08.04.2025 à 11:51
Hassan Vally, Associate Professor, Epidemiology, Deakin University
L’environnement et le mode de vie – le statut socioéconomique, le tabagisme, le niveau d’activité physique, les conditions de vie… – jouent-ils finalement un rôle plus important que la génétique dans la longévité ? C’est ce que suggère une étude publiée dans Nature Medicine, en s’appuyant sur UK Biobank, une base de données d’environ 500 00O personnes.
L’une des interrogations les plus récurrentes que se posent les êtres humains est de savoir combien de temps ils vont vivre. En découle la question de savoir quelle part de notre durée de vie dépend de notre environnement et de nos choix et quelle part est prédéterminée par nos gènes.
Une étude récente publiée dans la prestigieuse revue Nature Medicine a tenté pour la première fois de quantifier les contributions relatives de notre environnement et de notre mode de vie, par rapport à notre génétique, dans la façon dont nous vieillissons et sur notre durée de vie.
À lire aussi : Nous héritons de la génétique de nos parents, mais quid de l’épigénétique ?
Les résultats sont frappants et suggèrent que notre environnement et notre mode de vie jouent un rôle beaucoup plus important que nos gènes dans la détermination de notre longévité.
Cette étude s’est appuyée sur les données de la UK Biobank, une grande base de données du Royaume-Uni qui contient des informations détaillées sur la santé et le mode de vie d’environ 500 000 personnes. Les données disponibles comprennent des informations sur la génétique, des dossiers médicaux, des données d’imagerie médicale et des informations sur le mode de vie.
Dans une autre partie de l’étude, ont été analysées les données issues d’un sous-ensemble de plus de 45 000 participants dont les échantillons de sang ont été soumis à ce que l’on appelle le « profilage protéomique ».
Le profilage protéomique est une technique relativement nouvelle qui étudie la façon dont les protéines du corps changent au fil du temps afin d’identifier l’âge d’une personne au niveau moléculaire. Grâce à cette méthode, les chercheurs ont pu estimer à quelle vitesse le corps d’un individu vieillissait réellement. C’est ce qu’on appelle l’âge biologique, par opposition à l’âge chronologique (ou nombre d’années vécues).
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Les chercheurs ont évalué 164 expositions environnementales ainsi que les marqueurs génétiques de maladies chez les participants. Les expositions environnementales comprenaient les choix autour du mode de vie (par exemple, le tabagisme, l’activité physique), les facteurs sociaux (comme les conditions de vie, le revenu du ménage, la situation professionnelle) et les facteurs liés au début de la vie, tels que le poids corporel pendant l’enfance.
Ils ont ensuite recherché des associations entre la génétique et l’environnement, et 22 maladies majeures liées à l’âge (telles que les maladies coronariennes et le diabète de type 2), la mortalité et le vieillissement biologique (tel que déterminé par le profilage protéomique).
Ces analyses ont permis aux chercheurs d’estimer les contributions relatives des facteurs environnementaux et génétiques au vieillissement et à la mort prématurée.
En ce qui concerne la mortalité liée à la maladie, comme on pouvait s’y attendre, l’âge et le sexe expliquent une part importante (environ la moitié) de la variation de l’espérance de vie. Cependant, la constatation principale est le fait que les facteurs environnementaux expliquent collectivement environ 17 % de la variation de la durée de vie, là où les facteurs génétiques y contribuent pour moins de 2 %.
Ce résultat penche très clairement du côté de l’éducation dans le débat « nature contre éducation ». Elle suggère que les facteurs environnementaux influencent la santé et la longévité d’une manière beaucoup plus importante que la génétique.
Comme on pouvait s’y attendre, l’étude a révélé une combinaison différente concernant la manière dont l’environnement et la génétique influencent respectivement différentes pathologies.
C’est sur les maladies pulmonaires, cardiaques et hépatiques que les facteurs environnement exerçaient le plus grand impact. C’est dans la détermination du risque de cancer du sein, de l’ovaire et de la prostate, ainsi que du risque de démence que la génétique jouait le rôle le plus important.
Les facteurs environnementaux qui ont eu le plus d’influence sur les décès précoces et le vieillissement biologique sont le tabagisme, le statut socioéconomique, les niveaux d’activité physique et les conditions de vie.
Le fait d’être plus grand à l’âge de 10 ans serait associé à une durée de vie plus courte. Bien que cela puisse paraître surprenant et que les raisons ne soient pas éclaircies, c’est ce qu’avançait une recherche antérieure selon laquelle les personnes plus grandes seraient plus susceptibles de mourir plus tôt. (Les résultats de cette recherche qui ne s’appuie pas sur la base de données UK Biobank sont à prendre avec précaution, ndlr).
Le fait de peser plus lourd à l’âge de dix ans et le tabagisme maternel (si votre mère a fumé en fin de grossesse ou lorsque vous étiez nouveau-né) ont également été associés à un raccourcissement de l’espérance de vie.
Le résultat le plus surprenant de cette étude est probablement l’absence d’association entre le régime alimentaire et les marqueurs du vieillissement biologique, tels que déterminés par le profilage protéomique. Cette constatation va à l’encontre du grand nombre de preuves qui montrent un rôle crucial des habitudes alimentaires dans le risque de maladie chronique et la longévité.
Les explications plausibles sont nombreuses. Premièrement, on pourrait avancer l’hypothèse d’un manque de puissance statistique dans la partie de l’étude consacrée au vieillissement biologique. En d’autres termes, le nombre de personnes étudiées était peut-être trop faible pour permettre aux chercheurs d’observer l’impact réel du régime alimentaire sur le vieillissement.
Deuxièmement, les données concernant l’alimentation, qui étaient autodéclarées et mesurées à un seul moment de l’étude, étaient probablement de qualité relativement médiocre, ce qui a limité la capacité des chercheurs à observer des associations. Enfin, la relation entre l’alimentation et la longévité étant probablement complexe, il peut être difficile de distinguer les effets de l’alimentation des autres facteurs liés au mode de vie.
