05.11.2025 à 13:56
Antoine Vermauwt, Doctorant en Histoire de l'Éducation, enseignant au Lycée français de Stockholm (Suède), Université Lumière Lyon 2
C’est un réseau qui fait la fierté du Quai d’Orsay. On le dit immense, on le dit d’excellence. Le réseau scolaire dont a hérité l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) est en pleine expansion depuis le début des années 2000. Quels en sont les enjeux historiques ? Dans quelle mesure concourt-il au rayonnement de la France ?
Dans 138 pays et 612 établissements, plus de 400 000 élèves suivent un enseignement français, par la langue principale d’enseignement utilisée comme par les programmes scolaires appliqués. En mars 2018, le président de la République Emmanuel Macron a annoncé un « cap 2030 » avec l’ambition affichée de doubler les effectifs scolaires du réseau de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) pour 2030, soit un objectif de 700 000 élèves.
Rien n’est sans doute moins désintéressé que la présence d’un État hors de ses frontières, quand bien même cette présence n’est que scolaire.
Mais de quoi cette diplomatie scolaire est-elle le nom ? À quoi sert-elle aujourd’hui et comment concourt-elle à la puissance française ?
La présence scolaire française à l’étranger est très ancienne. Le réseau actuel est en partie l’héritier d’une histoire longue et féconde de mieux en mieux connue. Il s’étend surtout au XIXe siècle sous la triple impulsion des acteurs diplomatiques, des missions religieuses et des élites économiques françaises expatriées.
Le XIXe siècle, c’est encore le temps du primat des acteurs privés, même si, comme le rappelle Ludovic Tournès dans son Histoire de la diplomatie culturelle dans le monde parue cet automne, les frontières entre le privé et le public ont toujours été très poreuses. Ce n’est qu’au siècle suivant que se dessinent les contours d’une action vraiment publique : en matière d’action scolaire extérieure, l’État ne seconde plus, il se fait État-pilote.
Il faut dire qu’après 1945, l’inquiétude morale gagne les esprits dans un pays qui paraît à tous égards diminué. Comment peser encore, sinon par ce que la France pense faire de mieux : par sa langue d’abord, à laquelle on prête toutes les vertus, par son école ensuite, enfin et surtout, par sa culture ? Les autorités françaises en sont convaincues : la diplomatie scolaire et culturelle est la condition même de la puissance française dans le monde, d’autant plus que le pays doit tourner la page coloniale de son histoire.
Jean Basdevant, chef de la diplomatie culturelle au sein du Quai d’Orsay, l’assure en 1962 :
« Chaque Français doit désormais être bien conscient de ce que l’expansion de notre langue et de notre culture n’est plus un plaisant passe-temps mondain, mais constitue un des éléments essentiels de la puissance française dans le monde. »
L’État, qui subventionne l’AEFE à hauteur de 559 millions d’euros en 2024, le fait au titre de l’action extérieure, convaincu qu’il est qu’il en va de l’intérêt même de la nation. Instituée par une loi du 6 juillet 1990, l’AEFE a surtout permis une mise en réseau de l’ensemble des établissements scolaires français de l’étranger.
Bien que sa gouvernance soit quelquefois remise en cause et qu’elle soit aujourd’hui en situation de déficit budgétaire, l’AEFE a toutefois contribué à l’émergence d’un véritable sentiment d’appartenance au sein du réseau, au travers d’un agenda culturel d’année en année toujours plus rempli (programmes de mobilité, Orchestre des lycées français du monde, Semaine des lycées français du monde…).
Mais comment unir un réseau marqué par une infinie diversité ? Divers par leurs effectifs qui peuvent aller de quelques dizaines à plusieurs milliers d’élèves, des petites structures d’Asie centrale aux énormes machines administratives que sont les lycées du Maroc, divers par les niveaux scolaires enseignés (certains ne dispensent qu’un enseignement primaire, d’autres vont de la maternelle aux classes préparatoires), ces établissements diffèrent enfin par leur mode de gestion.
Certains – largement subventionnés – sont des « établissements en gestion directe » (EGD), d’autres sont « conventionnés », d’autres enfin sont dits « partenaires » et sont homologués par le ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse sans être subventionnés.
