LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

09.09.2025 à 16:42

Zones économiques spéciales en Afrique : laboratoires de l’industrialisation ou enclaves sans lendemain ?

Julien Gourdon, Economiste, Agence Française de Développement (AFD)

Simon Azuélos, Analyste Afrique, Agence Française de Développement (AFD)

Les plus de 230 ZES d’Afrique renforcent les exportations et améliorent la qualité de vie locale, mais peinent à développer l’emploi féminin et l’intégration régionale.
Texte intégral (1612 mots)
Vue de la zone économique spéciale de Glo-Djigbé au Bénin, spécialisée dans la transformation agro-industrielle. https://gdiz-benin.com/

Une récente étude de l’Agence française du développement explore plus de 230 zones économiques spéciales dans 43 pays africains, révélant leur potentiel pour stimuler la sophistication des exportations, la pénétration des marchés et le bien-être local, en particulier à proximité des zones industrielles. Cependant, leur impact sur les chaînes de valeur régionales et la création d’emplois (en particulier pour les femmes) reste inégal. L’étude souligne que l’efficacité de ces zones spéciales dépend en grande partie de leurs modèles de gouvernance, de la force des incitations offertes et de leur adéquation avec les objectifs d’intégration régionale et de durabilité.


Les zones économiques spéciales (ZES) sont devenues un pilier de l’agenda d’industrialisation de l’Afrique. Sur la carte économique du continent, les ZES se multiplient comme des éclats lumineux. On en compte aujourd’hui plus de 230, réparties dans 43 pays. Leur promesse est simple mais ambitieuse : attirer les investissements, stimuler les exportations, créer des emplois et accélérer l’industrialisation.

Leur recette repose sur un cocktail bien rodé : incitations fiscales généreuses, procédures administratives allégées et infrastructures clés en main. Inspirées des succès asiatiques depuis les années 1970, elles connaissent une accélération fulgurante depuis les années 1990, souvent soutenues par des capitaux étrangers. Mais derrière cette expansion impressionnante se cache une interrogation essentielle : ces zones changent-elles vraiment la donne pour les économies africaines ou ne sont-elles que des vitrines tournées vers l’extérieur, séduisantes mais isolées ?

Ce qui fonctionne : diversification géographique et sophistication des exportations

Les résultats économiques montrent que, dans de nombreux pays, les ZES ont ouvert de nouvelles portes à l’export. Elles ont permis aux entreprises installées sur le continent de diversifier leurs débouchés, de produire des biens plus sophistiqués et de pénétrer des marchés jusque-là inaccessibles (Banque mondiale 2017). C’est le modèle exportatif dans toute sa logique : plutôt que de se limiter à quelques produits bruts destinés à un nombre restreint de clients, il s’agit d’élargir le marché d’exportation et de monter en gamme.

Dans plusieurs cas, cette stratégie a renforcé la résilience des économies face aux chocs extérieurs en améliorant la qualité des exportations et en multipliant les destinations. Les données confirment que les ZES sont particulièrement efficaces pour accroître la sophistication technologique des produits africains et élargir la carte des marchés conquis. Autrement dit, elles permettent de vendre mieux et plus loin.

Ce qui fonctionne moins : intégration régionale et transformation structurelle

Pourtant, si l’on observe les effets plus en détail, le tableau devient moins uniforme. Les ZES africaines peinent encore à véritablement diversifier les produits exportés (CNUCED 2023). Bien souvent, elles se contentent d’expédier vers de nouvelles destinations les mêmes types biens qu’auparavant, sans créer de nouvelles filières.

L’intégration dans les chaînes de valeur régionales reste également limitée. Nombre d’entre elles orientent leurs flux vers l’Asie, l’Europe ou l’Amérique, avec peu de connexions vers les pays voisins. Le risque est alors de voir apparaître des îlots industriels isolés, prospères sur le papier mais sans réel effet d’entraînement sur le tissu économique local.

Un impact social réel, mais inégal selon les contextes

Au-delà des chiffres du commerce extérieur, l’impact social des ZES mérite attention. Les données de terrain, bien que rares, livrent des enseignements précieux. Les ménages vivant à moins de dix kilomètres d’une zone économique spéciale voient en moyenne leur patrimoine croître de manière significative.

Les bénéfices sont concrets : logements de meilleure qualité, accès élargi aux services publics, consommation accrue de biens durables, niveaux d’éducation plus élevés et recul de l’emploi agricole. Ces effets positifs touchent à la fois les habitants de longue date et les migrants venus chercher des opportunités à proximité, ce qui montre que les ZES ne creusent pas les inégalités locales et favorisent l’urbanisation.

Cependant, l’enthousiasme s’atténue lorsqu’il s’agit de l’emploi féminin. Contrairement à d’autres régions du monde en développement, où les zones industrielles ont été un vecteur important d’intégration des femmes sur le marché du travail, le continent africain affiche des résultats plus timides. La structure sectorielle, dominée par l’agro-industrie et les industries extractives, offre moins de débouchés aux travailleuses.

À cela s’ajoutent les contraintes liées aux rôles traditionnels et la répartition des tâches au sein des ménages, qui freinent l’emploi féminin malgré la création d’opportunités dans l’entourage immédiat (Ecofin 2023).

Ce qui fait la différence : gouvernance et modèle économique

Pourquoi certaines ZES réussissent-elles quand d’autres stagnent ? Les recherches montrent que la gouvernance et le modèle économique font toute la différence. Les zones proposant des incitations substantielles et bien ciblées, en particulier lorsqu’elles sont spécialisées ou diversifiées, obtiennent les meilleurs résultats à l’export.

Les modèles de partenariat public-privé ou de gestion privée surpassent nettement les zones gérées exclusivement par l’État, qui affichent souvent des performances inférieures. À l’inverse, les projets de revitalisation des exportations peinent à élargir la gamme de produits ou à conquérir de nouvelles destinations, et les zones offrant peu d’avantages n’ont pratiquement aucun effet mesurable.

Quelle feuille de route pour les prochaines générations de ZES ?

Si les ZES veulent évoluer du statut d’enclaves industrielles à celui de véritables moteurs de transformation, elles doivent s’inscrire dans une stratégie économique globale. Cela signifie tisser des liens solides avec l’économie nationale et les chaînes de valeur régionales, en particulier dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine.

Cela implique aussi de se conformer aux normes internationales en matière d’environnement, de responsabilité sociale et de gouvernance, pour garantir leur durabilité et leur acceptabilité. Le soutien aux petites et moyennes entreprises locales, l’accès au financement, la formation professionnelle et le développement d’infrastructures physiques et numériques de qualité font partie des conditions essentielles pour attirer des investisseurs à forte valeur ajoutée.

Certains pays montrent déjà la voie. Au Maroc, au Kenya, au Rwanda ou en Égypte, des zones de nouvelle génération intègrent des objectifs d’industrialisation verte, soutiennent l’innovation et favorisent l’inclusion sociale. Elles illustrent comment il est possible de conjuguer croissance économique et respect des engagements environnementaux et sociaux.

En définitive, les ZES africaines ne constituent pas une baguette magique capable, à elles seules, de transformer les économies du continent. Mais elles peuvent devenir un accélérateur puissant lorsqu’elles sont bien conçues, bien gérées et intégrées dans un projet industriel cohérent. Leur avenir dépendra de la capacité des gouvernements et du secteur privé à bâtir des zones ouvertes sur leur environnement, capables de créer de la valeur localement et de contribuer à la réduction des inégalités. La vraie question n’est pas tant de savoir s’il faut ou non des ZES, mais comment en faire un levier inclusif et durable, plutôt qu’un simple outil fiscal ou un pôle isolé.


Nous remercions les co-auteurs de l’étude : Sid Boubekeur, Peter Kuria Githinji, Cecília Hornok, Alina Muluykova et Zakaria Ouari.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

PDF

09.09.2025 à 15:26

Trafic d’animaux sauvages en Corée du Nord : quand le gouvernement ferme les yeux

Joshua Elves-Powell, Associate Lecturer in Biodiversity Conservation and Ecology, UCL

Les témoignages des réfugiés nord-coréens permettent de mieux comprendre comment les animaux sauvages sont capturés et commercialisés.
Texte intégral (2349 mots)
Des rapports suggèrent que les peaux de goral à longue queue sont vendues illégalement à des acheteurs en Chine. Vachovec1 , CC BY-SA

Des chercheurs se sont appuyés sur des témoignages de réfugiés nord-coréens, confirmés par des rapports provenant de Chine, de Corée du Sud et des images satellites, pour dresser un panorama du commerce illégal d’animaux sauvages dans le pays. Ces données suggèrent l’implication de l’État.


La Corée du Nord est connue pour le commerce illicite d’armes et de stupéfiants. Mais une nouvelle étude que j’ai menée avec des collègues britanniques et norvégiens révèle un nouveau sujet de préoccupation : le commerce illégal d’espèces sauvages prospère dans le pays, y compris celles qui sont censées être protégées par la législation nord-coréenne.

D’après des entretiens menés auprès de réfugiés nord-coréens (également appelés « transfuges » ou « fugitifs »), qui peuvent être d’anciens chasseurs voire des intermédiaires dans le commerce d’animaux sauvages, notre étude, menée sur quatre ans, montre que presque toutes les espèces de mammifères en Corée du Nord plus grandes qu’un hérisson sont capturées de manière opportuniste, à des fins de consommation ou de commerce. Même les espèces hautement protégées font l’objet de commerce, parfois au-delà de la frontière chinoise.

Le plus frappant reste que ce phénomène ne se limite pas au marché noir. L’État nord-coréen lui-même semble tirer profit de l’exploitation illégale et non durable de la faune sauvage.

Le poids de l’économie informelle

Après l’effondrement de l’économie nord-coréenne dans les années 1990, le pays a connu une grave famine qui a fait entre 600 000 et 1 million de morts. Ne pouvant plus compter sur l’État pour subvenir à leurs besoins alimentaires, médicaux et autres besoins fondamentaux, de nombreux citoyens se sont alors mis à acheter et à vendre des marchandises – parfois volées dans des usines publiques ou introduites en contrebande depuis la Chine – dans le cadre d’une économie informelle en pleine expansion.

Cette économie informelle intègre aussi les animaux et les plantes sauvages, une précieuse ressource alimentaire. La faune sauvage est également appréciée pour son utilisation dans la médecine traditionnelle coréenne, ou pour la fabrication de produits tels que les vêtements d’hiver.

Il est important de noter que la vente de produits issus de la faune sauvage permet de générer des revenus importants. C’est pourquoi, outre le marché intérieur de la viande sauvage et des parties animales, un commerce international s’est développé, dans lequel des contrebandiers tentaient de vendre des produits issus de la faune sauvage nord-coréenne de l’autre côté de la frontière, en Chine.

Vue aérienne de la zone démitarilisée à la frontière entre les deux Corées
La zone démilitarisée de 4 km de large entre la Corée du Nord et la Corée du Sud est devenue un refuge pour la faune sauvage. Eleteurtre/Shutterstock

Ce commerce n’est officiellement reconnu par aucun des deux gouvernements. La Corée du Nord est l’un des rares pays à ne pas être signataire de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) – le traité qui réglemente le commerce international des espèces menacées d’extinction. Il existe donc peu de données officielles. Bon nombre des techniques habituellement utilisées par les chercheurs, telles que les études de marché ou l’analyse des données relatives aux saisies ou au commerce, sont tout simplement impossibles à mettre en œuvre dans le cas de la Corée du Nord.

C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers les témoignages de réfugiés nord-coréens. Parmi eux figuraient d’anciens chasseurs, des intermédiaires, des acheteurs et même des soldats qui avaient été affectés à des réserves de chasse réservées à la famille dirigeante de la Corée du Nord. Afin de protéger leur sécurité, tous les entretiens ont été menés de façon anonyme.

Pour vérifier les données issues de ces entretiens, nous les avons comparées à des rapports provenant de Chine et de Corée du Sud. Les changements signalés dans certaines ressources forestières ont également pu être vérifiés à l’aide de la télédétection par satellite.

Leurs récits donnent une idée impressionnante des interactions entre humains, animaux et plantes sauvages en Corée du Nord, ainsi que de leur utilisation commerciale.

L’implication de l’État nord-coréen dans le commerce d’espèces sauvages

Cependant, le plus inquiétant est que ces témoignages suggèrent que l’État nord-coréen lui-même puisse être directement impliqué dans le commerce d’espèces sauvages. Bien qu’il soit ressorti clairement des entretiens que les participants ignoraient le plus souvent le statut juridique du commerce d’espèces sauvages pour différentes espèces, notre analyse montre qu’une partie de ce commerce semble être illégale.

Les participants ont décrit des fermes d’élevage d’animaux sauvages gérées par l’État qui produisent des loutres, des faisans, des cerfs et des ours, ainsi que des parties de leur corps, à des fins commerciales. En effet, la Corée du Nord a été le premier pays à élever des ours pour leur bile, avant que cette pratique ne se répande en Chine et en Corée du Sud.

L’État aurait également collecté des peaux d’animaux via un système de quotas, les habitants remettant les peaux à une agence gouvernementale, tandis que les chasseurs agréés par l’État et les communautés locales offraient parfois des produits issus de la faune sauvage à l’État ou à ses dirigeants en guise de tribut.

ours noir
La Corée du Nord possède des fermes d’élevage d’ours. L’un des produits fabriqués est la bile d’ours, utilisée en médecine traditionnelle (photo prise en Corée du Sud). Joshua Elves Powell

L’une des espèces identifiées par nos interlocuteurs était le goral à longue queue (sur l’image en tête de cet article). Longtemps chassé pour sa peau, cet animal est désormais strictement protégé par la CITES. Nos données suggèrent que les gorals étaient destinés à être vendus à des acheteurs chinois. La Chine est pourtant partie à la convention (c’est-à-dire, elle l’a ratifié), ce commerce constituerait donc une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES.

Les impacts au-delà des frontières coréennes

La péninsule coréenne est un site d’importance mondiale pour de nombreuses espèces de mammifères. Ses régions septentrionales sont reliées, par voie terrestre, à des zones de Chine où ces espèces sont actuellement en voie de rétablissement. Cependant, la chasse non durable et la déforestation menacent leur potentiel de rétablissement en Corée du Nord.

Ceci a des conséquences plus larges. Par exemple, on espérait que le léopard de l’Amour, l’un des félins les plus rares au monde, puisse un jour recoloniser naturellement la Corée du Sud. Mais cela semble désormais très improbable, car ces animaux seraient confrontés à de graves menaces rien qu’en traversant la Corée du Nord.

Par ailleurs, les objectifs de conservation de la Chine, tels que la restauration du tigre de Sibérie dans ses provinces du Nord-est, pourraient être compromis si les espèces menacées qui traversent sa frontière avec la Corée du Nord sont tuées à des fins commerciales.

En outre, le commerce transfrontalier illégal d’espèces sauvages en provenance de Corée du Nord constituerait une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES, un problème grave susceptible d’avoir de graves répercussions sur le commerce légal d’animaux et de plantes. Pour faire face à ce risque, Pékin doit redoubler d’efforts pour lutter contre la demande intérieure d’espèces sauvages illégales.

Le commerce d’espèces sauvages nord-coréennes est actuellement un angle mort pour la conservation mondiale. Nos conclusions contribuent à mettre en lumière le problème que représente le commerce illégal et non durable d’espèces sauvages, mais la lutte contre cette menace, qui pèse sur les ressources naturelles de la Corée du Nord, dépendra en fin de compte des décisions prises par Pyongyang. Le respect de la législation nationale sur les espèces protégées devrait être une priorité immédiate.

The Conversation

Joshua Elves-Powell a reçu des financements du London NERC DTP et ses travaux sont soutenus par Research England.

PDF

08.09.2025 à 17:01

L’essor inattendu du judaïsme en Afrique subsaharienne

Ayode Habib Daniel Dossou Nonvide, Docteur en histoire internationale, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Depuis trente ans, le judaïsme connaît un essor en Afrique subsaharienne, porté par une quête identitaire culturelle, religieuse ou spirituelle.
Texte intégral (1913 mots)

Depuis environ trente ans, le judaïsme connaît une croissance remarquable parmi les populations d’Afrique subsaharienne. Ce qui importe le plus aux personnes impliquées dans ce mouvement est la revendication ou la recherche d’une identité juive, définie selon divers critères : culturels, religieux, ethniques ou encore spirituels. Plusieurs facteurs permettent d’éclairer cette émergence.


Les statistiques montrent que l’Afrique, dont plus de 95 % de la population se déclare religieuse, est majoritairement composée de chrétiens (56 %) et de musulmans (34 %), les deux principales religions abrahamiques. La troisième, le judaïsme, y demeure statistiquement marginale.

Tandis que l’islam s’est diffusé sur le continent principalement par le biais du commerce et de la conquête, le christianisme y doit son implantation durable à l’œuvre missionnaire et à la colonisation européenne. En revanche, ni l’histoire religieuse du continent ni sa géopolitique actuelle ne semblent propices à l’émergence du judaïsme ; dès lors, l’engouement croissant pour la judéité peut apparaître comme une surprise.

Quelques précisions contextuelles

Il convient d’abord de souligner que le phénomène de judaïsation en Afrique subsaharienne est en constante évolution, ce qui rend difficile toute estimation démographique précise. Les personnes concernées, souvent qualifiées de « Juifs émergents » – un terme utilisé par plusieurs chercheurs –, demeurent parfois discrètes en raison des pressions sociales et familiales qu’elles subissent, bien qu’elles n’hésitent pas, lorsqu’on les interroge, à affirmer avec fierté leur identité juive.

Il importe également de noter que l’expression « Juifs émergents » n’est pas toujours acceptée, notamment par certains groupes comme les Lembas d’Afrique australe, qui considèrent cette appellation comme un déni de leur judéité ancienne.

À l’inverse, les Juifs éthiopiens, dont l’identité juive a été officiellement reconnue depuis les années 1970, ne sont généralement pas inclus dans cette catégorie de « Juifs émergents ».

Par ailleurs, la reconnaissance même du terme « Juif » pose problème, car la communauté juive dominante – vivant majoritairement en Israël, en Europe et en Amérique du Nord – hésite souvent à reconnaître ces groupes comme membres légitimes du judaïsme. En Afrique subsaharienne, seuls les Juifs sud-africains, qui étaient environ 100 000 en 2012, sont pleinement intégrés dans cette communauté mondiale.

L’absence de définition universelle de l’identité juive contribue à cette incertitude. Chaque courant du judaïsme normatif ou rabbinique – orthodoxe, conservateur, ou réformé – ainsi que l’État d’Israël, applique ses propres critères pour déterminer qui est juif. C’est au niveau de la reconnaissance que se situe la principale ligne de fracture entre le judaïsme traditionnel et les groupes dits émergents.

Une reconnaissance partielle, mais en progression

Les Juifs émergents d’Afrique subsaharienne ont longtemps été ignorés par les autorités israéliennes et par la majorité des membres de la communauté juive dominante. Toutefois, certaines organisations basées aux États-Unis ou en Israël, telles que Kulanu, Be’chol Lashon, Shavei Israel, ainsi que des figures influentes comme le rabbin orthodoxe Shlomo Riskin, se sont montrées enthousiastes à l’idée de tisser des liens avec ces communautés. Ces initiatives, qui concernent également des groupes émergents en Asie, en Océanie et en Amérique latine, permettent à ces populations souvent isolées géographiquement d’accéder à des ressources éducatives, religieuses et sociales.

Elles leur offrent aussi des plates-formes pour faciliter leur conversion halakhique – c’est-à-dire conforme à la Halakha (loi juive) –, condition souvent indispensable pour être reconnu comme Juif par les institutions juives traditionnelles, qui ignorent encore largement leur existence ou les perçoivent comme une curiosité sociologique.

Diversité des courants judaïsants en Afrique subsaharienne

L’identité juive ne signifie pas la même chose pour tous les Juifs émergents. Leurs revendications se répartissent en plusieurs catégories :

Fondements biologiques et ethniques

Certains groupes affirment être les descendants de migrations anciennes hébraïques, israélites ou juives. Ils mobilisent des éléments linguistiques (ressemblances entre leur langue et l’hébreu), culturels (pratiques locales similaires à celles décrites dans la Bible), ainsi que des récits oraux relatant des parcours migratoires depuis le Moyen-Orient ou l’Éthiopie. C’est le cas des Danites de Côte d’Ivoire, des Igbos du Nigeria, de diverses communautés à Madagascar ou encore des Lembas, répartis entre l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Malawi et le Mozambique.

Adhésion religieuse par conversion

D’autres s’affirment juifs pour des raisons purement religieuses, sans revendiquer de filiation biologique. Leur judéité est le fruit d’un engagement personnel, souvent formalisé par une conversion. On retrouve dans cette catégorie les Abayudayas d’Ouganda, les Juifs de Kasuku au Kenya, certaines communautés de Côte d’Ivoire, ou encore des membres de la communauté Beth Yeshourun au Cameroun.

Approches hybrides

Entre ces deux pôles se situent ceux qui combinent les deux approches, se réclamant à la fois d’une identité israélite ancestrale et d’une foi active dans le judaïsme. Ce cas de figure est fréquent dans la majorité des communautés juives émergentes.

Identité spirituelle ou existentielle

Une quatrième catégorie regroupe des individus qui se déclarent juifs par conviction personnelle, indépendamment de toute ascendance biologique ou démarche de conversion. Ils considèrent leur âme comme intrinsèquement juive, née dans un corps non juif. Pour eux, la judaïsation n’est pas une conversion mais une réconciliation avec leur être profond. Si certains souhaitent se convertir pour être reconnus, d’autres rejettent toute formalité religieuse, se satisfaisant de leur certitude intime. Aucun chiffre précis ne permet d’estimer l’ampleur de ce groupe, en raison du caractère récent et dynamique du phénomène, et de l’absence d’enregistrements officiels. Cependant, plusieurs membres des mouvements juifs émergents en Côte d’Ivoire et au Kenya (dont l’identité ne peut être révélée pour des raisons d’éthique) ont exprimé leur judéité en ces termes lors de recherches de terrain effectuées par l’auteur dans ces deux pays.

La question du judaïsme messianique

Parallèlement aux courants émergents mentionnés, il existe une autre catégorie en expansion : celle des Juifs messianiques, dont le nombre s’élève à plusieurs millions, ce qui en fait le courant le plus répandu sur le continent. Le judaïsme messianique se définit comme « un mouvement fondé sur la Bible, de personnes qui, en tant que Juifs engagés, croient que Yeshua (Jésus) est le Messie juif d’Israël annoncé par la loi et les prophètes ».

Ces croyants refusent que leur foi en Yeshua Hamashiach (forme hébraïque de Jésus-Christ qu’ils privilégient) soit perçue comme incompatible avec leur identité juive. Cependant, les trois principales branches du judaïsme rabbinique – orthodoxe, conservateur et réformé – les considèrent sans ambiguïté comme chrétiens, du fait de leur théologie christologique.

Bien que numériquement majoritaires, les Juifs messianiques africains sont souvent rejetés par les autres Juifs émergents, notamment ceux qui s’inscrivent dans une pratique rabbinique plus classique. Ces derniers voient dans le judaïsme messianique un facteur aggravant la méfiance dont ils font l’objet de la part des communautés juives dominantes.

Juif et noir : Une identité historique en renaissance

La judaïsation en Afrique subsaharienne est un phénomène en pleine croissance. Si elle est devenue plus visible depuis l’alyah des Juifs éthiopiens au début des années 1990, elle ne constitue pas une rupture totale avec l’histoire : elle représente plutôt une résurgence contemporaine d’une réalité ancienne, celle d’une Afrique où, pendant des siècles, la judéité et la négritude n’étaient pas incompatibles, comme l’illustre l’histoire des Juifs de Loango en Afrique centrale, de Tombouctou au Mali, et de la côte sénégambienne. Être noir et juif n’a rien d’inhabituel : ce fut longtemps une réalité vécue avant l’islamisation et la colonisation.

L’émergence actuelle de la judéité s’inscrit dans un contexte plus large de réaffirmation identitaire afrocentrée, de polarisation accrue autour du conflit israélo-palestinien – dans un continent où l’islam est la deuxième religion – et dans des environnements socio-économiques souvent peu propices à une vie d’observance juive normative. À cela s’ajoute la résistance de l’État d’Israël (et de la majorité de la communauté juive du courant dominant) à reconnaître ces communautés. Dans ce contexte, le judaïsme émergent en Afrique illustre le caractère élusif du concept d’identité et, dans le même temps, une preuve que la liberté de foi et de conscience est réelle sur le continent africain, en dépit des défis existants.

The Conversation

Ayode Habib Daniel Dossou Nonvide ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

07.09.2025 à 16:14

Quand la galaxie trumpiste accuse l’Europe de pratiquer la censure

Stefania Di Stefano, Chercheuse postdoctorale au sein de la Chaire sur la modération des contenus, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Suzanne Vergnolle, Maître de conférences en droit du numérique, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

L’administration Trump reproche à l’UE de censurer la libre expression du fait des mesures européennes relatives à la modération des réseaux sociaux.
Texte intégral (1874 mots)

Alors même que, aux États-Unis, la liberté d’expression, la liberté des médias ou encore la liberté académique font l’objet d’attaques sans précédent de la part de l’administration Trump, Washington prétend que c’est l’Union européenne qui serait un dangereux censeur. En cause : les mesures visant à modérer les contenus haineux sur les réseaux sociaux.


Comment déterminer la maturité d’une démocratie ? Comment reconnaître qu’elle sombre progressivement vers un régime autoritaire ?

Le début du second mandat présidentiel de Donald Trump incarne sans aucun doute un tel glissement, avec fracas et sans souci pour l’image de bienséance qu’une personne exerçant une telle fonction devrait renvoyer. Depuis le retour du milliardaire new-yorkais à la Maison Blanche le 20 janvier, les attaques contre les libertés sur le territoire états-unien sont nombreuses et variées.

