05.06.2025 à 16:40
Thomas Blonski, Professeur assistant en stratégie et entrepreneuriat, ICN Business School
Pierre Poinsignon, Enseignant-chercheur
Thomas Paris, Associate professor, HEC Paris, researcher at CNRS, HEC Paris Business School
En quelques années, le centre d’art et d’ateliers d’artistes POUSH, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), est devenu un repère incontournable de la scène artistique parisienne. Une étude permet de comprendre les dynamiques qui font émerger un tel lieu créatif.
Dans une ancienne usine d’Aubervilliers, en banlieue parisienne, 270 artistes partagent aujourd’hui leurs journées entre création, discussions informelles et visites de collectionneurs. Ce lieu, baptisé POUSH, s’est imposé en quelques années comme un point de passage obligé pour les professionnels du monde de l’art. On y croise autant de jeunes talents prometteurs que de figures déjà reconnues, dans un décor brut et foisonnant.
Comment expliquer qu’un lieu, inconnu il y a à peine trois ans, soit devenu un incontournable de la scène artistique parisienne ? Pourquoi certaines adresses deviennent-elles des nœuds de créativité et d’attention, là où d’autres projets similaires peinent à exister ? Plus largement, que faut-il pour qu’un lieu devienne un « lieu créatif » ?
Dans tous les domaines de la création, certains lieux se dotent d’une image de créativité importante, comme s’il s’y passait quelque chose de particulier : des territoires comme Hollywood ou la Silicon Valley aux États-Unis, des villes comme Vienne (Autriche) au début du siècle dernier ou Berlin (Allemagne) au début de ce siècle, des quartiers parisiens comme Montparnasse ou Saint-Germain-des-Prés, voire des espaces plus localisés, comme le Bateau-Lavoir (Paris 18e) ou le Chelsea Hotel (New York). Une question revient dès que l’on s’intéresse à ces derniers, les lieux créatifs : comment adviennent-ils ? Sont-ils créatifs parce qu’ils attirent (des artistes) ? Ou attirent-ils parce qu’ils sont créatifs ? Comment se construit cette réputation selon laquelle, « c’est là que ça se passe » ?
C’est cette question que nous avons souhaité explorer à travers une recherche menée sur le cas POUSH, un des plus grands rassemblements d’ateliers d’artistes en Europe. Pour comprendre comment ce lieu a émergé si rapidement comme un repère de la scène artistique, nous avons mené une trentaine d’entretiens avec des artistes et l’équipe dirigeante, complétés par des visites de terrain et un questionnaire auprès des résidents.
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Une théorie utile pour appréhender ce problème a été proposée par Patrick Cohendet, David Grandadam et Laurent Simon : la notion de « middleground ». Pour qu’un territoire créatif puisse prendre de l’ampleur, qu’il attire des talents et qu’il gagne en réputation, il doit mobiliser des passerelles entre l’underground des artistes et l’upperground constitué des entreprises et institutions établies. Cette strate, le middleground, permettrait de faciliter les échanges entre les différents acteurs d’un écosystème, et d’établir la réputation d’un lieu qui devient l’endroit où il faut être, car c’est là que ça se passe. Les auteurs de ce courant ont étudié, par exemple, le cas de Montréal (Québec, Canada) pour le jeu vidéo ou encore les dynamiques spatio-temporelles du monde du design à Berlin.
Comment naissent ces lieux du middleground, ces espaces qui deviennent des passerelles entre artistes émergents isolés et institutions ? Par exemple, comment faire pour créer un tel espace où des artistes pionniers pourront être en contact avec des galeristes et des collectionneurs ?
Le cas de POUSH, plus grand rassemblement d’ateliers d’artistes en Europe, est très instructif.
Fondée en 2020 en initiative privée liée à la société Manifesto, l’association POUSH qui occupe des locaux de grande taille désaffectés sur des durées limitées (environ deux ans), pour les réorganiser en des ateliers loués ensuite à des artistes. Après un premier essai à Saint-Denis, POUSH s’est établi dans un immeuble de grande taille au-dessus du périphérique parisien à la porte Pouchet (qui lui a donné son nom), avant de déménager deux ans plus tard dans une ancienne usine à Aubervilliers, où l’association est toujours domiciliée aujourd’hui avant de devoir déménager à nouveau à l’été 2025.
En moins de trois ans, ce lieu nouveau s’est fait une place dans l’écosystème artistique parisien. Moins de deux ans après sa fondation, POUSH rassemblait environ 270 artistes, qui travaillaient dans les différents ateliers proposés, et organisait des visites de collectionneurs nationaux et internationaux, en particulier à l’occasion des grands événements du monde de l’art, en particulier les foires : la Fiac puis Art Basel Paris, en octobre, et Art Paris, en avril.
Cette évolution n’est pas commune : d’autres structures similaires existent, y compris dans le même département, mais ni un aussi grand nombre de résidents ni la haute fréquence des visites professionnelles n’y sont observables.
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Notre recherche a cherché à saisir les manifestations et les causes de ce succès, par une étude compréhensive fondée sur des entretiens avec une trentaine d’artistes résidents et avec l’équipe de direction du lieu, mais également par la visite des ateliers et des expositions au cours de plusieurs journées. Un questionnaire a également été administré aux résidents.
Premier constat, la grande diversité des profils des artistes. Ils ne forment pas une « école » et proviennent d’horizons différents, même si une tendance se dégage autour d’un groupe de jeunes artistes français comptant entre deux et sept ans d’expérience, c’est-à-dire ni novices, ni installés. Ils cherchent en POUSH d’abord et avant tout un lieu pour travailler dans de bonnes conditions. D’autres raisons suivent, mais ne viennent que s’ajouter à ce premier besoin : la proximité avec d’autres artistes qui deviennent des collègues de travail, comme dans une entreprise, mais aussi la possibilité de renforcer sa carrière grâce à l’orientation professionnelle du lieu et des visites de professionnels du monde de l’art.
Pour autant, POUSH ne propose contractuellement que de la location d’espaces : les autres éléments (visites professionnelles, expositions, etc.) ne viennent que de façon informelle au fur et à mesure que des occasions se présentent. Cette méthode d’adaptation permanente aux opportunités qui apparaissent avec le temps est revendiquée par le management du lieu qui préfère éviter la lourdeur des procédures ; cela peut créer cependant un sentiment de frustration, car il est difficile de satisfaire l’intégralité des 270 résidents.