De cette diversité même découle une évidence : la diplomatie scolaire est une pratique diplomatique complexe, qui échappe à toute réduction simpliste, tant ses motifs sont pluriels, et, disons-le, parfois ambivalents. Elle est tout à la fois l’expression d’une diplomatie de la langue, d’une diplomatie d’influence, d’un soft power français, le moyen commode de se constituer des clientèles étrangères (deux tiers des élèves du réseau ne sont pas français), enfin la réponse à un besoin de continuité scolaire de la part des Français qui émigrent temporairement ou durablement.
Pour de nombreuses familles – on compte environ 2 millions de Français de l’étranger –, l’expatriation n’est pensable ni possible que si elles sont assurées de pouvoir donner une éducation française à leurs enfants.
Historiquement, toute diplomatie scolaire comporte en réalité des aspects culturels, linguistiques, économiques, politiques, géopolitiques, voire militaires. Elle ne peut manquer de s’inscrire plus généralement dans une diplomatie d’influence, qui, elle-même, va de pair avec une diplomatie du rayonnement et du prestige.
Cette diplomatie s’inscrit dans une stratégie culturelle globale qui, de concerts en tournées théâtrales, de campagnes médiatiques en cours de langue française, est marquée par une volonté de projection extérieure.
Elle est du reste quasiment un langage diplomatique en soi. Or ce langage est éminemment symbolique : l’école est utilisée comme un outil au service de l’affermissement d’une relation bilatérale ou, à l’inverse, comme le marqueur d’une détérioration.
Outil de rapprochement d’abord : la construction européenne suscite au lendemain du traité de Rome de 1957 une vague de créations scolaires, dont le lycée français Stendhal de Milan, qui existait officieusement depuis une dizaine d’années mais qui fait l’objet d’une inauguration symbolique en 1959 pour le centenaire de la bataille de Solférino.
Symptôme de tensions ensuite. Le recul de la France au Sahel ? Il se manifeste par la fermeture du lycée français de Niamey, au Niger, en 2024. La même année, l’aggravation des tensions diplomatiques entre l’Azerbaïdjan et une France trop arménophile selon Bakou provoque la fermeture du lycée français de la capitale azérie.
Toute politique, dit-on, se mesure à ses résultats. La France est assurément l’un des pays inventeurs de la diplomatie scolaire, mais quels fruits en a-t-elle tirés depuis le XIXe siècle ? C’est la question qui obsède le ministère des affaires étrangères (MAE) depuis les origines mêmes de cette pratique diplomatique.
Peut-on en quantifier, peut-on en qualifier les résultats ? C’est une démarche possible et salutaire, mais elle est fragile, et sans cesse compliquée non seulement par la pluralité des missions qui sont assignées à la diplomatie scolaire, mais par sa nature même : on peut évaluer l’évolution d’effectifs scolaires, mais beaucoup moins mesurer le rôle d’un lycée français dans la création durable et à long terme d’affinités francophiles et de communautés francophones.
La diplomatie scolaire, le lycée français de l’étranger sont et resteront, qu’on le veuille ou non, des créations fragiles, soumises à tous les vents géopolitiques.
À l’heure où l’on demande à cette diplomatie de rehausser la « marque France » dans un monde toujours plus concurrentiel, à l’heure où l’éducation est de plus en plus une offre et où s’affirme partout le marketing scolaire, à l’heure surtout où est mise à l’épreuve la solidité de la démocratie, il est urgent de faire de ces établissements des sentinelles de valeurs à la fois démocratiques et pacifiques : au service donc non seulement de la France, mais du monde, mais de l’humanité.
Antoine Vermauwt est enseignant détaché auprès de l'AEFE.
05.11.2025 à 13:56
Christopher B. Daly, Professor Emeritus of Journalism, Boston University

Lancé en 1925 par un dandy, Harold Ross, le « New Yorker » a imposé un ton, un style et une exigence littéraire qui ont redéfini la presse américaine.