Les universités ont été l’une des premières cibles du président. Gel des fonds fédéraux, instrumentalisation du système d’accréditation universitaire pour influencer les formations, révocation des visas pour les étudiants étrangers… Autant de mesures attaquant frontalement la liberté académique. Des mesures visant surtout à remodeler l’éducation supérieure selon une idéologie définie par le régime trumpiste et restreignant la libre pensée.

La liberté de la presse n’est pas épargnée par la nouvelle version du « free speech » portée par le président. Dernière victime à avoir été « fired » : Stephen Colbert, présentateur du populaire « Late Show » sur CBS. Cette émission satirique s’attaquait régulièrement et sans ménagement à Donald Trump. Elle n’a plus sa place dans les programmes télévisés. Pour dénoncer le silence s’installant progressivement dans les médias, la série humoristique South Park a sorti un nouvel épisode caricaturant le président, laissant cependant un sentiment amer aux spectateurs.


À lire aussi : Donald Trump à l’assaut des médias publics aux États-Unis


Pourtant, et dans une sorte d’inversement psychologique, Washington accuse l’Union européenne (UE) de mettre en œuvre, sur le Vieux Continent, une censure massive.

Les textes européens dans le viseur de l’administration Trump

Si l’UE est critiquée, c’est en réalité pour les valeurs qu’elle représente et pour les libertés qu’elle protège. En effet, les États-Unis dépeignent l’encadrement juridique des plateformes numériques à l’œuvre au sein de l’UE comme la manifestation d’une censure quasi orwelienne.

Se fondant sur un rapport à charge, la Commission judiciaire de la Chambre des représentants a tenu une audition sur « la menace européenne sur la liberté d’expression et l’innovation américaines », affirmant notamment que le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) porte atteinte au droit des Américains de s’exprimer librement en ligne aux États-Unis.

Pour rétablir les faits et la correcte interprétation du droit européen, une coalition d’universitaires européens et américains a transmis une lettre expliquant les principales applications du DSA.

Se présentant en « défenseur de la démocratie », l’administation Trump utiliserait même la suspension des enquêtes ouvertes à l’encontre des grandes entreprises technologiques américaines comme monnaie d’échange dans les négociations douanières avec la Commission européenne. Les plateformes ont en effet comparé les sanctions imposées pour violation des dispositions européennes à des « droits de douane », s’appuyant aussi sur la (fausse) affirmation que le cadre juridique de l’Union cible spécifiquement les entreprises états-uniennes.

Trump a ouvertement pris la défense de ces « amazing Tech Companies », menaçant d’imposer des droits de douane supplémentaires aux pays ciblant ces entreprises avec leurs législations.

Message posté par Donald Trump sur son réseau Truth Social le 25 août 2025.

En encadrant l’activité des plateformes numériques, notamment par le biais du fameux règlement général sur la protection des données (RGPD) ou du DSA, l’Europe établit-elle un régime de censure ?

Afin de permettre l’expression de toutes et tous, le droit à la liberté d’expression doit être encadré par la loi. Les contours de cette liberté sont délimités par les droits fondamentaux des tiers et comprennent notamment la protection de la vie privée, la non-discrimination, ou encore la dignité humaine. Ce sont justement ces limites que rappelle le DSA. Le texte vise à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes respectent ces principes cardinaux. Et si la désinformation ou les discours haineux sont des problèmes préoccupants, la critique du pouvoir reste, en Europe, protégée par la liberté d’expression, laquelle est garantie par le DSA.

La modération délaissée par les grandes plateformes

Cet encadrement déplaît fortement au régime trumpiste ainsi qu’à certaines grandes plateformes numériques américaines. Celles-ci estimaient pourtant, il y a quelques années, que des réglementations étaient nécessaires pour un système efficace de gouvernance des contenus en ligne. En suivant désormais la ligne trumpiste, les plateformes ont tendance à fausser délibérément le concept de censure en l’assimilant à celui de modération des contenus. Cette dernière vise toutefois à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes sont conformes aux conditions générales du service mais, aussi, aux lois et droits fondamentaux protégés par les textes fondateurs.

Mais ce n’est pas seulement d’un point de vue théorique que la modération des contenus, mise en place par le DSA, est attaquée. Cela passe aussi par les nombreuses baisses budgétaires au sein des plateformes, entraînant une réduction des ressources humaines consacrées à la sécurité en ligne. Ces mesures sont par ailleurs couplées à une « simplification » des politiques de modération des contenus, qui s’affranchissent des protections sur des sujets considérés comme « woke », notamment la protection de la communauté LGBTQIA+ ou la lutte contre la haine en ligne.

Dernière annonce en date ? Meta déclarant, un vendredi au cœur de l’été, la suspension de ses publicités ciblées à caractère politique. Sans même évoquer le moment de l’annonce, comment interpréter un tel signal ? L’initiative concerne les publicités à caractère politique, électoral ou traitant de « questions sociales ». Raison invoquée : le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, qui rendrait le ciblage des usagers trop complexe.

Pourtant, une étude conduite par l’organisation AI Forensics, avant l’entrée en application de ce règlement, avait démontré que Meta laissait la propagande pro-russe envahir les publicités politiques ciblées, avec un système de détection des contenus complètement défaillant.

L’Union européenne, modèle d’anti-trumpisme ?

Certes, l’Europe n’est pas parfaite. Certes, l’Europe vit aussi d’importantes dérives identitaires. Mais l’Europe tente, dans un monde de plus en plus complexe, de garantir à toutes et tous la possibilité de s’exprimer en ligne.

Aujourd’hui, les victimes des attaques visant la liberté académique et la liberté de la presse ne se trouvent pas en Europe, mais aux États-Unis. Dans ces conditions, l’Europe doit porter encore plus haut et encore plus fort ses valeurs. Elle doit offrir un modèle dans lequel les libertés sont protégées par la loi et les institutions, et non par la volonté d’un homme.

The Conversation

Suzanne Vergnolle a reçu des financements de la région Île-de-France.

Stefania Di Stefano ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

07.09.2025 à 12:11

Transition verte : peut-on vraiment comparer les dépendances aux métaux rares et au pétrole ?

Lucas Miailhes, Doctorant en Science Politique/Relations Internationales, Institut catholique de Lille (ICL)

Les discours politiques utilisent souvent cette analogie, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait de donner un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.
Texte intégral (2494 mots)

Et si la transition énergétique n’était pas le simple glissement d’une dépendance au pétrole vers une dépendance aux métaux critiques ? Les discours politiques empruntent souvent cette analogie séduisante, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait que cette comparaison donne un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.


Alors que la transition énergétique accélère en Europe, une idée semble s’être imposée dans le débat public. Notre dépendance aux énergies fossiles aurait glissé vers une nouvelle dépendance, cette fois aux matières premières critiques, comme le lithium ou les terres rares.

Il n’est pas rare que cette comparaison soit faite dans les débats télévisés, mais également à l’occasion de déclarations politiques, tant au niveau national qu’international. Par exemple, lors d’un discours de 2023 traitant de la relation Chine-Union européenne (UE), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen traçait un parallèle clair entre la dépendance de l’UE aux énergies fossiles et sa dépendance naissante aux matériaux critiques :

« Les transitions […] seront permises par les matières premières. Le lithium et les terres rares sont déjà en train de remplacer le gaz et le pétrole au cœur de notre économie. […] Nous devons éviter de tomber dans la même dépendance que pour le pétrole et le gaz. »

Si cette analogie alerte, à juste titre, sur la vulnérabilité europénne des approvisionnements en métaux – pour une large part envers la Chine, elle repose sur une vision simpliste et trompeuse des chaînes d’approvisionnement mondiales, de la nature physique de ces ressources et des rapports de force géoéconomiques.

Elle participe à véhiculer de fausses croyances non seulement sur la nature du commerce international de ces matières premières critiques, mais aussi, plus globalement, sur la nature de la transition énergétique.

Peut-on vraiment comparer le lithium au gaz russe ? Le cobalt au baril de Brent ? La réponse est : non. Pour plusieurs raisons.

Matières consommables contre recyclables

À la différence du pétrole ou du gaz, qui sont des consommables détruits par leur usage, les métaux ne disparaissent pas une fois utilisés. Grâce à leurs propriétés physiques, ils peuvent être recyclés indéfiniment sans perte de qualité, contrairement à des matériaux comme le plastique, dont la recyclabilité est limitée.

Cette caractéristique leur permet d’être réinjectés dans des boucles de réutilisation au sein d’une économie circulaire. Si le recyclage des métaux employés dans les technologies bas carbone, comme les batteries lithium-ion, reste aujourd’hui marginal, c’est moins en raison de verrous techniques que du faible volume de produits en fin de vie actuellement disponible.

Mais à mesure que les premiers équipements arriveront en fin de cycle, le recyclage pourra devenir une source majeure d’approvisionnement en métaux dits « secondaires ».

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que le recyclage pourrait réduire de 25 à 40 % les besoins en nouvelles extractions. Selon la fédération européenne Transport & Environment, en intégrant les rebuts de production, le recyclage pourrait couvrir jusqu’à 40 % de la demande européenne d’ici 2030 – et près des deux tiers à l’horizon 2040.

Contrairement à ce qu’ont été le pétrole et le gaz pour l’UE, la dépendance actuelle du continent européen pourrait donc bien se réduire rapidement, pour peu que l’Europe investisse dans ce maillon de souveraineté.


À lire aussi : Les « mines urbaines », ou les ressources minières insoupçonnées de nos déchets électroniques


Des enjeux de dépendance qui se posent différemment

La question de la sécurité d’approvisionnement en métaux ne se pose pas dans les mêmes termes que celle du gaz ou du pétrole. Alors que les hydrocarbures concernent l’ensemble des consommateurs de façon directe (notamment afin de fournir du carburant pour les transports ou une source d’énergie pour le chauffage), les métaux ne deviennent stratégiques que dans la mesure où un pays développe des capacités industrielles qui en dépendent. Autrement dit, s’ils sont nécessaires à une production nationale d’énergie bas carbone.

Cette distinction est essentielle, car elle permet de hiérarchiser les vulnérabilités : on ne s’inquiète pas de la dépendance en matériaux pour lesquels il n’existe pas de tissu industriel local.

Par exemple, l’industrie de fabrication de panneaux solaires est au point mort en France. Pour l’heure, l’approvisionnement en métaux pour ces derniers n’est pas un sujet prioritaire de sécurité d’approvisionnement.

À l’inverse, les métaux indispensables à la production de batteries pour véhicules électriques – comme le lithium, le nickel, le cobalt, le manganèse ou le graphite – sont devenus des enjeux majeurs pour la France et pour l’Europe, en raison du déploiement local massif de projets de gigafactories.

Carrière de kaolin d’Échassières (Allier), actuellement exploitée par la société Imerys, également à l’initiative du projet de mine de lithum. TomTooM03/Wikimedia Commonns, CC BY

C’est précisément cette logique industrielle qui a été invoquée pour justifier le projet d’ouverture d’une mine de lithium à Échassières, dans l’Allier, afin d’alimenter les usines de batteries du nord de la France.


À lire aussi : Mine de lithium dans l’Allier : un débat déjà tranché ?


Une dépendance chinoise à relativiser

En dépit de sa position dominante sur le marché de nombreux métaux critiques, la Chine ne peut pas « arsenaliser » (c’est-à-dire, instrumentaliser à des fins géopolitiques) aussi facilement la dépendance aux métaux que la Russie a pu le faire avec le gaz.

En effet, les chaînes de valeur des matières premières critiques (lithium, terres rares, etc.) sont beaucoup plus fragmentées et capables de se réorganiser. Certes, Pékin détient une position dominante dans l’extraction des terres rares et dans le raffinage du lithium, mais sa capacité à s’en servir comme levier de coercition est entravée par plusieurs facteurs :

Bref, à la différence du gaz russe – centralisé, peu substituable à court terme et distribué par des infrastructures fixes –, les métaux s’échangent sur des marchés mondiaux plus diversifiés, flexibles et adaptables. Ils sont donc moins facilement « arsenalisables ».


À lire aussi : Terres rares : Ces nouveaux venus qui entendent concurrencer la Chine et les États-Unis


Et puis, et c’est probablement ce qui révèle une lecture erronée des rapports de force géoéconomiques, les marchés du lithium et des terres rares sont beaucoup plus petits que ceux du pétrole et du gaz, tant en valeur qu’en volume. En 2024, le marché mondial des hydrocarbures pesait près de 6 000 milliards de dollars, contre seulement environ 28 milliards pour le lithium et de 4 milliards à 12 milliards pour les terres rares.

Depuis la fin des années 2010, l’Agence internationale de l’énergie alerte régulièrement sur l’explosion à venir de la demande pour ces matériaux, portée par l’électrification des usages. Pourtant, même en cumulant leurs pics de production respectifs, les terres rares et le lithium, même s’ils sont centraux pour la transition énergétique, ne représentent qu’une part infime du marché pétrogazier mondial.

Ne pas confondre transition énergétique et accumulation de sources d’énergie

L’idée même de transition énergétique des énergies fossiles vers les métaux tend à dissimuler une réalité bien plus prosaïque : celle de l’accumulation des sources d’énergie plutôt que de leur substitution.

Comme le théorise l’historien Jean-Baptiste Fressoz, l’histoire énergétique ne connaît pas de véritables ruptures où une énergie en remplacerait totalement une autre. Au contraire, les transitions s’effectuent par empilement : chaque nouvelle source vient s’ajouter aux précédentes, sans les faire disparaître. Cette dynamique remet en cause les récits optimistes qui laissent penser que les énergies fossiles seraient bientôt reléguées au passé.

Malgré les scénarios prospectifs et les engagements des grandes économies à atteindre la neutralité carbone, il est probable que l’usage du pétrole et du gaz se maintiendra dans de nombreux secteurs. Les technologies bas carbone ne remplaceront pas tous les usages permis par les hydrocarbures, en particulier dans les domaines où ils restent difficilement substituables, notamment dans l’industrie : il reste difficile de produire de l’acier vert.

Autrement dit, loin d’acter la fin des fossiles de façon nette et précise, la transition énergétique risque de passer par une phase de coexistence prolongée.

En définitive, l’idée d’un transfert de dépendance du pétrole vers les métaux ne résiste pas à l’analyse. Ni leurs propriétés physiques, ni la structure des marchés, ni la géopolitique de leur approvisionnement ne permettent de calquer les logiques de la rente fossile sur celles des matières premières critiques.

Penser la transition énergétique à travers le prisme d’une substitution binaire masque la complexité des interdépendances industrielles et pourrait conduire à de fausses priorités stratégiques. Repenser la dépendance, ce n’est donc pas rejouer la guerre du gaz avec de nouveaux matériaux, mais comprendre les spécificités des chaînes de valeur des technologies bas carbone – et concevoir des réponses politiques à la hauteur de ces réalités.

The Conversation

Lucas Miailhes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

04.09.2025 à 17:08

À Gaza, les journalistes locaux et les fixeurs sont tués à un rythme sans précédent. Peut-on les protéger ?

Simon Levett, PhD candidate, public international law, University of Technology Sydney

Les journalistes palestiniens n’ont pas accès à la même formation, au même équipement, ni au même salaire que les correspondants étrangers, alors que leur vie est en danger à Gaza.
Texte intégral (1738 mots)

Près de 200 professionnels des médias ont été tués dans la bande de Gaza, depuis le 7 octobre 2023. Les journalistes locaux et leurs fixeurs sont mal payés et, surtout, mal protégés, en dépit des efforts de leurs employeurs et des appels lancés à l’attention de l’armée israélienne par les médias, les gouvernements étrangers et les organisations de défense des journalistes.


La journaliste Mariam Dagga n’avait que 33 ans lorsqu’elle a été tuée par une frappe aérienne israélienne à Gaza, le 25 août 2025.

En tant que photographe et vidéaste indépendante, elle a documenté les souffrances des civils à Gaza à travers des images indélébiles d’enfants mal nourris et de familles endeuillées. Elle avait rédigé un testament, dans lequel elle demandait que ses collègues ne pleurent pas à ses funérailles et que son fils de 13 ans soit fier d’elle. Dagga a été tuée avec quatre autres journalistes – et 16 autres personnes – lors d’une frappe visant un hôpital qui a suscité une condamnation et une indignation généralisées.

Cette attaque fait suite au meurtre de six journalistes d’Al Jazeera par les Forces de défense israéliennes (FDI) alors qu’ils se trouvaient dans une tente abritant des journalistes à Gaza au début du mois d’août. Parmi les victimes figurait le journaliste Anas al-Sharif, lauréat du prix Pulitzer.

La guerre menée par Israël depuis près de deux ans à Gaza est l’une des plus meurtrières de l’histoire moderne. Le Comité pour la protection des journalistes, qui recense les décès de journalistes dans le monde depuis 1992, a dénombré pas moins de 189 journalistes palestiniens tués à Gaza depuis le début de la guerre (Ndlr : selon RSF, 220 journalistes ont été tués par l’armée israélienne dans la bande de Gaza en près de 23 mois). Beaucoup travaillaient en tant que pigistes pour de grands organes de presse, Israël ayant interdit aux correspondants étrangers d’entrer à Gaza.

En outre, l’organisation a confirmé la mort de deux journalistes israéliens, ainsi que celle de six journalistes tués lors des frappes israéliennes sur le Liban.





« Cela a été très traumatisant pour moi »

En 2019, je me suis rendu à Tel-Aviv et à Jérusalem en Israël, ainsi qu’à Ramallah en Cisjordanie, afin de mener une partie de mes recherches doctorales sur les protections disponibles pour les journalistes dans les zones de conflit.

Au cours de ce séjour, j’ai interviewé des journalistes de grands médias internationaux tels que le New York Times, le Guardian, l’Australian Broadcasting Corporation, CNN, la BBC et d’autres, ainsi que des journalistes indépendants et des fixeurs palestiniens locaux. J’ai également interviewé un journaliste palestinien travaillant pour la rédaction anglophone d’Al Jazeera, avec lequel je suis resté en contact jusqu’à récemment.

Je ne me suis pas rendu à Gaza pour des raisons de sécurité. Cependant, de nombreux journalistes que j’ai rencontrés avaient effectué des reportages dans cette région et connaissaient bien les conditions qui y régnaient, déjà dangereuses avant même la guerre.

Osama Hassan, un journaliste local, m’a parlé de son travail en Cisjordanie :

« Il n’y a pas de règles, il n’y a pas de sécurité. Parfois, lorsque des colons attaquent un village, par exemple, nous allons couvrir l’événement, mais les soldats israéliens ne vous respectent pas, ils ne respectent rien de ce qui est palestinien […] même si vous êtes journaliste. »

Nuha Musleh, fixeuse à Jérusalem, a décrit un incident qui s’est produit après un jet de pierre en direction de soldats de l’armée israélienne :

« […] Ils ont commencé à tirer à droite et à gauche – des bombes assourdissantes, des balles en caoutchouc, dont l’une m’a touchée à la jambe. J’ai été transportée à l’hôpital. Le correspondant a également été blessé. Le caméraman israélien a également été blessé. Nous avons donc tous été blessés, nous étions quatre. […] Cela a été très traumatisant pour moi. Je n’aurais jamais pensé qu’une bombe assourdissante pouvait être aussi dangereuse. Je suis restée à l’hôpital pendant une bonne semaine. J’ai eu beaucoup de points de suture. »

Une meilleure protection pour les journalistes et les fixeurs locaux

Mes recherches ont montré que les journalistes et les fixeurs locaux dans les territoires palestiniens occupés bénéficient de très peu d’équipement de protection physique et d’aucun soutien en matière de santé mentale.

Le droit international stipule que les journalistes sont protégés en tant que civils dans les zones de conflit en vertu des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels. Cependant, ces textes ne comportent pas de dispositions relatives à la protection spécifique nécessaire aux journalistes.

Des médias, des groupes de défense des droits des journalistes et des gouvernements ont clairement exigé qu’Israël prenne davantage de précautions pour protéger les journalistes à Gaza et enquête sur les frappes telles que celle qui a tué Mariam Dagga.

Malheureusement, les médias semblent peu en mesure d’aider leurs collaborateurs indépendants à Gaza, si ce n’est en se disant inquiets de leur sécurité à travers des communiqués, en demandant à Israël qu’il autorise les évacuations de journalistes et en exigeant que les journalistes étrangers puissent entrer dans la bande de Gaza.

Les correspondants internationaux ont, pour la plupart d’entre eux, suivi une formation sur le reportage dans les zones de guerre, et bénéficiaient d’équipements de sécurité, d’assurances et de procédures d’évaluation des risques. En revanche, les journalistes locaux et les fixeurs à Gaza ne bénéficient généralement pas des mêmes protections, alors qu’ils sont les premiers touchés par les effets de la guerre, notamment la famine massive.

Malgré les énormes difficultés, je pense que les médias doivent s’efforcer de respecter au mieux leurs obligations en matière de droit du travail lorsqu’il s’agit des journalistes et des fixeurs locaux. Cela fait partie de leur devoir de diligence.


À lire aussi : Israel must allow independent investigations of Palestinian journalist killings – and let international media into Gaza


Des recherches montrent que les fixeurs figurent depuis longtemps parmi les acteurs les plus exploités et vulnérables de la production d’information internationale. Ils sont souvent dans des situations précaires, sans formation aux zones dangereuses ni assurance médicale. Ils sont de surcroît très mal rémunérés.

Les journalistes locaux et les fixeurs à Gaza doivent être rémunérés correctement par les médias qui les emploient. Il faut pour cela tenir compte non seulement des conditions de travail et de vie déplorables dans lesquelles ils sont contraints de vivre, mais aussi de l’impact considérable de leur travail sur leur santé mentale.

Comme l’a récemment déclaré le directeur de l’information mondiale de l’Agence France Presse, il est très difficile de rémunérer les contributeurs locaux, qui doivent souvent supporter des frais de transaction élevés pour accéder à leur argent. « Nous essayons de compenser cela en leur versant une rémunération plus élevée », a-t-il déclaré.

Il n’a toutefois pas précisé si l’agence allait modifier ses protocoles de sécurité et ses formations pour les zones de conflit, étant donné que les journalistes eux-mêmes sont pris pour cible à Gaza dans le cadre de leur travail. Ces journalistes locaux risquent littéralement leur vie pour montrer au monde ce qui se passe à Gaza. Ils ont besoin d’une meilleure protection.

Comme me l’a dit Ammar Awad, un photographe local de Cisjordanie :

« Le photographe ne se soucie pas de lui-même. Il se soucie des photos, de la manière dont il peut prendre de bonnes photos, de filmer quelque chose de bien. Mais il a besoin d’être dans un endroit sûr pour lui. »

The Conversation

Simon Levett ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

04.09.2025 à 17:08

En Irak, le mouvement sadriste s’organise hors des institutions

Emilien Debaere, Doctorant en sciences politiques, Aix-Marseille Université (AMU)

Au centre de la stratégie du plus grand mouvement chiite irakien : une assistance concrète aux populations les plus pauvres.
Texte intégral (1920 mots)

En Irak, le mouvement chiite fondé par Muqtada al-Sadr en 2003 et longtemps très influent sur la scène politique traverse une période d’incertitude. Malgré sa victoire aux législatives de 2021, il a volontairement quitté le Parlement en 2022, dénonçant l’impasse politique. Affaibli par ce retrait et par la perte d’un soutien religieux majeur, le sadrisme tente aujourd’hui de consolider son influence à travers al-Bunyan al-Marsous, une vaste organisation sociale active dans les quartiers populaires chiites.


Un mouvement politico-religieux en difficulté

Le mouvement sadriste al-tayyār al-Ṣadrī a changé de nom en 2024 pour devenir le Mouvement national chiite (al-tayyār al-waṭanī al-shīʿī). C’est un vaste mouvement politico-religieux irakien créé en 2003 et reposant sur l’héritage idéologique et symbolique de la lutte contre le régime de Saddam Hussein menée dans les années 1990 par l’ayatollah Muhammad al-Sadr, assassiné en 1999. Initialement fondé par son fils Muqtada al-Sadr pour lutter contre l’occupation américano-britannique de l’Irak, il a progressivement évolué et s’est intégré au jeu institutionnel jusqu’à remporter les élections législatives de 2018 et 2021.

Toutefois, les affrontements à Bagdad en août 2022 entre des éléments paramilitaires affiliés au courant sadriste et plusieurs factions armées du Hachd al-Chaabi, une coalition de groupes politico-militaires alliés à l’Iran, se sont soldés par la démission de tous les députés sadristes et leur refus de participer à la formation du prochain gouvernement irakien. Cet événement marquant a constitué un revers majeur pour le courant sadriste qui ambitionnait de former un gouvernement majoritaire à la suite de sa victoire aux élections législatives d’octobre 2021.

Au même moment, l’ayatollah Kazem al-Haeri, basé à Qom (Iran), a décidé de prendre sa « retraite » en tant que marja (un marja est une autorité religieuse suprême dans le chiisme duodécimain, à laquelle les fidèles se réfèrent pour les questions juridiques et théologiques) et a incité ses partisans à suivre l’ayatollah Ali Khamenei, guide suprême de la République islamique d’Iran.

Kazem al-Haeri, qui avait été désigné par l’ayatollah Muhammad al-Sadr comme le marja à imiter après son martyre, servait en quelque sorte de caution religieuse au mouvement, étant donné que Muqtada al-Sadr ne disposait pas d’une crédibilité suffisante auprès du champ religieux. Les critiques répétées de Kazem al-Haeri contre Muqtada al-Sadr ont érodé le processus de légitimation religieuse mis en place par le dirigeant du courant sadriste depuis l’invasion américaine en 2003.

