02.06.2025 à 12:46
Clara Letierce, Enseignante-Chercheure en Management Stratégique, Burgundy School of Business
Anne-Sophie Dubey, Maîtresse de conférences en Théorie des organisations (Cnam), PhD Sciences de gestion/Éthique des affaires (Polytechnique Paris), MSc Philosophie et Politiques publiques (LSE), Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Caroline Mattelin-Pierrard, Maître de conférences en sciences de gestion et du management, Université Savoie Mont Blanc
Matthieu Battistelli, Maitre de conférences en sciences de gestion, IAE Savoie Mont Blanc
Dans l’entreprise libérée, le rôle de décideur se partage au sein des équipes. Alors, sans chef pour trancher, qui ose prendre des décisions difficiles ? L’entreprise libérée donne-t-elle du courage ? Oui, à condition qu’elle équilibre autonomie individuelle et préservation du collectif, et fasse du courage une pratique partagée au quotidien.
En mars dernier, Jean-François Zobrist, à la tête de la fonderie d’Hallencourt de 1983 à 2009, est mort. Ce dirigeant d’entreprise singulier a mis en place son concept de « l’entreprise libérée ». Ses mantras : la confiance plus que le contrôle, l’homme est bon alors faisons-lui confiance.
Traditionnellement, le manager incarne un nœud de pouvoir et porte, souvent seul, les responsabilités des décisions. Dans l’entreprise libérée, ce rôle de décideur se partage au sein des équipes. Alors, sans chef pour trancher, qui prend la responsabilité de dire à ses collègues quand ils ne sont « plus dans le coup », que l’entreprise perd en efficacité, qu’un recrutement ne fonctionne pas. En résumé, qui ose dire et prendre des décisions difficiles ?
Les entreprises libérées semblent exiger davantage de courage. Comment créer un environnement favorable à ces actions courageuses ? Ou, dis autrement, comment permettent-elles de construire des organisations encourageantes ? Longtemps perçu comme une vertu individuelle au sens d’Aristote, le courage au travail mérite d’être repensé collectivement. En nous inspirant de la philosophie néo-aristotélicienne et de travaux récents en sciences de gestion, nous avons étudié trois entreprises – FlexJob, Innovaflow et Fly The Nest – assimilées entreprise libérée pour comprendre ce qui permet aux salariés d’oser être, dire et agir, tout en préservant le ciment du collectif.
Les salariés participent activement aux choix moraux et à leur incarnation dans le déploiement stratégique de l’entreprise. Ils vont parfois jusqu’à refuser des projets incompatibles avec leurs valeurs communes.
« L’éthique, c’est se dire : “On se fait suffisamment confiance dans la collaboration, on vient se nourrir l’un l’autre.” On ne se met pas en mode : “Je viens prendre ce que j’ai à prendre et je me casse.” Donc il y a ce côté-là entre nous. Et ça se décline aussi sur l’éthique professionnelle avec les clients. » (Innovaflow)
Ces discussions sont complexes, car elles font appel aux valeurs et expériences personnelles. Elles exposent les vulnérabilités de chacun. Il ne s’agit pas seulement d’oser, mais de savoir quand et comment le faire pour préserver le collectif en limitant les tensions. Autrement dit, les décisions courageuses doivent intégrer leur impact émotionnel sur le collectif. Les salariés doivent discerner quand et où partager leurs arguments. Les questions financières et salariales, par exemple, peuvent en fait devenir éthiques au regard des enjeux émotionnels qu’elles provoquent.
« En sachant que la [question de l’argent] va faire vivre des émotions parce qu’on est des humains et que l’argent, c’est un sujet tabou qui cristallise plein de choses… […] il y a une logique de performance, de développement de l’activité, de justice… Le salaire n’est pas forcément toujours juste vis-à-vis d’autres dans la boite par rapport à qui apporte effectivement plus. » (FlexJob)
Pour encourager ces délibérations, ces entreprises mettent en place des dispositifs pour « outiller » le courage :
« Je prends l’exemple du plan de charge d’une personne qui a onze jours, une personne qui a deux jours. Si la règle c’est de tous viser sept ou huit jours, on s’appuie sur cette règle et probablement qu’il n’y aura même pas besoin de le dire. […] Tu n’as même plus besoin de gérer les tensions. Mais pour ça, il faut créer les conditions. » (Flexjob)
« On a remis à jour notre process de décision en se disant : “Déjà, c’est quoi, une décision très stratégique, une décision moyennement stratégique ?” Et à chaque fois, il y a un process différent. Et on donne la possibilité de faire à l’écrit ou à l’oral. Certains ont dit :“Moi, j’ai besoin d’avoir du temps avant de décider.” Donc on a dit : “D’abord, tu envoies un message à l’écrit et après, on décide à l’oral.” Donc, de séparer des temps. » (Fly The Nest)
Plutôt que de subir les règles imposées par des normes financières ou sociales, les entreprises libérées développent une approche évolutive de leurs pratiques, ce qui demande du courage. Chez FlexJob, l’un des principes fondateurs est la capacité permanente à questionner et modifier les règles existantes. Chaque processus, chaque outil de gestion peut être revu et amélioré si le collectif estime qu’il ne correspond plus aux besoins de l’entreprise.
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« Nous avons commencé à compter notre temps de travail. Nous, on veut travailler idéalement 32 heures par semaine. Tous les mois, mon cercle va demander aux gens : “Est-ce que vous vous situez à peu près à 32 heures par semaine ?” […] Voilà, c’est des petites choses, c’est du test, mais pour encourager l’individu qui essaie de gérer beaucoup trop de choses, à faire ce qui est bon pour elle et l’organisation. » (Fly The Nest)
Si l’entreprise libérée se veut un espace propice au courage, elle soulève aussi tensions et paradoxes :
1. Trop de bienveillance empêche-t-elle le courage ?
La culture de la bienveillance, souvent mise en avant dans ces entreprises, peut paradoxalement freiner l’expression d’un courage authentique. Les employés peuvent hésiter à exprimer un désaccord par peur de heurter le collectif.
« Moi, j’ai encore du mal à faire des feedbacks, j’ai encore du mal à le faire, parce que je suis de nature très empathique, parce que je déteste le conflit. » (Fly The Nest)
2. L’autonomie est-elle oppressive ?
Le collectif peut instaurer des normes implicites de comportement qui restreignent la liberté individuelle. Si chaque individu est responsable de ses actes, la pression sociale peut ainsi devenir un substitut à la hiérarchie traditionnelle ou à la règle. Ce phénomène est documenté dans certaines entreprises libérées, où l’adhésion aux valeurs communes devient une injonction difficile à questionner.