Littéraire dans son ton, grand public dans sa portée et traversé d’un humour mordant, le New Yorker a apporté au journalisme américain une sophistication nouvelle – et nécessaire – lorsqu’il a été lancé il y a cent ans ce mois-ci.
En menant mes recherches sur l’histoire du journalisme américain pour mon livre Covering America, je me suis passionné pour l’histoire de la naissance du magazine et pour celle de son fondateur, Harold Ross.
Ross s’intégrait sans peine dans un milieu des médias foisonnant de fortes personnalités. Il n’avait jamais achevé ses études secondaires. Divorcé à plusieurs reprises et rongé par les ulcères, il affichait en permanence un sourire aux dents clairsemées et une chevelure en brosse caractéristique. Il consacra toute sa vie d’adulte à une seule et même entreprise : le magazine The New Yorker.
Né en 1892 à Aspen, dans le Colorado, Ross travailla comme reporter dans l’Ouest alors qu’il était encore adolescent. Lorsque les États-Unis entrèrent dans la Première Guerre mondiale, il s’engagea. Envoyé dans le sud de la France, il déserta rapidement et gagna Paris, emportant avec lui sa machine à écrire portable Corona. Il rejoignit alors le tout nouveau journal destiné aux soldats, le Stars and Stripes, qui manquait tellement de personnel qualifié que Ross y fut engagé sans la moindre question, bien que le journal fût une publication officielle de l’armée.
À Paris, Ross fit la connaissance de plusieurs écrivains, dont Jane Grant, première femme à avoir travaillé comme reporter au New York Times. Elle devint plus tard la première de ses trois épouses.
Après l’armistice, Ross partit pour New York et n’en repartit plus vraiment. Là, il fit la rencontre d’autres écrivains et rejoignit rapidement un cercle de critiques, dramaturges et esprits brillants qui se retrouvaient autour de la Table ronde de l’hôtel Algonquin, sur la 44e Rue Ouest à Manhattan
Au cours de déjeuners interminables et copieusement arrosés, Ross fréquentait et échangeait des traits d’esprit avec quelques-unes des plus brillantes figures du milieu littéraire new-yorkais. De ces réunions naquit aussi une partie de poker au long cours à laquelle participaient Ross et celui qui deviendrait son futur bailleur de fonds, Raoul Fleischmann, issu de la célèbre famille productrice de levure.
Au milieu des années 1920, Ross décida de lancer un magazine hebdomadaire consacré à la vie métropolitaine. Il voyait bien que la presse magazine connaissait un essor considérable, mais n’avait aucune envie d’imiter ce qui existait déjà. Il voulait publier un journal qui s’adresserait directement à lui et à ses amis – de jeunes citadins ayant séjourné en Europe et lassés des platitudes et des rubriques convenues qui remplissaient la plupart des périodiques américains.
Mais avant tout, Ross devait établir un business plan.
Le type de lecteurs cultivés qu’il visait intéressait également les grands magasins new-yorkais, qui y virent une clientèle idéale et manifestèrent leur volonté d’acheter des encarts publicitaires. Sur cette base, le partenaire de poker de Ross, Fleischmann, accepta de lui avancer 25 000 dollars pour démarrer – soit l’équivalent d’environ 450 000 dollars actuels.
À l’automne 1924, installé dans un bureau appartenant à la famille Fleischmann, au 25 West 45th Street, Ross se mit au travail sur la plaquette de présentation de son magazine :
« The New Yorker sera le reflet, en mots et en images, de la vie métropolitaine. Il sera humain. Son ton général sera celui de la gaieté, de l’esprit et de la satire, mais il sera plus qu’un simple bouffon. Il ne sera pas ce que l’on appelle communément radical ou intellectuel. Il sera ce que l’on appelle habituellement sophistiqué, en ce qu’il supposera chez ses lecteurs un degré raisonnable d’ouverture d’esprit. Il détestera les balivernes. »
Ross ajouta cette phrase devenue célèbre : « Le magazine n’est pas conçu pour la vieille dame de Dubuque. » Autrement dit, le New Yorker ne chercherait ni à suivre le rythme de l’actualité, ni à flatter l’Amérique moyenne. Le seul critère de Ross serait l’intérêt d’un sujet – et c’est lui seul qui déciderait de ce qui méritait d’être jugé intéressant. Il misait tout sur l’idée, audacieuse et improbable, qu’il existait assez de lecteurs partageant ses goûts – ou susceptibles de les découvrir – pour faire vivre un hebdomadaire à la fois élégant, impertinent et plein d’esprit.
