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16.07.2025 à 17:58

Ukraine : la guerre cognitive russe

Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School

Si le concept de guerre hybride reste d’actualité, celui de guerre cognitive est de plus en plus employé pour dépeindre la multiplicité des actions informationnelles russes.
Texte intégral (2764 mots)

Au-delà de la confrontation militaire, la guerre en Ukraine se déploie dans le domaine numérique et dans l’espace informationnel. Une véritable guerre cognitive est en cours.


Le 10 mai 2025, suite à la mise en place de la « coalition des volontaires », Emmanuel Macron, Keir Starmer et Friedrich Merz se sont rendus à Kiev en empruntant un train de nuit depuis la Pologne. Les images issues de ce voyage nocturne ont été l’occasion pour la Russie de lancer une nouvelle campagne de désinformation visant la France : le président Macron y était présenté comme un cocaïnomane, car on l’y voyait en train de ranger un mouchoir – un mouchoir que les initiateurs de cette fake news, reprise notamment par Maria Zakharova, porte-parole du ministère des affaires étrangères, présentaient comme étant en réalité un sachet de cocaïne. Cette attaque, loin d’être la première du genre, a contraint l’Élysée à publier un démenti cinglant sur son compte X.

Dans le même temps, la Russie ne néglige pas le théâtre national : le premier adjoint du chef de l’administration présidentielle, Sergueï Kirienko, a mis en place le projet dit des « Architectes sociaux », qui lui permet de disposer d’un réseau de technologues politiques à travers toute la Fédération de Russie.

Au niveau international, l’ingérence russe est un outil de conflictualité qui, parce qu’elle cible les prises de décision et les perceptions humaines, est mobilisée au travers de la guerre cognitive qui sert ici les objectifs de guerre russes. L’importance de la guerre cognitive est telle que les Occidentaux qui travaillent à définir des doctrines sur ce sujet.

Si l’on analyse beaucoup les mouvements sur la ligne de front, on souligne moins le fait que, par sa résistance à Moscou, l’Ukraine montre au reste du monde qu’il est possible de s’opposer avec vigueur aux visées du Kremlin, ce qui nuit à l’image d’invincibilité que le Kremlin cherche à projeter. Cette résistance pourrait se résumer en un mot ukrainien : « воля » (volia) qui a le double sens de « volonté » et de « liberté ».

Les attaques informationnelles russes : formater la pensée et bloquer la capacité de décision

En matière informationnelle, la Fédération de Russie peut s’appuyer sur le long héritage des « mesures actives » soviétiques. Ces mesures, après la chute de l’URSS, ont fait l’objet de diverses évolutions ; l’invasion massive de l’Ukraine entamée en février 2022 a été l’occasion d’une mise à jour des approches, mais aussi des processus et des modes de gouvernance de cet aspect de la confrontation avec l’Occident.

On a ainsi pu voir la Russie s’adapter à différentes plates-formes et, notamment, suivre les internautes des unes vers les autres, notamment lors de la migration de nombreux utilisateurs de X vers Bluesky. Les spécialistes russes ont aussi su adopter les nouvelles techniques permises par l’IA, notamment en produisant des deepfakes (ou hypertrucages) très réalistes, ainsi que de nombreux textes destinés à être relayés sur les réseaux sociaux, y compris des contrefaçons d’articles parus sur des sites occidentaux.

Les IA génératives ont également été infiltrées et peuvent, suite à une massification des contenus de désinformation russes incorporés à leurs bases de données, diffuser de la désinformation.

Cette débauche de moyens, dont le coût financier a singulièrement baissé avec le développement de la technologie, a plusieurs finalités qui se regroupent en un objectif général : d’une part, déployer une stratégie du chaos impactant directement le libre arbitre en général ; et, d’autre part, influencer la perception des décideurs afin, selon les cas, qu’ils hésitent à s’opposer aux objectifs du Kremlin ou qu’ils soient confortés dans leur volonté de les soutenir.

Dès lors, ce qui pourra permettre un maintien du libre arbitre et sa manifestation lors des processus électoraux par des votes ne s’alignant pas avec les candidats favorables à Moscou sera un obstacle à la finalité d’influence poursuivie par la Russie. Ce type de tentative d’ingérence a pu être observée à de multiples reprises, même si cela ne doit pas cacher l’existence de votants sensibles aux programmes portés par des partis radicaux pouvant être alignés avec l’approche idéologique du Kremlin.

La stratégie russe ne se contente pas de faire passer des contenus partiellement ou totalement faux pour vrais ; elle instrumentalise également des informations avérées de façon à les présenter sous un jour favorable aux intérêts russes, avant de noyer ses cibles sous une masse d’informations dont il devient difficile de trier le vrai du faux. Résultat : on a pu passer d’une étape visant à faire croire du vrai à une seconde visant à pousser les cibles à ne plus croire en rien.

L’approche informationnelle russe se déploie également sur plusieurs lignes temporelles : elle peut être extrêmement opportuniste et se saisir d’un événement sensible ou clivant pour un groupe social donné, faisant de la Russie un sujet de préoccupation constant pour les services de renseignement, notamment intérieurs. Par ailleurs, en usant d’agents jetables, la Fédération continue de semer le trouble par exemple en participant à faire croire à une montée de dégradations de véhicules commises par des militants écologistes pour attiser le sentiment anti-Verts en Allemagne, mais elle peut aussi travailler sur le temps long pour influencer en profondeur les perceptions du monde des individus et des groupes.

Maintenir la pression sur les élections

Les séquences électorales font l’objet d’une attention particulière de la machine informationnelle russe, qu’il s’agisse de truquer directement les résultats ou de procéder, durant les campagnes, à des ingérences visant à influencer les votes. Ces pratiques sont bien connues, même si elles ne sont pas toujours contrecarrées.

Mais d’autres approches sont aussi mises en place, qui visent à dégrader la légitimité des structures d’observation. La Russie déploie ainsi de fausses missions d’observation des élections, parallèles à celles menées par les organismes traditionnels. À cette occasion, de faux observateurs, ou des observateurs partiaux, rendent des avis conformes aux récits souhaités par le Kremlin.

Ces « pseudo-observateurs » sont recrutés dans différents pays, y compris des États membres de l’UE. En ce sens, ils profitent de la légitimité accordée par le grand public à ces missions d’observation électorale souvent mal connues. Ces organisations de fausses observations électorales ont notamment pu être observées en Géorgie pendant les législatives de 2024.

« Volia » : un concept à l’opposé de l’influence russe

C’est ici que l’Ukraine prend une importance capitale dans la guerre informationnelle. Le pays a fait le choix d’adhérer à un modèle de société européen, dépeint par Moscou comme « décadent » en comparaison du sien – lequel est supposé protéger les « valeurs traditionnelles », mais aussi incarner l’ordre, à l’opposé du chaos qui serait la marque de fabrique des Européens. L’Ukraine paie le prix du sang, depuis maintenant plus de trois ans, pour avoir refusé d’adhérer au monde russe « Russkyi Mir », concept polymorphe qui se décline en des dimensions géopolitique, idéologique et sociétale.

Aux yeux de Moscou, remettre l’Ukraine au pas permettrait de prouver la supériorité du modèle russe. La russification opérée dans les territoires occupés a pour finalité de donner l’impression que ces populations sont heureuses de faire partie de la Russie et donc d’adhérer à ce même modèle. Ce supposé engouement serait la preuve de l’attrait du modèle social russe et soutiendrait la proposition selon laquelle Moscou peut représenter une alternative crédible au modèle occidental dans son ensemble. Devenir une alternative crédible permet à Moscou de prendre du poids au niveau international et de remettre en cause les règles de droit international qu’elle ne respecte pas et qu’elle aimerait voir changer, notamment au sein des instances internationales.

L’Ukraine pose un problème de nature ontologique, si l’on s’attache à une approche conceptuelle de l’ingérence russe. Ce problème se résume en un petit mot, « volia ». En ukrainien, ce mot à un double sens. Il signifie tout à la fois « volonté » et « liberté », la volonté ne pouvant s’entendre que comme libre, ne nécessitant pas de le préciser comme dans la notion de libre arbitre. Ce concept vient en opposition à la volonté de maîtrise et d’influence russe sur l’Ukraine.

La volonté russe de nier l’existence de l’Ukraine répond donc à des considérations multiples : imposer un choix de société que l’on présentera aux opinions des pays africains mais aussi du Moyen-Orient comme étant plus séduisant que le modèle occidental et européen ; participer à changer les règles du droit international ; et réaliser une projection de puissance en s’appuyant sur la force militaire, ce qui permettra de faire oublier que la Russie aura buté sur l’invasion de l’Ukraine pendant – au moins – plus de trois ans.

Une guerre cognitive

Le terme de « guerre hybride », bien que faisant débat dans la communauté académique, a été largement utilisé depuis le début de la guerre dans le Donbass en 2014. Ce concept s’appuie notamment sur des écrits de Franck Hoffman, datant de 2007, qui décrivaient alors les méthodes employées par Israël lors de la guerre du Liban en 2006.

Plus récemment, la notion de « guerre cognitive » a refait surface pour décrire les nouvelles modalités de la conflictualité moderne, mêlant guerre traditionnelle et actions informationnelles mais aussi économiques visant à affaiblir un adversaire pendant, et même avant le déclenchement de l’affrontement cinétique – ce qui ne va pas sans rappeler le fameux Art de la guerre, de Sun Tzu, qui affirmait qu’il était possible de gagner le combat avant même de le mener.

Là encore, le concept de guerre cognitive a fait l’objet de multiples débats. Au cours des années, il a été employé pour désigner divers types d’actions, incluant aussi bien les opérations psychologiques, ou PsyOps renommées Military Information Support Operations (MISO) à l’Ouest, quand on parlait plus volontiers de mesures actives à l’Est, ces dernières s’appuyant sur la fameuse Maskirovka, c’est-à-dire l’art de la duperie russe, puis sur les théories du contrôle réflexif.

In fine, on parle en Russie de « guerre non linéaire » qui consiste à mêler moyens miliaires et non militaires pour atteindre les objectifs. Lors d’un discours prononcé devant l’Académie des sciences militaires en 2019, Sergueï Choïgou, alors ministre de la défense, affirmera même la primauté des mesures non militaires sur la puissance militaire.

La guerre cognitive reste un concept flou pour les Occidentaux, qui le définissent, au sein de l’Otan, comme « des activités menées en synchronisation avec d’autres instruments de puissance, afin d’influer sur les attitudes et les comportements, en influençant, en protégeant ou en perturbant la cognition d’un individu, d’un groupe ou d’une population, afin d’obtenir un avantage sur un adversaire ».

La Russie semble le comprendre de manière encore globale et ontologique : ses opérations informationnelles visent différents niveaux de la société (allant de l’individu aux différents types de groupes), mais également différents niveaux d’activité humaine (économiques, politiques, sociétaux, culturels, etc.).

L’exemple des étoiles de David peintes sur les murs de Paris peu après les attaques du 7 octobre 2023 par des ressortissants moldaves engagés par les services russes en fournit une bonne illustration. Ces agents sont qualifiés de « jetables » car ils sont recrutés et payés pour l’occasion afin de réaliser des actions simples dans le monde physique en n’ayant que peu, voire pas, d’attache avec le Kremlin. Cette action était ensuite facile à utiliser dans la sphère informationnelle et à amplifier numériquement. De plus, des personnes de bonne foi pouvaient observer ces graffitis, bien réels, ce qui donnait une crédibilité et une existence à une action pourtant créée de toutes pièces afin de déstabiliser la société française.

La guerre cognitive est aujourd’hui un concept encore en cours de définition. Si elle implique l’usage de stratégies destinées à mener des attaques sur les cognitions humaines, elle ne peut cependant se limiter à cette approche. Elle doit être pensée dans une perspective plus vaste, d’ordre ontologique. Cela suppose de prendre en compte les domaines dans lesquels ses actions peuvent se déployer, et les fondements sur lesquels elle s’appuie. L’objectif de ces actions est de perturber, de détourner, voire de tordre la prise de décision – un processus qui, par essence, devrait rester libre, comme le suggère le terme « volia ».


Cet article a été co-écrit avec Dmitro Zolotukhin.

The Conversation

Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.07.2025 à 17:58

Sénégal : la politique étrangère du tandem Faye-Sonko, rupture ou continuité ?

Ayrton Aubry, Associate Doctor at Sciences Po, lecturer in International Relations, Sciences Po

Les nouvelles autorités sénégalaises, tout en affichant leur volonté d’ouvrir une nouvelle ère, inscrivent leur action diplomatique dans la lignée des gouvernements précédents.
Texte intégral (2480 mots)

Lors de la campagne présidentielle de mars 2024, le tandem d’opposition Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko, aujourd’hui au pouvoir (respectivement président et premier ministre), avait annoncé son souhait de mettre en place une politique de rupture, tant au niveau intérieur que dans les relations extérieures du Sénégal. Ces déclarations s’inscrivaient alors dans un registre plus général lié au néo-souverainisme et au néo-panafricanisme, qui ont le vent en poupe sur le continent depuis le début du XXIe siècle. Plus d’un an plus tard, un premier bilan montre que la diplomatie de Dakar n’a pas connu de réelle révolution.


Depuis l’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye, certaines mesures mises en place par le gouvernement de son fidèle allié Ousmane Sonko ont tranché avec les décisions prises sous la présidence de Macky Sall (2012-2024). Par exemple, le retrait définitif des militaires français du pays est prévu pour la fin du mois de juillet 2025, alors que cette question n’était pas à l’agenda du précédent président. Désormais coordonné entre la France et le Sénégal, le retrait français avait été annoncé le même jour que la dénonciation par le Tchad des accords de défense avec la France, le 28 novembre 2024, un timing qui avait été perçu négativement par Paris.

Le président Diomaye Faye et le premier ministre Sonko ont aussi cherché à se rapprocher des membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) : le Niger, le Burkina Faso et le Mali. En mai 2025, Ousmane Sonko s’est rendu au Burkina Faso où, dans une interview donnée à la télévision nationale, avec une tonalité néo-panafricaine prononcée, il a tenu des propos critiques à l’encontre de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), qui célébrait alors son cinquantenaire sur fond d’interrogations existentielles.

Ousmane Sonko a par ailleurs rassuré les autorités burkinabées sur la solidité des relations avec le Sénégal. La semaine précédente, le ministre des forces armées du Sénégal, le général Birame Diop, était en visite au Niger, autre État membre de l’AES, pour renforcer la coopération sécuritaire.

Cette visite n’aurait pas eu lieu sous la présidence de Macky Sall, ce dernier s’étant déclaré prêt à participer à une action militaire conjointe avec la Cédéao (ce qui n’a finalement pas eu lieu) contre le régime issu du coup d’État militaire de 2023 au Niger.

Pour autant, peut-on dire que la politique étrangère du gouvernement sénégalais issu des élections de 2024 rompt brutalement avec celle de ses prédécesseurs ? Ne s’inscrit-elle pas plutôt dans la continuité de la diplomatie sénégalaise depuis l’indépendance du pays en 1960 ?

« Sénégal : chronique d’un basculement », Arte, 26 mars 2024.

Des principes structurants de la politique étrangère au Sénégal inchangés

Sur certains aspects très médiatisés, la rupture semble dominer dans la politique étrangère du Sénégal. Mais, en réalité, les continuités sont tout aussi importantes, même si elles sont moins mises en avant.

Les autorités sénégalaises maintiennent les grandes lignes diplomatiques qui caractérisent la diplomatie du pays depuis son indépendance : adhésion aux principes du multilatéralisme, promotion du dialogue, politique active de bon voisinage, diversification des partenariats stratégiques, etc. Les relations avec la France elles-mêmes sont plutôt caractérisées par une inflexion que par une rupture.

Ainsi du 16 au 20 juin 2025, une mission parlementaire sénégalaise s’est rendue en France, pour la première fois depuis 2013, à l’invitation du groupe d’amitié parlementaire Sénégal-France, pour rencontrer plusieurs députés français.

« Nous avons une idéologie souverainiste, panafricaniste. Nous voulons certes une rupture profonde, audacieuse et ambitieuse avec la France. Mais pas une rupture brutale »,

avait alors précisé Amadou Ba, haut-cadre du Pastef, le parti de la majorité présidentielle.

Le multilatéralisme est par ailleurs une priorité diplomatique du Sénégal depuis son indépendance. En plus des centaines de fonctionnaires internationaux de nationalité sénégalaise, plusieurs institutions multilatérales ont été dirigées par des Sénégalais, souvent avec des mandats marquants : Ahmadou Mahtar Mbow a dirigé l’Unesco entre 1974 et 1987, Jacques Diouf était le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) de 1994 à 2011, et l’ancien président de la république Abdou Diouf (1981-2000) a présidé l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) entre 2003 et 2015. Cet investissement dans le multilatéralisme n’a pas été perturbé par l’alternance politique survenue au Sénégal.

Présent à Séville lors de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement organisée par l’ONU, du 29 juin au 3 juillet 2025, le président Diomaye Faye a notamment réclamé, dans son discours, une meilleure intégration des États africains dans les institutions financières internationales.

Sur ce point, il poursuit la politique de son prédécesseur Macky Sall, qui avait tenu des propos similaires durant sa présidence de l’Union africaine (UA) de février 2022 à février 2023. Par ailleurs, Macky Sall avait contribué à faire progresser la question de l’adhésion de l’UA au G20.

Discours de Bassirou Diomaye Faye à la quatrième Conférence sur le développement.

Dans la pratique, la politique étrangère sénégalaise est reconnue depuis longtemps pour son attachement au dialogue. Le Sénégal est ainsi l’un des rares États à accueillir sur son sol une représentation de la Corée du Sud et de la République démocratique de Corée (Corée du Nord). Bien que membre fondateur et régulièrement président du Comité de la Palestine à l’ONU, le Sénégal ménage aussi ses liens avec Israël.

De la même manière, les autorités sénégalaises évoluent sur une ligne de crête entre le Maroc, la Mauritanie et l’Algérie sur la question du Sahara occidental, en maintenant des relations avec tous les acteurs concernés. Un échec de cette politique du dialogue est la relation avec la Chine continentale et avec Taïwan : en 2005, le Sénégal finit par reconnaître la Chine continentale et rétablit des liens rompus depuis 1996 (l’ambassade du Sénégal en Chine avait été fermée en 1995). À cette date, le Sénégal avait décidé de reconnaître Taïwan, en échange d’une importante aide économique.


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Cet héritage est complètement assumé par l’actuel président du Sénégal, qui met en scène un « partage des tâches » avec son premier ministre. Ainsi, quelques semaines après son élection en mars 2024, Bassirou Diomaye Faye s’est rendu en Gambie, en Guinée-Bissau et en Côte d’Ivoire, trois pays plutôt hostiles aux membres de l’AES. Au même moment, Ousmane Sonko opérait une tournée dans les États de l’AES et en Guinée, tous touchés par au moins un coup d’État et le renversement des régimes civils depuis le mois d’août 2020.

La tentative de médiation entre la Cédéao et l’AES n’a cependant pas fonctionné, et le Niger, le Mali et le Burkina Faso sont finalement sortis de la Cédéao en janvier 2025.

Une dynamique pérenne de diversification des partenariats

Le Sénégal a souvent été présenté comme le « bon élève » de la Françafrique, à l’instar de la Côte d’Ivoire. En réalité, si les autorités sénégalaises sont longtemps restées dans le sillage des intérêts français sur le continent, la recherche d’alternatives est apparue dès l’indépendance, en 1960.

De 1960 à 1962, le président du Conseil, Mamadou Dia, représentait le Sénégal à l’étranger selon la Constitution du pays. Il rappelle dans ses Mémoires avoir alors constamment cherché à diversifier les partenariats du Sénégal. Par ailleurs, à l’occasion de l’organisation du Festival mondial des arts nègres en 1966, le président de la république Léopold Sédar Senghor (1960-1980) a également entretenu une correspondance avec le président américain John Fitzgerald Kennedy, dans l’optique de s’émanciper de la tutelle de l’ancienne métropole coloniale.

Lors de son arrivée au pouvoir en 2000, le premier président issu d’une alternance politique, Abdoulaye Wade (2000-2012), avait déjà accéléré l’intégration continentale avec l’élaboration du plan Omega, ancêtre de l’actuel Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Le président Wade aspirait également à un départ des troupes françaises du Sénégal : le camp militaire français de Bel Air, à Dakar, avait été rétrocédé au Sénégal sous sa présidence en 2010.

Parmi les diplomates sénégalais, l’idée de conserver ses amis et d’élargir le cercle de ses amitiés a fait son chemin. Sur le plan commercial, la Chine est devenue le premier partenaire du pays en 2024 et a pris la place de la France. Parmi les premiers exportateurs au Sénégal se trouvent également des acteurs comme l’Inde et la Turquie.

Graphique généré par l’auteur, source des données : Agence nationale de la statistique et de la démographie, « Statistiques du commerce extérieur : bulletin mensuel », juin 2025. Fourni par l'auteur

Ce n’est donc pas un hasard si les autorités sénégalaises ont annoncé leur souhait de rejoindre le groupe des BRICS+. Cette participation associerait les deux principes de la diversification des partenaires stratégiques et de l’attachement au multilatéralisme.

Jamais concerné par un coup d’État ou par une rupture de l’ordre constitutionnel, le Sénégal fait donc preuve d’une remarquable continuité dans les grandes orientations de sa politique étrangère depuis l’indépendance.

La rupture mise en avant par le nouveau régime, si elle est réelle dans plusieurs domaines de politique intérieure, prend plutôt la forme d’une inflexion en ce qui concerne la politique étrangère. Les relations avec la France, notamment, ne devraient pas être rompues, seulement banalisées parmi d’autres relations, après des décennies de domination impériale et post-impériale de Paris.

The Conversation

Ayrton Aubry ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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15.07.2025 à 17:53

Blanchiment d’argent : l’Europe passe (enfin) à l’action

Carmela D'Avino, IÉSEG School of Management

Avec la création de l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (AMLA), cet été, l’Union européenne peut-elle lutter efficacement contre la finance illicite ?
Texte intégral (2329 mots)
Le blanchiment d’argent représenterait de 2 à 5 % du PIB mondial, soit de 800 milliards à 2 000 milliards de dollars américains. Sergey Klopotov/Shutterstock

L’argent sale n’a pas d’odeur. Les blanchisseurs, pas de frontières. Ces derniers profitent de la fragmentation de la surveillance et des législations européennes pour passer entre les mailles du filet. Avec la création, cet été, de l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (Anti-Money Laundering Authority ou AMLA), l’Union européenne peut-elle centraliser la lutte contre la finance illicite ?


L’inclusion probable et imminente de Monaco, symbole mondial de richesse et de discrétion, dans la liste des pays à haut risque en matière de blanchiment d’argent établie par l’Union européenne (UE), a suscité de nombreuses réactions.

L’ajout potentiel de la principauté sur la liste noire met en évidence le défi que représente la lutte contre la finance illicite. Dans une zone comme l’UE, l’ouverture des frontières contraste avec la mise en œuvre et la surveillance des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent (l’AML – Anti-Money Laundering). Des politiques qui restent largement confinées à la responsabilité des différents pays membres.

Une transaction financière peut commencer dans un pays à haut risque, passer par une banque européenne et se terminer par une transaction immobilière à Londres ou un trust suisse. C’est précisément pour cette raison que la coordination internationale est si importante. Sans elle, les blanchisseurs d’argent profitent de la fragmentation de la surveillance, en particulier au sein de l’UE. Avec l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent , ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA), qui entre en fonction cet été, l’Union européenne opte pour la centralisation.

Les politiques européennes et françaises de lutte contre le blanchiment d’argent ont échoué pour plusieurs raisons : une application inégale des réglementations, un manque de ressources et de coopération internationale, des sanctions peu dissuasives face à des techniques toujours plus sophistiquées et un phénomène global difficile à cerner.

Pour progresser, il faut renforcer l’harmonisation des règles, augmenter les moyens des autorités, adopter des technologies avancées et améliorer la transparence des structures. Des objectifs que l’AMLA a précisément vocation à concrétiser.

Cent milliards d’euros par an

Quelques rares et prudentes estimations confirment que les flux financiers illicites traversent trop facilement les frontières et que leurs montants sont colossaux. Selon les estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le blanchiment d’argent représenterait de 2 % à 5 % du PIB mondial, soit de 800 milliards à 2 000 milliards de dollars américains actuels. Dans l’Union européenne, le produit des activités criminelles est estimé à plus de 100 milliards d’euros par an, dont seul un pourcentage négligeable est finalement saisi. Des recherches estiment que l’argent provenant du trafic de drogue, du trafic des personnes et du terrorisme passe souvent par des banques de 4 à 6 pays différents avant d’être blanchi et d’entrer dans l’économie légale.


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Les grandes banques de l’UE ont été impliquées dans plusieurs scandales très médiatisés. La Danske Bank est devenue l’épicentre du plus grand scandale de blanchiment d’argent en Europe. Il a été révélé que plus de 200 milliards d’euros de transactions suspectes ont transité par sa succursale estonienne. La Deutsche Bank a fait l’objet de multiples enquêtes pour avoir facilité des transferts illicites de plusieurs milliards d’euros, notamment par le biais de sa collaboration avec Danske et de ses liens avec le système Russian Laundromat. ING a payé une amende de 775 millions d’euros aux autorités néerlandaises pour des violations de la législation anti-blanchiment en 2018.

