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05.06.2025 à 11:16

Recycler les plastiques pour protéger les océans, une illusion face à la surproduction ?

Romain Tramoy, PostDoc en environnement, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Jean-François Ghiglione, Directeur de recherche, Ecotoxicologue, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Marie-France Dignac, Directrice de recherches sur la biologie des sols, INRAE, Inrae

Le vrai problème de la pollution plastique tient à la croissance continue de la production, qui se nourrit de toujours plus de plastique vierge, quel que soit le taux de recyclage.
Texte intégral (2488 mots)

Alors qu’aujourd'hui, seuls 10 % des plastiques sont recyclés, les industriels présentent souvent le recyclage comme la solution idéale. Ce raisonnement élude pourtant un aspect important : la croissance de la production de plastique se poursuit et se nourrit de toujours plus de plastique vierge, quel que soit le taux de recyclage. La production de plastique mondiale a ainsi été multipliée par deux au cours des quinze dernières années et ne semble pas prête à s’infléchir.


Le recyclage des plastiques est-il aussi efficace qu’on le vante ? En 2024, le procureur de Californie attaquait en justice le pétrolier ExxonMobil, épinglant sa communication quant au recyclage du plastique, jugée comme de nature à désinformer le public et les décideurs. Le ministère de la justice de Californie pointait notamment son « marketing astucieux qui promettait que le recyclage allait permettre de résoudre le problème de la quantité toujours croissante de déchets plastiques produits par ExxonMobil ».

Ce procès inédit rappelle, alors que débute, ce 9 juin, la Conférence des Nations unies sur les océans (Unoc), que le recyclage des plastiques ne tient pas toutes les promesses faites par les entreprises et gestionnaires de déchets. De fait, 90 % du plastique produit annuellement n’est pas recyclé.

Le risque serait qu’une communication trop optimiste retarde la prise de conscience des consommateurs qui se conforment au geste de tri attendu. Les dangers des plastiques sont pourtant multiples. Ces derniers ont des impacts sur l’environnement et la santé humaine tout au long de leur vie, qu’ils finissent dans les océans et dans les sols du fait du ruissellement des eaux.

Des particules et substances polluantes sont libérées dans l’environnement à toutes les étapes de la chaîne de valeur des plastiques : lors de l’extraction du pétrole, de la production des plastiques, de leur utilisation et de leur gestion (ou non) après usage. Cela revêt des aspects variés : usure des peintures, des textiles, des plastiques agricoles, des filets de pêche…


À lire aussi : Pourquoi les déchets plastiques ne se dégradent-ils jamais vraiment ?


Les limites du recyclage

Les infrastructures de collecte, de tri et de recyclage des plastiques nécessitent des dépenses d’investissement et de fonctionnement importants, parfois pour des gisements insuffisants ou des coûts pour les matériaux recyclés supérieurs à ceux du plastique vierge produit à partir de pétrole.

Au-delà de cet enjeu d’attractivité économique du plastique recyclé, le recyclage est aussi limité par les propriétés intrinsèques des matériaux plastiques. À mesure que se multiplient les cycles de recyclage, la matière première recyclée voit ses qualités se dégrader. Cela affecte les propriétés finales des plastiques recyclés et en limite les débouchés. En effet, il faut réaliser un tri plus poussé en amont, puis ajouter de plus en plus de matières premières vierges et d’additifs pour y remédier et préserver les caractéristiques souhaitées du plastique produit.

Les plastiques produits et mis sur le marché ont donc des propriétés de recyclabilité inégales. À l’heure actuelle, seuls les plastiques faisant partie de la famille des thermoplastiques sont vraiment recyclables. Les plastiques thermodurcissables et les élastomères sont beaucoup plus difficiles à refondre en fin de vie.


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Même pour les thermoplastiques, la présence d’additifs chimiques (tels que des plastifiants, stabilisants, colorants ou retardateurs de flamme…) limite la part des plastiques pouvant être dirigés vers la voie du recyclage.

Ces difficultés de recyclage des plastiques ne sont pas anodines, car ces derniers menacent la santé humaine et environnementale. On dénombre environ 16 000 substances chimiques dans les plastiques, dont un quart est considéré comme toxique pour l’environnement ou la santé humaine. Le risque d’accumulation de substances toxiques augmente avec le recyclage en raison de la dégradation ou de la recombinaison des substances chimiques et de contaminations croisées qui surviennent au cours de l’utilisation, du stockage, du tri et du transport des plastiques.


À lire aussi : Pourquoi le « recyclage bashing » est une erreur


Recyclage ou « décyclage » ?

Une fois que les déchets plastiques ont été transformés en paillettes ou granulés, deux possibilités de réintégration des résines recyclées émergent, en fonction de la qualité des polymères et des contaminants présents.

La première option est le recyclage dit en « boucle fermée ». Les matières recyclées sont mélangées avec des matières vierges afin de pouvoir retrouver leur utilisation d’origine.

La deuxième option est le recyclage en « boucle ouverte » (downcycling ou décyclage en français). Il concerne les résines recyclées de mauvaise qualité, car issues d’un mélange de plastiques différents. Pour les réintégrer dans une chaîne de production de plastique, il faut alors viser des applications moins exigeantes en termes de qualité.

La proportion des résines plastiques recyclées dirigées vers le recyclage en boucle fermée demeure très limitée. C’est, par exemple, le cas des bouteilles d’eau en plastique PET (polytéréphtalate d’éthylène) clair. Presque tous les autres matériaux plastiques suivent la voie du « décyclage ».

Reste une troisième voie, celle de la « valorisation énergétique », directe (en valorisant l’énergie dégagée lors de l’incinération) ou indirecte (en produisant des carburants à partir de plastiques). Elle est abusivement qualifiée de recyclage, alors qu’elle n’implique pas de refabrication de matière.


À lire aussi : Traité mondial contre la pollution plastique : en coulisses, le regard des scientifiques français présents


Le recyclage ne réduit pas la production de plastiques vierges

Ces infrastructures nécessitent des investissements importants pour voir le jour, qui sont souvent justifiés par l’argument selon lequel le recyclage des plastiques permettrait la diminution des besoins de plastique vierge. Mais est-ce vraiment le cas ?

Impacts de différents scénarios de recyclage sur la production mondiale de plastique vierge dans le contexte de différents objectifs de réduction de la production de plastique primaire. Karali et al. 2024)

Commençons par un scénario construit à partir de la tendance actuelle, où la production de plastique intègre environ 10 % de plastiques recyclés pour 90 % de résines vierges. En appliquant un taux de recyclage constant (10 %) depuis la création des premières usines de recyclage en 1973 (ce qui constitue une hypothèse haute, puisque la proportion de 10 % de plastiques recyclés a été atteinte plus tardivement), on observe que la pente de la courbe de production de plastique vierge (courbe grise) reste très proche de la courbe historique (trait noir plein) et des projections futures (tirets noirs).

Considérons maintenant un scénario où 55 % des déchets plastiques seraient recyclés à horizon 2030, ce qui est défendu par le Pacte vert pour les emballages plastiques de l’Union européenne – et qui constitue un objectif peu réaliste à l’échelle mondiale. Selon cette hypothèse, l’augmentation de la production de plastique vierge est certes retardée d’environ vingt ans par rapport aux tendances historiques, mais son évolution se poursuit toujours de façon quasi-exponentielle.

Même un scénario à 90 % de plastique recyclé – ce qui est utopique – ne ferait gagner que soixante-dix ans sur la production de plastique vierge et ne changerait rien au fait que celle-ci continue à augmenter.

Le scénario le plus ambitieux, proposé par le Rwanda et le Pérou dans le cadre des négociations du traité international sur la pollution plastique, préconise une baisse de 40 % de la production de plastique vierge en 2040 par rapport à l’année de référence 2025. Même dans ce cas, la production de plastique en 2040 correspondra toujours à celle de 2010.