Ross faillit échouer. La couverture du premier numéro du New Yorker, daté du 21 février 1925, ne montrait ni portraits de puissants ni magnats de l’industrie, aucun titre accrocheur, aucune promesse tapageuse. Elle présentait à la place une aquarelle de Rea Irvin, ami artiste de Ross, représentant un personnage dandy observant attentivement – quelle idée ! – un papillon à travers son monocle. Cette image, surnommée Eustace Tilly, devint l’emblème officieux du magazine.
À l’intérieur de ce premier numéro, le lecteur découvrait un assortiment de blagues et de courts poèmes. On y trouvait aussi un portrait, des critiques de pièces et de livres, beaucoup de potins et quelques publicités.
L’ensemble n’était pas particulièrement impressionnant, donnant plutôt une sensation de patchwork, et le magazine eut du mal à démarrer. Quelques mois à peine après sa création, Ross faillit même tout perdre lors d’une partie de poker arrosée chez Herbert Bayard Swope, lauréat du prix Pulitzer et habitué de la Table ronde. Il ne rentra chez lui que le lendemain midi, et lorsque sa femme fouilla ses poches, elle y trouva des reconnaissances de dettes atteignant près de 30 000 dollars.
Fleischmann, qui avait lui aussi participé à la partie mais s’en était retiré à une heure raisonnable, entra dans une colère noire. Nul ne sait comment mais Ross réussit à le convaincre de régler une partie de sa dette et de le laisser rembourser le reste par son travail. Juste à temps, le New Yorker commença à gagner des lecteurs, bientôt suivis par de nouveaux annonceurs. Ross finit par solder ses dettes auprès de son ange gardien.
Une grande part du succès du magazine tenait au génie de Ross pour repérer les talents et les encourager à développer leur propre voix. L’une de ses premières découvertes majeures fut Katharine S. Angell, qui devint la première responsable de la fiction du magazine et une source constante de bons conseils. En 1926, Ross recruta James Thurber
et E.B. White, qui accomplissaient toutes sortes de tâches : rédaction de « casuals » – de courts essais satiriques –, dessin de caricatures, rédaction de légendes pour les dessins des autres, reportage pour la rubrique Talk of the Town et commentaires divers.
À mesure que le New Yorker trouvait sa stabilité, les rédacteurs et les auteurs commencèrent à perfectionner certaines de ses marques de fabrique : le portrait fouillé, idéalement consacré à une personne qui ne faisait pas l’actualité mais méritait d’être mieux connue ; les longs récits de non-fiction nourris d’enquêtes approfondies ; les nouvelles et la poésie ; et bien sûr les dessins humoristiques en une case ainsi que les comic strips.
D’une curiosité insatiable et d’un perfectionnisme maniaque en matière de grammaire, Ross était prêt à tout pour garantir l’exactitude. Les auteurs récupéraient leurs manuscrits couverts de remarques au crayon exigeant des dates, des sources et d’interminables vérifications factuelles. L’une de ses annotations les plus typiques était : « Who he ? » (NDT : « C’est qui, lui ? »).
Durant les années 1930, alors que le pays traversait une implacable crise économique, le New Yorker fut parfois critiqué pour son indifférence apparente à la gravité des problèmes nationaux. Dans ses pages, la vie semblait presque toujours légère, séduisante et plaisante.
C’est pendant la Seconde Guerre mondiale que le New Yorker trouva véritablement sa place, tant sur le plan financier qu’éditorial. Il finit par découvrir sa voix propre : curieuse, ouverte sur le monde, exigeante et, en fin de compte, profondément sérieuse.
