06.04.2025 à 17:30
Raymond Woessner, Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Université
La Comac (Commercial Aircraft Corporation of China) prend son envol dans la galaxie des constructeurs aéronautiques mondiaux. L’avionneur européen Airbus, qui l’a aidée à décoller, s’en mord-il déjà les doigts ?
Depuis plusieurs décennies, Airbus et Boeing sont les maîtres du ciel dès lors qu’il s’agit de jets court, moyen et long-courriers. Mais désormais une entreprise chinoise, la Commercial Aircraft Corporation of China (Comac), s’est invitée au jeu.
Faute d’avoir raté la révolution industrielle, l’industrie aéronautique chinoise avait travaillé avec des Allemands dans les années 1920, des Italiens dans les années 1930, des Soviétiques dans les années 1950, des Américains et des Français dans les années 1970 et 1980… Or, ne pas avoir d’avion Made in China, c’était se trouver « à la merci des autres », avait déploré le président Xi Jinping en 2014. Comment l’industrie chinoise en général a fait des bonds de géant, pourquoi son aviation civile n’en ferait-elle pas autant ? Et que signifierait cette émergence à l’échelle globale ?
Les normes de sécurité de l’aviation civile sont particulièrement élevées. Le transport aérien est déjà le mode de transport le plus sûr au monde et son but ultime est d’atteindre 0 accident. C’est pourquoi les matériaux utilisés et les systèmes de contrôle comptent parmi les plus élaborés qui soient. Du fait de la recherche d’une moindre pollution, les technologies évoluent en permanence.
C’est ainsi que l’aviation civile russe, incapable de suivre le mouvement malgré son passé glorieux, a sombré. Ou que les Canadiens de Bombardier ont été rachetés par Airbus.
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En Chine, le désir d’avions nationaux remonte aux années 1990 lorsque Aviation Industry Corporation of China (Avic), basé à Pékin, voulait produire des MacDonnell Douglas MD-90 américains sous licence. Mais en 1998 le projet avait tourné court, car les Américains redoutaient un copier-coller à leur détriment. En 2008, le gouvernement chinois a alors compris qu’il lui fallait mettre d’énormes moyens en œuvre, avec deux projets menés en parallèle.
Airbus a été invité à assembler des A320 en Chine, par l’intermédiaire d’une joint-venture avec Avic qui a été implantée dans la zone franche de Tianjin. Il s’agit du 4e site mondial d’assemblage des A320 après ceux de Toulouse (Haute-Garonne), de Hambourg (Allemagne) et de Mobile aux États-Unis. Plus de 700 avions y ont déjà été assemblés et la cadence s’accélère, en 2026, avec l’ouverture d’une deuxième ligne de fabrication. Tianjin assure également la finition des A350 destinés à la Chine. Airbus a créé tout un écosystème : l’usine de matériaux composites de Harbin, la fabrication de pièces de rechange, la formation du personnel, le centre de recherche de Suzhou pour l’environnement et celui de Shenzhen pour la digitalisatio.
En même temps que l’arrivée d’Airbus comme manufacturier, le gouvernement a créé la Comac, Commercial Aircraft Corporation of China. L’entreprise est contrôlée à 31,6 % par l’État et à 26,3 % par la municipalité de Shanghai, s’y ajoutent des industriels chinois de l’aviation, dont Avic, et de la métallurgie : Baoshan Steel, Chinalco, Sinochem. Du point de vue de l’organisation industrielle, la Comac s’inspire d’Airbus, avec des usines réparties un peu partout en Chine et l’assemblage final effectué à Shanghai. Le but de la Comac est de construire une gamme complète d’appareils, et peut-être même, un jour, de très gros quadriréacteurs et des avions supersoniques.