Aucune de ces trajectoires ne change donc le problème de fond. À savoir, le fait que la production mondiale de plastique vierge a été multipliée par deux au cours des quinze dernières années et que cette tendance se poursuit, alors qu’elle avait été anticipée dès le rapport Meadows en 1972, au travers la croissance de la production industrielle et de son corollaire, la pollution.

Dans tous les cas, le recyclage des plastiques n’a qu’une incidence mineure sur la production de plastique vierge. D’autant plus que ces chiffres sont surestimés : ils considèrent que les plastiques produits et consommés deviennent des déchets rendus disponibles au recyclage dans leur année de production, sans tenir compte du stock de plastiques restés en usage. Ceci n’est généralement vrai que pour les emballages, soit environ 40 % de la production de plastiques.

Il y a pourtant urgence, car la pollution plastique contribue au dépassement d’au moins six des neuf limites planétaires.


Cet article a été co-écrit avec Henri Bourgeois-Costa (Fondation Tara Océans).

The Conversation

Romain Tramoy a reçu des financements exclusivement publiques, notamment du ministère de la transition écologique, du GIP Seine aval ou encore de l'ANR dans le cadre d'une Chaire de Professeur Junior.

Jean-François Ghiglione a reçu des financements de l'ANR-PLASTIMAR (ANR--23-CE34-0011)

Marie-France Dignac a reçu des financements publics de l'ADEME et de l'ANR.

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04.06.2025 à 16:35

Restaurants : des bouillons Duval au Bouillon Pigalle, histoire d’un modèle populaire

Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheuse, Grenoble École de Management (GEM)

Depuis quelques années, le bouillon a fait son grand retour en France. Mais quelle est son histoire ? Pourquoi ce type de restaurant connaît-il un tel engouement ?
Texte intégral (1843 mots)

Peut-être avez-vous vu un « bouillon » s’ouvrir récemment dans votre ville. Nés au XIXe siècle pour nourrir la classe ouvrière parisienne, ces restaurants bon marché étaient quasiment tombés en désuétude. Ils reviennent désormais en force. Pourquoi cet engouement ? Qu’est-ce qui fait la spécificité d’un bouillon et quelle est l’histoire de ces établissements ?


Offrir des repas nutritifs à faible coût aux nombreux travailleurs de Paris : telle est, au XIXe siècle, l’idée avant-gardiste de la Compagnie hollandaise. En 1828, elle ouvre un ensemble de petits restaurants proposant des bouillons de bœuf bouilli, dans différents points de la capitale à une population ouvrière, alors grandissante. Le concept du bouillon vient de naître et, avec lui, une forme précoce de standardisation de repas à bas coûts. Mais, en 1854, l’entreprise disparaît. C’est à ce moment-là qu’émerge celui que les annales retiendront comme le père des bouillons : Baptiste-Adolphe Duval.

Dans les années 1850, Baptiste-Adolphe Duval possède une boucherie située rue Coquillère à Paris (1er). Comme sa clientèle n’achète que les « beaux morceaux », Duval cherche un moyen d’utiliser la « basse viande » non vendue. Il pense alors à préparer un bouillon réalisé avec les bas morceaux de bœuf ainsi que du bœuf bouilli, de grande qualité. C’est ainsi qu’il ouvre, en 1854, un établissement, rue de la Monnaie, dans le 1er arrondissement de Paris. Il y propose des plats chauds, réconfortants et bon marché aux bourses les plus modestes, notamment les nombreux travailleurs des Halles, le « ventre de Paris ». Avec les travaux d’embellissement et de modernisation de la ville par le baron Haussmann, des milliers d’ouvriers sont venus de toute la France œuvrer à la capitale : ce sont autant de bouches à nourrir. Le succès est immédiat.

L’ancêtre de la restauration rapide

Duval ouvre alors d’autres points de vente dans la capitale, parmi lesquels, en 1855, un fastueux établissement à l’architecture de fer et de fonte aménagé dans un immense hall de 800 m2 au 6, rue de Montesquieu (1er), non loin du Louvre. Cet édifice, qui peut accueillir jusqu’à 500 personnes, assure un service en continu effectué par des serveuses reconnaissables à leur robe noire, leur tablier blanc et leur bonnet de tulle. Ces dernières appelées aussi les « petites bonnes » symboliseront les bouillons Duval, et seront aussi bien dessinées par des artistes comme Auguste Renoir qu’évoquées par des écrivains comme Joris-Karl Huysmans. Une nouvelle clientèle, attirée par le bon rapport qualité-prix, la flexibilité des horaires et les prix fixes, apparaît. Elle est constituée des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Le choix des mets se développe au fil du temps : on peut ainsi commander du pot-au-feu, du bœuf bourguignon, du veau rôti, mais aussi des huîtres, de la volaille ou du poisson.

Ces endroits – qui prennent le nom de « bouillons » – sont des lieux très propres, des symboles de la modernité. Ils vont rapidement devenir un concept de restaurant à part entière avec une cuisine simple, faite de produits de qualité. Ils sont considérés comme faisant partie des précurseurs de la restauration rapide.

Un nouveau modèle économique

La réussite économique des bouillons Duval est principalement due à son modèle de gestion des stocks. Ils fonctionnent comme une chaîne de restauration et appliquent des économies d’échelle grâce à leurs propres méthodes d’approvisionnement, leur production de pain, leurs boucheries, etc. En 1867, Duval crée la « Compagnie anonyme des établissements Duval » avec 9 succursales. En 1878, il y en aura 16, puis des dizaines dans la capitale à la fin du XIXe siècle.

Le succès des bouillons Duval fait des émules. Mais si la capitale en dénombre environ 400 en 1900, ils englobent en réalité une variété d’établissements hétéroclites aux fonctionnements différents, allant de la simple marchande ambulante aux bouillons s’inscrivant dans la lignée de Duval – comme les établissements Boulant ou Chartier.

Ce dernier, encore en activité aujourd’hui, a ouvert ses portes en 1896 sur les Grands Boulevards. Son immense salle aux boiseries sculptées et ses magnifiques lustres, de style art nouveau, sont classés monuments historiques. Il n’a jamais fermé ses portes ni changé de nom et, contrairement à tous les autres, a traversé le temps et les modes sans aucune interruption, même si son taux de fréquentation a pu connaître des fluctuations.

Concept de restaurant populaire, le bouillon s’est ainsi transformé en une institution incontournable du paysage parisien. Son succès a ensuite perduré jusqu’à l’entre-deux-guerres avant de tomber en désuétude. En effet, dans la France des Trente Glorieuses (1945-1975), le bouillon semble dépassé, ringard, et les clients lui préfèrent par exemple les brasseries qu’ils trouvent plus « haut de gamme » et modernes. On assiste aussi au développement des fast-foods (à partir des années 1960, ndlr).


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Depuis 2017, un grand retour des bouillons

Cependant, la flamme du bouillon et de l’imaginaire qui l’accompagne ne s’est jamais complètement éteinte et c’est ainsi qu’en novembre 2017, les frères Moussié, des restaurateurs, ouvrent à Paris le Bouillon Pigalle (Paris 18e).

Leur souhait est de reprendre les codes initiaux des bouillons, c’est-à-dire des plats réconfortants (par exemple, le bœuf bourguignon, le petit salé aux lentilles ou la purée saucisse) et les desserts gourmands (comme les profiteroles arrosées de chocolat chaud), servis à prix modiques, dans un décor rétro, sur de grandes tablées à l’allure de cantine, le tout dans un esprit « bonne franquette » avec un service en continu et sans réservation.

Qu’est-ce qu’un bouillon ? « Les bouillons, la table du tout-Paris », Arte, 2025.