Dans le communiqué expliquant son retrait, al-Hae’ri a accusé implicitement Muqtada al-Sadr de « chercher à diviser le peuple irakien et la communauté chiite au nom des deux marjas chiites Mohammad Baqir al-Sadr et Mohammad Sadeq al-Sadr, et de prétendre exercer le leadership en leur nom alors qu’il ne possède ni le niveau d’ijtihad ni les autres conditions requises pour une direction religieuse légitime ». En effet, Muqtada al-Sadr – contrairement à son père – ne dispose ni de la « formation » religieuse aboutie ni de la reconnaissance par les pairs nécessaires pour pouvoir traditionnellement prétendre au leadership religieux au sein du chiisme duodécimain.

Ces deux revers infligés au courant sadriste et à son leadership ont mis à mal sa légitimité politico-religieuse et auraient pu saper son influence en Irak.

La fondation du projet al-Bunyan al-Marsous

À partir de ces deux revirements, le courant sadriste n’affiche plus d’objectifs politiques directes mais valorise davantage un vaste projet social créé en février 2021 sur ordre de Muqtada al-Sadr : le projet al-Bunyan al-Marsous. Le nom peut être traduit par « l’édifice consolidé » et provient d’une sourate du Coran : « Allah aime ceux qui combattent dans Son chemin en rangs serrés, pareils à un édifice bien consolidé » (Sourate 61, verset 4).

Dès sa fondation, le projet doit servir « l’unité des rangs sadristes (li-waḥdat aṣ-ṣaff aṣ-Ṣadrī), pour les recenser, les éduquer et prendre soin d’eux avec l’intention qu’il ne soit pas seulement destiné aux élections, mais qu’il soit un projet permanent ». L’archivage et l’analyse de plusieurs centaines de messages publiés par les différents comptes de cette organisation ainsi que des entretiens avec des responsables sadristes permettent de mieux appréhender l’ampleur et les objectifs de cette organisation.

Le projet al-Bunyan al-Marsous est organisé de manière verticale avec un comité central (composé de proches du leader Muqtada al-Sadr) et des comités locaux, eux-mêmes subdivisés en sections. Nous avons distingué au moins huit sections actives dont les domaines de spécialisation vont de l’agriculture aux commémorations religieuses, en passant par les sections sportives ou professionnelles. Les campagnes menées dans ce cadre sont ainsi très variées : formations professionnelles, ramassage d’ordures, scoutisme, conférences religieuses, rénovations de bâtiments, etc.

La diversité de leurs actions est très élevée et touche de nombreux aspects de la vie des habitants des quartiers paupérisés, peuplés majoritairement de chiites au sein desquels le courant sadriste a généralement une forte influence. Pour le seul mois d’octobre 2023, le rapport du comité central affirme que le projet a permis, entre autres, la délivrance de 1 154 prescriptions médicales, l’assistance à 15 accouchements ou encore la distribution de 2 000 appareils électriques. Le projet vise ainsi à accompagner des milliers d’Irakiens déshérités du berceau à la tombe en passant par les mariages, l’éducation des enfants et les parcours professionnels.

Une partie de ces services sociaux (scoutisme, aides à la construction, assistance économique, etc.) étaient déjà proposés par le courant sadriste, mais le projet al-Bunyan al-Marsous vient leur donner une cohérence et une meilleure organisation. Le projet fonctionne principalement grâce au bénévolat et au soutien financier des donateurs, parmi lesquels Muqtada al-Sadr lui-même, dont les importantes contributions sont mises en avant pour souligner sa générosité.

Quels objectifs pour le courant sadriste ?

L’organisation al-Bunyan al-Marsous répond à plusieurs objectifs qui servent globalement le courant sadriste. À court terme, elle permet de resserrer les liens d’une base sociale fragilisée en proposant des projets clairs et bénéfiques pour la « classe sociale » sadriste, généralement déshéritée. Sur le temps long, les diverses activités d’al-Bunyan al-Marsous contribuent à renforcer l’identité communautaire du mouvement à travers des services rendus et reçus. Elle favorise en effet l’implication de nombreux individus – bénévoles, bénéficiaires, coordinateurs – et crée un dense réseau d’interactions solidaires.

Une attention particulière est consacrée aux jeunes générations dans le but de perpétuer et d’assurer un relais cohérent de futurs partisans sadristes socialisés à un ensemble de rites, d’éléments culturels et de pratiques sociales qui valorisent la famille al-Sadr. À titre d’exemple, les scouts al-Bunyan al-Marsous permettent au mouvement d’encadrer des milliers de jeunes Irakiens afin qu’ils s’inscrivent à terme dans la ligne sadriste (al-khaṭṭ aṣ-Ṣadrī), c’est-à-dire qu’ils intègrent les normes et idéaux portés par le courant sadriste. Ils suivent ainsi des cours de jurisprudence islamique fondés sur les écrits de Muhammad al-Sadr, participent activement à l’organisation des commémorations et suivent un nombre important de formations.

De manière plus générale, cette organisation permet de soutenir des populations spécifiques et de diffuser une certaine idéologie de manière régulière et indépendante des événements politiques, sur un modèle comparable à celui des « services sociaux du Hezbollah » libanais.

L’organisation al-Bunyan al-Marsous pallie également certaines défaillances de l’État irakien et contribue à rendre indispensable le courant sadriste dans certains quartiers ou campagnes périphérisées. Les habitants de ces zones délaissées et paupérisées bénéficient de services sociaux importants qui renforcent leur attachement au mouvement et à ses leaders, et deviennent ainsi redevables envers ceux qui leur ont fourni des services capitaux.

À travers l’ensemble de ses activités, le projet promeut des discours normatifs et des valeurs propres au courant sadriste. Les services proposés sont ainsi systématiquement accompagnés d’éléments d’acculturation à l’idéologie et à l’imaginaire symbolique du mouvement, intégrant ainsi l’engagement social à une stratégie de légitimation politique. Il s’agit d’un encadrement moral et social qui valorise tout à la fois le patriotisme, la piété religieuse et la famille al-Sadr, comme l’affirme le responsable de l’organisation dans la partie ouest de Bagdad : « L’objectif principal du projet est de satisfaire Dieu, Son Prophète et la famille du Prophète ; la victoire de l’Irak passe par le soutien aux nobles Al-Sadr.»

En outre, cette organisation renforce l’ancrage local du courant sadriste, dans la mesure où l’ensemble des services sociaux sont déployés par des comités locaux étroitement connectés aux réalités spécifiques de chaque territoire. Ces comités ne se limitent pas à la mise en œuvre d’actions sociales : ils assurent également un rôle d’intermédiaire entre la population et les instances centrales du mouvement. En recueillant de manière systématique les doléances et les besoins des habitants, ils offrent à la direction du projet al-Bunyan al-Marsous, et par extension au courant sadriste, un flux d’informations précis et régulier. Ce dispositif contribue à consolider un maillage territorial dense et réactif.

Le projet al-Bunyan al-Marsous s’inscrit parfaitement dans le récit idéologique portée par les sadristes consistant à valoriser la piété, la générosité et le patriotisme du peuple irakien qui sont systématiquement mis en opposition avec la corruption des élites politiques. Il permet une diffusion puissante de narratifs sadristes et renforce l’allégeance de certaines populations chiites défavorisées envers le courant sadriste et plus particulièrement envers son leader, considéré comme le seul à même de soutenir et de sauver le peuple irakien.

The Conversation

Emilien Debaere a reçu des financements dans le cadre d'un contrat doctoral avec l'université Aix-Marseille.

PDF

03.09.2025 à 16:53

Maroc, États-Unis, Brésil : La recomposition géopolitique de l’arc atlantique Sud

Xavier Carpentier-Tanguy, Indopacifique, Géopolitique des mondes marins, réseaux et acteurs de l'influence, diplomatie publique, Sciences Po

Alors que la Chine et la Russie avancent leurs pions en Afrique, les pays atlantiques du continent cherchent à se rassembler pour travailler ensemble avec les États-Unis et le Brésil.
Texte intégral (1769 mots)

Les pays de la façade atlantique de l’Afrique, au premier rang desquels le Maroc, aspirent à mettre en œuvre un ensemble de projets économiques, énergétiques et sécuritaires conjointement avec les puissances de l’autre rive de l’océan, à savoir les États-Unis et le Brésil. Il s’agit entre autres, pour ces États, de réduire leur dépendance à l’égard de la Chine et de la Russie, de plus en plus présentes sur le continent.


En mai 2025, le Maroc a présenté une ambitieuse initiative portuaire et logistique, reprenant son Initiative atlantique, lancée en 2023 (et destinée alors aux seuls Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) et visant à positionner le royaume en pivot stratégique entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques.

Bien au-delà du simple renforcement d’infrastructures existantes, ce projet vise à façonner l’ossature d’un espace atlantique multipolaire en fédérant Mauritanie, Sénégal, Guinée-Bissau, Liberia et Gabon autour d’un réseau régional de coopération inédit. Cette diplomatie d’intégration a été rappelée le 7 août 2025, à la troisième Conférence des Nations unies sur les pays en développement sans littoral. L’intérêt pour une sécurisation et un désenclavement du Sahel est également porté par les États-Unis, ce qu’a illustré la réunion, le 9 juillet 2025, des présidents de ces cinq États avec Donald Trump à Washington afin d’échanger sur les richesses minérales de ces pays.

Le signal est important. Alors que la fermeture de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), décidée dès le 20 janvier 2025, a des conséquences directes sur les structures locales comme certaines écoles ou des coopératives agricoles – par exemple, dans la ville de Fès, un centre qui offrait des cours d’alphabétisation et de formation professionnelle à des femmes en situation de précarité a dû réduire ses activités –, la Chine et la Russie, puissances rivales des États-Unis, ont récemment réalisé des avancées majeures dans la région.

Pékin a consenti des investissements substantiels sur le continent. Pour ne prendre que le cas du Maroc, la RPC a cofinancé le pont à haubans Mohammed VI, d’une longueur de 950 mètres, ainsi que le complexe solaire Noor, situé à Ouarzazate. Elle ambitionne également de participer aux futurs chantiers d’extension de la ligne de train à grande vitesse entre Kénitra, Marrakech et Agadir, et a annoncé vouloir investir 10 milliards d’euros dans la fabrication de batteries électriques et leurs composants au Maroc.

Moscou, pour sa part, a apporté son soutien à la nouvelle Alliance des États du Sahel (AES), composée du Mali, du Burkina Faso et du Niger, qui partagent des frontières avec plusieurs de ces pays.

Une recherche d’autonomie accrue

Dans ce contexte, l’initiative marocaine s’inscrit dans un triptyque géopolitique novateur.

Premièrement, sur le plan africain, Rabat catalyse une intégration fondée sur la coordination logistique et industrielle, la ministre de la Transition énergétique et du Développement durable, Leila Benali, rappelant à cet égard lors d’une réunion ministérielle lors de la COP29 à Bakou que le royaume constitue « le seul corridor énergétique et commercial reliant l’Europe, l’Afrique et le bassin atlantique ».

Deuxièmement, les liens avec les États-Unis sont considérablement renforcés depuis la reconnaissance officielle de la souveraineté du Maroc sur l’ensemble du territoire du Sahara occidental en 2020, réaffirmée en avril 2025 par le secrétaire d’État Marco Rubio. La coopération militaire entre Rabat et Washington est particulièrement intense. Elle se manifeste par leur participation commune aux exercices conjoints annuels « African Lion » et, surtout, par le fait que le Maroc a été le seul pays africain et arabe invité à participer aux exercices navals UNITAS.

Ce rapprochement avec les États-Unis, qui démontre la volonté d’offrir une alternative à la fragmentation logistique générée par la Belt and Road Initiative (BRI) mise en œuvre par Pékin depuis 2013, consacre le Maroc et ses alliés comme les porteurs d’un projet capable d’influer sur la structuration des réseaux de commerce mondiaux.

La dimension structurante du projet s’exprime dans ses infrastructures : la stratégie marocaine s’étend au-delà de la croissance des terminaux portuaires (Tanger Med, Dakhla Atlantique, Nador West Med), projetant un maillage intégré de zones franches, corridors ferroviaires et industriels, et plates-formes d’innovation technologique. Le gazoduc Afrique-Atlantique traverse sur 6 900 km onze pays et offre également des perspectives d’exportation vers l’Europe d’un transport potentiel d’hydrogène.

L’ambition n’est pas seulement d’exporter des matières premières, mais de générer de la valeur ajoutée autour de clusters industriels, d’attirer les industries vertes et de positionner l’Atlantique africain comme hub de la transition énergétique. Ce modèle s’oppose à la centralisation des chaînes logistiques du modèle chinois : il propose la fédération des chaînes africaines au sein d’un réseau régional interconnecté, flexible et souverain.

Aspects sécuritaires

La consolidation de cette stratégie repose aussi sur le déploiement d’un maillage SIGINT transatlantique. Grâce à un réseau dense et intégré de stations terrestres, de plates-formes navales et de relais satellitaires, le dispositif déployé depuis 2018 assure le contrôle des flux maritimes et la gestion des menaces hybrides, y compris la piraterie, les trafics illicites ou les actions des groupes djihadistes.

Renforcé par la coopération technologique américaine, ce dispositif dote le Maroc et ses alliés d’une capacité de surveillance accrue, alignée sur les standards des grandes puissances. La piraterie dans le golfe de Guinée et la pêche illégale constituent, par exemple, des préoccupations majeures. Les États-Unis, l’UE, le Maroc et le Brésil collaborent déjà via le système SisGAAz (Sistema de Gerenciamento da Amazônia Azul, soit Système de gestion de l’Amazonie bleue).

Le Brésil, qui protège son « Amazonie bleue » – un concept proposé dès 2004, désignant la zone maritime sous juridiction du pays, riche en pétrole offshore, en gaz et en minerais rares – entend également affirmer un leadership régional sur l’Atlantique sud. Depuis 2023, Lula da Silva a renforcé la présence brésilienne en Afrique via des partenariats économiques et militaires.

Enfin, indéniablement, un objectif clé du projet marocain consiste à neutraliser le verrou stratégique que représente l’Algérie pour l’accès au détroit de Gibraltar. L’Algérie, dotée de capacités militaires et de techniques sous-marines russes, et capable de mettre en œuvre une politique d’interdiction de manœuvrer dans une zone spécifique (A2/AD (Anti-Access/Area Denial)), pouvait espérer contrôler ce passage stratégique par lequel transite une part déterminante du commerce maritime mondial (plus de 53 000 navires par an y transitent soit 12 % du commerce mondial).

Le projet marocain, via la multiplication des corridors atlantico-africains et l’intégration logistique, réduit ce risque et offre aux États sahéliens et à l’Afrique de l’Ouest un accès sécurisé aux flux mondiaux, affranchissant la région d’un possible isolement imposé. Enfin, le projet vise à assurer le développement du Sahara occidental sous l’égide du Maroc, court-circuitant les revendications algériennes.

Un espace au cœur de la mondialisation

L’ensemble de ces grands projets atlantique illustre une ingénierie diplomatique cherchant à accentuer la coproduction institutionnelle, l’alignement sécuritaire et la mutualisation des grandes infrastructures portuaires.

Dans ce grand dessein, le Maroc se veut l’interface entre les dynamiques africaines profondes et les priorités stratégiques occidentales, contribuant à dessiner l’Atlantique africain comme future colonne vertébrale de la mondialisation. Avec l’émergence d’acteurs comme le Brésil, l’arc Atlantique Sud, longtemps périphérique, dessine un nouveau centre de gravité dans la recomposition géo-économique mondiale.

The Conversation

Xavier Carpentier-Tanguy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

03.09.2025 à 16:53

Comprendre le populisme trumpiste, au-delà des anathèmes et des invectives

Elisa Chelle, Professeure des universités en science politique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Le populisme n’a pas seulement permis à Trump de se faire élire. Il constitue aussi un mode de gouvernement, dont il convient de prendre la juste mesure.
Texte intégral (2351 mots)

Par ses mesures, par son langage, par sa remise en cause régulière de fondements de la démocratie américaine que l’on croyait intangibles, Donald Trump suscite souvent un rejet si viscéral que toute tentative d’analyse dépassionnée peut susciter le soupçon : en expliquant froidement les ressorts du trumpisme et de ses victoires électorales, ne banalise-t-on pas un phénomène profondément dangereux ? De la même façon, il arrive parfois que la remise en cause de l’idée selon laquelle le populisme trumpien aurait déjà précipité les États-Unis dans un autoritarisme débridé soit assimilée à une volonté de minorer les méfaits de l’actuel locataire de la Maison Blanche. Ce double défi – expliquer le trumpisme et mesurer son impact réel à ce stade – est brillamment relevé par Élisa Chelle, professeure des universités en science politique à l’Université de Nanterre, dans La Démocratie à l’épreuve du populisme. Les leçons du trumpisme, qui vient de paraître aux éditions Odile Jacob. Extraits de l’introduction.


Tous mes amis américains sont Démocrates. La campagne présidentielle de 2024 ? Ils l’ont traversée avec anxiété. Jusqu’au 5 novembre qui fut, pour eux, un jour de sidération. Comment un homme politique aussi « menteur », « vulgaire », « raciste » et « misogyne » pouvait-il revenir au pouvoir ? Pas de démonstration de force, pas de coup d’État : la démocratie des urnes avait parlé. Immédiatement s’est posée une question : comment réagir ? Fallait-il s’indigner, manifester, quitter le pays ?

Mes amis français sont, eux aussi, tous Démocrates. Quand bien même ils n’ont jamais vécu aux États-Unis ou subi les conséquences d’une présidence Trump, ils s’emportèrent en dénonçant l’« agaçant ploutocrate », l’« ennemi de la science », le « destructeur de l’État de droit »… Lorsque je leur ai confié écrire ce livre, avec une visée plus analytique que militante, voulant dépasser les effets d’annonce, l’un d’entre eux m’a demandé, quelque peu goguenard : « Tu ne serais pas devenue trumpiste ? »

Les résistances institutionnelles révèlent la force de la démocratie à l’épreuve du populisme. Séparer les pouvoirs : pas de credo plus vénéré dans ce régime. Depuis 1787, des attributions substantielles s’attachent à la présidence, au Congrès, à la Cour suprême, aux États fédérés ou à la justice. Certes, la frontière entre chacune de ces institutions reste objet de débats sinon de conflits. Mais aucune d’entre elles n’est au-dessus de la mêlée. En fonction des équilibres en place, des questions traitées ou de circonstances favorables, c’est l’une qui va tenter d’utiliser ou d’instrumentaliser l’autre.

C’est ce qui fait toute la spécificité de la démocratie américaine : elle est traversée par des forces en concurrence. L’État n’est pas neutre. Il est façonné par les intérêts partisans. Cette plasticité des pouvoirs est mise au service d’une société ouverte et égalitaire, mais la liberté qu’elle offre peut être soumise à des logiques de puissance. Les attaques contre les institutions américaines conduites par Donald Trump en témoignent. Peut-on pour autant parler d’une fuite en avant autoritaire ? ou d’une menace planant sur la Constitution ? Le battage médiatique, qui s’en tient aux effets d’annonce, en nourrit l’accusation. En prétendant lutter contre les « deux ennemis intérieurs » (l’immigré clandestin et le militant de gauche), la droite radicale ferait basculer le pays hors du cercle de la démocratie. Un projet qui aurait pour effet d’abîmer les fondements de la République.

Il est urgent d’interroger la réalité d’une telle inquiétude. Si une forme de privatisation du jeu politique est en cours, les contre-pouvoirs restent actifs. On le verra tout au long de ce livre : l’administration déploie sa force d’inertie ; les institutions judiciaires multiplient les suspensions et les interdictions ; les élus se rebellent contre des politiques jugées injustes. Si la démocratie est un régime de conflictualité, les États-Unis restent fidèles à leur histoire. Le pluralisme y demeure vivant. Et les médias échappent à toute unanimité de surface, de celles qui caractérisent les États autoritaires ou dictatoriaux.

La polarisation des opinions s’est accrue et la confrontation prend des traits toujours plus marqués. Mais faut-il en conclure qu’une « guerre civile » déchire le pays ? L’excès des mots nuit ici à l’analyse véritable de la situation. Après tout, le consensus n’est un horizon que pour quelques esprits éclairés. Il n’a jamais constitué un principe de gouvernement.

Depuis l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump en 2016, puis sa réélection triomphale, l’Europe observe avec inquiétude les soubresauts de la démocratie américaine. Cette attention fiévreuse a des raisons précises. Les États-Unis sont perçus comme un laboratoire grandeur nature des mutations qui affectent l’ensemble des démocraties occidentales. Le trumpisme n’est pas un accident de l’Histoire. Il est la manifestation paroxystique de tendances lourdes qui traversent l’Atlantique : défiance envers les élites, nostalgie d’un âge d’or, instrumentalisation des peurs identitaires, retour du nationalisme, voire du nativisme… en un mot, du populisme.

Le populisme américain défie frontalement les règles du jeu politique établies. Il interroge les fondements mêmes de la représentation politique. Il teste les limites de la démocratie. Son expression se nourrit des paradoxes propres à la délégation électorale. Le peuple, théoriquement souverain, a peu de prise sur les décisions qui l’affectent au quotidien. Donald Trump entend lui donner sa revanche en brisant l’obstacle qui en fait un « spectateur de sa destinée » ou la « proie d’un monde qui change ». Sa recette est de prétendre faire primer la volonté sur les institutions, l’autorité sur le compromis, la politique sur le droit.

Cette mutation profonde dans l’art de gouverner transforme chaque procédure judiciaire en forum médiatique, chaque contrainte juridique en opportunité de victimisation. Donald Trump a démontré qu’il était possible de mobiliser le suffrage universel contre la démocratie. Oubliée l’accusation d’« élection volée », lors de sa défaite face au Démocrate Joe Biden en 2020 : les primaires l’ont propulsé vers la victoire présidentielle la plus nette depuis Barack Obama en 2012, voire depuis 1988 pour un Républicain. Accablé par de multiples affaires judiciaires – allant de la plainte pour viol à la fraude électorale, sans négliger son rôle dans l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 –, le milliardaire a finalement obtenu l’onction démocratique. Il l’a emporté avec 2,3 millions de voix d’avance et 312 grands électeurs contre 226 à son adversaire démocrate Kamala Harris.

La gauche aurait-elle perdu de vue, dans cette élection, l’« Américain ordinaire » ? Par rapport à 2020, ce sont 6 millions d’électeurs démocrates qui ne se sont pas déplacés. Tandis que le candidat républicain, lui, a renforcé son soutien dans des catégories sociales réputées peu favorables à son camp (Afro-Américains, Hispaniques…). L’inflation et la question de l’immigration ont manifestement été sous-estimées par l’équipe de Kamala Harris. Elles ont largement pesé sur l’orientation des préférences. Les causes démocrates – écologie, défense des minorités, antiracisme – ont d’abord séduit les électeurs urbains les plus éduqués. Mais pour les deux tiers de l’électorat dépourvus de diplôme universitaire, elles furent un repoussoir.

Pour faire leur aggiornamento, les Démocrates devront comprendre ce qui s’est passé, analyser les clés du succès populiste et surtout y apporter une réponse. Trump n’a pas seulement excellé dans un art oratoire accrochant les milieux populaires, avec ses « incohérences » et ses « contradictions » dénoncées par le camp démocrate. Il a su conduire une politique de présence, sinon d’incarnation, qui fait désormais écho aux formes d’adulation propagées via les réseaux sociaux. Face à des adversaires peu offensifs sur l’inflation, le candidat populiste défend un « chauvinisme de la prospérité ». Du mineur de charbon de Virginie-Occidentale à l’étudiant afro-américain de Géorgie, en passant par la famille hispanique du Texas, ses mots d’ordre ont su capter l’attention d’un électorat déçu, déclassé, ou tout simplement exaspéré.

Cette stratégie de conquête des classes populaires a incité les Républicains à défendre un credo protectionniste. Les promesses de taxes douanières et de réindustrialisation résumées dans le slogan « America first » ont redonné espoir à une majorité d’électeurs. Or ces enjeux ont fait oublier les anathèmes lancés par les Démocrates contre l’« extrémiste » Donald Trump. Le « danger » qu’il représenterait pour la démocratie n’a pas été pris au sérieux. Comme si ses propos les plus outranciers n’avaient guère d’effet sur ces segments de l’opinion.

En 2016, le candidat à la Maison Blanche avait déclaré vouloir faire emprisonner son adversaire Hillary Clinton. Il s’était engagé à abroger la grande loi santé d’Obama, à se retirer de l’accord de libre-échange nord-américain, ou à en finir avec le droit du sol. Autant d’annonces tonitruantes qui ont marqué la campagne électorale mais qui n’ont pas été suivies d’effet. Celles lancées en 2024 – terminer la guerre en Ukraine en vingt-quatre heures, baisser les impôts ou encore expulser massivement les migrants en situation irrégulière – ne sont pas moins clivantes. À leur tour, elles seront mises à l’épreuve des faits et de la réalité du pouvoir.

Cet extrait est issu de « La Démocratie à l’épreuve du populisme. Les leçons du trumpisme » d’Élisa Chelle, qui vient de paraître aux éditions Odile Jacob.

Ce livre veut le montrer : le 47e président n’est pas une anomalie qu’il suffirait d’évacuer pour retrouver le cours « normal » d’une histoire séculaire. Il traduit un changement profond des formes de représentation et de mobilisation électives. C’est pourquoi il faut saisir les conditions structurelles de cette arrivée au pouvoir. En somme, répondre à la question : pourquoi des millions d’Américains ont-ils pu voir en lui un recours légitime ? Non pas pour excuser ou cautionner, mais pour s’essayer à expliquer les raisons d’un succès. Un exercice qui suppose de ne pas s’effrayer devant des nuances ou des faits. À rebours du temps des médias, tentons de démêler ce qui relève de l’écume des jours et ce qui a vocation à rester. Saintes colères et polémiques stériles détournent trop souvent le regard des résistances institutionnelles et des compromis passés sous silence. La politique est faite de mises en scène mais aussi de coulisses. Allons voir ce qui s’y passe.