Tracfin en France

Les pays de l’Union européenne mettent en œuvre les directives européennes en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, avec des niveaux d’ambition variables. La France a montré un engagement ferme dans la lutte contre le blanchiment d’argent grâce à l’approche de sa cellule de renseignement financier, Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). Elle a récemment renforcé son analyse des transactions suspectes, élargi sa coopération avec ses partenaires nationaux et internationaux et amélioré son utilisation des analyses de données avancées pour détecter les flux illicites complexes.

Malgré ces progrès, certaines affaires récentes, comme les failles des néobanques ou l’enquête visant BNP Paribas pour blanchiment via Chypre, montrent que des flux illicites échappent encore à la détection de Tracfin.

Dissuader les défaillances des contrôles bancaires internes

Malgré son poids économique, l’Allemagne a été critiquée pour son implication insuffisante, ainsi que pour les défaillances de sa surveillance. La mise en œuvre de sa politique varie d’un Land à l’autre ; les difficultés rencontrées en matière de coopération internationale, en particulier avant l’effondrement de la société spécialisée dans le paiement électronique Wirecard, n’aident pas.

En revanche, les autorités néerlandaises ont suivi l’exemple des États-Unis. Ils ont infligé des amendes importantes à des établissements tels que ING et ABN AMRO, démontrant ainsi leur ferme volonté de lutter contre la criminalité financière en dissuadant les défaillances des contrôles internes dans les banques.


À lire aussi : Credit Suisse : les leçons d’une lente descente aux enfers


Ces approches inégales de la lutte contre le blanchiment d’argent dans les États membres de l’UE s’expliquent par plusieurs facteurs.

Les différentes interprétations des règles en matière de lutte contre le blanchiment d’argent créent des lacunes dans la couverture juridique. Une coopération judiciaire transfrontalière irrégulière, en particulier avec les pays tiers, entrave l’efficacité de l’application de la législation. En outre, les cellules de renseignement financier ont des pouvoirs et des responsabilités très variables.

L’absence de format standardisé pour les déclarations d’opérations suspectes complique l’intégration des données dans la plate-forme centrale de l’Union européenne. Elle rend la coordination des actions plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Mais tout cela est sur le point de changer…

Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (AMLA)

Pour remédier à ces faiblesses, l’Union européenne est en train de créer l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA). Elle devrait être pleinement opérationnelle à partir de 2028. Basée à Francfort, l’AMLA supervisera directement une quarantaine d’établissements financiers transfrontaliers à haut risque, harmonisera l’application des règles dans les États membres et coordonnera les régulateurs nationaux.

Elle aura le pouvoir de mener des inspections sur place, d’imposer des sanctions et de renforcer le cadre global de l’UE en matière de lutte contre le blanchiment d’argent.

L’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, créée en 2024 par l’Union européenne, est chargée de la traque des flux financiers suspects. Shutterstock

Afin de soutenir le rôle de l’AMLA, l’UE introduit un règlement unique qui remplacera les différentes législations nationales par un ensemble de normes unifiées dans tous les États membres. Avec l’AMLA, Bruxelles parie que la centralisation peut réussir là où la décentralisation a échoué.

La décentralisation signifie que chaque État membre appliquait les règles anti-blanchiment à sa manière, en transposant les directives européennes dans son droit national. Cela a conduit à des normes contradictoires. Par exemple, certains pays imposaient des seuils de déclaration différents ou avaient des définitions divergentes des entités à surveiller, rendant la coopération inefficace et les contrôles inégaux.

Avertissement symbolique

L’AMLA pourrait se heurter à des difficultés. La complexité des différences juridiques et institutionnelles entre les États membres, la mobilisation de nombreuses expertises pour superviser un large éventail de secteurs, pourrait rendre ce travail fastidieux. La nécessité de trouver un équilibre entre les préoccupations en matière de souveraineté nationale et la nécessité d’une application efficace et unifiée dans toute l’UE également.

Alors que l’Union européenne se prépare à lancer l’AMLA, l’inclusion de pays comme Monaco sur sa liste noire est un avertissement symbolique. Désormais, aucune juridiction, aussi riche ou prestigieuse soit-elle, n’est à l’abri d’un examen minutieux. Le devenir de l’AMLA comme véritable autorité de contrôle puissante dépendra de trois piliers : la volonté politique, la solidité de sa conception institutionnelle et l’ampleur des moyens humains et techniques qui lui seront alloués.

Sans volonté politique, l’AMLA risque d’être affaiblie par les intérêts nationaux. Sans conception institutionnelle solide, ses compétences pourraient se heurter à des obstacles juridiques et bureaucratiques. Sans moyens humains et techniques suffisants, elle ne pourra pas exercer une supervision directe et efficace sur les entités à haut risque ni coordonner les autorités nationales.

The Conversation

Carmela D'Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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15.07.2025 à 17:51

Fentanyl : vers une opération militaire des États-Unis au Mexique ?

Khalid Tinasti, Chercheur au Center on Conflict, Development and Peacebuilding, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Des visions politiques divergentes entravent la bonne coopération entre l’administration Trump et la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum contre les cartels.
Texte intégral (2143 mots)

Face à la crise des opioïdes, Donald Trump durcit le ton contre le Mexique, promettant des sanctions, désignant des cartels comme « organisations terroristes », et menaçant d’une intervention militaire sur le sol mexicain. Mais entre posture électorale et tension bilatérale, la stratégie de Washington semble plus soulever des risques qu’apporter des solutions.


Durant sa campagne électorale en 2024, Donald Trump s’était fait fort de résoudre le grave problème posé par les opioïdes illicites et le fentanyl, qui causent chaque année des dizaines de milliers de décès aux États-Unis.

Il s’était engagé à exécuter les trafiquants et à prendre des mesures contre le Canada, le Mexique et la Chine, jugés responsables de l’arrivée sur le territoire des États-Unis des drogues et des précurseurs chimiques utilisés pour les produire.

Une fois arrivé au Bureau ovale, il a mis en place des tarifs douaniers sur les importations depuis la Chine, dans l’objectif de la contraindre à adopter un contrôle plus important des exportations des précurseurs vers le Mexique.

Il a également attaqué verbalement à plusieurs reprises le Mexique, ainsi que le Canada, pour un supposé manque de contrôle de leurs frontières.

Dans ce reportage datant de 2024, on entend notamment un fabricant mexicain de fentanyl expliquer (à 5’15) : « La pâte est constituée de composants qui nous viennent de Chine. Là-bas, c’est légal. »

Si le présent article se concentre sur la frontière sud avec le Mexique, il faut noter que le Canada, dont le flux de fentanyl illégal vers les États-Unis a représenté moins de 16 kg sur un total de presque 10 tonnes saisies toutes frontières confondues en 2024, a réagi en nommant un « Fentanyl czar » en février dernier afin d’améliorer une coopération policière bilatérale déjà assez solide, mais surtout pour tenter de répondre aux exigences croissantes de la nouvelle administration états-unienne.

Le Mexique, au cœur de la réponse trumpienne

Donald Trump a évoqué la possibilité d’envoyer des troupes des forces spéciales au Mexique pour éliminer les cartels de la drogue. Il a aussi promis de renvoyer des membres de gangs présumés vers une prison de haute sécurité au Salvador, dont le président est son allié (des renvois remis en cause par la justice américaine). L’hôte de la Maison Blanche a, en outre, menacé de signer un décret qualifiant le fentanyl d’arme de destruction massive, ce qui alourdirait fortement les sanctions pénales contre les personnes arrêtées, allant jusqu’à la peine de mort.

Certes, on se saurait reprocher au président des États-Unis de se concentrer sur la crise des opioïdes ; ces drogues, et principalement le fentanyl, ont tué plus d’un demi-million d’Américains depuis 2012. Les overdoses liées au fentanyl seul ont presque triplé entre 2019 et 2023, passant de 31 000 à 76 000 décès. Une nette baisse de la mortalité a toutefois été enregistrée en 2024 avec une diminution de 36,5 % des décès dus au fentanyl, qui se sont élevés cette année-là à environ 48 000 morts.

Mais bon nombre des propositions avancées par l’administration Trump comportent de graves risques. Des mesures telles que les sanctions tarifaires et des opérations militaires au Mexique feraient plus de mal que de bien, en mettant encore plus l’accent sur les approches punitives au détriment de la coopération transnationale.

Par exemple, la désignation des cartels de la drogue et d’autres organisations criminelles comme des organisations terroristes étrangères (aux côtés du Hamas ou de Daech), en place depuis janvier dernier, entraîne des sanctions américaines, y compris le gel des avoirs, des restrictions sur les transactions financières et l’interdiction pour les citoyens et organisations des États-Unis d’apporter leur soutien ou leur assistance aux membres des cartels. Depuis l’application de cette désignation, les entreprises (états-uniennes ou sous-traitantes) opérant dans des zones contrôlées par des cartels qualifiés d’organisations terroristes, ou entretenant des relations commerciales – même contraintes – avec ces entités, s’exposent à un risque accru de faire l’objet d’enquêtes diligentées par les autorités américaines et de sanctions économiques, ainsi que de poursuites pénales ou civiles en lien avec des affaires de terrorisme.

Les administrations précédentes, y compris celle de Trump lors de son premier mandat, avaient déjà envisagé une telle désignation avant d’y renoncer. Car, au lieu de soutenir la riposte face aux cartels sur le terrain, elle perpétue la « guerre aux drogues » et favorise le déplacement géographique des opérations de production et de trafic d’un endroit à un autre, provoquant ce que l’on appelle un effet ballon, conséquence connue et largement étudiée des approches punitives face au trafic de drogues.

La posture du Mexique

Les autorités mexicaines sont-elles exemptes de toute responsabilité dans ce face-à-face tendu avec l’administration Trump 2 ? Depuis 2019, l’ancien président mexicain Andrés Manuel López Obrador (2018-2024), par sa politique de « Abrazos, no balazos » (« Des câlins, pas de balles ») envers les cartels, n’a fait qu’aggraver la criminalité et la violence au Mexique.

En incitant les forces de l’ordre à se contenter d’arrestations occasionnelles de criminels de haut rang et de démantèlement de laboratoires de drogue pour apaiser le voisin états-unien, au lieu de s’attaquer aux cartels de manière systématique, et en entravant la coopération policière bilatérale, la politique de l’administration López Obrador a permis aux cartels d’étendre leur pouvoir d’intimidation, leur emprise sur les entreprises légales et leur domination criminelle sur de vastes pans du pays. Pendant ce temps, les cartels de Sinaloa et Jalisco Nueva Generación (listés comme groupes terroristes par l’administration Trump) devenaient les principaux fournisseurs de fentanyl aux États-Unis.

Claudia Sheinbaum, successeure et héritière politique de López Obrador à la présidence, s’est montrée prête à restaurer une collaboration plus significative avec les États-Unis contre l’activité des cartels, même si elle hausse le ton et prépare un arsenal juridique contre toute incursion ou activité militaire des États-Unis sur son territoire.

Au moment où des drones américains survolent le Mexique à la recherche de laboratoires de fentanyl et enfreignent ce faisant sa souveraineté, le secrétaire d’État Marco Rubio laisse entendre que les menaces d’intervention sur le territoire mexicain sont un levier pour convaincre Sheinbaum d’accepter une coopération policière « efficace » avec Washington.

Le Mexique réagit déjà : pour éviter la hausse des tarifs douaniers annoncée par Trump en cas de non-coopération dans la lutte contre le trafic de fentanyl, le gouvernement mexicain a déployé 10 000 soldats supplémentaires à la frontière avec les États-Unis, en plus des 15 000 déjà envoyés en 2019 sous la pression de Washington.

De leur côté, les cartels, qui ne semblent pas prendre les menaces de Trump au sérieux, poursuivent leurs batailles intestines et comptent sur leurs réseaux infiltrés dans l’armée mexicaine pour les prévenir en cas d’attaques.

Dans ce contexte, une action efficace, de la part des États-Unis, consisterait à cibler les niveaux intermédiaires de ces cartels (logisticiens, blanchisseurs d’argent, chefs de gangs) et à aider le Mexique à renforcer son système judiciaire et sa lutte contre la corruption.

Une réponse commune entravée par des agendas opposés

Les États-Unis devraient aussi suivre de près la réforme constitutionnelle en cours au Mexique, qui vise à transformer la procédure de nomination des juges, de la Cour suprême aux tribunaux locaux : ceux-ci seront désormais élus directement par les citoyens. Cette réforme controversée, qui vise également à revoir la structure de la Cour suprême (qui a bloqué à plusieurs reprises les lois de López Obrador) est porteuse de risques réels, de la politisation de la justice à une plus grande infiltration du système judiciaire par le crime organisé.

Dans ce face-à-face tendu, une dynamique de populisme sécuritaire se déploie des deux côtés de la frontière, bien que sous des formes idéologiquement distinctes.

L’administration Trump mobilise une rhétorique de droite autoritaire, qui externalise les causes de la crise des overdoses vers l’étranger et instrumentalise la menace – très réelle – des cartels pour justifier l’adoption de mesures militaires, commerciales ou juridiques extrêmes, dans le cadre d’un agenda électoral fondé sur son approche de la paix par la force.

De son côté, Claudia Sheinbaum poursuit la militarisation du territoire entamée par ses prédécesseurs entre 2006 et 2024 et, sous la pression américaine, mène une politique brutale contre les cartels. Mais, dans le même temps, se voulant fidèle à la tradition de la gauche populiste, elle ne renie pas entièrement le concept d’« Abrazos, no balazos », estimant que les coûts humains et sociaux pour le Mexique d’une confrontation frontale avec le crime organisé ne sont pas entièrement justifiables, surtout lorsque le marché final des drogues reste, structurellement, les États-Unis.

Chacun, à sa manière, rejette les responsabilités internes et privilégie une posture politique tournée vers ses propres électeurs. Le résultat est une coordination bilatérale entravée, dominée par des logiques nationales court-termistes au détriment d’une stratégie commune, crédible et efficace face à un défi transnational.

Dès lors, une action militaire unilatérale des États-Unis dans les territoires mexicains contrôlés par les cartels ne semble pas impossible. Si Donald Trump semble souvent faire beaucoup de bruit, il finit le plus souvent par mettre ses menaces à exécution…

The Conversation

Khalid Tinasti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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14.07.2025 à 18:34

La Chine au Moyen-Orient : enjeux géoéconomiques dans une région sous haute tension, de Téhéran à Tel-Aviv

Kambiz Zare, Professor of International Business and Geostrategy, Kedge Business School

Acteur moins visible que les États-Unis, la Chine tente de préserver ses intérêts dans un Moyen-Orient embrasé.
Texte intégral (2028 mots)

Au Moyen-Orient, la Chine cherche à apparaître neutre en dialoguant avec tous les acteurs, de Téhéran à Tel-Aviv en passant par Riyad. L’objectif de Pékin est clair : s’imposer comme un garant de stabilité pour sécuriser ses intérêts énergétiques et commerciaux.


L’engagement de la République populaire de Chine (RPC) au Moyen-Orient reflète une approche géostratégique soigneusement calibrée, visant à préserver la stabilité régionale, à garantir un accès ininterrompu aux ressources énergétiques et à faire progresser sa fameuse Belt and Road Iniative (BRI), aussi connue sous le nom de « Nouvelles Routes de la Soie ». Dans cette région, c’est la relation sino-iranienne qui est le plus souvent mise en avant en raison de son poids politique et de sa dimension militaire ; mais que ce soit en matière économique, diplomatique ou stratégique, l’implantation de Pékin dans cette zone ne se limite certainement pas à ses liens avec Téhéran.

Comme ailleurs dans le monde, au Moyen-Orient la Chine divise ses partenariats diplomatiques en plusieurs types, classés ici par ordre descendant d’intensité : « les partenariats stratégiques globaux » (au Moyen-Orient : Égypte, Iran, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Bahreïn) ; « les partenariats stratégiques » (Irak, Jordanie, Koweït, Oman, Qatar, Syrie, Turquie et Autorité palestinienne) ; « les partenariats de coopération amicale »(Liban et Yémen) et enfin « les partenariats globaux innovants » (Israël).


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La Chine redéfinit ses priorités au Moyen-Orient

La dépendance énergétique de la Chine constitue l’un des moteurs essentiels de sa politique dans la région. Les pays du golfe, notamment l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït, figurent parmi les principaux fournisseurs de pétrole brut de la RPC – loin devant l’Iran en termes de volume, mais aussi de fiabilité et d’opportunités d’investissement.

Cette réalité économique pousse la Chine à investir beaucoup plus massivement dans les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), où la stabilité financière, la prévisibilité politique et l’ouverture institutionnelle favorisent des partenariats stratégiques durables et le développement d’infrastructures, contrairement à l’Iran.

Pour ces raisons, les pays du golfe sont indirectement devenus des nœuds essentiels dans l’architecture de la BRI via le commerce, recevant près de six fois plus d’investissements chinois que l’Iran.

Bien que l’Iran présente un intérêt géographique en tant que corridor potentiel entre la Chine et l’Europe, l’effet persistant des sanctions internationales, la mauvaise gestion économique et l’aventurisme régional limitent fortement sa capacité à attirer des investissements chinois durables.

À l’inverse, Israël offre un environnement fonctionnel et favorable aux investisseurs, ce qui en fait une destination privilégiée pour les capitaux et projets d’infrastructure chinois. Son économie repose sur des infrastructures solides et un secteur technologique dynamique.

Malgré les chocs géopolitiques, dont les récents affrontements avec l’Iran – même si cela aura sans aucun doute un impact sur l’environnement des affaires du pays – Israël, en tant que membre de l’OCDE, reste attractif en matière d’environnement des affaires et d’investissement, principalement parce que les fondements de son environnement économique sont plus solides que ceux de l’Iran ou de l’Arabie saoudite.


À lire aussi : Comment évaluer l’économie israélienne au prisme de son insertion internationale


L’État hébreu occupe une place croissante au sein de la BRI – non pas par le volume d’investissements directs chinois, mais par sa position stratégique et son ambitieux agenda infrastructurel. Sa localisation géographique – à cheval entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique via la Méditerranée – en fait un point de connexion terrestre et maritime clé qui constitue une option alternative à l’Iran pour relier la Chine à l’Europe.

Dans ce contexte, la Chine et Israël ont progressé dans leurs négociations pour un accord de libre-échange évoqué depuis 2016. Bien que les discussions soient suspendues depuis 2023, l’espoir demeure qu’un accord puisse être signé une fois la stabilité revenue dans la région.

Commerce de la Chine avec Israël et l’Iran : des trajectoires divergentes

Les relations commerciales de la Chine avec Israël et l’Iran révèlent deux approches économiques distinctes.

Avec Israël, les échanges sont de plus en plus marqués par les importations de hautes technologies – notamment dans le domaine des semi-conducteurs –, traduisant une interdépendance technologique croissante.

En revanche, les échanges avec l’Iran restent centrés sur les biens industriels et les ressources naturelles, illustrant un partenariat plus traditionnel, fondé sur l’accès aux matières premières. Ces dynamiques contrastées reflètent la flexibilité stratégique de la Chine, qui mise sur l’innovation israélienne tout en sécurisant ses approvisionnements auprès de l’Iran.

Les tensions dans le détroit d’Ormuz mettent à l’épreuve la stratégie chinoise en Iran

Depuis près de cinquante ans, l’Iran s’est tourné vers la Chine pour obtenir un soutien économique. Pourtant, malgré 21 projets d’investissements chinois en greenfield entre 2003 et 2020 – principalement dans le secteur de l’énergie –, Pékin a progressivement amorcé un désengagement, en raison des sanctions internationales et de l’instabilité régionale persistante.

De grandes entreprises comme CNPC et Sinopec ont réduit leur participation, voire abandonné certains projets, tandis que des sociétés du secteur de la tech, telles que Huawei et Lenovo, ont également restreint leur présence sur le marché iranien. Entre 2017 et 2019, l’Iran aurait ainsi enregistré une sortie de capitaux chinois estimée à 990 millions de dollars.

La Chine considère l’instabilité au Moyen-Orient – en particulier la confrontation entre Israël et l’Iran – comme une menace directe pour ses intérêts économiques et commerciaux. En tant que premier acheteur mondial de pétrole iranien, la Chine s’inquiète tout particulièrement des perturbations potentielles dans les voies maritimes stratégiques, notamment le détroit d’Ormuz.

En juin 2025, les importations chinoises de pétrole en provenance d’Iran ont fortement augmenté, atteignant jusqu’à 1,8 million de barils par jour – une hausse survenue juste avant l’escalade militaire entre Israël et l’Iran, qui a ravivé les inquiétudes quant à la sécurité du détroit d’Ormuz.

Signe du poids de la RPC dans cette région : après les frappes aériennes réciproques entre Israël et l’Iran, et la menace de Téhéran de fermer ce passage crucial, le secrétaire d’État américain Marco Rubio a exhorté Pékin à intervenir, insistant sur la forte dépendance de la Chine envers cette route pétrolière.

Chine–États-Unis : tensions stratégiques dans un Moyen-Orient en transition

La Chine et les États-Unis ont récemment signé un accord commercial et instauré une trêve tarifaire de 90 jours, dans le but de résoudre certains différends clés et de stabiliser les relations économiques. Par ailleurs, sur le plan militaire, l’Iran et la Chine ont signé un accord de coopération militaire dès 2016, reflétant leur volonté commune de contrecarrer l’influence américaine dans la région et de sécuriser les routes commerciales.

Historiquement, la Chine a soutenu l’Iran par la vente d’armes, le transfert de technologies et des programmes de formation. En outre, malgré le discours officiel, certains rapports indiquent que des technologies chinoises ont contribué au développement du programme balistique iranien.

La relation sino-iranienne en matière de défense illustre une diplomatie à deux niveaux : la Chine soutient discrètement l’autonomie militaire de l’Iran tout en veillant à ne pas compromettre ses relations stratégiques avec d’autres partenaires régionaux importants, dont Israël, avec lesquels elle entretient également des dialogues sécuritaires de premier rang. Cela met en évidence l’ambition plus large de Pékin : éviter les polarisations régionales et préserver un équilibre des forces favorable à ses intérêts.


À lire aussi : Ce que la réconciliation irano-saoudienne change pour le Moyen-Orient


La stratégie de la Chine au Moyen-Orient vis-à-vis des États-Unis repose sur un principe d’équidistance : accroître son influence sans confrontation directe, tout en tirant un bénéfice stratégique aussi bien de l’Arabie saoudite, d’Israël et de l’Iran que de l’Égypte. Dans cette optique, la RPC ne cherche pas à remplacer les États-Unis comme puissance dominante dans la région, mais à leur opposer une présence multipolaire axée sur la préservation de la stabilité. Maintenir le statu quo, éviter les conflits directs et construire un système d’influence parallèle via les infrastructures, le commerce et la diplomatie : tels sont les piliers de la posture chinoise au Moyen-Orient. Une approche qui garantit à Pékin, de Tel-Aviv à Téhéran, un accès sécurisé à l’énergie, aux corridors commerciaux et à une influence géopolitique durable.

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14.07.2025 à 18:34

Donald Trump et les diverses traditions de la politique étrangère américaine

Maxime Lefebvre, Permanent Affiliate Professor, ESCP Business School

Si Donald Trump donne une impression d’irrationalité, sa politique reste toutefois dans la continuité de nombreuses traditions politiques américaines.
Texte intégral (2413 mots)

Les actions de Donald Trump sur la scène internationale – qu’il s’agisse des rebondissements de sa guerre tarifaire, de son comportement sur le dossier russo-ukrainien ou, tout récemment, de son implication dans la guerre Israël-Iran – sont souvent jugées imprévisibles, voire irrationnelles. Mais en réalité, ces décisions s’inscrivent dans diverses traditions politiques américaines qui ne datent pas d’hier.


Il faut au moins un an pour juger la politique étrangère d’une nouvelle administration américaine, et c’est d’ailleurs le temps minimum que celle-ci se donne pour rédiger sa traditionnelle « stratégie de sécurité nationale » qui indique le cap et les priorités. Ainsi, la première administration Trump avait publié la sienne fin 2017, et l’administration Biden n’avait rendu son texte public qu’en octobre 2022, soit presque deux ans après son arrivée à la Maison Blanche.

Entre les craintes de « tsunami » et le choc suscité par le discours de J. D. Vance à Munich, il est néanmoins possible dès aujourd’hui de baser l’analyse sur des faits et pas seulement sur des présupposés. Trois points de repère doivent entrer ici en considération : le facteur personnel ; les traditions de la politique étrangère américaine ; et le poids du contexte géopolitique.

Le facteur Trump : chaos ou pragmatisme ?

Du premier mandat de Donald Trump, on avait retenu une présidence mal préparée, chaotique et freinée par « l’État profond » américain (l’administration, les diplomates, l’armée, les services de renseignement), par exemple dans ses velléités de se rapprocher de la Russie ou de trouver un accord avec la Corée du Nord.


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Le second mandat a commencé avec une volonté beaucoup plus affirmée de s’emparer de l’ensemble des rênes du pouvoir. En mars dernier, l’épisode de la fuite de la « boucle Signal » – le rédacteur en chef de The Atlantic aurait accidentellement été ajouté à une conversation confidentielle du gouvernement américain durant laquelle était discutée une opération de frappes aériennes contre les Houthis au Yémen – révélait déjà les contours et les débats du nouveau cercle décisionnel américain.