3. Le courage du désaccord est-il réellement encouragé ?
L’un des piliers des entreprises libérées est la prise de décision collective. Le désaccord est souvent sous-exploité dans ces entreprises. Le mécanisme d’objection, bien que prévu, n’est pas facilement utilisé, par peur de dégrader la relation à l’autre et de se voir exclu du collectif (c’est ce que l’on nomme le « dilemme relationnel »).
« Je propose d’essayer non pas de définir des règles plus claires pour qu’il y ait moins de conflits, mais au contraire de définir des zones communes plus grandes pour qu’il y ait plus de conflits, et régler systématiquement ces conflits pour qu’on s’habitue à se dire les choses et qu’on crée la confiance, en “s’affrontant” sur des choses un peu plus triviales, pour être capables de dire quand ça ne va pas. » (Fly The Nest)
Au-delà de son outillage, le courage au travail se nourrit de mécanismes de distanciation critique. Incarnée par des rituels et des moments de recul, elle introduit une culture du courage permettant aux salariés de partager librement leurs doutes et d’être soutenus dans leurs prises de décision. Cette régulation collective prévient les risques de dérives individualistes et/ou sectaires, identifiés comme des dangers dans les entreprises libérées.
Le courage n’est pas qu’un état d’esprit : il repose sur des dispositifs organisationnels aidant les individus à gérer leurs craintes des répercussions négatives de leurs actes. Plutôt que d’évacuer à tout prix les émotions, il s’agit de les interroger pour y réagir dans la juste mesure, dans la lignée de la pensée d’Aristote. Il n’y a pas de courage sans peur, ce qui implique comme corollaire que le courage ne doit pas devenir une fin en soi.
Le courage, c’est parfois ne pas céder à une franchise prématurée, c’est savoir attendre ou se taire, pour protéger la qualité de la relation au travail et choisir le bon moment. Finalement, l’entreprise libérée est-elle véritablement encourageante ? Oui, à condition qu’elle équilibre autonomie individuelle et préservation du collectif et faire du courage une pratique partagée au quotidien. Loin d’être un simple laisser-faire, ces entreprises mettent en place des dispositifs pour structurer et cultiver l’exercice du courage afin que chacun soit encouragé à oser être, dire et agir en toute responsabilité.
Anne-Sophie Dubey est co-fondatrice du Disruptive Co-Consulting Group (DCG) LLC. Anne-Sophie Dubey a mené une thèse CIFRE (bourse de l'ANRT et financement par La Fabrique de l'industrie).
Caroline Mattelin-Pierrard a reçu des financements de la Fondation de l'Université Savoie Mont Blanc.
Matthieu Battistelli a reçu des financements de la Fondation de l'Université Savoie Mont Blanc.
Clara Letierce ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.06.2025 à 12:45
Caroline Diard, Professeur associé - Département Droit des Affaires et Ressources Humaines, TBS Education
Hybridation et hyperconnectivité : une stratégie d’évitement pour échapper aux tâches domestiques ? Débranche et revenons à nous ! Une étude menée en 2022 conclut que les hommes prennent davantage part aux tâches domestiques et familiales en situation de télétravail à domicile. Le télétravail, le jackpot de l’équilibre vie professionnelle-personnelle ?
Cinq années après la pandémie de Covid-19 et le télétravail massif, les scientifiques en organisation ont mis en lumière les effets secondaires du travail hybride : agencement organisationnel, brouillage des frontières vie privée/vie professionnelle et surcharge de travail. Le télétravail touche aujourd’hui un quart des salariés en France, deux tiers des cadres. Il est particulièrement répandu chez les personnes en CDI, les plus diplômées, chez les plus jeunes et dans le secteur privé.
Cette révolution copernicienne du travail produit des effets dans la sphère intime du couple. Le rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, « Pour une mise en œuvre du télétravail soucieuse de l’égalité entre les femmes et les hommes », mentionne de nombreuses inégalités subies par les femmes, notamment en matière de répartition des tâches domestiques et de charge mentale. Le déséquilibre entre hommes et femmes serait amplifié avec le télétravail. En cause les difficultés de garde d’enfants et l’espace de travail inadapté.
Nouvelle donnée : ce mode de travail hybride permet d’échapper à certaines tâches domestiques. Pour ce faire, nous avons mené une étude quantitative entre le 3 février et le 3 mars 2022 auprès de 211 télétravailleurs à domicile, au lendemain de la levée de l’obligation de télétravailler. Elle conclut que, parmi notre échantillon, les hommes prennent davantage part aux tâches domestiques et familiales en situation de télétravail à domicile. Une meilleure conciliation des temps de vie et une moindre participation aux tâches domestiques pourraient ainsi s’avérer favorables aux femmes.
Alors le télétravail à domicile peut-il réduire les inégalités professionnelles de genre en créant un ré-équilibrage des tâches en faveur des femmes ?
Pour la sociologue Marianne Le Gagneur, le télétravail ne redistribue pas les cartes d’une division sexuelle du travail domestique inégalitaire. Les télétravailleuses tablent sur cette journée pour laver leur linge ou faire la vaisselle par exemple, elles n’ont plus de véritables pauses. L’enquête 2023 de l’UGIC-CGT suggère également que le télétravail se solde pour les femmes par des journées plus intenses. Ce contexte de difficultés techniques rend leur activité moins fluide et plus hachée que celle des hommes – problèmes de connexion, de matériel, d’applications numériques.
Nos résultats vont partiellement à l’encontre de ces études et enquêtes. Ils enrichissent ceux de Safi qui conclut à une répartition plus équitable des tâches domestiques en situation de télétravail. À la question « Quand vous travaillez à domicile, profitez-vous de l’occasion pour vous occuper de vos enfants le cas échéant ? 16 % des hommes répondent « souvent ou très souvent » contre 8 % pour les femmes.
À la question « Quand vous travaillez à domicile, en profitez-vous pour vous occuper des tâches domestiques ? » 29 % des hommes sont concernés contre 28 % pour les femmes.
Les hommes prennent part aux tâches domestiques et familiales. Ces résultats ambivalents et surprenants pointent le télétravail comme un enjeu au cœur du rééquilibrage des temps et une répartition différente des contraintes domestiques entre les hommes et les femmes.