Avec le retour du tribun populiste à la Maison Blanche, les institutions américaines font face à un test décisif. Vont-elles absorber, affaiblir ou annihiler un programme politique qui se veut en rupture avec deux siècles de tradition démocratique ? Observer le résultat de cette secousse, c’est anticiper l’avenir européen. À l’heure où la France se prépare à l’après-Macron, les forces antisystème n’ont jamais été aussi puissantes. Elles se tiennent aujourd’hui aux portes du pouvoir. Le régime politique français, avec son semi-présidentialisme et son scrutin majoritaire à deux tours, résistera-t-il à la tentation populiste ? L’expérience américaine nous enseigne que cette transformation ne constitue pas seulement un péril. Elle est aussi une opportunité de renouvellement démocratique pour l’Europe tout entière si les partis politiques savent se montrer à la hauteur.

The Conversation

Elisa Chelle a reçu des financements de l'Institut universitaire de France.

PDF

03.09.2025 à 16:50

Lithium, graphite, nickel… l’Europe relance sa stratégie industrielle de matières premières critiques, de l’extraction au recyclage

Michel Nakhla, CGS, Mines Paris - PSL

Avec la Critical Raw Materials Act, l’Union européenne inscrit dans le marbre sa stratégie industrielle pour les matériaux critiques. L’enjeu : la gestion complète de la chaîne de valeur, de l’extraction au recyclage.
Texte intégral (3042 mots)
Le texte présenté par Valdis Dombrovskis, vice-président exécutif de la Commission européenne, a pour objectif d'atteindre, d’ici 2030, 10 % des matières premières critiques extraites en Europe, 40 % transformées et 25 % recyclées. AlexandrosMichailidis/Shutterstock

Avec le Critical Raw Materials Act, l’Union européenne inscrit dans le marbre sa stratégie industrielle pour les matériaux critiques. L’enjeu : la gestion complète de la chaîne de valeur, de l’extraction au recyclage. Face aux défis énergétiques, peut-on y voir une matérialisation de la philosophie de souveraineté industrielle, chère à Jean-Baptiste Colbert, contrôleur des finances de Louis XIV ?


En mars 2024, l’Europe adopte une réglementation sur les matières premières critiques « Critical Raw Materials Act ». Elle liste les métaux représentant une grande importance économique pour l’Union européenne (UE) et un risque élevé de rupture d’approvisionnement. Le texte fixe des objectifs ambitieux : d’ici à 2030, 10 % des matières premières critiques devront être extraites en Europe, 40 % transformées et 25 % recyclées.

Un an après, elle rend publics 47 projets industriels qui seront soutenus financièrement. Les membres du G7 ont fait une déclaration commune concernant ces enjeux. Mais cette ambition est-elle suffisante pour combler un retard de vingt ans sur la Chine, sécuriser efficacement les approvisionnements et renforcer la souveraineté énergétique ?

Chantiers navals et colbertisme

Jean-Baptiste Colbert
Jean-Baptiste Colbert, baron de Seignelay et de Sceaux, est né le 29 août 1619 à Reims et est mort le 6 septembre 1683 à Paris. MorphartCreation/Shutterstock

Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) est contrôleur général des finances en 1659 sous Louis XIV. Il comprend rapidement que la France ne peut rattraper son retard en matière de construction navale face à l’Angleterre et aux Pays-Bas qui dominent le commerce maritime mondial sans un transfert technologique massif et sans un soutien fort à l’industrie nationale. Un principe clé guide sa politique : la gestion complète de la chaîne de valeur des chantiers navals. Elle doit inclure l’organisation de l’approvisionnement en matières premières, l'optimisation des flux à chaque étape de la chaîne (sélection du bois, de l’acier) et l’intégration des meilleures techniques de construction. Le tout en veillant à la gestion durable des forêts pour l’approvisionnement en bois de qualité, comme en témoigne l’ordonnance sur les Eaux et forêts de 1669. Colbert consacre également une grande partie de ses efforts au développement des industries de l’étain et des matériaux indispensables à l’armement ainsi qu’à la logistique de ces matériaux.

Une priorité majeure de Colbert est la promotion des manufactures devenues des leaders industriels nationaux en favorisant leur développement par diverses mesures incitatives : subventions, avantages fiscaux, barrières douanières et aides à la formation. Ce modèle colbertiste continue d’influencer les politiques industrielles contemporaines. Dans les années 1990, la stratégie nationale du développement du secteur des télécommunications a été qualifiée de « colbertisme high-tech » par l’économiste Élie Cohen. Ce débat est finalement toujours très actuel.

Près de 34 métaux listés

Les métaux et matériaux critiques font partie de notre quotidien. Parmi les 34 métaux listés par le Critical Raw Materials Act, le lithium, le graphite, le nickel, le manganèse, le cobalt, sont essentiels aux batteries des véhicules électriques, le silicium pour les panneaux solaires, les terres rares, comme le néodyme, interviennent dans les aimants des éoliennes, les moteurs et les téléphones.

Leur extraction est complexe, énergivore, consomme beaucoup d’eau et leur raffinage utilise des produits polluants. Ces métaux sont issus de plusieurs opérations de transformation métallurgique et chimique. Après l’extraction, le minerai est broyé puis concentré par séparation physique, flottation ou par séparation magnétique. Le produit obtenu est raffiné par purification chimique ou électrolytique. Le raffinage nécessite un procédé de traitement spécifique pour chaque métal : l’hydrométallurgie acide pour le lithium, la pyrométallurgie ou l’hydrométallurgie pour le nickel selon le type de minerai, l’extraction par solvant ou broyage pour les terres rares et la flottation pour le graphite. Les métaux obtenus sont transformés en matériaux semi-finis comme les cathodes et anodes, les aimants permanents ou les sels de lithium. Ces matériaux sont ensuite assemblés en produits finis, comme les batteries Lithium-ion des véhicules électriques.


À lire aussi : Batteries lithium-ion : l’Europe peut-elle s’extraire de la dépendance chinoise ?


Les différentes étapes de la chaîne de valeur sont localisées dans plusieurs pays. L’extraction du lithium, le cobalt ou le nickel s’effectue majoritairement au Chili, en République Démocratique du Congo (RDC) et en Indonésie. Ils sont en grande partie raffinés en Chine, plus de 50 % du raffinage mondial. La Chine détient un monopole sur le traitement des terres rares et du lithium ou l’extraction du graphite. La transformation en matériaux industriels à assembler est concentrée en Asie. Le moindre aléa (conflits armés, embargos, glissements de terrain, séismes…) peut rapidement créer des risques de rupture d’approvisionnement.

« Colbertisme » chinois

En quelques décennies, la Chine a établi une domination incontestée sur les chaînes de valeur des minerais par une stratégie d’investissement étatique et industrielle. Elle a adopté une politique d’acquisition volontariste. Contrairement aux pays occidentaux, qui ont longtemps externalisé leur approvisionnement, elle a systématisé l’achat direct de mines en Afrique, en République démocratique du Congo (RDC) pour le cobalt, et en Zambie pour le cuivre. En Amérique latine, au Chili et en Bolivie pour le lithium, ainsi qu’en Indonésie pour le nickel.

Les grands groupes chinois, comme CATL ou Sinomine, obtiennent des concessions minières ou passent par des contrats d’approvisionnement exclusifs avec le soutien de l’État. Récemment, la Bolivie a annoncé la signature d’un contrat d’investissement de 1,4 milliard de dollars pour développer deux mines et deux usines de production de lithium avec deux entreprises minières Citic Guoan (Chine) et Uranium One Group (Russie), deux entreprises soutenues par leurs États respectifs.

La logistique complète cette stratégie. La Chine déploie un vaste réseau mondial via les nouvelles routes de la soie Belt and Road Initiative. En finançant des infrastructures en Afrique, Asie et Amérique latine, elle sécurise ses chaînes d’approvisionnement et les routes commerciales stratégiques. Elle a récemment proposé à l’Union européenne un canal vert pour ses exportations de terres rares, accentuant la dépendance des pays partenaires à ses infrastructures.

L’expression « Chinese Colbert », apparue après la mort de Deng Xiaoping en 1997, prend tout son sens aujourd’hui. À l’image de Colbert au XVIIe siècle, Deng Xiaoping a structuré un capitalisme d’État à visée stratégique.

Pour 47 projets stratégiques

L’Union européenne dépend majoritairement des importations hors UE pour sa chaîne de valeur des batteries et des moteurs. La Chine représente près de 100 % de l’approvisionnement de l’UE en terres rares lourdes et 97 % de graphite naturel. Le lithium est extrait à 80 % des mines d’Australie, du Chili, de l’Argentine et de la Chine. La transformation se fait en Chine. Le nickel est extrait principalement des mines indonésiennes (plus de 60 %) et plus de 70 % du cobalt de la RDC.

Carte des 47 projets financés par l’Union européenne pour les matériaux critiques
Carte regroupant les 47 projets financés par l’Union européenne dans le cadre du Critical Raw Materials Act. Europa.eu

Les 47 projets stratégiques retenus par l’UE représentent un investissement estimé à 22,5 milliards d’euros. Ils visent à renforcer, la chaîne de valeur européenne de métaux et matériaux critiques et à diversifier ses sources d’approvisionnement. Ces projets sont consacrés à l’extraction (dont 2 en France), à la transformation (5 en France), au recyclage (2 en France) et à la substitution de matières premières. Le périmètre concerne le lithium, le nickel, le cobalt, le manganèse et le graphite pour la fabrication des batteries. Avec des consignes strictes en matière de respect des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Ces projets pourront bénéficier d’un accès facilité au financement. Le G7 du 1er janvier au 31 décembre 2025 au Canada a annoncé des partenariats d’investissements massifs. Les capitaux privés resteront sans doute difficiles à mobiliser tant que la chaîne de valeur des minerais ne sera pas reconnue comme une activité durable sur le plan environnemental par la taxonomie verte européenne.

Chaînon manquant de la souveraineté européenne

Sans une maîtrise complète et une relocalisation significative des étapes de raffinage et de transformation, la souveraineté industrielle de l’Europe sur les métaux critiques restera incomplète, et ses gigafactories vulnérables. C’est le « chaînon manquant » qui doit être construit avec la plus grande vigilance.

La relocalisation des usines de batteries en Europe n’apporte actuellement qu’une souveraineté partielle. Elles restent largement dépendantes des métaux critiques, extraits et transformés hors d’Europe. L’enjeu dépasse la construction d’usines. Les projets lancés récemment en Europe visent à contrôler l’amont de la fabrication finale et à combler ce manque.

L’Europe se voit également contrainte d’envisager des mécanismes de stockage stratégique. Les États-Unis, le Japon et la Chine, constituent des stocks stratégiques. La Chine continue à augmenter ses réserves par des investissements massifs à l’étranger pour maintenir sa position dominante face au virage protectionniste amorcé par les États-Unis. Or, pour l’Europe l’utilité de ces stocks dépend avant tout d’un réapprovisionnement assuré et de capacités de raffinage relocalisées. On voit bien ici que la question du stockage ne peut être dissociée d’un contrôle plus global de la chaîne de valeur.

Les Européens mettent surtout en avant le recyclage qui reste freiné par des obstacles économiques et techniques : procédés coûteux, faible rentabilité, filières peu structurées, exigences de pureté élevées et faibles taux de récupération. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le recyclage jouera un rôle croissant, notamment pour le lithium et le cobalt. Mais la production primaire restera indispensable à moyen terme, car les volumes de batteries à recycler ne seront significatifs que dans 15 à 20 ans avec la fin de vie des batteries fabriquées aujourd’hui.

Acceptation sociétale et environnementale

Ces avancées doivent composer avec l’acceptabilité sociétale et environnementale des projets miniers de la transition énergétique. Ce facteur demeure le point d’achoppement et de méfiance vis-à-vis des projets visant des minerais critiques et stratégiques, y compris leur raffinage voire leur recyclage. Des mouvements d’opposition, très médiatisés, ont conduit à l’abandon de certains projets d’extraction de lithium, notamment celui porté par le groupe Rio Tinto dans l’ouest de la Serbie ou suscitent encore des doutes et des contestations comme dans le cas du projet de mine de lithium dans l’Allier, en France.

D’une façon générale, le renforcement des exigences environnementales ou la référence à des labels comme « mine responsable » ou IRMA et la promotion de standards durables en extraction constituent une avancée certaine. L’augmentation des coûts liés à ces actions risque de fragiliser certains maillons de la chaîne par rapport à l’Asie. Le G7 plaide pour plus de transparence des chaînes d’approvisionnement des minéraux critiques et de diversification des ressources et, surtout, pour une meilleure coordination entre ses membres face aux perturbations du marché.

The Conversation

Michel Nakhla ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

02.09.2025 à 16:17

L’Indonésie en révolte face aux violences policières

Aniello Iannone, Indonesianists | Research Fellow at the research centre Geopolitica.info | Lecturer, Universitas Diponegoro

La mort d’un jeune homme, le 28 août, tué par la police lors d’une manifestation à Jakarta, a provoqué la colère populaire contre les forces de l’ordre et, au-delà, contre un système inégalitaire et corrompu.
Texte intégral (1690 mots)

La mort d’Affan Kurniawan, jeune chauffeur de moto-taxi écrasé le 28 août par un véhicule de police, lors d’une manifestation à Jakarta, a enflammé la contestation déjà virulente en Indonésie. Dans la rue comme sur les réseaux sociaux, la colère vise une institution policière, accusée de corruption et de violence, qui apparaît comme un outil destiné à protéger les élites plutôt que les simples citoyens. Pendant ce temps, un projet de loi visant à accroître les prérogatives de la police est en cours d’examen.


Le hashtag #PolisiMusuhBersama (« La police est l’ennemi commun ») est devenu viral parmi les utilisateurs indonésiens des réseaux sociaux, à la suite d’une nouvelle bavure policière. Cela reflète une perception largement répandue selon laquelle, en Indonésie, la police, loin d’être exclusivement la garante de la sécurité publique, est avant tout un appareil destiné à protéger les privilégiés et le pouvoir.

La vague d’indignation contre la police a été déclenchée par la mort d’Affan Kurniawan, 21 ans, un conducteur de moto-taxi écrasé par un véhicule de la brigade mobile alors qu’il livrait de la nourriture. Quelques jours plus tôt, des manifestations avaient déjà éclaté à Jakarta pour protester contre l’arrogance des députés, qui reçoivent des indemnités mensuelles d’un montant équivalent à plus de 6 000 dollars US chaque mois – tandis que le revenu moyen des travailleurs indonésiens est d’environ 200 dollars par mois avant impôts.

Mais au-delà de la contestation des émoluments excessifs des députés, ce mouvement constitue également une dénonciation plus vaste du fossé, jugé insupportable, qui existe entre les élites et les simples travailleurs. Et dans cette confrontation, la police n’apparaît pas comme un arbitre neutre, mais comme le bouclier qui protège les privilèges oligarchiques, en interprétant la protestation sociale comme un trouble à l’ordre public et la critique du système comme une menace.

Comme cela s’était déjà produit lors de manifestations passées, la police indonésienne a eu recours à la force de façon excessive pour disperser et arrêter des manifestants pacifiques. En outre, elle est accusée par bon nombre d’observateurs de divers abus de pouvoir, à commencer par des arrestations arbitraires de citoyens critiquant la police et sa corruption généralisée.

Les récentes brutalités policières, loin d’être des incidents isolés, sont le reflet du fait que la violence de la police est désormais une partie intégrante de la vie quotidienne des Indonésiens. Et lorsque la brutalité devient ordinaire, ce n’est pas seulement la confiance du public dans les institutions qui s’érode : ce sont les fondements mêmes de la vie démocratique qui sont ébranlés.

Une répression devenue banale

La mort du conducteur de moto-taxi est venue s’ajouter à la longue liste d’actes violents et arbitraires commis par les forces de l’ordre en Indonésie.

Entre juillet 2024 et juin 2025, selon les données de la Commission pour les personnes disparues et les victimes de violence (KontraS), au moins 602 cas de violence commis par des policiers ont été répertoriés, dont 411 cas où les policiers ont fait usage de leurs armes à feu. Au moins 10 personnes ont été tuées et 76 autres blessées, souvent grièvement. Le rapport affirme également que la police a commis 37 exécutions extrajudiciaires. Il convient également de rappeler la tragédie de Kanjuruhan en 2022 : à Malang, dans la province du Java oriental, un mouvement de foule lors d’un match de football a fait 131 morts et 300 blessés. La police avait utilisé de manière excessive des gaz lacrymogènes pour disperser la foule dans le stade, entraînant la bousculade mortelle.

Ce qui rend la situation encore plus inquiétante, c’est la banalité des violences policières. La forme la plus troublante du mal n’est pas son excès spectaculaire, mais sa répétition routinière. Or en Indonésie, les brutalités policières ne constituent pas des cas extraordinaires mais, plutôt, des manifestations habituelles du fonctionnement de l’institution.

Chaque acte de répression policière est présenté comme une procédure normale, chaque décès comme un dommage collatéral et chaque arrestation comme une nécessité. Ainsi, l’institution transforme ce qui devrait scandaliser en ce qui est socialement toléré, assurant que la reproduction des inégalités se poursuit sans interruption.

La structure des institutions de maintien de l’ordre en Indonésie apparaît aujourd’hui très fragile, en l’absence de mécanismes adéquats pour gérer les conflits entre l’État et les civils.

Une institution corrompue

En février, la police a arrêté les membres du groupe de punk rock Sukatani pour avoir mis en ligne un morceau intitulé « Bayar, bayar, bayar » (Paye, paye, paye) – qui dénonçait les pratiques de « payement pour services », c’est-à-dire la « culture » de corruption persistante au sein des forces de l’ordre du pays, les citoyens subissant quotidiennement des extorsions de la police. Un sondage montre que 30,6 % des répondants reconnaissent avoir déjà versé un pot-de-vin à des policiers, y compris pour éviter des amendes liées à des infractions aux règles de circulation.

Selon Transparency International Indonesia, la police est l’une des institutions les plus corrompues du pays.

Malgré cette culture de corruption, l’institution devrait recevoir l’année prochaine un budget de 145,6 trillions de roupies indonésiennes (Rp), soit environ 7,5 milliards d’euros, contre 126,6 trillions de Rp (environ 6,58 milliards d’euros) cette année. Cela fera de la police la troisième institution publique disposant du budget le plus élevé, après l’Agence nationale de nutrition et le ministère de la défense.

L’arrestation des membres du groupe de musique relève de ce que le sociologue Pierre Bourdieu a décrit comme la violence symbolique, à savoir le pouvoir d’imposer des normes sociales en présentant la domination comme naturelle et incontestable.

En qualifiant les critiques dont ils font l’objet de « diffamation », les policiers cherchent à renforcer leur autorité tout en dissuadant toute contestation future.

Encore plus de pouvoir à venir

Au lieu de réformer la police, le gouvernement – avec l’appui du Parlement – est en train de réviser le code pénal d’une manière qui risque de transformer la police en une institution surpuissante au sein du système judiciaire pénal.

Si la révision proposée est adoptée, la police pourra superviser le travail des autres fonctionnaires chargés de conduire des enquêtes, notamment administratives. Cela ouvre la porte à des interférences et remet en cause l’autonomie des autres organismes chargés de l’application de la loi.

Le projet de loi accorde également à la police le pouvoir de mettre en œuvre diverses mesures coercitives, menaçant les droits de chaque citoyen.

L’urgence d’une réforme

En Indonésie, le mandat de maintien de l’ordre public est souvent utilisé pour justifier la violence au nom de la « sécurité ». Les ordres de « sécuriser » une situation se traduisent systématiquement par de la répression, le contrôle et la stabilité étant placés au-dessus de la responsabilité démocratique.

Dans un système conçu pour protéger les élites, même les plus petits actes de résistance sont considérés comme des menaces pour le statu quo. La combinaison du pouvoir coercitif et des liens oligarchiques rend toute réforme substantielle extrêmement difficile.

Pourtant, à mesure que la brutalité persiste et que l’autorité policière continue de s’étendre, une réforme complète de l’institution ne peut plus être reportée.

The Conversation

Aniello Iannone ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

02.09.2025 à 16:15

Guerres, IA, cryptomonnaie, immigration, démographie : les défis de l’économie mondiale pour 2026

Isabelle Bensidoun, Adjointe au directeur du CEPII, CEPII

Jézabel Couppey-Soubeyran, Maîtresse de conférences en économie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

L’année qui vient de s’écouler a vu l’économie mondiale basculer dans un nouveau paradigme. Quelle lecture en fait le Centre d’études prospectives et d’informations internationales ?
Texte intégral (3278 mots)
Avec la réélection de Donald Trump, les guerres et la hausse des tarifs douaniers, l’économie mondiale est dans un climat d’incertitude profond. Gopixa/Shutterstock

Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales livre son analyse annuelle de l’économie mondiale, aux éditions La Découverte. Les deux coordinatrices de l’ouvrage, Isabelle Bensidoun et Jézabel Couppey-Soubeyran, décryptent pour « The Conversation France » le contexte particulièrement périlleux que va devoir surmonter l’économie mondiale en 2026.


L’année qui vient de s’écouler a vu l’économie mondiale basculer dans un nouveau paradigme. Quelle lecture en fait le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) ?

Le premier chapitre de l’ouvrage, rédigé par Isabelle Bensidoun et Thomas Grjebine, intitulé « L'économie mondiale en guerre », donne le ton. Il faut dire que rarement depuis les années de guerres mondiales, le climat géopolitique n’avait été aussi dangereux.

Résultat, l’incertitude est au plus haut et, avec elle, la trajectoire de croissance mondiale fragilisée. À cet égard, celles qu’emprunteront les deux premières puissances économiques mondiales – les États-Unis et la Chine – sera déterminante.

Fourni par l'auteur

Aux États-Unis, difficile de ne pas être inquiet des conséquences de la tariffmania de Donald Trump, du creusement du déficit que le « Big Beautiful Act » va entraîner ou de l’abandon de la politique industrielle qu’avait impulsée la précédente administration. Car si Donald Trump, tout comme son prédécesseur, fait de la réindustrialisation un de ses chevaux de bataille, la stratégie est bien différente entre les deux locataires de la Maison Blanche.

Là où Joe Biden avait engagé une politique industrielle ciblée sur les filières stratégiques combinant subventions massives et incitations fiscales, Donald Trump compte sur la baisse des impôts, la déréglementation et la coercition tarifaire pour forcer les industriels à investir aux États-Unis. Un pari risqué qui pourrait alimenter une inflation des coûts de production, une baisse du pouvoir d’achat des ménages et renforcer l’incertitude pour les investisseurs.

De même, en Chine, le modèle de croissance déséquilibré, du fait d’une demande intérieure structurellement atone, devient de plus en plus préoccupant dans un contexte où les relations commerciales sont devenues un champ de bataille.

Après une prise de conscience depuis la crise sanitaire, renforcée par la guerre en Ukraine, la sécurité économique était devenue le nouveau cadre de la mondialisation. Avec pour conséquence, des pays devenus plus regardants à l’égard de la concurrence déloyale exercée par la Chine sur leurs productions de produits stratégiques.

Avec le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis, si les ambitions restent les mêmes, la méthode a radicalement changé. Le friendshoring – cette recherche d’alliances entre pays qui partagent les mêmes valeurs – a cédé la place aux rapports de force.

Le « jour de la libération » (2 avril 2025), ce jour où Donald Trump a désigné ses ennemis – les pays qui exportent davantage aux États-Unis que ces derniers n’exportent vers eux –, 57 pays ont été ciblés avec des droits de douane atteignant 50 % pour le Vietnam, des surcharges de droits de 34 points de pourcentage pour la Chine ou de 20 points pour l’Union européenne.

Et si une semaine plus tard, le jour où ces droits de douane devaient entrer en vigueur, Donald Trump a décidé d’une pause de quatre-vingt-dix jours après que les marchés financiers, et notamment celui de la dette publique états-unienne, ont menacé de s’écrouler, le protectionnisme brutal est bien devenu le nouveau credo de la politique commerciale états-unienne.

L’incertitude déclenchée par la guerre commerciale ne risque-t-elle pas de rendre le financement de la dette américaine plus difficile, alors même qu’elle devrait s’accroître dans les années à venir avec le « Big Beautiful Act » ?

Oui le risque est bien présent. Il s’est concrétisé à la suite du « jour de la libération », quand le marché des bons du Trésor états-unien, valeur refuge par excellence lorsque les bourses dévissent, a plongé, la confiance des investisseurs ayant été sérieusement éprouvée par le déferlement de mesures tarifaires.

Mais Donald Trump est habile. Une parade a été trouvée pour limiter ce risque, avec le vote du « Genius Act » cet été : le développement de stablecoins adossés au dollar que cette loi vise à encourager.

Ces jetons numériques adossés au dollar devraient permettre à la demande de l’actif souverain états-unien de se maintenir et constituer un nouveau canal privé de diffusion internationale du dollar, à l’heure où certaines banques centrales sont enclines à bouder le billet vert pour limiter sa suprématie et les risques y afférent.

Ce néo-mercantilisme monétaire, pendant du néo-mercantilisme commercial de Donald Trump, risque fort d’alimenter une nouvelle bataille, dans le domaine monétaire cette fois. Pour l’Europe, l’enjeu dans ce contexte est de trouver le moyen d’éviter l’affaiblissement de la souveraineté monétaire de la zone euro.

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, c’est aussi la rivalité sino-américaine autour des métaux stratégiques qui a redoublé d’intensité ?

Effectivement. L’escalade tarifaire avait conduit à des droits de douane de 145 % pour les produits chinois sur le marché états-unien et de 125 % en Chine sur les importations en provenance des États-Unis. Si elle a pris fin, c’est bien parce que les Chinois ont dégainé leur arme de destruction massive : des contrôles très stricts sur les exportations de terres rares, qui se sont traduits par des pénuries dans plusieurs secteurs et notamment le secteur automobile.