Se borner à fustiger l’imprévisibilité ou la vanité du président américain, et tout ramener à la question de savoir « où sont les adultes dans la pièce », ne permet ni de comprendre ni de rendre compte de la logique de ses décisions. Il est certain que les va-et-vient des menaces de droits de douane, par exemple, ou que les polémiques à répétition dans les relations avec les dirigeants étrangers, comme avec les présidents Zelensky et Macron, continuent de dérouter les observateurs et les usagers des pratiques diplomatiques.

France 24, 30 avril 2025.

Pour autant, il y a toujours, dans les actions et les déclarations du président américain, une finalité interne, populiste et électoraliste qui doit être prise en compte par ses interlocuteurs étrangers, même si c’est un facteur évident de complication. Mais l’analyse doit porter le regard au-delà de ces péripéties de forme.

Le trumpisme dans les traditions de politique étrangère américaine : populisme et réalisme

Walter Russel Mead a élaboré en 2001 une classification célèbre des traditions de la politique étrangère américaine : l’isolationnisme de Jefferson (président de 1801 à 1809), l’économisme de Hamilton (secrétaire au Trésor de 1789 à 1795), le populisme d’Andrew Jackson (président de 1829 à 1837), ou encore le libéralisme internationaliste de Woodrow Wilson (président de 1913 à 1921). Plus simplement, Henry Kissinger avait opposé en 1994 la posture du « phare » de la liberté (dans une logique jeffersonienne, donc isolationniste) à celle du « croisé » (dans une logique wilsonienne, donc interventionniste), plaidant pour sa part pour une autre voie intermédiaire, qu’il qualifiait de réaliste, inspirée de la diplomatie bismarckienne.

La politique étrangère de Donald Trump s’inscrit parfaitement dans la tradition jacksonienne, avec son populisme nationaliste avide de puissance et de force (« America First », « Make America Great Again », la « paix par la force »), illustré par des visées expansionnistes sur le Canada, le Groenland ou encore le canal de Panama. Mais on peut aussi voir chez lui certaines tendances isolationnistes au repli (qui remontent aux origines, dès le premier président américain George Washington), ainsi qu’une priorité affichée pour l’économie (qui peut rappeler la vision d’Hamilton, favorable au libre-échange mais n’écartant pas le protectionnisme).

Sur le plan des faits, Trump n’est pas un belliciste, mais ce n’est pas non plus un pacifiste ni un isolationniste, comme l’avaient déjà montré ses frappes en Syrie en 2017 et en 2018. Ses frappes sur le Yémen et sur l’Iran en 2025 l’ont confirmé : il n’entend pas mettre fin au leadership militaire américain dans le monde.

Au niveau économique, Trump renoue avec une tradition protectionniste américaine d’avant la Seconde Guerre mondiale (qui rappelle les tarifs McKinley en 1890 et la loi sur les droits de douane Hawley-Smoot en 1930), mais sans renoncer à conclure des accords commerciaux, qui restent la finalité ultime de ses guerres commerciales, dans une logique de rééquilibrage.

C’est évidemment avec l’internationalisme libéral américain que la rupture est la plus flagrante, et le contraste est net avec l’administration Biden qui avait ressoudé les alliances de Washington avec ses alliés traditionnels (UE, Japon, Australie…) face aux régimes autoritaires russe et chinois. Il reste que Trump n’a pas remis en question la présence de son pays au sein de l’OTAN, cherchant plus à faire payer ses alliés qu’à supprimer la garantie de sécurité américaine.

Le changement de posture sur la Russie n’est pas, en soi, un changement d’alliance. En effet, Washington n’est pas allé jusqu’à forcer Volodymyr Zelensky à se plier aux conditions maximalistes de Poutine. Trump est sans doute freiné en cela par l’hostilité profonde de l’opinion américaine à l’égard de la Russie. Sur la Chine, sa position dure est en revanche dans la continuité de la position des administrations précédentes.

Par ailleurs, il faut rappeler que les républicains sont marqués par une tradition réaliste (Eisenhower, Nixon, Bush père) par opposition à la tradition plus idéologique des démocrates – à l’exception très particulière de la présidence de George W. Bush, dominée par les « néoconservateurs », que Pierre Hassner caractérisait comme un « wilsonisme botté ».

Dans la lignée de Kissinger, Trump n’est ni dans l’isolement du « phare », ni dans la « croisade » démocratique, mais dans une logique transactionnelle qui dépend des rapports de puissance. C’est en effet à cette logique qu’il faut raccrocher ses efforts plus ou moins fructueux de régler les conflits (Gaza, Inde/Pakistan, RDC/Rwanda, Ukraine).

Les États-Unis entre leadership et retrait

Donald Trump est confronté, au-delà de ses orientations populistes, nationalistes et idéologiquement réactionnaires, à des changements structurels de la géopolitique mondiale qui mettent au défi le leadership américain depuis longtemps. Et là encore sa politique paraît afficher des continuités dont on peut donner plusieurs exemples.

L’unilatéralisme qu’ont manifesté par exemple les frappes au Yémen ou en Iran est une tradition très ancienne de la puissance américaine. « Multilateral when we can, unilateral when we must », disait un slogan de l’époque Clinton/Albright. Trump accentue certes le mépris des institutions multilatérales et des alliés, mais ce n’est pas de lui que date le mépris américain pour le droit international.

La tentation du retrait stratégique remonte à la présidence de Barack Obama et découle du fardeau militaire, politique, financier, humain, moral, qu’a été l’enlisement en Afghanistan et en Irak. Trump a essayé d’accélérer ce retrait durant son premier mandat, mais c’est Obama qui avait retiré les troupes américaines d’Irak en 2011, et c’est Biden qui a quitté l’Afghanistan en 2021. Trump a aussi manifesté la même réticence à engager des opérations autres qu’aériennes. En cela, il s’inscrit dans les pas d’Obama qui privilégiait une « guerre furtive » contre le terrorisme, dont les récentes frappes de Trump au Yémen et en Iran apparaissent comme un prolongement.

Le durcissement de la relation avec la Chine est également une évolution qui enjambe les mandats de Obama, Trump et Biden. C’est devenu la priorité de la politique étrangère américaine. Entre les années 2000 et 2020, un Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (« Quad ») avait été lancé entre les États-Unis, l’Australie, l’Inde et la Chine. Ce format, destiné à contenir l’expansion chinoise, a été relancé par l’administration Trump en 2017. Il a donné lieu à plusieurs sommets sous l’administration Biden, et il a été l’objet de la première rencontre multilatérale à laquelle a participé le Secrétaire d’État Marco Rubio en janvier 2025.

Découlant de la volonté de réduire la dépendance à la Chine, les politiques d’autonomie stratégique de l’administration Biden (comme la loi sur la réduction de l’inflation « IRA » de 2022 et le « Chips Act » de 2023) ont été poursuivies sous une autre forme : le soutien aux énergies fossiles plutôt qu’aux renouvelables, ou encore les investissements venus de l’étranger plutôt que les subventions. Mais leur objectif, de même que celui des « tariffs », reste le même : relocaliser la production aux États-Unis, dans une optique mercantiliste, pour accroître la puissance économique américaine, réduire les vulnérabilités, diminuer les déficits et créer des emplois.

Enfin, la proximité avec Israël, plus que jamais revendiquée par l’administration Trump, est consubstantielle à la politique étrangère américaine depuis la création de l’État juif. Les démocrates avaient pris certaines distances avec la politique de Benyamin Nétanyahou, mais pas au point de s’en désolidariser totalement. Il est probable qu’Israël n’a pu attaquer l’Iran sans un soutien américain. En revanche, Trump a manifesté à plusieurs reprises son impatience vis-à-vis de son allié israélien, sans que tout cela n’ait encore débouché sur une politique complètement cohérente.

Trump déchaîné ou Trump enchaîné ?

Les premiers mois du deuxième mandat Trump montrent qu’il n’y a pas de plan établi et méthodique pour mettre en œuvre une politique étrangère radicalement nouvelle.

Trump n’est peut-être plus freiné par « l’État profond » comme il l’avait été durant son premier mandat, mais il est confronté à des pesanteurs géopolitiques qui ne peuvent qu’entraver sa volonté et ses actions quand il veut s’affranchir des réalités. Ce qui, pour les partenaires historiques de l’Amérique, est une évolution plutôt réconfortante.

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Maxime Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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10.07.2025 à 16:04

« Migrants », « réfugiés », « illégaux », « candidats à l’asile »… comment les politiques et les médias désignent les personnes en déplacement

Valériane Mistiaen, Postdoctoral fellow, Vrije Universiteit Brussel

Une étude conduite en Belgique met en évidence la multiplicité des termes employés et les soubassements politiques de ces choix.
Texte intégral (1624 mots)

L’analyse de plus de 13 000 articles de presse et 3 400 journaux télévisés montre la grande diversité des termes utilisés pour désigner les personnes en déplacement – une terminologie qui influence profondément le regard porté sur elles.


Les termes utilisés dans les médias pour désigner les personnes en déplacement (une formule encore peu répandue en France mais qui tend à s’imposer comme une expression neutre et inclusive dans les sphères internationales, notamment au sein d’organisations comme l’Organisation internationale pour les migrations (OIM)) ne sont jamais neutres : ils révèlent, souvent malgré eux, des rapports de force politiques et idéologiques.

La catégorisation – et donc le mot utilisé pour désigner une catégorie – manifeste un rapport de pouvoir. Dans le contexte de la « crise migratoire » européenne, l’usage des catégories est devenu fortement politisé, et varie largement selon le contexte discursif. De plus, la catégorisation et la nomination dans le discours médiatique influencent grandement l’opinion publique.

Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai examiné plus de 13 300 articles de presse et 3 490 journaux télévisés diffusés en Belgique entre mars 2015 et juillet 2017. À travers une analyse lexicale du discours médiatique, ce travail documente le répertoire de dénominations utilisées pour nommer les personnes en déplacement et l’évolution du sens de ces termes dans les médias belges. La recherche dévoile plus de 300 dénominations et désignations différentes, allant des plus établies (réfugié, migrant, demandeur d’asile) à des formes plus fugitives ou créatives : personnes qui cherchent une vie meilleure, clients, amis, etc.

La porosité du langage médiatique aux discours politiques

Cette productivité lexicale s’explique par le besoin des journalistes et des responsables politiques de nommer de nouvelles situations ou des cas spécifiques. Elle révèle aussi la porosité du discours médiatique aux discours politiques, à tel point que de nombreuses dénominations, bien qu’émanant du monde politique et non des journalistes eux-mêmes, se retrouvent dans les médias via le discours rapporté – comme c’est le cas pour des formules comme « chercheur de fortune » ou le terme « illégal ».

Ces dénominations servent souvent à classer les personnes selon leur « mérite », divisant celles qui mériteraient d’être accueillies (les réfugiés politiques « idéaux ») de celles qui devraient être expulsées (les migrants dits « économiques »).

Les journalistes ne créent pas les mots qu’ils emploient. Ils piochent dans le langage juridique et administratif, ou dans les débats politiques. Ce qui les amène à reproduire, parfois sans le vouloir, les représentations dominantes. Cette dynamique est particulièrement visible dans le lexique des migrations.

Prenons l’exemple du mot transmigrant. Inexistant dans le droit international, ce terme s’est imposé dans les discours politiques belges dès 2015 pour désigner les personnes qui tentaient de rejoindre le Royaume-Uni depuis la France ou la Belgique, sans vouloir y rester. Ce néologisme a très vite été repris par les médias, en particulier néerlandophones. Les personnes ainsi désignées sont perçues comme provisoires et illégales. On parle de leur présence comme d’un « problème », jamais d’une trajectoire. La force de ce mot réside dans son caractère flou : ni réfugié, ni migrant, ni demandeur d’asile, le transmigrant devient une catégorie politique commode pour justifier l’application à son encontre des politiques de contrôle, voire d’expulsion, tout en évitant les obligations internationales liées à l’asile.

Autre exemple frappant : la forte fréquence du terme illégal, « l’exclu des exclus ». Cette désignation stigmatisante s’est banalisée dans le discours médiatique. Entre 2015 et 2017, plus de 700 occurrences du terme ont été relevées dans le corpus néerlandophone, contre 94 seulement dans le corpus francophone. Ce décalage linguistique reflète des choix éditoriaux différents mais aussi une proximité plus ou moins assumée avec les éléments de langage politiques.

La Belgique, pays multilingue sans espace public unifié, constitue un laboratoire d’observation privilégié. Les différences lexicales entre les médias francophones et néerlandophones sont notables : usage plus fréquent de sans-papiers au sud, de illegalen (« illégaux ») au nord ; plus de voix associatives dans les JT francophones, plus de voix politiques dans les JT néerlandophones. Mais ces différences ne doivent pas masquer une tendance commune : dans les deux espaces, le langage médiatique reste fortement influencé par les discours politiques, souvent opposés à l’accueil de réfugiés (durant la période étudiée, le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Théo Francken, était issu du parti nationaliste flamand N-VA, qui a fait de l’immigration son cheval de bataille.).

En Belgique, la résistance face à la politique migratoire s’organise, France24, janvier 2018.

Des journalistes critiques : pistes de bonnes pratiques

Certains journalistes développent des pratiques plus réflexives, plus éthiques. Les termes utilisés pour nommer sont souvent précis : mineur non accompagné, candidat à l’asile, personne en situation irrégulière, réfugié de guerre… Ou, une fois que le statut de la personne est décrit, des termes relationnels ou des termes comme sœur, fils, voisin ou ami, sont également utilisés. Cette précision permet d’éviter les amalgames et d’humaniser ces personnes.

Si les termes stigmatisants apparaissent surtout dans la bouche des politiciens et circulent via les discours rapportés, ils sont généralement contextualisés, voire remis en question par les journalistes qui s’en distancent en les mettant entre guillemets :

« Trois policiers l’emmènent. D. est ici en tant que “migrant illégal”, comme ils l’appellent. » (Het Laatste Nieuws, 24 août 2016).

Les journalistes font également preuve d’une grande créativité lexicale. Ils ont, par exemple, créé la désignation candidat demandeur d’asile pour référer aux personnes qui font la file devant l’Office des étrangers sans pouvoir déposer leur demande d’asile :

« Hier, l’Office des étrangers a dû refuser une cinquantaine de réfugiés qui voulaient demander l’asile parce que la salle d’attente était surpeuplée. Les candidats demandeurs d’asile doivent trouver refuge chez des parents ou des connaissances ou dans un hôtel. Certains n’y sont pas parvenus et ont passé la nuit dans un parc bruxellois. » (VRT, 4 août 2015).

Et ils n’hésitent pas à se montrer critiques :

« En outre, la confusion entre la cupidité et la recherche d’une vie meilleure est le plus souvent délibérée. Ainsi, nos esprits sont façonnés pour cocher mentalement la case “réfugié de guerre” et mettre une croix à côté de “réfugié économique”. Le “chercheur de fortune” a progressivement acquis une connotation négative. Sémantique ? Oui, mais pas de manière innocente. Des gens se noient en Méditerranée parce que l’Europe a tergiversé dans les opérations de sauvetage. » (De Standaard, 27 février 2016)


À lire aussi : À bord de l’« Ocean Viking » (1) : paroles de réfugiés secourus en mer


Les termes liés à la migration mettent l’accent sur des aspects très variés : origine, nationalité, genre, statut relationnel, destination ou mouvement. De nombreuses dénominations dans le discours médiatique sont accompagnées de qualificatifs (vulnérable, économique, adjectifs de nationalité), qui modifient le sens du mot, même lorsqu’il s’agit de catégories juridiques supposées stables et précises sur le plan sémantique.

Vers un journalisme plus conscient

Pour aller vers une couverture médiatique plus humaine et plus rigoureuse des migrations, plusieurs pistes peuvent être envisagées :

  • Contextualiser les mots, leur usage, en expliquer la genèse, la portée.

  • Donner la parole aux personnes concernées, pour qu’elles puissent se nommer elles-mêmes.

  • Former les journalistes pour qu’ils prennent conscience des effets de leurs choix lexicaux.

  • Favoriser la diversité des sources : ONG, chercheurs, personnes en migration, avocats, et pas seulement des responsables politiques.


Pour aller plus loin, se reporter à notre livre (en anglais) « Did you say “migrant” ? Media Representations of People on the Move ».

The Conversation

Valériane Mistiaen a reçu des financements du Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS) pour mener sa thèse de doctorat.

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10.07.2025 à 16:03

L’Indonésie à l’honneur le 14 juillet, reflet de la stratégie française en Indo-Pacifique

Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l'Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP)

La visite du chef d’État indonésien à Paris à l’occasion du 14 juillet confirme le renforcement du partenariat stratégique entre Paris et Jakarta.
Texte intégral (2507 mots)

Portées par une volonté commune de proposer à la région indo-pacifique une option alternative à la rivalité sino-américaine, la France et l’Indonésie approfondissent le partenariat stratégique scellé en 2011. Après la visite d’État d’Emmanuel Macron à Jakarta en mai dernier, son homologue indonésien, Prabowo Subianto, est cette fois l’invité d’honneur du défilé du 14 juillet à Paris. Au-delà du symbole, c’est une dynamique de rapprochement à la fois militaire, économique et diplomatique qui se confirme entre les deux pays.


Quelques semaines après une visite d’État en Indonésie, Emmanuel Macron a rendu la politesse à son homologue indonésien, Prabowo Subianto, en le conviant aux cérémonies du 14 juillet 2025 en tant qu’invité d’honneur.

Cette double séquence diplomatique entre Jakarta et Paris, concomitante au 75e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays, s’inscrit dans la continuité d’un partenariat en plein essor.

Élevée au rang de partenariat stratégique en 2011, la relation franco-indonésienne constitue désormais l’un des piliers de la politique proactive de la France en Asie du Sud-Est. Pour l’Indonésie, la France, en plus d’être un partenaire européen d’autant plus important qu’elle est un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, représente un levier de diversification stratégique cohérent avec sa posture traditionnelle de non-alignement.

Porté par une coopération de défense en pleine croissance, ce partenariat se veut ambitieux et durable. Si la relation globale demeure encore modeste, notamment en matière d’échanges économiques, les convergences géopolitiques croissantes et des ambitions compatibles dans la région indo-pacifique ouvrent la voie à un approfondissement stratégique de long terme.


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Une coopération de défense florissante

La coopération de défense et de sécurité constitue la pierre angulaire du partenariat franco-indonésien. Elle a connu un développement important au cours des cinq dernières années, notamment grâce à d’importants accords dans le domaine de l’armement.

Depuis 2022, l’Indonésie a acquis 42 avions de chasse Rafale, 2 sous-marins de classe Scorpène (impliquant des transferts de technologie importants, puisque ceux-ci sont construits par le chantier PT PAL en Indonésie), 13 radars longue portée Ground Master 400 auprès de Thales et 2 avions de transport militaire Airbus A400M. La France profite donc largement de l’effort capacitaire indonésien entamé depuis près d’une décennie et de la stratégie de diversification des fournisseurs, articulée autour d’une exigence croissante de transferts de technologies.

Jakarta est désormais le deuxième client de la France en Indo-Pacifique (derrière l’Inde), et la base industrielle et technologique de défense (BITD) française espère des ventes supplémentaires prochainement : Rafale et Scorpène supplémentaires, frégate de défense et d’intervention, avions Airbus multirôle de ravitaillement en vol et de transport (MRTT), satellites, missiles sol-air Mistral et système de défense aérienne VL MICA.

Cette communauté de moyens inédite entre les deux pays s’accompagne d’une coopération opérationnelle en progression constante. Ainsi, l’Indonésie est une escale régulière des missions de projections aériennes françaises Pégase. Les deux pays organisent un exercice terrestre nommé Garuda Guerrier depuis 2023. Une frégate française a participé en 2025 à l’exercice indonésien Komodo.

Sur les théâtres extérieurs, leur participation commune aux opérations de maintien de la paix de l’ONU, notamment la FINUL au Liban dont les deux pays sont des contributeurs majeurs, donne également lieu à des interactions opérationnelles renforcées.

Point d’orgue de cette dynamique de coopération, le porte-avions Charles de Gaulle a, pour la première fois de son histoire, fait escale en Indonésie, à Lombok, en février 2025. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, s’est spécialement déplacé sur place et a accueilli à bord du bâtiment son homologue indonésien, Sjafrie Sjamsoeddin.


À lire aussi : Le porte-avions « Charles-de-Gaulle », vitrine des ambitions françaises en Indo-Pacifique


Un partenariat global et ambitieux, mais encore modeste

Le partenariat franco-indonésien ne se limite pas à la seule sphère de la défense. Avec plus de 280 millions d’habitants, l’Indonésie est la première économie d’Asie du Sud-Est et représente, à ce titre, d’importantes perspectives de croissance.

La déclaration conjointe publiée à l’issue du voyage du président français en mai 2025, intitulée Horizon 2050, en témoigne : ses 68 points couvrent un spectre très large, allant de la gouvernance internationale à la sécurité alimentaire, en passant par la transition énergétique, la coopération maritime, la biodiversité, l’enseignement supérieur, la culture, le sport ou encore le droit.

Pourtant, malgré une feuille de route bilatérale ambitieuse et la présence de quelque 200 filiales françaises implantées dans le pays – notamment de grands groupes comme Eramet, Total ou Danone –, les échanges économiques entre la France et l’Indonésie demeurent modestes.

Avec environ 3,5 milliards d’euros d’échanges commerciaux annuels, la France reste un partenaire économique de second rang pour l’Indonésie, loin derrière la Chine (127 milliards), les États-Unis (35 milliards) ou encore d’autres puissances asiatiques, et ne figure qu’au quatrième rang des partenaires européens. De son côté, l’Indonésie n’est que le cinquième partenaire économique de la France au sein de l’Asean derrière Singapour, le Vietnam, la Thaïlande et la Malaisie.

Si la France demeure active sur le plan culturel et éducatif, notamment grâce à un Institut français dynamique et présent dans 4 villes, la communauté française en Indonésie reste toutefois relativement modeste, avec environ 3 000 expatriés recensés, bien moins qu’à Singapour ou en Thaïlande.

« Indonésie : l’émergence d’un géant », Le Dessous des Cartes, Arte, février 2024.

Convergences géopolitiques

Pourtant, au-delà des chiffres, c’est avant tout une vision commune des relations internationales qui semble porter le partenariat. Une vision que le président français a résumée en ces termes à Jakarta : « Nous ne voulons la guerre avec personne, mais nous ne voulons dépendre de personne. »

Pour l’Indonésie, le principe fondamental de sa politique étrangère depuis son indépendance en 1945 est la doctrine bebas aktif – une diplomatie libre et active – qui repose sur une politique de non-alignement, engagée, multilatérale et constructive. C’est cette vision qui a guidé l’engagement de l’Indonésie dans le mouvement des non-alignés et son rôle clé dans l’organisation sur son territoire de la Conférence de Bandung en 1955.


À lire aussi : En relations internationales, le non-alignement existe-t-il vraiment ?


Soixante-dix ans plus tard, Jakarta reste un acteur diplomatique très actif : présidence du G20 en 2022, de l’Asean en 2023, adhésion aux BRICS en 2024, candidature en cours à l’OCDE, participation accrue aux opérations de maintien de la paix.

Dans un contexte régional marqué par l’intensification de la rivalité sino-américaine, Jakarta réaffirme sa volonté d’autonomie stratégique. L’élection du président Prabowo Subianto — ancien gendre de Suharto et militaire de carrière à réputation pour le moins contrastée du fait des multiples accusations l’ayant visé par le passé — s’inscrit dans la continuité de cette posture d’équilibriste. Passé par les États-Unis dans le cadre de sa formation, le nouveau chef de l’État a pourtant réservé son premier déplacement officiel à la Chine, en novembre 2024.

Ce geste fort s’est accompagné d’une déclaration conjointe sur l’exploitation partagée des ressources en mer de Chine méridionale, et ce, en dépit des tensions persistantes dans la zone des îles Natuna – une région sous souveraineté indonésienne, mais régulièrement sujette à des incursions de navires de pêche et de garde-côtes chinois.

Ces constantes de la politique étrangère indonésienne, marquée par une proximité simultanée et parfois tendue avec Washington et Pékin, sont compatibles avec « l’autonomie stratégique » défendue par le président Macron comme facteur de rapprochement entre l’Asie et l’Europe pour former une « coalition d’indépendants », concept qu’il a défendu lors du dernier dialogue de Shangri-La à Singapour.

Depuis 2023, les deux pays ont instauré un dialogue stratégique au format 2 +2 (réunissant les ministres des Affaires étrangères et de la Défense), une première pour l’Indonésie avec un pays européen – et cherchent désormais à approfondir leur coopération sur les grands enjeux internationaux. Ainsi, la déclaration conjointe franco-indonésienne du 28 mai 2025 sur le Proche-Orient appelle à un cessez-le-feu immédiat à Gaza, condamne fermement l’occupation illégale des territoires palestiniens et réaffirme l’engagement des deux pays en faveur de la solution à deux États.

C’est cependant dans l’espace indo-pacifique que les convergences stratégiques entre la France et l’Indonésie sont les plus nettes, les deux pays partageant, on l’a dit, une volonté commune de stabilité, de multilatéralisme et aussi de préservation des biens communs maritimes (lutte contre la pêche illégale, la pollution et les trafics illicites, sauvetage en mer, sécurisation des infrastructures critiques, surveillance des domaines maritimes, réponse aux catastrophes naturelles, aide humanitaire).