De manière concrète, les collaborations restent assez limitées, loin de l’idée spontanée de l’effervescence créative. C’est, au contraire, la combinaison de la masse critique du nombre d’artistes et de la diversité (qui agit comme un accélérateur de carrières) qui multiplie les interactions entre les différents acteurs de l’écosystème, artistes présents et visiteurs représentant le monde professionnel (l’upperground) : curateurs, collectionneurs, galeristes… La présence au sein de POUSH de quelques artistes reconnus irradie l’ensemble des artistes du lieu créatif par effet collatéral, ou effet d’éclairage, créant une sorte de label du lieu.
La conjonction de ces deux facteurs, masse critique et effet collatéral, permet d’augmenter la valeur conventionnelle du lieu créatif, créant le fameux cercle vertueux qui était notre point de départ. Plus le lieu est connu, plus les acteurs sont nombreux à y venir et, plus ils sont nombreux, plus le lieu est connu.
Si cette recherche traite de l’émergence de ces lieux créatifs, elle n’aborde pas en revanche la question de leur futur, et en particulier de leur maintien dans la position intermédiaire du middleground. Est-il possible de conserver ce fragile équilibre entre un underground anonyme et un upperground institutionnalisé, ou mainstream ? C’est cette question qu’il conviendra d’explorer dans de futures recherches.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
05.06.2025 à 16:35
Pierre Mourier, Doctorant en études nord-américaines, Université Lumière Lyon 2
Quentin Peuron, Doctorant en études nord-américaines, Université Lumière Lyon 2
Depuis des décennies, les think tanks jouent un rôle majeur dans l’élaboration des orientations idéologiques des deux principaux partis aux États-Unis. Une bonne partie de ces centres de réflexion sont résolument conservateurs. S’ils ont eu un certain impact lors du premier mandat de Trump, cet écosystème a connu une nette recomposition durant celui de Biden quand sont apparues de nouvelles structures, cette fois totalement trumpistes dès le départ. Think tanks installés depuis longtemps et nouveaux venus se livrent une lutte d’influence acharnée, parfois jusqu’au sein de la Maison Blanche.
« Project 2025 » : ces deux mots auront marqué la campagne présidentielle de 2024 aux États-Unis. Piloté par The Heritage Foundation, ce projet était centré sur le « Mandate for Leadership », un catalogue de 900 pages égrenant mesures législatives et propositions politiques à l’intention d’une future administration républicaine. Le « Mandate » a été rapidement décrié par les démocrates, qui l’ont présenté comme un dangereux programme aux tendances antidémocratiques avant de s’en servir comme fer de lance de leurs attaques contre le candidat Trump. Pourtant, au-delà même de son contenu, le Projet 2025 était un exercice assez classique de la part d’un think tank.
Il n’existe pas de définition consensuelle du terme de think tank, qui peut inclure une variété d’organisations aux formes et objectifs très divers. Aux États-Unis, toutefois, le terme tend à désigner des instituts de recherche indépendants spécialisés dans l’analyse des problèmes de politique publique et la recherche de solutions, sous la forme de mémorandums, de notes d’information ou encore de briefings. Traditionnellement, ces instituts sont financés par des petites donations de citoyens lambda et/ou par de larges dons de fondations privées. Dans les deux cas, l’origine des fonds est souvent opaque et difficile à tracer.
Les think tanks produisent donc du savoir pour éduquer les décideurs politiques et l’opinion publique ; ils ne sont cependant pas des universités.
Tout en revendiquant une scientificité afin de gagner en prestige et en crédibilité, les think tanks cherchent à influencer le jeu politique ; cela n’en fait pour autant pas des lobbies. Les think tanks doivent plutôt être compris comme des institutions interstitielles, situées à l’intersection des champs politique, universitaire et médiatique.
Cette hybridité explique pourquoi, depuis les années 1970, les think tanks n’hésitent pas à soutenir les candidats et les administrations présidentielles des deux partis. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’une relation privilégiée s’établisse avec un ou deux instituts. Du côté républicain, c’était le cas de Heritage sous Reagan (1981-1989), de l’American Enterprise Institute (AEI) et du Project for a New American Century sous G. W. Bush (1989-1993). Cette collaboration s’explique, d’abord, par le soutien que fournissent les think tanks dans la formulation et la crédibilisation de politiques publiques. Ils sont, par ailleurs, des viviers dans lesquels les administrations peuvent recruter d’anciens décideurs politiques chevronnés qui facilitent la mise en œuvre de leur programme.
Les think tanks sont donc placés depuis longtemps au cœur de la vie politique états-unienne. Cette position évolue toutefois à partir de 2016 et l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche.
Contrairement aux administrations républicaines précédentes, l’accession de Trump au pouvoir en 2016 n’offre aux think tanks – y compris à Heritage, pourtant classé 8e think tank le plus influent au monde – qu’une maigre fenêtre d’opportunité,
Ainsi, l’un des postes les plus importants que les think tanks obtiennent est celui de ministre des transports, attribué à Elaine Chao, ancienne membre de la fondation Heritage. Le général Jim Mattis, proche de la Hoover Institution, est nommé en 2017 ministre de la défense de Trump. Il est remplacé en 2019 par Mark Esper, ancien directeur de cabinet d’Heritage et lobbyiste pour le complexe militaro-industriel. L’AEI est représenté par John Bolton, qui devient conseiller à la sécurité nationale (2018-2019) et par Kevin Hassett, placé à la tête du Conseil des conseillers économiques.
La majorité de ces nominations est toutefois motivée par les parcours personnels des personnes choisies plus que par leur appartenance à un think tank. Les think tanks américains ont, depuis des décennies, l’habitude de former les cadres républicains. L’impact modeste des think tanks sur l’administration Trump est à comprendre comme le prolongement de cette dynamique.
Au-delà, la distance entre Trump et les think tanks s’explique de deux manières : d’une part, de nombreux think tanks se méfient d’un candidat assez éloigné du conservatisme traditionnel ; d’autre part, Trump se présente comme opposé à l’establishment, et estime précisément que ces institutions relèvent de cet establishment.
Deux think tanks historiques ont toutefois essayé de se démarquer, avec deux stratégies différentes. Après l’élection, Heritage tente de saisir la balle au bond et de se mettre au service du président, en fournissant des cadres et en participant aux diverses nominations judiciaires. De son côté, le Claremont Institute prend position en faveur de Trump dès la campagne et tente de théoriser le trumpisme à rebours en construisant les bases théoriques d’un populisme conservateur. Cette position agrège autour de l’institut une partie des nationalistes blancs, bien que l’Institut les rejette.