La recherche d’une indépendance à l’égard de la suprématie chinoise dans les métaux stratégiques n’est pas nouvelle. Carl Grekou, Emmanuel Hache et Valérie Mignon nous rappellent d’ailleurs dans le chapitre II que Donald Trump y voyait déjà, lors de son premier mandat, une menace pour la sécurité nationale. Menace qui n’a fait que s’amplifier avec le déploiement depuis plusieurs années d’une stratégie de coercition économique par Pékin.

Mais dans ce domaine, comme dans celui de la politique industrielle, les méthodes, auxquelles l’administration Biden et l’administration Trump 2 ont recours, sont presque aux antipodes l’une de l’autre, surtout au niveau international. Là où Joe Biden cherchait à sécuriser des zones riches en matériaux critiques en dehors du territoire national pour construire des chaînes d’approvisionnement avec des alliés, Donald Trump mise sur une stratégie unilatérale, offensive, voire de conquêtes territoriales. Il en est ainsi de ses revendications sur le Groenland ou de sa proposition de faire du Canada le 51e État des États-Unis. Quant à l’Ukraine, dont le sous-sol regorge de titane, de graphite, de lithium ou de terres rares, elle s’est trouvée contrainte de signer un accord en avril 2025 qui confère aux États-Unis un accès prioritaire à ses terres rares.

L’ambition hégémonique de Donald Trump n’est pas sans risques. Face à une telle offensive, les « petits pays » producteurs de métaux stratégiques pourraient chercher à se coordonner pour la défense et la mise en valeur de leurs ressources, conduisant alors à une recomposition du pouvoir autour des ressources en matériaux critiques.

Dans une économie mondiale en guerre, il n’est pas improbable de voir les sanctions se multiplier. Mais est-ce qu’elles fonctionnent ?

C’est la question que se sont posée Matthieu Crozet, Charlotte Emlinger, et Kevin Lefebvre dans le chapitre III. La recrudescence des tensions géopolitiques s’accompagne de la montée en puissance des sanctions internationales. Les nations occidentales, dont les États-Unis et les pays d’Europe, au premier chef, ne sont plus les seules à y recourir : la Chine et la Russie n’hésitent plus à mobiliser cette arme.


À lire aussi : Sanctions : un contournement coûteux pour la Russie


En se concentrant sur les sanctions commerciales qui offrent les données nécessaires à l’exercice d’évaluation, ils apportent une réponse nuancée. Ils appellent à ne pas trop attendre des sanctions tant les contournements sont possibles, les compensations légions et le ciblage largement illusoire, mais à ne pas en désespérer non plus. Car si la Russie a su pallier l’arrêt des importations empêchées par les sanctions en se tournant vers des fournisseurs de pays amis, elle a pour cela payé le prix fort pour une qualité moindre.

Force est de constater qu’à plus long terme, les sanctions redessinent de manière durable les routes du commerce international, en continuant d’exercer un effet dissuasif même une fois levées.

On a vu qu’en matière commerciale l’économie mondiale était devenue un champ de bataille. À cet égard, le secteur automobile a été l’un des premiers à faire les frais de la tariffmania de Donald Trump. Pourquoi ce secteur en particulier ?

L’automobile est, pour Vincent Vicard et Pauline Wibaux qui ont rédigé le chapitre IV, le secteur le plus emblématique de la mondialisation et de ses bouleversements. C’est un secteur qui structure les tissus industriels de nombreux pays, qui assure une part importante du commerce international – près de 10 % des échanges mondiaux en 2023 – et qui est aujourd’hui à la croisée de transformations majeures.

Au niveau technologique, le passage à la voiture électrique implique une rupture industrielle profonde. Pour les constructeurs européens, l’enjeu est de rattraper le retard pris sur les nouveaux acteurs chinois et états-uniens qui sont en train de reconfigurer le marché.


À lire aussi : Trump impose des droits de douane sur les automobiles : quels constructeurs ont le plus à perdre ?


S’agissant de la Chine, la percée qu’elle a opérée dans ce secteur lui a permis de devenir le premier exportateur mondial de véhicules, avec une part de moins de 5 % dans les années 2000 et 2010 à près de 15 % en 2024, laissant derrière elle les exportateurs historiques que sont le Japon et l’Allemagne. Les marques chinoises, dont l’émergence s’est avant tout construite sur leur marché intérieur, représentent aujourd’hui 60 % de ces exportations. Leur place est aussi dominante sur le marché des véhicules électriques, avec près de 55 % de la production mondiale !

Pas très surprenant dans ce contexte que le secteur soit la cible du protectionnisme, tout particulièrement les véhicules électriques, et pas seulement aux États-Unis. L’Europe a décidé en octobre 2024, après une enquête antisubventions, d’appliquer une surcharge allant jusqu’à 35 % aux véhicules électriques importés de Chine, avec l’espoir également que ces surtaxes conduisent à une accélération des investissements chinois sur le sol européen. C’est aussi ce que Donald Trump espère avec les droits de douane additionnels de 25 % sur les importations de véhicules et de pièces détachées décrétés en avril 2025.

Une autre bataille est en cours avec le développement de l’intelligence artificielle (IA). Quels en sont les risques ?

L’IA figure effectivement parmi les bouleversements majeurs qui reconfigurent l’économie mondiale. C’est ce qu’Axelle Arquié analyse dans le chapitre V, après avoir rappelé en quoi l’IA constitue une avancée décisive, quelles en sont les différentes formes, leur fonctionnement et leurs limites.

Les visions sur ses conséquences s’affrontent. Pour les uns, l’IA s’inscrirait dans le long processus de la révolution industrielle, dont elle décuplerait les effets en étant source de croissance, de formidables avancées en médecine, et de moindres inégalités. Pour d’autres, elle pourrait mener à la dévalorisation du travail humain, à une chute des salaires, voire une marginalisation de l’espèce humaine, notamment si l’IA générale (IAG), comparable à celle des humains, parvient à émerger.


À lire aussi : Peut-on anticiper les crises financières grâce à l’IA ?


L’humanité pourrait alors se trouver face à un épineux dilemme du prisonnier : refuser de s’engager dans la course à l’IA au risque de se retrouver vassalisée par les leaders technologiques ou bien entrer dans une course à l’IA non régulée, au risque de déboucher sur une IAG non alignée avec les intérêts humains.

En la matière, tout va dépendre des règles que la communauté internationale saura imposer pour éviter qu’un point de non-retour soit atteint.

L’économie mondiale 2026 se frotte à un autre sujet de bataille, celui de l’immigration, avec des conclusions qui vont à l’encontre de ce que l’on a l’habitude d’entendre dans les débats.

C’est sous l’angle de l’intégration économique des immigrés, et tout particulièrement de l’évolution de leur situation sur le marché du travail, qu’Anthony Edo et Jérôme Valette abordent la question de l’immigration dans le chapitre VI.

70 % des Européens, selon l’Eurobarometer 2021, estiment que la difficulté d’accès à l’emploi des immigrés constitue le principal obstacle à leur intégration. Or un des éléments structurant de l’insertion des immigrés dans l’emploi est d’acquérir un statut stable, légal et assorti de droits reconnus.

À partir des résultats d’un large ensemble d’études empiriques, ils montrent en effet que naturalisation, asile, et régularisation constituent d’importants leviers à la disposition des pouvoirs publics pour favoriser l’intégration économique des immigrés.

D’après les études existantes, il n’y a pas à craindre que ces mesures fassent augmenter les flux migratoires à court terme. À plus long terme, leur efficacité dépendra de leur articulation avec les politiques d’entrée des immigrés, qui encadrent à la fois le volume et le profil des nouveaux arrivants.

Autre grand sujet d’anxiété pour l’économie mondiale : la démographie, dont les évolutions sont souvent décrites sans nuances et dans un registre dramatique. Qu’en est-il ?

Le retour aux chiffres et aux concepts est l’approche adoptée par Hippolyte d’Albis dans le chapitre VII pour avoir une approche apaisée de ces grands enjeux, dont l’acuité varie en fonction du niveau de revenu des pays.

Les pays à haut revenu sont les premiers confrontés au ralentissement de la croissance démographique et à la baisse de la fécondité, rejoints depuis peu par ceux à revenu intermédiaire, tandis que la population continue de croître dans les pays à bas revenu.

Ces évolutions soulèvent des défis, mais sont aussi porteuses d’opportunités. La baisse de la natalité exerce un effet positif sur le taux d’emploi des femmes notamment. Et si l’on tient compte de l’amélioration de l’état de santé et de l’espérance de vie, le vieillissement de nos sociétés est en réalité beaucoup moins marqué.

Quoi qu’il en soit, les pays riches doivent miser sur l’éducation, l’innovation et la productivité pour dynamiser leur société vieillissante, et faire de l’immigration un outil de rééquilibrage en l’accompagnant par des politiques d’intégration.

Les pays à revenus intermédiaires, dont la fenêtre d’opportunité démographique est en train de se refermer, doivent l’anticiper et investir dans l’avenir.

Les pays pauvres, enfin, où la transition démographique n’est pas encore amorcée, ont besoin de progrès en matière de santé, d’éducation – en particulier des femmes – pour que cette étape coïncide avec leur développement économique.

The Conversation

Jézabel Couppey-Soubeyran est membre de l'Institut Veblen et de la Chaire énergie et prospérité.

Isabelle Bensidoun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

02.09.2025 à 16:11

L’Égypte face à la guerre à Gaza : un délicat jeu d’équilibre

Baudouin Long, Docteur en sociologie de l'université Paris-1 Panthéon Sorbonne, chercheur associé à l'UMR développement et sociétés, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Face à la guerre d’Israël à Gaza, l’Égypte, prise en étau entre des impératifs sécuritaires et la sympathie de son opinion publique pour les Palestiniens, cherche à jouer un rôle de médiateur.
Texte intégral (3725 mots)

Depuis plusieurs années, l’Égypte – qui a récemment annoncé que le Hamas avait accepté une proposition de cessez-le-feu négociée au Caire – joue un rôle d’intermédiaire dans le conflit à Gaza. Seul pays arabe partageant une frontière avec l’enclave palestinienne, l’Égypte poursuit des objectifs stratégiques combinant enjeux sécuritaires et contraintes domestiques – des objectifs mis sous tension par la politique expansionniste d’Israël. Faute de solution diplomatique, la situation à Gaza pourrait avoir des conséquences imprévisibles pour le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi, dont les options, face à son opinion publique, restent limitées pour éviter l’accusation d’indifférence et masquer son impuissance face à Tel-Aviv.


Le 18 août dernier, l’annonce d’un cessez-le-feu accepté par le Hamas, négocié au Caire sur les bases d’un plan des États-Unis, a mis en lumière le rôle de médiateur tenu par les autorités égyptiennes dans la guerre menée par Israël à Gaza.

Ce rôle demeure essentiel, même si l’action du Qatar a souvent été plus médiatisée, du fait de la proximité de l’émirat avec le Hamas.

Un rôle clé et historique de médiateur

Sans remonter à la création de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ni aux accords de paix égypto-israéliens de 1979, Le Caire est de longue date un acteur incontournable du conflit israélo-palestinien grâce à sa capacité de négociation entre Israël et les Palestiniens. L’Égypte de Hosni Moubarak (1981-2011) a joué un rôle majeur dans la plupart des accords conclus entre l’OLP et Israël après Oslo (1993) et a été active pour maintenir un canal de discussion avec Israël pendant la seconde Intifada (2000-2005).

Le président égyptien Anouar El-Sadate, le premier ministre israélien Menahem Begin et le président des États-Unis Jimmy Carter, après la signature de l’accord de paix de Camp David en 1979. Israel Defense Forces

Après la victoire du Hamas aux législatives palestiniennes de 2006 et la prise de Gaza en 2007 par ce dernier, l’Égypte intervient dans les négociations bilatérales aussi bien entre le Hamas et le Fatah qu’entre le Hamas et Israël, lors des conflits de 2008-2009, de 2012, de 2014 et de 2021, dont les victimes sont majoritairement des civils.

L’accession au pouvoir d’Abdel Fattah Al-Sissi en 2014, après le renversement du président Mohamed Morsi (2013), issu des Frères musulmans, suscite des tensions avec le Hamas, proche du mouvement islamiste. Des ajustements ont été nécessaires, mais les services de renseignement égyptiens ont maintenu une liaison discrète avec le Hamas et ont continué à exercer des missions de médiation avec Israël ou avec l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas.

Depuis le 7 octobre 2023, aux côtés du Qatar et des États-Unis (seul acteur à même de faire pression sur Israël), l’Égypte est à nouveau au cœur des négociations, que celles-ci se déroulent à Doha ou au Caire. Un premier accord sous le parrainage des trois États avait été trouvé en janvier 2025. Préalablement, en décembre 2024, l’Égypte avait négocié un accord entre le Fatah et le Hamas pour ériger une administration autonome à l’issue de la guerre.

Une ligne rouge face à l’expansionnisme israélien ?

Au cours des derniers jours, face à la politique expansionniste d’Israël, l’Égypte a multiplié les déclarations sur la situation de Gaza. Les autorités du Caire se sont dites favorables à la mise en place d’une force d’interposition internationale mandatée par l’ONU, tout en démentant la rumeur selon laquelle elles auraient proposé un transfert des armes du Hamas vers l’Égypte.

À Rafah (Égypte), dans une interview à CNN, le ministre des affaires étrangères Badr Abdelatty a réaffirmé le rejet d’un déplacement massif des Palestiniens, ce qu’il a qualifié de « ligne rouge ».

Plus tôt, le président Al-Sissi avait franchi un cap rhétorique en dénonçant une « guerre de famine et de génocide » et réitéré son refus de tout projet de déplacement. L’Égypte soutient par ailleurs la plainte sud-africaine devant la Cour internationale de justice pour violation de la Convention sur le génocide, sans rejoindre les parties prenantes.

Ces déclarations interviennent dans un double contexte de blocage des négociations et d’accélération des opérations israéliennes, avec, à la clé, des ambitions territoriales israéliennes qui pourraient signifier la fin de toute possibilité d’une solution à deux États et un déplacement massif de population en dehors de Palestine, en particulier vers l’Égypte.


À lire aussi : Les inspirations bibliques du plan de Trump pour Gaza


Le cessez-le-feu négocié au Caire par des médiateurs égyptiens et qatariens reprenait dans les grandes lignes le plan de l’envoyé spécial de Donald Trump, Steve Witkoff, et traduit donc une réelle avancée par rapport à la situation début juin, quand les États-Unis avaient refusé, conjointement avec Israël, la proposition formulée par le Hamas pour mettre en œuvre une trêve. Une avancée qui, pour autant, ne se traduit pas par un déblocage : une semaine plus tard, Israël n’a pas encore répondu à la proposition des négociateurs.

L’annonce du cessez-le-feu accepté par le Hamas intervient en outre alors que le cabinet de sécurité israélien a validé, le 8 août, un plan visant à prendre le contrôle de Gaza et que l’ONU, après plusieurs alertes, a déclaré l’état de famine dans la bande de Gaza. Les différentes déclarations égyptiennes font aussi écho à la vision d’un « Grand Israël » récemment mise en avant par Benyamin Nétanyahou et qui renvoie aux frontières bibliques d’Israël incluant des territoires actuellement jordaniens, libanais et syriens, ainsi qu’une partie du Sinaï.

L’idée de déplacer la population palestinienne en dehors de Gaza n’est pas nouvelle même si elle était plutôt marginale jusqu’à présent. Dernièrement, Nétanyahou a publiquement envisagé de délocaliser les Gazaouis dans les pays arabes ou en Afrique (des tractations en ce sens ont été évoquées plusieurs fois).

Le Sinaï, un enjeu sécuritaire clé pour l’Égypte

L’Égypte, qui partage avec l’enclave palestinienne une frontière de 14 kilomètres, le « couloir de Philadelphie », est également un acteur sécuritaire parce qu’elle joue un rôle clé, presque au sens propre, dans le blocus exercé par Israël sur la bande de Gaza (à la fois en ce qui concerne son maintien et/ou son allègement).

À cet égard, l’Égypte d’Abdel Fattah Al-Sissi n’est pas épargnée par les critiques qui dénoncent son inaction alors que, de l’autre côté de la frontière, la guerre menée par Israël s’apparente de plus en plus à une épuration ethnique, sinon à un génocide.

Les griefs sont nombreux et concernent notamment le blocage des ravitaillements au passage de Rafah en territoire palestinien, le traitement sécuritaire réservé aux réfugiés gazaouis – environ 100 000 Palestiniens ont trouvé refuge en Égypte depuis le début de la guerre, en payant des frais élevés à la compagnie Hala, qui s’est spécialisée dans la « coordination » du passage de Rafah – ou encore la gestion sécuritaire des manifestations pro-Gaza, au Caire comme dans le Sinaï.

Rappelons que l’Égypte a administré Gaza de 1948 à 1967, avant que la bande tombe sous contrôle israélien. Depuis, la posture du Caire vis-à-vis de Gaza a toujours été profondément influencée par la situation au Sinaï, grande zone désertique où se trouve la frontière entre l’Égypte et Gaza.

Occupé par Israël en 1967 à l’issue de la guerre des Six-Jours (en même temps, donc, que la bande de Gaza), le Sinaï a été récupéré par l’Égypte en 1982. Territoire sous-développé et sous-doté en infrastructures, le Sinaï est, depuis des décennies, une zone de trafics entre l’Égypte, Israël et Gaza.

Après 2011, un mouvement djihadiste local, rallié en 2014 à l’État islamique, y a prospéré, avant d’être progressivement endigué par l’armée égyptienne au terme d’une « sale guerre » qui a fait plusieurs milliers de victimes (plus de 3 200 morts parmi les forces de sécurité, le nombre de victimes civiles n’étant pas connu). Sissi a proclamé la victoire en 2023, les opérations ayant pris fin entre 2019 et 2020.

Pour Le Caire, la gestion de Gaza est avant tout sécuritaire. Il s’agit de contenir les trafics, d’empêcher l’infiltration de groupes armés plus radicaux que le Hamas, dont le plus actif est le Djihad islamique, et d’éviter un afflux de réfugiés palestiniens, du fait de son incapacité logistique à organiser un tel accueil. Au-delà de la question logistique, les dirigeants égyptiens redoutent une situation qui se transformerait en état de fait. Ils ont à l’esprit les précédents libanais et jordanien, où l’installation de réfugiés palestiniens a débouché sur les événements de Septembre noir au royaume hachémite et sur la guerre civile au Pays du cèdre.

Cette position est ancienne&. En 2008 déjà, l’entrée par la force de milliers de Palestiniens dans le Sinaï avait été perçue comme une transgression de la souveraineté nationale, dont la répétition est à éviter « à tout prix ».

Pour autant, l’Égypte se défend de participer au blocus ou d’être inactive face au drame vécu par les Palestiniens. Le président Sissi a apporté lui-même une réponse à ces reproches, rappelant que c’est Israël qui a bombardé à plusieurs reprises le passage de Rafah et qui contrôle le côté palestinien de Rafah.

Israël, qui s’est retiré de Gaza en 2005, a repris le contrôle du couloir de Philadelphie en mai 2024. Les médias égyptiens, reprenant les éléments de langage du gouvernement, mettent en avant les convois humanitaires envoyés depuis l’Égypte : plus de 45 000 camions, soit 70 % de l’aide humanitaire, auraient ainsi ravitaillé Gaza depuis octobre 2023 (sachant que le passage ne peut se faire qu’avec l’accord d’Israël et à ses conditions en termes de sécurité).

Entre contraintes externes et pressions internes

Sur la question palestinienne, l’Égypte défend l’établissement d’un État palestinien dans le cadre d’une solution à deux États. Il s’agit d’un positionnement historique, défini par Anouar El-Sadate dans son discours à la Knesset en novembre 1978.

Il se traduit par des actions diplomatiques mais, depuis 2008, chaque guerre israélienne à Gaza met en lumière la portée limitée de l’engagement égyptien. Or, pour Sissi, cet engagement comporte des contraintes domestiques. La situation désespérée des Gazaouis trouve un large écho en Égypte comme dans toute la région et suscite un fort sentiment de solidarité.

Ici aussi, le gouvernement égyptien est pris dans ses contradictions. Pour bon nombre d’Égyptiens, le Hamas n’est pas tant un mouvement terroriste qu’un mouvement de résistance à Israël : d’ailleurs, même Le Caire ne l’a pas classé comme organisation terroriste, contrairement aux Frères musulmans égyptiens.

D’un côté, les autorités égyptiennes répriment toute manifestation qu’elles n’organisent pas elles-mêmes et qui pourrait remettre en cause le régime. Une méfiance à l’égard de la rue qui renvoie à l’importance des mobilisations de soutien aux Palestiniens dans la trajectoire militante qui a conduit à la révolution de 2011. D’un autre côté, le président et le gouvernement doivent prendre en compte la sensibilité de l’opinion publique et montrer qu’ils ne sont pas impuissants. À cet égard, accepter le déplacement des Palestiniens dans le Sinaï ferait d’eux des complices aux yeux des Égyptiens.

Quoi qu’il en soit, le rôle de l’Égypte paraît difficilement pouvoir aller au-delà d’une aide humanitaire et des négociations diplomatiques. La paix avec Israël demeure un pilier de la politique étrangère égyptienne. Le Caire ne mettra pas en danger sa relation bilatérale avec Israël au point de menacer d’entrer en conflit armé avec ce dernier.

Pas uniquement pour des raisons économiques, ou parce qu’une partie des approvisionnements en gaz de l’Égypte dépend d’Israël – même si ceux-ci peuvent représenter un levier. Sur beaucoup d’aspects, l’alliance avec Israël est cruciale pour Sissi : au-delà du soutien qu’a pu lui apporter Nétanyahou en plaidant sa cause à Washington après le putsch contre Morsi (2013), l’État hébreu est un partenaire économique, mais également un partenaire sécuritaire pour lutter contre les groupes djihadistes encore présents dans le Sinaï. Si des lignes rouges sont énoncées, aucune réelle menace n’a été proférée.

Pour autant, des rumeurs émanant de sources gouvernementales avaient circulé en février 2024 : elles évoquaient la menace d’une suspension du traité de paix en cas d’invasion israélienne de Rafah. Las, les troupes israéliennes occupent la zone frontalière depuis le mois de mai 2024 sans que l’Égypte n’ait réagi autrement que verbalement. Il semble en particulier exclu que l’armée égyptienne puisse être mobilisée pour s’interposer en dehors d’un cadre onusien et sans l’accord d’Israël.

La diplomatie pour ne paraître ni indifférent ni impuissant ?

On comprendra, dès lors, que les déclarations récentes de l’Égypte s’inscrivent dans une politique de long terme et n’indiquent pas un changement de ligne. La politique expansionniste d’Israël met en tension les objectifs stratégiques de l’Égypte : l’établissement d’un État palestinien dans le cadre d’une solution à deux États, la préservation de la souveraineté de l’Égypte dans le Sinaï et de sa sécurité, et, enfin, l’adhésion de l’opinion publique égyptienne.

Alors qu’Israël a répondu à l’annonce du Caire par la mobilisation de 60 000 réservistes pour exécuter son projet d’occupation de Gaza, la question de la soutenabilité de la posture d’équilibriste se pose et expose Le Caire à la réalité. Seul, le régime de Sissi ne peut rien contre Israël.

S’il est peu probable que le président égyptien prenne le risque de s’opposer militairement, il semble alors condamné à paraître indifférent ou impuissant. Une humiliation sur le dossier gazaoui pourrait coûter cher en interne à l’autocrate et avoir des conséquences dramatiques pour la région. Ne reste alors à l’Égypte que la voie diplomatique pour sortir de l’ornière. D’abord négocier un cessez-le-feu et ensuite parvenir à une issue alternative à l’occupation israélienne de Gaza. Cette dernière pourrait nécessiter un retour de l’Égypte dans la bande de Gaza. Mais l’Égypte est-elle vraiment prête à prendre sa part dans une solution à Gaza au-delà des négociations diplomatiques ?

The Conversation

Baudouin Long ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

01.09.2025 à 15:53

États-Unis : comment le nationalisme blanc cherche à imposer ses idées à travers la Cour suprême

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Sarah Rodriguez-Louette, Docteur de l’Université Sorbonne Nouvelle, laboratoire de recherche CREW, membre de la Chaire Unesco « Savoir Devenir à l'ère du développement numérique durable»., Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

Les nationalistes blancs ont une vision très spécifique de ce que doivent être les États-Unis. Au sein de la galaxie trumpiste, ils ferraillent contre d’autres mouvances, comme le nationalisme chrétien.
Texte intégral (2543 mots)

Le trumpisme n’est pas monolithique. En son sein, diverses mouvances s’affrontent. La plus extrémiste, celle du nationalisme blanc, aspire à faire inscrire sa vision ouvertement raciste dans la jurisprudence par la Cour suprême.


Porté par l’essor du trumpisme, le nationalisme blanc (qui englobe le suprémacisme et le séparatisme) cherche à capitaliser sur la radicalisation du Parti républicain (Grand Old Party, GOP) pour éroder les fondements de la tradition démocratique aux États-Unis.

L’objectif est, à travers la mise en œuvre d’une stratégie d’influence, de guider pas à pas une droite devenue illibérale vers un ordre autoritaire explicitement racial. Pour y parvenir, les leaders revendiqués de la mouvance, tels que les auteurs et éditeurs Jared Taylor et Greg Johnson, cherchent à pénétrer plus avant l’administration Trump. À travers leur présence en ligne, ils commentent l’actualité et les actes officiels, et déterminent les attentes d’une audience, comprise entre 100 000 et 500 000 internautes, qui s’affirme de plus en plus au sein du GOP. La ligne de mire est qu’à l’horizon 2026-2028 un républicain de premier plan puisse affirmer sans états d’âme que les races sont une « réalité biologique » qui nécessite le rejet de la démocratie pour sauver « la civilisation blanche » – et qu’il soit porté non pas malgré, mais grâce à ces idées.