Le succès est au rendez-vous et, petit à petit, d’autres établissements (ré)ouvrent comme le Bouillon Julien en 2018 dans un décor restauré, ou le Bouillon République en 2021 dans le cadre préexistant de la brasserie alsacienne Chez Jenny. Ces restaurants bon marché attirent beaucoup de clients, français ou étrangers, ravis de manger bon pour pas (trop) cher en période d’inflation. En effet, nombre d’entre eux permettent de se sustenter pour moins de 20 euros avec une entrée, un plat et un dessert. Leur renaissance repose aussi sur des valeurs de simplicité et d’authenticité.

D’autre part, de nombreux bouillons insistent sur le « fait maison », et travaillent fréquemment avec des producteurs locaux et en circuit court.

Des bouillons en région

Ces lieux incarnant la convivialité et l’esprit traditionnel français se sont également multipliés hors de la capitale. Et si leurs chefs continuent de proposer des classiques réconfortants de la gastronomie française, certains le font à la sauce régionale, par exemple, le « maroilles rôti » au Petit Bouillon Alcide à Lille ou le « diot, polenta crémeuse » à La Cantine Bouillon de Seynod, en Haute-Savoie.

À Lille, un bouillon sauce locale.

Depuis deux ou trois ans, des chefs étoilés ouvrent aussi leur bouillon. C’est le cas du chef grenoblois doublement étoilé Christophe Aribert avec le Bouillon A, ouvert en mai 2022. Il y met en avant des produits bio, locaux et de saison. Thierry Marx, deux étoiles, a pour sa part ouvert en 2024 à Saint-Ouen le Bouillon du Coq, dans lequel il propose des harengs-pomme à l’huile ou son célèbre coq au vin. Pour lui, c’est aussi une façon de remettre au goût du jour des plats étiquetés « ringards » à des prix très abordables.

Depuis début 2023, on estime qu’un bouillon se crée chaque mois en France. Ce sont principalement les prix bas qui attirent la clientèle.

Le maintien d’un tarif accessible est, lui, le premier combat de nombre de propriétaires de bouillons. Leur secret ? Une forte préparation en amont (en particulier les plats froids comme les œufs mayonnaise ou les poireaux vinaigrette), un nombre de gestes réduits par assiette (pas trop de techniques, pas de dressage compliqué), des recettes simples, une carte qui change peu, mais aussi des économies sur le volume d’achat et des tables qui tournent très rapidement.

L’autre assurance du bouillon est de trouver des plats classiques servis en un temps record dans un cadre agréable et convivial.

The Conversation

Nathalie Louisgrand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.06.2025 à 16:35

Est-ce la fin de la toute-puissance du dollar ? Une opportunité géopolitique pour l’Union européenne

Kambiz Zare, Professor of International Business and Geostrategy, Kedge Business School

L’euro peut remplacer le dollar en première devise mondiale. Comment ? En renforçant son cadre institutionnel et en nouant des alliances économiques avec toutes les régions du monde.
Texte intégral (1895 mots)
Tous les principaux facteurs qui ont permis la domination du dollar américain sont réunis pour l’euro : économie de grande taille, rôle majeur dans le commerce international et stabilité macroéconomique. MyImages-Micha/Shutterstock

L’euro peut remplacer le dollar en première devise mondiale. Comment ? En renforçant son cadre institutionnel et en nouant des alliances économiques avec toutes les régions du monde. Car plus de vingt-cinq ans après sa création, l’euro a démontré une résilience remarquable : 20 % des réserves de change mondiales, deuxième devise la plus utilisée au monde pour les opérations de prêt, d’emprunt et les réserves des banques centrales… derrière le dollar.


« Qui ne sait pas lire et vit avec un dollar par jour ne ressentira jamais les bienfaits de la mondialisation », disait l’ancien président démocrate états-unien Jimmy Carter

La suprématie du dollar états-unien, autrefois incontestée, attestée par l’ancien président démocrate, apparaît de plus en plus fragilisée. S’il a longtemps été l’axe central du système monétaire international, le dollar continue de dominer les échanges commerciaux, les réserves de change et la cotation des matières premières.

La monnaie états-unienne est présente dans près de 90 % des transactions sur le marché des changes. Près de 60 % des réserves de change des banques centrales sont en dollars. La moitié des exportations mondiales sont aussi libellées en dollars. La montée en puissance de monnaies alternatives comme l’euro ou le yuan, la diversification des réserves par de nombreux pays et la volonté croissante de contourner la dépendance au dollar signalent une recomposition de l’ordre monétaire mondial.

Dans ce contexte, la dédollarisation ne représente pas une menace pour l’Union européenne, mais une véritable opportunité stratégique. En consolidant ses atouts économiques et en renforçant l’internationalisation de l’euro, l’Union européenne (UE) pourrait faire de sa monnaie un levier d’influence géopolitique majeur. Pourquoi ? Tous les principaux facteurs et conditions qui ont permis la domination du dollar américain – à l’exception du pétrodollar dans les années 1970 – sont réunis aujourd’hui pour l’euro : économie de grande taille, rôle majeur dans le commerce international et stabilité macroéconomique.

L’euro face au dollar

Depuis sa création en 1999, l’euro peine à rivaliser avec le dollar. La raison ? Des faiblesses structurelles, notamment l’absence d’un marché des capitaux unifié et d’une gouvernance budgétaire centralisée. Le graphique ci-dessous retrace l’évolution de l’euro face au dollar, depuis sa mise en circulation en 1999. Dans les premières années, entre 1999 et 2002, l’euro démarre à un niveau relativement bas, valant moins qu’un dollar américain. Cette faiblesse initiale provoque une perte de confiance dans cette nouvelle devise, encore peu établie sur les marchés internationaux.

À partir de 2002, l’euro entame une période de forte appréciation, jusqu’à dépasser 1,50 dollar en 2008. Cette montée reflète une confiance croissante dans l’économie européenne, tandis que le dollar, de son côté, se fragilise sur la scène mondiale. En 2022, l’euro atteint presque la parité avec le dollar, c’est-à-dire qu’un euro vaut quasiment un dollar. Cette situation inédite résulte notamment du conflit en Ukraine et d’un contexte mondial fortement inflationniste. Depuis 2023, l’euro semble s’être stabilisé, évoluant dans une fourchette relativement étroite entre 1,05 et 1,10 dollar, sans variations majeures.

L’euro : deuxième devise au monde

L’euro constitue le pilier central du système financier européen. Devise officielle de vingt États membres de l’Union européenne, l’euro est utilisé quotidiennement par plus de 350 millions de personnes. Elle dépasse largement les frontières de l’Europe pour s’imposer comme une monnaie de référence à l’échelle mondiale. À ce jour, environ 60 pays et territoires ont arrimé leur monnaie à l’euro, illustrant son rayonnement international.

Plus de vingt-cinq ans après sa création, l’euro a démontré une résilience remarquable. En 2023, il représentait près de 20 % des réserves de change mondiales, derrière le dollar américain. Il demeure la deuxième devise la plus utilisée au monde pour les opérations de prêt, d’emprunt et les réserves des banques centrales.

À la différence d’autres regroupements régionaux, comme le Conseil de coopération du Golfe (GCC) qui a tenté en vain d’instaurer une union monétaire, l’euro s’est imposé. L’union monétaire du GCC a échoué en raison du refus de ses États membres de céder leur souveraineté monétaire. Le commerce intrarégional limité et la volatilité des prix du pétrole ont renforcé les priorités nationales.

Système européen des banques centrales (SEBC)

Face aux crises financières et économiques, l’Union européenne a su renforcer son cadre institutionnel, élargir le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) et stabiliser ses marchés. L’un des fondements de cette réussite réside dans le système européen de banques centrales (SEBC).