Pour 82 % des répondants à l’étude de l’UGIC-CGT, le télétravail est plébiscité pour garantir un meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle. Cette promesse d’une meilleure articulation des temps de vie s’accompagne d’une augmentation du temps de travail – 35,9 % des répondants – et de difficultés à déconnecter. Seulement 36 % des répondants bénéficient d’un dispositif de droit à la déconnexion, alors même que ce droit se trouve dans le Code du travail. Cela suggère que le télétravail, qu’il soit exclusif ou en alternance, est associé à des niveaux de tensions d’équilibre pro/perso inférieurs à ceux du travail exclusivement en présentiel.
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Les derniers chiffres de l’Observatoire de l’infobésité sont éloquents : 20 % des e-mails sont envoyés hors des horaires de travail (9 heures-18 heures) ; 25 % des managers se reconnectent entre 50 et 150 soirs par an ; 22 % des collaborateurs ont entre 3 et 5 semaines de congés numériques (sans e-mails à envoyer) par an. Alors que les emails sont identifiés comme source de stress générant des comportements d’évitement.
La notion d’évitement correspond à des efforts volontaires d’un individu pour faire face à une situation qu’il évalue comme stressante. Elle implique que cette situation est perçue comme difficile à surmonter et menaçante pour son bien-être. Un individu met en place différents processus entre eux. Il peut ressentir cet événement comme menaçant. L’enjeu est d’échapper à une situation inconfortable.
La dépendance à l’hyperconnectivité peut s’expliquer par des injonctions implicites ou une forme d’autocontrôle et d’autodiscipline. Cela suggère une servitude volontaire où les employés répondent aux sollicitations professionnelles à tout moment. Cette hyperconnectivité pourrait être un prétexte pour échapper aux tâches domestiques considérées comme peu valorisantes. Le collaborateur, volontairement ou non, se connecte ou répond à des sollicitations en dehors des horaires classiques de travail. Peut-être pour échapper à des contraintes personnelles et familiales ? Et s’investir dans un champ unique limitant la charge mentale.
L’imbrication croissante des espaces de travail et de vie personnelle due à l’hyperconnectivité engendre des conflits de rôle. Elle ajoute un stress supplémentaire aux individus et compromet leur bien-être. Autrefois, les frontières entre les temps et lieux de travail et de vie privée étaient claires : on se connectait au bureau à 9 heures et on se déconnectait à 18 heures, laissant ainsi le travail derrière soi. Aujourd’hui, ces frontières se sont effacées, rendant la déconnexion plus difficile à gérer.
Cette hybridation des espaces de vie, où le travail et les activités domestiques ou familiales s’entremêlent, apporte certes de la flexibilité. Elle permet par exemple d’emmener ses enfants à la crèche avant de se connecter au travail. Mais ce « mélange des genres » peut aussi être source de stress. Il génère un sentiment d’incapacité à tout gérer en même temps, provoquant des conflits de rôle, où les exigences professionnelles empiètent sur la vie personnelle et inversement.
Caroline Diard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.06.2025 à 20:24
Pierre-Nicolas Baudot, Docteur en science politique, Université Paris-Panthéon-Assas
Le 5 juin, les militants du Parti socialiste désigneront leur premier secrétaire – les finalistes étant Olivier Faure et Nicolas Mayer-Rossignol. Longtemps hégémonique à gauche, parti de gouvernement, le PS s’est effondré en 2017 puis a connu sa plus lourde défaite électorale avec la candidature d’Anne Hidalgo (1,7 % des voix) lors de la présidentielle de 2022. Quelles sont les causes structurelles de ce lent déclin ? Le PS peut-il se remettre en ordre de bataille pour les municipales de 2026 et la présidentielle de 2027 ?
À l’occasion de son 81e congrès à Nancy, le Parti socialiste (PS) s’est mis en ordre de bataille pour désigner sa direction et arrêter ses principales orientations. À un an d’un scrutin municipal qui lui est traditionnellement favorable et à deux ans d’une élection présidentielle encore illisible, cet exercice expose au grand jour les maux profonds du parti. Il donne à voir le tableau paradoxal d’une organisation marginalisée électoralement sur la scène nationale, mais engluée dans des logiques anciennes de professionnalisation et de présidentialisation.
La lecture des trois textes d’orientation du congrès de Nancy dessine quelques lignes idéologiques communes : la défense du rôle de la puissance publique dans la gestion de l’économie, une meilleure répartition des richesses, la nécessité de la transition écologique ou encore la confiance au projet européen. Cependant, au-delà de ces emblèmes, la réflexion apparaît particulièrement peu poussée sur plusieurs enjeux cardinaux, comme le rapport au capitalisme et à la mondialisation, la stratégie géopolitique ou, plus largement encore, la singularité d’un projet socialiste dans le monde actuel. Pour autant, tous les textes en appellent à la reprise d’un travail sur les idées et au rétablissement des liens avec la société civile.
Des éléments qui reviennent comme des airs populaires à chaque congrès du parti, depuis maintenant plusieurs décennies. Et de fait, le congrès de Nancy peine à paraître pour autre chose qu’un combat de personnes. Même l’alliance avec La France insoumise (LFI) n’est plus véritablement en jeu, puisque les différents textes proposent une alliance de la gauche non insoumise. Ce rapport du PS à la production d’idées permet de dépasser l’immédiate actualité du congrès pour saisir quelques tendances de plus long terme éclairant l’état actuel du parti.
Évoquant leur identité intellectuelle, les socialistes brandissent volontiers la référence à la social-démocratie, pour se démarquer tant du macronisme que d’une gauche de rupture renvoyée à son irresponsabilité et à sa naïveté. Cependant, la conversion du PS en parti de gouvernement a largement conduit – à l’instar des partis sociaux-démocrates étrangers – à faire de cette référence le signifiant d’une pratique du pouvoir plutôt que d’un contenu idéologique précis. Cela traduit, plus largement, l’érosion continue des capacités du parti à produire des idées et à justifier intellectuellement sa propre existence. Ce que Rafaël Cos a diagnostiqué comme un « évidement idéologique du Parti socialiste » s’exprime, par exemple, dans la faible portée idéologique de la formation des militants, la distance avec les intellectuels, la disparition des revues de courants ou le faible intérêt pour la production programmatique.
Plus encore, c’est la capacité du parti à travailler collectivement qui est en question. Les secrétariats nationaux, qui constituent les lieux ordinaires de l’expertise partisane, sont la plupart du temps très peu investis. S’ils se sont formellement multipliés au fil des années, c’est surtout pour accroître le nombre de places à la direction du parti. De même, si diverses conventions thématiques ont régulièrement été organisées, leurs conclusions sont traditionnellement vite laissées de côté. À l’inverse, les conflits sont légion et ont pris, à l’occasion des alliances avec LFI, des tours particulièrement violents. Et cela, alors même que l’éloignement idéologique entre courants est sans commune mesure avec ce que le parti a pu connaître par le passé.