Cet effort de long terme s’appuie notamment sur la Cour suprême qui, pour les tenants de l’extrémisme blanc, constitue à la fois un outil de calibration, permettant d’évaluer jusqu’où il est possible de pousser les revendications sans provoquer de rejet massif, et un verrou institutionnel destiné à pérenniser d’éventuels acquis politiques.

Les nominations effectuées par Donald Trump entre 2017 et 2020 ont fait basculer la Cour dans une majorité de conservateurs radicaux. Pourtant, les auteurs de premier plan du camp nationaliste blanc estiment que les décisions prises par la Cour depuis 2020 sont « largement inefficaces et sans avenir » : elles ne leur auraient pas fourni le levier tactique escompté et révéleraient que la trajectoire idéologique de la droite reste inaboutie.

Or dans le même temps, d’autres composantes de la droite trumpiste, à commencer par le nationalisme chrétien, se félicitent de l’action de la Cour. Les neuf juges de la juridiction suprême se retrouvent sous l’effet des influences croisées et souvent opposées de ces deux groupes, qui sont loin d’être d’accord sur tout…

L’ambiguïté tactique du conservatisme chrétien

Durant son premier mandat, en nommant successivement Neil Gorsuch (2017), Brett Kavanaugh (2018) puis Amy Coney Barrett (2020), Donald Trump concrétise l’un des engagements phares de sa campagne présidentielle de 2016 : ancrer une majorité conservatrice durable au sein de la Cour suprême.


À lire aussi : États-Unis : l’impact de l’originalisme des juges conservateurs à la Cour suprême


Ce basculement (six juges conservateurs contre trois progressistes) est immédiatement salué par les organisations évangéliques et catholiques comme l’aboutissement d’un combat entamé dans les années 1980. Le renversement de la jurisprudence, ancrée depuis 1973 dans l’arrêt Roe v. Wade, par la décision Dobbs v. Jackson, du 24 juin 2022, consacre la victoire d’une droite chrétienne qui prétend que remettre aux législatures d’État la responsabilité de décider du caractère légal ou non de l’avortement marque l’avènement d’une « culture de la vie ».


À lire aussi : Fin du droit à l’avortement aux États-Unis : moins de démocratie, plus de religion


En revanche, dans la sphère nationaliste blanche, la décision Dobbs v. Jackson suscite des réactions teintées de réserve, voire de défiance. Pour des figures influentes comme Greg Johnson et Gregory Hood l’avortement constituerait un instrument eugéniste dont l’accès ne devrait pas être entravé. Les données statistiques confortent leur argumentation : en 2022, le taux d’avortement chez les femmes afro-américaines était 4,3 fois supérieur à celui des femmes blanches. Dès lors, pour les adeptes de la théorie du « grand remplacement », la légalité de l’avortement apparaît comme un moyen de régulation démographique des minorités raciales.

Si le christianisme politique et l’ethnonationalisme partagent une généalogie commune, documentée notamment par l’historien Leonard Zeskind, leur proximité s’est longtemps cantonnée aux marges paléoconservatrices de la droite américaine, notamment autour de la revue Chronicles et de l’héritage de Pat Buchanan.

Aujourd’hui, les groupes nationalistes blancs tendent à se distancier d’une religion chrétienne perçue comme sémitique et imprégnée d’un universalisme jugé incompatible avec le racialisme. Certains segments suprémacistes réinvestissent un paganisme identitaire pour élaborer des mythes européens de filiation et de pureté, voire explorent des références à l’ésotérisme nazi.

À rebours, le conservatisme chrétien, lui, poursuit une entreprise de moralisation des enjeux sociétaux, tout en cherchant à élargir sa base électorale, y compris auprès de certaines minorités, sous la bannière de la coalition MAGA.


À lire aussi : Pourquoi les Hispaniques évangéliques ont-ils voté Trump ?


Au-delà de ces divergences idéologiques, une convergence tactique émerge dans un contexte de polarisation structurelle. Ce qui fédère ces courants ne relève pas d’une vision du monde partagée, mais d’une opposition commune aux libertés individuelles et au progressisme sociétal, caricaturé sous le terme péjoratif de « wokisme ».

Dans cette « guerre culturelle » portée par la droite radicale, le conservatisme juridique de la Cour suprême constitue une ressource permettant de légitimer une conception de la société fondée sur des identités fixes, hiérarchisées et essentialisées. La décision Dobbs v. Jackson ne représente donc pas une décision isolée, mais bien une étape métapolitique, un précédent mobilisable perçu par les nationalistes blancs comme un modèle d’activisme institutionnel reproductible.

L’opposition au nationalisme « color-blind »

À mesure que s’effritent les garde-fous libéraux aux États-Unis, les courants de la droite pro-Trump apparaissent de plus en plus fragmentés sur la question du sens même de leur projet national. Cette fracture s’est cristallisée à la suite de l’arrêt Students for Fair Admissions v. Harvard, du 29 juin 2023, par lequel la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelles les politiques d’admission dans les universités explicitement fondées sur la race.

L’arrêt consacre une lecture dite « color blind » de l’égalité, souvent associée à la maxime formulée par John Roberts en 2007 : « Éliminer la discrimination raciale signifie l’éliminer dans son intégralité. » Or, ainsi que l’a montré le sociologue Eduardo Bonilla-Silva, les approches qui prétendent ignorer les origines ethniques ne font souvent que perpétuer des inégalités structurelles héritées.

Les nationalistes blancs retournent cet argument et, dans un commentaire immédiat de l’arrêt, le site Counter-Currents affirme que « le nationalisme civique n’a pas d’avenir » et qu’« aucune somme d’argent versée à la Federalist Society n’y changera rien ». Autrement dit, la Federalist Society, créée en 1982 pour contrer la « domination libérale », devenue aujourd’hui un puissant réseau de juristes conservateurs (incluant les six membres « conservateurs » de la Cour suprême) serait dans l’erreur : la seule adhésion à des principes constitutionnels abstraits ne permettrait pas de fédérer une nation que les nationalistes blancs perçoivent comme un agrégat instable de tribus rivales. De fait, les racialistes anticipent qu’un marché scolaire prétendument neutre renforcerait surtout l’avance des candidats d’origine asiatique, plus performants sur les Scholastic Assessment Tests (SAT) que leurs « concurrents ».

Cette opposition interne s’intensifie encore davantage lorsqu’on passe du débat universitaire aux enjeux économiques. Fin 2024, Elon Musk plaide pour un système méritocratique permettant de relancer l’innovation américaine. Il défend nommément l’augmentation significative des quotas de visas H-1B, permettant l’arrivée massive de talents indiens et chinois dans le secteur technologique.

Face au technocrate, l’aile nativiste America First, de Steve Bannon à Nick Fuentes, dénonce un levier de substitution de main-d’œuvre et un risque de déplacement démographique.

Sur les réseaux sociaux, la polémique prend une dimension plus théorique. Elle expose deux visions concurrentes au sein même de la droite dure américaine : d’un côté, un paradigme économique axé sur la compétitivité entrepreneuriale et la performance technologique ; de l’autre, un paradigme identitaire fondé sur une définition essentialiste des États-Unis.

L’objectif des nationalistes blancs est clair : il s’agit d’imposer, dans la définition même de l’intérêt national, la question du « qui » avant celle du « quoi ». Pour ce faire, ses acteurs cherchent à discréditer les branches civiques et économiques de la droite, accusées d’être implicitement « anti-blanches », afin de se présenter comme les uniques gardiens de la nation.

Pour que la rhétorique devienne une réalité politique, depuis le printemps 2025, les références à l’affaire Trump v. CASA se multiplient. En effet, l’arrêt rendu par la Cour suprême dans cette affaire, le 27 juin 2025, semble accréditer l’idée d’une remise en cause du droit du sol (jus soli), prélude à une citoyenneté définie par le droit du sang (jus sanguinis).

Le peuple dans le texte

La lutte contre l’immigration demeure la pierre angulaire du mouvement MAGA. Avec sa promesse de réduire drastiquement les arrivées et de réaliser des expulsions massives, Donald Trump répond à des inquiétudes économiques et sécuritaires. Sous ces arguments transparaît une crainte profonde de dépossession, qui se décline en deux registres indissociables : un registre raciste qui désigne comme menaçantes des populations perçues comme étrangères ; et un registre populiste, qui accuse une élite cosmopolite d’orchestrer le « grand remplacement » du « vrai peuple ».

C’est précisément cette notion de « vrai peuple » que le nationalisme blanc s’efforce de redéfinir, cherchant à faire glisser l’identité MAGA, d’abord « américaine », vers une identité avant tout (ou exclusivement) « blanche ».

Plutôt que d’attaquer frontalement, ses idéologues investissent un symbole fondateur : la Constitution et son célèbre « We the People ». En s’appuyant sur des références historiques comme le Naturalization Act de 1790, ils soutiennent que les Pères fondateurs avaient réservé la citoyenneté aux seuls hommes blancs libres, et rejettent les amendements constitutionnels qui ont suivi la guerre de Sécession et accordent aux anciens esclaves le même droit à une procédure juste qu’aux Blancs. Que la naissance des États-Unis ait reposé sur des hiérarchies raciales est un constat partagé par de nombreux historiens ; mais les nationalistes blancs, eux, s’appuient sur ce constat pour indiquer que la Cour suprême doit prendre ses décisions à cette aune et ne pas tenir compte des évolutions civiques ultérieures.

Ce discours, porté notamment par des groupes comme American Renaissance et son think tank, la New Century Foundation, ne relève pas seulement de la provocation argumentaire, mais bien de l’hypothèse tactique d’une implantation durable dans les institutions judiciaires. En occupant les prétoires plutôt qu’en manifestant dans la rue, l’orientation de long terme consiste à former un réseau influent de juges, avocats et procureurs acquis à une vision raciale de la société. Ce militantisme judiciaire vise, paradoxalement, à affaiblir la branche judiciaire au profit d’un exécutif tout-puissant.

En définitive, le nationalisme blanc ne se contente pas d’un rôle de commentateur. L’enjeu consiste à influencer les décisions de la Cour suprême afin de devenir le centre de gravité de la droite pro-Trump et de remodeler le visage des États-Unis, sans compromis.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

PDF

01.09.2025 à 15:52

Drones et robots tueurs dans la guerre : soldat ou algorithme, qui décidera de la vie et de la mort demain ?

Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)

Alors que les armes autonomes sont de plus en plus présentes dans les conflits armés, comment concilier progrès technologique et impératif de contrôle humain ?
Texte intégral (2382 mots)

Il est impossible de purement et simplement ignorer la propagation sans cesse plus rapide des armes létales autonomes et de l’intelligence artificielle sur les théâtres de guerre ; mais il serait éminemment dangereux de confier la prise de décision à la technologie seule.


La guerre des machines est déjà en cours. Ces dernières années, le recours massif aux drones et à l’intelligence artificielle (IA) a transformé le champ de bataille et la nature des opérations. L’autonomie accélère la détection et la délivrance du feu. La refuser, c’est rendre les armes. L’envisager sans garde-fous, c’est percevoir la guerre dénuée de toute éthique.

La France est une puissance moyenne qui ne peut se permettre de prendre du retard technologique. Mais la France est également une grande démocratie qui se veut exemplaire : elle ne peut faire n’importe quoi avec l’avènement de ces nouvelles armes. Elle doit instaurer la primauté humaine sur le code informatique, assumer un couple homme-machine où l’impact militaire demeure, mais où l’humain reste responsable.

Les drones, l’IA, les robots tueurs sont déjà là. Le front en Ukraine est saturé de drones et de logiciels qui trient des images. Déjà, des prototypes sont capables de détecter, de poursuivre et de frapper presque sans intervention humaine. Où la France se place-t-elle dans cette rapide évolution, et que doit-elle décider aujourd’hui pour rester dans la course sans nier ses valeurs ?

Ce qui a déjà changé

Le drone est devenu l’outil d’artillerie du pauvre. Il est l’instrument de reconnaissance de la petite unité et l’engin de précision du dernier mètre. Avec les milliers de drones dans le ciel, l’œil est partout, l’angle mort se réduit. La surprise se joue en secondes.

L’artillerie classique est, certes, toujours efficace. Mais la rupture que constituent les drones est d’abord logicielle : des algorithmes identifient une silhouette humaine ou celle d’un véhicule et accélèrent le temps entre la détection et la frappe. C’est précisément là où l’humain fatigue, là où chaque seconde compte et que la valeur ajoutée de l’autonomie s’affirme.

Pourquoi l’autonomie change tout

Il est nécessaire de distinguer l’idéal du réel. Dans la première configuration, l’humain décide alors que, dans la deuxième, l’humain commence à déléguer des éléments de son jugement à, par exemple, une alerte automatique ou à une trajectoire optimale.

Concrètement, il est d’usage de parler de trois régimes différents :

  • l’humain dans la boucle ;
  • l’humain sur la boucle ;
  • et l’humain hors de la boucle.

Le premier cas est très simple : l’humain décide. Dans le deuxième cas, l’humain surveille et, éventuellement, interrompt. Dans le troisième cas, la machine est préprogrammée et décide seule.

Ce n’est pas qu’une affaire de choix, car, à très haute vitesse (défense antidrones, interception de missiles ou encore combat collaboratif aérien complexe), la présence humaine tend à s’effacer, puisque l’action se joue en secondes ou en dizaines de secondes. Le réalisme et l’efficacité de l’action imposent dès lors de penser que refuser toute autonomie revient à accepter d’être lent et, donc, inopérant. En revanche, accepter une autonomie totale, c’est-à-dire rejeter tout garde-fou, c’est faire entrer de l’incertitude, voire de l’erreur, dans le fonctionnement d’une action létale.

La responsabilité stratégique et éthique d’un pays démocratique se joue entre ces deux pôles.

Le dilemme des puissances moyennes

La France est, du point de vue militaire, une puissance moyenne, mais de très haute technologie. Elle est souveraine dans la grande majorité de ses équipements, mais ne dispose pas d’un budget illimité, ce qui l’oblige à arbitrer.

Dans ce contexte, se priver d’autonomie revient à prendre le risque d’un retard capacitaire face à des régimes autocratiques à l’éthique inexistante ; s’y jeter sans doctrine, c’est s’exposer à une bavure ou à une action involontaire menant à une escalade risquant d’éroder la confiance de la société dans sa propre armée.

Atouts et angles morts français

La France dispose d’une armée moderne et aguerrie en raison de sa participation à de nombreuses missions extérieures. Sa chaîne hiérarchique est saine car elle responsabilise les différents niveaux (contrairement à l’armée russe par exemple). Son industrie sait intégrer des systèmes complexes. En outre, elle dispose d’une grande expertise de la guerre électronique et en cybersécurité. Ces différentes caractéristiques sont des fondements solides pour développer une autonomie maîtrisée.

En revanche, les défauts de l’industrie française sont connus. Son industrie et les militaires privilégient des solutions lourdes et chères. En bonne logique ; les cycles d’acquisition sont longs en raison des innovations. Enfin, une certaine difficulté à passer du démonstrateur à la série peut être constatée.

Tout cela rend difficile la réponse à un besoin massif et urgent du déploiement de drones et de systèmes antidrones, qui combinent détection, brouillage, leurre et neutralisation, du niveau section jusqu’au niveau opératif (sur l’ensemble d’un front).

Ce que la France devrait décider maintenant

L’industrie doit ancrer la primauté nouvelle dès la conception de l’arme ou du système d’armes. Cet objectif doit incorporer certains impératifs : chaque boucle létale (processus de décision et d’action qui conduit à neutraliser ou à tuer une cible) doit avoir un responsable humain identifiable.

En outre, des garde-fous techniques doivent être mis en place. Des « kill-switch » (« boutons d’arrêt d’urgence ») physiques doivent être installés dans les systèmes. Des seuils reparamétrables doivent être prévus : par exemple, si un radar ou une IA détecte une cible, il est nécessaire de définir un seuil de confiance (par exemple de 95 %) avant de la classer comme ennemie. Des limitations géographiques et temporelles codées doivent être prévues. Par exemple, un drone armé ne peut jamais franchir les coordonnées GPS d’un espace aérien civil ou bien une munition autonome se désactive automatiquement au bout de trente minutes si elle n’a pas trouvé de cible.

Un autre point important est que la décision doit être traçable. Il est nécessaire de posséder des journaux de mission permettant de déterminer qui a fait quoi, quand et sur quelle base sensorielle (radars, imagerie, etc.). Une telle traçabilité permet de définir la chaîne de responsabilité. Elle permet également d’apprendre de ses erreurs.

La formation des personnels est aussi importante que la qualité des matériels. Les militaires doivent être formés, préparés à l’ambiguïté. Les opérateurs et décisionnaires doivent être en mesure de comprendre le fonctionnement et les limites des algorithmes, savoir lire un score de confiance. Ils doivent être en mesure de reconnaître une dérive de capteur et, par conséquent, de décider quand reprendre la main. Paradoxalement, l’autonomie exige des humains mieux formés, pas moins.

Sur le plan capacitaire, la France doit apprendre le « low-cost », ce qui implique de disposer d’essaims et de munitions rôdeuses en nombre. Pour ce faire, le pays doit savoir intégrer dans sa base industrielle de défense aussi bien les grandes entreprises traditionnelles que des start-ups innovantes pour plus de productions locales et réactives. Il ne s’agit pas de remplacer les systèmes lourds, mais bien de les compléter afin de pouvoir saturer le champ de bataille.

Le pays, qui a délaissé la capacité antiaérienne, doit bâtir une défense antidrones, chargée de la courte portée et ayant les capacités de détecter, d’identifier, de brouiller, de leurrer, de durcir les postes de commandement (c’est-à-dire leur apporter une protection plus efficace, en les enterrant, par exemple) et protéger les convois. Ces capacités doivent être intégrées dans l’entraînement au quotidien.

Ce qu’il faut éviter

Un piège peut être une forme de surenchère normative stérile. Il est nécessaire de tenir bon sur les principes sans être naïf dans un monde de plus en plus agressif. Si la France dit explicitement « Jamais de robots tueurs autonomes », cela n’empêchera pas d’autres pays d’en utiliser ; mais dire « Toujours oui à ces technologies » serait incompatible avec les principes moraux proclamés par Paris.

Un cadre clair, ajusté par l’expérience, doit donc être inventé.

La dépendance logicielle et, donc, l’absence de souveraineté numérique sont très dangereuses. Il est indispensable de ne pas acheter de briques IA sans véritablement connaître leurs biais, sans savoir ce que l’algorithme a pris en compte. Un effort financier continu doit être entrepris pour développer nos propres outils.

Enfin, il faut éviter d’oublier le facteur humain. Il serait tentant de soulager la chaîne décisionnelle par l’automatisation. Ce serait la priver de l’intelligence de situation propre aux humains et de leur intuition difficilement codable. La doctrine doit accepter de ralentir provisoirement l’action sur le champ de bataille pour laisser la place au jugement.

Responsabilité et droit : la vraie ligne rouge

Une machine, bien paramétrée, peut paradoxalement mieux respecter qu’un humain le droit des conflits armés qui repose sur quelques principes simples. Durant un conflit, il est nécessaire de distinguer (ne pas frapper les civils), d’agir dans le cadre de la proportionnalité, c’est-à-dire de ne pas causer de dommages excessifs (ce qui est très difficile à mettre en œuvre) ; et d’appliquer la précaution (faire tout ce qui est raisonnable pour éviter l’erreur).

Si une machine peut aider à appliquer ces principes, elle ne peut, seule, assumer la responsabilité de se tromper.

Comment correctement appliquer ces principes ? Réponse : c’est le commandement qui s’assure que les paramétrages et les règles ont été convenablement définis, testés, validés.

Société et politique : ne pas mentir au pays

La guerre est par nature une activité terrible, destructrice des âmes et des chairs. Affirmer que le recours généralisé à l’IA permettrait de rendre la guerre « propre » serait une imposture intellectuelle et morale.

L’autonomie est ambiguë. Si elle peut réduire certaines erreurs humaines inhérentes au combat (la fatigue, le stress, la confusion, l’indécision), elle en introduit d’autres :

  • le biais : une IA entraînée avec des images de chars soviétiques dans le désert peut se tromper si elle rencontre un blindé moderne en forêt) ;
  • les capteurs trompés : des feux de camp peuvent tromper une caméra infrarouge qui les prendra pour des signatures humaines ou de véhicules
  • la confusion. Exemple historique : en 1983, l’officier soviétique Stanislav Petrov a refusé de croire son système d’alerte qui détectait à tort une attaque nucléaire américaine contre l’URSS. Une IA autonome aurait appliqué son programme et donc déclenché le feu nucléaire soviétique contre le territoire des États-Unis…

Coder nos valeurs

Notre pays doit faire concilier agilité et vitesse au combat, et conscience humaine. Cela suppose de coder nos valeurs dans les systèmes (garde-fous, traçabilité, réversibilité), de procéder à des essais dans le maximum de situation (temps, météo, nombres différents d’acteurs, etc.), d’enseigner ce que l’on pourrait appeler « l’humilité algorithmique », du sergent au général.

Alors, demandions-nous, qui décidera de la vie et de la mort ? La réponse d’un pays démocratique, comme le nôtre, doit être nuancée. Certes, la machine étend le champ du possible, mais l’humain doit garder la main sur le sens et sur la responsabilité. L’autonomie ne doit pas chasser l’humain. La guerre moderne impose la rapidité de l’attaque et de la réplique. À notre doctrine d’éviter de faire de cet impératif un désert éthique.

The Conversation

Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

01.09.2025 à 15:49

Corée du Nord : comment la logistique déjoue les obstacles

Gilles Paché, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Aix-Marseille Université (AMU)

Malgré son isolement diplomatique et d’importantes sanctions économiques, la Corée du Nord ne s’effondre toujours pas. D’où vient la résilience de la logistique nord-coréenne ?
Texte intégral (2030 mots)

Comment la Corée du Nord fait-elle pour mettre à la disposition de toute sa population les biens dont elle a besoin ? Plongée dans la logistique façon Pyongyang, où le train joue un rôle essentiel.


La Corée du Nord nous apparaît le plus souvent comme une terre de secrets, avec sa dynastie de dictateurs dont on ignore presque tout, et ses frontières hermétiques qui la coupent du monde, même si des signaux à bas bruit d’un changement progressif sont identifiables. Le mystère est au moins aussi grand concernant sa logistique, parce qu’il faut bien qu’une logistique opère, comme dans n’importe quel pays, pour couvrir les besoins.

Comment les marchandises circulent-elles à travers le pays malgré la sévérité des sanctions et, donc, des contraintes imposées à la Corée du Nord ? La créativité assure en fait le bon fonctionnement d’une dictature singulière, et son exploration révèle une ingéniosité déconcertante, sachant que les chaînes logistiques n’y ressemblent à aucune autre.

L’importance du réseau ferré

En lieu et place de centres de distribution high-tech, de matériels de manutention automatisés et d’un dense réseau autoroutier, on se trouve en présence de routes de montagne sinueuses et mal entretenues, et de chemins de fer vieillissants. La majorité du réseau de 6 300 kilomètres date d’avant 1925, mais sa volumétrie est finalement comparable à celle de la France, qui dispose de 28 000 kilomètres pour une superficie quatre fois supérieure.

Chaque expédition de biens de première nécessité se présente de fait comme un casse-tête stratégique, à la recherche d’un équilibre constant entre l’utilisation au plus juste de ressources rares et le respect absolu de priorités géopolitiques. Explorer la logistique nord-coréenne est en effet autant une question technique que politique, pour une dictature soumise, comme omentionné plus haut, à des sanctions internationales très sévères.


À lire aussi : Vie économique, relations familiales, normes sociales… comment les femmes changent la Corée du Nord


Tragédies ferroviaires

Le réseau ferroviaire constitue l’épine dorsale de la logistique intérieure. Les trains transportent tout : du charbon, des denrées alimentaires mais aussi des équipements industriels, reliant fermes, usines et bases militaires. Mais la vétusté endémique des infrastructures et les coupures d’électricité rendent toute planification chaotique, sans parler de possibles drames. En décembre 2023, un train à alimentation électrique a subi une chute brutale de tension, et le déraillement consécutif a causé la mort de plus de 400 personnes, mettant en lumière la fragilité structurelle du réseau ferroviaire.

Autre exemple tragique : un soldat est mort de faim à bord d’un train bloqué plusieurs jours, sans vivres ni assistance. Cet épisode dramatique, digne d’un mauvais polar, illustre la dépendance au rail, qui peut devenir un piège mortel, sachant que l’État donne toujours la priorité aux expéditions officielles, détournant trains et marchandises à destination de civils pour satisfaire prioritairement des besoins militaires, ce qui ne fut pas le cas en l’espèce pour le malheureux soldat.

Plus surprenant, les préférences de la dynastie régnante influencent directement les décisions logistiques. Des témoignages de transfuges rapportent que Kim Il-Sung et Kim Jong-il privilégiaient certaines régions selon leurs projets ou leurs caprices du moment, orientant ainsi directement la topographie des flux de transport, sans oublier que le train restait le moyen de transport le plus sécurisé à leurs yeux. Dans un tel contexte, les planificateurs aux ordres doivent bricoler des solutions adaptées. Lorsqu’une pénurie surgit, notamment pour les denrées alimentaires, ils réorganisent les chargements et les expéditions ou réacheminent en urgence les livraisons pour faire face aux exigences liées à la défense du territoire.

Une succession de mini-crises

L’acheminement de denrées alimentaires est effectivement l’un des points sensibles de la logistique nord-coréenne. La production agricole fluctue fortement selon les conditions climatiques, tandis que les pénuries d’énergie paralysent souvent la circulation des marchandises. Les camions sont rares, en étant réservés à la nomenklatura locale. Dans certaines régions, des responsables logistiques munis de bons prioritaires d’enlèvement se livrent à une “chasse aux vivres”. Par exemple, à Sinuiju et Uiju, ils écument fermes et entrepôts pour récupérer fruits, légumes et produits essentiels, souvent au détriment des locaux. Penser chaque acheminement ressemble alors à la résolution d’une succession de mini-crises.