Horizons indo-pacifiques

À l’heure où l’Indo-Pacifique s’impose comme le théâtre central des recompositions géopolitiques, la convergence entre Paris et Jakarta se reflète dans leurs documents de doctrine respectifs : la Stratégie française en Indo-Pacifique (2018) et la Vision de l’Asean pour l’Indo-Pacifique (2019), dont l’Indonésie a été l’un des principaux artisans.

Les deux pays coopèrent déjà étroitement au sein de plusieurs forums multilatéraux dans l’océan Indien et en Asie du Sud-Est, tels que l’Indian Ocean Rim Association (IORA), l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS) ou l’Asean Defence Ministers Meeting Plus (groupe auquel la France participe comme observateur).

Cette dynamique pourrait s’étendre au Pacifique insulaire, où la France – puissance riveraine – et l’Indonésie – État archipélagique majeur – ont tout intérêt à conjuguer leurs efforts pour répondre aux vulnérabilités spécifiques des États océaniens, en lien avec les priorités portées par le Forum des Îles du Pacifique, institution dont les deux pays sont partenaires de dialogue.

À cet égard, l’Indonésie cherche à renforcer sa présence diplomatique dans le Pacifique océanien. Elle est membre associé du Groupe de Fer de lance mélanésien (MSG) depuis 2015 et souhaite désormais participer au Sommet des ministres de la défense des pays du Pacifique (SPDMM). Dans cette stratégie, Jakarta s’appuie directement sur la France, perçue comme un acteur moins polarisant que la Chine ou les États-Unis dans la région.

Autant de dynamiques convergentes qui augurent d’un renforcement du partenariat franco-indonésien ans les années à venir.

The Conversation

Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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09.07.2025 à 16:24

Trump, Nétanyahou et l’introuvable cessez-le-feu à Gaza

Ali Mamouri, Research Fellow, Middle East Studies, Deakin University

Alors que Donald Trump paraît pressé d’obtenir la signature d’un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, Benyamin Nétanyahou semble déterminé à pousser son avantage sur le terrain.
Texte intégral (2454 mots)

Lors de la visite de Benyamin Nétanyahou à Washington, Donald Trump a affiché son optimisme quant à un possible cessez-le-feu à Gaza. Pourtant, les discussions patinent, et les objectifs à long terme du gouvernement israélien révèlent bien plus un choix pour la guerre que de véritables pistes de résolution du conflit.


Le 7 juillet, Donald Trump a accueilli le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou pour un dîner à la Maison Blanche, à l’issue duquel il a déclaré que les pourparlers visant à mettre fin à la guerre à Gaza « se passent très bien ».

De son côté, Nétanyahou a annoncé qu’il avait proposé la candidature de Trump au prix Nobel de la paix, déclarant :

« Il est en train de forger la paix, à l’instant même, d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre. »

Malgré toutes ces déclarations sur la paix, les négociations en cours au Qatar entre les délégations israélienne et palestinienne se sont interrompues sans résultats concrets. Les pourparlers devraient reprendre plus tard cette semaine.

Si un accord est conclu, il sera sans doute considéré comme une chance majeure de mettre fin à presque deux ans de crise humanitaire à Gaza, ouverte par l’opération lancée par Tsahal dans la bande après les attaques du 7 octobre au cours desquelles 1 200 Israéliens ont été tués.

Cependant, le scepticisme grandit quant à la pérennité de tout éventuel cessez-le-feu. Le précédent accord de cessez-le-feu, conclu en janvier 2025 et ayant permis la libération de dizaines d’otages israéliens et de centaines de prisonniers palestiniens, a été rompu dès mars, lorsque Israël a repris ses opérations militaires à Gaza.

Cette rupture de confiance des deux côtés, combinée aux opérations militaires israéliennes en cours et à l’instabilité politique, laisse penser qu’un nouvel accord risque de n’être qu’une pause temporaire plutôt qu’une solution durable.


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Les détails de l’accord

L’accord proposé prévoit un cessez-le-feu de 60 jours visant à désamorcer les tensions entre les différents acteurs et à créer un espace pour des négociations en vue d’un règlement plus pérenne.

Le Hamas devrait libérer dix otages israéliens survivants et restituer les dépouilles de dix-huit autres. En échange, Israël devrait retirer ses forces militaires vers une zone tampon définie le long des frontières de Gaza avec Israël et l’Égypte.

Un otage israélien entouré de combattants palestiniens à Gaza, où certains sont détenus depuis vingt-deux mois – leur libération figure au cœur de l’accord actuellement négocié à Doha. Anas-Mohammed/Shutterstock

Par ailleurs, alors que les modalités précises d’un échange de prisonniers restent en cours de discussion, la libération de détenus palestiniens emprisonnés en Israël continue d’être un volet central des négociations et des revendications palestiniennes.

L’aide humanitaire constitue également un volet majeur de l’accord. L’assistance serait acheminée par des organisations internationales, principalement des agences de l’ONU et le Croissant-Rouge palestinien.

Cependant, l’accord ne précise pas le rôle futur du Fonds humanitaire de Gaza soutenu par les États-Unis, qui distribue une aide alimentaire depuis le mois de mai, et ce alors que l’urgence d’un accès humanitaire se fait chaque jour plus pressante au regard de l’ampleur des destructions à Gaza.

Selon le ministère de la Santé de Gaza, la campagne militaire israélienne a coûté la vie à plus de 57 000 Palestiniens (chiffres repris par l’ONU). L’offensive a déclenché une crise alimentaire, déplacé une grande partie de la population à l’intérieur du territoire et laissé de vastes zones en ruines.

Fait important, cet accord ne mettrait pas fin à la guerre, ce qui constitue une revendication centrale du Hamas. Il engage plutôt les deux parties à poursuivre les discussions durant les 60 jours, dans l’espoir d’aboutir à un cessez-le-feu plus solide et global.

Les obstacles pour une paix durable

Même si le contexte semble propice à la signature d’un cessez-le-feu définitif, tout spécialement après les lourds dégâts infligés au Hamas par Israël, le gouvernement de Nétanyahou semble réticent à mettre un terme complet à sa campagne militaire.

Pour des raisons en bonne partie propres à des considérations de politique intérieure : la coalition au pouvoir en Israël dépend fortement de partis d’extrême droite qui insistent pour poursuivre la guerre. Toute tentative sérieuse de cessez-le-feu pourrait vraisemblablement entraîner l’effondrement du gouvernement Nétanyahou.

Pourtant, d’un point de vue militaire, Israël a atteint plusieurs de ses objectifs tactiques.

Il a considérablement affaibli le Hamas ainsi que d’autres factions palestiniennes et provoqué une dévastation généralisée à travers Gaza. S’y ajoutent, en Cisjordanie, le meurtre de centaines de Palestiniens, ainsi que des arrestations massives et de nombreuses démolitions de maisons.

Des Palestiniens devant des bâtiments détruits à Gaza, où le scepticisme persiste quant à la possibilité qu’un cessez-le-feu temporaire aboutisse à une paix durable. Anas-Mohammed/Shutterstock

De plus, Israël a réussi à contraindre le Hezbollah libanais à réduire très significativement ses attaques visant l’État hébreu, et lui a infligé de lourdes pertes, y compris son leader historique, Hassan Nasrallah.

Plus important encore peut-être, Israël a, en juin dernier, frappé en profondeur l’infrastructure militaire iranienne, tuant des dizaines de commandants de haut rang et endommageant les capacités balistiques et nucléaires de Téhéran.


À lire aussi : La société iranienne prise en étau entre les frappes israéliennes et la répression du régime


Les intentions réelles du gouvernement israélien

Pourtant, les buts de Nétanyahou semblent dépasser les simples victoires tactiques. Plusieurs signes indiquent qu’il vise deux objectifs stratégiques plus larges.

D’abord, en rendant Gaza de plus en plus invivable, son gouvernement pourrait pousser les Palestiniens à fuir la Bande. Cela ouvrirait de fait la voie à une annexion du territoire par Israël à long terme – un scénario soutenu par une grande partie des alliés d’extrême droite du premier ministre.

S’exprimant à la Maison Blanche, Nétanyahou a affirmé travailler de concert avec les États-Unis pour trouver des pays prêts à accueillir les Palestiniens de Gaza :

« Si les gens veulent rester, ils peuvent rester ; mais s’ils veulent partir, ils doivent pouvoir partir. »

Ensuite, en prolongeant la guerre, Nétanyahou peut retarder son procès pour corruption en cours et prolonger sa survie politique.

Au cœur de l’impasse se trouve la vision de l’extrême droite israélienne : celle d’une défaite totale des Palestiniens, sans concessions ni reconnaissance d’un futur État palestinien. Une vision qui bloque depuis des décennies la résolution du conflit.

Divers dirigeants israéliens ont à plusieurs reprises qualifié toute entité palestinienne potentielle de « moins qu’un État » ou « État-moins », une formulation qui ne correspond ni aux aspirations palestiniennes ni aux normes juridiques internationales.

Aujourd’hui, même cette vision limitée semble écartée, alors que la politique israélienne s’oriente vers un rejet total de l’idée d’un État palestinien.

Alors que les mouvements de résistance palestiniens sont fortement affaiblis et qu’aucune menace immédiate ne pèse sur Israël, la période actuelle constitue un test crucial des intentions de Tel-Aviv.

Israël cherche-t-il véritablement la paix, ou vise-t-il à consolider sa domination dans la région tout en niant de façon permanente aux Palestiniens leur droit à un État ?

À la suite de ses succès militaires et de la normalisation de ses relations avec plusieurs États arabes dans le cadre des Accords d’Abraham en 2020, le discours politique israélien n’a fait que se radicaliser.


À lire aussi : Yaïr Golan, un espoir en trompe-l’œil pour sauver l’image d’Israël


Certaines voix au sein de l’establishment israélien plaident ouvertement pour le déplacement permanent des Palestiniens vers des pays arabes voisins comme la Jordanie, l’Égypte ou l’Arabie saoudite. La mise en œuvre d’un tel projet reviendrait à effacer toute perspective de création d’un futur État palestinien.

Cela suggère que, pour certaines factions en Israël, l’objectif final n’est pas un règlement négocié, mais une solution unilatérale qui redessinerait la carte et la composition démographique de la région.

Les semaines à venir révéleront si Israël choisira la voie du compromis et de la coexistence, ou s’il empruntera une trajectoire rendant impossible toute paix durable.

The Conversation

Ali Mamouri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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09.07.2025 à 16:18

États-Unis : nouveau feu vert de la Cour suprême à une présidence monarchique

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La Cour suprême, dominée par des juges conservateurs, a pris le 27 juin dernier une décision qui permettra à l’exécutif d’avoir les coudées franches.
Texte intégral (2517 mots)

Le 27 juin, par six voix contre trois – celles des six juges conservateurs contre les trois progressistes –, la Cour suprême des États-Unis a rendu une décision aux lourdes implications : les juges fédéraux ne pourront plus bloquer les décisions de l’administration Trump. Plus que jamais, le président a les mains libres pour appliquer ses décrets, y compris ceux qui contreviennent aux dispositions de la Constitution.


L’affaire qui a conduit à la décision prise par la Cour suprême le 27 juin touche au droit du sol. Signé en grande pompe par Donald Trump le jour même de son investiture, le 20 janvier 2025, le décret 14 610 stipule que les enfants nés de parents ne disposant pas de titre de séjour permanent valable (green card) ou n’ayant pas la nationalité américaine ne deviennent pas citoyens à la naissance.

Ce décret constitue une violation de ce que prévoient explicitement le 14ᵉ amendement à la Constitution, la loi sur la nationalité de 1940 et la jurisprudence de la Cour suprême elle-même : dans la décision U.S. v. Wonk Kym Ark de 1898, elle avait jugé que même si ses parents étaient « sujets de l’Empereur de Chine », un enfant né aux États-Unis était bien citoyen américain.

Un tour de passe-passe judiciaire

L’application du décret avait alors immédiatement été contestée par 22 États, des associations pour la défense des migrants et plusieurs mères enceintes souhaitant protéger les droits de leur enfant à naître, puis suspendue par trois juges différents saisis au Massachusetts, dans le Maryland et dans l’État de Washington. Ces ordonnances avaient ensuite été confirmées en appel.

Face à ce blocage, l’administration Trump a adressé à la Cour suprême une demande d’intervention d’urgence, dans laquelle elle demandait à la Cour de juger illégales les ordonnances dites « universelles » (Nationwide injunctions).

La Cour aurait pu refuser ce tour de passe-passe mais, une fois de plus, elle a refusé de jouer son rôle de contre-pouvoir. Le 27 juin, dans la décision « Trump vs. CASA » (CASA étant le nom d’une organisation d’aide aux migrants), elle a accédé aux désirs du président. Le moment et l’affaire choisis sont éminemment politiques : les initiatives de l’administration Biden en matière de vaccination obligatoire ou d’effacement de la dette des étudiants avaient été bloquées par ce type d’ordonnances universelles, et la Cour n’avait alors rien fait.

Durant l’audience du 15 mai, les questions posées par les juges conservateurs avaient reflété leur hostilité envers les ordonnances universelles, qui s’appliquent à tous ceux dont les droits risquent d’être violés, et pas seulement aux requérants et parties aux procès. Pourtant, alors que le risque était de créer le chaos avec des situations différentes selon les États, une ordonnance universelle se justifiait pleinement ici.

Cette pratique, qui est un phénomène récent (remontant sans doute à 1963), a connu un pic au cours des 20 dernières années et a été critiquée par les républicains comme par les démocrates, à des périodes différentes. Elle est due à une conjonction de facteurs. Parce que le Congrès est polarisé et dysfonctionnel, les présidents Obama, Trump et Biden ont eu recours aux décrets pour tenter de faire avancer leurs priorités politiques hors la voie législative. Leurs adversaires ont aussitôt saisi la justice fédérale en ayant soin de choisir une juridiction dont les juges partagent leur vision idéologique, ce qu’on appelle le forum shopping.

Les républicains intentent leurs actions au Texas et en Floride, qui relèvent de deux cours d’appel conservatrices (5e et 11e circuits). Les progressistes, eux, saisissent la justice à New York, dans l’Oregon ou à Hawaï, là où les juges sont plutôt progressistes et où les cours d’appel compétentes, celles des 2e et 9e circuits, sont encore progressistes malgré la nomination par Trump, durant son premier mandat, de 250 juges très conservateurs choisis par la Federalist Society pour leur fidélité idéologique.

La décision de la Cour suprême et ses conséquences

L’opinion majoritaire rédigée par la juge conservatrice Barrett est courte (33 pages) mais accompagnée de plusieurs opinions « séparées » – des opinions convergentes rédigées par les juges de droite qui auraient voulu aller plus loin, et deux opinions dissidentes par les juges progressistes.

La motivation de l’opinion majoritaire est extrêmement technique et s’appuie sur un pseudo-originalisme qui remonte à la naissance de l’Equity créé en Angleterre pour pallier les lacunes du droit de common law, et à la loi qui a créé le système judiciaire des États-Unis (Federal Judiciary Act, 1789) pour conclure que les juridictions fédérales ne jouissent pas du pouvoir de rendre ces ordonnances universelles.

La juge progressiste Sotomayor, auteur d’une longue opinion dissidente démontant le raisonnement de la juge Barrett, a décidé d’en lire des extraits (pendant 20 minutes) à haute voix, après l’annonce, par la juge Barrett, de la décision de la majorité. Cette pratique extrêmement rare, déjà utilisée par elle-même une fois cette année et plusieurs fois par la juge Ruth B. Ginsburg, icône de la gauche, vise à porter le débat au-delà du cercle restreint des juristes, et à souligner son désaccord profond avec la décision majoritaire et les dangers pour les libertés dont cette décision est porteuse.

La juge progressiste Jackson, dans une deuxième opinion dissidente, a le mérite de poser la question de façon plus directe encore. Les juridictions peuvent-elles s’opposer à un comportement illégal ou inconstitutionnel du président ? De son point de vue, la réponse est positive. Mais la juge Barrett, avec une once de condescendance, a rétorqué dans l’opinion majoritaire que la loi qui a créé l’organisation judiciaire (Federal Judiciary Act de 1789) n’a pas accordé aux juridictions fédérales ce pouvoir d’agir en Equity. Celles-ci ne peuvent donc pas violer le droit juste pour empêcher le président de violer celui-ci. « Les juridictions n’exercent pas un contrôle général de la branche exécutive ; elles résolvent des “controverses” et contentieux en vertu de l’autorité qui leur a été conférée par le Congrès. Quand une juridiction conclut que l’Exécutif a agi de façon illégale, la solution n’est pas que le juge excède lui aussi ses pouvoirs et fasse de preuve de suprématie judiciaire. », écrit Barrett.

L’interdiction de ces ordonnances à portée universelle signifie qu’il incombera désormais, dans les 28 États dirigés par les républicains qui n’ont pas contesté le décret en justice, à chacun des enfants (ou plutôt à leurs représentants, mères ou associations ou États) de saisir le juge afin de contester l’application du décret en invoquant la violation du 14e amendement.

La décision rendue ne s’appliquera qu’à cet enfant ou à ce groupe d’enfants, mais pas à la totalité des enfants nés de parents ne disposant pas de titre de séjour permanent valable. Dès que le délai de 30 jours fixé par la Cour sera écoulé, l’administration Trump pourra appliquer le décret dans ces 28 États, ce qui pourra amener des mères à tenter d’aller accoucher à New York ou dans le Massachusetts et qui, à terme, va creuser encore davantage le fossé entre États « rouges » (républicains) et États « bleus » (démocrates) protecteurs des droits attaqués par l’administration Trump.

Sur le plan logistique, et c’est ce que défendaient les États requérants, ce sera le chaos car les enfants se déplacent au cours de leur vie. Or, le statut de citoyen entraîne des droits et permet de bénéficier de certains services. Quid si un enfant né dans un État « rouge » (où les autorités auront refusé de le déclarer comme citoyen à sa naissance) vient vivre dans un État « bleu » ? Il n’aura pas les documents nécessaires et l’État ne percevra pas les subventions correspondantes du gouvernement fédéral (bons alimentaires par exemple). La décision majoritaire n’a pas entendu les États, mais ceux-ci peuvent continuer à agir et vont modifier leur requête en tenant compte de l’arrêt de la Cour.

Quid de la suite ?

Restent les recours collectifs (class actions) qui avaient occupé une bonne partie du temps lors de l’audience. Les avocats des requérants ont expliqué que constituer une action de groupe est compliqué et prend du temps.

Ils ont tenté de convaincre les juges que lorsqu’il y a urgence, ce n’est pas l’instrument idéal. La Cour ne les a pas suivis. Dès l’annonce de la décision, les groupes de défense des libertés ont donc déposé des demandes d’actions de groupe « nationales ». C’est ce qu’a fait l’association de défense des libertés fondamentales ACLU le jour même de la décision, le 27 juin, dans le New Hampshire et un autre groupe dans le Maryland.

Mais ce sera un parcours semé d’embûches car la Cour a progressivement rendu plus difficile la certification des actions de groupes : elle a, par exemple, refusé de façon spécieuse de certifier l’affaire Walmart en 2011. Ce sera donc au mieux complexe et lent, à la différence de ces ordonnances qui protègent avec effet immédiat tous ceux qui risquent de se voir privés d’un droit constitutionnel.

La Cour veut-elle encore être un contre-pouvoir ?

Le pouvoir judiciaire a été créé afin d’être un contre-pouvoir et le rempart protégeant les droits et libertés. C’est ce qu’ écrit Alexander Hamilton dans Le Fédéraliste n° 78, et ce fut la mission des juridictions durant la deuxième moitié du XXe siècle.

Mais aujourd’hui, avec la Cour Roberts (du nom de John Roberts, président de la Cour suprême depuis 2005), les droits fondamentaux sont en danger, et pas uniquement le droit du sol. Une dizaine d’autres ordonnances suspendent pour l’instant des décrets sans doute illégaux signés par Donald Trump : ceux qui bloquent les fonds votés par le Congrès, démantèlent les agences, limogent les fonctionnaires, s’en prennent aux transgenres et visent à modifier les règles électorales alors que celles-ci relèvent des États et, si besoin, du Congrès mais en aucun cas du président. Selon le texte du décret concerné, le libellé du recours et les requérants (États, particuliers), les juridictions vont devoir adapter leurs décisions en tenant compte de l’arrêt rendu par la Cour ce 27 juin.

En denier ressort, les affaires finiront devant la Cour suprême mais celle-ci, à la différence de la Cour Warren (1953-1969), ne cherche pas à ouvrir les portes de la Cour au maximum de justiciables et à les protéger. Elle veut limiter le nombre des bénéficiaires d’une décision favorable et la protection que peuvent procurer le droit et la Constitution à aussi peu de certains justiciables que possible. C’est apparu de façon évidente dans les questions et les développements des juges durant l’audience du 15 mai. Il s’agit, pour la Cour, de veiller à ce qu’un individu majeur ou mineur, qui risque d’être privé d’un droit, ne puisse pas bénéficier d’une décision qui n’a pas été le résultat d’une action en justice intentée par lui ou ses représentants.

Avec les trois juges nommés par Donald Trump à la Cour suprême durant son premier mandat, sélectionnés par la Federalist Society et approuvés grâce aux manœuvres de celui qui était alors le leader républicain au Sénat, Mitch McConnell, la Cour suprême est devenue la Cour des puissants et des nantis. Elle est enfin ce que voulaient l’avocat Powell (dans son Memo Powell de 1971) et ceux qui ont créé le mouvement conservateur dès les années 1970. Elle peut, par son interprétation des lois et de la Constitution, faire advenir des reculs (politiques, économiques et sociaux) qui ne peuvent passer par la voie législative. La droite est enfin parvenue à infléchir le droit en faveur des riches et puissants via la capture des juridictions et de la Cour suprême.

The Conversation

Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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09.07.2025 à 16:17

La dette des ménages chinois s’envole

Damien Cubizol, Maître de conférences en économie, Université Clermont Auvergne (UCA)

L’explosion de l’endettement des ménages chinois est-elle une source de vulnérabilité majeure ou une évolution comparable à d’autres pays ?
Texte intégral (1629 mots)

En 2025, l’explosion de l’endettement des ménages chinois est-elle une source de vulnérabilité majeure ou une évolution comparable à d’autres pays ? Réponse en graphiques et en chiffres.


Depuis les années 2000, la hausse de l’endettement des ménages chinois a été spectaculaire. Selon les données du CEIC, le montant total de cette dette a été multiplié par près de vingt depuis 2007. Il atteint environ 11 500 milliards de dollars au premier trimestre 2025.

Cette augmentation rapide représente un changement notable dans le comportement financier des ménages chinois, plutôt imprégnés d’une culture de l’épargne pendant la transition économique de leur pays, selon les économistes Guonan Ma et Wang Yi. Une tendance inédite dans le paysage international, entraînée par des facteurs spécifiques à une économie toujours en pleine mutation.

Malgré les chiffres d’une dette explosive, différents indicateurs révèlent un risque limité à une partie des ménages seulement, ceux aux revenus les plus faibles.

Entre pays développés et émergents

La dette des ménages en pourcentage du PIB est passée de 18,8 % en 2007 à 60 % en Chine au quatrième trimestre 2024 selon la Banque des règlements internationaux.

Si ce chiffre reste relativement modeste par rapport aux économies développées – l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, les Pays-Bas et la Suisse affichent des ratios dette des ménages/PIB compris entre 90 et 130 % –, il est bien supérieur à celui d’autres économies émergentes. La dette des ménages en Indonésie et au Mexique est inférieure à 20 % tandis que le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud affichent des ratios compris entre 30 et 45 %. Cette différence frappante met en évidence la situation unique de la Chine, entre économies développées et émergentes.

Un autre indicateur crucial de la soutenabilité de l’endettement des ménages est le ratio de la dette par rapport au revenu net disponible. Il permet ainsi de comparer le montant de l’emprunt avec la capacité de financement. Le ratio de la Chine se situait entre 55 % et 80 % en 2013, entre 80 % et 110 % en 2017, et à 115 % fin 2023.

Ces dernières données s’alignent sur les États-Unis et la médiane des pays de l’OCDE, où le ratio a fluctué autour de 110 % au cours de la même période. Bien que le chiffre de la Chine reste inférieur à celui de pays comme l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, la Norvège ou la Suisse – pour lesquels la dette des ménages approche ou dépasse 200 % du revenu disponible –, la forte augmentation traduit une hausse de l’endettement plus importante que l’évolution des revenus des ménages.

Hukou (passeport intérieur), immobilier et finance numérique

La montée en flèche de l’endettement des ménages résulte d’une combinaison de facteurs économiques, institutionnels et sociaux. Deux facteurs sont primordiaux :

Ces deux facteurs reflètent la promotion par le gouvernement de l’accession à la propriété et des marchés financiers au cours des dernières années. Des recherches sur les économies émergentes – y compris la Chine – ont identifié d’autres facteurs tels que la démographie, le revenu et le patrimoine des ménages, l’éducation ou même le sentiment de bien-être.


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Un facteur propre au cas chinois est le système hukou. Ce cadre d’enregistrement résidentiel des ménages a fait l’objet de plusieurs réformes. Dans de nombreuses grandes villes, l’accès à un hukou permanent dépend de conditions telles que la propriété, les contributions fiscales et la participation à des programmes de promotion des talents. Ces exigences peuvent influencer le comportement d’emprunt des ménages, car l’accession à la propriété a souvent été une condition préalable à l’obtention du statut de résident permanent.

