17.11.2025 à 16:02
Taha Yasseri, Workday Professor of Technology and Society, Trinity College Dublin

Grokipedia, le nouveau projet d’Elon Musk, mis en ligne le 27 octobre 2025, promet plus de neutralité que Wikipédia. Pourtant, les modèles d’IA sur lesquels il repose restent marqués par les biais de leurs données.
La société d’intelligence artificielle d’Elon Musk, xAI, a lancé, le 27 octobre 2025, la version bêta d’un nouveau projet destiné à concurrencer Wikipédia, Grokipedia. Musk présente ce dernier comme une alternative à ce qu’il considère être « le biais politique et idéologique » de Wikipédia. L’entrepreneur promet que sa plateforme fournira des informations plus précises et mieux contextualisées grâce à Grok, le chatbot de xAI, qui générera et vérifiera le contenu.
A-t-il raison ? La problématique du biais de Wikipédia fait débat depuis sa création en 2001. Les contenus de Wikipédia sont rédigés et mis à jour par des bénévoles qui ne peuvent citer que des sources déjà publiées, puisque la plateforme interdit toute recherche originale. Cette règle, censée garantir la vérifiabilité des faits, implique que la couverture de Wikipédia reflète inévitablement les biais des médias, du monde académique et des autres institutions dont elle dépend.
Ces biais ne sont pas uniquement politiques. Ainsi, de nombreuses recherches ont montré un fort déséquilibre entre les genres parmi les contributeurs, dont environ 80 % à 90 % s’identifient comme des hommes dans la version anglophone. Comme la plupart des sources secondaires sont elles aussi majoritairement produites par des hommes, Wikipédia tend à refléter une vision plus étroite du monde : un dépôt du savoir masculin plutôt qu’un véritable panorama équilibré des connaissances humaines.
Sur les plateformes collaboratives, les biais tiennent souvent moins aux règles qu’à la composition de la communauté. La participation volontaire introduit ce que les sciences sociales appellent un « biais d’autosélection » : les personnes qui choisissent de contribuer partagent souvent des motivations, des valeurs et parfois des orientations politiques similaires.
De la même manière que Wikipédia dépend de cette participation volontaire, c’est aussi le cas de Community Notes, l’outil de vérification des faits de Musk sur X (anciennement Twitter). Une analyse que j’ai menée avec des collègues montre que sa source externe la plus citée, après X lui-même, est en réalité Wikipédia.
Les autres sources les plus utilisées se concentrent elles aussi du côté des médias centristes ou orientés à gauche. Elles reprennent la même liste de sources « approuvées » que Wikipédia ; c’est-à-dire précisément le cœur des critiques de Musk adressées à l’encyclopédie ouverte en ligne. Pourtant, personne ne reproche ce biais à Musk.
Wikipédia reste au moins l’une des rares grandes plateformes à reconnaître ouvertement ses limites et à les documenter. La recherche de la neutralité y est inscrite comme l’un de ses cinq principes fondateurs. Des biais existent, certes, mais l’infrastructure est conçue pour les rendre visibles et corrigibles.
Les articles contiennent souvent plusieurs points de vue, traitent des controverses et même consacrent des sections entières aux théories complotistes, comme celles entourant les attentats du 11-Septembre. Les désaccords apparaissent dans l’historique des modifications et sur les pages de discussion, et les affirmations contestées sont signalées. La plateforme est imparfaite mais autorégulée, fondée sur le pluralisme et le débat ouvert.
Si Wikipédia reflète les biais de ses contributeurs humains et des sources qu’ils mobilisent, l’IA souffre du même problème avec ses données d’entraînement. Grokipedia : Elon Musk a raison de dire que Wikipédia est biaisée, mais son alternative fondée sur l’IA ne fera pas mieux
Les grands modèles de langage (LLM) utilisés par Grok sont formés sur d’immenses corpus issus d’Internet, comme les réseaux sociaux, les livres, les articles de presse et Wikipédia elle-même. Des études ont montré que ces modèles reproduisent les biais existants – qu’ils soient de genre, d’ordre politique ou racial – présents dans leurs données d’entraînement.
Musk affirme que Grok a été conçu pour contrer de telles distorsions, mais Grok lui-même a été accusé de partialité. Un test, dans laquelle quatre grands modèles de langage ont été soumis à 2 500 questions politiques, semble montrer que Grok est plus neutre politiquement que ses rivaux, mais présente malgré tout un biais légèrement orienté à gauche (les autres étant davantage marqués à gauche).