Malgré ces résultats, on peut affirmer que notre alimentation est l’un des piliers les plus importants de la santé et de la longévité.
Dans cette étude, les expositions clés (comme le régime alimentaire) n’ont été mesurées qu’à un seul moment et n’ont pas fait l’objet d’un suivi dans le temps, ce qui introduit des erreurs potentielles dans les résultats.
De plus, comme il s’agissait d’une étude observationnelle, nous ne pouvons pas considérer que les associations trouvées représentent des relations de cause à effet. Par exemple, le fait que la vie en couple soit corrélée à une plus grande longévité ne signifie pas qu’elle soit à l’origine de l’allongement de la durée de vie. D’autres facteurs peuvent expliquer cette association.
Enfin, il est possible que cette étude ait sous-estimé le rôle de la génétique dans la longévité. Il est important de reconnaître que la génétique et l’environnement n’agissent pas de manière isolée. Au contraire, les résultats en matière de santé dépendent de leur interaction, et cette étude n’a peut-être pas saisi toute la complexité de ces interactions.
On relèvera que, dans cette étude, un certain nombre de facteurs, comme le revenu du ménage, le fait d’être ou non propriétaire de son logement et le statut professionnel, sont associés aux maladies du vieillissement alors que ces paramètres ne sont pas nécessairement contrôlables par la personne. Cela souligne à quel point il est crucial de prendre en compte les déterminants sociaux de la santé pour garantir à chacun les meilleures chances de vivre longtemps et en bonne santé.
En même temps, ces résultats envoient un message encourageant : la longévité est largement déterminée par les choix que nous faisons. C’est une excellente nouvelle, à moins que vous n’ayez de bons gènes et que vous espériez qu’ils fassent le gros du travail.
Finalement, les résultats de cette étude renforcent l’idée selon laquelle si nous pouvons hériter de certains risques sur le plan génétique, la façon dont nous mangeons, dont nous nous déplaçons et dont nous nous engageons dans le monde semble être plus importante pour déterminer notre état de santé et notre durée de vie.
Hassan Vally ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:57
Jean-Marie Cardebat, Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et Professeur affilié à l'INSEEC Grande Ecole, Université de Bordeaux
Depuis la proclamation par Donald Trump du « jour de la libération » (« liberation day ») et ses déclarations, les regards se sont concentrés sur les tarifs douaniers. Mais une deuxième offensive se profile : une dépréciation massive du dollar qui pourrait provoquer une crise mondiale. Dans cette reconfiguration brutale des équilibres, des opportunités inédites pourraient s’ouvrir pour l’Europe à travers une nouvelle diplomatie commerciale ouverte.
Si l’on pense en avoir fini avec les offensives mercantilistes de Trump depuis le « liberation day », on se trompe certainement. La deuxième offensive arrive. Elle pourrait être plus sévère encore. Elle tient en une dépréciation massive du dollar américain. L’onde de ces chocs va en outre créer un effet récessif mondial qui viendra parachever l’œuvre de Trump. À quoi faut-il s’attendre ? Comment réagir à ces offensives ?
Depuis le début de la décennie, la parité entre l’ euro et le dollar s’établit autour de 1,05 à 1,10 dollar par euro. Au regard des fondamentaux de l’économie américaine, de ses déficits budgétaires et commerciaux abyssaux, cette valeur est surévaluée. Si l’on se réfère au taux de change d’équilibre de parité des pouvoirs d’achat, le taux de change euro-dollar devrait s’établir autour de 1,50 dollar par euro. Ce taux de PPA représente une force de rappel de long terme pour les taux de marché. Si le dollar reste surévalué, c’est parce qu’il est LA monnaie mondiale pour les échanges internationaux et les réserves, donc la monnaie que souhaitent détenir les non américains. Un dollar surévalué, c’est déjà arrivé dans l’histoire, notamment dans les années 1980.
Mais ça, c’était avant. L’administration Trump est fermement décidée à s’attaquer à ce qu’elle considère comme la deuxième cause de son déficit commercial : la surévaluation du dollar. Les droits de douane et la dépréciation du dollar font partie du même plan stratégique de réindustrialisation du pays. Il n’est dès lors pas impensable que la parité Euro-Dollar d’ici à la fin de l’année flirte avec les 1,40 à 1,50 dollar par euro. Cela représenterait une dépréciation de la devise américaine d’environ 30 %.
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Mécaniquement, cette dépréciation renchérirait le prix des biens exportés par les Européens, une fois exprimé en dollar sur le marché états-unien, du même montant. En d’autres termes, une dépréciation de 30 % du dollar renchérit les biens exportés vers les États-Unis de 30 %, ce qui dépasse encore les 20 % de droits de douane. Les deux effets de hausse des prix en dollar des biens exportés se cumulant, autant dire que l’accès au marché américain se compliquerait très sévèrement pour les entreprises européennes.
Mais ce n’est pas tout, un effet indirect viendrait s’additionner à ce double choc de prix : c’est l’effet revenu. Les exportations vers le marché états-unien dépendent de deux élasticités : l’élasticité-prix et l’élasticité-revenu. L’élasticité-prix donne le montant de la baisse de la demande locale lorsque les prix augmentent (à cause des droits de douane et de la dépréciation du dollar), l’élasticité-revenu renseigne sur la baisse de la demande locale liée à une baisse de revenu des résidents, les États-Uniens.
Or, la politique de Trump est clairement récessive selon les premiers indicateurs économiques publiés et les prévisions des économistes. Logique, puisqu’une partie de la croissance mondiale vient des gains à l’échange selon le principe de spécialisation des économies hérité d’Adam Smith et David Ricardo. Pire, ce n’est pas seulement la croissance américaine qui va ralentir, mais bien la croissance mondiale par effet de domino, affectant encore un peu plus les exportateurs européens.