Ce système regroupe la Banque centrale européenne (BCE) et les banques centrales nationales des États membres. La mission principale du SEBC est d’assurer la stabilité des prix, garantissant l’indépendance et la crédibilité de la politique monétaire. Pour y parvenir, le SEBC met en œuvre des instruments de politique monétaire, qu’ils soient conventionnels ou non – quantitative easing, abaissement du taux d’intérêt, etc. Cette stratégie permet une allocation optimale des ressources, dans le respect des principes d’une économie de marché ouverte et concurrentielle.

Monnaie de réserve

À condition de poursuivre les réformes indispensables, l’euro a le potentiel de s’affirmer comme une devise de réserve et de transaction de premier plan, en particulier dans le cadre des échanges commerciaux et des accords énergétiques. Ces réserves sont largement détenues par les banques centrales. Elles permettent à la Banque centrale européenne (BCE) de disposer de liquidités suffisantes pour conduire des opérations de change ou faire face à un déficit de sa balance commerciale. Or, le dollar américain occupait le rôle dominant de devise de réserve depuis la Seconde Guerre mondiale.

Ce statut présente plusieurs avantages : facilité avec laquelle les prix peuvent être comparés d’un pays à l’autre, stabilité des prix et de la croissance économique, etc. Pour les pays de l’Union européenne, l’un des principaux avantages réside dans l’amélioration de la liquidité, facilitant ainsi l’accès au capital pour les entreprises européennes. Ces bénéfices s’accompagnent de coûts importants. La forte demande d’euros tend à en renforcer sa valeur, rendant les exportations européennes plus chères, contribuant ainsi à un déficit commercial persistant.

Bien que les coûts et les bénéfices fassent encore l’objet de discussions parmi les experts, il ressort que, d’un point de vue géopolitique, les avantages tendent à prédominer sur les inconvénients.

Alliances économiques renforcées avec l’Union européenne

La dynamique actuelle est d’autant plus propice que l’Union européenne renforce activement ses liens avec des partenaires économiques stratégiques. Elle est le premier partenaire commercial de l’Inde, le second de la Chine, le principal investisseur au sein du Mercosur, et un acteur clé dans le golfe Persique et en Afrique de l’Ouest.

Au cours de la dernière décennie, le commerce de marchandises entre l’Union européenne et l’Inde s’est accru d’environ 90 %. Selon les données officielles, l’Union européenne se classe au deuxième rang des partenaires commerciaux de l’Inde, avec une valeur totale des échanges bilatéraux de biens atteignant 120 milliards d’euros en 2024.

Ces accords ne sont pas uniquement économiques : ils sont aussi des vecteurs d’influence monétaire. Plus les échanges seront libellés en euros, plus la monnaie européenne s’imposera comme un outil de stabilité et d’indépendance vis-à-vis du dollar.

L’heure européenne ?

Alors que le dollar conserve sa domination, les signes de fragilité se multiplient. La dédollarisation mondiale ouvre un espace stratégique dans lequel l’Union européenne peut s’insérer avec ambition. En s’appuyant sur ses alliances, en affirmant une politique monétaire cohérente, et en promouvant l’euro comme alternative crédible, l’UE peut transformer cette phase de transition en levier de puissance.

L’enjeu n’est pas de remplacer le dollar, mais de construire un système monétaire plus équilibré, pluriel, et résilient. Dans ce nouveau paysage, l’euro a une carte majeure à jouer.

The Conversation

Kambiz Zare ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.06.2025 à 16:34

« Fertiliser » les océans pour capter le CO₂ : solution miracle ou mirage écologique ?

Marion Fourquez, Research scientist, Mediterranean Institute of Oceanography (MIO) (IRD, AMU, CNRS), Institut de recherche pour le développement (IRD)

Cette approche relevant de la « bio-ingénierie » du climat est vantée par plusieurs start-ups. Elle est pourtant risquée.
Texte intégral (3491 mots)
En théorie, il suffirait de parsemer les océans de fer pour déclencher un _bloom_ de phytoplancton (ici, vue satellite) pour capter davantage de CO₂. La réalité est plus complexe. Nasa Earth Observatory

Aider les océans à capturer davantage de CO2 en y déversant du fer pour stimuler la croissance du phytoplancton : cette approche relevant de la « bio-ingénierie » du climat est vantée par plusieurs start-ups. Elle est pourtant risquée, car les incertitudes autour des mécanismes naturels à l’œuvre sont nombreuses.


Alors que les concentrations de CO2 dans l’atmosphère atteignent des niveaux inédits, les stratégies de capture du carbone se multiplient. Parmi elles, les approches dites « océaniques » gagnent en popularité.

Séduisantes, elles misent sur un argument de choc : elles pourraient stocker le carbone pour un dixième du coût de la capture directe du CO₂ dans l’air, méthode gourmande en énergie et dont la technologie est aujourd’hui mise en doute.

L’une de ces approches, testée depuis les années 1990, mais récemment remise en avant par des start-ups, consiste à fertiliser les océans avec du fer pour stimuler la photosynthèse du phytoplancton. Mais, derrière cette idée alléchante, que cache réellement la fertilisation de l’océan par le fer (Ocean Iron Fertilization en anglais, ou OIF) ?

La pompe biologique, moteur invisible du climat

Comme les plantes terrestres, le phytoplancton – ces microalgues qui dérivent à la surface des océans – réalise la photosynthèse : il capte du dioxyde de carbone (CO2) et libère du dioxygène (O2), produisant à lui seul près de 50 % de celui que nous respirons.

Mais son rôle ne s’arrête pas là. Une fois mort ou consommé, le phytoplancton transporte une partie de ce carbone vers les profondeurs océaniques sous forme de particules connues sous le nom de « neige marine ».

La « neige marine » est une pluie de détritus marins, principalement issus du phytoplancton, qui tombe des couches supérieures vers les fonds de l’océan. Henk-Jan Hoving/GEOMAR

Ce phénomène, appelé « pompe biologique », permet chaque année de transférer environ 10 milliards de tonnes (gigatonnes) de carbone vers les fonds marins. Des travaux ont montré que ce mécanisme, à lui seul, a permis de stocker environ 1 300 gigatonnes de carbone dans l’océan sur une période de cent vingt-sept ans, contribuant ainsi à maintenir les niveaux de CO2 atmosphérique plus bas qu’ils ne le seraient en l’absence de ce mécanisme.

Sans cette pompe biologique, notre atmosphère contiendrait 200 à 400 ppm de CO2 en plus, et notre planète serait globalement a minima 3 °C plus chaude.


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Mais, pour fonctionner, cette pompe a besoin de nutriments, et notamment d’un micronutriment essentiel : le fer. Il existe de multiples sources de fer pour les océans. Le ruissellement des fleuves, l’érosion des marges continentales ou les sources hydrothermales sont autant de processus contribuant à l’apport de fer aux eaux océaniques. Les apports atmosphériques sont aussi une source importante de fer pour l’océan du large. Les poussières, transportées par les vents et principalement en provenance des grands déserts, en fournissent la principale source.

L’« hypothèse du fer »

À la fin des années 1980, l’océanographe américain John Martin a proposé ce qu’on appelle l’« hypothèse du fer ». À savoir, dans certaines régions océaniques, riches en macronutriments (nitrates, phosphates), la croissance du phytoplancton serait freinée par un manque de fer. Il suffirait donc d’y parsemer le métal pour déclencher un « bloom » de phytoplancton, captant ainsi davantage de CO2.

Les « blooms » de phytoplancton sont des proliférations rapides et massives d’algues microscopiques dans l’eau, souvent visibles sous forme de taches colorées. Ces « blooms » peuvent être si étendus qu’on les observe depuis l’espace. Nasa/Goddard Space Flight Center/Jeff Schmaltz/the MODIS Land Rapid Response Team

Les régions carencées en fer, appelées HNLC (High Nutrient, Low Chlorophyll), couvrent un tiers des océans mondiaux, dont l’océan Austral, véritable « géant endormi » de la séquestration carbone.