Si le modèle qui soustend Grokipedia repose sur les mêmes données et algorithmes, il est difficile d’imaginer comment une encyclopédie pilotée par l’IA pourrait éviter de reproduire les biais que Musk reproche à Wikipédia. Plus grave encore, les LLM pourraient accentuer le problème. Ceux-ci fonctionnent de manière probabiliste, en prédisant le mot ou l’expression la plus probable à venir sur la base de régularités statistiques, et non par une délibération entre humains. Le résultat est ce que les chercheurs appellent une « illusion de consensus » : une réponse qui sonne de manière autoritaire, mais qui masque l’incertitude ou la diversité des opinions.
De ce fait, les LLM tendent à homogénéiser la diversité politique et à privilégier les points de vue majoritaires au détriment des minoritaires. Ces systèmes risquent ainsi de transformer le savoir collectif en un récit lisse mais superficiel. Quand le biais se cache sous une prose fluide, les lecteurs peuvent même ne plus percevoir que d’autres perspectives existent.
Cela dit, l’IA peut aussi renforcer un projet comme Wikipédia. Des outils d’IA contribuent déjà à détecter le vandalisme, à suggérer des sources ou à identifier des incohérences dans les articles. Des recherches récentes montrent que l’automatisation peut améliorer la précision si elle est utilisée de manière transparente et sous supervision humaine.
L’IA pourrait aussi faciliter le transfert de connaissances entre différentes éditions linguistiques et rapprocher la communauté des contributeurs. Bien mise en œuvre, elle pourrait rendre Wikipédia plus inclusif, efficace et réactif sans renier son éthique centrée sur l’humain.
De la même manière que Wikipédia peut s’inspirer de l’IA, la plate-forme X pourrait tirer des enseignements du modèle de construction de consensus de Wikipédia. Community Notes permet aux utilisateurs de proposer et d’évaluer des annotations sur des publications, mais sa conception limite les discussions directes entre contributeurs.
Un autre projet de recherche auquel j’ai participé a montré que les systèmes fondés sur la délibération, inspirés des pages de discussion de Wikipédia, améliorent la précision et la confiance entre participants, y compris lorsque cette délibération implique à la fois des humains et une IA. Favoriser le dialogue plutôt que le simple vote pour ou contre rendrait Community Notes plus transparent, pluraliste et résistant à la polarisation politique.
Une différence plus profonde entre Wikipédia et Grokipedia tient à leur finalité et, sans doute, à leur modèle économique. Wikipédia est géré par la fondation à but non lucratif Wikimedia Foundation, et la majorité de ses bénévoles sont motivés avant tout par l’intérêt général. À l’inverse, xAI, X et Grokipedia sont des entreprises commerciales.
Même si la recherche du profit n’est pas en soi immorale, elle peut fausser les incitations. Lorsque X a commencé à vendre sa vérification par coche bleue, la crédibilité est devenue une marchandise plutôt qu’un gage de confiance. Si le savoir est monétisé de manière similaire, le biais pourrait s’accentuer, façonné par ce qui génère le plus d’engagements et de revenus.
Le véritable progrès ne réside pas dans l’abandon de la collaboration humaine mais dans son amélioration. Ceux qui perçoivent des biais dans Wikipédia, y compris Musk lui-même, pourraient contribuer davantage en encourageant la participation d’éditeurs issus d’horizons politiques, culturels et démographiques variés – ou en rejoignant eux-mêmes l’effort collectif pour améliorer les articles existants. À une époque de plus en plus marquée par la désinformation, la transparence, la diversité et le débat ouvert restent nos meilleurs outils pour nous approcher de la vérité.
Taha Yasseri a reçu des financements de Research Ireland et de Workday.
17.11.2025 à 16:02
Karine Revet, Professeur de stratégie, Burgundy School of Business
Barthélémy Chollet, Professeur, Management et Technologie, Grenoble École de Management (GEM)

Les collaborations entre scientifiques et artistes font régulièrement parler d’elles à travers des expositions intrigantes ou des performances artistiques au sein de laboratoires scientifiques. Mais qu’est-ce qui motive vraiment les chercheuses et les chercheurs à s’associer à des artistes ?
Art et science se sont historiquement nourris mutuellement comme deux manières complémentaires de percevoir le monde.