Quels sont les signes d’espoir dans ce scénario ? Il y a en plusieurs en fait. D’abord, le dollar, puisqu’il est la monnaie internationale, est largement détenu par les étrangers. Trump voudrait les forcer à vendre leurs dollars pour en faire baisser le cours, mais ce n’est pas si simple. Déjà, il a du mal à tordre le bras du gouverneur de la Fed (banque centrale américaine) pour lui faire changer de politique monétaire afin de faire baisser le dollar. Rappelons que la Fed est en théorie indépendante du gouvernement. Sans entrer dans les détails techniques, si Trump décide des droits de douane des États-Unis, il ne maîtrise pas la valeur du dollar aussi facilement. La dépréciation de 30 % n’aura peut-être pas lieu.
À lire aussi : Décrochage de croissance entre la France, l’UE et les États-Unis : l’urgence d’un choc de productivité
D’autant que l’effet inflationniste de cette dépréciation et de ces droits de douane sur l’économie domestique va user l’opinion américaine autant que leur porte-monnaie. Trump pourrait se heurter à une forme d’épuisement social dès 2025 l’obligeant à infléchir ses positions. Le pire n’est donc pas certain.
Il faut aussi voir le positif dans cette histoire. La Chine est mal en point, affectée par la fermeture du marché états-unien et par des problématiques économiques internes. Ne serait-ce pas le moment pour l’Europe d’essayer de négocier des accords commerciaux de réciprocité plus avantageux pour les Européens ? La Chine a besoin de l’Europe, dont la position de force se renforce finalement avec Trump.
Se tourner vers la Chine pour redéfinir un ordre commercial plus ouvert et équilibré serait sans doute plus utile économiquement que de vouloir affronter Trump dans une guerre commerciale. Si Trump isole et ralentit les États-Unis, laissons-le faire et n’engageons pas des représailles qui ne feraient qu’aggraver notre situation. Ouvrons-nous aux autres en revanche et profitons du fait qu’ils aient besoin de nous.
Ce qui est vrai pour la Chine l’est pour les autres zones du monde. On a beaucoup parlé ces derniers mois du Mercosur et de l’accord avec le Canada (CETA). Faut-il encore s’opposer à des accords de libre-échange entre l’Europe et ces zones ? On peut gager que l’opinion publique européenne va évoluer sur cette question. En d’autres termes, l’isolationnisme de Trump fait naître des opportunités de libre-échange ailleurs. L’Europe pourrait les saisir avec une grande offensive diplomatique. Un judoka se sert de l’élan de son adversaire, Trump s’isole, l’Europe peut accentuer encore cette tendance en négociant des accords avec les autres zones du monde. Et si l’Europe sortait par le haut de cette crise ?
Jean-Marie Cardebat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:56
Brian Padilla, écologue, recherche-expertise "biodiversité et processus d'artificialisation", Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Fanny Guillet, sociologue, chargée de recherche au CNRS, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Julien Siracusa-Philippe, Chargé de projet "Évaluation scientifique des politiques publiques de neutralité écologique"
Maylis Desrousseaux, Maîtresse de conférences en Urbanisme, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
La proposition de loi Trace (Trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus), en cours de discussion au Parlement, diminue fortement les objectifs de « zéro artificialisation nette » (ZAN), fixés en 2021. Mais quels étaient ces objectifs et en quoi sont-ils menacés ?
Chaque année, la France hexagonale voit en moyenne 200 km2 d’espaces naturels, agricoles ou forestiers disparaître. C’est l’équivalent de 20 000 terrains de football qui sont ainsi artificialisés. Dans les deux tiers des cas, ces espaces sont dévolus à la construction de nouveaux logements, souvent loin des métropoles, dans des zones à faible croissance démographique. Plus frappant encore, un quart de cette artificialisation concerne des communes qui perdent des habitants.
Ces chiffres sont préoccupants, alors que de nombreux travaux scientifiques soulignent le rôle de l’artificialisation des sols dans les crises écologiques actuelles. La fragmentation et la disparition d’espaces naturels figurent de fait parmi les principales causes de l’effondrement de la biodiversité. La diminution de la capacité des sols à stocker le CO2 – voire la transformation de ces derniers en sources d’émission lorsqu’ils sont dégradés – accentue les dérèglements climatiques. L’imperméabilisation des sols favorise, elle, le ruissellement de surface, amplifiant la pollution des cours d’eau et les risques d’inondations.
Les récentes crues dévastatrices dans les Hauts-de-France au cours de l’hiver 2023-2024 ou encore les inondations survenues en octobre 2024 dans le centre et le sud de la France sont les derniers témoins des conséquences directes de l’artificialisation et de l’altération des fonctions écologiques des sols.
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Pour enrayer l’effondrement de la biodiversité et amorcer une stratégie nationale de préservation des sols, la France s’est fixé un objectif ambitieux dans la loi Climat et résilience (2021) : « zéro artificialisation nette » (ZAN) en 2050. Construit en 2 étapes, cet objectif vise dans un premier temps à réduire de moitié la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers (Enaf) sur la période allant de 2021 à 2031 par rapport à la décennie précédente, puis, d’ici à 2050, de prendre les dispositions nécessaires pour qu’à l’échelle nationale, un hectare soit « désartificialisé » pour chaque hectare artificialisé.
Initialement pensé comme une politique environnementale ambitieuse, le ZAN a néanmoins suscité de nombreux débats autour de sa mise en œuvre et sur la répartition des « enveloppes » d’artificialisation. Son déploiement territorial, censé permettre aux régions d’organiser la réduction de la consommation d’Enaf, s’est transformé en un exercice comptable. Plutôt que de s’intéresser à évaluer les conséquences des choix d’aménagement sur le fonctionnement des écosystèmes composant leurs territoires, les représentants des collectivités se sont en effet opposés aux méthodes retenues pour compter les mètres carrés artificialisés.
Les autorités environnementales, chargées de rendre des avis publics sur les études d’impacts des projets, plans et programmes, rappellent pourtant dans leurs avis successifs et leurs rapports annuels que le ZAN ne se limite pas à un simple contrôle des surfaces artificialisées : il implique aussi d’évaluer l’impact des projets sur les fonctions écologiques des sols.