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Ce contexte particulier provoque la montée en puissance d’un think tank issu des milieux nationalistes blancs : le National Policy Institute, créé en 2005, mais dont l’existence a été embryonnaire jusqu’à son implantation dans la banlieue de Washington, après l’élection de Trump. Lui aussi tente de théoriser le trumpisme mais, à cause de la faiblesse de ses financements et de ses cadres peu formés, l’aventure se conclut par un échec. Il ferme ses portes après de nombreux scandales provoqués par son principal dirigeant, Richard Spencer – qui a, notamment, crié « Hail Trump ! Hail Victory ! » dans un discours célébrant la victoire de Trump en 2016, multiplié les provocations racistes lors de sa tournée des universités américaines en 2017 et pris la tête d’une marche aux flambeaux durant le fameux rassemblement « Unite the Right », tenu à Charlottesville en 2017, au cours duquel une contre-manifestante de gauche a été tuée et plusieurs dizaines de personnes blessées.
Après la défaite de Trump face à Joe Biden, des changements s’opèrent dans la galaxie des think tanks conservateurs.
Il est habituel que des membres d’une administration sortante rejoignent l’écosystème des think tanks mais, cette fois, il en va autrement : le personnel politique trumpiste ne parvient pas à y trouver sa place, à la fois parce que la ligne politique de la plupart des think tanks ne correspond pas à celle de ces ex-responsables trumpistes et parce que ceux-ci ont vu leur image entachée par les événements survenus le 6 janvier 2021.
Forts de leur expérience, plusieurs anciens de l’administration Trump I créent alors de nouveaux outils qui ne se limitent pas à de simples laboratoires d’idées. Ce sont aussi des instituts de formation, comme le Conservative Partnership Institute (CPI), fondé dès 2017 mais qui prend son envol en 2020 avec l’arrivée de figures comme Mark Meadows, qui avait été le chef de cabinet de Trump durant son mandat.
Le CPI commence alors à essaimer et participe à la formation d’autres institutions, à l’instar d’American Moment, institut visant à former la future génération de jeunes conservateurs. C’est aussi le cas du Center for Renewing America, think tank se revendiquant de la politique « America First ». Dès 2020 est créé l’America First Policy Institute (AFPI) qui se présente clairement comme un think tank MAGA et va compter dans ses rangs nombre de cadres de la première administration.
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Ces créations d’organisations sont à comprendre à l’aune de l’émergence d’une nouvelle synthèse conservatrice. Cette dernière est notamment proposée par la voix du penseur israélien Yoram Hazony, dont l’ouvrage The Virtue of Nationalism, paru en 2019, pose les bases du national-conservatisme. Hazony organise, à échéances régulières, des conférences – où interviennent parfois des membres de think tanks, comme Rachel Bovard, affiliée à CPI – pour tenter, à nouveau, de théoriser à rebours le trumpisme.
Durant tout le mandat de Joe Biden, c’est l’ensemble de l’écosystème trumpiste qui se prépare donc à une potentielle réélection de Trump.
Le 5 novembre 2024, Donald Trump remporte la présidentielle face à la candidate démocrate Kamala Harris. Se pose alors la question de savoir qui intégrera la nouvelle administration. Ces nominations reflètent les rapports de force qui existent entre think tanks conservateurs.
Au cours de la campagne, la couverture médiatique a fait la part belle à la fondation Heritage et à son Project 2025. Il pouvait alors apparaître à certains que le think tank était devenu le nouveau moteur intellectuel du trumpisme. Selon les dires du président d’Heritage, Kevin Roberts, le but du Projet 2025 était d’ailleurs d’« institutionnaliser le trumpisme ». Et si Trump s’en était distancié pendant la campagne, il semble aujourd’hui largement mettre en œuvre les propositions listées dans le « Mandate » (réduction de la taille de l’État fédéral, suppression du ministère de l’éducation, retrait de l’OMS, etc.).
Cela dit, faut-il lire dans ces décisions un signe direct de l’influence d’Heritage ? Peut-être pas, dans la mesure où bon nombre de ces mesures étaient des demandes de longue date du mouvement conservateur. Dans son ensemble, le contenu du Projet 2025 n’avait, en réalité, rien de révolutionnaire et était surtout un compendium de l’orthodoxie conservatrice reaganienne. En ce sens, il s’agit moins d’une tentative de proposer une synthèse nouvelle du conservatisme MAGA que d’une tentative, pour Heritage, de se replacer au centre du jeu. Le succès de cette stratégie est à questionner.
En effet, les nominations peignent une autre image de l’influence d’Heritage. Assurément, l’on retrouve des contributeurs du Projet 2025, tels que Peter Navarro (conseiller du président pour le commerce), Tom Homan (le « border czar », le tsar de la frontière), Brendan Carr (président de la commission fédérale des communications) ou Karoline Leavitt (porte-parole de la présidence). D’anciens membres d’Heritage ont également été nommés, à l’instar de Harrison Fields (assistant spécial du président), tout comme des membres d’autres think tanks conservateurs historiques comme le Manhattan Institute (Stephen Miran, directeur du conseil des conseillers économiques) ou l’AEI (Kevin Hassett, directeur du conseil économique national).
Toutefois, peu de membres du cercle restreint du président sont issus des rangs des think tanks historiques, y compris Heritage Foundation. Cela pourrait signaler la volonté de Trump de donner davantage de poids à des organisations plus proches de sa ligne politique, comme AFPI.
Pendant la campagne, AFPI a également développé un programme en vue d’une future administration républicaine : l’« America First Agenda ». Tout aussi conservateur que le « Mandate », ce programme entrait davantage en résonance avec la rhétorique trumpiste tout en se faisant médiatiquement plus discret. Ce positionnement semble avoir payé, au vu des nominations de membres d’AFPI au gouvernement. Ainsi, la présidente d’AFPI, Brooke Rollins, a été nommée ministre de l’agriculture ; Linda McMahon, ministre de l’éducation ; Pam Bondi, ministre de la justice ; et Scott Turner, ministre du logement, pour ne donner que quelques exemples.
Les autres organisations du nouvel écosystème conservateur ne sont pas en reste. Russell Vought, le fondateur du Center for Renewing America, a été renommé à la direction du bureau de la gestion et du budget à la Maison Blanche d’où il peut jouer un rôle clé dans la refonte actuelle du gouvernement fédéral. L’American Moment est aussi bien représenté. Non seulement son cofondateur Saurabh Sharma a été nommé à la Maison Blanche au sein du service en charge du personnel présidentiel, mais l’actuel vice-président J. D. Vance et James Braid, directeur des affaires législatives, ont également siégé à son conseil d’administration.
