monde. En Italie, et sans doute ailleurs, ce changement-là n’est manifestement pas encore advenu.
En effet, si, durant la campagne des élections législatives de 2022 en Italie, un slogan du parti Fratelli d’Italia « Dieu, famille et patrie » avait dominé, la coalition gouvernementale a depuis respecté ce programme, s’agissant aussi bien des femmes que des minorités sexuelles. Ainsi, même si la loi de 1978 légalisant l’avortement n’a pas été modifiée, l’accès aux centres de consultation d’associations anti-interruption volontaire de grossesse a été autorisé. Quant aux violences envers les femmes, elles ont fini par susciter une prise de conscience collective après le meurtre, en 2023, de Giulia Cecchetin. De même le gouvernement Meloni est résolument hostile aux familles homoparentales, lesquelles ont dès lors tendance à se tourner vers les tribunaux pour obtenir une certaine protection – ainsi qu’en témoigne un récent arrêt de la Cour constitutionnelle qui a conclu à l’inconstitutionnalité de la loi qui refusait tout lien de filiation à la mère d’intention.
En illustrant de la sorte les possibles résonances entre œuvre de fiction et question de société, Scola, dans Une journée particulière, ne nous entretient donc pas que du passé : il nous parle aussi du présent.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.