Ross découvrit également de nouveaux auteurs, parmi lesquels A.J. Liebling, Mollie Panter-Downes et John Hersey, qu’il débaucha du magazine Time d’Henry Luce. Ensemble, ils produisirent certains des plus grands textes de la période, notamment le reportage majeur de Hersey sur l’usage de la première bombe atomique dans un conflit.
Au cours du siècle écoulé, le New Yorker a profondément marqué le journalisme américain. D’une part, Ross a su créer les conditions permettant à des voix singulières de se faire entendre. D’autre part, le magazine a offert un espace et un encouragement à une forme d’autorité non académique : un lieu où des amateurs éclairés pouvaient écrire des articles sur les manuscrits de la mer Morte, la géologie, la médecine ou la guerre nucléaire, sans autre légitimité que leur capacité à observer avec attention, raisonner avec clarté et construire une phrase juste.
Enfin, il faut reconnaître à Ross le mérite d’avoir élargi le champ du journalisme bien au-delà des catégories traditionnelles que sont le crime, la justice, la politique ou le sport. Dans les pages de ce magazine, les lecteurs ne trouvaient presque jamais ce qu’ils pouvaient lire ailleurs. À la place, les lecteurs du New Yorker pouvaient y découvrir à peu près tout le reste.
Christopher B. Daly ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.11.2025 à 13:55
Vivien Barrière, Maître de conférences en histoire ancienne et archéologie, CY Cergy Paris Université
Alban Gautier, Professeur d’histoire médiévale, Université de Caen Normandie
Anne Lehoërff, Professeur des universités, chaire "Archéologie et patrimoine", CY Cergy Paris Université
Stéphane Coviaux, Professeur en classes préparatoires littéraires (lycée Fénelon, Paris)

Alors que l’Europe s’est longtemps pensée depuis la lumière méditerranéenne, foyer auto-proclamé de la démocratie et de la civilisation, le Nord est resté dans l’ombre, relégué aux marges du récit historique. Dans leur imposante somme Les Mondes du Nord : De la Préhistoire à l’âge viking, qui vient de paraître aux éditions Tallandier, les historiens Vivien Barrière, Stéphane Coviaux, Alban Gautier et Anne Lehoërff prennent cette vision à contre-pied et nous proposent une enquête sans précédent au-delà du 50e parallèle. En plaçant les peuples et les terres nordiques au centre de leur analyse, ils braquent toute la lumière sur la riche histoire du Nord jusqu’à la fin du premier millénaire.
Aux environs de l’an mille, l’abbé anglo-saxon Ælfric d’Eynsham écrit ces mots à propos de son pays, l’île de Grande-Bretagne :
« Cette terre n’est pas aussi forte en vigueur ici, sur le bord extérieur de l’étendue de la terre, qu’elle ne l’est au milieu, dans des terres fortes en vigueur. »
La formule, frappante, interroge. Pourquoi donc un Anglais du début du XIe siècle aurait-il l’impression de vivre « au bord du monde » ? Pourquoi regarde-t-il son île comme reléguée à l’extrémité d’un univers habité dont le centre est bien plus au sud, sur les rives de la Méditerranée ? Et pourquoi le fait d’habiter une terre aussi excentrée et septentrionale serait-il un signe de faiblesse, voire d’infériorité ? Serait-ce l’expression d’une vision du monde propre à Ælfric ?
Assurément non.
Un siècle et demi plus tard, l’auteur de la Passion de saint Olaf, sans doute l’archevêque de Nidaros, Eystein Erlendsson, évoque, en un prélude inspiré, l’histoire de la Norvège, « cette très vaste contrée située au nord, bordée au sud par la Dacie », dont les habitants, longtemps asservis par l’aquilon – autrement dit le paganisme –, venaient d’en être libérés par « le doux vent du sud » que Dieu avait fait souffler en ces contrées lointaines.
Cette façon de se représenter le monde a en réalité une longue histoire. Portée par des géographes grecs, romains, arabes ou européens, reprise avec le développement des études historiques au XIXe siècle, elle fait de la Méditerranée la matrice de toute civilisation, le cœur, l’omphalos, une sorte de repère à partir duquel s’est construit un récit reléguant toutes les régions avoisinantes au rang de marges. À regarder l’Europe à travers une carte où le Nord magnétique est conventionnellement en haut et la Méditerranée « au milieu », l’esprit finit par intégrer que c’est sous cet angle que l’histoire doit être pensée.