Ce constat tient d’abord à des logiques sociales. À mesure qu’il s’est converti en un parti de gouvernement à partir des années 1980 et qu’il a accumulé des positions électorales, le parti s’est considérablement professionnalisé. Non seulement la part des élus dans ses instances de direction s’est accrue, mais de plus le travail quotidien du parti a de plus en plus été pris en charge par des collaborateurs d’élus, formés au métier politique.
Dans le même temps, la part des militants extérieurs à cet univers s’est réduite. En particulier, les militants simultanément engagés dans les secteurs associatifs ou syndicaux se sont considérablement raréfiés. Les relations avec ces espaces s’en sont mécaniquement trouvées modifiées : outre qu’elles se sont distendues, elles se sont professionnalisées dès lors que les relations avec le parti transitent essentiellement par les élus.
Cette dynamique s’articule bien sûr à l’évolution idéologique du parti, et notamment aux conséquences de sa mue sociale-libérale sur son image auprès des profils les plus populaires, mais également auprès des fonctionnaires (notamment des enseignants) pourtant historiquement proches du PS.
Cette professionnalisation a aussi eu pour conséquence, comme l’écrivent Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, de « bouleverser l’économie interne et morale » du parti, au point que « les intérêts électoraux sont devenus prépondérants à tous les niveaux ». Cela s’est accompagné d’une place croissante laissée aux mesures professionnalisées de l’opinion, que constituent les médias et les sondages.
La professionnalisation du parti s’est également répliquée sur le fonctionnement collectif du parti. D’abord, ses succès électoraux depuis les années 1970 et jusqu’en 2017 ont permis au PS de constituer ce qui s’est apparenté à une véritable rente électorale. L’enjeu pour les principaux courants devenait alors de se maintenir à la direction du parti, pour participer à la gestion des ressources électorales et à la distribution des investitures.
S’est alors progressivement instauré ce que le politiste Thierry Barboni a qualifié de « configuration partisane multipolaire ». Cette expression décrit la présence, au sein de la majorité du parti, de plusieurs sous-courants s’entendant pour gérer le parti. Les désaccords idéologiques se trouvent alors minorés, derrière des jeux d’allégeance peu lisibles et un important flou stratégique considéré comme une condition de l’unité politique. Surtout, ces désaccords sont dissociés des enjeux de désignation de la direction. C’est ce dont témoigne le congrès du Mans, en 2005, qui aboutit à une synthèse générale entre des courants qui s’étaient pourtant fortement affrontés peu avant au sujet du Traité constitutionnel européen.
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La défaite du PS en 2017 puis, surtout, les alliances à gauche de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) et du Nouveau Front populaire (NFP) ont de nouveau mis face à face plusieurs camps distincts. Les espaces de la délibération collective du parti ne s’en sont pas, non plus, trouvés revigorés pour autant. La compétition pour la direction encourage une forme de maximisation des différences, quand bien même les divers textes d’orientation convergent vers de nombreux points, mais les débats collectifs demeurent peu nombreux. Surtout, ils ont peu à voir avec la définition d’un contenu idéologique.
C’est ce dont témoigne encore la candidature de Boris Vallaud, ancien soutien d’Olivier Faure, à la direction du parti. Si le dépôt d’une motion par le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale contre le premier secrétaire est un événement, il répond en réalité davantage aux enjeux d’incarnation qu’à une alternative politique profonde.
Ainsi le parti doit-il gérer l’expression interne du pluralisme et s’évertuer à contenir les divisions que laisse paraître la démocratie partisane, sans pour autant en tirer de réels bénéfices collectifs.
Enfin, le parti a connu une forte présidentialisation, c’est-à-dire que son organisation s’est largement faite autour des logiques imposées par l’élection présidentielle. Dès les lendemains de la seconde élection de François Mitterrand, en 1988, les différentes écuries présidentielles se sont développées autour des principaux « présidentiables du parti ». Cette logique a été maximisée dans les années 2000, puis institutionnalisée avec l’adoption des primaires. Chaque écurie est alors incitée à constituer ses propres ressources expertes, sans les mettre à la disposition de l’ensemble du parti au risque d’en voir les bénéfices appropriés par d’autres. L’accumulation d’expertise au fil du temps et la stabilisation d’une ligne commune dépendent donc largement de l’état des rapports de force.
Ainsi, si d’une part la « configuration partisane multipolaire » tend à suspendre le débat collectif, les différentes écuries entretiennent leurs propres espaces de travail hors du parti. Aujourd’hui encore, c’est moins l’accès des socialistes à diverses expertises qui est en jeu que la capacité du parti à travailler collectivement. Cela vaut d’autant plus que les faibles perspectives électorales du parti sur le plan national renforcent les divisions avec l’échelon local. En effet, nombre d’élus n’entendent pas renier les stratégies adoptées localement, au nom d’une stratégie nationale dont les retombées électorales paraissent faibles.
Ces évolutions ont accompagné la domination du PS sur l’ensemble de la gauche plusieurs décennies durant. Si elles ont un temps préservé la machine électorale des divisions, elles ont également conduit à dévitaliser fortement le parti. Ses capacités de médiation entre l’opinion publique et les espaces de pouvoir se sont largement affaiblies. À mesure que s’érodaient ses réseaux dans la société, ses facultés à tirer profit de l’activité du mouvement social s’amenuisaient, de même que ses possibilités de voir ses propositions et ses mots d’ordre infuser dans divers espaces sociaux. C’est également la place des militants qui a été modifiée, en raison de leur faible implication dans l’élaboration programmatique et dans la gestion de la vie du parti. Il en résulte que, non seulement ceux-ci sont aujourd’hui très peu nombreux (41 000 au congrès de Marseille en 2023), mais que de plus ils ont une faible emprise sur les destinées du parti.
En définitive, le PS paraît difficilement pouvoir faire l’impasse d’une refonte organisationnelle profonde. Il s’est construit au fil des décennies autour d’importantes ressources électorales et d’un statut de parti de gouvernement. Son effondrement national a cependant révélé un modèle adapté à la gestion de positions de pouvoir, plutôt qu’à la conquête électorale. Il en résulte le constat paradoxal d’une organisation aux perspectives de victoire présidentielle faible, mais encore paralysée des effets de la professionnalisation et de la présidentialisation.