Considérons ainsi les principaux instituts états-uniens de sciences marines : tous sont dotés d’ambitieux programmes de collaboration art/science, mis en place à partir du tournant des années 2000. Le prestigieux Scripps Institution of Oceanography a, par exemple, développé une collection d’art privée, ouverte au public, pour « refléter des connaissances scientifiques objectives dans des œuvres d’art à la fois réalistes et abstraites ». À l’Université de Washington, des résidences d’artiste sont organisées, au cours desquelles des peintres passent entre un et trois mois au milieu des scientifiques des Friday Harbor Laboratories (une station de recherche en biologie marine), sur l’île reculée de San Juan.
Ces démarches semblent indiquer que les institutions scientifiques sont déjà convaincues du potentiel de la collaboration entre art et science. L’initiative ne vient pas toujours des laboratoires : nombre d’artistes ou de collectifs sollicitent eux-mêmes les chercheurs, que ce soit pour accéder à des instruments, à des données ou à des terrains scientifiques. En France comme ailleurs, plusieurs résidences – au CNRS, à Paris-Saclay ou dans des centres d’art – sont ainsi nées d’une démarche portée d’abord par les artistes.
Mais qu’en est-il des chercheurs eux-mêmes ? ceux-là même qui conçoivent, développent et réalisent les projets de recherche et qui a priori ont une sensibilité artistique qui n’est ni inférieure ni supérieure à la moyenne de la population. Quels sont ceux qui choisissent d’intégrer l’art dans leurs projets scientifiques ? Et pour quoi faire ? Les études disponibles ne sont pas très éclairantes sur le sujet, car elles se sont focalisées sur des scientifiques atypiques, passionnés par l’art et artistes eux-mêmes. Peu de travaux avaient jusqu’ici procédé à un recensement « tout azimuts » des pratiques.
Dans une étude récente, nous avons recensé les pratiques, des plus originales aux plus banales, en analysant plus de 30 000 projets de recherche financés par la National Science Foundation (NSF) aux États-Unis entre 2003 et 2023, dans les domaines des géosciences et de la biologie.
Une analyse textuelle du descriptif des projets permet de sortir de l’anecdotique pour révéler des tendances structurelles inédites. Cette source comporte toutefois des biais possibles : les résumés de projets sont aussi des textes de communication, susceptibles d’amplifier ou d’édulcorer les collaborations art/science. Pour limiter ces écarts entre discours et réalité, nous combinons analyse contextuelle des termes artistiques, comparaison temporelle et vérification qualitative des projets. Ce croisement permet de distinguer les effets d’affichage des pratiques réellement intégrées.
En France aussi, les initiatives art/science existent mais restent dispersées, portées par quelques laboratoires, universités ou centres d’art, sans base de données centralisée permettant une analyse systématique. Nous avons donc choisi les États-Unis, car la NSF fournit depuis vingt ans un corpus homogène, public et massif de résumés de projets, rendant possible un recensement large et robuste des collaborations art/science.
Pour commencer, les collaborations entre art et science sont très rares : moins de 1 % des projets ! Ce chiffre reste toutefois une estimation basse, car il ne capture que les collaborations déclarées par les chercheurs dans des projets financés : nombre d’initiatives impulsées par des artistes ou des collectifs échappent à ces bases de données. En revanche, leur fréquence a augmenté sans discontinuer sur les vingt années d’observation.
En analysant plus finement les projets, on peut identifier que l’artiste peut y jouer trois grands rôles. D’abord, il peut être un disséminateur, c’est-à-dire qu’il aide à diffuser les résultats auprès du grand public. Il ne contribue pas vraiment à la recherche mais joue le rôle d’un traducteur sans qui l’impact des résultats du projet serait moindre. C’est, par exemple, la mise sur pied d’expositions ambulantes mettant en scène les résultats du projet.
Ensuite, l’artiste peut intervenir comme éducateur. Il intervient alors en marge du projet, pour faire connaître un domaine scientifique auprès des enfants, des étudiants, ou de communautés marginalisées. L’objectif est de profiter d’un projet de recherche pour faire connaître un domaine scientifique de manière plus générale et susciter des vocations. Par exemple, l’un des projets prévoyait la collaboration avec un dessinateur de bande dessinée pour mieux faire connaître aux enfants les sciences polaires.