Ménages à faibles revenus vulnérables

Le loan-to-value ratio (ratio prêt-valeur), qui mesure la taille d’un prêt immobilier par rapport à la valeur du bien, révèle que la dette des ménages chinois semble relativement sûre au niveau macroéconomique. La réalité est plus complexe. Des études montrent que les ménages à faible revenu sont particulièrement vulnérables. Ils peuvent éprouver de grandes difficultés à honorer leurs dettes – trop importantes par rapport à leur capacité de financement –, notamment en cas de baisse des revenus ou du prix de leur bien immobilier.


À lire aussi : Que ferait la Chine si les États-Unis ne remboursaient pas leur dette ?


À cela s’ajoute la complexité d’interprétation du ratio dette/revenu de la Chine mentionné précédemment dans l’article (115 % fin 2023), les méthodologies et définitions du revenu disponible variant en fonction des sources. C’est pourquoi l’évaluation précise de la charge réelle pesant sur les ménages vulnérables reste difficile. Selon l’agence de notation financière FitchRatings, le pourcentage de prêts à la consommation non performants – en retard de paiement ou présentant peu de chances d’être remboursés – en Chine a augmenté ces dernières années. À 3 %, il reste faible en comparaison internationale.

Tous ces éléments traduisent un risque contenu, mais également une certaine incertitude avec la hausse des différents indices et les difficultés d’interprétation.

Différencier le court et long terme

L’augmentation rapide de l’endettement des ménages soulève des questions quant à son impact sur la consommation et, par extension, sur la croissance économique. Les effets différenciés à court et à long terme sont analysés dans les recherches récentes.

À court terme, l’augmentation des emprunts peut stimuler la consommation des ménages. Pourquoi ? Parce que les individus utilisent le crédit pour financer des achats qu’ils ne pourraient pas se permettre autrement. Les prêts à la consommation représentent désormais une part croissante de l’endettement total des ménages chinois.

À moyen et long terme, des niveaux d’endettement plus élevés peuvent entraîner une réduction de la consommation, les ménages consacrant une part plus importante de leurs revenus au service de leur dette. Cette évolution pourrait freiner la demande intérieure et remettre en cause le rééquilibrage de la Chine vers une croissance tirée par la consommation, sachant que celle-ci reste structurellement faible en Chine.

Alors que la Chine évolue dans ce paysage financier complexe, les décideurs politiques doivent trouver un équilibre délicat entre la stimulation de la consommation et le maintien de l’endettement des ménages à des niveaux soutenables, notamment pour les faibles revenus. L’évolution de l’économie chinoise, façonnée par les marchés immobiliers, la finance numérique et les changements socio-économiques, continuera d’influencer l’endettement des ménages dans les années à venir.

The Conversation

Damien Cubizol est également chercheur au Centre d'études et de recherches sur le développement International. Ce travail a été soutenu par l'Agence Nationale de la Recherche du gouvernement français à travers le programme 'France 2030' ANR-16-IDEX-0001.

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08.07.2025 à 15:33

La Thaïlande en crise politique et diplomatique

Alexandra Colombier, Spécialiste des médias en Thaïlande, Université Le Havre Normandie

La suspension de la première ministre thaïlandaise par la Cour constitutionnelle ravive les tensions internes à Bangkok, en pleine crise avec le Cambodge.
Texte intégral (3358 mots)

La première ministre thaïlandaise Paetongtarn Shinawatra a été suspendue suite à la fuite de l’enregistrement d’une conversation qu’elle a eue avec l’ancien dirigeant cambodgien Hun Sen. Cette conversation a été perçue comme un manquement grave à l’éthique, voire comme un acte de trahison, dans un contexte de tensions avec Phnom Penh. L’affaire ravive les tensions frontalières et exacerbe les rivalités claniques au sein du pouvoir thaïlandais.


Le 2 juin 2025, la Cour constitutionnelle thaïlandaise a voté à l’unanimité (9-0) pour examiner une requête déposée par 36 sénateurs demandant la destitution de la première ministre Paetongtarn Shinawatra. Le 1er juillet, la juridiction a prononcé sa suspension immédiate par 7 voix contre 2, dans l’attente d’un jugement définitif. La dirigeante dispose désormais de 15 jours pour préparer sa défense. C’est le vice-premier ministre Phumtham Wechayachai qui assure maintenant l’intérim, tandis que Paetongtarn elle-même se voit confier le portefeuille de la Culture, à l’issue d’un remaniement express du gouvernement. Paradoxalement, ce remaniement, approuvé par le roi, laisse le pays sans ministre de la défense, en pleine crise diplomatique avec le Cambodge.

Le motif officiel de la suspension de Paetongtarn ? Une « violation grave de l’éthique », à la suite de la fuite de l’enregistrement audio d’une conversation privée entre Paetongtarn et Hun Sen, l’ex-homme fort du Cambodge. Ce scandale diplomatique aggrave la crise politique thaïlandaise. Il révèle les tensions sous-jacentes d’un système fragile, marqué par des alliances dynastiques, la judiciarisation du politique, des rivalités militaires et une société polarisée.

Une fuite audio au cœur du scandale

Depuis mai 2025, les tensions entre la Thaïlande et le Cambodge ne cessent de croître, alimentées par d’anciens contentieux frontaliers hérités de la période coloniale française.

Le 18 juin, un enregistrement audio de 17 minutes est rendu public ; sa diffusion semble orchestrée depuis Phnom Penh, sans que l’on sache précisément par qui. On y entend la première ministre s’entretenir avec Hun Sen, président du Sénat cambodgien et père du premier ministre actuel Hun Manet. La discussion porte sur la souveraineté de trois temples situés à la frontière thaïlando-cambodgienne, théâtre de tensions depuis des décennies. Paetongtarn y adopte un ton informel et conciliant. À un moment, elle dit : « Oncle, soyez indulgent avec votre nièce. » Un peu plus loin, elle ajoute : « Votre excellence Hun Sen, tout ce que vous voudrez, je m’en chargerai. »

Dans l’appel, elle critique également le commandant de la deuxième région militaire de Thaïlande, le lieutenant-général Boonsin Padklang, responsable du secteur frontalier, en le qualifiant de membre du « camp opposé ». Un signal préoccupant pour la cohésion institutionnelle, dans un contexte de méfiance historique entre le clan Shinawatra et l’institution militaire.

Depuis la fuite de cet enregistrement, Paetongtarn a présenté ses excuses au général Boonsin et a exprimé publiquement ses regrets auprès de la population thaïlandaise – non pour ses propos tenus envers Hun Sen, mais pour la fuite elle-même, qu’elle qualifie de regrettable. Elle a justifié le ton de la conversation en évoquant une technique de négociation de sa part.

Hun Sen affirme n’avoir partagé l’enregistrement qu’avec environ 80 collègues pour les « informer », sans pouvoir identifier celui ou celle qui aurait orchestré la fuite. Une ligne de défense peu convaincante, d’autant plus qu’il a ensuite menacé de divulguer d’autres informations compromettantes sur Paetongtarn et son père Thaksin (ancien premier ministre de Thaïlande de 2001 à 2006).


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L’effet a été immédiat : un tollé national, des accusations de trahison et un gouvernement en crise. Le Parti du Peuple, principal parti d’opposition, issu du Parti Move Forward, dissous en 2024, a exigé la dissolution du Parlement et des législatives anticipées. Le Bhumjaithai, parti conservateur dont la base se trouve dans la région de Buriram (Isan), et deuxième force de la coalition gouvernementale derrière le Pheu Thai de la première ministre, a annoncé son retrait du gouvernement dès le 19 juin – officiellement, au nom de la souveraineté nationale face à une cheffe du gouvernement jugée incapable de répondre aux menaces venues du Cambodge ; officieusement, il cherche à se désolidariser d’un gouvernement fragilisé, dans un contexte de rivalité autour du contrôle du stratégique ministère de l’intérieur.

C’est dans ce contexte qu’un groupe de sénateurs proches du parti Bhumjaithai – surnommés les « bleus foncés » (couleur du parti Bhumjaithai) en raison de leur allégeance partisane – saisit la Cour constitutionnelle, accusant Paetongtarn d’une « violation grave de l’éthique ». Dans leur pétition, ils demandent officiellement sa destitution, estimant que son comportement a enfreint les standards de probité attendus d’un chef de gouvernement.

Une réponse risquée et une majorité menacée

Dans ce climat d’hostilité, Paetongtarn a une échappatoire : démissionner avant la décision de la Cour constitutionnelle, comme l’y ont invité de nombreux responsables politiques et analystes. Cette stratégie lui permettrait de préserver son avenir politique, et de se présenter de nouveau ultérieurement.

Ce choix n’est pas sans précédent dans la dynastie Shinawatra. En 2006, son père Thaksin avait dissous le Parlement pour tenter de désamorcer une crise politique, mais fut renversé peu après par un coup d’État militaire. En 2014, sa tante Yingluck, première ministre de 2011 à 2014, adopta la même stratégie : elle dissout l’Assemblée nationale avant d’être destituée par la Cour constitutionnelle, puis renversée à son tour par l’armée.

Ces précédents expliquent en partie pourquoi Paetongtarn semble avoir écarté cette option : dans le système politique thaïlandais, la dissolution du Parlement n’offre aucune garantie de survie. Elle préfère donc affronter le verdict d’une Cour constitutionnelle perçue comme proche de l’establishment royaliste et militaire, pourtant historiquement hostile aux Shinawatra, malgré le risque d’un bannissement politique.

Politiquement, sa position est devenue intenable. Le Pheu Thai, qu’elle dirige, ne compte que 141 députés sur 495. Sa nouvelle majorité repose sur une coalition fragile d’environ 260 sièges, menacée à tout moment par les dissensions internes et les jeux d’influence. Une vingtaine de parlementaires initialement élus dans l’opposition – surnommés les « Cobra MPs » pour avoir changé de camp moyennant contreparties financières – pourraient apporter un soutien ponctuel au gouvernement, mais sans garantir sa stabilité. Dans ce contexte, le remaniement ministériel apparaît comme une manœuvre tactique : il vise non seulement à rassurer l’opinion, mais aussi à élargir la base parlementaire en intégrant ou en récompensant les petits partis susceptibles de rejoindre ou de soutenir la coalition.

Et pourtant, ni la dissolution de l’Assemblée ni la tenue d’élections anticipées ne figurent à l’agenda. Le Pheu Thai espère faire adopter son budget avant octobre, et surtout éviter une confrontation électorale avec l’opposition représentée par le Parti du Peuple, crédité de 46 % d’intentions de vote selon un sondage NIDA du 29 juin, contre seulement 11,5 % pour le Pheu Thai.

En outre, la Commission nationale anti-corruption (NACC) enquête sur plusieurs dossiers concernant Paetongtarn : sa détention présumée illégale d’actions dans un complexe hôtelier luxueux ; une transaction familiale de 2016 dans laquelle elle aurait utilisé des billets à ordre sans date pour « payer » 4,4 milliards de bahts (environ 135 millions de dollars) d’actions, évitant ainsi près de 218 millions de bahts d’impôts ; ainsi que sa gestion controversée de la crise frontalière du 28 mai, qui a causé la mort d’un soldat cambodgien.

S’y ajoutent les affaires judiciaires visant son père, qui pourraient affaiblir l’ensemble de la famille, dans un contexte où les compromis passés entre le Pheu Thai et ses anciens adversaires conservateurs semblent de plus en plus fragilisés. Thaksin est jugé pour crime de lèse-majesté, à la suite d’une interview accordée à un média sud-coréen il y a neuf ans. Il est également mis en cause pour son retour controversé en Thaïlande en 2023 : bien qu’officiellement condamné à un an de prison après un pardon royal, il n’a passé aucun jour derrière les barreaux, ayant été transféré dès la première nuit à l’hôpital de la police pour raisons de santé. Ce séjour prolongé en chambre VIP a provoqué une vive controverse, relancée en juin 2025 par l’ouverture d’une enquête judiciaire et la suspension de plusieurs médecins par le Conseil médical, sur fond de pressions politiques.

L’histoire se répète : une Cour au cœur des jeux de pouvoir

La suspension de Paetongtarn s’inscrit dans une longue série de décisions judiciaires politiquement orientées. En 2024, son prédécesseur Srettha Thavisin, membre du Pheu Thai, avait été démis pour manquement éthique après avoir nommé un ministre ayant fait de la prison. En parallèle, nous l’avons évoqué, le Move Forward Party a été dissous et ses dirigeants bannis de la vie politique pour avoir fait campagne en faveur d’une réforme de la loi de lèse-majesté.

En 2022, la Cour avait suspendu le premier ministre Prayuth Chan-o-cha pour avoir dépassé la durée légale de son mandat, avant de conclure dans une décision controversée que son mandat n’avait réellement commencé qu’avec l’adoption de la nouvelle Constitution de 2017, bien qu’il dirigeait déjà le gouvernement militaire depuis 2014.

Cette tendance n’est pas neutre. Les institutions judiciaires, en particulier la Cour constitutionnelle, sont régulièrement mobilisées pour neutraliser les figures perçues comme hostiles à l’ordre établi (monarchie, armée, haute bureaucratie). Cette fois encore, la procédure suit un schéma bien rodé : acceptation de la plainte, enquête à charge, puis destitution.

Il convient de noter que le parti Bhumjaithai avait lui aussi fait l’objet d’une plainte, pour son implication présumée dans des fraudes lors des élections sénatoriales de 2024. Il lui était reproché d’avoir financé illégalement certains candidats. La Cour constitutionnelle a rejeté la requête à l’unanimité, estimant qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre. Une décision qui tranche avec l’acceptation de la plainte visant Paetongtarn, et qui alimente les soupçons d’un traitement différencié. Le Bhumjaithai s’impose de plus en plus comme le nouveau pilier politique des forces conservatrices.

Manœuvres régionales, protestations nationales

La crise actuelle dépasse largement le cadre parlementaire. Le 28 juin, des milliers de manifestants se sont rassemblés à Bangkok à l’appel du « Front uni pour la défense de la souveraineté thaïlandaise ». À leur tête, Sondhi Limthongkul, figure centrale du mouvement des Chemises jaunes, un groupe royaliste et ultranationaliste opposé aux gouvernements issus de la mouvance Shinawatra, et l’un des artisans du renversement de Thaksin en 2006.

Aux côtés des figures traditionnelles de l’aile droite conservatrice, on retrouvait aussi d’anciens alliés de Thaksin désormais en rupture, dont Jatuporn Prompan, l’un des leaders des Chemises rouges, un mouvement populaire né en réaction au coup d’État de 2006. Une autre manifestation est prévue mi-août, au moment où la Cour constitutionnelle doit rendre son verdict.

Les discours varient, mais tous convergent vers une mise en accusation morale : la première ministre aurait troqué les intérêts nationaux contre des avantages familiaux. Si la majorité réclame un changement par les voies parlementaires, certains conservateurs zélés agitent la nécessité d’un coup d’État. La musique patriotique, les foulards de protestation, les sifflets : tout rappelait les mobilisations qui ont précédé le dernier coup d’État en date, en 2014.

En arrière-plan, les relations entre la Thaïlande et le Cambodge s’enveniment, sur fond de rivalités territoriales et de recomposition politique. Officiellement, Phnom Penh envisage de porter devant la Cour internationale de justice un différend frontalier autour de l’île de Kood, potentiellement riche en ressources gazières et pétrolières. Mais pour plusieurs analystes, cette démarche s’inscrit dans une stratégie plus large : affaiblir le gouvernement thaïlandais en alimentant la controverse autour de la diplomatie parallèle menée entre Thaksin Shinawatra et Hun Sen.

Le projet de développement conjoint de cette zone, longtemps discuté entre les deux hommes, symbolise aujourd’hui un alignement informel qui dérange à Bangkok. C’est dans ce contexte que la fuite audio apparaît comme une manœuvre délibérée : Hun Sen chercherait à exposer publiquement ces liens, à détourner l’attention des tensions internes au Cambodge, et à peser sur les équilibres politiques thaïlandais. Cette offensive s’explique aussi par des intérêts économiques plus immédiats : la légalisation des casinos, promue par Paetongtarn, et sa politique de lutte contre les réseaux criminels transfrontaliers, menacent directement l’industrie des casinos cambodgiens et les revenus d’élites cambodgiennes implantées le long de la frontière.

Ces attaques réactivent de vieilles suspicions autour des liens entre la famille Shinawatra et le Cambodge. Thaksin et Hun Sen entretiennent des relations étroites depuis des décennies, fondées sur des intérêts économiques communs et une forme de pragmatisme politique. Lorsque Thaksin et l’ex-première ministre Yingluck ont fui la Thaïlande après les coups d’État de 2006 et 2014, c’est Hun Sen qui leur a offert l’asile.

En 2008 et 2011, les tensions frontalières – notamment autour du temple de Preah Vihear – avaient déjà été instrumentalisées pour dépeindre les Shinawatra comme des traîtres à la nation. Aujourd’hui, avec Paetongtarn au pouvoir et Thaksin de retour, ces accusations ressurgissent.

Une instabilité chronique, une scène politique verrouillée

La destitution de Paetongtarn semble de plus en plus probable, mais les options de succession restent floues.

Son remplaçant désigné au sein du Pheu Thai, Chaikasem Nitisiri, suscite des réserves en raison de son état de santé et de ses positions passées en faveur d’une réforme du crime de lèse-majesté. Au sein de la coalition, d’autres personnalités comme Pirapan ou Jurin manquent de poids politique ou sont affaiblies par la controverse. À l’heure actuelle, le seul candidat disposant d’un poids parlementaire suffisant et d’une certaine légitimité semble être Anutin Charnvirakul. Mais en cas d’impasse parlementaire, l’ancien premier ministre Prayut Chan-o-cha pourrait émerger comme candidat « joker », bien qu’il ne pourrait exercer cette fonction que deux ans de plus avant d’atteindre le nombre d’années maximal à ce poste autorisé par la Constitution.

La chute de Paetongtarn, si elle se confirme, s’inscrit dans un cycle bien connu : des leaders issus des urnes sont discrédités par des mécanismes institutionnels, les élites conservatrices se réorganisent, les rues se remplissent, et l’armée se prépare à l’arrière-plan.

Derrière l’image d’un renouveau générationnel ou féminin, le pouvoir de Paetongtarn reposait sur une architecture héritée de son père qu’elle n’a ni réformée ni contestée. Mais en cherchant à naviguer dans ce système tout en y réimposant l’influence de sa famille, elle a ravivé les tensions avec les élites conservatrices qui avaient tout fait pour en exclure les Shinawatra. Un défi moins institutionnel que politique, mais elle a peut-être sous-estimé la résilience du système en place.

À court terme, tout dépend de la décision de la Cour constitutionnelle, attendue d’ici un ou deux mois. Mais comme toujours en Thaïlande, les véritables négociations n’ont pas lieu au Parlement ou sur la place publique ; elles se déroulent en coulisses, entre familles, factions et intérêts imbriqués, avec le roi à la tête de l’État.

The Conversation

Alexandra Colombier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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07.07.2025 à 19:40

Le « Parti de l’Amérique » d’Elon Musk peut-il faire vaciller le bipartisme ?

Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po

Avec son nouveau « Parti de l’Amérique », Elon Musk va-t-il renverser le jeu politique états-unien et mettre en difficulté son ancien allié Donald Trump ?
Texte intégral (2661 mots)

Les tensions entre Donald Trump et Elon Musk semblent avoir atteint un point de non-retour. Le milliardaire de la tech vient d’annoncer la création de sa propre formation politique, le « Parti de l’Amérique ». Si le bipartisme paraît gravé dans le marbre du système états-unien, cette tentative de troisième voie s’inscrit dans une longue tradition de contestation – avec, jusqu’ici, un succès limité.


L’histoire politique des États-Unis a souvent été façonnée par des élans de colère : colère contre l’injustice, contre l’inaction, contre le consensus mou. À travers cette rage parfois viscérale surgit l’énergie de la rupture, qui pousse des figures marginales ou charismatiques à se dresser contre l’ordre établi.

En ce sens, le lancement par Elon Musk du Parti de l’Amérique (« American Party ») s’inscrit dans une tradition d’initiatives politiques issues de la frustration à l’égard d’un système bipartisan jugé, selon les cas, sclérosé, trop prévisible ou trop perméable aux extrêmes. Ce geste politique radical annonce-t-il l’émergence d’une force durable ou ne sera-t-il qu’un soubresaut médiatique de plus dans un paysage déjà saturé ?

Le système bipartisan : stabilité, stagnation et quête d’alternatives

Depuis le début du XIXe siècle, le paysage politique américain repose sur un duopole institutionnalisé entre le Parti démocrate et le Parti républicain. Ce système, bien que traversé par des courants internes parfois contradictoires, a globalement permis de canaliser les tensions politiques et de préserver la stabilité démocratique du pays.

L’alternance régulière entre ces deux forces a assuré une continuité institutionnelle, mais au prix d’un verrouillage systémique qui marginalise les initiatives politiques émergentes. Le scrutin uninominal majoritaire à un tour, combiné à une logique dite de « winner takes all » (lors d’une élection présidentielle, le candidat vainqueur dans un État « empoche » l’ensemble des grands électeurs de cet État), constitue un obstacle structurel majeur pour les nouveaux acteurs politiques, rendant leur succès improbable sans une réforme profonde du système électoral.


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Historiquement, plusieurs tentatives ont cherché à briser ce duopole. L’exemple le plus emblématique reste celui de Theodore Roosevelt (président de 1901 à 1909), qui, en 1912, fonda le Progressive Party (ou Bull Moose Party), dont il devint le candidat à la présidentielle de cette année. Le président sortant, William Howard Taft, républicain, vit alors une grande partie des voix républicaines se porter sur la candidature de Roosevelt, qui était membre du Parti républicain durant ses deux mandats, ce dernier obtenant 27 % des suffrages contre 23 % pour Taft ; le candidat du parti démocrate, Woodrow Wilson, fut aisément élu.


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Plus récemment, en 1992, dans une configuration assez similaire, le milliardaire texan Ross Perot capta près de 20 % des voix en tant que candidat indépendant lors de l’élection remportée par le démocrate Bill Clinton devant le président sortant, le républicain George H. Bush, auquel la présence de Perot coûta sans doute un nombre considérable de voix. Perot allait ensuite fonder le Reform Party en 1995. Sa rhétorique anti-establishment séduisit un électorat désabusé, mais son mouvement s’effondra rapidement, victime d’un manque de structure organisationnelle, d’idéologie claire et d’ancrage local.

Ross Perot (à droite) lors du troisième débat l’opposant à Bill Clinton et à George H. Bush lors de la campagne présidentielle de 1992. George Bush Presidential Library and Museum

D’autres figures, telles que les écologistes Ralph Nader (2000, 2004, 2008) et Jill Stein (2012, 2016, 2024) ou le libertarien Gary Johnson (2012 et 2016), ont également porté des candidatures alternatives, mais leur impact est resté marginal, faute de relais institutionnels et d’un soutien électoral durable.

Cette récurrence de la demande pour une « troisième voie » reflète la complexité croissante de l’électorat américain, composé de modérés frustrés par l’immobilisme partisan, de centristes orphelins d’une représentation adéquate et d’indépendants en quête de solutions pragmatiques. Ce mécontentement, ancré dans la perception d’un système bipartisan sclérosé, offre un terrain fertile à des entreprises politiques disruptives, telles que le Parti de l’Amérique d’Elon Musk, qui cherche à transformer cette frustration en une force politique viable.

Le Parti de l’Amérique : une réappropriation symbolique et une réponse au trumpisme

Le choix du nom « Parti de l’Amérique » n’est pas anodin ; il constitue une déclaration politique en soi. En adoptant l’adjectif « American », Musk opère une réappropriation symbolique de l’identité nationale, se positionnant comme une force de rassemblement transcendant les clivages partisans.

Cette stratégie rhétorique vise à redéfinir le débat sur ce que signifie être « américain », un enjeu central dans le discours politique contemporain. Le nom, volontairement générique, cherche à minimiser les connotations idéologiques spécifiques (progressisme, conservatisme, libertarianisme) pour privilégier une identité englobante, à la fois patriotique et universelle, susceptible d’attirer un électorat lassé des divisions partisanes. En outre, en reprenant cette dénomination, qui a été celle de plusieurs formations politiques par le passé, Musk joue avec une mémoire politique oubliée, tout en expurgeant ce terme de ses anciennes connotations xénophobes pour en faire un vecteur d’unité et de modernité.

En effet, dans l’histoire des États-Unis, plusieurs partis politiques ont porté le nom d’American Party bien avant l’initiative d’Elon Musk. Le plus célèbre fut l’American Party des années 1850, aussi connu sous le nom de Know-Nothing Party, un mouvement nativiste opposé à l’immigration, en particulier à celle des catholiques irlandais. Fondé vers 1849, il a connu un succès politique important pendant quelques années, faisant élire des gouverneurs et des membres du Congrès, et présentant l’ancien président Millard Fillmore (1850-1853) comme candidat à l’élection présidentielle de 1856.

Après le déclin de ce mouvement, d’autres partis ont adopté le même nom, notamment dans les années 1870, mais sans impact significatif. En 1924, un autre American Party émerge brièvement comme plate-forme alternative, sans succès durable. Le nom est aussi parfois confondu avec l’American Independent Party, fondé en 1967 pour soutenir George Wallace, connu pour ses positions ségrégationnistes ; ce parti a parfois été rebaptisé American Party dans certains États.