Sans nier l’influence que peut avoir l’Heritage Foundation, il semblerait que la dynamique joue donc plutôt en faveur de l’écosystème des organisations proprement trumpistes. Pour autant, les think tanks traditionnels sont loin d’avoir dit leur dernier mot. Par exemple, l’affirmation au cours de la campagne d’un courant techno-libertarien, associant rejet de l’État et croyance dans les possibilités infinies du progrès technologique, pourrait permettre le retour de certaines institutions sur le devant de la scène. On a ainsi pu voir Vivek Ramaswamy, proposé par Trump pour prendre la codirection du DOGE, qu’il laissera finalement à Elon Musk seul, issu du monde de la tech et candidat malheureux à la primaire républicaine, tenter de se rapprocher du Cato Institute, plus grand think tank libertarien de Washington. Si ce rapprochement a échoué, il témoigne d’une restructuration du champ des think tanks qui est encore loin d’être stabilisée. On peut dès lors se demander à quoi ressemblera la synthèse finale de la pensée conservatrice post-Trump.
Pierre Mourier est membre de l'association française d'études américaines (AFEA) et du FRAN (Far-Right Analysis Network).
Quentin Peuron est membre de l'Association Française d’Études Américaines (AFEA) et de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur (SAES). Il est doctorant contractuel et récipiendaire d'un contrat doctoral de l'ENS Paris-Saclay (CDSN).
05.06.2025 à 16:35
Jean-Pierre Darnis, Full professor at the University of Côte d’Azur, director of the master’s programme in “France-Italy Relations”. Associate fellow at the Foundation for Strategic Research (FRS, Paris) and adjunct professor at LUISS University (Rome), Université Côte d’Azur
La rencontre Macron-Meloni qui vient de se tenir à Rome visait à aplanir certains différends apparus entre la France et l’Italie au cours de ces dernières années. Un rapprochement indispensable à l’heure où pèsent sur l’Europe à la fois l’ombre russe et la perspective d’un possible désengagement des États-Unis.
Ce 3 juin 2025, Emmmanuel Macron a rencontré Giorgia Meloni à Rome : ce fut la première visite bilatérale entre le chef de l’État français et la responsable de l’exécutif italien depuis l’arrivée de cette dernière au pouvoir en septembre 2022. Il aura donc fallu presque trois ans pour qu’elle soit organisée, une lenteur qui tranche avec les décennies précédentes.
À la suite de l’élection de François Mitterrand en 1981, les deux pays, membres fondateurs de l’Union européenne, avaient instauré des sommets bilatéraux annuels pour favoriser et institutionnaliser leur dialogue. Ces rapports, constants, ont connu une relative continuité jusqu’à une période récente. La relation s’était déjà dégradée après la première élection d’Emmanuel Macron, en 2017, notamment à cause des accords portant sur la reprise par l’entreprise italienne STX Fincantieri des chantiers navals de Saint-Nazaire et du fait des désaccords sur la question libyenne.
L’arrivée au pouvoir à Rome en 2018 d’une majorité populiste conduite par le Mouvement 5 étoiles (M5S), associé à la Lega (Ligue du Nord), un parti qui a connu une évolution extrémiste, a envenimé ces tensions, mais elles se sont apaisées l’année suivante avec le changement de coalition, le M5S gouvernant à partir de ce moment-là aux côtés du Parti démocrate.
Avec l’accession de Mario Draghi à la tête du gouvernement italien en 2021, une forme d’idylle bilatérale s’est même brièvement fait jour. Cette période a été marquée par la signature en novembre 2021, à Rome, du traité dit du « Quirinal », qui constitue un tournant dans l’institutionnalisation des relations entre la France et l’Italie.
Le texte met en place un dispositif comparable à celui qui régit les relations franco-allemandes depuis le traité de l’Élysée en 1963. Le traité du Quirinal, qui n’est véritablement entré en vigueur qu’en 2023, vise à systématiser le travail bilatéral entre les différents ministères français et italien – une démarche qui a produit des effets positifs.
La crise des années 2018-2019 avait mis en évidence la faible compréhension mutuelle entre les deux pays. En témoignent leurs divergences d’appréciation sur la situation au sud de la Méditerranée, la France souhaitant donner la priorité à la lutte contre le terrorisme alors que l’Italie avançait plutôt une vision d’équilibre régional afin de gérer à la fois la pression migratoire et les approvisionnements énergétiques.
Toutefois, le travail effectué au sein des ministères des affaires étrangères et de la défense des deux pays a permis de développer les convergences. Fait remarquable, la présence d’un contingent italien au Niger procure à Rome une empreinte militaire en Afrique – et ce, alors que l’ensemble du dispositif français dans la zone s’est replié. Cette capacité italienne permet à Rome de disposer d’une autonomie d’analyse, qui faisait défaut dans la période précédente et qui correspond au projet dit « plan Mattei », que Giorgia Meloni défend désormais pour l’Afrique.
En Italie, la perception de l’histoire de la nation italienne, celle du processus d’unification au XIXe siècle, est parsemée de références contrastées à l’action française dans la péninsule : les deux campagnes napoléoniennes, l’intervention de Napoléon III lors de la seconde guerre d’indépendance italienne ou bien la prise de contrôle de la Tunisie par la France, en 1881, constituent, aujourd’hui encore, des épisodes douloureux.
Côté français, en revanche, on insiste sur des références communes et positives de latinité ou de chrétienté. Ces lectures apparaissent comme des échappatoires aux yeux de bon nombre d’Italiens, convaincus d’être les détenteurs quasi monopolistiques de l’héritage romain et chrétien. Les deux romans historiques nationaux divergent, ce qui fait le lit de bien des incompréhensions.
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Il en va de même en ce qui concerne les analyses croisées de la situation politique interne.
Aux yeux des Italiens, le régime semi-présidentiel de la Ve République a toujours été démocratiquement suspect, car il concentrerait trop de pouvoirs aux mains d’un seul responsable ; et chez les Français, le parlementarisme italien a souvent provoqué une forme d’incompréhension de par le jeu parfois byzantin des partis.
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Cette interprétation constitutionnelle constitue la base de la traditionnelle défiance des Italiens à l’égard des présidents de la République français – une défiance particulièrement ressentie à l’égard d’Emmanuel Macron, d’autant plus que l’actuelle coalition de droite se veut souverainiste, ce qui la pousse régulièrement à critiquer un président français avec lequel elle se perçoit en compétition sur de nombreux dossiers.