Enfin, dans des cas beaucoup plus rares, les artistes jouent un rôle de cochercheurs. Le recours au travail artistique participe alors à la construction même des savoirs et/ou des méthodes. Par exemple, un des projets réunissait des artistes et des chercheurs en neurosciences pour concevoir de nouvelles façons de visualiser les circuits nerveux du cerveau, et in fine créer de nouvelles formes de données scientifiques.
Ces différentes formes reflètent une tension encore vive dans le monde académique : l’art est majoritairement mobilisé pour « faire passer » la science, plutôt que pour nourrir la recherche elle-même. Pourtant, les projets les plus ambitieux laissent entrevoir un potentiel plus grand : celui d’une science transformée par le dialogue avec d’autres formes de connaissance.
Cette réflexion fait également écho à des considérations plus générales sur la complémentarité entre l’art et la science, non pas comme des disciplines opposées, mais comme deux approches différentes pour questionner le monde. Comme le formulait joliment un article publié dans The Conversation, il s’agit moins d’opposer l’art à la science que de leur permettre de « faire l’amour, pas la guerre », c’est-à-dire de collaborer pour produire de nouvelles formes de compréhension et d’engagement citoyen.
Au-delà de ces différentes façons d’associer les artistes à un projet, notre étude montre également que ces collaborations ne sont pas réparties au hasard. Certains scientifiques les pratiquent bien plus que d’autres, en fonction de leurs caractéristiques personnelles, leur contexte institutionnel et enfin les objectifs scientifiques de leur projet.
Première surprise : ce ne sont pas les universités les plus prestigieuses qui s’ouvrent le plus à l’art. Au contraire, ce sont les institutions les moins centrées sur la recherche dite « pure » qui s’y engagent plus largement. Ces établissements s’appuient probablement sur l’art pour conduire des projets plutôt éducatifs, visant essentiellement à faire connaître la science au plus grand nombre.
Deuxième enseignement : les femmes scientifiques sont bien plus nombreuses que leurs homologues masculins à s’engager dans ces démarches. Cette surreprésentation est à rapprocher d’autres résultats montrant que les femmes scientifiques sont en moyenne plus engagées dans les activités de vulgarisation que les hommes – qui, eux, ont tendance à investir plus exclusivement les domaines supposés plus prestigieux, notamment ceux liés à la publication purement académique.
Ce biais de genre, loin d’être anecdotique, soulève des questions sur la manière dont la reconnaissance académique valorise (ou ignore) certains types d’engagement. Incidemment, ce résultat suggère aussi que promouvoir et financer des collaborations entre art et science serait un moyen a priori efficace de rééquilibrer les différences régulièrement constatées entre hommes et femmes.
Alors que l’on demande de plus en plus aux scientifiques de démontrer l’impact de leurs travaux sur la société, beaucoup se trouvent mal préparés à cette tâche. Peintres, sculpteurs, écrivains, photographes, etc., ont l’habitude de s’adresser à un public large, de captiver l’attention et déclencher les émotions qui garantissent une impression. Leur interprétation du travail et des résultats scientifiques peut ainsi accroître la visibilité des recherches et susciter le changement. On pourrait donc s’attendre à ce que les projets les plus orientés vers des objectifs sociétaux ambitieux aient plus souvent recours aux artistes.
C’est globalement le cas, mais avec toutefois de grosses différences selon les défis sociétaux concernés, que nous avons classés suivants les grands objectifs de développement durable (ODD) édictés par l’ONU. Notamment, la collaboration art/science est bien plus fréquente dans les projets portant sur la biodiversité marine (ODD 14 « Vie aquatique ») que dans ceux axés sur l’action climatique (ODD 13).
Cette différence s’explique probablement en partie par la grande difficulté à rendre visibles ou compréhensibles certains phénomènes plutôt lointains de la vie quotidienne du grand public : l’acidification des océans, la dégradation des écosystèmes marins, etc. Le travail artistique permet de mobiliser les sens, créer des émotions, des narrations, des imaginaires, qui vont faciliter les prises de conscience et mobiliser les citoyens ou les pouvoirs publics. Bref, il va augmenter l’impact sociétal de la recherche sur ces sujets.
Comment expliquer que ces collaborations restent somme toute très marginales dans le monde de la recherche ? Des défis persistent, tels que le manque de financements qui y sont consacrés ou le cloisonnement disciplinaire des recherches. En outre, l’incitation à explorer ces frontières reste très faible pour les chercheurs, dans un monde académique où la production de publications dans des revues spécialisées reste le critère de performance essentiel.