Malgré ces rappels, face à la pression des associations d’élus, le Sénat a déjà assoupli le dispositif, en 2023, avec la loi ZAN 2, qui repousse le calendrier de mise en œuvre et offre à de nombreuses communes la garantie de pouvoir consommer à hauteur d’un hectare d’Enaf, sans prendre la peine de discuter des besoins en matière d’aménagement et des alternatives à explorer.
À lire aussi : Objectif ZAN : comment tenir les comptes ?
Avec la proposition de loi Trace (Trajectoire pour une réduction de l’artificialisation concertée avec les élus) – adoptée par le Sénat, le 18 mars dernier, et dans l’attente d’un examen à l’Assemblée nationale, l’objectif ZAN risque une nouvelle fois d’être profondément fragilisé. Présentée comme un simple assouplissement, cette réforme remet en cause des avancées de la loi Climat et résilience. Elle retourne par exemple, à une définition comptable de l’artificialisation, fondée uniquement sur la consommation d’Enaf et supprime celle de la loi Climat et résilience qui la qualifiait comme une « altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques des sols ».
Cette dernière définition s’approchait pourtant des constats issus des travaux en écologie, selon lesquels l’intensification des usages de l’espace participe aux impacts sur le bon fonctionnement des écosystèmes.
De fait, la suppression de cette définition suppose qu’un sol peut être interchangeable avec un autre tant que son usage reste naturel, agricole ou forestier, ignorant ainsi tous les processus écologiques qui conduisent à la création, à l’évolution et à la santé d’un sol.
En choisissant de prendre en compte uniquement la consommation d’Enaf, la proposition de loi laisse aussi de côté le principal outil qui permettait de mesurer, à une échelle fine, les changements d’usage et d’occupation des sols. Les données d’occupation du sol à grande échelle (OCS GE), produites par l’IGN pour comptabiliser l’artificialisation permettaient en effet de suivre l’artificialisation causée par les politiques de planification de l’urbanisme.
Autre recul significatif : le report à 2034 de l’objectif intermédiaire de réduction de l’artificialisation, dont l’ambition sera désormais fixée par les régions. Ce décalage enterre l’idée d’une transition immédiate vers une sobriété foncière, pourtant essentielle pour repenser nos besoins en aménagement, alors même que de nombreux élus ont déjà commencé à intégrer ces objectifs (c’est le cas par exemple de la Région Bretagne ou encore du schéma de cohérence territoriale (Scot) de Gascogne).
S’y ajoute par ailleurs une disposition visant à accorder un droit à artificialiser de 0,5 ha en cas de requalification d’un hectare de friche. Autrement dit, lorsqu’une collectivité s’emploiera à aménager sur 4 ha d’espaces délaissés, elle sera autorisée à détruire par ailleurs 2 ha supplémentaires d’Enaf.
Enfin, l’exclusion des projets d’envergure nationale ou européenne du calcul de l’artificialisation marque un autre tournant préoccupant. Ces grands projets, dont la liste ne cesse de s’allonger, sont supposés permettre de concilier le développement économique et la transition écologique. Y figurent pourtant de nombreux projets routiers, des établissements pénitentiaires et des zones d’activité. Le législateur choisirait ainsi d’exonérer l’État des contraintes du ZAN, opposant de fait sa politique de réindustrialisation aux impératifs de préservation de l’environnement.
En quelques articles seulement, la proposition de loi Trace transforme ainsi l’objectif ZAN en un catalogue d’exceptions, autorisant la destruction et la fragmentation des espaces naturels sans réelle évaluation de leurs fonctions écologiques. Il ne reste, de fait, plus grand-chose des ambitions initiales d’une loi qui voulait donner un élan nouveau à une politique de régulation de l’aménagement qui peine à porter ses fruits depuis vingt-cinq ans.
Quelques semaines après l’annulation par le tribunal administratif de Toulouse du projet d’autoroute A69 – qui devait artificialiser 366 hectares de sols et dont les travaux ont déjà causé la destruction de nombreux espaces naturels, cette nouvelle proposition de loi illustre les tensions croissantes entre, d’un côté, les mobilisations citoyennes contestant les grands projets d’aménagement consommateurs de foncier et, de l’autre, une volonté politique de simplification, qui semble aller à rebours des engagements environnementaux annoncés dans la stratégie nationale Biodiversité 2030.
En cherchant à détricoter les principes du ZAN, la loi Trace pose donc une question fondamentale : voulons-nous réellement engager la transition, ou préférons-nous maintenir un modèle dépassé, aux dépens de l’environnement dont nous dépendons ?
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:55
Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De la Bataille du Rail à la Grande Vadrouille, du Silence de la mer au Vieil Homme et l’enfant, des classiques du cinéma contribuent à nos représentations de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces films reflètent-ils la façon dont la mémoire visuelle des années 1939-1945 s’est forgée et a évolué en France ?
Les cheminots faisant dérailler le convoi allemand Apfelkern dans la Bataille du rail (1946), le duo de résistants malgré eux formé par Louis de Funès et Bourvil dans la Grande Vadrouille (1966) ou encore la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance (1983) ont contribué, avec d’autres personnages de films, à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale, dans sa version héroïsante.
Voilà qui nous rappelle combien la fiction a pu tenir une place importante dans la manière dont nos sociétés se représentent le passé. Avec sa puissance de média de masse, le cinéma joue un rôle clé dans la structuration d’une mémoire visuelle du second conflit mondial, comme en témoignent certains succès commerciaux. La Grande Vadrouille a réuni plus de 17 millions de spectateurs, un record ; Papy fait de la résistance quatre millions !
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Alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, il est pertinent d’interroger les topoï comme les silences de ces représentations cinématographiques. C’est ce que nous avons fait avec des étudiantes et étudiants français et allemands dans un séminaire organisé à la Freie Universität de Berlin.
À partir d’un corpus comportant 26 films, dont 11 se focalisaient sur la période 1939-1945, nous avons cherché à savoir dans quelle mesure la manière dont on définit son image en tant que collectif est liée à l’image qu’on se fait de l’Autre.