Pierre-Nicolas Baudot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.06.2025 à 17:06
Marie-Claire Considère-Charon, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)
En ce mois de mai 2025, le premier ministre britannique a réussi à sceller un accord avec Washington qui permet à son pays d’échapper dans une certaine mesure à la hausse des droits de douane promulguée par Donald Trump, et un autre avec l’UE, qui solde certains effets du Brexit.
C’est dans un contexte de nouvelles menaces sur son économie, déjà affaiblie par les répercussions commerciales du Brexit, que le Royaume-Uni s’est rapproché de ses deux principaux partenaires, les États-Unis et l’Union européenne, en vue de conclure des accords. En invoquant l’exemple de son illustre prédécesseur, Winston Churchill, le premier ministre britannique Keir Starmer s’est d’emblée montré résolu à ne pas « choisir entre l’Europe et le grand large ».
L’objectif du leader du parti travailliste, en poste depuis le 5 juillet 2024, est de concilier deux objectifs essentiels mais peu compatibles, semble-t-il : raffermir la relation transatlantique d’une part, et relancer les relations avec l’UE, d’autre part.
Dans le cadre du désordre géopolitique provoqué par les décisions intempestives de la Maison Blanche de taxer lourdement les produits importés aux États-Unis, le premier ministre s’est d’abord tourné vers son interlocuteur américain pour tenter de le convaincre d’appliquer au Royaume-Uni un traitement préférentiel.
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Dès le 26 février 2025, à l’occasion de sa visite à la Maison Blanche, il avait tenté d’amadouer le président Trump en lui remettant l’invitation du Roi Charles à une seconde visite d’État, qui a été acceptée avec enthousiasme.
Le 3 avril 2025, au lendemain de l’annonce par la Maison Blanche d’une augmentation à 25 % des droits de douane sur les importations d’automobiles britanniques, Starmer a choisi de ne pas riposter mais d’agir à l’égard de son partenaire américain avec calme et sang-froid, selon ses propres termes, en soulignant que toutes ses décisions seraient uniquement guidées par l’intérêt national et les intérêts de l’économie britannique.
Sa démarche, au nom de la « relation spéciale » qui unit les deux pays, a également été étayée par des arguments commerciaux : il a rappelé que son pays n’enregistrait pas d’excédent commercial avec les États-Unis et qu’il était naturel que le président revoie à la baisse les droits de douane à l’encontre des produits britanniques. Il était en effet crucial pour Londres d’obtenir de moindres taux d’imposition, voire des exonérations, de façon à sauver des milliers d’emplois menacés, dans les secteurs de l’industrie automobile et de la sidérurgie.
Le volontarisme de Starmer, qui a pu compter sur une équipe soudée et des conseillers compétents et avisés, s’est toutefois heurté à des partenaires coriaces et à un Donald Trump versatile et peu conciliant, ce qui augurait mal d’une issue positive. Mais le moment s’est révélé propice au rapprochement, lorsque les États-Unis ont commencé à subir l’effet boomerang de leurs mesures punitives, à l’heure où les porte-conteneurs sont arrivés à moitié vides dans les ports américains.
Starmer est en effet parvenu, le 8 mai dernier, à signer avec Trump un accord par lequel Trump revenait sur son engagement à ne pas accorder d’exonérations ou de rabais sectoriels. Les droits de douane sont passés de 25 % à 10 % pour 100 000 voitures britanniques exportées chaque année. Les États-Unis ont également consenti à créer de nouveaux quotas pour l’acier et l’aluminium britanniques sans droits de douane, et à être plus cléments envers le Royaume-Uni lorsqu’ils imposeront à l’avenir des droits de douane pour des raisons de sécurité nationale sur les produits pharmaceutiques et d’autres produits.
En contrepartie, le Royaume-Uni a sensiblement élargi l’accès à son marché des produits de l’agroalimentaire américain comme le bœuf, ainsi que le bioéthanol mais n’a toutefois pas cédé à la pression de Washington, qui souhaitait le voir réviser à la baisse les normes britanniques en matière de sécurité alimentaire. Il s’agissait d’une condition préalable à toute forme d’assouplissement des échanges de denrées alimentaires et de végétaux entre le Royaume-Uni et l’Union européenne.
L’accord du 8 mai 2025 a une portée limitée car il ne couvre que 30 % des exportations britanniques, et l’industrie pharmaceutique n’a pas été prise en compte. Il devrait être suivi d’un accord commercial complet, mais aucun calendrier n’a été programmé. Et Trump peut revenir à tout moment sur les concessions qu’il a accordées au Royaume-Uni. Une autre critique majeure à l’encontre de cet accord est qu’il enfreint la clause de la nation la plus favorisée, qui figure en général dans les accords de commerce international, et permet à chaque pays de se voir appliquer une égalité de traitement par ses partenaires commerciaux.
Cet accord, qui est intervenu une semaine après la signature de l’Accord de libre-échange avec l’Inde, représente pour le premier ministre britannique une victoire politique, d’autant mieux accueillie qu’elle survient au moment où sa cote de popularité n’est plus qu’à 23 %, tant les critiques se sont multipliées quant à son déficit de leadership et à des mesures souvent jugées inéquitables. Keir Starmer s’est également attelé à une autre tâche primordiale : celle de la réinitialisation des relations avec l’Union européenne, qui s’était amorcée sous le mandat de son prédécesseur Rishi Sunak avec la signature du cadre de Windsor, qui allégeait le dispositif des échanges en mer d’Irlande.
Dans ce domaine comme dans celui de la relation transatlantique, il s’est agi d’un travail de longue haleine, jalonné par une longue série de rencontres et de réunions entre les autorités britanniques et la présidente de la Commission européenne, ainsi qu’entre leurs équipes, sous la direction du Britannique Nick Thomas-Symonds, ministre en charge du Cabinet office, de la Constitution et des Relations avec l’Union européenne, et du vice-président de la Commission européenne Maros Sefcovic.
Le sentiment, partagé entre les deux parties, de l’impérieuse nécessité de relancer des relations abîmées par « les années Brexit », obéissait à des raisons à la fois commerciales et géopolitiques. Il a permis l’émergence d’une nouvelle dynamique, où la défiance n’était plus de mise. Sans qu’il soit question de revenir sur l’engagement britannique du non-retour au marché unique ni à l’union douanière, l’ambition des Britanniques, comme celle des Européens, était de renforcer la coopération et la coordination en vue de nouvelles dispositions et d’actions conjointes au niveau des échanges et de la politique de sécurité et de défense.
Dans un contexte économique très difficile, il était urgent pour les Britanniques d’apporter des solutions au problème persistant des échanges entre le Royaume-Uni et son principal partenaire commercial, l’UE, qui avaient chuté de 15 % depuis 2019, désormais dépassées en volume par celles à destination des pays hors Union européenne.