Dès l’Airshow China de 2014, le représentant d’Airbus voyait poindre la concurrence de la COMAC. On passerait alors du couple Airbus-Boeing à un oligopole mondial à trois. Mais la gestation des projets chinois est longue. En octobre 2008 a volé l’Advanced Regional Jet for the 21st Century (ARJ21). Ce biréacteur de 90 places ressemble finalement au vieux MD-90 avec ses réacteurs placés à l’arrière et son empennage haut, et 181 commandes de l’ARJ21 ont été passées immédiatement sur décision gouvernementale.
Huit ans plus tard, en 2016, Chengdu Airlines a effectué le premier vol commercial de l’ARJ21. Une vingtaine de sous-traitants américains, le Français Zodiac pour les toboggans d’évacuation et d’autres Européens jouent un rôle essentiel dans l’équipement de l’avion. Près de 120 appareils sont en service auprès de diverses compagnies chinoises et du transporteur indonésien TransNusa, le seul opérateur étranger de Comac jusqu’à présent.
Par le jeu de la sous-traitance et de la fourniture d’éléments très avancés, les avions d’Airbus, de Boeing et de la Comac intègrent en réalité de nombreux éléments communs. Mais un avion n’est pas un scooter ou une voiture. Il est encastré dans des politiques de souveraineté nationale d’autant plus qu’il partage des éléments avec les avions de guerre.
En 2019, du fait de l’agressivité du président Trump à l’encontre la Chine, une coopération technique avait été lancée entre la Comac et l’United Aircraft Corporation (UAC) russe pour la construction du CR929. Un futur rival sur le marché des long-courriers Airbus A350 et Boeing 787 voire B777.
Il aurait dû entrer en production en 2025, mais la Comac et l’UAC ont rompu leur pacte en 2023. Les Chinois continuent à développer le projet seuls… Le gouvernement chinois – tout comme celui de la Russie – cherche à s’émanciper de ce qu’il considère comme une mise sous tutelle. Dès 2016, il a fondé l’Aero Engine Corporation of China (AECC) fusion de différents établissements industriels publics chinois forte de 72 000 salariés. « Un pas stratégique », selon le président de la République Xi Jinping.
AECC veut alors construire des réacteurs civils, outre les moteurs militaires qu’elle produit déjà. La cible est le développement de réacteurs pour tous types d’avions civils, gros porteurs inclus. Le moteur CJ-1000A devrait progressivement se substituer aux motorisations de la CFM, la joint-venture de Safran et de General Electric, qui assemble des réacteurs en Chine à partir de composants fabriqués aux États-Unis et en France.
Rien n’est simple. Ryanair avait été associé à la conception du C919 et affirmait en vouloir 700 exemplaires, alors qu’elle est une compagnie qui n’utilise que des Boeing 737. Mais le marché ne sera pas conclu avant le milieu des années 2030 parce que, selon Michael O’Leary, le patron de Ryanair, le marché chinois est servi en premier.
Les perspectives qui s’ouvrent sont vertigineuses pour la Weltanschauung, la manière de voir et de comprendre le monde. De part et d’autre de l’Atlantique, depuis des décennies, on a raisonné en termes de coopération et concurrence entre les entreprises. En Chine, on a appris de l’Occident. On apprend encore sans que l’intention finale soit évidente. S’agit-il de créer une troisième étoile dans le firmament des avionneurs, à côté d’Airbus et de Boeing, tous réunis par des liens très forts par l’intermédiaire de leurs fournisseurs ? ou de prendre leur place ? À moyen terme, la croissance du marché aérien est telle qu’il y aura des débouchés pour tout le monde. Mais au-delà ?
Raymond Woessner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.04.2025 à 17:30
Brad Harris, Professor of management, associate dean of MBA programs, HEC Paris Business School
Pour de nombreuses équipes, la notion de « bon conflit » relève du mythe. La plupart du temps, les désaccords sont perçus comme une entrave, en particulier lorsqu’ils opposent des personnalités fortes ou portent sur des choix stratégiques. Et si, bien gérées, certaines confrontations au sein d’une équipe pouvaient aider à faire éclore de nouvelles idées ?