Intégrer l’art à un projet scientifique nécessite du temps, de la confiance et un changement de posture, souvent perçu comme risqué dans un milieu académique très normé. Mais des solutions existent sans doute : il s’agirait de former mieux les scientifiques à la collaboration, de financer des projets transdisciplinaires et de changer les critères d’évaluation de la recherche, pour valoriser les prises de risque.
À l’heure où la science est appelée à jouer un rôle majeur dans la transition écologique et sociale, l’art ne doit plus être considéré comme un simple emballage esthétique : il pourrait devenir un allié stratégique ! Il ne s’agit pas uniquement de « vulgariser » la science, mais bien de la faire résonner autrement dans les imaginaires, les émotions et les débats publics.
En écoutant celles et ceux qui osent franchir les murs du laboratoire, nous comprendrons peut-être mieux comment faire de la science de manière plus sensible, plus accessible et surtout plus transformatrice.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
17.11.2025 à 16:02
Ayouba Sow, Doctorant en Science de l'information et de la communication à l'Université Côte D'Azur, laboratoire SIC.Lab Méditerranée., Université Côte d’Azur
De nombreux articles ont déjà été publiés sur la pénurie de carburant provoquée au Mali par le blocus que les djihadistes imposent à la quasi-totalité du pays. La présente analyse propose une approche communicationnelle de cette crise sans précédent.
Dans une guerre, qu’elle soit conventionnelle ou asymétrique, comme c’est le cas au Mali et plus largement au Sahel, il est déconseillé de porter un coup avant d’en mesurer les conséquences. La pénurie de carburant actuelle résulte de l’amateurisme des autorités maliennes, qui ont été les premières à interdire la vente de carburant aux citoyens venant s’approvisionner avec des bidons. Cette décision s’inscrit dans leur stratégie visant à couper la chaîne d’approvisionnement des djihadistes afin de réduire la mobilité de ceux-ci. Dans la région de Nioro, les autorités militaires ont interdit, le 30 juillet 2025, « la vente de carburant dans des bidons ou des sachets plastiques ». Rappelons que les djihadistes ne sont pas les seuls à utiliser les bidons : les populations rurales s’en servent aussi, pour de multiples usages, notamment pour le fonctionnement des équipements agricoles.
À la suite de la décision du 30 juillet, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat ul-Islam wa al-Muslimin, JNIM) a étendu l’interdiction à l’ensemble de la population. Ainsi, dans une vidéo publiée le 3 septembre, l’organisation terroriste a adressé un message aux commerçants et aux chauffeurs de camions-citernes qui importent des hydrocarbures depuis les pays côtiers voisins du Mali, à savoir la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Sénégal et la Mauritanie. Elle a annoncé des représailles à l’encontre de quiconque violerait cette décision.
Assis en tenue militaire, Nabi Diarra, également appelé Bina Diarra, porte-parole du JNIM, explique en bambara les raisons de ce blocus. Son porte-parolat met à mal l’argument selon lequel les djihadistes seraient exclusivement des Peuls, car Nabi Diarra est bambara. D’après lui :
« Depuis leur arrivée, les bandits qui sont au pouvoir [les militaires, ndlr] fatiguent les villageois en fermant leurs stations-service. Pour cette raison, nous avons également décidé d’interdire toutes vos importations d’essence et de gasoil, jusqu’à nouvel ordre. […] Ces bandits ont voulu priver les villageois d’essence et de gasoil, pensant que cela arrêterait notre activité de djihad. Est-ce qu’un seul de nos véhicules ou de nos motos s’est arrêté depuis le début de cette opération ? Aucun ! Nous continuons notre travail. Les conséquences ne touchent que les plus vulnérables. »
Après cette annonce, une centaine de camions-citernes ont été incendiés par les djihadistes sur différents axes. Des vidéos ont été publiées sur les réseaux sociaux par les auteurs afin de démontrer leurs capacités de nuisance. Dans une vidéo que nous avons pu consulter, un homme à moto montre près d’une quarantaine de camions-citernes incendiés sur la route nationale 7, entre Sikasso et la frontière ivoirienne.
Dans sa vidéo annonçant le blocus, le JNIM a également interdit la circulation de tous les autobus et camions de la compagnie Diarra Transport, qu’il accuse de collaborer avec l’État malien. Depuis, la compagnie a cessé ses activités. Après un mois d’inactivité, le 6 octobre, sa directrice générale Nèh Diarra a publié une vidéo sur les réseaux sociaux pour justifier les actions de son entreprise et, indirectement, présenter ses excuses aux djihadistes dans l’espoir que ces derniers autorisent ses véhicules à reprendre la route.