Les majorités de droite italienne ont souvent donné lieu, en France, à des interprétations erronées lorsqu’elles sont vues comme promouvant le libéralisme économique. Or, la coalition dirigée par Giorgia Meloni depuis 2022, certes conservatrice sur le plan sociétal, n’entend pas, en matière économique, réduire le périmètre d’intervention de l’État.
De plus, il faut également relever que la perception de Giorgia Meloni en France est influencée par la position particulière de Marine Le Pen au sein du jeu politique, deux facteurs qui gagneraient à être différenciés (le RN et Fratelli d’Italia, le parti de Meloni, ne siégeant pas par exemple au sein du même groupe au Parlement européen).
Enfin, le cadre stratégique suscite à la fois des inquiétudes mais aussi de potentielles convergences. Depuis 2022, les gouvernements français et italien ont toujours soutenu l’Ukraine face à l’agression russe. Cette position reflète également une forme d’orthodoxie en matière européenne. En revanche, une divergence est apparue récemment face à la prise de distance de la seconde présidence Trump à l’égard de l’Europe. Pour les Français, c’est le signe d’une rupture de l’alliance transatlantique. Les Italiens partagent le constat de base, mais continuent à penser que le « camp occidental » doit être maintenu, avec l’idée que les excès du début de la présidence Trump vont laisser place à une forme de retour au pragmatisme.
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Sur ce point, l’Italie diverge non seulement de la France, mais aussi de l’ensemble des pays européens, Allemagne et Pologne en tête, qui prennent non seulement extrêmement au sérieux une future menace russe contre l’Union mais entendent aussi se doter de mécanismes pour suppléer à l’éventuel retrait américain. En ce sens, il faut relever que le chancelier allemand Friedrich Merz apparaît désormais comme une force motrice pour l’Europe.
Alors qu’il a récemment eu des rencontres bilatérales de qualité aussi bien avec Emmanuel Macron qu’avec Giorgia Meloni, les difficultés de communication entre ces deux derniers leaders pouvaient causer des problèmes au cœur d’une Europe qui, dans le contexte actuel, doit plus que jamais parler d’une même voix.
La relance des rapports bilatéraux entre Paris et Rome s’impose donc. Elle peut s’appuyer sur un instrument existant, le traité du Quirinal, qui prévoit d’ailleurs l’organisation de sommets bilatéraux annuels et des rencontres régulières entre ministres, une série de processus à même de reproduire avec l’Italie la solidité du rapport avec l’Allemagne. D’ailleurs, la reprise des rencontres au sommet entre la France et l’Italie – l’entrevue entre Macron et Meloni ayant notamment débouché sur l’annonce d’un sommet gouvernemental bilatéral prévu pour le premier trimestre 2026 – constitue une bonne nouvelle.
Il est en effet indispensable que l’intensité et la qualité du dialogue entre ces deux poids lourds de l’UE soient à la hauteur aussi bien de leur niveau d’intégration au sein de l’Union que de leur communauté de vues sur les questions stratégiques telles que la nécessité de fournir un soutien indéfectible à l’Ukraine. La rencontre du 3 juin a permis un premier tour de table stratégique entre les deux leaders, qui ont évoqué les dossiers les plus délicats en exprimant la volonté de rechercher une position commune pour le prochain G7 (au Canada, du 15 au 17 juin 2025) en matière de sanctions et de position à l’égard de la Russie.
Les errements de la seconde présidence Trump donnent à Paris et à Rome une excellente occasion de surmonter les guerres picrocholines pour se concentrer sur le maintien, voire le développement, d’un modèle européen commun.
Jean-Pierre Darnis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.06.2025 à 16:05
Ombline Damy, Doctorante en Littérature Générale et Comparée, Sciences Po
Paintings by German artist Emil Nolde (1867-1956) were recently on display at the Musée Picasso in Paris as part of an exhibition on what the Nazis classified as “degenerate art”. At first glance, his works fit perfectly, but recent research shows that Nolde’s relationship to Nazism is much more nuanced than the exhibition revealed.
While Nolde was one of the many victims of the Third Reich’s repressive responses to “degenerate art”, he was also one of Nazism’s great admirers. The immense popularity of The German Lesson (1968) by author Siegfried Lenz, however, greatly contributed to creating the legend of Nolde as a martyr of the Nazi regime.
The cover of the French edition, which was on sale in the Musée Picasso bookstore, subtly echoes one of Nolde’s works, Hülltoft Farm, which hung in the exhibition.
Set against the backdrop of Nazi policies on “degenerate art”, the novel is about a conflict between a father and son. It addresses in literary form the central postwar issue of Vergangenheitsbewältigung, a term referring to the individual and collective work of German society on coming to terms with its Nazi past.
The German Lesson was met with huge success upon publication. Since then, it has become a classic of postwar German literature. Over 2 million copies have been sold across the world, and the novel has been translated into more than 20 languages. It is still studied in Germany as part of the national school curriculum. Adding to its popularity, the book was adapted for the screen in 1971 and in 2019. More than 50 years after its publication, The German Lesson continues to shape the way we think about Nazi Germany.
Set in Germany in the 1950s, the novel is told through the eyes of Siggi, a young man incarcerated in a prison for delinquent youths. Asked to pen an essay on the “joys of duty”, he dives into his memories of a childhood in Nazi Germany as the son of a police officer.
He remembers that his father, Jens Ole Jepsen, was given an order to prevent his own childhood friend, Max Ludwig Nansen, from painting. As a sign of protest against the painting ban, Nansen created a secret collection of paintings titled “the invisible pictures”. Because he was young enough to appear innocent, Siggi was used by his father to spy on the painter.
Siggi found himself torn between the two men, who related to duty in radically opposite ways. While Jepsen thought it his duty to follow the orders given to him, Nansen saw art as his only duty. Throughout the novel, Siggi becomes increasingly close to the painter, whom he sees as a hero, all the while distancing himself from his father, who in turn is perceived as a fanatic.
The novel’s point of view, that of a child, demands of its reader that they complete Siggi’s omissions or partial understanding of the world around him with their adult knowledge. This deliberately allusive narrative style enables the author to elude the topic of Nazism – or at least to hint at it in a covert way, thus making the novel acceptable to a wide German audience at the time of its publication in 1968.