Introduit par Henry Rousso en 1987 dans le Syndrome de Vichy, le résistancialisme désigne un triple processus visant à marginaliser ce qu’a été le régime de Vichy et à systématiquement minorer son emprise sur la société française ; à construire la « Résistance » en objet de mémoire bien au-delà du nombre réel de ses participants ; à assimiler cette « Résistance » à l’ensemble de la nation.
De la sortie de la guerre à la fin des années 1960, ce mythe résistancialiste structure la plupart des récits filmiques, relève Zélie Martinet, participante du séminaire. « Dans ces productions, les personnages ont souvent un lien, volontaire ou non, avec la résistance ». L’exemple paradigmatique apparaît dans la Grande Vadrouille avec « deux protagonistes qui se retrouvent entraînés à résister, quasi malgré eux, secondés par des Français plus prêts les uns que les autres à les aider ». Une France naturellement résistante car occupée, mais pratiquement sans collaborateurs, ni déportation de Juifs…
C’est en 1974, avec les Guichets du Louvre, centrés sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, en juillet 1942, à Paris, que le grand écran devient le lieu de projection d’une crise des mémoires héroïques.
Dans cette évolution, on voit combien le cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale reflète davantage les façons dont la société française se représente son passé qu’il ne les infléchit ou les devance.
Ces régimes mémoriels sont le lieu d’une autre évolution : celle de la représentation de l’Allemand.
Dans les productions d’après-guerre, il « correspond d’abord aux stéréotypes du soldat autoritaire et violent, qui s’impose et impose son autorité aux Français », souligne Zélie Martinet. Ainsi, dans la Bataille du rail, en 1946, les cheminots sont rassemblés pour écouter le discours d’un officier allemand. Il les harangue avec un fort accent français et une gestuelle exagérée qui rappela sans doute aux spectateurs les discours de Hitler. Le propos est également sans nuance : « Nous vous tendons la main ; mais si vous nous tendez le poing, on vous cassera la gueule », pour reprendre la traduction de l’ouvrier interprète.
Dans le Silence de la mer – la nouvelle de Vercors que Jean-Pierre Melville adapte en 1949 –, apparaît une autre Allemagne avec Werner von Ebrennac, un officier de la Wehrmacht, francophone et francophile. Cadrages et silences soulignent l’ambiguïté de la relation qui s’instaure au-delà des mots avec la nièce du narrateur chez lequel il est logé. « L’Allemand est alors représenté d’une autre façon : humanisé comme humaniste, il pourrait être dans un autre contexte l’ami de ses ennemis », selon Zélie Martinet, étudiante du séminaire.
Dans Un taxi pour Tobrouk (1961), l’officier distingué au français châtié, joué par Hardy Krüger – grand blond aux yeux bleus affecté à l’Afrika Korps – prolonge cette évolution la décennie suivante. Alors qu’il est prisonnier d’une escouade de FFL (Forces françaises libres), il est si secourable que la méfiance initiale de ses geôliers se transforme en irrésistible sympathie : « À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître », finit par dire l’un des Français.
Dans les années 1980, Papy fait de la résistance (1983) apporte comme une conclusion à cette évolution en désarmant cette figure sur le mode comique : alors que la culture du général Hermann Spontz, dont les citations, « attribuées à tort à Goethe ou à raison à Corneille », sont désormais ridiculisées, la face obscure de l’occupant est également tournée en dérision avec Ludwig von Apfelstrudel, demi-frère de Hitler et nazi fanatique. Toutefois, l’humanisation guette : dans la parodie finale des Dossiers de l’écran, l’ancien gouverneur militaire de Paris est devenu le mari de Bernadette Bourdelle.
À l’heure où la réconciliation entre les deux anciens ennemis héréditaires apparaît comme une constante européenne, la mémoire héroïque de la Seconde Guerre mondiale est en passe d’être remplacée par une orientation victimaire structurée autour de la Shoah.
Inversement, si on lie ces représentations de l’Autre à la violence guerrière, Marie Chave – autre participante du séminaire – fait valoir « une autre caractéristique qui s’illustre surtout à travers le contexte historique et la présence allemande ». Et de prendre l’exemple du Vieil Homme et l’enfant (1967) dans lequel les soldats allemands sont quasi absents : présence d’officiers dans un magasin parisien, affiche annonçant des représailles en cas d’attentats dans un village.
Loin du front et des rafles, le film met en avant l’antisémitisme français vu par un enfant juif. Les truculents échanges sur « les » Juifs entre pépé et le petit Claude, enfant caché qui lui a été confié, apportent un regard différent sur le cinéma de guerre : « Sans Allemand ni occupation, disparaît cette représentation habituellement si violente et éprouvante pour les spectateurs », souligne Marie Chave. Pour autant, la mise à distance de l’antisémitisme de la France de Vichy brocarde les stéréotypes et invite à réfléchir sur la violence insidieuse des catégories.
L’utilisation du cinéma ne déforme pas seulement, elle invisibilise aussi ceux qui ne peuvent revêtir les habits de héros, à commencer par le 1,8 million de prisonniers de guerre français.
Comme le relève Eloïse Quinette, qui a participé au séminaire, ils sont « vus comme les perdants de la campagne de 1940 et ne rentrent pas dans le mythe résistantialiste ». Seul l’évadé a droit de cité – et encore : la tentative de Charles Bailly et sa vache Marguerite s’apparente à une pittoresque cavale à travers une Allemagne tantôt bienveillante (du côté des fermiers et surtout des fermières) tantôt si bêtement disciplinée que ses autorités se révèlent inefficaces et qu’on se demanderait presque pourquoi 4,37 % uniquement des captifs dans le Reich ont réussi à se faire la belle.
Sorti en 1955, les Évadés brouille par son huis clos l’image résistancialiste. L’image de l’évadé se politise avec les trois prisonniers cachés dans un wagon qui doit les mener en pays neutre : « Ils ont des motivations diverses et pas toujours patriotiques pour leur projet : rejoindre Londres, rester en Suède ou rentrer en France et attendre », relève encore Éloïse Quinette.