La recherche s’intéresse depuis longtemps à l’impact des conflits d’équipe sur la créativité. Selon certains chercheurs, un « bon » conflit peut la stimuler ; selon d’autres, il nuit au potentiel créatif. Jusqu’à présent, les travaux ont dit tout et son contraire. La plupart des études ont tendance à mettre tous les conflits dans le même panier, ou, au mieux, à les classer grossièrement entre conflits liés aux tâches et conflits interpersonnels, en supposant qu’ils affectent tous les membres de l’équipe de façon identique. Mais nous le voyons maintenant, cette approche est trop simpliste.
Des recherches récentes, dont les nôtres, montrent qu’on obtient un tableau plus clair de la situation en examinant un facteur clé : le rôle des individus dans l’équipe, et en particulier leur statut au sein du réseau. En particulier, des effets intéressants se produisent au cours des conflits impliquant les membres clés : ceux qui occupent une position centrale dans le flux des tâches. Grâce à ces résultats, les dirigeants auront un nouvel outil d’analyse pour comprendre l’impact des conflits sur leurs équipes et adopter des mesures concrètes afin que ces tensions stimulent la créativité au lieu de l’entraver.
Dans toute équipe, des désaccords sur les tâches – qu’il s’agisse de la répartition des ressources, de la prise de décision ou de l’organisation du travail – sont inévitables. Ces conflits, appelés « conflits de tâche », sont souvent considérés comme bénéfiques par la recherche traditionnelle, qui y voit une source de nouvelles perspectives, un moteur de discussion et, s’ils sont bien gérés, un levier pour stimuler la créativité.
Pourtant, les données disent tout autre chose, et l’histoire est souvent plus complexe. Notre étude est née de la volonté de mieux comprendre ces résultats parfois contradictoires.
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En analysant les réseaux de 70 équipes travaillant au développement de nouveaux produits, nous avons constaté que les conflits de tâche impliquant des membres clés peuvent effectivement stimuler la créativité, en incitant l’équipe à repenser son travail – mais seulement à certaines conditions. Plus précisément, ces désaccords n’ont d’effet créatif que dans les équipes dont les membres partagent largement les mêmes objectifs. Ce constat reste valable même en tenant compte de tous les autres conflits de tâche existants au sein de l’équipe.
Lorsqu’un membre-clé – celui dont les autres dépendent pour des informations essentielles – entre en conflit sur une tâche, l’équipe est contrainte de prendre du recul, de réévaluer la situation et d’explorer de nouvelles approches. Cela l’oblige à sortir du mode pilotage automatique et, si un objectif commun est clairement partagé, cela favorise une attitude plus flexible et ouverte aux idées nouvelles – le moteur même de la créativité.
En revanche, en l’absence d’objectifs partagés, ces conflits n’apportent aucun véritable bénéfice créatif. Et ce n’est pas surprenant : pourquoi se fatiguer à remettre en question le statu quo si l’on n’est pas aligné sur le résultat à atteindre ? Finalement, ce que l’on considère traditionnellement comme des conflits d’équipe généraux ne contribue pas à la créativité ; c’est au cœur même de l’équipe que les véritables dynamiques créatives émergent.
À l’inverse, les tensions personnelles – appelées « conflits relationnels » – ont un impact bien différent. Ces conflits ne portent pas réellement sur le travail en lui-même, mais résultent plutôt de frictions entre des personnalités ou de problèmes interpersonnels.
Les travaux de recherche ont déjà bien établi que les conflits relationnels nuisent à la créativité au sein des équipes. Mais notre étude va plus loin : lorsque ces tensions impliquent des membres clés, leurs effets sont encore plus délétères. En fragilisant la cohésion du groupe (son « ciment »), ces conflits érodent la confiance et le sentiment de sécurité indispensables à l’émergence d’idées nouvelles.
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Lorsque les membres clés possèdent une forte intelligence émotionnelle, les effets les plus néfastes de ces conflits peuvent être atténués. En d’autres termes, cette compétence leur permet de gérer les tensions personnelles sans compromettre la cohésion de l’équipe, même lorsqu’apparaissent des désaccords. Une preuve de plus que les talents les plus précieux des entreprises sont non seulement ceux qui excellent dans leur domaine, mais aussi ceux qui savent gérer l’aspect humain.
Alors, comment les managers peuvent-ils exploiter le potentiel créatif des conflits tout en en limitant les effets négatifs ? Voici quelques mesures concrètes à adopter :
définir des objectifs communs : en instaurant des objectifs partagés, les dirigeants favorisent un cadre où les conflits de tâche deviennent constructifs. Lorsque tous les membres avancent dans la même direction, les désaccords sur la manière d’y parvenir sont plus facilement surmontés, encourageant ainsi la réflexion et l’adaptabilité de l’équipe ;
développer l’intelligence émotionnelle : les conflits relationnels impliquant des membres clés peuvent fragiliser la cohésion de l’équipe. Il est donc essentiel de doter ces acteurs stratégiques des compétences émotionnelles nécessaires pour gérer les tensions interpersonnelles. Recruter des profils dotés d’une intelligence émotionnelle élevée ou les former à ces compétences permet de désamorcer les conflits sans nuire à l’unité du groupe, ce qui préserve ainsi son potentiel créatif ;
repenser le conflit : tous les conflits ne sont pas néfastes – ni bénéfiques – de la même manière. Une bonne structuration d’équipe prend en compte à la fois le rôle des membres clés et l’impact de leurs désaccords sur la dynamique collective. Les dirigeants doivent cesser de voir le conflit uniquement comme un obstacle et l’envisager aussi comme un levier de créativité, à condition de bien identifier qui est impliqué et comment cela est géré.
De manière générale, la recherche traditionnelle sur les conflits d’équipe adopte souvent une approche uniforme, considérant les conflits de tâche et relationnels comme s’ils impactaient tous les membres de la même manière. Grâce aux avancées dans l’analyse des dynamiques d’équipe, notre étude montre au contraire que les conflits impliquant des membres centraux du réseau ont un impact disproportionné sur la cohésion et la créativité du groupe.
Les conflits impliquant ces membres clés ne peuvent pas être ignorés : leurs répercussions se propagent à l’ensemble de l’équipe, influençant sa dynamique et son efficacité.
Brad Harris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.04.2025 à 17:29
Zhe Yuan, Associate professor, Pôle Léonard de Vinci
Elissar Toufaily, Enseignante Chercheuse en marketing digital, Pôle Léonard de Vinci
Insaf Khelladi, Professeur Associé en Marketing, Pôle Léonard de Vinci
Alors que la Paris Blockchain Week, du 8 au 10 avril 2025, s’apprête à explorer les dernières tendances du Web3, la place des jetons non fongibles, ou NFT, dans l’art physique suscite encore des débats. Entre innovation, spéculation et défis juridiques, ces actifs numériques redéfinissent-ils la propriété artistique ou restent-ils une bulle incertaine ?
L’intégration des jetons non fongibles ou Non-Fungible Tokens (NFT) dans l’industrie de l’art transforme la manière dont les œuvres sont perçues, échangées et valorisées. En marge du salon NFT Paris de février 2025, un collectionneur a divisé une peinture à l’huile de Georges Braque en 144 images haute définition, frappées sur la blockchain bitcoin via le protocole Ordinals et vendues sous forme de NFT.
Ces jetons non fongibles ne confèrent pas la propriété de l’œuvre originale, mais offrent une part des revenus générés par son exploitation (expositions, locations). Toutefois, cette approche dépend fortement des termes contractuels spécifiques de chaque NFT, car la plupart d’entre eux ne garantissent pas un partage des revenus avec les détenteurs.