En 1969, une scission de ce dernier a donné naissance à un nouvel American Party, conservateur et anti-communiste. Par la suite, divers petits groupes ont repris ce nom pour promouvoir un patriotisme exacerbé, des idées anti-globalistes ou un retour aux valeurs fondatrices, mais sans réelle influence nationale. Ainsi, le nom American Party a été utilisé à plusieurs reprises dans l’histoire politique américaine, souvent par des partis à tendance nativiste, populiste ou conservatrice, et porte donc une charge idéologique forte.

Le lancement du Parti de l’Amérique de Musk s’inscrit également dans une opposition explicite au trumpisme, perçu comme une dérive populiste du conservatisme traditionnel. Musk, par sa critique des projets budgétaires de Donald Trump, exprime une colère ciblée contre ce qu’il considère comme une gestion économique irresponsable et des politiques publiques inefficaces.

Cette opposition ne se limite pas à une divergence tactique, mais reflète une volonté de proposer une alternative fondée sur une vision techno-libérale, où l’innovation, la rationalité scientifique et l’entrepreneuriat occupent une place centrale. Le Parti de l’Amérique se présente ainsi comme un refuge pour les électeurs désenchantés par les excès du trumpisme et par les dérives perçues du progressisme démocrate, cherchant à dépasser le clivage gauche-droite au profit d’un pragmatisme axé sur l’efficacité, la transparence et la performance publique.

Une idéologie floue : aspirations économiques plutôt que fondements doctrinaires

Le Parti de l’Amérique, malgré son ambition de réinventer la politique américaine, souffre d’une absence de fondements idéologiques cohérents. Plutôt que de s’appuyer sur une doctrine politique clairement définie, le mouvement semble guidé par des aspirations économiques et financières, portées par la vision entrepreneuriale de Musk.

Cette approche privilégie la méritocratie technologique, l’optimisation des ressources publiques et une forme de libertarianisme modéré, qui rejette les excès de la régulation étatique tout en évitant les dérives de l’anarcho-capitalisme. Cependant, cette orientation, centrée sur l’efficacité et l’innovation, risque de se réduire à un programme technocratique, dénué d’une vision sociétale ou éthique plus large.

Le discours du Parti de l’Amérique met en avant la promesse de « rendre leur liberté aux Américains » mais la nature de cette liberté reste ambiguë. S’agit-il d’une liberté économique, centrée sur la réduction des contraintes fiscales et réglementaires pour les entrepreneurs et les innovateurs ? Ou bien d’une liberté plus abstraite, englobant des valeurs civiques et sociales ? L’absence de clarification sur ce point soulève des questions quant à la capacité du parti à fédérer un électorat diversifié.


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En se focalisant sur des objectifs économiques – tels que la promotion des mégadonnées, de l’intelligence artificielle et de l’entrepreneuriat – au détriment d’une réflexion sur les enjeux sociaux, culturels ou environnementaux, le Parti de l’Amérique risque de se limiter à une élite technophile, éloignant les électeurs en quête d’un projet politique plus inclusif. Cette orientation économique, bien que séduisante pour certains segments de la population, pourrait ainsi entraver la construction d’une base électorale suffisamment large pour concurrencer les partis établis.

Les défis de la viabilité : entre ambition et réalité électorale

La viabilité du Parti de l’Amérique repose sur plusieurs facteurs décisifs : sa capacité à s’implanter localement, à recruter des figures politiques crédibles, à mobiliser des ressources financières et médiatiques durables, et surtout à convaincre un électorat de plus en plus méfiant à l’égard des promesses politiques.

Si Elon Musk dispose d’un capital symbolique et économique considérable, sa transformation en une dynamique collective reste incertaine. Le système électoral américain, avec ses mécanismes favorisant les grands partis, constitue un obstacle majeur. Sans une crise systémique ou une réforme électorale d’envergure, le Parti de l’Amérique risque de reproduire le destin éphémère de ses prédécesseurs.

De plus, la figure de Musk est profondément polarisante. Sa colère, catalyseur de cette initiative, traduit un malaise réel dans la société américaine, mais sa capacité à fédérer au-delà de son audience habituelle – composée d’entrepreneurs, de technophiles et de libertariens – reste à démontrer. Le succès du Parti de l’Amérique dépendra de sa capacité à transcender l’image de son fondateur (lequel ne pourra pas, en tout état de cause, se présenter à l’élection présidentielle car il n’est pas né aux États-Unis) pour incarner un mouvement collectif, ancré dans des structures locales et des propositions concrètes.

L’histoire politique américaine montre que les mouvements de troisième voie, bien que porteurs d’espoir, peinent à s’inscrire dans la durée face aux contraintes structurelles du système électoral.

Le Parti de l’Amérique, malgré l’aura de son instigateur, risque de demeurer un sursaut protestataire plutôt qu’une force durable. Toutefois, il révèle une vérité profonde : l’Amérique contemporaine est en quête d’un nouveau récit politique, et la colère, lorsqu’elle est canalisée, peut parfois poser les bases d’une transformation.

Reste à savoir si le « grand soir » annoncé par Musk saura prendre racine ou s’évanouira dans le tumulte électoral.

The Conversation

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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06.07.2025 à 09:53

L’UE en films, livres et séries : un enjeu essentiel pour développer le sentiment citoyen

Marion Gaillard, Historienne, spécialiste des relations franco-allemandes et des questions européennes, Sciences Po

La série « Parlement » est à ce stade la seule à se dérouler au coeur du réacteur de l'UE, même si des films et bien des livres y ont déjà été consacrés.
Texte intégral (2317 mots)
Image issue de la bande-annonce de la Saison 4 de la série « Parlement ». Chaîne YouTube de France Télévisions

Le cinéma et les séries ne se sont pas – encore – beaucoup emparés de ce sujet multiforme qu’est le fonctionnement de l’Union européenne. La récente sortie de la saison 4 de Parlement, qui se déroule comme son nom l’indique dans les coulisses des institutions de Bruxelles et de Strasbourg, est l’occasion de rappeler à quel point la fiction, sans tomber dans la propagande béate, a un rôle clé dans la familiarisation des citoyens des pays de l’UE avec l’organisation qui rassemble aujourd’hui 27 États du continent.


Samy est de retour ! Depuis le 7 mai 2025, la saison 4 de la série Parlement est accessible sur france.tv. Les fidèles de cette fiction déjantée peuvent enfin retrouver avec délice leur héros et se replonger dans les arcanes du processus décisionnel bruxellois.

Alors que l’UE est souvent mal comprise ou ignorée de ses citoyens, il est urgent que les scénaristes et les producteurs s’en saisissent pour la faire entrer dans la vie des Européens par le biais de la culture de masse. D’autant que ses péripéties mais aussi la puissance symbolique de la réconciliation de pays si longtemps ennemis en font un sujet à haut potentiel pour des films ou des séries grand public. Pourtant, à quelques exceptions près, rares étaient jusqu’alors les fictions sur la construction européenne. Et voilà qu’en avril 2020, en plein confinement, apparaît un OVNI audiovisuel : une série dont le sujet principal est la vie interne du Parlement européen. Pari risqué, le projet est pourtant une réussite qui se traduit par la réalisation de trois autres saisons.

Parlement, un divertissement sérieux

On y suit les tribulations d’un jeune assistant parlementaire français, Samy, qui arrive à Bruxelles pour travailler auprès d’un député européen, français lui aussi, Michel Specklin. Complètement perdu au départ dans les arcanes de cette institution dont il ne maîtrise ni le fonctionnement ni les codes, Samy ne peut pas compter sur son « chef », tout autant perdu que lui et totalement incompétent.

Ce parti pris initial a d’ailleurs fait l’objet de critiques pointant la vision négative qui ressortirait ainsi du personnel politique de l’Union européenne. Mais, en réalité, la série opte pour une approche presque ubuesque qui lui permet d’être drôle et accessible, tout en étant très précise sur le fonctionnement institutionnel de l’UE. Elle décrit avec beaucoup de sérieux le processus décisionnel, le travail parlementaire, mais aussi les jeux de pouvoir, les alliances et les tractations entre institutions et entre partis ou encore le poids des lobbies.

Il ne s’agit donc pas de donner une vision idyllique de l’UE mais d’en montrer le fonctionnement dans ce qu’il a de positif – une démocratie transnationale en action largement fondée sur la recherche du dialogue et du compromis –, mais aussi dans ce qu’il a de moins reluisant.

Ainsi, la série offre à la fois un fond tout à fait solide et un réel divertissement, tant par ses dialogues et ses situations proches du comique de l’absurde que par son format de 10 épisodes d’une demi-heure par saison.

La première saison réserve quelques scènes croquignolesques avec la députée conservatrice pro-Brexit, caricaturale dans sa stupidité, et son assistante parlementaire, Rose, jeune Britannique affligée par la nullité crasse de sa patronne. On croise également plusieurs autres personnages récurrents, comme Ingeborg Becker, conseillère politique allemande calculatrice dont le monologue fustigeant chaque pays de l’Union dans l’épisode 9 de la saison 1 est devenu une référence, ou encore Eamon, administrateur du Parlement, incarnant par sa froideur et son flegme la technocratie européenne, certes distante mais compétente.

On retrouve sans doute dans ce fonctionnaire tout ce qu’avait en tête Jean Monnet quand il voulait promouvoir au sein des Communautés une légitimité de l’expertise, neutre et « sachante », capable de transcender les désaccords entre États et entre tendances politiques pour tendre vers l’intérêt général. Eamon incarne parfaitement dans la série les avantages d’une telle administration, sans pour autant en occulter les inconvénients.

Au milieu de toute cette galerie de portraits archétypaux à dessein, le personnage de Samy évolue au fil des épisodes et des saisons, apprend à connaître non seulement les ressorts du fonctionnement du Parlement, mais aussi de la Commission et du Conseil, ainsi que les travers de la vie politique. Au départ véritable Candide à Bruxelles, il devient beaucoup plus aguerri, au risque de s’éloigner parfois de ses principes. Métaphore tellement actuelle sur le milieu politique, voire sur l’UE elle-même.

L’UE en films, livres et séries

Parlement fait ainsi voyager ses téléspectateurs au sein du triangle institutionnel européen et fait œuvre utile de pédagogie. L’UE semble lointaine, désincarnée, complexe. Il est donc fondamental de la faire connaître, certes par des programmes scolaires enrichis, par des campagnes de communication publique, mais aussi par des œuvres de fiction. Et quoi de mieux qu’une série pour cela ? Bien entendu, on rêve maintenant qu’il y en ait d’autres, qu’elles soient diffusées à heure de grande écoute sur les grandes chaînes de télévision disposant d’une large audience, et ce dans tous les pays européens. Il reste certes encore beaucoup à faire mais Parlement marque un début qui mérite d’être valorisé.

Le parcours personnel de son créateur Noé Debré éclaire le fait qu’il se soit lancé dans cette voie peu explorée jusqu’alors. Né à Strasbourg en 1986, il a grandi en face du Parlement européen et a suivi une classe européenne au lycée. Prédestiné en quelque sorte à s’intéresser à l’Europe, il réalise en quittant sa ville natale pour suivre des études supérieures que l’importance de l’UE n’est pas perçue partout en France avec une telle acuité.

Parlement s’inscrit donc sans doute dans cette volonté de transmettre l’évidence qu’est pour lui l’existence de l’UE, quels que soient par ailleurs ses défauts. Un des co-scénaristes, Maxime Calligaro, lui-même conseiller politique au Parlement européen, a pour sa part co-écrit dès 2019 un roman policier, Les Compromis, dans lequel il est question d’une enquête sur la mort d’une eurodéputée écologiste en charge du dossier brûlant des moteurs diesel truqués. L’auteur a ainsi contribué à faire de l’univers de l’UE, qu’il côtoie tous les jours, un objet de fiction audiovisuelle et littéraire.

La même année sortait un autre roman, La capitale, mi-polar mi-chronique politique, cette fois sous la plume de l’écrivain autrichien Robert Menasse qui nous entraîne dans les coulisses de la Commission européenne. Comme dans Parlement, il y a dans ce récit du burlesque mais aussi beaucoup d’érudition sur le fonctionnement de la Commission. En 2023, l’auteur récidive avec L’élargissement, qui traite cette fois du processus d’adhésion de l’Albanie et des obstacles qu’il rencontre – sujet d’actualité depuis le début de la guerre en Ukraine qui a contraint l’UE à accepter la candidature de ce pays, ainsi que celles de la Moldavie et de la Géorgie, mais aussi à reprendre le processus d’intégration des pays des Balkans, candidats depuis plus longtemps mais laissés jusqu’alors dans l’antichambre de Bruxelles.

Le cinéma n’est pas en reste et s’intéresse de plus en plus aux questions européennes, certes le plus souvent sous des angles peu flatteurs. Adults in the room, adaptation par Costa-Gavras du livre de l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, nous livre en effet une vision très critique du fonctionnement interne du Conseil des ministres, de l’Eurogroupe et de la zone euro, tandis que La dérive des continents (au Sud), sorti en salle en 2022, dénonce la politique migratoire de l’UE et met en scène une fonctionnaire européenne en mission en Sicile pour y préparer la visite par Angela Merkel et Emmanuel Macron d’un camp de migrants.

Dans Une affaire de principe, sorti en 2024, c’est au tour de l’influence des lobbies à Bruxelles d’être sous le feu des projecteurs. Comme dans Parlement, il ne s’agit pas de dresser un portrait idéalisé de l’UE sous forme de propagande pro-européenne mais de s’emparer de sujets qui sont au cœur de l’actualité de notre continent.

L’UE, un vivier pour scénaristes

Marion Gaillard a récemment publié Figure(s) de l’Europe aux éditions Le Cavalier Bleu. Le Cavalier Bleu

L’UE semble donc progressivement faire son entrée dans la fiction et ces dernières années auront sans doute fourni aux auteurs une mine d’idées. Des coulisses de l’adoption du plan de relance visant à lutter contre les conséquences du Covid au processus de désignation du nouveau leadership européen en 2024, en passant par les luttes politiques autour du Green Deal, voilà autant de pistes pour les scénaristes, qui pourraient même aller jusqu’à imaginer la désintégration de l’UE sous les coups conjugués de l’administration Trump et des partis europhobes qu’elle soutient.

Pour tenter d’éviter ce scénario du pire, il faut d’urgence travailler à développer un sentiment citoyen au niveau européen. Or la fiction peut y contribuer, en favorisant l’émergence d’une « communauté des imaginaires », cette « communauté de récit » évoquée par Hannah Arendt.

The Conversation

Marion Gaillard a reçu des financements du ministère de l'Education et de la Recherche : bourse de doctorat de 2000 à 2003.

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05.07.2025 à 14:21

Les droits de douane seront-ils appliqués par Donald Trump le 9 juillet prochain ?

Houssein Guimbard, Économiste, CEPII

Le 9 juillet, Donald Trump doit décider si les droits de douane annoncés le Jour de la libération (2 avril 2025), puis mis en pause une semaine plus tard, seront finalement appliqués ou pas.
Texte intégral (2122 mots)

Le 9 juillet, Donald Trump doit décider si les droits de douane annoncés le « Jour de Libération », le 2 avril 2025, puis mis en pause une semaine plus tard, seront finalement appliqués ou pas. L’occasion de faire un bilan de l’évolution du protectionnisme américaine depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Pour quelle taxe finale : 5 % ? 16 % ? 25 % ?


Depuis janvier 2025, l’administration Trump a remis au cœur de sa stratégie commerciale un instrument que l’on croyait délaissé : le droit de douane. En quelques mois, l’ensemble des partenaires commerciaux des États-Unis en a fait les frais. Une série de mesures, sans précédent depuis plusieurs décennies, les a frappés. Pour l’administration Trump, cette politique tarifaire vise à rééquilibrer des balances bilatérales déficitaires. Concrètement, augmenter le coût des produits étrangers pour protéger l’économie locale et générer des revenus.

Mais comment fonctionne un droit de douane ?

Pour calculer un droit de douane moyen, à partir des informations disponibles au niveau des produits appelés « lignes tarifaires », trois méthodes principales existent. La moyenne simple consiste à attribuer le même poids à chaque droit de douane. La moyenne pondérée repose sur les flux commerciaux entre deux pays, où les produits fortement importés comptent davantage dans l’indicateur global. Enfin, la méthode retenue pour la base de données tarifaires du CEPII, MAcMap-HS6, dite « des groupes de référence ». Elle s’appuie sur des profils d’importation reconstitués à partir d’échantillons de pays comparables. Ces calculs montrent à quel point les choix techniques d’agrégation des droits de douane influencent la perception des politiques commerciales.

« Jour de Libération »

En matière de politiques commerciales, l’année 2025 a été, jusqu’à présent, marquée par quatre temps forts.

Le premier s’est situé entre le 20 janvier et le 1er avril. Dès janvier, des hausses massives des droits sur des produits stratégiques comme l’acier, l’aluminium et les véhicules sont annoncées, effaçant les préférences antérieures et s’appliquant uniformément à tous les fournisseurs étrangers. L’accord commercial avec le Mexique et le Canada (ACEUM) intégrait désormais des droits de 25 % pour les produits importés aux États-Unis qui ne respectent pas les règles de l’accord. Les produits chinois sont taxés de deux augmentations successives pour aboutir à une hausse de 20 points de pourcentage (pp) – pp indique la variation d’un pourcentage.


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Le deuxième temps fort survient le 2 avril, « Jour de Libération », inaugurant un nouvel âge d’or de l’Amérique. Washington instaure des droits de douane qualifiés de « réciproques ». Ils ne sont pourtant pas fondés sur les mesures de protection tarifaires observées à l’étranger, mais sur les déséquilibres des balances commerciales bilatérales avec les États-Unis. Des surtaxes sont imposées allant de 10 points de pourcentage (taux de base) à des taux bien supérieurs pour une liste de 57 pays : 34 pp pour la Chine, 20 pp pour l’Union européenne, etc. Certaines matières premières stratégiques, épargnées pour des raisons d’approvisionnement.

Confrontation directe avec la Chine

Le troisième acte a été celui de la confrontation directe avec la Chine. Chacun des deux géants inflige à l’autre des surtaxes massives : de 125 points de pourcentage lors du point de tension culminant entre les deux puissances. Ce jeu d’escalade s’enraye à partir de la mi-mai, dernier temps fort de cette séquence. Washington commence à alléger partiellement les sanctions, sans pour autant revenir à la situation d’avant-crise.


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Sur le marché américain, l’augmentation des droits de douane sur les produits chinois est revenue de 125 pp à 10 pp, comme pour les autres pays depuis le 9 avril. En Chine, les produits états-uniens ne se voient plus appliquer qu’une surtaxe de 10 pp. Ces mesures ont profondément modifié le niveau moyen de protection des États-Unis.

Mais pourquoi, en la matière, différents chiffres circulent-ils ?

Trois méthodes de calcul

Pour calculer un droit de douane moyen, à partir des informations disponibles au niveau des produits appelés « lignes tarifaires », trois méthodes principales existent.

La moyenne simple consiste à attribuer le même poids à chaque droit de douane, quel que soit son importance économique. Facile à utiliser et en conséquence assez répandue, cette méthode donne cependant une vision biaisée des niveaux initiaux et des changements récents. Elle tire artificiellement la moyenne vers le bas, masquant l’ampleur des hausses ciblant des secteurs stratégiques.

Pour réduire ce biais, certains analystes privilégient la moyenne pondérée (plus de poids aux produits importés) par les flux commerciaux observés entre deux pays. Cette approche reflète mieux l’impact réel des droits sur les échanges. Les produits fortement importés comptent davantage dans l’indicateur global. Cette méthode souffre d’un défaut majeur que les économistes qualifient d’endogénéité : un droit de douane élevé diminue, ou même annule, les importations du produit ainsi taxé. En théorie, si un produit est taxé à 200 %, mais n’est pas importé, son droit de douane disparaît lors du calcul de la moyenne, car il est multiplié par 0. Ce qui minore le droit de douane moyen obtenu.

Enfin, la méthode retenue pour la base de données tarifaires du CEPII, MAcMap-HS6, dite « des groupes de référence », apporte une solution pragmatique au problème de l’endogénéité. Plutôt que d’utiliser les flux bilatéraux effectivement observés, dont on vient de voir qu’ils risquent fort de biaiser la moyenne, elle s’appuie sur des profils d’importation reconstitués à partir d’échantillons de pays comparables. Chaque pays importateur appartient à un groupe de référence constitué de pays similaires. Ce procédé fournit un indicateur plus stable, apte à la comparaison internationale.

Évolution des droits de douane

Les écarts entre ces méthodes sont loin d’être marginaux. Début 2025, les États-Unis affichaient un niveau moyen de droit de douane de 5 % selon la méthode de MAcMap-HS6. 4,3 % en moyenne pondérée par le commerce observé. Avec près de 60 % de droits de douane nuls, la moyenne simple est beaucoup plus faible : seulement 2,6 %.

Évolution des droits de douane moyens américains (L’augmentation la plus récente des droits de douane américains sur l’acier et l’aluminium n’est pas prise en compte dans ce graphique). » Fourni par l'auteur

Entre le 20 janvier 2025 (journée d’investiture) et le « Jour de Libération », la moyenne simple, consistant à attribuer le même poids à chaque droit de douane, augmente de seulement 1,8 point de pourcentage (pp). Avec la méthode MAcMap-HS6 des groupes de référence, le droit de douane moyen états-unien progresse de 6,9 pp, pour s’établir à 11,9 %. Encore davantage, 9,3 pp, en moyenne pondérée par le commerce bilatéral, pour atteindre 13,6 %. En effet, les hausses de droits de douane portent principalement sur des produits ou des partenaires commerciaux majeurs pour les États-Unis. Leur poids significatif dans les importations américaines (ou dans celles du groupe de référence) accroît leur impact dans le calcul de la moyenne pondérée par le commerce bilatéral.

Les chiffres du « Jour de Libération » sont plus homogènes. Les droits augmentent pour tous les pays, mais les moyennes pondérées montrent un virage protectionniste plus marqué. La période entre le « Jour de Libération » et la phase de pause et d’escalade avec la Chine se traduit par une baisse significative de la moyenne simple à 4,2 pp ; ce que le terme « pause » peut laisser entendre. Mais en prenant en compte la structure du commerce bilatéral états-unienne (en moyenne pondérée), cette protection augmente de +1 pp ; les droits de douane sur la Chine ayant considérablement augmenté et ce pays représentant une part significative des importations états-uniennes ! En 2024, les importations états-uniennes depuis la Chine ont atteint une valeur dépassant les 400 milliards de dollars.

Entre 16 % et 25 %

Actuellement, les moyennes pondérées sont très élevées, entre 16,1 %, et 16,7 %. Les 12,3 % de la moyenne simple sous-estiment l’ampleur du choc tarifaire que subissent les partenaires commerciaux des États-Unis, en particulier dans les secteurs spécifiquement visés – acier, l’aluminium et véhicule. Le 9 juillet, la protection états-unienne sera au minimum de 16,1 %. Elle pourrait revenir au pic du « Jour de Libération » qui se situe, en prenant en compte la structure des importations des États-Unis ou celle de son groupe de référence autour de 25 %.

Cette séquence souligne à quel point les choix techniques d’agrégation des droits de douane influencent la perception des politiques commerciales. Une lecture superficielle pourrait aboutir à une sous-estimation de la hausse de la protection. Une analyse rigoureuse, tenant compte des biais d’endogénéité, révèle au contraire l’ampleur du tournant protectionniste américain, notamment sur des secteurs – acier, aluminium, automobiles – et des pays spécifiques – Chine, Canada, Mexique. Ainsi, ces choix méthodologiques ne sont pas neutres : ils conditionnent les diagnostics économiques, mais aussi les scénarios de modélisation dans les exercices prospectifs d’équilibre général.

The Conversation

Houssein Guimbard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.07.2025 à 16:34

Ce que les émeutes racistes de Ballymena disent de l’Irlande du Nord

Théo Leschevin, Maître de conférences en Études anglophones, Université Paris Cité

En Irlande du Nord, une agression sexuelle a déclenché des émeutes racistes visant des familles immigrées.
Texte intégral (3237 mots)

En Irlande du Nord, la tentative de viol d’une adolescente a déclenché des émeutes qui ont rapidement pris une tournure raciste. Attisées par des rumeurs sur l’origine des agresseurs, les violences ont visé des familles immigrées dans plusieurs villes. Ces événements illustrent les dérives d’un discours anti-immigration croissant, tout en ravivant indirectement les tensions communautaires. La prise en charge des violences sexistes et sexuelles en pâtit doublement.


Le lundi 9 juin, environ 2 500 personnes se sont réunies à Ballymena, une ville de 30 000 habitants d’Irlande du Nord, en soutien à la famille d’une jeune fille victime d’une agression sexuelle deux jours plus tôt. Deux adolescents, suspectés des faits, avaient été arrêtés le 8. Cette manifestation a progressivement dégénéré en émeutes et en affrontements avec la police. Les violences se sont ensuite propagées dans différents quartiers de Ballymena, provoquant la dégradation de plusieurs maisons.