Une différenciation parallèle semble se développer dans les représentations des Allemands : aux gradés bornés et fanatiques qui donnent l’ordre de couler le canot de sauvetage faisant route vers la Suède succèdent des soldats pilleurs et un jeune gardien qui paraît chercher autant que ses passagers clandestins à échapper à la guerre.
Les relations franco-allemandes ne sont pas seulement le propos des films, elles tiennent aussi au contexte de production, avec des accords de coopération cinématographique, notamment à partir de l’entre-deux-guerres.
« Dans les années 1950-1960, des films comme Die Brücke/le Pont, le Silence de la mer ou encore la Grande Vadrouille ouvrent la relation franco-allemande à un horizon d’attente européen. Ils peuvent alors offrir une vision plus nuancée des rapports entre les Français et leurs alliés ou ennemis à travers des figures plus complexes », note Marie-Lou Bruxer, une quatrième participante du séminaire.
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Cela conduit à s’interroger sur la capacité de ce cinéma à « façonner les perceptions collectives pour devenir un vecteur de mémoire ». Conclure qu’il s’est imposé comme un outil pédagogique pour transmettre l’histoire serait toutefois hâtif tant les limites existent, à commencer par les droits d’auteur freinant la diffusion et la barrière linguistique restreignant la portée des films.
Certes, le cinéma ne permet sans doute pas de retracer de manière linéaire ou exhaustive l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945. Toutefois, il offre un miroir particulièrement révélateur de l’imaginaire collectif en soulignant combien l’image de soi est étroitement liée à celle de l’Autre. Cette valence du couple franco-allemand à l’écran peut fournir un levier pour interroger les manières dont ces deux nations se construisent, se racontent et se projettent dans une histoire commune européenne.
Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:54
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Quelle place avaient les femmes à la cour papale, au Moyen Âge ? En suivant la trace des paiements effectués par la papauté, une étude historiographique montre que si elles n’étaient pas des figures de pouvoir, elles étaient indispensables au quotidien de la cour.
Le rôle des femmes dans l’église médiévale était officiellement très limité. Il se circonscrivait à l’enfermement et au célibat. Elles pouvaient être emmurées à vie comme recluses, ou nonnes dans un couvent classique.
En pratique, la réalité était plus complexe.
Les femmes médiévales étaient présentes partout, même dans les maisons des prêtres. L’historienne Jennifer Thibodeaux nous rappelle que si le célibat était déjà l’idéal de l’Église, il n’a pas été véritablement appliqué avant la fin du Moyen Âge. Jusqu’au XIe siècle au moins, certains prêtres avaient des épouses et des enfants qui n’étaient pas considérés comme illégitimes. Même après la peste noire du XIVe siècle, les foyers cléricaux avec femmes et enfants prospéraient en Italie.
L’historienne Isabelle Rosé insiste aussi sur le fait que le célibat se définissant en binôme : abstinence temporaire et perpétuelle, une abstinence temporaire, largement acceptée par l’Église n’empêchait pas une vie familiale.
Au fil du temps, à partir du Moyen Âge central, l’approche de l’Église sur la sexualité illicite et l’illégitimité se durcit, et son attitude envers les femmes fait de même. Les scolastiques médiévaux – tous des hommes – définissent le tempérament des femmes en termes négatifs. Pour eux, elles sont lubriques, frivoles, infidèles, capricieuses, imprévisibles et facilement tentées. Elles doivent donc être constamment surveillées et tenues à l’écart des clercs – du moins en théorie. Elles ne peuvent pas occuper de poste officiel à la cour pontificale, sauf si elles sont la mère ou la sœur du pape.
Ainsi, les normes officielles excluent les femmes des fonctions cléricales et limitent leurs rôles sociaux, mais l’étude des registres comptables médiévaux révèle une réalité plus nuancée.
Les registres comptables des Archives vaticanes permettent de tracer ce qui était payé pour quoi à la cour d’Avignon, où la papauté est installée pour la majeure partie du XIVe siècle. Au fil d’une tâche fastidieuse – déchiffrer les « mains médiévales » qui classent les dépenses en catégories telles que « salaires extraordinaires », « ornements liturgiques », « dépenses militaires » ou « comptes de la cire » – j’ai découvert une surprise : les femmes apparaissent dans les comptes parmi les employés salariés de la cour papale.
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Elles travaillent, sont rémunérées, et participent au bon fonctionnement de la cour pontificale et de ses environs, bien que dans l’ombre et sous l’autorité de figures masculines. Les femmes occupent même des postes qui impliquent un contact direct avec le chef de l’Église. Même les vêtements d’un pape doivent être confectionnés, réparés et lavés.
Les Introitus et Exitus, les registres financiers médiévaux des Archives apostoliques du Vatican, fournissent des preuves substantielles que les femmes fabriquaient des ornements et des vêtements sacerdotaux. Ce sont des femmes qui ont créé le style orné hautement apprécié des pontifes avec du lin blanc pur et des broderies d’or.
Entre 1364 et 1374, les registres mentionnent également les blanchisseuses du pape – des femmes perdues dans l’histoire. Parmi elles, on trouve Katherine, l’épouse de Guillaume Bertrand ; Bertrande de Saint-Esprit, qui lave tout le linge du pape lors de son élection ; et Alasacie de la Meynia, épouse de Pierre Mathei, qui s’occupe du linge du pape pour les festivités de Noël de 1373, puis en 1375.
Ces femmes sont toutes épouses d’officiers à la cour papale. Les archives les identifient par leur nom complet, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde dans les registres. C’est important : les archives leur confèrent une présence réelle, contrairement à la plupart des travailleuses de l’époque.
Les archives plus tardives sont moins précises. Entre 1380 et 1410, des vêtements liturgiques sont confectionnés et lavés par diverses femmes, notamment l’épouse non nommée de Pierre Bertrand, docteur en droit ; Agnès, épouse de Maître François Ribalta, médecin du pape ; Alasacie, épouse du charpentier Jean Beulayga ; et l’épouse non nommée du chef cuisinier du pape, Guido de Vallenbrugenti, alias Brucho. Seule une femme, Marie Quigi Fernandi Sanci de Turre, apparaît sans parent masculin.