Nevertheless, the book leaves little room for doubt on the themes it tackles. While Nazism is never explicitly named, the reader will inevitably recognize the Gestapo (the political police of the regime) when Siggi speaks of the “leather coats” who arrest Nansen. Readers will also identify the ban on painting issued to Nansen as a part of Nazi policies on “degenerate art”. And, what’s more, they will undoubtedly perceive the real person hiding behind the fictional character of Max Ludwig Nansen: Emil Nolde, born Hans Emil Hansen.
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Much like his fictional counterpart Max Ludwig Nansen, the painter Emil Nolde fell victim to Nazi policies aimed at artists identified as “degenerate”. More than 1,000 of his artworks were confiscated, some of which were integrated into the 1937 travelling exhibition on “degenerate art” orchestrated by the regime. Nolde was banned from the German art academy, and he was forbidden to sell and exhibit his work.
After the collapse of the Nazi regime, the tide turned for this “degenerate” artist. Postwar German society glorified him as a victim and opponent of Nazi politics, an image which Nolde carefully fostered. In his memoirs, he claimed to have been forbidden to paint by the regime, and to have created a series of “unpainted pictures” in a clandestine act of resistance.
Countless exhibits on Nolde, in Germany and around the world, served to perpetuate the myth of a talented painter, fallen victim to the Nazi regime, who decided to fight back. His works even made it into the hallowed halls of the German chancellery. Helmut Schmidt, chancellor of the Federal Republic of Germany from 1974 to 1982, and Germany’s former chancellor Angela Merkel decorated their offices with his paintings.
The popularity of The German Lesson, inspired by Nolde’s life, further solidified the myth – until the real Nolde and the fictional Nansen became fully inseparable in Germany’s collective imagination.
Yet, the historical figure and the fictional character could not be more different. Research conducted for exhibits on Nolde in Frankfurt in 2014 and in Berlin in 2019 revealed the artist’s true relationship to Nazism to the wider public.
Nolde was indeed forbidden from selling and exhibiting his works by the Nazi regime. But he was not forbidden from painting. The series of “unpainted pictures”, which he claimed to have created in secret, are in fact a collection of works put together after the war.
What’s more, Nolde joined the Nazi Party as early as 1934. To make matters worse, he also hoped to become an official artist of the regime, and he was profoundly antisemitic. He was convinced that his work was the expression of a “German soul” – with all the racist undertones that such an affirmation suggests. He relentlessly tried to convince Goebbels and Hitler that his paintings, unlike those of “the Jews”, were not “degenerate”.
Why, one might ask, did more than 70 years go by before the truth about Nolde came out?
Yes, the myth built by Nolde himself and solidified by The German Lesson served to eclipse historical truth. Yet this seems to be only part of the story. In Nolde’s case, like in many others that involve facing a fraught national past, it looks like fiction was a great deal more attractive than truth.
In Lenz’s book, the painter Nansen claims that “you will only start to see properly […] when you start creating what you need to see”. By seeing in Nolde the fictional character of Nansen, Germans created a myth they needed to overcome a painful past. A hero, who resisted Nazism. Beyond the myth, reality appears to be more complex.
Ombline Damy received funding from la Fondation Nationale des Sciences Politiques (National Foundation of Political Sciences, or FNSP) for her thesis.
05.06.2025 à 11:16
Romain Tramoy, PostDoc en environnement, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Jean-François Ghiglione, Directeur de recherche, Ecotoxicologue, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Marie-France Dignac, Directrice de recherches sur la biologie des sols, INRAE, Inrae
Alors qu’aujourd’hui, seuls 10 % des plastiques sont recyclés, les industriels présentent souvent le recyclage comme la solution idéale. Ce raisonnement élude pourtant un aspect important : la croissance de la production de plastiques se poursuit. Elle se nourrit de toujours plus de plastique vierge, quel que soit le taux de recyclage.
Le recyclage des plastiques est-il aussi efficace qu’on le vante ? En 2024, le procureur de Californie attaquait en justice le pétrolier ExxonMobil, épinglant sa communication quant au recyclage du plastique, jugée comme de nature à désinformer le public et les décideurs. Le ministère de la justice de Californie pointait notamment son « marketing astucieux qui promettait que le recyclage allait permettre de résoudre le problème de la quantité toujours croissante de déchets plastiques produits par ExxonMobil ».
Ce procès inédit rappelle, alors que débute, ce 9 juin, la Conférence des Nations unies sur les océans (Unoc), que le recyclage des plastiques ne tient pas toutes les promesses faites par les entreprises et gestionnaires de déchets. De fait, 90 % du plastique produit annuellement n’est pas recyclé.
Le risque serait qu’une communication trop optimiste retarde la prise de conscience des consommateurs qui se conforment au geste de tri attendu. Les dangers des plastiques sont pourtant multiples. Ces derniers ont des impacts sur l’environnement et la santé humaine tout au long de leur vie, qu’ils finissent dans les océans et dans les sols du fait du ruissellement des eaux.
Des particules et substances polluantes sont libérées dans l’environnement à toutes les étapes de la chaîne de valeur des plastiques : lors de l’extraction du pétrole, de la production des plastiques, de leur utilisation et de leur gestion (ou non) après usage. Cela revêt des aspects variés : usure des peintures, des textiles, des plastiques agricoles, des filets de pêche…
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Les infrastructures de collecte, de tri et de recyclage des plastiques nécessitent des dépenses d’investissement et de fonctionnement importants, parfois pour des gisements insuffisants ou des coûts pour les matériaux recyclés supérieurs à ceux du plastique vierge produit à partir de pétrole.
Au-delà de cet enjeu d’attractivité économique du plastique recyclé, le recyclage est aussi limité par les propriétés intrinsèques des matériaux plastiques. À mesure que se multiplient les cycles de recyclage, la matière première recyclée voit ses qualités se dégrader. Cela affecte les propriétés finales des plastiques recyclés et en limite les débouchés. En effet, il faut réaliser un tri plus poussé en amont, puis ajouter de plus en plus de matières premières vierges et d’additifs pour y remédier et préserver les caractéristiques souhaitées du plastique produit.
Les plastiques produits et mis sur le marché ont donc des propriétés de recyclabilité inégales. À l’heure actuelle, seuls les plastiques faisant partie de la famille des thermoplastiques sont vraiment recyclables. Les plastiques thermodurcissables et les élastomères sont beaucoup plus difficiles à refondre en fin de vie.
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Même pour les thermoplastiques, la présence d’additifs chimiques (tels que des plastifiants, stabilisants, colorants ou retardateurs de flamme…) limite la part des plastiques pouvant être dirigés vers la voie du recyclage.