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Ce modèle soulève de nombreuses interrogations sur la valeur, la liquidité et la viabilité des NFT dans le marché de l’art traditionnel. Ces nouvelles formes de propriété numérique sont-elles de simples outils spéculatifs ou annoncent-elles une révolution dans la manière dont nous collectionnons et investissons dans l’art ?
Les recherches récentes indiquent que la valeur perçue des NFT repose sur deux dimensions principales : la spéculation et l’utilité. Alors que le marché de l’art physique est traditionnellement basé sur la rareté et l’authenticité, les NFT ont introduit un nouveau paradigme dans lequel la valeur repose souvent sur l’engouement des communautés numériques et la dynamique des marchés financiers.
Un phénomène similaire est identifié dans la mode et l’industrie du luxe : bien que les NFT puissent représenter des actifs numériques uniques, leur valeur repose davantage sur l’effet de mode et l’engagement communautaire que sur un usage pratique.
Ainsi, 95 % des NFT n’auraient aujourd’hui plus de valeur, et l’intérêt des consommateurs tend à s’éroder lorsque l’effet de nouveauté disparaît. De la même manière, dans l’art, plusieurs collections NFT ont vu leur valeur s’effondrer après des pics de spéculation. Ce constat souligne une problématique essentielle : comment rendre les NFT artistiques réellement attractifs et durables ?
Toutes les œuvres ne sont pas adaptées à la transformation en NFT. Trois éléments conditionnent leur succès. Tous d’abord, la notoriété et la rareté de l’œuvre. Des artistes établis, comme Beeple ou Damien Hirst, ont réussi à vendre des NFT à des prix élevés grâce à leur renommée préexistante. À l’inverse, un artiste émergent devra s’appuyer sur une stratégie de communauté pour créer une demande.
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Ensuite, le modèle économique du NFT. Les jetons liés à des œuvres physiques doivent garantir une exploitation commerciale viable (locations, expositions). Sans un modèle économique clair, la valeur de ces crypto-actifs risque de s’effondrer rapidement.
Enfin, la dépendance aux tendances spéculatives. La valeur des NFT est souvent corrélée aux fluctuations du marché des cryptomonnaies. Cette volatilité freine l’adoption des NFT par les collectionneurs traditionnels et les investisseurs institutionnels.
L’intégration des NFT dans l’art soulève également des problématiques juridiques et techniques majeures. Un flou juridique persistant. À ce jour, les détenteurs de NFT ne disposent pas toujours de droits clairs sur l’exploitation de l’œuvre. L’incertitude réglementaire rend difficile l’intégration des NFT dans les galeries et musées.
En outre, selon une étude réalisée en 2022, plus de 80 % des NFT créés gratuitement sur OpenSea étaient en réalité des copies non autorisées ou des œuvres plagiées.
Cette situation met en lumière une industrie qui, malgré un fort potentiel, repose encore largement sur une dynamique spéculative et un cadre réglementaire fragile.
D’une part, ce marché est illiquide et volatil. Contrairement à l’art traditionnel, où les œuvres sont vendues à des prix plus ou moins stables sur le long terme, les NFT connaissent des fluctuations extrêmes. En outre, la majorité des jetons restent invendus ou voient leur prix chuter drastiquement après l’euphorie initiale.
D’autre part, l’adoption est freinée par la complexité technique. Le Web3 souffre encore d’un manque d’ergonomie. Pour rendre les NFT accessibles, il faudrait simplifier leur usage, notamment en intégrant des interfaces grand public similaires à celles d’Amazon ou d’Apple Pay.
Malgré ces défis, certaines stratégies peuvent rendre les NFT plus attractifs et mieux intégrés au marché de l’art. En outre, des modèles hybrides (ou phygitaux, c’est-à-dire physiques et digitaux) peuvent voir le jour en associant un NFT à un certificat d’authenticité blockchain et en offrant des expériences exclusives aux collectionneurs.
Guerlain avait ainsi lancé les « CryptoBees », où chaque NFT était lié à un projet écologique, combinant art et impact environnemental.
Par ailleurs, le cadre légal et contractuel de certains NFT pourrait être repensé pour garantir la redistribution des bénéfices à leurs détenteurs ou garantir l’authenticité d’un objet à l’image des initiatives comme le consortium Aura blockchain (LVMH, Prada, Cartier), qui certifie l’authenticité des objets de luxe.
Enfin, l’accès aux NFT peut être davantage facilité, notamment en supprimant la complexité technique ; par exemple par la gestion des « wallets », la détention de clés privées et la compréhension des gas fees ou frais de fonctionnement du réseau.
En février, un spécialiste Web3 de Google pour la zone Asie Pacifique a annoncé sur la scène d’un festival crypto que son entreprise « étudie des moyens de réduire les barrières à l’entrée afin que les utilisateurs du Web 2.0 puissent facilement accéder aux services du Web3 comme le Bitcoin », ce qui pourrait démocratiser l’usage des NFT.
Certains projets NFT offrent des droits commerciaux aux détenteurs, leur permettant d’exploiter l’image de leur NFT à des fins entrepreneuriales. Par exemple, les membres du Bored Ape Yacht Club (BAYC), détenteurs de jetons non fongibles du même nom, disposent de droits commerciaux complets sur leur NFT, leur permettant de créer des entreprises ou des produits dérivés reprenant le personnage figurant sur leur jeton. Notons que malgré ce modèle, ces NFT ont perdu 93 % de leur valeur par rapport à leur pic de valorisation d’avril 2022.
Ce concept, souvent qualifié de decentralized branding (« stratégie de marque décentralisée »), ouvre de nouvelles perspectives d’empouvoirement entrepreneurial où les collectionneurs deviennent des acteurs économiques à part entière.
Les NFT ont introduit un nouveau paradigme dans le marché de l’art, en ouvrant des opportunités inédites pour les artistes et collectionneurs. Toutefois, leur adoption reste entravée par des défis structurels étroitement liés aux NFT : spéculations excessives, absence de cadre réglementaire clair et complexité technologique.
Pour s’imposer durablement, les NFT devront dépasser leur statut d’objets spéculatifs et proposer une véritable valeur ajoutée aux acteurs du marché de l’art. Leur succès reposera sur la transparence des transactions, l’authenticité certifiée et la création d’expériences engageantes pour les acheteurs. Les initiatives combinant art physique et numérique pourraient ainsi favoriser une transition progressive vers un modèle plus stable et attractif.
Le record de Beeple, dont l’œuvre « Everydays — The First 5000 Days » a été vendue aux enchères pour 69 millions de dollars en 2021, a attiré l’attention du monde entier, avant que la chute vertigineuse des cours ne les chasse du devant de la scène. Mais le véritable avenir des NFT dépend de la capacité des artistes, des plateformes, des systèmes juridiques et des institutions culturelles à construire conjointement un écosystème plus fiable, plus inclusif et plus facile à utiliser.
Les autrices remercient M. Guoxiong Liang (CHtresor Art) et la galerie Aesthetica pour leurs contributions documentaires.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
05.04.2025 à 16:53
Jean-Baptiste Meyer, Directeur de recherche (Centre Population et Développement), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Alors que l’immigration nord-africaine est souvent associée à des images négatives - pauvreté, délinquance, radicalisation - par une partie de la classe politique et des médias, plusieurs études montrent que les enfants et petits-enfants d'immigrés algériens réussissent aussi bien - voire mieux - que l’ensemble de la population française au plan scolaire et professionnel.
L’intégration entre les populations de l’hexagone et celle de son ancienne colonie n’a jamais été aussi forte. Près de deux millions de migrants nés en Algérie sont enregistrés en France au début du XXIᵉ siècle) alors qu’au moment de l’indépendance, seuls 400 000 d’entre eux résidaient dans l’hexagone.
Outre les deux millions de migrants algériens, il faut ajouter les descendants de ces personnes migrantes et celles issues d’unions mixtes, qui le multiplient plusieurs fois. Selon le chercheur Azize Nafa, les estimations varient mais concordent sur le fait qu’au moins six millions de personnes constituent cette population transnationale et que dix à douze millions de personnes ont un lien passé et/ou présent avec l’Algérie, en France – soit entre un et deux Français sur dix.
Ainsi, les deux pays se révèlent être démographiquement et socialement imbriqués. Ils conforment un continuum sociétal bien éloigné d’une représentation, politique et imaginaire, de séparation.
Le cas est exceptionnel dans le monde. Seuls les États-Unis d’Amérique et le Mexique peuvent être comparés au binôme franco-algérien. Ainsi, 9 personnes sur 10 émigrées d’Algérie choisissent la France pour destination, et 9 mexicains sur 10 choisissent les États-Unis. Ni l’Allemagne et la Turquie (56 % des personnes immigrées de ce dernier pays choisissent le premier), ni le Royaume-Uni et l’Inde (18 % seulement), ou l’Australie avec ses voisins asiatiques ne montrent une telle intensité/exclusivité de la relation migratoire.
Ces situations d’exception sont dues à plusieurs facteurs : la proximité géographique, liée à un différentiel de développement socio-économique important et l’existence de réseaux sociomigratoires transfrontaliers.
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La phase historique génératrice de cette transnationalisation est surtout consécutive à la période coloniale. C’est la croissance économique au nord, couplée à la croissance démographique au sud, qui a induit ces flux et poussé à cette intégration. Il s’agit d’une forme traditionnelle d’immigration de main-d’œuvre qui ne va pas sans soubresauts entre les États d’accueil et d’origine. Mais elle façonne durablement une société dont les clivages antérieurs – coloniaux ou guerriers – sont parfois reproduits mais aussi éventuellement transformés par la migration.
C’est d’ailleurs le sens qu’il faut donner à l’accord de 1968 tant décrié aujourd’hui, car supposé injustifié. Il venait stabiliser les flux d’une libre circulation instituée par les accords d’Évian. Ce régime d’exception n’est pas un privilège gratuit accordé par la France à l’Algérie : il s’agit d’une adaptation mutuelle à des conditions postcoloniales de coopération. Selon [Hocine Zeghbib], l’accord représente « un compromis entre les intérêts mouvants » des deux pays. Il a sans aucun doute permis à la France de disposer d’une main-d’œuvre extrêmement utile pour son développement économique durant la deuxième moitié des trente glorieuses.
Entre 1962 et 1982, la population algérienne en France a doublé comme le rappelle Gérard Noiriel. Les films télévisés de Yamina Benguigui et de Mehdi Lallaoui, soigneusement documentés et abondamment nourris de travaux d’historiens, ont popularisé une représentation durable de cette immigration, essentiellement constituée de travailleurs, venus soutenir l’économie française en expansion de l’après-guerre.
Main-d’œuvre masculine, peu qualifiée, dans des logements précaires et des quartiers défavorisés, la vision s’impose d’une population différente et distincte de celle de bon nombre de natifs. Les catégories socioprofessionnelles dont elle relève sont celles des employés et des ouvriers à un moment où l’avènement de la tertiarisation post-industrielle fait la part belle aux emplois en cols blancs. Ces derniers supplantent les premiers qui deviennent minoritaires à partir de 1975, sur les plans économiques, sociaux et symboliques. Mais ces catégories restent pourtant majoritaires chez les travailleurs immigrés dans les premières années de la migration.
Au-delà d’un apport passager et ancien au marché du travail, est-on désormais confronté à ce que certains pourraient décrire comme un « fardeau » socioculturel ?
Les constats empiriques – notamment ceux de Norbert Alter – démontrent le contraire. Ils révèlent la combativité et la créativité accrues des jeunes issus de l’immigration, et leurs réalisations effectives et reconnues, dans divers domaines, notamment socio-économiques.
Les recherches qualitatives que nous avons pu mener font état, depuis plusieurs décennies déjà, de réussites exemplaires de personnes issues de l’immigration, algérienne, maghrébine et autre. Nombreux sont les cas d’entrepreneurs, artistes, chercheurs, journalistes et autres dont les parcours de vie professionnelle s’offrent en référence positive. Mais ce ne sont pas des exceptions qui confirmeraient une supposée règle du passif, du négatif, migratoire. Ces cas n’ont rien d’anecdotique ou d’exceptionnel. Les statistiques disent la même chose.
Plusieurs enquêtes récentes comme Trajectoires et Origines TeO2 menée par l’INED en 2020 ainsi que l’enquête emploi de l’Insee, font état d’une réussite éducative et socioprofessionnelle des descendants de l’immigration maghrébine en France.
Catégories socioprofessionnelles des actifs occupés (2020)
Pour les deuxièmes et troisièmes générations, cette réussite s’avère statistiquement comparable, équivalente et même parfois supérieure, à l’ensemble de la population française. Ainsi les catégories « artisans, commerçants et chefs d’entreprise » de même que celle des « cadres et professions intellectuelles supérieures » sont mieux représentées (29 %) dans les populations issues de l’immigration maghrébine que pour la moyenne des Français (26 %).
L’image d’une population immigrée globalement ségréguée et défavorisée mérite donc quelques corrections fondamentales.
Concernant les marocains de l’extérieur, l’enquête emploi de l’Insee analysée par Thomas Lacroix montre que la première génération demeure moins favorisée, avec une catégorie ouvrière surreprésentée par rapport à la population générale. En revanche, pour les Algériens, la proportion des ouvriers y est à peine supérieure à celle de l’ensemble tandis que celle des cadres et professions intellectuelles a même un point de pourcentage au-dessus. Le paysage social a donc significativement évolué depuis l’indépendance.
Cela est dû en partie à l’éducation qui permet des rattrapages rapides des populations immigrées vis-à-vis des natifs. De ce point de vue, les résultats de l’enquête Trajectoire et origines de l’INED confirment les statistiques de l’Insee, montrant qu’après deux générations, les niveaux de performance dans l’enseignement supérieur sont équivalents entre les deux populations – ce rattrapage se réalise même dès la première génération lorsque ses ressortissants viennent de couples mixtes.
Le brassage apparaît ainsi comme un facteur significatif d’intégration et d’égalité. Toutefois, selon cette enquête et à la différence de celle de l’Insee, le débouché sur le marché du travail est un peu moins favorable pour les personnes issues de l’immigration que pour les natifs. Les auteurs expliquent cette différence par une discrimination persistante envers les populations d’origine étrangère, maghrébine en particulier, en s’appuyant sur les travaux de Dominique Meurs.
Cette persistance de formes de discrimination, ainsi que les situations sociales désavantageuses dont souffre la première génération immigrée ne sont pas sans conséquences. Cette situation nuit bien sûr à cette population, mais nourrit également du ressentiment. C’est dans ce contexte que germent des discours haineux à son égard ou, à l’inverse, vis-à-vis de la France. D’un côté, on opère l’amalgame entre immigration et délinquance au vu de conditions sociales dégradées ; de l’autre s’expriment d’acerbes dénonciations à propos de la méfiance subie par les migrants d’Algérie. Pourtant, ces discours ne reflètent pas la totalité des liens, pour beaucoup indissolubles et féconds, que le temps a tissés entre ce pays et la France.
Les constats précédents nous invitent à reconnaître ce que les circulations trans – méditerranéennes ont produit : une société qui déborde chacune de ses parties et dont l’intégration s’avère globalement positive. Certes, des inégalités perdurent ainsi que des souffrances et des acrimonies. Mais ces difficultés demeurent limitées et ne devraient guère constituer la référence majeure de politiques, de part et d’autre de la Méditerranée, qui abîmeraient le lien social entre des populations mêlées, sur des territoires souvent partagés.
Jean-Baptiste Meyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.