Dès lors, les Nords européens, plus pauvres et moins peuplés, apparaissent seconds, voire arriérés face au cœur méditerranéen des civilisations. La puissance de cette représentation est telle qu’un Anglais comme Ælfric ou qu’un Norvégien comme Eystein l’ont intériorisée ; et ce n’est que tardivement, avec la Réforme, la révolution industrielle et surtout l’éclatante prospérité des pays nordiques contemporains, que cette relégation s’est peu à peu renversée, faisant du Nord une direction dotée de connotations positives et des terres septentrionales des régions porteuses de progrès, motrices dans l’histoire humaine.
Par conséquent, écrire l’histoire de l’Europe, singulièrement dans ses périodes anciennes, a très souvent consisté à reproduire la marginalisation du Nord en mettant les sociétés méridionales au cœur du récit et des analyses. Tout au plus faisait-il irruption, de temps en temps, sous forme de bandes de pillards et de barbares dont on cherchait au mieux à élucider l’origine : des Cimbres et Teutons aux vikings en passant par les « grandes invasions », tout se passe comme si les peuples du Nord n’avaient accès à la « grande histoire » que lorsque certains de leurs représentants franchissaient le 50e parallèle de latitude nord. Les Européens du Nord ont pourtant une histoire qui ne se résume pas à cette vision réductrice. Retournons donc la carte.
En déplaçant le regard et en choisissant sciemment une géographie qui place les mers septentrionales au centre, quelle histoire écrit-on ?
Tel est le point de départ de cet ouvrage rédigé par quatre auteurs : relever le défi d’une approche différente, qui se concentre sur des sociétés qui ont, elles aussi, une histoire pleine, riche, entière et non de « seconde zone ». Cette position, autant au sens géographique qu’intellectuel du terme, pourrait sembler artificielle. Elle ne l’est pas plus que celle qui consiste à reléguer les Nords au point de les exclure, sciemment ou non.
Centrer l’attention sur « les Nords européens », c’est donc repousser la Méditerranée au bord de la carte, faire apparaître le Sud uniquement lorsque c’est nécessaire, comme une périphérie. Ainsi, au long des pages qui suivent, l’ombre de Rome – la Rome impériale des Césars puis celle, chrétienne, des papes – planera à plusieurs reprises sur « nos » Nords, mais elle restera le plus souvent en marge : Rome sera le nom d’un acteur certes influent, mais lointain, intervenant activement ou plus discrètement, sans que ces interventions soient vues comme les seules et uniques causes de développements dont les dynamiques sont d’abord à chercher dans les Nords eux-mêmes.
Où commencent, où s’arrêtent les Nords ? Imposer à l’étude un cadre géographique rigide et immuable sans aucune fluctuation sur plus de dix mille siècles n’aurait guère de sens. Si leur limite méridionale s’établit autour du 50e parallèle, traversant de part en part la grande plaine nord-européenne qui va des confins de l’Ukraine et de la Biélorussie jusqu’à la Picardie et, plus à l’ouest, à la Grande-Bretagne, il importe toutefois, selon les moments de l’histoire, d’élargir la focale.
En dépit de ces nécessaires fluctuations, le cœur du propos reste centré sur les régions qui bordent deux grandes mers, deux autres Méditerranées autour desquelles les échanges et les circulations n’ont cessé de façonner l’histoire depuis la formation de cet ensemble maritime au VIIe millénaire avant notre ère : la mer du Nord (avec la Manche) et la Baltique.