Avec le temps, dans les archives du XVe siècle tardif, les noms des femmes ne sont plus systématiquement enregistrés.
La plupart de ces femmes sont également mariées à des officiers curiaux qui maintiennent leur rang à la cour grâce à des métiers dans le commerce, la médecine ou l’armée. Les épouses maintiennent une occupation salariée, explicite et enregistrée mais ne sont jamais payées directement, leur mari perçoit leur salaire.
Les travaux domestiques et artisanaux réalisés par ces femmes ne sont pas toujours documentés avec précision, mais ils sont néanmoins essentiels. Elles sont responsables de la fabrication et de l’entretien des vêtements liturgiques, du linge personnel du pape, et d’autres tâches qui garantissent le bon déroulement des cérémonies ecclésiastiques. Cette reconnaissance financière, même si elle est administrée par leur époux, témoigne d’une forme d’emploi rémunéré pour les femmes à la cour papale.
Même si ces femmes ne sont pas officiellement reconnues comme membres de la cour papale, leur travail est crucial pour le fonctionnement de l’Église. Le fait qu’elles apparaissent dans les archives financières papales montre que l’Église médiévale reconnaissait leur contribution, même si cela était sous une forme limitée et indirecte. Leur présence rappelle que l’histoire de l’Église n’est pas seulement celle des cardinaux et des papes, mais aussi celle des nombreuses personnes anonymes qui ont contribué à son fonctionnement quotidien.
De nombreuses femmes à la fin du Moyen Âge ont immigré en Avignon pour y trouver un gagne-pain. Selon une enquête partielle sur les chefs de ménage de la ville en 1371, environ 15 % sont des femmes. La plupart arrivent de loin – d’autres régions de la France actuelle, ainsi que d’Allemagne et d’Italie – pour rejoindre la cour papale et tenter leur chance sur le marché du travail.
Parmi ces cheffes de ménage, 20 % déclarent une profession. La variété de leur métier est stupéfiante. Il y a des marchandes de fruits, des couturières, des tenancières de tavernes, des bouchères, des chandelières, des charpentières et des tailleurs de pierre. À Avignon, les femmes peuvent être poissonnières, orfèvres, gantières, pâtissières, épicières et marchandes de volaille. Certaines sont fabricantes d’épées, pelletières, libraires, revendeuses de pain ou gardiennes d’étuves.
Les bains publics, appelés « étuves », sont souvent des bordels. En Avignon, la prostitution est considérée comme une profession légale, quelques fois contrôlée par l’Église. Marguerite de Porcelude, surnommée « la Chasseresse », paie ainsi une taxe annuelle au diocèse pour son logement. Plusieurs prostituées louent des logements appartenant au couvent de Sainte-Catherine, et Marguerite Busaffi, fille d’un banquier florentin influent, possède un bordel dans la ville.
En 1337, le maréchal de la cour romaine – le plus haut magistrat séculier à la cour – impose une taxe de deux sols par semaine aux prostituées et aux souteneurs. Scandalisé par cette pratique, le pape Innocent VI l’annule en 1358.
Cependant, en raison de la souillure attachée au commerce du sexe, l’Église tenta de réformer les prostituées et de les convertir en religieuses. Dans les années 1330, les papes d’Avignon les enferment dans un couvent spécial, celui des repenties, situé loin du centre-ville.
Pendant près d’un siècle, des groupes de prostituées y prennent le voile et vivent en religieuses, dirigeant elles-mêmes les affaires de leur couvent avec une poigne de fer.
Dans les années 1370, le pape Grégoire XI offre aux religieuses et à leurs bienfaiteurs une indulgence plénière, c’est-à-dire une absolution totale de leurs péchés. Cloîtrées, les repenties suivent une règle qui insiste sur leur abstinence, le « chemin à suivre pour le retour à une chasteté spirituelle ».
Les dames du couvent ont laissé des archives détaillées des biens qu’elles ont acquis. En 1384, ses dirigeantes adressent une requête au Trésor pontifical, exigeant le paiement des arriérés d’un don sacerdotal – et elles obtiennent gain de cause. Peu de femmes médiévales osaient réclamer leurs dus devant une cour, encore moins devant la cour du pape. Les repenties, ces anciennes travailleuses du sexe, elles, l’ont fait.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:52
Mathieu Maisonneuve, Professeur de droit public, Aix-Marseille Université (AMU)
Un décret signé par Donald Trump vise à interdire aux femmes transgenres de participer à toute compétition sportive, quel que soit le sport, et y compris au niveau amateur. Derrière une justification centrée sur la protection des femmes sportives, qui seraient confrontées à une concurrence déloyale si elles affrontaient des femmes transgenres, il y a une vision idéologique qui, pour Washington, a vocation à être appliquée dans le monde entier.
Le 5 février dernier, le président Trump a signé un décret visant à « maintenir les hommes en dehors du sport féminin ». Son but est clair : en faire bannir les personnes trans MtF (Male to Female). Selon ce texte, les compétitions féminines devraient être réservées aux personnes « appartenant, au moment de la conception, au sexe qui produit les grandes cellules reproductives », à savoir les ovocytes. Exit donc les femmes trans (puisqu’elles sont nées de sexe masculin), et même la plupart des femmes intersexes (lesquelles présentent des caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas à la division binaire des sexes).
Que l’on ne s’y trompe pas. L’équité des compétitions féminines ou l’intégrité physique des autres participantes, que la participation des femmes trans menacerait et que le décret mentionne pour justifier leur exclusion radicale, ne sont que des prétextes. Si le sujet divise politiquement, il existe au moins une certitude scientifique et juridique : de tels objectifs, pour légitimes qu’ils sont, ne peuvent rationnellement justifier le bannissement de toutes les sportives transgenres, quels que soient leur parcours de transition et leur âge, dans tous les sports, à tous les niveaux de compétition.