L’accord signé le 19 mai 2025 avec l’UE à Lancaster House officialise une nouvelle phase des relations entre les deux parties et constitue une première étape vers une coopération renforcée. Il apporte des réponses concrètes sur certains dossiers critiques, comme celui des échanges transfrontaliers de marchandises, ou sensibles, comme celui de la pêche, et ouvre des perspectives prometteuses sur d’autres dossiers comme celui d’un partenariat de sécurité et de défense ainsi que celui de la mobilité des jeunes Européens et Britanniques.
Les nouvelles dispositions commerciales auront pour effet de réduire sensiblement l’impact de la frontière en mer d’Irlande sur les échanges de marchandises, en particulier entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, qui continuent à pâtir du dispositif douanier, malgré la signature du Cadre de Windsor. En introduisant la mise en place d’une zone sanitaire et phytosanitaire entre le Royaume-Uni et l’UE, il met fin aux certificats sanitaires d’exportation et ouvre la voie vers un « alignement dynamique » des normes réglementaires des deux parties.
Les Européens demandaient que soient reconduits les droits de pêche qui, en vertu de l’Accord de commerce et de coopération entre le Royaume-Uni et l’UE de 2021, permettaient aux pêcheurs de l’UE d’accéder aux eaux territoriales britanniques jusqu’en 2026. Le Royaume-Uni a accepté la reconduction des droits de pêche des Européens pour 12 années de plus, jusqu’en 2038. Ces concessions ont été obtenues en échange de dispositions visant à faciliter l’entrée des denrées alimentaires sur le marché européen. Elles ont également ouvert la voie vers la mise en œuvre d’un pacte de défense et de sécurité.
Les turbulences géopolitiques déclenchées par l’administration Trump, ainsi que la poursuite de la guerre en Ukraine, ont donné un nouvel élan à la coopération en matière de défense et de sécurité entre le Royaume-Uni et l’UE. Le partenariat de sécurité et de défense signifie l’engagement mutuel à s’entendre sur les sujets majeurs comme celui du soutien à l’Ukraine et celui de l’avenir de l’OTAN, et les moyens de réduire la dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis. Il ouvre la voie vers l’accès du Royaume-Uni au fonds européen de financement des États membres de l’UE, SAFE (Security Action for Europe) à hauteur de 150 milliards d’euros, qui sert à financer des équipements et des opérations militaires conjointes des pays de l’UE.
La mise en œuvre d’un programme de mobilité des jeunes afin de faciliter les échanges culturels et les projets pilotes était une question difficile dans la mesure où les jeunes Européens sont beaucoup plus nombreux à fréquenter les universités britanniques que l’inverse. L’accord intitulé « Youth Experience » n’est en réalité qu’un engagement à progresser dans la direction d’une plus grande ouverture aux jeunes Européens et du rétablissement du programme Erasmus.
Le Brexit a considérablement compliqué les échanges du Royaume-Uni avec l’Union européenne, son premier partenaire commercial. Il l’a tout autant rendu plus vulnérable à l’insécurité à l’échelle mondiale. Keir Starmer a compris la nécessité de sortir son pays de l’isolement où l’a cantonné le Brexit, en cultivant ou en restaurant les relations avec ses deux partenaires privilégiés, les États-Unis et l’Union européenne. Il y a toutefois lieu de se demander si, compte tenu du dérèglement de l’ordre mondial provoqué par le président des États-Unis, ainsi que de son hostilité affichée à l’égard de l’Europe, le premier ministre britannique pourra encore longtemps refuser de choisir son camp entre l’Europe et l’Amérique.
Marie-Claire Considère-Charon est membre du comité éditorial de l'Observatoire du Brexit et membre du groupe de recherche CREW (Center for Research on the English-speaking Wordl) Sorbonne nouvelle.
01.06.2025 à 14:15
Mehdi Guelmamen, Doctorant en sciences économiques, Université de Lorraine
Alexandre Mayol, Maître de conférences HDR en sciences économiques, Université de Lorraine
Justine Le Floch, Doctorante en sciences de gestion, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Stéphane Saussier, Professeur des universités, IAE Paris – Sorbonne Business School
Après les sécheresses de 2022 et de 2023, la disponibilité de l’eau potable en France n’a plus rien d’une évidence. Le modèle économique de distribution de l’eau imaginé à un moment où la ressource semblait infinie mérite d’être repensé. La tarification, d’une part, et l’exploitation, d’autre part, sont au cœur des réflexions à mener.
La France, longtemps épargnée par le stress hydrique grâce à un climat tempéré, découvre désormais la rareté de l’eau potable, comme en témoignent les sécheresses de 2022 et 2023. Ces épisodes extrêmes ont frappé les esprits : 343 communes ont dû être ravitaillées en urgence par camions-citernes, et 90 % des départements ont subi des restrictions d’usage de l’eau. En 2023, le gouvernement a lancé un « Plan Eau » pour anticiper les pénuries et encourager un usage plus responsable de la ressource.
Le défi à relever est immense : assurer un accès durable à l’eau potable exigera des investissements massifs et une profonde adaptation des pratiques. Quel modèle économique permettra de relever ce défi ? Deux pistes principales se dégagent : utiliser le prix de l’eau pour inciter à la sobriété, et repenser la gestion et le financement du service d’eau potable.
En France, le service de l’eau potable fonctionne comme un monopole naturel : les coûts fixes élevés (entretien des réseaux de distribution, stations de pompage et usines de traitement) rendent inefficace toute mise en concurrence. La gestion du service est confiée aux collectivités locales, qui peuvent choisir entre au moins deux modes d’organisation : une régie publique ou une délégation à un opérateur privé.
Longtemps, l’effort s’est concentré sur l’extension des réseaux, notamment en zone rurale. La tarification a visé l’équilibre financier, conformément au principe du « l’eau paie l’eau », sans objectif environnemental explicite. Le prix du mètre cube reste, aujourd’hui encore, bas par rapport à la moyenne européenne, même s’il varie fortement selon les territoires. Il combine une part fixe, une part variable ainsi que diverses taxes et redevances.
Plusieurs dispositifs ont néanmoins encouragé l’intégration d’une dimension environnementale dans le prix de l’eau pour inciter à la sobriété, mais ont fait l’objet de critiques fortes. La loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 a, par exemple, encouragé le recours au tarif « progressif ». Ce tarif consiste à moduler la part variable du prix en fonction du volume consommé selon des tranches prédéfinies. Le principe est simple : plus le foyer consomme, plus il paiera cher.