La première est une aire ouverte, propice au commerce, aux communications et à toutes les circulations, et ce, jusqu’à aujourd’hui. Rotterdam, qui n’est plus que le huitième port du monde en tonnage, reste le premier port européen : avec les trois suivants que sont Anvers, Hambourg et Amsterdam, il ouvre sur la mer du Nord. Celle-ci communique en effet avec l’Atlantique Nord par trois voies et passages larges et aisément praticables. On trouve d’abord la mer de Norvège : ouvrant sur un Nord plus extrême, elle donne accès aux régions polaires. Puis, le couloir formé par un chapelet d’archipels – Orcades, Shetland, Féroé – mène vers l’Islande et, au-delà, vers le Groenland et l’Amérique : on dira comment les vikings, à partir du IXe siècle, ont été les premiers à l’emprunter régulièrement. Enfin, au sud-ouest, le pas de Calais est un détroit relativement large (33 km au plus étroit). Cela explique sans doute pourquoi, à l’exception de Rome, nulle puissance n’a jamais contrôlé durablement ses deux rives ni été en mesure de limiter les circulations : la Manche, par conséquent, est à maints égards un prolongement de la mer du Nord, et leurs histoires sont étroitement liées.
La Baltique est au contraire une mer fermée. De nos jours, alors même que les classements incluent plusieurs ports de mers fermées comme la Méditerranée et la mer Noire, aucun des cinquante premiers ports mondiaux n’est situé sur ses rives. Des seuils de hauts-fonds divisent cette mer peu profonde en bassins, comme la baie de Lübeck, le golfe de Riga, le golfe de Finlande ou le golfe de Botnie. Sa seule ouverture est à l’ouest, où elle communique avec l’ensemble Kattegat/Skagerrak et avec la mer du Nord. À cette charnière entre deux mers, plus de 400 îles danoises dessinent un labyrinthe de passages maritimes – les principaux étant le Sund (ou Øresund), le Grand Belt et le Petit Belt –, tous assez étroits pour qu’on ait pu récemment y construire des ponts. L’accès est donc bien plus facile à contrôler qu’aux autres extrémités de la mer du Nord. Même si la Suède a pris possession au XVIIe siècle de la rive orientale du Sund, on est ici au cœur de ce qui a constitué, dès l’âge viking, la puissance des rois de Danemark.
Quitte à faire le choix de l’immensité, autant relever également le défi de la très longue durée.
Les dernières recherches le permettent, en dessinant la possibilité d’une cartographie des temps les plus anciens, dans ces Nords dont l’histoire s’ouvre, comme celle de toute l’humanité, en Afrique. Les lignées humaines fossiles atteignent ces régions au climat hostile il y a 800 000 ans, et Homo sapiens ne s’y installe définitivement qu’au gré de la fonte progressive des glaciers, à partir de – 21 000/– 20 000.
Son histoire s’inscrit alors dans un paysage très différent de celui d’aujourd’hui.
Les mers que l’on connaît n’existent qu’en partie, tandis que d’immenses terres, depuis englouties, sont habitées : le « Doggerland ». À partir de 6500 avant notre ère environ, les Nords sont, globalement, ceux du monde contemporain. La naissance du monde agricole (le Néolithique) y est plurielle. Au cours des périodes suivantes (Âge du bronze, Âge du fer), les hommes y sont très mobiles.
C’est à partir de la fin de l’Âge du fer que l’on commence à identifier de manière plus précise les langues et les cultures des populations, qu’elles soient celtiques, germaniques, baltes, slaves ou finno-ougriennes. Ces groupes humains circulent, s’établissent, se rencontrent, échangent, sans que jamais les frontières entre eux soient durablement fixées. Viennent ensuite les Romains puis, dès le début du Moyen Âge, les Francs, qui se veulent leurs successeurs : les uns et les autres se font notamment les propagateurs du christianisme, dont l’empreinte marque durablement les mondes du Nord.
Dès lors, ceux-ci en viennent, surtout à partir du XIIe siècle, à ressembler à maints égards aux autres régions d’Europe : mêmes systèmes de gouvernement, même paysage religieux, même culture latine, mêmes façons d’écrire l’histoire des peuples et de leurs dirigeants. C’est là que se terminera notre histoire, car nous regardons d’abord les premiers temps qui ont fait l’originalité de ces espaces.
C’est donc l’histoire de Nords préhistoriques, anciens et médiévaux, toujours profondément singuliers bien que jamais séparés du reste du continent, que nous retraçons dans ce livre.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.