Des expérimentations scientifiques à petite échelle ont montré qu’une tonne de fer pouvait permettre de capturer de 30 000 à 110 000 tonnes de CO2. À l’échelle planétaire, une étude de 2023 a estimé que l’ajout d’un million à deux millions de tonnes de fer par an dans les océans pourrait permettre de capter jusqu’à 45 milliards de tonnes de CO2 d’ici 2100. De quoi faire rêver les promoteurs de la géo-ingénierie.

Mais, au-delà des incertitudes scientifiques, les risques écologiques sont bien réels. Une fertilisation massive pourrait altérer les réseaux trophiques (terme qui désigne l’ensemble des chaînes alimentaires d’un milieu donné), appauvrir la biodiversité, provoquer des zones mortes ou encore des proliférations d’algues toxiques. Une modélisation récente indique que l’OIF pourrait entraîner une diminution de 5 % de la biomasse halieutique (c’est-à-dire liée à la pêche) tropicale, en plus des 15 % déjà attendus d’ici la fin du siècle du fait du changement climatique.

C’est pourquoi l’OIF a été interdite à des fins commerciales en 2013, dans le cadre du protocole de Londres sur la pollution marine.


À lire aussi : Éliminer le CO₂ grâce au puits de carbone océanique, une bonne idée ?


Les promesses fragiles de la fertilisation

Pourtant, certaines entreprises cherchent à relancer la machine, appâtées par la promesse de crédits carbone à faible coût.

À l’inverse de ces initiatives privées, les chercheurs plaident pour une évaluation rigoureuse des risques environnementaux et une gouvernance internationale claire avant toute expérimentation à grande échelle.

Derrière les chiffres prometteurs souvent avancés sur la fertilisation en fer des océans se cachent des incertitudes majeures. Un point crucial tient à la nature même du fer utilisé. En effet, toutes les formes de fer ne sont pas assimilées de manière égale par le phytoplancton : sa biodisponibilité dépend fortement de sa composition chimique et de sa provenance.

Une étude que j’ai menée dans les eaux de l’océan Austral, publiée en 2023 dans la revue Science Advances, a montré que le fer libéré par la fonte glaciaire est jusqu’à 100 fois plus biodisponible pour le phytoplancton que celui apporté par les poussières atmosphériques.

En d’autres termes, deux régions présentant des concentrations similaires en fer dissous dans l'eau – mais de biodisponibilité différente – peuvent avoir des réponses biologiques très contrastées. Cette variabilité rend hasardeuse toute projection simpliste, en particulier lorsqu’il s’agit de fertilisation artificielle à grande échelle.

Dans cet article, nous avons souligné que cette complexité contraste fortement avec la manière dont certaines approches de bio-ingénierie présentent l’ensemencement en fer, décrit comme une solution simple et efficace de séquestration du carbone. Cette mise en garde a été relayée également par le CNRS.

À cela s’ajoute un autre facteur souvent négligé : le phytoplancton n’est pas le seul organisme à consommer du fer. Il entre directement en compétition avec les bactéries marines, qui ont besoin de fer pour respirer, relâchant à leur tour du CO2. Si ce dernier remonte en surface, il peut alors retourner dans l’atmosphère. Et dans ce cas, la balance n’est pas forcément positive : il n’y a pas forcément de gain net en matière de stockage de carbone.

D’autres recherches montrent aussi que modifier les communautés de phytoplancton, comme le ferait une fertilisation artificielle, pourrait altérer les chaînes alimentaires marines. En effet, en changeant la composition du phytoplancton, on modifie l’alimentation du zooplancton, et donc le devenir du carbone dans l’océan.

Avant de pouvoir prédire l’efficacité réelle de ces technologies, il est essentiel de mieux comprendre ces dynamiques écologiques et de développer des outils de suivi robustes.

La fonte des glaciers, un accélérateur pour l’absorption océanique du CO₂ ?

Face aux incertitudes que soulèvent les projets de fertilisation artificielle, certains processus naturels méritent d’être mieux compris. C’est notamment le cas des apports de fer issus de la fonte des glaciers.

Les régions polaires se réchauffent bien plus rapidement que le reste de la planète – de quatre à sept fois plus vite que la moyenne mondiale. Cette fonte accélérée des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique entraîne le déversement dans l’océan de 370 milliards de tonnes d’eau douce par an, chargée en fer.

Libéré en quantité croissante sous l’effet du réchauffement climatique, ce fer pourrait, dans certaines conditions, stimuler localement la productivité marine et activer la pompe biologique de manière naturelle. Mais les mécanismes en jeu restent encore mal compris, tout comme l’ampleur réelle du stockage de carbone associé.

Le navire Persévérance proche des glaciers de l’Antarctique en 2023. Férial, Fourni par l'auteur

Pour approfondir cette question, une campagne océanographique est prévue courant 2026 en mer de Ross, en Antarctique. Elle mobilisera le voilier Persévérance, une goélette polaire de 42 mètres conçue pour les expéditions scientifiques dans les environnements extrêmes.

Cette mission, menée en collaboration avec le laboratoire de Takuvik (CNRS/Université Laval/Sorbonne Université), visera à étudier in situ les interactions entre les apports de fer glaciaire et la dynamique du phytoplancton, afin de mieux comprendre le rôle potentiel de ces processus naturels dans la séquestration du carbone.

L’océan, un allié qu’il ne faut pas surexploiter

Aujourd’hui, l’océan absorbe environ 30 % de nos émissions de CO2. Il le fait naturellement, via deux « pompes » complémentaires : la pompe physique (dissolution des gaz dans les eaux froides, brassage vertical) et la pompe biologique. Bien que la pompe physique reste dominante, la capacité de la pompe biologique à s’adapter aux changements climatiques est l’un des grands enjeux scientifiques actuels.

C’est aussi un sujet qui attire, à juste titre, l’attention des acteurs économiques de la décarbonation. S’il est tentant de chercher dans l’océan des solutions rapides et peu coûteuses au dérèglement climatique, nous devons rester prudents. L’océan est un formidable régulateur du climat, mais ce n’est pas un puits sans fond.

The Conversation

Marion Fourquez a été financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS, bourses PP00P2_138955 et PP00P2_166197), ainsi que par le programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention no 894264, projet BULLE). Cette étude a bénéficié du soutien du Projet 16 de l’expédition de circumnavigation en Antarctique (ACE) sous l’égide de l’Institut Polaire Suisse (SPI), avec le soutien financier de la Fondation ACE et de Ferring Pharmaceuticals.

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04.06.2025 à 16:32

Entreprises : du vol à la rêverie, nous sommes presque tous un peu « déviants » au travail

Brad Harris, Professor of management, associate dean of MBA programs, HEC Paris Business School

Contrairement à bien des idées reçues et à des recherches antérieures, les comportements déviants au travail sont plus répandus qu’on ne le croit.
Texte intégral (2430 mots)

Dans l’entreprise, tout n’est pas blanc ou noir, notamment quand on s’intéresse aux comportements s’éloignant de la norme. Tous les salariés ou presque s’éloignent des règles édictées, de façon plus ou moins grave. La recherche montre que leur motivations sont multiples et sont souvent liées à une insatisfaction professionnelle. Le type de personnalité influera sur les manifestations du mécontentement. Décryptage de nos écarts au travail.


On pense en général que les comportements déviants sur le lieu de travail sont le fait de quelques « cas isolés » – les perturbateurs qui bâclent intentionnellement leurs tâches, volent dans les caisses de l’entreprise ou entrent en conflit ouvert avec leurs collègues. Mais si la gamme de ces comportements comprenait également des transgressions plus subtiles – rêvasser, prendre des pauses café trop longues ou lancer des plaisanteries douteuses pendant une réunion ? En réalité, on trouve l’une ou l’autre de ces transgressions mineures chez la plupart des employés, ce qui modifie notre conception de la déviance au travail.