Ces difficultés de recyclage des plastiques ne sont pas anodines, car ces derniers menacent la santé humaine et environnementale. On dénombre environ 16 000 substances chimiques dans les plastiques, dont un quart est considéré comme toxique pour l’environnement ou la santé humaine. Le risque d’accumulation de substances toxiques augmente avec le recyclage en raison de la dégradation ou de la recombinaison des substances chimiques et de contaminations croisées qui surviennent au cours de l’utilisation, du stockage, du tri et du transport des plastiques.
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Une fois que les déchets plastiques ont été transformés en paillettes ou granulés, deux possibilités de réintégration des résines recyclées émergent, en fonction de la qualité des polymères et des contaminants présents.
La première option est le recyclage dit en « boucle fermée ». Les matières recyclées sont mélangées avec des matières vierges afin de pouvoir retrouver leur utilisation d’origine.
La deuxième option est le recyclage en « boucle ouverte » (downcycling ou décyclage en français). Il concerne les résines recyclées de mauvaise qualité, car issues d’un mélange de plastiques différents. Pour les réintégrer dans une chaîne de production de plastique, il faut alors viser des applications moins exigeantes en termes de qualité.
La proportion des résines plastiques recyclées dirigées vers le recyclage en boucle fermée demeure très limitée. C’est, par exemple, le cas des bouteilles d’eau en plastique PET (polytéréphtalate d’éthylène) clair. Presque tous les autres matériaux plastiques suivent la voie du « décyclage ».
Reste une troisième voie, celle de la « valorisation énergétique », directe (en valorisant l’énergie dégagée lors de l’incinération) ou indirecte (en produisant des carburants à partir de plastiques). Elle est abusivement qualifiée de recyclage, alors qu’elle n’implique pas de refabrication de matière.
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Ces infrastructures nécessitent des investissements importants pour voir le jour, qui sont souvent justifiés par l’argument selon lequel le recyclage des plastiques permettrait la diminution des besoins de plastique vierge. Mais est-ce vraiment le cas ?
Commençons par un scénario construit à partir de la tendance actuelle, où la production de plastique intègre environ 10 % de plastiques recyclés pour 90 % de résines vierges. En appliquant un taux de recyclage constant (10 %) depuis la création des premières usines de recyclage en 1973 (ce qui constitue une hypothèse haute, puisque la proportion de 10 % de plastiques recyclés a été atteinte plus tardivement), on observe que la pente de la courbe de production de plastique vierge (courbe grise) reste très proche de la courbe historique (trait noir plein) et des projections futures (tirets noirs).
Considérons maintenant un scénario où 55 % des déchets plastiques seraient recyclés à horizon 2030, ce qui est défendu par le Pacte vert pour les emballages plastiques de l’Union européenne – et qui constitue un objectif peu réaliste à l’échelle mondiale. Selon cette hypothèse, l’augmentation de la production de plastique vierge est certes retardée d’environ vingt ans par rapport aux tendances historiques, mais son évolution se poursuit toujours de façon quasi-exponentielle.
Même un scénario à 90 % de plastique recyclé – ce qui est utopique – ne ferait gagner que soixante-dix ans sur la production de plastique vierge et ne changerait rien au fait que celle-ci continue à augmenter.
Le scénario le plus ambitieux, proposé par le Rwanda et le Pérou dans le cadre des négociations du traité international sur la pollution plastique, préconise une baisse de 40 % de la production de plastique vierge en 2040 par rapport à l’année de référence 2025. Même dans ce cas, la production de plastique en 2040 correspondra toujours à celle de 2010.
Aucune de ces trajectoires ne change donc le problème de fond. À savoir, le fait que la production mondiale de plastique vierge a été multipliée par deux au cours des quinze dernières années et que cette tendance se poursuit, alors qu’elle avait été anticipée dès le rapport Meadows en 1972, au travers la croissance de la production industrielle et de son corollaire, la pollution.
Dans tous les cas, le recyclage des plastiques n’a qu’une incidence mineure sur la production de plastique vierge. D’autant plus que ces chiffres sont surestimés : ils considèrent que les plastiques produits et consommés deviennent des déchets rendus disponibles au recyclage dans leur année de production, sans tenir compte du stock de plastiques restés en usage. Ceci n’est généralement vrai que pour les emballages, soit environ 40 % de la production de plastiques.
Il y a pourtant urgence, car la pollution plastique contribue au dépassement d’au moins six des neuf limites planétaires.
Cet article a été co-écrit avec Henri Bourgeois-Costa (Fondation Tara Océans).
Romain Tramoy a reçu des financements exclusivement publiques, notamment du ministère de la transition écologique, du GIP Seine aval ou encore de l'ANR dans le cadre d'une Chaire de Professeur Junior.
Jean-François Ghiglione a reçu des financements de l'ANR-PLASTIMAR (ANR--23-CE34-0011)
Marie-France Dignac a reçu des financements publics de l'ADEME et de l'ANR.
04.06.2025 à 16:35
Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheuse, Grenoble École de Management (GEM)
Peut-être avez-vous vu un « bouillon » s’ouvrir récemment dans votre ville. Nés au XIXe siècle pour nourrir la classe ouvrière parisienne, ces restaurants bon marché étaient quasiment tombés en désuétude. Ils reviennent désormais en force. Pourquoi cet engouement ? Qu’est-ce qui fait la spécificité d’un bouillon et quelle est l’histoire de ces établissements ?
Offrir des repas nutritifs à faible coût aux nombreux travailleurs de Paris : telle est, au XIXe siècle, l’idée avant-gardiste de la Compagnie hollandaise. En 1828, elle ouvre un ensemble de petits restaurants proposant des bouillons de bœuf bouilli, dans différents points de la capitale à une population ouvrière, alors grandissante. Le concept du bouillon vient de naître et, avec lui, une forme précoce de standardisation de repas à bas coûts. Mais, en 1854, l’entreprise disparaît. C’est à ce moment-là qu’émerge celui que les annales retiendront comme le père des bouillons : Baptiste-Adolphe Duval.
Dans les années 1850, Baptiste-Adolphe Duval possède une boucherie située rue Coquillère à Paris (1er). Comme sa clientèle n’achète que les « beaux morceaux », Duval cherche un moyen d’utiliser la « basse viande » non vendue. Il pense alors à préparer un bouillon réalisé avec les bas morceaux de bœuf ainsi que du bœuf bouilli, de grande qualité. C’est ainsi qu’il ouvre, en 1854, un établissement, rue de la Monnaie, dans le 1er arrondissement de Paris. Il y propose des plats chauds, réconfortants et bon marché aux bourses les plus modestes, notamment les nombreux travailleurs des Halles, le « ventre de Paris ». Avec les travaux d’embellissement et de modernisation de la ville par le baron Haussmann, des milliers d’ouvriers sont venus de toute la France œuvrer à la capitale : ce sont autant de bouches à nourrir. Le succès est immédiat.