Le 17 octobre, dans une autre vidéo, arme de guerre et talkie-walkie en main, le porte-parole du JNIM a autorisé la reprise des activités de la compagnie de transport, dans un discours au ton particulièrement clément :
« Nous sommes des musulmans, nous sommes en guerre pour l’islam. En islam, si vous vous repentez après une faute, Allah accepte votre repentir. Donc, les gens de Diarra Transport ont annoncé leur repentir, nous allons l’accepter avec quelques conditions. La première est de ne plus vous impliquer dans la guerre qui nous oppose aux autorités. Transportez les passagers sans vérification d’identité. La deuxième condition va au-delà de Diarra Transport : tous les transporteurs, véhicules personnels, même les mototaxis, doivent exiger des femmes qu’elles portent le hijab afin de les transporter. »
Pour finir, il exige de tous les conducteurs qu’ils s’arrêtent après un accident afin de remettre les victimes dans leurs droits. Une manière de montrer que les membres du JNIM sont des justiciers, alors qu’ils tuent fréquemment des civils innocents sur les axes routiers. Le cas le plus récent et le plus médiatisé remontait à deux semaines plus tôt : le 2 octobre, le JNIM avait mitraillé le véhicule de l’ancien député élu à Ségou et guide religieux Abdoul Jalil Mansour Haïdara, sur l’axe Ségou-Bamako, le tuant sur place. Il était le promoteur du média Ségou TV.
Dans les gares routières de Diarra Transport, des scènes de liesse ont suivi l’annonce de la reprise. La compagnie a même partagé la vidéo du JNIM sur son compte Facebook, avant de la supprimer plus tard. Le lendemain, elle a annoncé la reprise de ses activités, avant que le gouvernement malien ne les suspende à son tour.
Revenons au blocus sur le carburant. Il ne concerne pas uniquement Bamako, comme on peut le lire dans de nombreux articles de presse. Il couvre l’ensemble du territoire national.
Cependant, les médias concentrent leur couverture sur la situation dans la capitale, principal symbole politique de la souveraineté des autorités en place. Les analyses, notamment celles des médias étrangers, gravitent autour d’une question centrale : Bamako va-t-elle tomber ? Nous répondons : le Mali ne se limite pas à Bamako. Toutes les localités du pays sont affectées par ce blocus. Les habitants des autres localités méritent autant d’attention que les Bamakois.
Pays enclavé, au commerce extérieur structurellement déficitaire, le Mali dépend totalement des importations. Les régions de Kayes, plus proche du Sénégal, et de Sikasso, plus proche de la Côte d’Ivoire, sont toutefois moins impactées par ce blocus, qui est particulièrement concentré autour de Bamako. Les attaques sont principalement menées sur les voies menant à la capitale. Des actions sporadiques ont également été signalées sur l’axe Bamako-Ségou, afin de priver les régions du centre, comme Ségou et Mopti, d’hydrocarbures. Dans la ville de Mopti, les habitants manquent de carburant depuis deux mois. Depuis un mois, ils n’ont pas eu une seule minute d’alimentation électrique. Ils ne réclament d’ailleurs plus l’électricité, devenue un luxe : ils recherchent plutôt du carburant pour pouvoir vaquer à leurs occupations.
Confrontées à la crise, les autorités, tant régionales que nationales, ont préféré masquer l’impuissance par la désinformation, l’appel mécanique à la résilience et la censure des voix critiques.