Traditionnellement, la recherche classe la déviance dans le cadre professionnel en catégories bien nettes : les mauvais comportements sont soit interpersonnels (dirigés contre des collègues), soit organisationnels (dirigés contre l’entreprise). Mais la majorité des employés ne peut pas se ranger dans des catégories rigides de « bons » ou « mauvais », et les individus ne se cantonnent pas à un seul type de transgression. En réalité, beaucoup de salariés s’adonnent à un éventail de transgressions mineures, moins gênantes.

Analyse des transgressions

Notre recherche a examiné différents styles ou « catégories » de transgression sur le lieu de travail. Nous avons pratiqué une méta-analyse des réactions de plus de 6 000 employés à travers 20 études primaires aux États-Unis et ailleurs, et conduit de multiples études complémentaires dans différents pays et domaines d’activité.

En ayant recours à des techniques de modélisation statistique, notre analyse des études antérieures a dégagé cinq types spécifiques de « déviants » au travail. Dans plusieurs cas, ils sont irréductibles aux catégories traditionnelles – bon/mauvais ou personne/organisation. Nous avons ensuite mené une deuxième étude comprenant 553 participants, laquelle a donné des conclusions semblables, et montré que les comportements de ces types d’individus sont liés au degré de satisfaction sur le lieu de travail, à l’intention de rotation et autres perspectives professionnelles.

Cinq types de perturbateurs

Voici une liste des cinq types de « perturbateurs » que nous avons identifiés grâce à notre étude complémentaire :

  • Les travailleurs en retrait (39 % des participants à notre étude). On ne verra pas ces employés provoquer des scènes. Il se pourrait même qu’on ne les voie pas beaucoup. Loin du profil classique du perturbateur, ces individus expriment leur mécontentement en négligeant leurs tâches, en arrivant en retard, et en se tenant à l’écart de la vie de l’entreprise, parfois de manière très marquée. La prévalence de cette catégorie, qui n’avait pas été bien caractérisée lors des précédentes études sur la déviance, reflète le phénomène du « quiet quitting » (démission en sourdine) qui s’est popularisé ces dernières années.

À lire aussi : La déviance des cadres intermédiaires comme réponse aux tensions structurelles au sein des organisations


  • Les saboteurs (9 %). Cette catégorie fait montre de la même productivité basse et du même retrait que la précédente, mais avec davantage de morgue. Ces individus évitent leurs tâches, travaillent lentement, prennent de longues pauses et se montrent souvent grossiers avec leurs collègues.

  • Les travailleurs stagnants (21 %). Désinvestis, mais pas ouvertement nuisibles, ces employés rêvassent et arrivent occasionnellement en retard sans provoquer de troubles apparents. La plupart du temps, ils ne se font pas remarquer, mais, en cas de crise, on peut remarquer qu’ils n’assurent pas leur part d’effort. Ces travailleurs peuvent saper les tentatives de transformations organisationnelles et éroder peu à peu une culture d’entreprise positive.

  • Les déviants aggravés (4 %). Les fameuses « pomme pourries ». Les individus de cette catégorie s’adonnent à toutes les transgressions décrites ci-dessus, vraisemblablement en raison d’un taux élevé d’insatisfaction professionnelle.

  • Les déviants mineurs (27 %). Les membres de ce groupe évitent la plupart des comportements déviants et sont en général de bons citoyens sur leur lieu de travail. Même si ce pourcentage est surestimé – le biais de désirabilité sociale, ou la tendance des individus à se présenter sous un bon jour peut avoir empêché les participants de reconnaître tous leurs manquements – il reste relativement modeste, ce qui est parlant – une grande majorité des travailleurs de notre échantillon reconnaissent certaines transgressions, même mineures.


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Fondations sapées en silence

Nos données montrent qu’il n’est pas toujours question de transgressions flagrantes : celles-ci, en réalité, restent une rareté ! Si des actes graves, comme le vol (qu’il s’agisse d’un vol caractérisé ou d’une falsification de reçus) et l’agression franche demeurent exceptionnels, des petits manquements comme rêvasser, prendre des pauses supplémentaires et faire des remarques sarcastiques, sont assez fréquents.

Il est facile de passer à côté de ces petites déviances banales, dans la mesure où elles ne suscitent pas de réactions viscérales de la part des managers ou collègues ; il n’empêche qu’elles peuvent s’ajouter et éroder, à terme, une culture d’entreprise positive de façon invisible jusqu’au moment où un incident conséquent se produit.

L’injustice, aux sources de la déviance

Les employés qui s’adonnent à des transgressions le font souvent parce qu’ils s’estiment lésés par une personne ou une situation, ou en raison de motivations plus profondes, liées à des traits de personnalité propices à la déviance. Notre étude renforce cette idée, tout en offrant un éclairage supplémentaire. Comme on pouvait s’y attendre, quand un travailleur s’estime lésé – par un patron exigeant, des collègues hostiles ou un manque de soutien de la part de l’entreprise – il a plus de chance de se rebeller par un type de transgression ou l’autre. La présence d’un supérieur au comportement excessif augmente la probabilité d’avoir des membres de la catégorie des « déviants aggravés », tandis que le fait d’être ostracisé produit le plus souvent des spécimens de celle des « travailleurs stagnants ».

On pourrait réfléchir à ce qui vient en premier – l’abus subi ou l’abus commis –, mais les schémas que nous avons mis au jour confirment des travaux antérieurs montrant un lien de causalité entre l’injustice et la déviance.

Si l’on regarde au-delà du milieu professionnel, on a également découvert que certains traits de personnalité permettent de prédire le genre de « déviant » qu’un travailleur est le plus susceptible de devenir. Un fort taux d’agréabilité, par exemple, est associée aux catégories de déviance les moins ostensibles, comme les « travailleurs stagnants » ou les « travailleurs en retrait ». Fait notable, si le fait d’être une personne consciencieuse prédit l’appartenance à la catégorie des « déviants mineurs », nos données tendent à montrer que les personnes les plus consciencieuses peuvent aussi à l’occasion être à l’origine de passages à l’acte caractérisés, en général avec un mélange de retrait et de grossièreté (rejoignant les « saboteurs »).

En bref, les personnes hautement consciencieuses ont de fortes attentes à l’égard de leur propre travail et de celui des autres, et il peut leur arriver de présenter face au stress, ou à un affront, une vive réaction qui rendra apparente leur déception.

Un impact global difficile à appréhender

Toute transgression a un poids sur les performances d’une équipe et la rotation au sein de celle-ci. Notre étude montre que les employés de la catégorie « déviants mineurs » ont généralement de bons résultats, offrant un soutien positif à leurs coéquipiers et un bon niveau de satisfaction au travail, tandis que ceux des catégories présentant un fort taux de déviance ont de moins bons résultats et n’offrent en général aucun soutien à leurs collègues. Cependant, si nos résultats confirment qu’une « pomme pourrie » peut nuire à toute une équipe, la déviance et ses effets peuvent s’avérer plus complexes dans certains cas.

Prenons les catégories relativement bénignes des « travailleurs stagnants » et des « travailleurs en retrait », dont les membres expriment une volonté relativement forte de démissionner et, par conséquent, obtiennent de moins bons résultats que les autres. Ces employés peuvent longtemps passer inaperçus tout en sapant le potentiel d’une entreprise.

Laurent Cappelletti, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam, Paris), titulaire de la chaire Comptabilité et contrôle de gestion et coordonnateur du réseau de recherche international Tétranormalisation (Xerfi Canal, 2022).