Pour y faire face, les habitants s’appuient sur des réseaux locaux d’entraide et le travail collectif. Malgré ces défis, le pays réussit à maintenir des chaînes logistiques minimales pour ses villes et, surtout, pour ses différentes bases militaires. Ici, l’efficacité se mesure moins en référence à la vélocité des flux de biens de première nécessité que la capacité d’assurer la survie des populations et, par-dessus tout, du régime. Des itinéraires détournés, des transports nocturnes ou encore le recours à une main-d’œuvre étrangère pour pallier les défaillances logistiques témoignent d’un véritable jeu d’équilibriste, indispensable au maintien d’une dictature soumise à un isolement extrême dès lors qu’elle est devenue la neuvième puissance nucléaire de la planète.

Contournements discrets

Depuis son premier essai d’une bombe au plutonium en octobre 2006, les sanctions internationales ont poussé la Corée du Nord à développer des stratégies logistiques sophistiquées de contournement. Les frontières avec la Chine et la Russie, notamment le fleuve Tumen, servent de points de passage pour des échanges informels. Des commerçants nord-coréens, symboles d’une nouvelle classe moyenne d’entrepreneurs, les exploitent pour faire entrer des biens essentiels tels que le carburant, les médicaments et des composants technologiques, souvent via des routes maritimes non officielles. Ces activités logistiques sont rendues possibles grâce à la coopération tacite entre les autorités locales et les réseaux de contrebande.

Lesdits réseaux sont organisés et coordonnés le plus souvent par des entités liées à l’État, telles que le fameux « Bureau 39 », chargé des activités économiques illicites. Ils utilisent des navires sous pavillons de complaisance pour transporter des marchandises entre la Corée du Nord et la Chine, contournant ainsi les sanctions internationales de manière discrète puisque sont masquées l’origine et la destination réelles des cargaisons, tout en brouillant les pistes pour les autorités de contrôle.

À cela s’ajoute le fait que des diplomates nord-coréens ont été impliqués dans des activités de contrebande d’armes, utilisant leur statut pour faciliter le déroulement des opérations logistiques.

En mai 2024, AsiaPress, agence de presse japonaise travaillant avec un réseau clandestin de journalistes nord-coréens pour documenter la vie quotidienne et l’économie souterraine du pays, a révélé comment le ministère nord-coréen de la sécurité d’État (MSS) orchestre un contournement au poste frontalier du District 21, face à Hyesan. L’agence précise que, chaque jour, des camions chinois chargés de biens essentiels traversent la frontière sous l’œil vigilant des autorités nord-coréennes, un agent du MSS posté tous les 20 mètres pour superviser l’opération ! Ces flux sont initiés par le Bureau 39, qui tire profit de l’économie parallèle pour renflouer les caisses du régime, finalement grâce à une logistique soutenant un trafic autant secret que stratégique.

Une résilience jusqu’à l’invraisemblable

En fin de compte, l’élément clé à retenir de la logistique nord-coréenne est sans doute sa remarquable résilience sur le long terme. Des voies ferrées sans âge aux sentiers de montagne dérobés utilisés dans les trafics de contrebande, chaque expédition raconte une histoire de survie et d’ingéniosité. Un constat pas réellement surprenant car même dans les pays les plus isolés, et mis au ban diplomatique et économique, une logistique ad hoc s’avère indispensable à la circulation des biens et au fonctionnement d’une société.

France 24 – 2025.

Chaque déplacement prend ici la forme d’un défi permanent, comme si la Corée du Nord jouait une partie de poker sans fin contre la pénurie. La logistique n’y est pas celle de l’efficacité managériale au sens occidental du terme, mais d’une survie faite de bricolages, de détournements et de multiples astuces. Un sac de riz transporté à vélo, un wagon surchargé cahotant à 25 km/h à travers les campagnes, ou un esquif improvisé franchissant un fleuve le démontre jour après jour. Finalement, déjouer les obstacles est l’objectif principal d’une logistique nord-coréenne, pas comme les autres.

Des liens officiels avec la Russie

La résilience se renforce d’ailleurs au fil des semaines puisqu’à mesure que la guerre en Ukraine s’enlise, une partie de la logistique nord-coréenne bascule vers des échanges de plus en plus formels et nombreux avec le voisin russe. Ainsi, les livraisons d’armes destinées à la Russie, documentées par plusieurs sources, relèvent la présence d’une logistique organisée, puissante et totalement assumée, qui participe au fait de sortir la Corée du Nord de son isolement.

De même, la récente reprise de vols commerciaux entre Moscou et Pyongyang par la compagnie russe Nordwind symbolise le glissement vers une institutionnalisation incontestable des canaux officiels. En d’autres termes, la logistique nord-coréenne se révèle capable non seulement d’improviser dans l’ombre, mais aussi de se formaliser lorsque l’opportunité se présente. Une plasticité qui conforte le régime et, à ce titre, n’est certainement pas sans danger pour la sécurité à long terme de la planète.

The Conversation

Gilles Paché ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

31.08.2025 à 14:53

Macron, Merz et Tusk à Chisinau : quand la souveraineté de la Moldavie devient un enjeu européen

Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant, Sciences Po

La venue des dirigeants français, allemand et polonais à Chisinau est intervenue dans un contexte électoral et géopolitique très tendu.
Texte intégral (1867 mots)

Les dirigeants de la France, de l’Allemagne et de la Pologne viennent de participer à Chisinau à la fête de l’indépendance de la Moldavie, aux côtés de la présidente pro-européenne Maia Sandu, alors que se profilent des élections législatives très disputées où le parti de Sandu, au pouvoir, sera confronté à une opposition pro-russe désireuse d’imposer au pays un chemin inverse à celui emprunté au cours de ces dernières années, qui l’ont vu obtenir le statut de candidat à l’adhésion à l’UE.


Pour la première fois depuis son indépendance en 1991, la Moldavie a accueilli, à l’occasion de sa fête nationale du 27 août 2025, les trois dirigeants européens du triangle de Weimar : Emmanuel Macron, Friedrich Merz et Donald Tusk. Cette venue remarquée ne manque pas d’être analysée comme un soutien à la trajectoire européenne du pays, mais aussi à la présidente Maia Sandu et à son parti, le Parti Action et Solidarité (PAS). À un mois des élections législatives du 28 septembre prochain, si cette marque de soutien s’avère bienvenue pour le parti au pouvoir, elle n’en comporte pas moins le risque d’attiser la polarisation politique.

En effet, la présence des leaders français, allemand et polonais lors de cette fête nationale est survenue à un moment hautement stratégique quand, plus que jamais, la Moldavie – pays de 2,6 millions d’habitants et seulement 33 000 kilomètres carrés situé entre la Roumanie et l’Ukraine, et dont une partie de près de 4 000 kilomètres carrés, la Transnistrie, est sous lourde influence de Moscou depuis plus de trente ans – oscille entre l’influence géopolitique de l’UE et celle de la Russie.

Une fête nationale sous haute tension géopolitique

Près de 100 000 personnes se sont rassemblées à Chisinau pour écouter les discours des trois dirigeants européens, tous unis dans leur condamnation des multiples ingérences de Moscou visant à discréditer Maïa Sandu et à faire perdre les prochaines élections au PAS, le Kremlin soutenant une coalition dénommée Bloc électoral patriotique.

La fête s’est ainsi transformée en meeting diplomatique, à l’heure où les incertitudes du front ukrainien sont nombreuses, et entretenues par la désinformation russe. Un exemple parmi d’autres : ce rassemblement s’est tenu le jour même de la propagation d’une fausse rumeur concernant l’envoi de 700 volontaires moldaves pour aller combattre en Ukraine, apparue dans un obscur journal turc et largement amplifiée par les réseaux russes (presse, Facebook, Telegram). De quoi apporter de l’eau au moulin d’une opposition qui accuse régulièrement, et avec véhémence, Maia Sandu, laquelle affiche volontiers son soutien à Kiev, de vouloir entraîner la Moldavie dans la guerre.

Cette journée aura souligné combien le clivage géopolitique, aux côtés des enjeux économiques (étatistes contre libéraux) et culturels (places respectives de la langue nationale et des langues minoritaires), sans que ces clivages ne se recoupent totalement, est fondamental depuis l’indépendance. Cette polarisation est si marquée qu’on a parfois qualifié les formations politiques moldaves de « partis géopolitiques ».

Lors de la campagne présidentielle de 2020, qui s’était soldée par sa première élection, avant sa réélection en 2024, Maia Sandu avait pourtant exprimé sa volonté de sortir de ce clivage politique pour se concentrer sur les réformes internes ; mais, depuis, l’approche a été complètement renversée. La présidente affirme désormais que si les partis pro-russes l’emportent à l’occasion de la prochaine élection législative, « nous perdrons la chance d’adhérer à l’UE d’ici 2030. Il existe un grand risque que la Moldavie se retrouve dans une position où elle peut être utilisée par Moscou contre l’Ukraine, ce qui créera de graves menaces pour la sécurité et la vie de nos citoyens ».

Guerre en Ukraine, paix en Alaska : un scrutin moldave sous influence globale

La guerre en Ukraine a constitué un véritable accélérateur de l’histoire pour l’intégration européenne de la Moldavie.

Dès les premiers jours du conflit, l’accueil massif de réfugiés ukrainiens a lié le destin des deux anciennes Républiques soviétiques. La détermination de l’équipe au pouvoir à Chisinau a alors permis à la Moldavie d’obtenir le statut de candidat officiel en juin 2022, chose qui aurait été jugée improbable en janvier 2022, au tout début de la présidence française de l’Union européenne.

L’ouverture des négociations en décembre 2023 a constitué une nouvelle étape cruciale de ce chemin, qui devrait amener la Moldavie à devenir un État membre à l’horizon de cinq ans. Pour l’équipe Sandu, les conditions de cette intégration passent par le soutien à l’Ukraine, le respect des sanctions contre la Russie décidées par l’UE, ainsi que par l’appel à une paix durable avec de solides garanties de sécurité pour l’Ukraine. En cela, elle n’a pas changé de ligne de conduite en dépit des vicissitudes.

Toutefois, derrière le pari de la continuité du soutien occidental à l’Ukraine, de nouvelles incertitudes émergent pour le pouvoir moldave avec les négociations entre Trump et Poutine, qui ont pris un tournant spectaculaire en Alaska le 15 août dernier, redessinant les perspectives régionales. Alors que Joe Biden citait la Moldavie en exemple de démocratisation, le pays a au contraire fait l’objet de critiques de la part de Donald Trump qui a affirmé, au moment de justifier la fermeture d’USAID, que l’Agence y avait dépensé de l’argent en vain.

L’opposition moldave pro-russe, elle, voit dans la ligne de Donald Trump une perspective prometteuse. Sur sa chaîne Telegram, l’ancien président et figure de l’opposition Igor Dodon (2016-2020) a ainsi déclaré à propos de la rencontre alaskienne qu’elle était « un événement historique et un exemple de responsabilité politique et de maturité des dirigeants des deux principales puissances mondiales. » À cette occasion, l’opposition ne manque pas non plus d’essayer de recentrer le débat sur les enjeux internes, marqués par un bilan socio-économique jugé bien en deçà des avancées en matière de politique étrangère.

L’Europe comme rempart, la Moldavie comme test

La visite du « trio de Weimar » ne se limite pas à un appui électoral de courte vue au PAS, mais incarne la volonté de stabiliser une région où se joue une partie de l’avenir de l’Europe.

En 2009, l’Union européenne avait mis en place une politique dite de Partenariat oriental, à destination des pays situés entre elle et la Russie. Un rapide état des lieux des six pays concernés permet de faire ressortir la singularité de la Moldavie : la Biélorussie est désormais un État sous emprise politique de la Russie ; l’Ukraine est en guerre ; la Géorgie a vu son gouvernement, contre les souhaits de son opinion publique, se détourner de l’intégration européenne ; enfin, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui se sont affrontés militairement à plusieurs reprises ces dernières années, viennent d’accepter une médiation américaine, fragilisant le rôle des Européens au Caucase du Sud.

Dans ce contexte, la Moldavie devient la vitrine des bénéfices de l’intégration européenne pour la région, tant en matière de sécurité que de développement. Avec une opinion publique très majoritairement hostile à une intégration à l’OTAN (la Moldavie étant constitutionnellement neutre) mais souhaitant néanmoins intégrer l’UE (le référendum pour inscrire dans la Constitution l’ambition européenne de la Moldavie d’octobre 2024 ayant été approuvé à une courte majorité de 50,4 %), les dirigeants moldaves se concentrent sur la mise en avant des apports européens en termes d’infrastructures, d’éducation ou de santé.

Le PAS mise sur l’argument européen pour mobiliser ses électeurs, soulignant qu’une alternance politique risquerait de compromettre la confiance des partenaires européens et de freiner le processus d’intégration à l’UE. Selon le ministre des affaires étrangères Mihai Popsoi, les élections législatives du 28 septembre seront décisives pour le pays et s’accompagneront inévitablement d’une grande polarisation. Les autorités s’attachent désormais à renforcer les institutions démocratiques et à lutter contre les ingérences extérieures, espérant ainsi préserver la stabilité et la souveraineté du pays.

En définitive, le scrutin de septembre est bien plus qu’un vote national : il constitue un test de résilience démocratique pour toute la région. Le paradoxe est saisissant : la fête d’indépendance est célébrée alors que la Moldavie se trouve déchirée entre des influences extérieures opposées. Mais ce paradoxe révèle une vérité plus profonde : la Moldavie est devenue un pivot stratégique incontournable. Dans ce nouveau contexte géopolitique, la souveraineté moldave ne se mesure plus à son isolement, mais à sa capacité à choisir ses alliances et à résister aux pressions extérieures. De fait, l’enjeu dépasse désormais largement les frontières de ce petit État : c’est la crédibilité même du projet d’élargissement européen qui se joue dans les urnes moldaves.

The Conversation

Florent Parmentier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

30.08.2025 à 09:38

Quelle histoire les personnages de séries écrivent-ils ?

Antoine Faure, Professeur associé et directeur de l'école de journalisme de l'Université de Santiago du Chili., Universidad de Santiago de Chile

Emmanuel Taïeb, Professeur de Science politique - Rédacteur en chef de Saison. La revue des séries, Sciences Po Lyon

Théo Touret-Dengreville, Doctorant en histoire contemporaine, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Les personnages sont nos portes d’entrée dans les univers historiques que les séries recréent en s’appuyant sur nos représentations actuelles.
Texte intégral (4199 mots)
_Un village français_ (2009-2017). Allociné

Les séries historiques prennent presque toujours des libertés avec l’histoire, mais ce sont précisément ces écarts qui permettent au spectateur d’entrer dans le récit et paradoxalement de mieux comprendre la période traitée.


Quand la mini-série Chernobyl, consacrée à la catastrophe nucléaire de 1986, sort en 2019 sur HBO, le succès est immédiat. Dans un mélange de fiction et d’histoire, on suit le parcours des scientifiques, des secours et des membres du gouvernement soviétique qui ont participé à cet événement historique majeur, la première catastrophe nucléaire de notre ère.

Ce n’est pas un documentaire d’époque, ni un reportage, mais un divertissement qui entrecroise le réel et l’imaginaire pour nous amener, en l’espace de cinq épisodes, dans « l’autrefois » de l’événement, mais avec les codes de production d’aujourd’hui. Chernobyl est surtout une série historique, dont la légitimité provient d’un travail archivistique et d’interviews avec des survivants de l’événement, car c’est lui qui reste central dans le récit.

Une série dite historique entend donc explicitement problématiser et interroger une période ou un événement historique, et s’inscrire dans son historiographie, en concurrence avec la parole des historiens professionnels et la mémoire des témoins. Parfois, l’ambition des créateurs est simplement de filmer le passé, parce qu’ils veulent restituer les pratiques et les émotions d’une autre époque. « Inspiré de faits réels » ou « c’est une série historique » sont autant de cadrages préalables à la diffusion qui visent à attester du sérieux et de la qualité de ce que les spectateurs s’apprêtent à regarder. Car la mise en scène de l’histoire risque de provoquer d’intenses débats sociétaux et partisans, et d’enflammer les réseaux sociaux.

En effet, ces fictions participent non seulement à la création d’un espace commun de divertissement, mais aussi d’une expression citoyenne démocratique, d’un référentiel commun de réflexion culturelle et historique qui fait de nous qui nous sommes. Elles sont cependant toujours situées, et le poids des questionnements propres au présent pèse sur leur écriture. Ces questionnements s’incarnent bien sûr dans le choix de la période, dans sa valeur d’exemple pour notre époque, et au sein même de la diégèse dans les choix de décors et la reconstitution, dans les anachronismes volontaires ou non, et dans le fonctionnement des protagonistes. Mais ils s’incarnent surtout dans les personnages dont le « régime d’historicité » renvoie souvent moins à leur temps qu’au nôtre.

Nous nous proposons ici de reconsidérer la question de l’historicité des personnages de séries de fiction télévisée, c’est-à-dire l’enjeu de leur existence réelle, et la façon dont leur époque – notre histoire – définit leurs comportements et psyché, pour être délivrée sous la forme d’une fiction « historique ».

Historicité des personnages

Nombre de séries considérées comme historiques (par le public, par les critiques, par les équipes de production) sont en ce sens bien souvent des séries simplement tirées de faits historiques, où l’histoire sert de toile de fond à une narration fortement influencée par les nécessités de production. La représentation des personnages joue alors sur deux tableaux : celui d’une réalité historique présupposée retranscrite dans la fiction, et la nécessité de créer un produit de fiction attractif pour notre époque.

Ce qui crée un autre enjeu, plus narratif, celui de la suspension de l’incrédulité : faire en sorte que les spectateurs acceptent d’entrer dans l’univers de la série, tout en mettant de côté leur scepticisme et leurs connaissances ou l’absence de connaissances du réel historique. Les personnages et leur conscience historique dans la fiction, leur régime d’historicité, sont un bon instrument narratif pour produire cette ouverture au monde fictionnel et un bon révélateur du présentisme historique de séries qui cherchent à capter l’attention de publics fragmentés et volatiles.

Typiquement, dans les préquels et spin-offs de Yellowstone (2018-2024), ce présentisme s’incarne dans les attitudes et les discours des personnages qui s’alignent sur les attentes les plus progressistes de notre temps, alors même que la série est parfois présentée comme conservatrice. Ainsi, dans 1883 (2021-2022), l’écologie et la défense de la nature sont au cœur du récit, qui non seulement prône l’harmonie entre l’humain et la terre, mais qui insiste aussi sur la puissance des éléments qu’il serait vain de vouloir maîtriser. Par ailleurs, Elsa, la jeune héroïne, est un personnage de femme libérée qui vit une histoire d’amour avec un autochtone et refuse toute assignation à un rôle de femme prédéterminé.

1883 : Elsa Dutton et Sam, guerrier comanche qu’elle épousera. Allociné

Concernant les rapports de genres, le père d’Elsa, James Dutton, prend régulièrement l’avis de sa femme et s’adresse à elle avec respect, sans jouer le pater familias autoritaire et patriarcal, comme l’époque le voudrait.

Sans nier la dimension égalitariste de la société américaine qu’avait observée Tocqueville cinquante ans avant l’époque de la série (et sans s’aventurer à l’Ouest…), il est clair que l’enjeu du divertissement s’enroule ici sur l’historicité des personnages, notamment les plus « positifs », dont les attitudes ne sauraient s’aliéner le public.

Dans 1923 (2022-2025), l’historicité se lit à la fois dans la conscience qu’ont les personnages de vivre un changement d’époque radical – visible à leur échelle dans le remplacement du cheval par la voiture, ou par les progrès médicaux – et dans les désirs nouveaux que celui-ci implique. La matriarche, Cara Dutton, insiste régulièrement auprès de son mari pour qu’il acquière l’électroménager naissant, qu’elle observe chez les citadins, afin qu’elle puisse échapper aux corvées traditionnellement attribuées aux femmes.

Conscience de soi dans les séries historiques

Parler de conscience de soi implique une dimension « méta » de la série, qui peut prendre plusieurs formes. Dans M – L’Enfant du siècle, série consacrée à Mussolini diffusée en 2025, c’est classiquement le regard-caméra qui, en s’adressant directement au spectateur, brise le « quatrième mur ».

Cette conscience de soi peut également prendre la forme d’une narration, en intro ou « outro » (partie finale) d’épisode, où la voix d’un personnage décrit les événements historiques qui encadrent la série.

La série chilienne Ecos Del Desierto (2013), sur les « caravanes de la mort » envoyées contre les militants de la gauche politique dans le nord du Chili durant la dictature de Pinochet, utilise nombre de dispositifs pour faire glisser les événements du passé dans notre contemporanéité : un texte de contextualisation des faits qui s’affiche plusieurs fois à l’écran, la voix off du personnage central Carmen Hertz, activiste des droits humains et députée du Parti communiste chilien (toujours en vie aujourd’hui) et finalement son intervention directe, encore en voix off.

Par ailleurs, les personnages peuvent faire référence au temps dans lequel ils vivent comme étant un moment décisif – une illusion de centralité historique qui renforce auprès du public la sensation que ce moment est un point de bascule ou un nœud paroxystique, qui dramatise au passage l’enjeu de la fiction.

Le principe de la genèse d’un phénomène durable fonctionne aussi sans interpellation du spectateur. Ainsi, dans 3615 Monique (2020), les trois personnages qui s’associent pour lancer un site sur le Minitel rose ont une conscience aiguë des potentialités nouvelles de cet objet technique qui entre dans de nombreux foyers, tandis que la série témoigne à sa manière du non-advenu d’un Internet à la française.

De même, dans le Monde de demain (2022), les membres du groupe de rap naissant NTM et le DJ Dee Nasty saisissent que l’esprit du temps, avec la naissance des cultures urbaines venues des États-Unis, et la liberté de parole permise par l’essor des radios libres, leur est favorable pour s’extraire de leur condition sociale et vivre de la musique.

Ce jeu sur la conscience de soi s’appuie également sur le socle commun attendu du public. Les personnages résonnent dans une connaissance collective de l’histoire et de la mémoire, variable bien sûr, et dans un imaginaire collectif des archétypes de héros et vilains de la fiction. Quand on aborde révolutions et guerres, régimes autoritaires, périodes sombres de l’histoire, traitements d’un peuple par un autre peuple, ces sujets cristallisent énormément de tensions actuelles ; c’est même ce qui détermine le projet d’une série comme Sambre (2023), qui explore le fossé séparant la fin des années 1980 de notre époque en ce qui concerne l’accueil de la parole de femmes agressées sexuellement.

Une des voies d’entrée dans l’historicité par la conscience qu’en ont les personnages consiste à placer au centre de l’histoire des personnages communs ou ordinaires qui peuvent activer des formes d’identification ou de rapprochement avec les téléspectateurs (Un village français (2009-2017)).

Une autre possibilité consiste à construire la narration sur la base d’un autre genre, très souvent la série criminelle (comme Los Archivos del Cardenal (2011-2014) ou Paris Police 1900 (2021)).

Les séries chorales, elles, ancrent le régime d’historicité dans la multiplicité des personnages et les conflits de générations (Downton Abbey (2010-2015)).

Enfin, d’autres personnages sont à la fois dans et au-dessus de leur époque, dans le passé et avec les spectateurs contemporains – une ubiquité qui les fait échapper au temps même que la série met en scène. Dans Vikings (2013-2020), le personnage principal, Ragnar Lothbrok, est ainsi en avance sur son temps (il a des bateaux plus performants et un outil infaillible pour naviguer même quand le soleil est caché), désireux d’aller vers le progrès, contestant l’ordre établi, prêt à abandonner le panthéon nordique pour se convertir au christianisme, acteur d’une mobilité sociale qui le fait passer de fermier à roi, à l’écoute de ses femmes et maîtresses, père dévoué et guerrier très violent, toit cela dans un « médiévalisme » qui fantasme un Moyen-Âge où un tel destin serait possible. Ce héros, doté d’attributs et de réactions en accord avec les nôtres, est donc peu médiéval, car il doit être avant tout le représentant de notre époque.

Ces différents exemples montrent également, en creux, comment les séries proposent des fictions dont la dimension historique passe abondamment par l’usage des médias eux-mêmes. Elles construisent une mémoire dite « prosthétique », aidée par l’outil fictionnel qui, à partir de ses propres archives, reconstruit l’histoire en jouant sur la communication médiatique d’objets historiques (discours, débats, campagnes ou votes, livrés par des extraits télévisés, radios ou imprimés) tout en positionnant ces prothèses médiatiques dans des positions centrales dans la narration.

La télévision est ainsi le personnage central de Los 80 (Chili, 2008-2014), inspirée d’une série espagnole, Cuéntame lo que pasó (depuis 2001), qui relate les années de dictature (1973-1990) en suivant une famille et un quartier de la capitale. Les médias occupent un rôle central dans les récits historiques et donnent conscience de l’histoire au niveau narratif sur la base de la conscience que la fiction télévisée garde d’elle-même et des médias en général.

Peaky Blinders, quand une série devient historique

La construction progressive d’une fiction en série historique se remarque particulièrement dans Peaky Blinders (2013-2022), qui retrace l’histoire de Thomas Shelby et de son gang familial, dans la banlieue de Birmingham de l’entre-deux-guerres. C’est par ce personnage que la série acquiert une dimension historique, parce que la volonté première du showrunner, Steven Knight, était surtout de créer un anti-héros issu de la classe ouvrière anglaise des années 1920. Cette démarche s’inscrit pleinement dans une dimension personnelle et mémorielle, consistant à retranscrire les récits de ses parents sur ces personnages hauts en couleur, dans le désir de montrer que la classe ouvrière peut être à l’origine d’histoires fortes, mais aussi de rééquilibrer le monopole sériel américain sur les figures de gangsters, pour forger un récit national britannique rarement mis en valeur.