Ce dispositif, séduisant sur le principe, a pourtant suscité une faible adhésion au niveau local (à peine une dizaine de services sur 8 000 en France avant 2023). Au niveau national, le président de la République, Emmanuel Macron avait évoqué sa généralisation en réponse à la sécheresse, mais le rapport du CESE de novembre 2023 a enterré cette proposition. À l’étranger des communes, comme Bruxelles, ont abandonné la tarification progressive après avoir constaté ses trop nombreux défauts.
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Pourquoi ce rejet ? Plusieurs obstacles limitent l’efficacité attendue de cette mesure. Il faut rappeler que la tarification progressive suppose une information complète du consommateur sur sa consommation. Or, la facturation de l’eau en France reste peu intelligible, en particulier dans l’habitat collectif où les appartements ne font l’objet que d’une refacturation une fois par an par leur syndic. Pire, de très nombreux logements anciens n’ont pas de comptage individuel et leur consommation n’est qu’estimée. Dans des villes comme Montpellier, seuls 33 % des logements sont individualisés et peuvent se voir appliquer la tarification progressive.
C’est la raison pour laquelle cette forme de tarif ne peut fonctionner qu’avec l’installation coûteuse de compteurs dans les logements. La tarification progressive a d’autres défauts, comme le fait que les tranches ne s’adaptent pas à la taille du foyer, pénalisant alors les familles nombreuses. Par ailleurs, ils ne s’appliquent pas toujours à l’ensemble des usagers, puisqu’ils ne concerneront pas, par exemple, les professionnels. Enfin, leur fonctionnement suppose une capacité des ménages à réduire leur consommation, ce qui n’est pas aussi simple.
Faut-il pour autant renoncer à faire évoluer les comportements par les tarifs ? Pas nécessairement. D’autres approches, comme la tarification saisonnière, pourraient envoyer un signal prix plus lisible en période de stress hydrique. L’objectif : rendre le consommateur acteur de la sobriété, sans complexifier à l’excès le système.
Responsabiliser les consommateurs ne suffira pas : encore faut-il que l’eau parvienne jusqu’à eux. Or, la ressource souffre également de la vétusté des infrastructures de distribution. Les pertes en eau à cause des fuites représentent 1 milliard de mètres cubes chaque année, soit l’équivalent de la consommation de 20 millions d’habitants. Les besoins en rénovation sont alors considérables et représentent, selon une étude de l’Institut national des études territoriales (Inet), 8 milliards d’euros pour les années à venir. Comment assurer le financement de ce « mur d’investissement » ? Plusieurs paramètres méritent d’être questionnés.
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Premièrement, le principe selon lequel « l’eau paie l’eau » implique que le financement repose essentiellement sur la hausse du prix pour l’usager. Il y aura lieu toutefois d’arbitrer localement autour du partage de cette hausse de prix entre les professionnels et les ménages, mais également entre l’abonnement et la part volumétrique. Par exemple, augmenter la part fixe de l’abonnement de base afin que les résidences secondaires ou les usagers occasionnels – qui utilisent peu d’eau mais bénéficient tout de même de l’infrastructure – participent davantage aux coûts d’entretien du réseau. Si la hausse du prix s’avère insuffisante, le rôle des agences de l’eau pour aider financièrement les services en difficulté devra être repensé mieux fixer des objectifs contraignants de performance.
Ensuite, la coopération intercommunale peut apparaître comme un levier pour financer en commun les investissements. Alors qu’aujourd’hui plusieurs milliers de communes – souvent très petites – gèrent seules l’eau potable et peinent à assumer l’autofinancement des rénovations, se regrouper permettrait de mutualiser les travaux. La loi Notre de 2015 a précisément cherché à inciter les petits services de moins de 15 000 habitants à se regrouper, mais suscite beaucoup d’hostilité au niveau local. Même si la modalité de coopération peut être améliorée, la collaboration des communes dans la gestion des réseaux apparaît indispensable.
Enfin, le modèle économique actuel doit être repensé puisque les recettes des opérateurs reposent essentiellement sur les volumes facturés. Il apparaît contradictoire de promouvoir la sobriété hydrique si elle le conduit à faire baisser les recettes. Pour résoudre cette difficulté, des clauses de performance environnementale utilisées dans le secteur des déchets pourraient aussi s’appliquer dans les contrats d’eau, qui compenseraient la baisse des volumes par des primes. Ce mécanisme serait un levier efficace qui pourrait être appliqué à tous les opérateurs, publics comme privés.
Au-delà des contrats locaux, de nombreux experts plaident pour une refonte de la gouvernance du secteur, en s’inspirant de modèles étrangers. L’idée d’un régulateur économique national fait son chemin. Le pilotage global du secteur pourrait gagner en cohérence avec la création d’un régulateur économique national de l’eau potable. Cette autorité indépendante pourrait garantir une transparence accrue, limiter les asymétries d’information, et promouvoir des pratiques économes et durables. Les agences de l’eau pourraient également évoluer vers un rôle de régulation régionale, en intégrant mieux les enjeux du grand cycle de l’eau.
Le modèle économique français de l’eau potable arrive à un tournant. Face au changement climatique et aux aléas qui menacent notre approvisionnement en eau, faire évoluer ce modèle n’est plus une option mais une nécessité. Tarification plus intelligente, investissements massifs et coordonnés dans les réseaux, nouvelles règles du jeu pour les opérateurs et régulation renforcée : ces adaptations, loin d’être purement techniques, touchent à un bien vital dont la gestion nous concerne tous. L’eau potable a longtemps coulé de source en France ; demain, elle devra couler d’une gouvernance renouvelée, capable de concilier accessibilité pour les usagers, équilibre financier du service et préservation durable de la ressource.
Alexandre Mayol a reçu des financements de l'Agence de l'Eau Rhin-Meuse pour un projet de recherche académique.
SAUSSIER Stéphane a reçu des financements dans le passé de Veolia, Suez et de l'Office Français de la Biodiversité dans le cadre de projets de recherche.
Justine Le Floch et Mehdi Guelmamen ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
01.06.2025 à 12:26
Wissam Samia, Enseignant-chercheur, PhD en économie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Deux nouveau-nés ont émergé dans le paysage du fitness : le CrossFit, mêlant renforcement musculaire et exercice cardio-vasculaire, l’Hyrox y ajoutant la course à pied. Avec leur propre logique. Le premier sport s’appuie sur un réseau décentralisé de 700 salles en France. Le second sur plus de 83 évènements centralisés. Pour un même objectif : faire du sport un marché économique rentable.