Le 23 septembre, le gouverneur de la région de Mopti a présidé une réunion de crise consacrée à la pénurie de carburant. Au lieu de s’attaquer aux racines du mal, le directeur régional de la police, Ibrahima Diakité, s’en est pris aux web-activistes de la région, couramment appelés « videomen (ils prononcent videoman) » au Mali, qui, selon lui, se font particulièrement remarquer par leur « incivisme ». Les créateurs de contenus sont blâmés et menacés par la police pour avoir diffusé des faits et alerté sur les souffrances qu’ils vivent, à l’image de l’ensemble de la population. Au lieu de s’en prendre aux djihadistes, M. Diakité dénigre les citoyens qui publient sur les réseaux sociaux des images de longues files de conducteurs attendant désespérément d’être servis dans les stations-service :
« Si nous entendons n’importe quel “videoman” parler de la région de Mopti, il ira en prison. Il ira en prison ! Celui qui parle au nom de la région ira en prison, parce que c’est inadmissible ! […] Ils mettent Mopti en sellette, oubliant que les réseaux [sociaux, ndlr] ne se limitent pas au Mali. »
Il exige donc de censurer tout propos mettant en évidence l’incompétence des autorités à pallier un problème qui compromet leur mission régalienne. Au lieu de rassurer la population en annonçant des politiques qui atténueront sa souffrance, il opte pour la censure et la menace d’emprisonnement. Dans sa vocifération autoritaire, il mobilise un récit classique en appelant à préserver l’image du pays et en présentant les web-activistes comme des ennemis de celui-ci, des ignorants qui ne comprennent rien aux événements en cours :
« On est dans une situation où les gens ne comprennent rien de ce qui se passe dans leur pays et ils se permettent de publier ce genre de vidéo. Mais c’est le Mali tout entier qui est vilipendé à travers ce qu’ils disent, parce que le monde le voit. […] Ils sont en train d’aider l’ennemi contre le pays. Monsieur le gouverneur, il faut saisir le moment pour remettre ces gens à leur place, pour les amener à comprendre que, dans un État, tant que tu es Malien et que tu restes au Mali, tu respectes la loi ; sinon, tu quittes notre pays si tu ne veux pas te soumettre aux lois de la République. »
Le policier s’est substitué au législateur en appelant le gouverneur à adopter une loi autorisant la censure médiatique locale de cette crise.
Dans les heures qui ont suivi, de nombreux journalistes et web-activistes l’ont interpellé sur les réseaux sociaux pour obtenir des explications concernant l’existence d’une loi malienne prohibant la diffusion d’informations factuelles. Les contenus des web-activistes n’ont pas pour objectif de ternir l’image du pays. Contrairement à ce que laisse entendre le directeur régional de la police, il n’est pas plus malien qu’eux. Il ne lui revient pas non plus de décider qui doit quitter le pays.
Nous observons un clivage général au sein de la population malienne. Les dirigeants et leurs soutiens estiment que tous les citoyens doivent obligatoirement soutenir la transition. Ceux qui la critiquent sont qualifiés de mauvais citoyens, voire d’apatrides. Cette pression a étouffé le pluralisme et la contradiction dans l’espace médiatique.
Pendant que les citoyens passent la nuit dans les files d’attente pour s’approvisionner en carburant, l’un des désinformateurs du régime, adepte des théories du complot, Aboubacar Sidiki Fomba, membre du Conseil national de transition, a livré, dans un entretien avec un videoman, des explications qui défient tout entendement. Dans cette vidéo publiée le 7 octobre, il établit un lien entre la stratégie du JNIM et la volonté de l’Alliance des États du Sahel (AES, qui regroupe le Mali, le Burkina Faso et le Niger) de créer sa propre monnaie. D’après lui, l’objectif de ce blocus, qu’il présente comme la dernière stratégie des terroristes, est de porter atteinte au pouvoir d’Assimi Goïta et à l’AES :
« Ils attaquent les citernes, puis font croire aux populations qu’il y a une pénurie de carburant, alors qu’il n’y en a pas. Mais ils convainquent tout le monde qu’il y a une pénurie. Ils créent la psychose. Sous l’effet de la panique, les citoyens provoquent eux-mêmes une pénurie qui, à l’origine, n’existait pas. »
Dans la même vidéo, il dissocie les coupures d’électricité de la pénurie de carburant, expliquant les premières par des problèmes de remplacement de câbles électriques défaillants. Pourtant, c’est bien le manque de carburant qui est à l’origine des coupures d’électricité observées ces dernières années. Le blocus n’a été qu’un accélérateur d’une crise énergétique déjà déclenchée. Il a considérablement réduit les capacités de production énergétique. Selon une étude conduite par le PNUD, en 2020, « la production électrique était de 2 577,44 GWh (69 % thermique, 26,8 % hydraulique et 4,2 % solaire photovoltaïque) ».
Le pays doit accélérer sa transition énergétique afin de réduire sa dépendance aux importations d’hydrocarbures et de limiter ses émissions de gaz à effet de serre. En plus de la crise énergétique, ce blocus a également entraîné une pénurie d’eau potable dans la région de Mopti, le gasoil étant utilisé pour la production et la distribution d’eau.