Duval ouvre alors d’autres points de vente dans la capitale, parmi lesquels, en 1855, un fastueux établissement à l’architecture de fer et de fonte aménagé dans un immense hall de 800 m2 au 6, rue de Montesquieu (1er), non loin du Louvre. Cet édifice, qui peut accueillir jusqu’à 500 personnes, assure un service en continu effectué par des serveuses reconnaissables à leur robe noire, leur tablier blanc et leur bonnet de tulle. Ces dernières appelées aussi les « petites bonnes » symboliseront les bouillons Duval, et seront aussi bien dessinées par des artistes comme Auguste Renoir qu’évoquées par des écrivains comme Joris-Karl Huysmans. Une nouvelle clientèle, attirée par le bon rapport qualité-prix, la flexibilité des horaires et les prix fixes, apparaît. Elle est constituée des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Le choix des mets se développe au fil du temps : on peut ainsi commander du pot-au-feu, du bœuf bourguignon, du veau rôti, mais aussi des huîtres, de la volaille ou du poisson.
Ces endroits – qui prennent le nom de « bouillons » – sont des lieux très propres, des symboles de la modernité. Ils vont rapidement devenir un concept de restaurant à part entière avec une cuisine simple, faite de produits de qualité. Ils sont considérés comme faisant partie des précurseurs de la restauration rapide.
La réussite économique des bouillons Duval est principalement due à son modèle de gestion des stocks. Ils fonctionnent comme une chaîne de restauration et appliquent des économies d’échelle grâce à leurs propres méthodes d’approvisionnement, leur production de pain, leurs boucheries, etc. En 1867, Duval crée la « Compagnie anonyme des établissements Duval » avec 9 succursales. En 1878, il y en aura 16, puis des dizaines dans la capitale à la fin du XIXe siècle.
Le succès des bouillons Duval fait des émules. Mais si la capitale en dénombre environ 400 en 1900, ils englobent en réalité une variété d’établissements hétéroclites aux fonctionnements différents, allant de la simple marchande ambulante aux bouillons s’inscrivant dans la lignée de Duval – comme les établissements Boulant ou Chartier.
Ce dernier, encore en activité aujourd’hui, a ouvert ses portes en 1896 sur les Grands Boulevards. Son immense salle aux boiseries sculptées et ses magnifiques lustres, de style art nouveau, sont classés monuments historiques. Il n’a jamais fermé ses portes ni changé de nom et, contrairement à tous les autres, a traversé le temps et les modes sans aucune interruption, même si son taux de fréquentation a pu connaître des fluctuations.
Concept de restaurant populaire, le bouillon s’est ainsi transformé en une institution incontournable du paysage parisien. Son succès a ensuite perduré jusqu’à l’entre-deux-guerres avant de tomber en désuétude. En effet, dans la France des Trente Glorieuses (1945-1975), le bouillon semble dépassé, ringard, et les clients lui préfèrent par exemple les brasseries qu’ils trouvent plus « haut de gamme » et modernes. On assiste aussi au développement des fast-foods (à partir des années 1960, ndlr).
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Cependant, la flamme du bouillon et de l’imaginaire qui l’accompagne ne s’est jamais complètement éteinte et c’est ainsi qu’en novembre 2017, les frères Moussié, des restaurateurs, ouvrent à Paris le Bouillon Pigalle (Paris 18e).
Leur souhait est de reprendre les codes initiaux des bouillons, c’est-à-dire des plats réconfortants (par exemple, le bœuf bourguignon, le petit salé aux lentilles ou la purée saucisse) et les desserts gourmands (comme les profiteroles arrosées de chocolat chaud), servis à prix modiques, dans un décor rétro, sur de grandes tablées à l’allure de cantine, le tout dans un esprit « bonne franquette » avec un service en continu et sans réservation.
Le succès est au rendez-vous et, petit à petit, d’autres établissements (ré)ouvrent comme le Bouillon Julien en 2018 dans un décor restauré, ou le Bouillon République en 2021 dans le cadre préexistant de la brasserie alsacienne Chez Jenny. Ces restaurants bon marché attirent beaucoup de clients, français ou étrangers, ravis de manger bon pour pas (trop) cher en période d’inflation. En effet, nombre d’entre eux permettent de se sustenter pour moins de 20 euros avec une entrée, un plat et un dessert. Leur renaissance repose aussi sur des valeurs de simplicité et d’authenticité.
D’autre part, de nombreux bouillons insistent sur le « fait maison », et travaillent fréquemment avec des producteurs locaux et en circuit court.
Ces lieux incarnant la convivialité et l’esprit traditionnel français se sont également multipliés hors de la capitale. Et si leurs chefs continuent de proposer des classiques réconfortants de la gastronomie française, certains le font à la sauce régionale, par exemple, le « maroilles rôti » au Petit Bouillon Alcide à Lille ou le « diot, polenta crémeuse » à La Cantine Bouillon de Seynod, en Haute-Savoie.
Depuis deux ou trois ans, des chefs étoilés ouvrent aussi leur bouillon. C’est le cas du chef grenoblois doublement étoilé Christophe Aribert avec le Bouillon A, ouvert en mai 2022. Il y met en avant des produits bio, locaux et de saison. Thierry Marx, deux étoiles, a pour sa part ouvert en 2024 à Saint-Ouen le Bouillon du Coq, dans lequel il propose des harengs-pomme à l’huile ou son célèbre coq au vin. Pour lui, c’est aussi une façon de remettre au goût du jour des plats étiquetés « ringards » à des prix très abordables.
Depuis début 2023, on estime qu’un bouillon se crée chaque mois en France. Ce sont principalement les prix bas qui attirent la clientèle.
Le maintien d’un tarif accessible est, lui, le premier combat de nombre de propriétaires de bouillons. Leur secret ? Une forte préparation en amont (en particulier les plats froids comme les œufs mayonnaise ou les poireaux vinaigrette), un nombre de gestes réduits par assiette (pas trop de techniques, pas de dressage compliqué), des recettes simples, une carte qui change peu, mais aussi des économies sur le volume d’achat et des tables qui tournent très rapidement.
L’autre assurance du bouillon est de trouver des plats classiques servis en un temps record dans un cadre agréable et convivial.
Nathalie Louisgrand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.