Zone grise

Les travailleurs de la catégorie des « saboteurs » présentent des schémas comportementaux contradictoires : ils sont prêts à négliger entièrement certaines parties de leur travail et à se comporter grossièrement envers certains collègues, mais peuvent par ailleurs maintenir des niveaux de performance plus élevés, et se donner parfois du mal pour aider certains autres collègues. Par conséquent, les managers se trouvent souvent en zone grise : quels compromis sont admissibles, et où se trouve la frontière entre l’expression raisonnable et la violation franche ?

Nos données montrent que la plupart des employés s’adonnent plutôt à des transgressions mineures, comme prendre des pauses trop longues ou rêvasser, qu’à des actes graves comme le vol. Bien souvent, ils ne se contentent pas d’un ou deux types de déviance, mais présentent des schémas comportementaux complexes, schémas qui peuvent être prédits de façon fiable par des facteurs liés à leur personnalité et aux caractéristiques de leur situation. Si l’on n’y prête pas attention, leurs transgressions mineures, qui apparaissent souvent en réaction au burn-out ou à un moral bas, peuvent passer inaperçues, ce qui fait qu’elles ne seront pas prises en charge. Ce faisant, cela risque de conduire, en s’accumulant, à de gros problèmes pour les entreprises.

Au-delà des mauvaises intentions, gérer le stress quotidien

Notre étude contredit également l’idée que la transgression est le fait de quelques « pommes pourries », déterminées à créer des problèmes, et contribue à ouvrir le champ de la recherche sur une perspective visant, non plus à se demander qui est à l’origine des déviances sur le lieu de travail, mais pourquoi les travailleurs se livrent à ces comportements.

Pour beaucoup d’employés, les petites transgressions ne relèvent pas d’une intention de nuire, mais d’une tentative de gérer le stress quotidien.

Les motifs de transgression peuvent se révéler très variés. Par exemple, certains travailleurs « en retrait » peuvent prendre du recul afin de s’occuper de problèmes de santé, tandis que d’autres manifestent simplement un faible investissement personnel dans l’entreprise.

Comprendre la gamme de ces raisons pourrait permettre de mieux répondre à ces comportements.

Un phénomène majoritaire

Si la déviance est considérée en général comme un phénomène rare, notre étude montre un tableau plus complexe. D’un côté, seuls 4 % des participants ont rapporté de hauts degrés de déviance dans tous les domaines, ce qui tendrait à confirmer cette idée. Cependant, seul un quart (27 %) des employés affirme éviter absolument toute transgression. Il y a donc plus de deux tiers (69 %) des employés qui entrent dans des schémas de déviance plus légers et nuancés.

Cela nous aide à comprendre la déviance comme une part ordinaire de la vie professionnelle. Ce fait complique également la réponse que peuvent y apporter les managers : leur façon de concevoir, de pénaliser et de décourager ces transgressions.

En l’absence de leviers aidant les employés à réduire leur niveau de stress ou compensant les facteurs incontrôlables (comme le gel des salaires à l’échelle d’une entreprise), les managers peuvent être poussés à accepter certaines formes de déviance comme des impondérables, tout en restant vigilants envers les infractions les plus intentionnelles et flagrantes.

The Conversation

Brad Harris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.06.2025 à 16:31

Pikachu, icône inattendue de la contestation en Turquie

Necati Mert Gümüs, ATER, doctorant en science politique, Sciences Po Grenoble

Théo Malçok, doctorant en sociologie, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

La contestation, largement portée par une jeunesse connectée, emprunte aux codes les plus récents des réseaux sociaux et s’appuie notamment sur l’IA.
Texte intégral (2630 mots)

Dans les rues d’Antalya, un manifestant déguisé en Pikachu a été poursuivi par la police le 27 mars dernier, une scène qui aura très vite capté l’attention des médias, faisant du petit Pokémon jaune la mascotte du mouvement contestataire déclenché par l’arrestation, le 19 mars précédent du maire d’Istanbul et leader de l’opposition Ekrem Imamoglu. L’absurdité de la situation provoque le rire ; pourtant, celle-ci n’a rien d’un sketch. Cette scène prolonge plusieurs décennies d’usages contestataires du costume et de la référence aux personnages de fiction dans les manifestations contre le pouvoir et ses tendances autoritaires en Turquie.


Rappelons le contexte : depuis l’arrestation d’Ekrem Imamoglu le 19 mars dernier, les manifestations organisées en Turquie et au sein de la diaspora turque à l’étranger ne se sont pas complètement estompées, notamment grâce à la participation toujours active des cadres et des électeurs du CHP (Parti républicain du Peuple), des syndicats de gauche et des étudiants.

En effet, malgré l’incarcération du maire d’Istanbul, le CHP a maintenu l’organisation des primaires du parti qui ont désigné Imamoglu candidat commun de l’opposition à la prochaine élection présidentielle. Le parti a mis en place des « urnes de solidarité » permettant à toute la population de participer au scrutin et ainsi de manifester son soutien au maire incarcéré. Résultat : 15 millions de personnes se sont déplacées aux urnes.

« Turquie : 15 millions d’électeurs à la primaire symbolique de l’opposition », TV5 Monde (24 mars 2025).

Dans la foulée, le parti a annoncé une tournée de meetings hebdomadaires – un à Istanbul, l’autre en province –, a lancé une campagne de pétitions pour la libération des prisonniers politiques et leur a adressé des lettres de soutien. Le premier rassemblement, tenu le 29 mars à Maltepe, sur la rive asiatique d’Istanbul, a réuni selon le parti près de deux millions de personnes. Les politiques incarcérés ont également fait entendre leur voix à travers des tribunes publiées dans la presse nationale et internationale.

La position des syndicats est plus ambiguë : certains d’entre eux comme Egitim-sen (appel à la grève des enseignants) et Umut-Sen (appel à la grève et à l’arrêt de travail les 27 et 28 mars) ont très tôt affiché leur soutien au mouvement. Mais, progressivement, des désaccords stratégiques et idéologiques, notamment au moment du 1er mai, ont fractionné l’union syndicale.

La jeunesse, force vive du mouvement du 19 mars

En réalité, ce sont les étudiants qui représentent la force vive et créative du mouvement du 19 mars. Indépendamment des cadres partisans et syndicaux, ils développent des idées nouvelles, comme le défilé carnavalesque des étudiants des Beaux-Arts de l’Université Mimar Sinan (Istanbul), et radicalisent les propositions parfois timides des professionnels de la politique, comme le boycott des médias pro-gouvernementaux, qui a été élargi au conglomérat politico-financier de l’AKP, le parti au pouvoir, celui du président Recep Tayyip Erdogan.

La jeunesse étudiante turque dénonce les violences exercées par la police et les agents de sécurité privée dans les universités, et réclament la libération de leurs camarades détenus, lesquels adressent régulièrement des lettres au public qui sont relayées par la presse et sur les réseaux sociaux. Des lycéens prennent aussi part aux cortèges étudiants, surtout depuis que le ministère de l’éducation nationale a limogé mi-avril des enseignants critiques à l’égard du pouvoir.

Comme ils ont été expulsés de la place Saraçhane, épicentre de la mobilisation, en face de la mairie de la municipalité d’Istanbul, et réprimés dans leurs campus, ils ont investi les places et parcs publics, les salles de concert, ainsi que les cérémonies de remise de diplôme pour faire entendre leurs revendications. Des ateliers, des forums, des festivals et des défilés ont été organisés.


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D’où vient toute cette créativité ? À la manière de musiciens de jazz, les manifestants improvisent, comme l’a montré Charles Tilly, en puisant dans un « répertoire d’actions » défini par les usages qu’ils héritent de leurs ancêtres et qu’ils empruntent à leurs voisins.