Le même parlementaire s’est ensuite attaqué aux conducteurs de camions-citernes, les accusant de « complicité avec les terroristes ». Selon lui, les conducteurs simuleraient des pannes pour quitter les convois escortés par l’armée et revendre leur cargaison d’hydrocarbures aux groupes djihadistes. À la suite de cette déclaration, le Syndicat national des chauffeurs et conducteurs routiers du Mali (Synacor) a lancé un mot d’ordre de grève et déposé une plainte contre Fomba pour diffamation. Au lieu d’apporter la preuve de ses accusations, ce dernier a finalement présenté ses excuses aux conducteurs de camions-citernes. Il avait auparavant annoncé la mort de Nabi Diarra et qualifié de deepfake les vidéos du porte-parole du JNIM – une énième fausse information. Par la suite, le porte-parole a diffusé des vidéos dans lesquelles il précise la date d’enregistrement et se prononce sur des faits d’actualité.
Au sommet de l’État, lors d’un déplacement dans la région de Bougouni le 3 novembre, le président de la transition a appelé les Maliens à faire preuve de résilience et à limiter les sorties inutiles. Assimi Goïta a tenté de rassurer la population et de dissuader ceux qui apportent leur aide aux djihadistes : « Si nous refusons de mener cette guerre, nous subirons l’esclavage qui en sera la conséquence », a-t-il déclaré face aux notables de la région. Il a salué le courage des chauffeurs et des opérateurs économiques pour leurs actes de bravoure. En effet, depuis l’instauration du blocus, les premiers risquent leur vie, et les seconds voient leur investissement menacé.
Assimi Goïta a laissé entendre que des puissances étrangères soutiennent les actions des djihadistes. Il convient de rappeler que l’Ukraine a apporté son aide aux rebelles séparatistes du Cadre stratégique permanent (CSP), lesquels coopèrent parfois avec le JNIM dans le nord du pays. Alors que les djihadistes revendiquent l’application de la charia, les rebelles exigent la partition du territoire. Les deux mouvements se sont, à plusieurs reprises, alliés pour combattre l’armée malienne. Le 29 juillet 2024, Andriy Yusov, porte-parole du renseignement militaire ukrainien (GUR), a sous-entendu, lors d’une émission de télévision locale, que son service était en relation avec les rebelles indépendantistes du nord du Mali. Après la dissolution du CSP fin 2024, l’Ukraine a poursuivi son aide au groupe rebelle qui a pris le relais au nord du Mali, le Front de Libération de l’Azawad (FLA). Parmi les actions, nous pouvons noter « la visite de conseillers militaires ukrainiens dans un camp du FLA l’an dernier. Dans la foulée, plusieurs combattants du FLA sont envoyés en Ukraine. De retour dans le désert, ils adoptent les mêmes tactiques que celles de l’armée ukrainienne contre les positions russes ».
Cette aide fournie par l’Ukraine s’inscrit dans le prolongement du conflit qui l’oppose à la Russie, devenue le principal partenaire du Mali dans la lutte contre le terrorisme depuis la fin de la coopération militaire avec la France en 2022. Grâce à ce nouveau partenariat, la ville de Kidal contrôlée par les rebelles depuis 2012 a pu être reprise en novembre 2023. Toutefois, la situation sécuritaire s’est détériorée dans le reste du pays, les djihadistes ayant renforcé leur influence et étendu leur présence à l’ensemble des régions.
Les autorités maliennes estiment que cette assistance ukrainienne est soutenue par la France, qui souhaiterait l’échec de la transition. Dans leurs éléments de langage, les responsables de la transition expliquent tous leurs problèmes par des complots contre leur régime et contre le Mali. Toutes les difficultés et incompétences sont justifiées par « l’acharnement de la France » contre la transition. L’ancienne puissance coloniale a pour sa part ouvertement montré son opposition à cette transition qu’Emmanuel Macron qualifie de « l’enfant de deux coups d’État ».
La guerre de communication est au cœur de la crise malienne et ne semble pas devoir s’arrêter si tôt. Pendant que les médias occidentaux commentent l’éventualité d’une prise de Bamako par le JNIM, le gouvernement malien a inauguré le 11 novembre le Salon international de la défense et de la sécurité intitulé Bamex 25. Cette exposition turque est, pour la transition malienne, un autre moyen de communiquer au monde que la situation sécuritaire est sous contrôle.
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