De jour en jour, des incidents similaires ont eu lieu dans d’autres villes de la région, comme à Portadown, ou encore à Larne, où un centre de loisirs a été incendié. Les incidents ont pris une tournure raciste après qu’il a été porté à la connaissance du public que les deux adolescents suspectés avaient requis la présence d’un interprète roumain pendant leur interrogatoire. Cette information, ainsi que de fausses accusations circulant alors sur les réseaux sociaux, ont conduit les émeutiers à cibler les maisons où résidaient des personnes issues de l’immigration, en particulier celles originaires d’Europe de l’Est, et le centre de loisirs qui servait d’abri d’urgence aux familles en attente de relogement.

Les médias internationaux ont souligné la violence des personnes impliquées dans ces « pogroms », tout en donnant à voir l’importance des idées anti-immigration derrière ces événements. Par le biais de groupes Facebook, des résidents de Ballymena ont listé les adresses à cibler et celles qu’il conviendrait d’épargner. D’autres ont eu recours à l’affichage de symboles pour protéger leur domicile : des drapeaux britanniques, d’Ulster, ou encore des panneaux Locals Live Here. Certaines personnes issues de l’immigration ont fait de même, notamment en indiquant qu’elles travaillaient dans les centres de santé locaux.

Lorsqu’ils en ont l’occasion, les résidents de ces quartiers populaires majoritairement unionistes (c’est-à-dire favorables au maintien de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni) manifestent un sentiment de colère à l’égard des personnes issues de l’immigration. Ils les accusent d’envahir leurs quartiers, de profiter des services locaux à moindres frais, d’être à l’origine d’une augmentation de la criminalité et d’une perte de l’identité de la ville.

La montée des violences anti-migrants

Ces événements représentent un triple danger pour la société nord-irlandaise.

Ils sont d’abord une manifestation directe de la montée, chez une partie de la population, de l’idéologie réactionnaire, du discours anti-immigration et de ses conséquences violentes. Les émeutes de Ballymena rappellent ainsi directement les émeutes racistes qui ont déjà secoué l’ensemble du Royaume-Uni, y compris l’Irlande du Nord, en août 2024, à la suite de la mort de trois enfants dans une attaque au couteau à Stockport. Celle-ci avait été commise par un Britannique de 17 ans, né au pays de Galles dans une famille d’origine rwandaise, ce qui avait entraîné la diffusion de rumeurs le présentant comme un demandeur d’asile et de discours anti-immigration sur les réseaux sociaux. Elles renvoient également aux émeutes ayant eu lieu à Dublin en novembre 2023, entraînées là aussi par la circulation de rumeurs racistes après une attaque au couteau.

France Info, 24 novembre 2023.

Les récentes violences ayant cependant leur origine dans un incident local, elles ont remis en lumière des tendances propres à la région. Au moment des émeutes de 2024, on dénombrait déjà 409 crimes de haine supplémentaires en Irlande du Nord par rapport à l’année précédente, et la quantité d’incidents mensuels atteignait des niveaux records depuis que ces statistiques sont recueillies.

Pourtant, en comparaison avec le reste du Royaume-Uni, l’Irlande du Nord est peu concernée par l’immigration. Au dernier recensement, 3,4 % de la population déclarait appartenir à une minorité ethnique – indicateur approximatif de l’immigration et de la diversité, dans la mesure où les minorités ethniques proposées sont arbitrairement liées à des pays non européens, et s’opposent à une catégorie « blanc », regroupant l’ensemble des personnes originaires de pays européens, immigration majoritaire au début des années 2000 –, contre 18,3 % en Angleterre et au pays de Galles, et 12,9 % en Écosse. Comme cela a déjà été noté l’année dernière, et malgré le processus de paix en cours depuis 1998, on rappelle alors volontiers que de tels actes racistes dépendent de « dynamiques sociologiques distinctement propres » à l’Irlande du Nord.

Malgré l’évolution du traitement médiatique et social des violences publiques des jeunes de quartiers populaires depuis le début des années 2000, l’implication « en coulisse » des paramilitaires continue par exemple d’être un point nodal de débat. Bien qu’ils ne semblent pas avoir été impliqués dans les violences à Ballymena, la question de l’influence des paramilitaires loyalistes est inévitablement soulevée lors de tels incidents violents. Historiquement, la mainmise de ces réseaux de criminalité organisée sur les communautés urbaines locales s’est traduite par un contrôle coercitif exercé sur les adolescents issus de ces quartiers populaires – qu’il s’agisse d’« attaques punitives » à leur encontre ou de leur instrumentalisation à des fins de contrôle territorial.

Ces manifestations violentes d’intolérance présentent aussi pour les habitants de fortes similitudes, voire une forme de continuité, avec les « pogroms » ayant eu lieu dans les années 1960 à Belfast entre communautés catholique et protestante. On pourrait être tenté de rapporter les violences de ces dernières semaines au sectarisme propre à l’Irlande du Nord : le racisme et l’intolérance envers les migrants seraient un prolongement de l’intolérance qu’ont longtemps entretenue l’une vis-à-vis de l’autre les communautés catholique et nationaliste d’une part, protestante et unioniste de l’autre, une intolérance qui aurait profondément marqué la société nord-irlandaise.

Les risques d’une dénonciation communautaire du racisme

C’est là qu’apparaît le deuxième danger que posent indirectement les émeutes racistes de Ballymena. En effet, c’est à cette rhétorique de la continuité que recourent de nombreux commentateurs pour contextualiser les émeutes. Mais c’est aussi le cas de ceux des Nord-Irlandais qui souhaitent critiquer le comportement des habitants de Ballymena impliqués dans les émeutes. Ce faisant, on en vient néanmoins à courir le risque de raviver, d’une nouvelle manière, l’opposition entre nationalistes et unionistes.

En effet, ces incidents ont eu lieu dans des zones urbaines associées à la communauté unioniste – Ballymena, Portadown, Larne et Coleraine en 2025, mais aussi Sandy Row en 2024. Ce sont les paramilitaires unionistes que l’on soupçonne d’y participer, et ce sont les politiciens unionistes qui tentent de légitimer une forme de colère populaire, soutenus en cela par certains conservateurs britanniques.

Un tel état de fait fait ressurgir un discours hérité du conflit et qui perdure aujourd’hui, prenant ainsi de nouvelles dimensions : aux yeux d’une partie de la communauté nationaliste, la communauté unioniste est la principale source du racisme qui gangrène de plus en plus la société nord-irlandaise. Cette communauté serait plus intolérante et plus raciste, en raison d’un conservatisme traditionnel, ou bien du fait des affinités historiques et politiques entre le loyalisme et l’extrême droite britannique.

Par ailleurs, si l’équilibre entre les forces politiques nationalistes et unionistes reste marqué par un statu quo, chacune rassemblant environ 40 % de la population, la part de la population catholique est en hausse depuis plusieurs décennies. Atteignant 45,7 % de la population au recensement en 2021, les catholiques sont, pour la première fois dans l’histoire de l’Irlande du Nord, plus nombreux que les protestants (43,5 %). Cette tendance de long cours est régulièrement mobilisée dans la mesure où elle viendrait renforcer les tendances réactionnaires d’une part de la population unioniste, dont le racisme serait une conséquence parmi d’autres.

Plusieurs journaux à la ligne éditoriale réputée nationaliste ont publié des articles soulignant qu’en tant que « bastion loyaliste », « l’intolérance religieuse et les attaques racistes n’ont rien de nouveau à Ballymena », tandis que les partis politiques nationalistes – Social Democratic and Labour Party (SDLP) et Sinn Féin – dénoncent les discours anti-immigration de certains représentants unionistes.

À cela, les unionistes objectent depuis de longues années que les personnes issues de l’immigration sont plus présentes dans les quartiers populaires unionistes, où davantage de logements sociaux vacants sont disponibles pour les accueillir. Or, cette situation renvoie là aussi au conflit communautaire, puisqu’elle découle en partie de la discrimination dont la population catholique fait l’objet dans l’accès aux logements sociaux, ainsi que de la surpopulation des quartiers populaires nationalistes.

Ressurgit alors une autre continuité potentielle : celle entre, d’une part, les discours dénonçant une « oppression démographique » qui ont émergé dans les quartiers populaires protestants pendant le conflit vis-à-vis de leurs voisins catholiques, et, d’autre part, les discours anti-migrants apparus à partir des années 2000. Le sentiment anti-immigration se trouve ainsi corrélé au niveau de ségrégation résidentielle hérité du conflit, et en quelque sorte encastré dans le problème du rapport entre communautés.

Cette matrice s’est installée dès le début du processus de paix, à la fin des années 1990, à mesure que la société nord-irlandaise se confrontait à son propre multiculturalisme après trois décennies de déni. Ainsi, les débats autour des attaques visant la communauté chinoise en 2004 et la communauté rom en 2009 s’étaient déjà articulés autour de l’héritage du conflit et de l’idéologie dominante au sein de la communauté unioniste.

Rappeler les problèmes sociaux en jeu

Comment critiquer les manifestations violentes de l’idéologie réactionnaire anti-immigration au sein des quartiers populaires unionistes sans raviver le conflit communautaire ? Comment désamorcer le fait que « les catholiques tirent pratiquement une fierté sectaire du fait de ne pas être racistes » ?

D’abord, en rendant visibles les reconfigurations internes au sein de chaque communauté. Dans ces quartiers unionistes, nombreux sont les travailleurs sociaux, les élus locaux et les résidents qui dénoncent ces dérives et participent à les apaiser. Certains jeunes résidents affirment clairement qu’ils refusent d’« afficher des effigies tribales sur [leur] maison pour garantir [leur] sécurité dans [leur] ville […] à une période où il s’agit de lutter pour les droits et la sécurité des femmes ». Il existe une longue tradition syndicale dans ces quartiers ouvriers – comme en témoigne l’existence du mouvement Ballymena Young Socialists dans les années 1980 –, et les organisations syndicales sont aujourd’hui parmi les premières à dénoncer publiquement ces violences, ayant réuni nationalistes et unionistes dans des manifestations antiracistes à Belfast.

Il conviendrait ensuite de dépasser la vision réductrice des personnes issues de l’immigration qui s’est installée au sortir du conflit. Entérinée par les institutions et les politiques publiques de « Good Relations », elle conduit régulièrement à réduire l’ensemble des minorités à une « troisième communauté » englobant toute forme d’altérité, dont le rapport à la société nord-irlandaise se trouve indexé à la manière dont elles se situent vis-à-vis des deux communautés traditionnelles. À ce titre, comme le soulignait un rapport parlementaire en 2022, « les intérêts des communautés issues de minorités ethniques et de l’immigration en Irlande du Nord passent trop souvent au second plan, éclipsés par la volonté de faire cohabiter les demandes des communautés nationalistes et unionistes ».

Les personnes se déclarant d’origine polonaise, lituanienne et indienne, arrivées dans le cadre de mouvements historiques variés d’immigration professionnelle, sont les plus représentées en Irlande du Nord. À cela s’ajoute depuis plusieurs années l’arrivée de demandeurs d’asile et de réfugiés, notamment syriens. Les attitudes à leur égard semblent s’améliorer dans l’ensemble.

Pourtant, malgré des parcours et des expériences variés, tous ces groupes ont eu à se situer vis-à-vis de l’opposition communautaire : aux difficultés de l’immigration s’ajoute l’expérience d’un système de logement social ségrégué, d’un système scolaire ségrégué, d’une société encore aux prises avec une vision naturalisante de l’ethnicité et de la culture, et d’une vie politique largement focalisée sur la question du statut constitutionnel de l’Irlande du Nord.

À l’échelle locale, les associations qui soutiennent les personnes immigrées doivent composer avec la concurrence des organisations liées à une communauté ou à l’autre, luttant souvent pour l’obtention de fonds publics, alors que de nombreux appels à projets nationaux et européens demeurent dédiés aux enjeux de réconciliation.

L’instrumentalisation des violences sexistes et sexuelles

Enfin, il faut insister sur le troisième danger que représentent les récents incidents pour l’Irlande du Nord. Ces événements, comme le meurtre d’Ashling Murphy en 2022 en Irlande, nous montrent à quel point la politisation des violences sexistes et sexuelles (VSS) se heurte à son instrumentalisation par l’extrême droite, alors même qu’une partie des classes populaires se mobilise pour les dénoncer.

S’il s’agit là encore d’un problème qui dépasse la région, avancer dans la caractérisation et la prise en charge des VSS en Irlande du Nord est un des chantiers centraux, et pourtant historiquement négligés, du processus de paix. Il est fondamental, car il représente un pas vers le recentrage des politiques publiques portant sur des problèmes sociaux clairement identifiés et détachés de l’opposition communautaire.

Selon le dernier rapport en date, produit par l’Ulster University en début d’année, 98 % des femmes nord-irlandaises déclarent avoir subi au moins une forme de violence ou d’abus dans leur vie, dont 50 % avant leurs 11 ans. Il aura fallu attendre 2024 pour que l’exécutif souligne « l’épidémie de violence envers les femmes » en Irlande du Nord, la région présentant le troisième plus haut taux de féminicide en Europe.

Alors que les chercheurs et chercheuses en sciences sociales soulignent depuis plusieurs décennies les liens entre la montée des VSS et le processus de sortie de guerre, ainsi que le besoin urgent de problématiser cette situation à l’échelle de la société nord-irlandaise, presque aucun effort médiatique n’a été fait pour replacer les événements de ce mois de juin dans cette perspective. Il est aujourd’hui essentiel de déloger cette problématique de l’étau dans lequel elle se trouve prise en Irlande du Nord, entre la montée du fémonationalisme et les risques d’un retour à l’opposition communautaire.

The Conversation

Théo Leschevin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.07.2025 à 12:39

À bord de l’« Ocean Viking » (4) : quand les rêves touchent terre

Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

À bord de l’« Ocean Viking » pendant un an, une chercheuse a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale. Dernier épisode : le retour à la terre.
Texte intégral (3216 mots)
À l'approche des côtes italiennes, la perspective d'une nouvelle vie en Europe se fait plus concrète. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Cet article est le quatrième et dernier épisode d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Le retour à terre est au cœur de ce dernier épisode. Une version immersive de cette série existe également.


Si l’étude à bord de l’Ocean Viking (OV) met en lumière les opérations de sauvetage civil, par l’une des désormais nombreuses ONG présentes en Méditerranée centrale, il faut aussi souligner l’importance des traversées autonomes, comme des sauvetages et actes de solidarité en mer entre personnes exilées elles-mêmes.

Ellie, membre de l’équipe SAR (Search and Rescue) de SOS Méditerranée, a retracé un sauvetage au cours duquel deux embarcations en détresse se sont prêté assistance :

« Il y a des personnes dont je me souviens très bien. Elles étaient parties dans le corridor tunisien, en bateau en fibre de verre et ont croisé un autre bateau, en bois, qui était à la dérive. Quand on est arrivés, on avait ce bateau en fibre de verre qui remorquait un bateau en bois, chacun en détresse, avec 30 ou 40 personnes dessus. C’était un sauvetage d’un sauvetage. C’était assez incroyable, cette solidarité parmi les personnes en mer. »

Reconstitution d’un sauvetage entre embarcations en détresse par Ellie, sauveteuse en mer. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Les équipages d’ONG sont ainsi à la recherche d’un équilibre entre, d’une part, le maintien de cette autonomie propre aux personnes exilées et, d’autre part, les contraintes liées à la gestion quotidienne des populations à bord dans des conditions parfois extrêmes (une gestion souvent qualifiée de crowd control, c’est-à-dire de « contrôle des foules »).



L’étude sur l’OV a justement mis en lumière les attentes des personnes rescapées, dans la phase qui suit le sauvetage, dite de post-rescue. Les opinions exprimées ont ainsi permis de formuler plusieurs recommandations opérationnelles, centrées sur les besoins de ces personnes durant les journées de navigation jusqu’à un port sûr en Europe.

L’un des résultats les plus marquants a trait au besoin de communication directe avec les proches, en particulier pour leur annoncer que la traversée n’a pas eu d’issue fatale. Le soutien et les informations reçues de la famille et des amis font d’ailleurs partie des principales ressources aux différentes étapes de la migration (mentionnées par près de 60 % des personnes à l’enquête).

Cependant, il n’est pas rare que les personnes rescapées perdent leur téléphone au cours de la traversée, et quand ce n’est pas le cas, les capacités de connexion restent limitées en pleine mer.

Impacts psychiques et physiques

L’étude laisse aussi apparaître les impacts physiques et psychiques des violences en Libye, affectant la capacité à accomplir des besoins primaires. Les personnes participantes ont notamment mentionné des difficultés à s’alimenter, à trouver le repos et le répit :

« En prison, nous ne mangions qu’une fois par jour, nous ne pouvions nous laver qu’une fois par mois. » ;
« Mon dos est très douloureux et je ne peux pas dormir. » ;
« Mon esprit et trop stressé et je ne peux pas le contrôler. »

Ces traces sont aussi visibles sur les innombrables graffitis laissés sur les murs de l’Ocean Viking au fil des années.

Dans cet enchaînement de frontières violentes, le séjour à bord du navire de sauvetage relève d’une respiration, si l’on se fie aux commentaires libres proposés à l’issue du questionnaire :

« Nous sommes considérés comme vos frères ici, ça change tellement de la Libye ! » ;
« Je n’ai pas grand-chose à dire, mais je n’oublierai jamais ce qu’il s’est passé ici. »

Au milieu de la mer, quand le nombre de personnes à bord le permet, on assiste parfois à des scènes d’intimité retrouvée ou, à l’inverse, de liesse collective, notamment quand est confirmée l’annonce d’un port attribué par l’Italie.

Explosion de joie à bord de l’OV après l’annonce d’un port de débarquement en Italie. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Quant aux ateliers cartographiques et à l’étude par questionnaire que j’ai menés, les retours de participants suggèrent qu’ils ont pu participer à une forme de pouvoir d’agir, ou du moins, de pouvoir-réfléchir et de pouvoir-raconter :

« C’est la première fois depuis très longtemps que quelqu’un me demande ce que je pense et quelles sont mes opinions sur les choses. »

« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.

Le retour à la terre

Une forme de reprise de pouvoir sur l’action est perceptible à mesure que s’approche la perspective du débarquement et d’une nouvelle vie en Europe.

Alors que nous naviguons vers les côtes italiennes, les cartographies qui sont affichées sur le mapping collectif illustrent des rêves et imaginaires de plus en plus concrets. Elles font écho aux projets d’installation confiés dans le questionnaire :

« J’espère avoir rapidement un titre de séjour en Allemagne. » ;
« Je souhaite rembourser l’argent que j’ai emprunté à mes propriétaires, apprendre rapidement la langue, voir ma famille en état de sécurité et de santé. »

Mapping collectif sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l'auteur

On peut imaginer l’émotion que représente le premier pied posé dans un port européen, pour celles et ceux qui y parviennent enfin. On imagine moins, en revanche, que cette étape puisse relever d’une nouvelle forme de violence. À Ancône, Koné se remémore l’impression laissée par l’important dispositif déployé :

« Quand j’ai débarqué du bateau, j’ai vu tellement de sirènes que j’ai pensé : “Il n’y a que des ambulances, en Italie ?” »

Le comité d’accueil réservé aux personnes débarquées en Italie est en fait composé des autorités nationales de sécurité (police et gendarmerie), des services sanitaires italiens, de la Croix-Rouge italienne et de membres de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, dont l’intervention est cadrée autour d’une question : « Qui conduisait le bateau parti de Libye ? »

Autrement dit : « Qui pourrait être inquiété pour avoir facilité l’entrée irrégulière sur le territoire européen ? »

Au niveau des conventions internationales SAR, le sauvetage prend fin dès lors que les personnes sont débarquées dans un lieu sûr de débarquement ou POS (Place of Safety). Pour les équipages de SOS Méditerranée, il est d’usage de considérer que le travail s’arrête là, même si la relation humaine se poursuit parfois.

D’ailleurs, le débarquement est assez vite suivi par les nombreuses formalités administratives et les interrogatoires auxquels les ONG de sauvetage doivent se soumettre pour ne pas courir le risque de voir leur bateau détenu et, par conséquent, d’être dans l’incapacité de retourner en zone d’opérations.

À l’issue de plusieurs jours de navigation collective, les au revoir ont quelque chose de joyeux, mais aussi d’anxieux, car nous savons que s’ouvre pour chacune de ces personnes un nouveau parcours de combats.

Débarquement de l’Ocean Viking
À peine le débarquement effectué vient le temps des formalités administratives et des interrogatoires. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Dans cet instant de grâce, où les rêves touchent terre, vient à mon esprit la force des silences dans la bande dessinée, le Retour à la terre, rendus graphiquement par Manu Larcenet.

Le silence de la mer qui a englouti tant de corps.

Le silence concentré des équipes de sauvetage, quand les bateaux semi-rigides foncent vers les embarcations en détresse.

Le silence stupéfait, à bord des mêmes semi-rigides ramenant au bateau-mère des personnes encore sonnées d’avoir échappé au naufrage.

Le silence épuisé de celles et ceux qui reprennent des forces ; l’évidence du silence à l’écoute des récits sur le pont de l’OV.

Le silence timide quand les côtes italiennes se dévoilent pour la première fois.

Le silence des institutions européennes qui taisent et entravent les combats pour la vie en mer – et pour la vie sur terre, en soutenant les interceptions et retours forcés vers la Libye.

Et, enfin, mon silence, face au constat de ma propre impuissance, vis-à-vis des personnes exilées que j’ai rencontrées en mer :

« Je sais que tu écris, c’est bien, les gens vont le voir. Mais l’histoire va continuer. »

Le sillage de l’Ocean Viking. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Remerciements : De sincères remerciements sont adressés aux personnes qui ont bien voulu participer à cette étude embarquée et partager leurs récits, notamment Koné et Shakir, ainsi qu’à l’ensemble des équipes en mer et sur terre qui ont soutenu cette recherche au long cours, en particulier Carla Melki et Amine Boudani.

Certains prénoms réels ont été conservés et d’autres modifiés, à la préférence des personnes concernées.

Morgane Dujmovic a débuté cette recherche en tant que chercheuse indépendante, elle est aujourd’hui chargée de recherche au CNRS.

The Conversation

Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.07.2025 à 12:38

À bord de l’« Ocean Viking » (3) : échapper à la Libye, survivre à la mer

Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

À bord de l’« Ocean Viking » pendant un an, une chercheuse a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale. Troisième épisode : la traversée en mer.
Texte intégral (5093 mots)

Cet article est le troisième d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Dans cet article, elle revient sur leur parcours en mer. Le dernier épisode est ici. Une version immersive de cette série existe également.


Les dangers de la Libye ne sont généralement découverts que lorsque les personnes en migration y entrent avec l’espoir de trouver une vie décente et du travail.

Périr en Libye ou prendre la mer

« Mon tout premier jour à Tripoli, j’ai su que j’avais pris la pire décision de ma vie. En Libye, ce n’est pas facile de rentrer, mais c’est moins facile encore de sortir ! »,

explique Koné, lors de notre rencontre à Ancône (Italie, côte adriatique).

En effet, rares sont les personnes qui parviennent à transiter moins d’un mois en Libye. La plupart de celles et ceux que nous avons rencontrés sur l’Ocean Viking (OV) (57,9 %) y ont totalisé entre un et six mois. Certaines s’y sont retrouvées piégées plus de deux ans – jusqu’à sept années cumulées, pour un participant soudanais.

Dans le panorama statistique offert par l’enquête, on voit se dessiner des routes et des configurations migratoires différentes, les longs séjours subis en Libye concernant surtout les personnes des pays les plus pauvres et déchirés par des guerres.

On voit surtout que les femmes sont bloquées plus durablement en Libye : celles que nous avons rencontrées y ont passé en moyenne quinze mois et demi, contre huit mois et demi pour les hommes. On peut y voir l’effet des mécanismes de contrainte et de violence qui s’appliquent spécifiquement aux femmes en migration en Méditerranée, comme l’a parfaitement décrit la géographe Camille Schmoll dans son ouvrage les Damnées de la mer (2022).

Dans les conditions de survie qui ont été rapportées, la décision de prendre la mer malgré les risques de la traversée peut se résumer ainsi : préférer le risque de mourir maintenant plutôt que la certitude de perdre la vie à petit feu.

« Sept mois » : l’expérience de la Libye de Mohamad

Traduction : Amine Boudani et Rafik Arfaoui. Fourni par l'auteur

Sur sa carte, Mohamad a bien montré ce glissement. On y voit les violences cumulatives qu’il a rencontrées sur son parcours de l’est à l’ouest de la côte libyenne : la captivité à Tobruk chez un « marchand d’humains », l’enfermement et le vol à Benghazi, le racisme et la xénophobie à Ajdabiya, les mauvais traitements à Zouara, d’où il a finalement réussi à fuir par la mer.

Son illustration montre, de droite à gauche, l’enchaînement de faits qui l’a conduit de l’enfermement au bateau.



Pour parvenir à prendre la mer, il faut toutefois réunir une somme d’argent considérable. Les personnes participantes mentionnent des emprunts à leur famille de 2 000, 6 000, voire 10 000 dollars, pour s’acheter une place sur un bateau. Celle-ci est parfois obtenue à la suite de travaux forcés depuis les prisons plus ou moins officielles, ou contre la promesse d’être celui qui conduira le bateau.