Comparer physiquement à des hommes cisgenres les femmes trans ayant, en plus d’une transition sociale, effectué une transition hormonale (ou eu recours à une chirurgie de réassignation sexuelle) repose sur une fausse équivalence. Traiter de la même façon les filles trans prépubères et les femmes trans ayant connu les effets de la puberté masculine a tout d’une atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant sportif. Assujettir les échecs ou le tir sportif à la même règle que l’haltérophilie ou la boxe fait fi des plus élémentaires spécificités sportives. Mélanger les compétitions « élite » et « loisir » ignore que l’important est parfois seulement de participer.
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Le décret pourrait ainsi concrètement conduire, en apportant une réponse simpliste à une question complexe, à ce qu’une jeune fille trans âgée de 8 ans (la prise de conscience de la dysphorie de genre peut parfaitement intervenir dès l’enfance et, s’il peut en aller autrement pour une transition médicale, il n’y a pas d’âge minimum pour effectuer une transition sociale) ne puisse prendre part à des compétitions scolaires féminines de bowling. Ce cas fictif n’est guère éloigné de cas réels, nés de l’application de lois adoptées par de nombreux États républicains, actuellement contestées en justice, au motif qu’elles seraient contraires à la clause d’égale protection de la Constitution américaine et au titre IX de l’Education Amendments Act de 1972 (qui prohibe en principe toute discrimination sur la base du sexe dans les programmes et activités d’éducation bénéficiant d’une aide financière fédérale).
Bien que l’actuelle composition de la Cour suprême rende tout pronostic délicat, plusieurs des juridictions saisies, y compris des cours d’appel fédérales, se sont montrées sensibles à l’argument, relevant le caractère disproportionné des lois contestées. Il n’est pas impossible que le décret du président Trump, que deux adolescentes du New Hampshire ont été les premières à attaquer, connaisse le même sort.
La généralisation abusive à laquelle procède le décret contesté ne constitue en réalité rien d’autre que la manifestation d’un dogmatisme assumé.
L’exclusion promue l’est avant tout, ainsi que le texte ne le cache pas, pour des raisons de « dignité » (celle des sportives cisgenres qui subiraient l’« humiliation » de devoir participer aux mêmes compétitions que des sportives trans) et de « vérité » (alternative, est-on tenté d’ajouter).
En réalité, il ne s’agit pas de protéger le sport féminin. Il s’agit d’exploiter la prétendue évidence (même parmi les électeurs démocrates, 67 % la partageraient selon un sondage effectué en janvier 2025) de l’avantage compétitif injuste dont disposeraient les sportives trans (que le titre du décret qualifie d’« hommes ») par rapport à leurs concurrentes cis (qui, elles, seraient de « vraies femmes »), pour dénoncer plus généralement le « délire » que constituerait le fait de s’affranchir du « bon sens » au nom de l’« idéologie du genre ».
En l’état de la science, la seule vérité est qu’il est « absurde » de donner une réponse unique à la question de la participation des femmes et filles transgenres aux compétitions féminines. Avant la puberté, ou même après pour les enfants qui auraient eu accès à des bloqueurs de puberté, il existe un quasi-consensus scientifique selon lequel les filles et les garçons ont peu ou prou les mêmes capacités physiques, à tout le moins qu’il n’existe pas de différences liées au sexe telles qu’il serait injuste de les faire concourir ensemble. Après la puberté, l’avantage physique dont disposeraient les hommes sur les femmes est très variable d’un sport à un autre, voire parfois inexistant. Et même dans les sports où il est acquis que les effets de la puberté masculine jouent un rôle déterminant, il n’est nullement exclu, sauf peut-être dans certaines disciplines, que l’équité sportive ne serait pas préservée en dépit de la participation d’athlètes ayant suivi une transition hormonale. Le débat reste ouvert.
On aurait tort, de notre côté de l’Atlantique, de se contenter de sourire (jaune) face à la transphobie qui motive le décret présidentiel sur le sport féminin. Il n’entend pas seulement rallier à sa vision ostracisante l’ensemble du sport américain. Il prétend y convertir le sport mondial.
Le secrétaire d’État des États-Unis est ainsi chargé de promouvoir au niveau international, aux Nations unies ou ailleurs, l’adoption de normes d’exclusion. Il lui est en particulier demandé d’utiliser tous les moyens appropriés pour que le Comité international olympique (CIO) adopte des règles empêchant qu’à l’avenir une femme transgenre, voire intersexe, puisse prendre part à des événements sportifs dépendant de lui, même sous condition d’avoir réduit son taux de testostérone.
Le principe d’indépendance du mouvement sportif, lequel est censé s’opposer à toute ingérence politique dans son fonctionnement, résistera-t-il à l’offensive américaine annoncée ? On peut l’espérer. L’arrêt que rendra prochainement la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Caster Semenya, née de la contestation des règles de la Fédération internationale d’athlétisme relatives à l’éligibilité des sportives intersexuées, y aidera peut-être.
Le bras de fer en vue des Jeux olympiques et paralympiques de Los Angeles est en tout cas déjà engagé. Le décret prévoit en effet de refuser l’entrée aux États-Unis à toute personne transgenre ou intersexe désireuse de s’y rendre pour participer à des compétitions féminines. Or de tels refus seraient contraires aux promesses faites par le gouvernement américain au stade de la candidature pour l’organisation des Jeux de 2028 et reprises dans le contrat de ville hôte.
Cette dernière, comme les États-Unis, s’est engagée non seulement à ce que toute personne titulaire d’une carte d’identité et d’une accréditation olympique puisse entrer sur le territoire américain, mais aussi, plus largement à respecter les principes fondamentaux et les valeurs de l’olympisme – à commencer par le principe de non-discrimination. Si ce principe n’interdit pas nécessairement toute différence juridique de traitement, encore faut-il, selon un standard à peu près universellement admis, qu’elle repose sur une justification objective et raisonnable. Soit l’exact inverse de celle fondant le décret signé par le président Trump.
Mathieu Maisonneuve est membre du comité d'experts sur la transidentité dans le sport de haut niveau