De la tradition théâtrale à Pikachu

Les clins d’œil à la tradition sont monnaie courante lors des manifestations en Turquie. Ces références puisent notamment dans le registre théâtral par le port de costumes et l’interprétation de personnages fictifs. Des comédiens prennent parfois part aux manifestations, comme Ferhan Sensoy lors de la révolte de Gezi en 2013. Ce comédien est connu pour avoir mené la troupe des Orta Oyuncular qui perpétue la tradition du théâtre satirique ottoman, théâtre d’ombres (Karagöz) ou en chair et en os (Orta Oyunu).

En incarnant des figures emblématiques du folklore turc, les manifestants construisent des points d’ancrage pour penser l’appartenance collective à une lignée protestataire. En 2013, le « Derviche au masque à gaz » est devenu un symbole fort de la révolte de Gezi en réunissant sur la même silhouette les singularités culturelles et contextuelles du mouvement. Ce personnage, créé par le danseur et chorégraphe Ziya Azazi, a été volontairement anonymisé par le port d’un masque pour en renforcer le pouvoir d’identification. En 2025, la figure du « Derviche au masque à gaz » réapparaît lors des manifestations de Saraçhane. Coiffé du couvre-chef traditionnel des soufis mevlevi (sikke), le derviche ne danse plus. Les bras tendus, il se confronte à une rangée de policiers qui l’aspergent de gaz lacrymogène.

« Turquie : le derviche tourneur contre Erdogan », Le dessous des images – Arte (19 mai 2025)

À la différence de la figure du derviche qui circule d’une époque à l’autre au sein d’un même espace culturel, Pikachu, personnage mondialement connu, a rapidement traversé les frontières de la Turquie. À Beverly Hills, à Londres, à Munich ou à Paris, les manifestants du monde entier ont multiplié les références au petit Pokémon jaune en mobilisant toute la panoplie vestimentaire et iconographique de la manifestation de rue : masques, casquettes, lunettes, peluches et bien évidemment costumes.

À Paris, nous avons suivi l’homme sous le costume, Arthur, un trentenaire aficionado de la politique turque depuis son Erasmus à Istanbul en 2017. Il ne pouvait manquer l’occasion rare de marcher aux côtés de personnes originaires de Turquie pour une cause qui lui tenait à cœur. Son plan était soigneusement pensé : loué à un magicien de la banlieue parisienne, le déguisement deux pièces en pilou-pilou est enfilé dans une rue adjacente à la place de la République. Dès l’arrivée sur la grand-place, la farandole de photographies commence.

À une fréquence insoutenable, manifestants comme passants harcèlent le Pokémon pour un selfie. On se croirait à Disneyland. Quelques élus locaux posent avec la mascotte. Les journalistes aussi en raffolent. On cherche à prendre le cliché ou la vidéo qui fera le buzz : Pikachu qui tient un drapeau turc ou arc-en-ciel, Pikachu qui court, Pikachu qui danse, etc. Après quelques heures à jouer un rôle, Arthur retourne, paradoxalement, à l’anonymat en ôtant son costume. La performance est suivie d’un apéro post-manif et d’une veille médiatique improvisée pour évaluer le succès de la performance. Quelques jours plus tard, on apprendra qu’une vidéo postée par un média indépendant de la diaspora turque de France a atteint plusieurs centaines de milliers de vues.

Dans les commentaires de la vidéo susmentionnée, les attaques pleuvent. En référence au drapeau arc-en-ciel, un internaute déclare : « Qui sont ces pédés ? » Un autre plonge dans le complotisme antisémite : « Ce sont les agents de Soros ! » Mais d’autres internautes félicitent les manifestants et se réjouissent de voir que Pikachu a traversé les frontières.

Les réseaux sociaux peuvent être un espace de harcèlement des opposants mais aussi d’échange, de solidarité, de retour sur expérience et de circulations des pratiques contestataires. Les manifestants s’inspirent délibérément ou par mimétisme des Reels qu’ils visionnent sur Instagram et TikTok. Certains internautes partagent des tutoriels pour apprendre aux néophytes de la révolte à éviter les caméras de surveillance ou à se protéger du gaz lacrymogène. C’est le cas par exemple des vidéos dans lesquelles les manifestants montrent comment transformer un t-shirt en masque.

Le récent mouvement étudiant de Serbie est pris pour modèle par certains influenceurs-manifestants de Turquie. C’est de ce mouvement qu’est née l’idée d’une journée de boycott général où toute dépense est proscrite. Les étudiants de Turquie ont aussi organisé des débats sur le mouvement serbe et des journalistes engagés ont réalisé des reportages avec des participants des rassemblements de Belgrade. Mais d’autres expériences comme la révolte étudiante de Hong Kong sont également sous la loupe des manifestants turcs.


À lire aussi : Serbie : la révolte des étudiants va-t-elle tout renverser ?


Quand l’IA se mêle à la contestation

Une bonne partie du contenu lié au mouvement du 19 mars qui circule sur les réseaux sociaux est générée par intelligence artificielle (IA), par exemple ces images sur lesquelles on aperçoit Pikachu et des personnages des univers Marvel et DC.

« Un homme déguisé en Pikachu arrêté en Turquie ? Attention à ces photos », France 24 (mars 2025).

Dans les contextes autoritaires, l’IA aide à contourner les mécanismes de censure et de répression. Alors qu’Ekrem Imamoglu était déjà incarcéré, le CHP a projeté, lors du meeting de Maltepe du 29 mars, un discours généré par IA prononcé par un avatar du maire d’Istanbul.

Après la fermeture du compte X d’Ekrem Imamoglu par la plateforme à la suite d’une demande des autorités turques, de nombreux internautes ont réagi en remplaçant leur photo de profil par le visage du maire. X a ensuite suspendu les comptes s’étant adonnés à cette pratique pour usurpation d’identité après avoir reçu des signalements d’autres internautes.

En réaction, les internautes d’opposition ont recouru à l’IA pour fusionner le visage d’Ekrem Imamoglu avec leur propre visage ou avec des personnages fictifs. Les progrès de l’IA ont massifié l’accès à la création de contenus et ont renouvelé les codes stylistiques de l’expression contestataire en Turquie et ailleurs. Tout type d’internaute a désormais la possibilité de prendre part à une course à l’originalité et au buzz – ce qui, dans les manifestations de rues, se donne traditionnellement à voir dans l’art de la pancarte et du slogan.

Sur les réseaux sociaux, l’image, la vidéo, la voix off et le sous-titre (utilisé pour maximiser la portée et l’impact du contenu) ont remplacé les traditionnels slogans et pancartes. Mais rappelons-le : la rue et le Web interagissent constamment. Les internautes réagissent à l’actualité politique et visibilisent les actions menées in real life. Parfois, certains contenus Internet sont imprimés et collés sur des pancartes lors des manifestations de rue. Néanmoins, la création de contenu sur Internet, même militant, suit les tendances (trends) des algorithmes et se soumet à la logique du mème (concept massivement repris et décliné).

En réalité, les contenus générés ou non par IA qui mettent en scène des manifestants costumés ou des personnages fictifs visent le plus souvent à provoquer le rire. Les émotions comme la pitié ou l’indignation jouent un rôle prépondérant dans l’adhésion à une cause, comme l’a montré le sociologue Christophe Traïni. Malgré tout, la position du rire est plus ambivalente. Car d’un côté, le rire est, comme se plaisent à dire certains manifestants, « un acte révolutionnaire » dès lors qu’il tourne en dérision le pouvoir – à l’exemple du Hirak algérien. Mais de l’autre, il peut aussi faire courir le risque d’une entertainmentisation de la révolte quand le jeu prend le dessus sur les revendications politiques et, à terme, décrédibiliser celles-ci aux yeux des militants les plus engagés.

The Conversation

Necati Mert Gümüs est membre fondateur de Initiative de Reforme Locale (Yerel Reform Girişimi Derneği, Turquie). Il a reçu une bourse de recherche de l'IFEA (Institut français d'études anatoliennes).

Théo Malçok ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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