Lorsque les tentatives se heurtent à des interceptions suivies de refoulements vers la Libye, il faut rajouter à la somme initiale :

« Ils m’ont escroqué d’abord 2 000 dollars, puis 3 000 et, la troisième fois, j’ai payé 5 000 dollars. »

Game house, pièce issue d’un atelier cartographique sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l'auteur

Des personnes participantes à l’étude ont également décrit leurs conditions de vie dans la game house (les bâtiments collectifs où les personnes ayant payé leur traversée attendent le signal du départ). Ces séjours durent de plusieurs jours à plusieurs semaines, avec des approvisionnements et modalités variables selon les circuits et les montants payés pour arriver là. Mais toutes témoignent d’une même découverte à leur première tentative de traversée : celle de la nature des embarcations, impropres à la navigation et surchargées. Comme l’a expliqué Koné, à ce stade, il est généralement trop tard pour faire demi-tour :

« On a démarré d’une plage à côté de Tripoli, à 4 heures du matin, on nous a fait courir sur l’eau : “Go, go !” C’était trop tard pour changer d’avis. »

Perte de repères dans la nuit de la mer

Le départ depuis les plages libyennes se fait souvent de nuit, et ce n’est qu’au matin qu’on découvre l’immensité de la mer. L’enquête par questionnaire a justement permis d’étudier les perceptions des personnes placées sur ces embarcations en détresse au cours des scènes de sauvetage. Le premier résultat qui interpelle est leur perte de repères au moment où elles sont secourues.

L’un des participants a ainsi mentionné « la simple joie d’avoir trouvé quelque chose dans l’eau », en se remémorant sa première impression à la vue de l’Ocean Viking à l’horizon. D’autres participants ont décrit à quel point leurs perceptions étaient troublées par les conditions de navigation ou par la nature même des embarcations, comme cette personne bangladaise qui avait pris la mer dans la cale d’un bateau en bois :

« J’étais à l’intérieur du bateau en bois, je ne pouvais rien voir ou entendre. Je ne croyais pas que c’était un sauvetage jusqu’à ce que je sorte et voie avec mes propres yeux. »

Charlie, le SAR Team Leader qui a coordonné ce sauvetage, se souvient de sa propre stupéfaction à la découverte des 68 personnes à bord, sur une embarcation prévue pour 20 :

« À mesure qu’on les transférait sur nos RHIB (bateaux semi-rigides), d’autres sortaient de dessous le pont, cachés. »

En m’appuyant sur le questionnaire, les ateliers cartographiques et des entretiens ciblés, j’ai tenté de reconstituer l’espace-temps de ce sauvetage avec les personnes secourues et des membres de l’équipage.

« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.

« Ils retournaient droit vers Tripoli ! »

Jérôme, le coordinateur adjoint de la recherche des secours à bord (ou Deputy SARCo) de l’OV, a confirmé le cas d’une embarcation « extrêmement surchargée », comme l’indique le rapport final de sauvetage :

« Là, ils étaient chargés ! L’alerte nous annonçait 55 personnes à bord, et nous on en a trouvé 68, parce qu’il y a ceux qui étaient sous le pont, cachés ! »

Dans le poste de commande de l’OV, écran de veille à l’appui, nous avons retracé les positions du bateau au fil de sa recherche. Ce matin-là, l’alerte avait été donnée par Alarm Phone, une ligne téléphonique citoyenne qui opère en continu depuis les deux rives de la Méditerranée, notamment pour relayer et suivre les cas de détresse.

« On a reçu une position à 6 h 19. On a tenté d’appeler Tripoli plusieurs fois, ça ne répondait pas. On a dit : “On y va quand même, on est très inquiets.” On a lancé le mail officiel disant qu’on y allait. »

Une fois ces démarches accomplies auprès des centres de coordination et de sauvetage en mer, l’OV s’est dirigé vers la position donnée, dans les eaux internationales au large de la ville libyenne de Zouara.

Peu de temps après, nos radios réglées sur le canal de veille ont grésillé :

« On réveille tout le monde en général quand on arrive dans les dix milles, c’est la distance avec laquelle on peut les trouver avec les jumelles. Et à 6 heures, il commence à y avoir les premières lueurs de l’aube. »

La recherche de l’embarcation en détresse s’est toutefois compliquée :

« Avec les premières données, le point de départ et la deuxième position, on avait une indication sur la vitesse : on pensait qu’ils faisaient 5 nœuds. Donc on s’est dit qu’on allait les trouver à cette position. Sauf qu’une fois arrivés, on a commencé à s’arracher les yeux : ils n’étaient pas à la position ! »

Reconstitution d’un cas de détresse en mer dans le poste de commande. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Les calculs opérés dans cette phase de recherche doivent en effet intégrer des facteurs multiples, parmi lesquels les différentes positions reçues (quand il y en a), mais aussi la présence ou l’absence d’un moteur fonctionnel et, enfin, les conditions météorologiques et maritimes, comme l’a expliqué Jérôme :

« Ce que je pense, c’est qu’ils ont dû se perdre et se dérouter : en ayant la mer, le vent dans la figure, tu ne sais pas où tu vas. Je pense qu’ils ne voyaient rien de ce qu’ils faisaient. Ils étaient en train de lutter avec tout ça. »

Confirmant les hypothèses de Jérôme, beaucoup des personnes secourues ce jour-là sont arrivées sur le pont de l’OV en souffrant de déshydratation et de mal de mer :

« Comme on l’a vu sur les photos, ils avaient vraiment beaucoup de houle et de vent qui leur arrivait dans la figure. Plus tu vas vers le large, plus tu subis la mer. »

Devant les zooms et dézooms opérés par Jérôme à l’écran, je comprends en images les implications d’un cas de détresse en mer au large de la Libye :

« En plus, là, le vent suffisait à les faire dériver : ils retournaient droit vers Tripoli ! »

« Ces bateaux ne devraient même pas exister »

Malgré les difficultés décrites pour ce sauvetage, il correspond à une opération « à faible risque ». Des événements plus critiques sont régulièrement rapportés par les équipages et par les personnes secourues.

Au fil du temps, les équipes de sauvetage ont notamment vu la qualité des embarcations se dégrader, comme l’explique Jérôme :

« Il y a eu les “wooden boats” (bateaux en bois), puis les “rubber boats” (bateaux pneumatiques). Maintenant, les pires c’est les “iron boats” (bateaux en métal). »

En 2023, des embarcations en métal soudées à la hâte ont commencé à faire leur apparition au large de la Tunisie. Pour les marins aguerris qui forment les équipes de sauvetage, comme Charlie, l’existence même de telles embarcations en pleine mer est difficilement concevable :

« Ces bateaux ne devraient même pas exister. Ils ont des structures extrêmement faibles. Ils sont faits à la main, mal et vite faits ; ce sont juste des plaques en métal, soudées. Ils n’ont pas de stabilité. Ce sont comme des cercueils flottants. »

Pour ces professionnels de la mer, l’inquiétude est réelle : « Il faut que nous soyons préparés à ça. » D’une part, les bords acérés des bateaux en métal peuvent abîmer les bateaux semi-rigides (RHIB) de l’ONG, avec le risque de compromettre l’ensemble de l’opération de sauvetage – comme cela s’est produit en septembre 2023, à l’issue d’une patrouille sur la route tunisienne. Les RHIB avaient alors été protégés « avec les moyens du bord », à l’aide des tapis trouvés sur le navire alors qu’il était en opération en mer.

D’autre part, chaque nouveau type d’embarcation implique des techniques très spécifiques. L’approche et le positionnement des bateaux semi-rigides autour de l’embarcation en détresse (ou « danse des RHIB »), les modes de communication propices au maintien du calme, les soins d’urgence durant le transfert vers le bateau-mère : tout cela est étudié avec minutie afin d’anticiper un maximum de scénarios.

Dans la salle de repos de l’équipage, face à la maquette construite par les anciens de SOS Méditerranée pour s’entraîner aux simulations, Charlie m’a longuement expliqué les techniques développées pour approcher chaque type d’embarcation en détresse, selon qu’elles sont en fibres de verre, en bois, en pneumatique ou en métal.

Dans le dernier cas, celui d’un bateau en métal, Charlie a insisté sur les implications critiques d’un sauvetage qui tournerait mal :

« Les bateaux en métal peuvent chavirer à tout moment et couler rapidement, à pic. Dans ce cas, la scène ressemblerait à ça : un massive MOB ! »,

c’est-à-dire un « Man Over Board » (« homme à la mer ») de grande ampleur, impliquant le passage par-dessus bord d’un nombre important de personnes. C’est ce que sont venus illustrer les petits objets bleus dispersés sur sa maquette.

Simulation d’un « massive MOB » avec un bateau en métal. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Se noyer plutôt qu’être capturé

Une autre donnée a rendu les activités de sauvetage de plus en plus ingérables au fil du temps : les activités des milices et « garde-côtes libyens » dans la SRR (Search and Rescue Region) libyenne, c’est-à-dire la région libyenne de recherche et sauvetage en mer créée en 2018 avec le support de l’Union européenne.

Deux autorités y sont chargées de la surveillance côtière : la garde côtière libyenne (LCG) dépendant du ministère de la défense, et l’administration générale de la sécurité côtière (GACS), rattachée au ministère de l’intérieur.

Les multiples agissements illégaux et violents rapportés au sujet des acteurs libyens en mer ont justifié l’emploi de plus en plus courant de guillemets pour les désigner, ou de l’expression « so-called Libyan Coast Guard ». Pourtant, ces groupes reçoivent un soutien abondant de l’Union européenne et de plusieurs de ses États membres.

Financements européens des « garde-côtes » libyens, 2024. Humanity Overboard, SOS Humanity, p.11, Fourni par l'auteur

À bord de l’OV, les témoignages ne tarissent pas sur les manœuvres périlleuses des « garde-côtes libyens » visant explicitement à faire échouer les sauvetages, comme l’a soulevé Charlie :

« Je les ai vus faire des manœuvres folles, essayer de rendre le sauvetage aussi dur que possible, en nous empêchant de secourir, en criant, en hurlant. »

Plusieurs microscènes de ce type ont été reconstituées :

« Ils conduisent le plus près et le plus rapidement possible pour créer des vagues. Ils se mettent sur notre route, interfèrent, près du bateau-mère. »

Quand les acteurs libyens sont sur scène, l’explosion d’émotions liées à l’arrivée des secours peut se transformer en scène de panique et affecter les chances de réussite du sauvetage.

Ce sont 31,4 % des personnes participantes à l’étude qui ont ainsi exprimé une perception négative à la vue d’un navire à l’horizon, associée à la peur d’être interceptées et refoulées par les acteurs libyens en mer :

« Au loin, nous ne savions pas si c’était un bateau de sauvetage ou les garde-côtes libyens. C’était un stress énorme à bord, les gens criaient et les enfants pleuraient. Nous étions prêts à sauter. »

En effet, la présence des autorités libyennes est souvent perçue comme un danger plus grand que le risque de noyade, comme l’a résumé l’un des participants :

« Pour moi, le danger ce n’est pas la mer, ce sont les autorités libyennes. »

Ce positionnement s’explique aisément pour les personnes qui ont déjà expérimenté une ou plusieurs interceptions. Certaines des personnes participantes à l’étude ont mentionné des violences exercées au cours de leur refoulement vers la Libye, telles que des coups, des menaces armées, des vols d’argent, des privations d’eau et de nourriture, voire des actes mortels :

« La première fois que j’ai pris la mer, les Libyens ont tiré sur le moteur, le carburant a brûlé et explosé et les gens près de moi sont morts. »

En outre, la proximité des « garde-côtes libyens » avec des milices ou réseaux mafieux est notoire. L’un des répondants à l’étude a décrit en ces termes l’administration générale de la sécurité côtière (GACS) :

« Il y a toujours un risque que le GACS, un groupe armé avec des masques, vous mette en prison. »

Les interceptions sont généralement suivies de périodes de détention arbitraire en Libye, dans les conditions inhumaines détaillées précédemment (voir la partie 2 de cette série) :

« J’ai essayé de traverser quatre fois mais j’ai été attrapée et mise en prison avec mon enfant ; j’ai beaucoup souffert. »

Reconstitution d’une interférence des acteurs libyens (en bleu) à proximité du bateau-mère (en rouge). Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Ces faits rapportés par les équipages et personnes secourues sont largement étayés par les organisations internationales, humanitaires ou les collectifs associatifs qui suivent la situation en Méditerranée centrale. Dans son rapport de mission d’enquête de 2021, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies laisse peu de doutes quant à la chaîne de causalité qui relie les interceptions en mer et la traite des personnes migrantes en Libye :

« Les garde-côtes libyens procèdent […] à l’interception de l’embarcation dans des conditions violentes ou périlleuses, qui se soldent parfois par des morts. […] Les garde-côtes libyens confisquent les effets personnels des migrants à bord. Une fois débarqués, les migrants sont soit transférés dans des centres de détention, soit portés disparus, et il semblerait que certains soient vendus à des trafiquants. […] Depuis que des bateaux sont refoulés en Méditerranée, les autorités libyennes ont été averties du caractère généralisé et systématique des interceptions périlleuses effectuées en mer et des violences commises dans les centres de détention. Plutôt que d’enquêter sur ces cas et de remédier à ces pratiques, les autorités libyennes ont continué à intercepter les migrants et à les placer en détention. »

En croisant ces scènes de sauvetage maritime avec le vaste système d’exploitation organisé depuis les lieux de détention en Libye, on comprend que l’interception en mer par les « garde-côtes libyens » relève d’une stratégie de capture, et que la Méditerranée centrale est devenue le lieu d’un corps à corps pour la sauvegarde de la vie et de la dignité humaine.

The Conversation

Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.07.2025 à 12:38

À bord de l’« Ocean Viking » (2) : avant la mer, les périls des parcours

Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Sur l’« Ocean Viking », le bateau de SOS Méditerranée, Morgane Dujmovic a recueilli les témoignages des personnes secourues en mer. Dans cet épisode, elles évoquent les dangers rencontrés avant d’embarquer.
Texte intégral (3837 mots)
Les parcours de migration des personnes recueillies à bord sont très variés, certains se résumant à quelques jours, d’autres s’étalant sur plusieurs années. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Cet article est le deuxième d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Ce deuxième épisode restitue les périls rencontrés avant de prendre la mer. L’épisode 3 est ici. Une version immersive de cette série existe également.


Vingt-et-une esquisses individuelles ont été fabriquées sur l’Ocean Viking (OV) au cours de ces recherches. Elles racontent des fragments de voyages, trajectoires plus ou moins fluides ou heurtées depuis le Bangladesh, le Pakistan, la Syrie, la Palestine et l’Égypte. Les parcours sont parfois très onéreux, mais rapides et organisés, comme ceux de certaines personnes bangladaises de Dacca à Zouara (Libye), en passant par Dubaï, en seulement quelques jours. D’autres s’étendent et se tissent sur plusieurs années, s’adaptant aux rencontres, aux ressources, aux dangers, et aux multiples guerres et violences dans les pays traversés.

« De Dacca à Zouara » (série de 10 esquisses individuelles sur les parcours du Bangladesh). Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur
« De la Syrie à Zouara » (série de 11 esquisses individuelles sur les parcours du Moyen-Orient). Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Parmi 69 personnes ayant participé à l’étude, 37,6 % avaient quitté leur pays d’origine la même année, mais 21,7 % voyageaient depuis plus de cinq ans – et 11,5 %, depuis plus de dix ans. Les parcours les plus longs débutent dans des pays aussi divers que le Nigeria, le Soudan, l’Érythrée et l’Éthiopie. Dans 60 % des cas étudiés, ils commencent en Syrie.

2011, 2012, 2013, 2014, 2015… L’étalement régulier des dates de départ recueillies à travers l’enquête met en évidence la perpétuation des conflits qui suscitent les raisons de migrer :

« J’ai fui l’armée de Syrie. J’ai vécu trois années de prison et de torture, vu des scènes terribles. J’avais 18 ans, je n’avais pas l’âge de vivre ou voir de telles choses. »

Les motivations à poursuivre ces longs voyages sont souvent faites d’ambitions personnelles « pour une vie meilleure », comme le fait de « pouvoir étudier » ou « d’aider la famille » restée au pays, comme l’a expliqué un jeune Égyptien :

« Je suis le seul garçon de ma famille. Mes parents sont âgés et ils sont inquiets que je n’y arrive pas. »

L’étude auprès des personnes secourues a aussi permis de dresser un panorama des soutiens reçus et des dangers rencontrés en cours de route. Au même niveau que les ressources financières issues d’économies personnelles ou de sommes prêtées le plus souvent par la famille, près de 60 % des personnes répondantes ont mentionné l’importance de ressources immatérielles, telles que « les conseils d’amis », « le soutien psychologique du mari », « des informations et un soutien émotionnel d’une nièce ».

Les informations reçues de proches paraissent cruciales à certaines étapes du voyage : comme l’a expliqué l’un des répondants, elles relèvent d’une forme de soutien moral pour « survivre en Libye ». À l’inverse, une autre personne participante a confié qu’il lui avait été essentiel, « pour tenir bon », de cacher à sa famille les réalités de son quotidien libyen. Car c’est bien là que sont rencontrées la plupart des difficultés : sur les 136 situations de danger décrites dans l’étude, 50 % sont localisées en Libye – contre 35,3 % en mer, 8,8 % dans le pays d’origine et 5,9 % à d’autres frontières, le long des parcours migratoires.

Il est précisé que ces réponses ne reflètent pas une image exhaustive de l’ensemble des dangers en migration : elles traduisent les perceptions d’un échantillon limité de personnes secourues au large de la Libye et sont à restituer dans le contexte d’une collecte de données réalisée en pleine mer.

« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.

Raconter la Libye

Les atrocités qui ciblent les personnes en migration en Libye sont désormais bien documentées. Elles apparaissent dans une multitude de documents – des rapports d’ONG (SOS Humanity, 2024), documentaires vidéos (Creta 2021) et témoignages directs de personnes concernées par les faits (Kaba 2019).

Les résultats d’une mission d’enquête indépendante du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, publiés en 2021, ont permis de qualifier ces réalités de crimes contre l’humanité :

« Il existe des motifs raisonnables de croire que les actes de meurtre, de réduction en esclavage, de torture, d’emprisonnement, de viol, de persécution et autres actes inhumains commis contre les migrants font partie d’une attaque systématique et généralisée dirigée contre cette population, en application d’une politique d’État. En tant que tels, ces actes peuvent constituer des crimes contre l’humanité. »

Avec l’étude réalisée à bord de l’OV, les personnes participantes ont pu définir, avec leurs propres mots, la nature des dangers qu’elles y ont vécus. Leurs réponses ont ensuite été codées et regroupées en catégories permettant d’établir une typologie spatialisée issue de ces récits. Les citations associées aux données traduisent des expériences subjectives, incarnées, retravaillées par les émotions, mais assez convergentes et nombreuses pour reconstituer ce qu’il se joue en Libye.

Les mécanismes de violences rapportés sont systémiques : enfermements punitifs assortis de torture, traitements inhumains et dégradants, violences raciales et sexuelles dont on est victime et/ou témoin.

« Durant la première période que j’ai passée en Libye, j’ai été emprisonné six fois, torturé, frappé. Je ne peux même pas me rappeler des détails exacts. »

Ces violences impliquent des acteurs plus ou moins institutionnalisés : garde-côtes, gardiens de prison, mafias, milices et patrons, dont les rôles tendent à se chevaucher. Elles se produisent sur l’ensemble du territoire : Benghazi, Misrata, Sabratha, Syrte, Tripoli, Zaouïa, Zouara, pour les villes les plus citées dans l’enquête, mais aussi dans le désert et dans des lieux de détention de localisation inconnue.

Omniprésente, la perspective d’enfermements violents et arbitraires génère une présomption de racisme généralisé envers les étrangers :

« Le racisme que j’ai vécu en tant qu’Égyptien est juste inimaginable : kidnapping, vol, emprisonnement. »

Les personnes noires se sentent particulièrement visées par les attaques ciblées. Parmi celles qui en ont témoigné, un Éthiopien resté bloqué quatre années en Libye a décrit un sentiment de terreur permanent, lié aux multiples arrestations racistes dont il a été victime :

« Les gens se font kidnapper en Libye. Ils nous attrapent et nous mettent en prison car nous n’avons pas de papiers, puis nous devons payer plus de 1 000 dollars pour être relâchés. Cela m’est arrivé quatre fois, pendant deux semaines, puis un mois, puis deux mois et finalement pendant un an. Tout cela à cause de ma couleur, parce que je suis noir. Cela a duré si longtemps que mon esprit est trop stressé, à cause de la peur. »

Ce que confirme le rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU :

« Il s’avère aussi que les migrants venant d’Afrique subsaharienne, qui représentent la majeure partie des détenus, sont traités plus durement que les autres, ce qui laisse penser qu’ils font l’objet d’un traitement discriminatoire. »

Cependant, les risques de kidnapping et rançonnage semblent n’épargner aucune personne exilée sur le sol libyen. Koné, par exemple, les a assimilés à une pratique généralisée et systémique :

« Il y a un business que font pas mal de Libyens : on te fait monter dans un taxi, qui te vend à ceux qui te mettent en prison. Puis on demande une rançon à ta famille pour te faire sortir. Si la rançon n’est pas payée, on te fait travailler gratuitement. Finalement, en Libye, tu es comme une marchandise, on te laisse rentrer pour faire le travail. »

Plusieurs personnes participantes à l’étude ont été prises dans ces mailles et leurs analyses a posteriori convergent sur un point : l’expérience libyenne s’apparente en fait à un vaste système d’exploitation par le travail forcé. Les faits rapportés correspondent, selon les définitions de l’Organisation internationale du travail (OIT), à la pratique de « traite des personnes » ou « esclavage moderne » et sont encore confirmés dans le rapport onusien :

« Bien que la détention des migrants soit fondée dans le droit interne libyen, les migrants sont détenus pour des durées indéterminées sans moyen de faire contrôler la légalité de leur détention, et la seule façon pour eux de s’échapper est de verser de fortes sommes d’argent aux gardiens, ou de se livrer à un travail forcé ou d’accorder des faveurs sexuelles à l’intérieur ou à l’extérieur du centre de détention pour le compte de particuliers. »

En définitive, à propos de la détention en Libye, c’est le sentiment de honte que Koné se remémore le plus péniblement :

« J’ai pitié de moi, de mon histoire, mais encore plus des gens qui sont allés en prison. Si ta famille n’a pas de quoi payer la rançon, elle doit faire des dettes, donc c’est un problème que tu mets sur ta famille. Il y en a qui sont devenus fous à cause de ça. »

L’apport des ateliers : le geste et le langage cartographiques pour témoigner

Si les bilans des périodes passées en Libye sont toujours amers, souvent effroyables, et parfois indicibles, l’étude a mis en évidence une volonté assez forte de témoigner de ce qu’il s’y passe, non seulement auprès du grand public, mais aussi pour celles et ceux qui pourraient entreprendre le même parcours :

« Je voudrais dire qu’en Libye, il y a beaucoup de femmes comme moi qui sont dans une situation très difficile » ; « Je n’ai pas grand-chose à dire, si ce n’est que tellement de gens souffrent encore plus que moi en Libye » ; « Je ne conseille à personne de venir par cette route ».

Pour accompagner ces récits, les ateliers cartographiques à bord de l’OV fonctionnaient comme une proposition, une occasion de se raconter sans avoir à poser des mots sur les expériences traumatiques. Conçu comme un mode d’expression, le processus cartographique reposait sur des exercices de spatialisation en plusieurs étapes.

Dans un premier temps, les mappings collectifs organisés sur le pont de l’OV ont permis de faire émerger les principaux thèmes que les personnes participantes elles-mêmes souhaitaient aborder, en fonction de trois séquences – « Notre passé », « Notre présent » et « Le futur que nous imaginons ».

Mon rôle consistait ici à instaurer un cadre d’expression idoine, aiguiller vers des techniques graphiques accessibles et permettre le partage des créations via l’affichage progressif sur le pont.

Mapping collectif sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l'auteur
Mapping collectif sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l'auteur

Des ateliers ont également été proposés par petits groupes ou de façon individualisée dans les containers, espaces plus propices à la confidentialité des récits intimes.

L’une des consignes suggérées consistait à représenter les zones de danger ressenties sur l’ensemble du parcours migratoire – d’où la Libye ressortait immanquablement. C’est à partir de ces cheminements personnels qu’un second exercice a pu être amené, pour celles et ceux qui le souhaitaient : décrire l’expérience du danger à l’échelle libyenne, en s’appuyant sur les lieux déjà évoqués.

Les personnes participantes étaient ensuite encouragées à compléter leurs esquisses par des illustrations personnelles et des légendes narratives dans leurs langues d’origine, traduites a posteriori en français.

« Un an et demi » : l’expérience de la Libye d’Ahmed

Traduction : Amine Boudani et Rafik Arfaoui. Fourni par l'auteur

Sur sa carte, Ahmed, originaire de Syrie, dépeint « l’insécurité » à Tripoli, « les mauvais traitements et le prélèvement d’argent de force » à Benghazi, « le non-respect des droits » à Zouara.

Son illustration représente une scène de criminalité ordinaire et généralisée : « le Libyen » qui tire sur « les étrangers » évoque la violence collective qu’Ahmed spatialise dans « toute la Libye ».

Cette méthode cartographique sensible et participative a servi de langage pour livrer des récits difficiles à mettre en mots. Par-delà ce que ces gestes dessinés peuvent faciliter pour les personnes qui partagent leur histoire, ils permettent à celles et ceux qui découvrent ces violences de les recueillir, de les recevoir et de les restituer, en les replaçant dans l’écheveau complexe des repères spatio-temporels.

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