Muscle-Up (traction + passage au dessus de la barre), clean & jerk (épaulé-jeté), Snatch (arraché), sled push (pousser un traîneau chargé sur une distance), burpee broad jumps (pompe et saut en longueur), wall balls (squat avec une médecine ball à lancer contre un mur)… si ces mots ne vous parlent pas, c’est que vous n’êtes pas encore adepte du CrossFit ou de l’Hyrox, ces sports qui séduisent plus de 200 000 adeptes dans l’Hexagone.
Ces deux modèles sont figures de proue du renouveau du fitness. Ces entraînements de haute intensité, en petits groupes, suivent un protocole défini par les entreprises du même nom. Le CrossFit mélange renforcement musculaire, haltérophilie, force athlétique, exercices cardio-vasculaires et mouvements gymniques. L’Hyrox y ajoute la course à pied, la force et l’endurance. Concrètement, huit fois un kilomètre de course à pied et un exercice de fitness.
Côté stratégie économique, le CrossFit s’appuie sur une logique décentralisée et un ancrage communautaire ; l’Hyrox repose sur une logique centralisée d’organisation d’évènements et un effet d’échelle. Si tous deux incarnent des paradigmes économiques distincts, ils convergent vers une même dynamique : valoriser le sport comme un marché. En explorant leurs structures de financement, leur impact territorial et leurs stratégies de diffusion, nous proposons une lecture critique de la façon dont le fitness devient un laboratoire de tendances pour l’économie de l’expérience.
Le modèle CrossFit repose sur une structure bottom-up. Chacune des 14 000 salles affiliées ou « box » – dont plus de 700 en France – constitue une entité juridique autonome, qui reverse une licence annuelle à CrossFit LLC tout en conservant une grande latitude opérationnelle. Ce modèle d’affiliation, proche du licensing, favorise une croissance extensive sans immobilisation de capital par la maison-mère. Le financement repose essentiellement sur les abonnements des adhérents et des revenus annexes – coaching, merchandising local. Ce modèle de dissémination rapide avec faible contrôle central est adossé à un capital social fort.
A contrario, Hyrox se positionne comme un acteur centralisé du sport-spectacle. La société allemande Upsolut Sports organise directement les compétitions et agrège la quasi-totalité des revenus – billetterie, droits d’inscription, sponsoring, ventes de produits dérivés. En 2020, l’entreprise a levé environ 5 millions d’euros lors d’une première phase de financement. En 2022, elle a vu Infront Sports & Media, filiale du conglomérat chinois Wanda Group, entrer majoritairement au capital. Ce modèle s’inscrit pleinement dans une logique de scale-up, caractérisée par une croissance rapide reposant sur des capitaux-risqueurs, une forte intégration verticale et l’ambition d’atteindre une masse critique à l’échelle mondiale. Hyrox contrôle l’ensemble de la chaîne de valeur – production, branding, diffusion – ce qui lui permet de capter directement les flux financiers et d’optimiser ses marges. Cette stratégie vise moins la rentabilité immédiate que la valorisation à long terme, en vue d’un positionnement hégémonique sur le marché du fitness compétitif globalisé.
Les exigences capitalistiques des deux modèles créent des barrières à l’entrée de natures différentes. Pour ouvrir une box CrossFit, l’entrepreneur doit s’acquitter d’une licence d’environ 4 000 euros par an, recruter du personnel certifié, et investir massivement dans du matériel et de l’immobilier – jusqu’à 100 000 euros d’investissement initial. Ce modèle repose sur un capital fixe élevé, mais offre un potentiel de revenus récurrents. Le prix d’abonnement mensuel, compris entre 80 et 150 euros, reflète ce positionnement premium.
Hyrox, en revanche, n’impose pas la création d’infrastructures dédiées. Les salles de sport existantes peuvent devenir partenaires pour proposer des entraînements Hyrox, contre une redevance modeste – environ 1 500 euros annuels. L’accès au marché repose sur un capital humain adapté et une mobilisation temporaire de ressources existantes. Pour l’usager final, le coût est concentré sur l’accès à l’événement, environ 130 euros par compétition. Cette accessibilité réduit les barrières à l’adoption pour les pratiquants et permet une diffusion plus rapide dans les territoires urbains et périurbains.
L’économie CrossFit repose sur une récurrence de flux financiers : abonnements mensuels, formations de coachs, compétitions communautaires et vente de produits dérivés. Ce modèle de revenu présente une certaine prévisibilité et résilience, notamment en cas de chocs exogènes. En France, avec près de 700 salles affiliées en 2023, ce modèle génère plusieurs dizaines de millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. La nature décentralisée permet à chaque box d’adapter son offre au contexte local. Les compétitions locales, souvent organisées par les box elles-mêmes, renforcent l’ancrage territorial de l’activité et créent des retombées économiques indirectes – restauration, hôtellerie, transport.
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Hyrox, à l’inverse, fonde son modèle sur des activités ponctuelles mais à forte valeur ajoutée. Chaque événement est une unité de profit autonome, financée par les frais d’inscription, la billetterie et le sponsoring. En 2025, avec plus de 600 000 participants prévus dans 83 événements, Hyrox anticipe plus de 100 millions de dollars de revenus globaux. Le modèle mise sur une croissance rapide de sa base de clients et la monétisation de la marque via le merchandising et les droits médiatiques. La stratégie repose également sur l’effet de réseau : plus les événements se multiplient, plus la notoriété et la communauté s’étendent, renforçant la rentabilité marginale de chaque course organisée.
La pandémie de Covid-19 a constitué un test de robustesse pour ces deux modèles. CrossFit a connu une contraction temporaire, mais sa structure décentralisée et la forte cohésion communautaire ont permis une relance rapide dès 2022. Hyrox, bien qu’impacté par l’arrêt des événements, a utilisé cette période pour consolider ses financements et accélérer son internationalisation.
Depuis, une forme de convergence opère : de nombreuses salles CrossFit adoptent le label Hyrox, tandis qu’Hyrox recrute massivement dans la base de pratiquants CrossFit. Cette hybridation dessine un écosystème où les modèles ne s’excluent plus mais se complètent stratégiquement. Dans cette perspective, le fitness ne relève plus du seul loisir : il devient un vecteur stratégique d’accumulation et d’innovation dans les industries culturelles contemporaines. La prochaine décennie permettra sans doute d’observer si ces modèles s’institutionnalisent davantage ou s’ils cèdent la place à d’autres formats hybrides, adaptés aux mutations technologiques et sociales du sport connecté.
Wissam Samia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.