La fiction s’approprie l’’istoire. Si le gang des Peaky Blinders a bel et bien existé, il n’a jamais eu autant de pouvoir que dans la série où, de simples malfrats, ils deviennent espions et trafiquants d’armes pour Churchill lui-même. La réalité historique du gang est bien éloignée de la fiction que propose la série, et pourtant, celle-ci est désormais regardée comme une série historique. En effet, le public, fasciné par le background soigné de la série, a commencé à s’interroger sur cette période peu balisée des années 1920, avec ses banlieues grises et enfumées, où communisme et fascisme s’affrontent pour le cœur et l’âme de la classe ouvrière, et où l’histoire est écrite par des marginaux et des minorités – les Shelby sont d’origine gitane et s’allient avec des gangsters juifs pour mener leurs opérations.

Peaky Blinders nous plonge dans la pègre du Birmingham des années 1920. Allociné

La série s’interroge, comme Paris Police 1900, sur la genèse du fascisme via le personnage bien réel d’Oswald Mosley, antagoniste de la dernière saison, fondateur de la British Union of Fascists. Sam Clafin, l’acteur qui l’interprète, a étudié des documents historiques pour fournir une représentation fidèle et glaçante de Mosley. D’après son propre témoignage, ce fut pour lui l’occasion d’en découvrir plus sur l’histoire : même le casting est partie intégrante de ce qui rend une série « historique », dans le sens pédagogique du terme.

Mais c’est clairement Thomas Shelby qui incarne le mieux le concept de conscience de soi : ancré dans son époque et ses défis, il est pourtant comme en avance sur son temps, « moderne » donc à bien des égards. Il emploie régulièrement des femmes et des gens de couleur à des postes à responsabilités, à une époque encore largement machiste et raciste. Comme dans 1883 et 1923, cette modernité du personnage dévoile une évidence : Thomas Shelby est notre reflet, à nous spectateurs, dans le monde de la série, donc littéralement « hors du temps » et insituable. Ce personnage (re)présente aussi le concept des troubles de stress post-traumatiques (shell shock) des vétérans de la Première Guerre mondiale, et l’abus de l’opium, du jeu et de l’alcool comme moyens de compensation.

Dignidad, série historique au service de la guérison mémorielle

En 2019 sort la série germano-chilienne Dignidad qui retrace l’histoire de la secte Colonia Dignidad, dirigée à partir de 1961 par le sinistre Paul Schäfer, pasteur allemand, trafiquant d’armes et d’humains, pédocriminel et sympathisant nazi.

Le récit se concentre sur le personnage fictif de Leo Ramirez, procureur, rescapé de la secte dans sa jeunesse, qui enquête sur la disparition de son frère Pedro, également captif de la secte, et sur les activités réelles ou présumées du groupuscule. Le scénariste Andreas Gutzeit et l’équipe de la série ont entrepris un travail de recherche historique de fond, incluant des interviews avec des rescapés de Colonia Dignidad, et le dépouillement des archives rattachées à l’histoire de la secte.

Certaines scènes ont même été filmées dans la réelle Colonie Dignidad. Ce travail est l’homologue de celui qu’entreprend Leo tout au long de la fiction, traquant les activités de l’antagoniste Paul Schäfer, dans une quête cathartique, puisqu’il souffre de profonds troubles de stress post-traumatique.

Le périple de Leo acquiert alors une autre dimension pour devenir la quête des citoyens et citoyennes chiliennes d’aujourd’hui qui essaient de reconstituer leurs histoires et celles de leurs proches, volées par la dictature puis par le silence entourant la transition du régime vers le système démocratique actuel. Leo incarne, en ce sens, la conscience de soi de la société chilienne tout entière, visant à la fois à informer les nouvelles générations des méfaits de Schäfer et de la complicité du régime et, dans son parcours autobiographique, à commencer une guérison mémorielle par la fiction, vers plus de vérité et de dignité. Dignidad cherche ainsi à réconcilier les citoyens chiliens avec leur histoire et même à engager une reconquête de leur histoire. En partant du divertissement, elle éveille une curiosité mémorielle qui confirme le rôle des séries comme outils éducatifs et démocratiques.

Si l’on opte pour une approche rigoureuse et scientifique, nombre de personnages fictionnels situés dans le passé n’ont rien d’« historique » dans leur comportement, sont en porte-à-faux avec les normes de leur époque, et demeurent essentiellement des composites de représentations contemporaines de leurs créateurs et de leur vision de l’histoire. C’est ce qui leur permet d’avoir une conscience historique et de s’adresser aux spectateurs depuis un temps qui est notre présent interrogatif d’un passé fantasmé et propice à toutes les réécritures. Mais de tels personnages accomplissent la triple mission d’autoriser une identification, de nous présenter les enjeux passés et actuels d’époques reculées, et de nous questionner sur notre propre manière d’habiter le temps historique.

The Conversation

Antoine Faure a reçu des financements du CNRS et ANID (Projet ECOS-ANID 220009).

Emmanuel Taïeb a reçu des financements de l'ANID (Projet ECOS-ANID 220009)

Théo Touret-Dengreville a reçu des financements de l'Université Picardie Jules Verne, la région Haut-de-France et ANID (Projet ECOS-ANID 220009).

PDF

28.08.2025 à 16:51

Assemblées citoyennes sur le climat : un bilan mitigé pour les jeunes militants

Yanina Welp, Researchear, Political Science, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Christine Lutringer, Senior Researcher and Executive Director, Albert Hirschman Centre on Democracy, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Laura Bullon-Cassis, Chercheuse post-doctorale, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Maria Mexi, Research Fellow, Albert Hirschman Democracy Centre, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Les assemblées citoyennes sur le climat avaient pour objectif de réengager les jeunes dans des initiatives démocratiques. Quel bilan peut-on en dresser aujourd’hui ?
Texte intégral (2505 mots)

Les jeunes, majoritaires dans les luttes écologiques, se désengagent peu à peu des formes traditionnelles d’action politique et se tournent de plus en plus vers des options alternatives antisystème. Face à ce constat, et sur le modèle de la convention citoyenne pour le climat en 2019, les assemblées citoyennes sur le climat souhaitent inclure les jeunes dans des initiatives institutionnelles. Cet article repose sur une étude de l’activité de ces assemblées dans quatre villes (Bologne, Paris, Barcelone et Genève) en 2020-2021.


Depuis les grèves pour le climat de 2019, la vague de mobilisations environnementales menées par des jeunes en France et à travers toute la planète a été exceptionnelle par son ampleur et sa durée. Toutefois, s’ils envahissaient hier les rues du monde entier, aujourd’hui ces jeunes militants pour le climat se désengagent toujours davantage de la politique traditionnelle. Dans le même temps, le taux de participation électorale des jeunes continue de baisser dans les démocraties occidentales, et leur méfiance à l’égard des partis politiques ne cesse de croître.

Dans ce contexte, et au sein de sociétés pluralistes, les villes sont devenues des arènes cruciales pour répondre aux demandes des citoyens. L’une des réponses institutionnelles les plus visibles à ces pressions a été la montée en puissance des assemblées citoyennes sur le climat (ACC) – des forums délibératifs où des habitants sélectionnés au hasard sont invités à cocréer des politiques ad hoc. Celles-ci sont souvent présentées comme un remède à la désillusion démocratique, en particulier chez les jeunes engagés dans la lutte contre le changement climatique. Mais fonctionnent-elles réellement comme prévu ?

Une fenêtre d’opportunité pour la démocratie

Le cadre théorique de l’économiste Albert O. Hirschman (1915-2012), intitulé Exit, Voice and Loyalty, traduit en français comme Défection et prise de parole, permet d’explorer la façon dont les manifestations climatiques menées par les jeunes peuvent ouvrir des « fenêtres d’opportunité » démocratiques.

Dans cette approche fondée sur trois dimensions de l’engagement citoyen, la protestation est considérée comme une forme de « prise de parole » (« Voice »), qui pousse les institutions à réagir, symboliquement et concrètement, par le biais d’innovations démocratiques telles que les ACC. Celles-ci offrent des lieux formels de délibération, susceptibles de renforcer la « loyauté » (« Loyalty ») envers les systèmes démocratiques. Toutefois, lorsque les réponses institutionnelles sont perçues comme insuffisantes ou uniquement symboliques, les jeunes militants peuvent opter pour la « défection » (« Exit ») – un phénomène qui s’exprime par le désengagement électoral, l’apathie ou le soutien à des alternatives anti-système.

En ce sens, la perception de la réponse institutionnelle joue un rôle clé : si les jeunes considèrent que les résultats de leur mobilisation sont significatifs, leur loyauté peut s’accroître. Dans le cas contraire, la confiance dans la démocratie peut s’éroder.

Leçons tirées de l’examen d’assemblées citoyennes pour le climat dans quatre villes européennes

Entre 2021 et 2023, nous avons étudié l’engagement des jeunes en faveur du climat dans quatre villes européennes – Barcelone, Bologne, Paris et Genève – en examinant la manière dont les jeunes militants passaient de la protestation à la participation institutionnelle. Chaque ville offrait un contexte civique spécifique : la démocratie directe de Genève, l’activisme impulsé par les mouvements sociaux à Bologne, les réformes participatives à Barcelone et la culture contestataire à Paris.

Ces quatre villes ont accueilli d’importantes mobilisations pour le climat et ont expérimenté les ACC, offrant ainsi un terrain fertile pour évaluer leur rôle dans l’engagement démocratique. Nous nous sommes concentrées sur deux mouvements transnationaux : Fridays for Future et Extinction Rebellion.

À travers 71 entretiens, trois ateliers et de nombreuses observations sur le terrain, nous avons exploré la manière dont les jeunes militants percevaient les ACC : répondaient-elles à leurs attentes ? Avaient-ils participé à leur élaboration ? Se sentaient-ils écoutés ? Nous avons également recueilli les points de vue de représentants publics et analysé les résultats concrets et formels des ACC.

Démobilisation, désobéissance civile et loyauté : le contexte compte, les procédures aussi

Nos recherches ont révélé des frontières floues entre protestation et participation, ainsi que des sentiments mitigés quant à l’inclusivité et à l’impact des ACC.

À Barcelone, l’enthousiasme initial suscité par des mouvements tels que Fridays for Future a laissé place à la méfiance et à la démobilisation. Malgré les efforts des autorités locales, les ACC ont été jugées inefficaces, ne répondant pas aux attentes en matière d’influence réelle. Les jeunes militants ont préféré les manifestations de rue à l’engagement institutionnel, percevant les assemblées comme déconnectées et symboliques, ce qui a conduit à une démobilisation générale et à une réorientation vers des actions très locales et spécifiques pour quelques militants.

À Bologne, les militants, en particulier ceux d’Extinction Rebellion, ont réussi à influencer la conception d’une ACC, ce qui a conduit à l’élaboration conjointe de règles et à un processus participatif. Celui-ci a donné un rôle actif aux mouvements environnementaux à Bologne, et a ainsi répondu à leurs attentes dans cette phase. Toutefois, bien qu’un tiers des propositions de l’assemblée aient été pleinement adoptées, la communication limitée autour des travaux de l’assemblée et le processus de mise en œuvre, complexe et long, ont affaibli la perception de son impact. Les personnes que nous avons interrogées ont insisté sur le fait que l’administration municipale devrait être beaucoup plus active en matière d’information des citoyens et d’approfondissement de sa capacité de communication sur l’existence d’espaces de participation tels que l’assemblée.

Genève a apporté une réponse institutionnelle forte à travers un forum inclusif et intergénérationnel, le « forum citoyen », qui a généré plus de 100 propositions, dont certaines ont été mises en œuvre. Les jeunes militants ont salué cette approche, mais ont réclamé un changement systémique plus profond et une plus grande influence dans les espaces de décision. Pour reprendre la typologie hirschmanienne, le cas de Genève peut être considéré comme se situant entre « prise de parole » et « loyauté » : au lieu de faire défection ou de s’écarter des structures démocratiques, les jeunes militants pour le climat cherchent à ancrer leur message au sein de celles-ci. Ils plaident notamment pour une plus grande participation des jeunes à la prise de décision et à l’élaboration des politiques, estimant que cela est essentiel pour maximiser l’efficacité des outils tels que les ACC dans la réponse aux revendications des jeunes en matière de climat sur le terrain.

À Paris, le mouvement a abouti à l’adoption d’un projet de loi rédigé par des citoyens. La convention citoyenne, pensée à l’origine comme une réponse à la crise des gilets jaunes plutôt qu’aux mobilisations climatiques, a laissé de nombreux militants déçus, plusieurs de ses propositions ambitieuses ayant été édulcorées ou abandonnées. Beaucoup de jeunes se sont alors tournés vers la désobéissance civile, dénonçant la lenteur des réformes, l’usage des consultations pour canaliser plutôt que transformer, et un rétrécissement de l’espace civique marqué par des restrictions et poursuites accrues.

Ils soulignent aussi un décalage entre les moyens d’action de la ville de Paris, compétente sur la mobilité, l’aménagement ou l’énergie locale, et le rôle décisif du gouvernement national, ce qui renforce leur sentiment d’impuissance. La décision du mouvement Youth for Climate de passer d’une forme de mobilisation fondée sur la protestation à la désobéissance civile en 2022 reflète cette situation, tout comme la perception des jeunes militants selon laquelle la répression policière à l’égard du militantisme s’est intensifiée ces dernières années au niveau national.

La mobilisation en France restant forte, il est difficile de déterminer s’il s’agit d’une tendance à la « défection » ou si la désobéissance civile peut être comprise comme une forme de « prise de parole ». La désobéissance n’était pas considérée comme antidémocratique par les jeunes militants : au contraire, ils sont nombreux à avoir déclaré dans les entretiens qu’ils souhaitaient sensibiliser leurs concitoyens et de faire évoluer l’opinion publique sur le climat par leurs actions, afin d’influencer le résultat des élections.

Les assemblées citoyennes peuvent-elles canaliser l’énergie des jeunes mobilisés ?

Les inquiétudes généralisées quant à l’avenir influencent les priorités, les actions et les aspirations des citoyens, les jeunes étant les plus durement touchés par ces défis. En rejoignant les mouvements pour le climat, les jeunes citoyens expriment leur anxiété et leur appel urgent à l’action. Ce sentiment d’urgence influence inévitablement la manière dont ils perçoivent la réponse apportée par les institutions. Dans cette perspective, les quatre ACC analysées ici ont été accueillies de manière plutôt critique par les jeunes militants pour le climat, car elles n’ont que très partiellement répondu à leur demande d’une voix plus audible dans les espaces démocratiques formels.

La prise de conscience des possibilités offertes par les instruments de la démocratie délibérative a également façonné les attentes. Dans un contexte où des formes de démocratie semi-directe sont bien établies, le Forum citoyen de Genève a suscité des perceptions plus positives parmi les personnes interrogées que les initiatives mises en œuvre dans les trois autres villes.

Il y était considéré comme l’un des nombreux instruments de consultation. Les personnes interrogées dans nos études de cas ne perçoivent qu’un impact faible, parfois même minime ou inexistant, des ACC sur les résultats politiques effectifs dans leurs villes. Elles considèrent donc les ACC comme des mécanismes générant une influence politique limitée. Comme on le voit à Barcelone, le décalage entre les réponses institutionnelles et les attentes des militants peut conduire à la méfiance, à la démobilisation, voire au désengagement. En ce sens, la possibilité de s’exprimer peut conduire au renouveau des espaces démocratiques, mais aussi à la désaffection par rapport au système.

Nos conclusions suggèrent que si les ACC peuvent être un outil d’inclusion, leur impact sur la participation à long terme des jeunes dépend de leur capacité à s’intégrer dans les structures institutionnelles et les cultures politiques existantes. La conception des politiques devrait tenir compte non seulement des aspects procéduraux des ACC, mais aussi de leur capacité à générer la confiance, à assurer la continuité et à relier la démocratie délibérative aux processus décisionnels. Ces éléments sont essentiels pour concevoir des politiques qui intègrent efficacement la participation des jeunes et répondent à leurs attentes.

Dans cette perspective, pour tenir leurs promesses, les mini-publics tels que les ACC devraient être présentés et communiqués comme le point de départ d’un processus d’engagement plus long et plus large. Ils doivent être suivis et complétés par des actions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des espaces démocratiques formels. Cela est essentiel pour que leurs résultats soient perçus et efficaces, non seulement par les jeunes militants, mais aussi, plus largement, par l’ensemble des citoyens.

The Conversation

Yanina Welp a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Christine Lutringer a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Laura Bullon-Cassis a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Maria Mexi a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”

PDF

27.08.2025 à 17:11

Anatomie des principaux instruments du soft power de la Russie en Afrique

Ibrahima Dabo, Docteur en science politique (relations internationales, Russie), Université Paris-Panthéon-Assas

Partenariats économiques, mais surtout influence culturelle et médiatique et présence de paramilitaires : la Russie emploie de nombreux moyens pour accroître son influence en Afrique.
Texte intégral (2155 mots)

Depuis plusieurs années, la Russie accentue sans cesse sa présence en Afrique, mêlant coopération économique, influence culturelle, stratégie informationnelle et réseaux paramilitaires, dans un contexte de concurrence accrue avec les puissances occidentales.


Les deux sommets russo-africains tenus à Sotchi en 2019 et à Saint-Pétersbourg en 2023 ont permis à la Russie de matérialiser son retour sur le continent africain dans un contexte marqué par une guerre d’influence sans précédent.

Ces rencontres ont donné à Moscou l’occasion de développer sa coopération militaire et économique avec les États africains. Les différents votes des pays africains à l’ONU au sujet de la guerre en Ukraine montrent d’ailleurs l’influence grandissante du Kremlin en Afrique.

Le soft power, au cœur de la stratégie russe en Afrique

La diplomatie d’influence russe en Afrique est portée par plusieurs acteurs, ayant des missions très précises. Les versions africaines des médias Sputnik et RT contribuent au renforcement de la diffusion sur le continent de la vision russe de la politique internationale. Parallèlement, l’Agence fédérale Rossotroudnitchestvo (« Coopération russe ») et la Fondation Russkiy Mir (« Monde russe »), deux outils relativement méconnus, jouent un rôle non négligeable dans le rayonnement culturel russe dans le monde et particulièrement en Afrique.

Depuis le début des années 2000, Moscou marque progressivement son retour sur la scène internationale. La restauration et la réaffirmation du statut de grande puissance mondiale sont des éléments centraux de la politique du régime poutinien. Cette politique vise à redonner à la Russie un rang comparable à celui qui était détenu par l’URSS durant la guerre froide. En effet, l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide avaient considérablement réduit le poids russe dans le monde et notamment en Afrique, où l’URSS exerçait une influence notable jusqu’au début des années 1990.

Le terme soft power – « miagkaia sila », emprunté au politologue américain Joseph Nye – a été repris à leur compte par les autorités russes dans le but de mettre en place des structures visant à rétablir l’image de Moscou à l’international. Dans ses différents concepts de politique étrangère, l’État russe accorde une importance particulière au soft power. C’est précisément dans cette optique qu’ont été créées Russkiy Mir et Rossotroudnitchestvo. Il s’agit d’accroître l’attractivité de la Russie dans le monde, à commencer par les pays où le Kremlin a des intérêts stratégiques.

« Rossotroudnitchestvo » ou la coopération à la russe

L’Agence fédérale Rossotroudnitchestvo – de son nom complet Agence fédérale pour la Communauté des États indépendants, les compatriotes vivant à l’étranger et la coopération humanitaire internationale –, créée en 2008 par le président Dmitri Medvedev (2008-2012), est aujourd’hui l’instrument principal de la politique d’influence culturelle et humanitaire du Kremlin.

L’Agence, qui dépend du ministère russe des affaires étrangères, prend la suite du Centre russe pour la coopération scientifique et culturelle internationale, connu sous le nom de « Roszaroubjtsentr » créé sous ce nom en 1994, mais dont l’histoire remonte à 1925, année de la fondation de la Société de l’union pour les relations culturelles avec les pays étrangers (VOKS). Olga Kameneva, sœur de Trotski et épouse de Kamenev, en a été la première présidente. En 1958, l’Union des sociétés soviétiques pour l’amitié et les relations culturelles avec les pays étrangers (SSOD) remplace le VOKS. Le but de ces institutions soviétiques était, comme l’indiquaient leurs dénominations, de développer la coopération culturelle entre l’URSS et les pays étrangers.

Les missions de Rossotroudnitchestvo sont les mêmes. L’Agence contribue notamment à l’augmentation constante observée depuis plusieurs années du nombre d’étudiants africains dans les universités russes (près de 5000 bourses attribuées à des étudiants africains durant l’année académique 2024-2025, soit une augmentation considérable comparée aux années précédentes, malgré l’imposition des sanctions occidentales). C’est elle qui sélectionne les candidats qui auront droit à des bourses d’études en Russie, et qui seront orientés vers les universités publiques russes, à commencer par l’Université de l’Amitié des Peuples Patrice Lumumba (Moscou).

Les Maisons russes

Rossotroudnitchestvo réalise ses missions par le truchement des Maisons russes de la science et de la culture à l’étranger. À l’instar des modèles comme l’Alliance française, le British Council et surtout des Instituts Confucius, la Russie mise sur l’implantation de centres culturels. Ceux-ci étaient déjà présents dans de nombreux pays africains avant l’invasion de l’Ukraine : au Maroc, en Tunisie, en Tanzanie, en Zambie, en République du Congo et en Éthiopie.

Durant l’année 2022, après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, l’ouverture de nouvelles Maisons russes a été annoncée en Algérie, en Égypte, au Soudan, au Mali, au Burkina Faso, en Sierra Leone, en Angola et bien sûr en République centrafricaine, devenue l’une des vitrines de l’influence russe en Afrique.

L’une des principales missions des Maisons russes en Afrique consiste à promouvoir la langue et la culture russes. Ces centres culturels organisent régulièrement des évènements éducatifs et culturels mettant en valeur des moments marquants de l’histoire et de la culture russes, tels que l’anniversaire du célèbre poète Alexandre Pouchkine ou la commémoration de la fête de la Victoire du 9 mai. Des cours de langue russe y sont aussi dispensés.

Rossotroudnitchestvo soutient ces initiatives en fournissant des manuels et des ressources pédagogiques, facilitant ainsi l’enseignement du russe. En ce sens, les Maisons russes constituent des instruments essentiels de la diplomatie culturelle et éducative de la Russie en Afrique.

Tout comme l’Agence fédérale, la Fondation Russkiy Mir collabore avec les Maisons russes et contribue à la promotion de la langue et de la culture russes en Afrique, notamment en organisant des formations pour les enseignants de russe afin de renforcer l’enseignement de la langue sur le continent. Dans le cadre de cette mission, la Fondation travaille en partenariat avec Rossotroudnitchestvo et l’Institut d’État de la langue russe (Institut Pouchkine).

Au-delà du domaine éducatif et culturel, Rossotroudnitchestvo a aussi un volet humanitaire. L’un des domaines les plus importants de la coopération humanitaire concerne le domaine scientifique et technique. Par exemple, le 1er novembre 2023, Rossotroudnitchestvo a lancé sur le continent africain une faculté préparatoire pour les futurs étudiants des universités russes venant d’Éthiopie, de Tanzanie et de Zambie. En République du Congo, Rossotroudnitchestvo organise des formations continues pour le personnel médical congolais.

En outre, l’Agence fédérale soutient le projet international « SputnikPro », dédié aux journalistes et aux étudiants. Son objectif officiel est de promouvoir l’échange d’expériences avec des journalistes étrangers, le développement de la communication internationale dans les médias et les liens interculturels entre les journalistes.

Objectifs géopolitiques

La dégradation spectaculaire des relations russo-occidentales depuis le déclenchement de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine a poussé la Russie à se tourner davantage vers l’Afrique. Au-delà de ses instruments de soft power, le Kremlin compte également sur ses médias internationaux et sur les réseaux liés au groupe Wagner pour renforcer son influence sur le continent africain.

Les opérations d’influence informationnelles occupent une place centrale dans la stratégie russe de reconquête du continent. Depuis quelques années, Moscou mène des opérations d’influence informationnelles en Afrique dans le but d’affaiblir la présence occidentale. Ces différentes opérations d’influence sont portées par les organes russes d’information RT et Sputnik ainsi que par les réseaux liés au groupe Wagner. Ces opérations ont contribué à l’amenuisement de l’influence française sur le continent, particulièrement au Sahel.

Depuis la mort du patron de Wagner, Evguéni Prigojine, une nouvelle structure paramilitaire, Africa Corps, a pris le relais. Les actions des structures russes en Afrique sont souvent très imbriquées. En République centrafricaine, c’est un proche de Prigojine, Dmitri Sytyi, qui est le chef de la Maison russe. Ce dernier occupe aussi un poste clé dans la société Lobaye Invest, affiliée au groupe de Prigojine.

Une présence qui sert l’agenda stratégique russe

Les différentes entités russes présentes en Afrique déroulent l’agenda du Kremlin. La présence des médias internationaux russes RT et Sputnik est caractérisée par le dénigrement de la politique africaine des Occidentaux. Les thèmes touchant l’avenir du franc CFA, les bases françaises, la colonisation et le néocolonialisme sont abordés de façon récurrente dans le but de susciter un sentiment d’hostilité à l’égard de la France. Le discours et le narratif du Kremlin sont repris par les militants pro-russes sur les réseaux sociaux.

C’est la raison pour laquelle il n’est pas surprenant de voir lors des manifestations le drapeau russe brandi à Bangui, à Bamako à Ouagadougou et à Niamey.

Dans un monde de plus en plus marqué par la guerre d’influence et les rivalités géopolitiques, la Russie est consciente de l’importance majeure qu’ont prise les instruments de diplomatie publique et de soft power. En Afrique, elle semble, pour l’instant, progresser en de nombreux points du continent…

The Conversation

Ibrahima Dabo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF
25 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌓