10.09.2025 à 17:21
Shannon Bosch, Associate Professor (Law), Edith Cowan University
Un État est autorisé par le droit international à frapper des adversaires situés sur le territoire d’un autre État, mais seulement à des conditions précises, qui ne semblent pas réunies dans le cas de la frappe israélienne visant des responsables du Hamas à Doha.
Israël a effectué mardi une frappe aérienne visant des dirigeants du Hamas à Doha, la capitale du Qatar. Six personnes auraient été tuées, dont le fils d’un haut responsable du Hamas.
Les condamnations internationales n’ont pas tardé. Le gouvernement qatari a qualifié la frappe de « violation flagrante des règles et principes du droit international », un sentiment partagé par de très nombreux leaders du monde entier – de Recep Tayyip Erdogan à Emmanuel Macron en passant par Keir Starmer et le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, qui a estimé qu’Israël s’était rendu coupable d’une violation flagrante de la souveraineté et de l’intégrité territoriale du Qatar.
À lire aussi : La contestation croissante de l’accord entre l’UE et Israël ira-t-elle jusqu’à sa suspension ?
Même Donald Trump, le plus fervent allié d’Israël, a pris ses distances par rapport à cette attaque :
« Bombarder unilatéralement le Qatar, une nation souveraine et un proche allié des États-Unis, qui travaille très dur et prend courageusement des risques avec nous pour négocier la paix, ne sert ni les intérêts d’Israël, ni ceux des États-Unis. »
De son côté, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a justifié cette frappe en affirmant qu’elle avait visé des dirigeants politiques du Hamas en représailles à deux attaques commises par le groupe islamiste : une fusillade à Jérusalem le 8 septembre qui a fait six morts et un assaut contre un camp militaire à Gaza le même jour qui a coûté la vie à quatre soldats.
Il a déclaré :
« Le Hamas a fièrement revendiqué ces deux actions. […] Ce sont les mêmes chefs terroristes qui ont planifié, lancé et célébré les horribles massacres du 7 octobre. »
Mais qu’en dit le droit international ? L’attaque d’Israël contre le Hamas sur le territoire d’un autre pays était-elle légale ?
L’article 2(4) de la Charte des Nations unies interdit le recours à la force contre « l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique » d’un autre État.
Tout recours à la force nécessite soit l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, soit une justification selon laquelle la force est utilisée strictement à des fins d’autodéfense et conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies.
Cela implique-t-il donc qu’Israël pourrait invoquer la légitime défense contre les dirigeants du Hamas se trouvant au Qatar si le mouvement islamiste avait effectivement ordonné les deux attaques contre ses citoyens à Jérusalem et à Gaza ?
Il n’est pas si facile de répondre à cette question.
La Cour internationale de justice (CIJ) a à plusieurs reprises souligné l’importance primordiale de la souveraineté territoriale en droit international.
À ce titre, elle a limité le recours à la légitime défense aux réponses à des attaques armées pouvant être attribuées à un État, et non pas simplement à des acteurs non étatiques opérant à partir du territoire de cet État.
Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et d’autres pays ont affirmé qu’ils pouvaient recourir à la force en légitime défense contre des acteurs non étatiques (tels que des groupes terroristes) ayant trouvé refuge et opérant à partir du territoire d’un autre État, même si cet État n’était pas directement impliqué dans l’organisation et la mise en œuvre des attentats.
En réponse à ces développements, Sir Daniel Bethlehem, expert en droit international et conseiller en politique étrangère du gouvernement britannique, a proposé plusieurs principes visant à limiter l’invocation de cette justification dans le cadre de l’article 51.
Les « principes Bethlehem », qui restent contestés, soutiennent que l’article 51 peut couvrir les attaques réelles ou imminentes perpétrées par des groupes terroristes, mais uniquement si les conditions de nécessité (le recours à la force en légitime défense est vraiment un dernier recours) et la proportionnalité sont respectées.
De plus, en règle générale, le recours à la force sur le territoire d’un autre État nécessite le consentement de cet État. Les seules exceptions limitées concernent les cas où il existe une conviction raisonnable et objective que l’État hôte est complice avec le groupe terroriste ou est incapable ou refuse de l’empêcher de mener ses projets à bien, et où aucune autre option raisonnable n’existe hormis le recours à la force.
Israël soutient que les dirigeants du Hamas basés à l’étranger, dans des pays tels que le Qatar, le Liban et l’Iran, continuent de faire partie de la structure de commandement qui orchestre des attaques contre ses soldats à Gaza et ses citoyens en Israël.
Toutefois, cette affirmation ne suffit pas à justifier le recours à la légitime défense selon les principes énoncés par Bethlehem.
De l’aveu même de Nétanyahou, l’objectif de la frappe contre le Qatar était de riposter, et non d’empêcher une attaque en cours ou imminente.
On peut également se demander si le principe de proportionnalité a été respecté, compte tenu du contexte diplomatique dans lequel s’inscrit cette frappe contre un État souverain et du risque de dommages disproportionnés pour les civils dans cette partie de Doha, qui abrite de nombreuses résidences diplomatiques.
Israël a ciblé des dirigeants politiques se trouvant dans un État tiers, alors que cet État est engagé dans une médiation entre Israël et le Hamas : voilà qui invite tout particulièrement à se demander si la force était le seul moyen possible pour faire face à la menace posée par le Hamas.
De plus, en vertu de ces principes, Israël devrait démontrer que le Qatar est soit de mèche avec le Hamas, soit incapable ou peu disposé à l’arrêter, et qu’il n’existait aucun autre moyen efficace ou raisonnable de réagir à la situation.
Il est vrai que le Qatar accueille les bureaux politiques du Hamas depuis 2012 et est l’un des principaux bailleurs de fonds du mouvement depuis son arrivée au pouvoir à Gaza.
Mais il est tout aussi vrai que le Qatar joue un important rôle de médiateur depuis les attentats du 7 octobre 2023.
Il est donc difficile d’affirmer que le Qatar ne souhaite pas ou ne peut pas neutraliser des opérations commanditées par le Hamas depuis son territoire. Sa médiation suggère également qu’il existe une alternative raisonnablement efficace à la force pour contrer les actions du Hamas.
Conduites sans l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, les frappes israéliennes contre le Qatar semblent constituer une violation de la souveraineté territoriale, voire un acte d’agression au sens de la Charte des Nations unies.
Cette interprétation est renforcée par l’approche restrictive adoptée par la Cour internationale de justice en matière de légitime défense contre des acteurs non étatiques dans des États tiers, et par ses exigences strictes en matière de proportionnalité et de nécessité – exigences qui ne semblent pas avoir été respectées dans le cas présent.
Shannon Bosch ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.09.2025 à 17:21
Dominic Rohner, Professor of Economics and André Hoffman Chair in Political Economics and Governance, Geneva Graduate Institute, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
L’escalade des guerres commerciales et l’obsession croissante pour le contrôle des territoires stratégiques sont les deux faces d’une même médaille. Des recherches universitaires récentes révèlent un lien évident entre ces tendances et soulignent la combinaison de politiques qui garantit le mieux la sécurité nationale. Les conclusions sont frappantes et leurs implications pour la trajectoire actuelle du monde sont profondément préoccupantes.
De nos jours, on se souvient d’une époque plus sombre où les grandes puissances n’hésitaient pas à intensifier les tensions militaires pour prendre le contrôle de territoires stratégiquement importants. Pensons à la ruée vers l’Afrique à la fin du XIXe siècle ou à la série de conflits par procuration pendant la guerre froide, et à l’ampleur inimaginable des souffrances humaines qu’ils ont entraînées.
Considérons maintenant la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis au sujet du canal de Panama ou le regain d’intérêt géopolitique pour le Groenland. Un discours courant suggère que le contrôle d’un territoire stratégique renforce la sécurité nationale. Si cet argument est facile à comprendre, il présente toutefois un défaut fondamental : il est tout simplement faux.
Des recherches scientifiques montrent que, historiquement, les principaux points d’étranglement du transport maritime international, tels que le détroit de Gibraltar, le canal de Suez, le canal de Panama et le golfe d’Aden, sont devenus des zones de conflit armé principalement lorsque le commerce mondial était faible.
À l’inverse, pendant les périodes de forte mondialisation, ces passages vitaux avaient tendance à être plus stables et plus sûrs que la plupart des autres endroits. La raison est simple : lorsque le commerce est en plein essor, les enjeux sont suffisamment importants et les grandes puissances ont des intérêts en jeu ; elles veillent donc à ce que les routes maritimes restent sûres et accessibles. Le coût d’opportunité imminent d’une perturbation du commerce les oblige à protéger ces artères commerciales vitales.
En d’autres termes, si certains pays peuvent estimer accroître leur sécurité en étendant leur contrôle territorial, l’impact global de tels agissements sur le système international est profondément néfaste. Cela met en évidence une vérité fondamentale sur la guerre et la paix : si la prise de contrôle militaire de zones riches en ressources ou stratégiquement importantes peut offrir un sentiment de sécurité éphémère, la stratégie la plus sûre consiste à promouvoir le commerce international. Des liens économiques solides créent une interdépendance entre des rivaux potentiels, rendant les conflits beaucoup plus coûteux et renforçant les incitations à la paix, un effet confirmé par des études statistiques de pointe.
L’autre face de la même médaille dans les relations internationales est le rôle de la démocratie. Comme le soulignent des travaux universitaires récents, la démocratie n’est pas seulement une garantie contre les guerres civiles ; elle réduit également de manière significative le risque de guerres entre États. Une tendance frappante dans les données, connue sous le nom de « paix démocratique », a même été décrite comme la chose la plus proche d’une « loi » en sciences sociales : les démocraties entrent rarement, voire jamais, en guerre les unes contre les autres, alors que les guerres à grande échelle sont beaucoup plus fréquentes entre deux États autocratiques ou entre une démocratie et une autocratie.
La logique derrière cela est simple. Si les autocrates et les élites au pouvoir peuvent tirer un bénéfice personnel de la guerre, la population en général subit des pertes immenses. Des estimations récentes montrent que les guerres entraînent non seulement des milliers de morts, mais aussi, en moyenne, une baisse d’environ 20 % du PIB des pays concernés, la reprise économique étant extrêmement lente.
Conscients de ces conséquences, les citoyens, lorsqu’ils ont la possibilité de s’exprimer, sont généralement réticents à soutenir une agression sans justification convaincante. Et lorsque les deux pays impliqués dans un conflit potentiel sont gouvernés par des électorats peu enclins à prendre des risques, les chances que les différends dégénèrent en guerre deviennent extrêmement faibles.
Sans surprise, l’efficacité de la paix démocratique est particulièrement notable lorsque les gouvernements démocratiques ne sont pas proches de la fin de leur mandat, car les incitations à la réélection maintiennent les actions des gouvernements démocratiques en phase avec les préférences de l’électorat.
Les principes démocratiques, tels que l’État de droit, les freins et contrepoids contre les abus de pouvoir, et la protection des droits politiques favorisent également la paix lorsqu’ils s’appliquent aux relations entre les nations, et pas seulement entre les individus. Une analyse à long terme des conflits internationaux révèle une tendance frappante. Si la Seconde Guerre mondiale et les guerres de décolonisation ont été caractérisées par des affrontements interétatiques extrêmement violents, depuis un demi-siècle les guerres de très haute intensité entre États ont été relativement rares (même si, malheureusement, les guerres civiles se sont multipliées).
Cette ère de paix entre les États a coïncidé avec l’apogée de l’ordre international fondé sur des règles, dans lequel les normes mondiales, telles que l’inviolabilité des frontières souveraines et le droit à l’autodétermination nationale, ont été largement considérées comme sacro-saintes.
Bien sûr, les grandes puissances ont parfois violé ces normes et cherché à influencer les petites nations par des moyens indirects et le revers de la médaille de la raréfaction des guerres interétatiques directes fut un nombre plus élevé de conflits civils par procuration comme au Vietnam ou en Corée.
Cependant, comme l’annexion pure et simple et l’absorption d’États plus faibles ont été largement condamnées, les incitations à déclencher des guerres ont été considérablement réduites. En conséquence, l’âge d’or du multilatéralisme a considérablement diminué l’attrait de la guerre.
Une approche plus transactionnelle de la diplomatie, dans laquelle les grandes puissances utilisent leur influence pour conclure des « accords » ponctuels avec des constellations changeantes d’alliés et d’adversaires, peut apporter des gains à court terme, mais elle crée des vulnérabilités à long terme.
L’histoire nous en offre un exemple éloquent. À la fin du XIXe siècle, l’habileté d’Otto von Bismarck à nouer des alliances a permis à l’Allemagne de rester à l’écart des grands conflits. Cependant, après son renvoi, le leadership impulsif et erratique de l’empereur Guillaume II a conduit l’Allemagne à s’aliéner rapidement ses principaux alliés, laissant le pays de plus en plus isolé et exposé au début du XXe siècle. Cette dissolution des alliances a été un facteur crucial dans la chaîne d’événements qui a conduit à la Première Guerre mondiale.
Si l’histoire peut nous servir de guide, s’emparer de territoires stratégiquement importants et abandonner des alliés de longue date pour des avantages éphémères ne garantit ni la paix ni la prospérité. Une stratégie bien plus sage consiste à investir dans le multilatéralisme, à renforcer les relations commerciales et à défendre un ordre international fondé sur des règles.
Dominic Rohner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.09.2025 à 14:04
Myriam Benraad, Chercheure spécialiste de l'Irak, professeure en relations internationales, enseignante sur le Moyen-Orient, Institut catholique de Paris (ICP)
La maison où la grande romancière britannique a vécu à Bagdad risque de s’effondrer. L’occasion de revenir sur une période où, aux côtés de son époux archéologue, l’écrivaine la plus lue au monde parcourait l’Irak et d’autres pays du Moyen-Orient.
« Combien j’ai aimé cette partie du monde », avait confié Agatha Christie de son vivant, dans une remémoration émue au Moyen-Orient. Née en 1890 au Royaume-Uni d’un père américain et d’une mère anglaise, c’est en 1928 que la célèbre écrivaine avait pleinement fait son entrée dans la région, au lendemain d’un divorce douloureux d’avec son premier mari, Archibald Christie, homme d’affaires et colonel dans l’armée britannique, et peu de temps après le décès de sa mère Clarissa. À bord du légendaire Orient Express, qui connectait Paris à Istanbul et lui inspirera le fameux Crime de l’Orient-Express (1934), elle voyage la même année avec pour destination finale l’Irak, alors jeune État en cours d’édification. Avant ce périple, elle avait découvert l’Égypte dès 1907.
C’est dans un Moyen-Orient profondément bouleversé que le nom de la romancière a ressurgi au cœur de l’été 2025 : son ancienne demeure à Bagdad, où elle vécut treize ans entre les décennies 1930 et 1950, serait sur le point de s’effondrer. Plusieurs sources rapportent en effet que l’édifice, situé sur les rives du Tigre dans le vibrant quartier de Karadat Maryam, a cruellement besoin d’être rénové. Une situation d’autant plus critique, à en croire les passants, qu’un panneau d’avertissement « Attention ! Risque d’effondrement ! » aurait été placé sur son enceinte pour éviter que les plus curieux n’y pénètrent, et que des graffitis auraient été taggués sur ses murs extérieurs.
Agatha Christie n’a pas seulement vécu en Irak mais aussi parcouru un vaste territoire – de Beyrouth à Damas, d’Ankara à Téhéran –, alors que peu de femmes occidentales auraient osé y poser seules le pied à cette époque. Peu après son arrivée, elle se rend en 1930 sur un champ de fouilles archéologiques sur le site d’Ur, dans l’actuel gouvernorat de Dhi Qar, où elle fait la connaissance de celui qui deviendra son second mari, Max Mallowan, de quatorze ans son cadet.
Avec lui, elle parcourt la Mésopotamie, développant un authentique attachement au lieu et à ses habitants. Elle dira d’eux, dans son autobiographie publiée en 1946, Come, tell me how you live (en français, Dis-moi comment tu vis), qu’ils « étaient courtois, dignes et d’une gentillesse infinie. Je me sentais chez moi parmi eux comme jamais auparavant. Leur hospitalité était empreinte d’une telle grâce que chaque rencontre était comme un cadeau. »
Alors que l’Irak, qui avait été placé sous mandat britannique en 1920 par le traité de Sèvres, obtient son indépendance en 1932, l’exploratrice en herbe se rend également dans la province de Ninive. Elle mène des excavations à Nimroud, cité néo-assyrienne où elle photographie bas-reliefs et artefacts.
Agatha Christie est déjà un témoin privilégié des cycles d’une histoire qui semble se répéter, tisée d’incursions, de pillages et de violences fulgurantes. Des armées d’envahisseurs, de l’Antiquité à l’État islamique, s’y sont succédé pour profaner ses trésors, souvent dans une vertigineuse débauche de brutalité et de barbarie.
On rapporte qu’outre sa somptueuse villa à Bagdad, l’écrivaine possédait dans ce sanctuaire du nord une autre maison en briques de terre, qui aurait été détruite quelques années avant l’assaut des djihadistes, dont les bulldozers et marteaux-piqueurs ont durablement défiguré Mossoul et ses environs en 2014.
Ceux qui la fréquentaient ont depuis disparu et les habitants locaux ne conservent d’elle qu’un vague souvenir, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement lié à son œuvre littéraire. En 2017, Abou Ammar, un villageois vivant à proximité des ruines archéologiques, déclarait ainsi à Reuters ne connaître d’elle que sa nationalité…
Il faut bien admettre que le temps s’est écoulé depuis la période mandataire et que cet Irak tant chéri a traversé maintes turpitudes dont il ne s’est pas encore tout à fait relevé. « Quel endroit magnifique c’était ! », avait pourtant écrit Agatha Christie, ajoutant que « le Tigre n’était qu’à un kilomètre et demi, et sur le grand monticule de l’Acropole, de grosses têtes assyriennes en pierre dépassaient du sol. C’était une région spectaculaire, paisible, romantique et imprégnée du passé. » Ces impressions ont été longuement relatées dans ses mémoires.
Au-delà de sa situation personnelle, quelles raisons poussèrent donc Agatha Christie à visiter l’Irak pour y poursuivre, initialement, une épopée solitaire ? Il est question, dans l’historiographie disponible, d’un dîner en Angleterre qui l’aurait marquée car des convives y avaient décrit la grandeur de Bagdad ainsi que ses bazars pittoresques. On suppose que ces histoires, celles d’un Orient lointain et fantasmé, avaient attisé sa curiosité.
Dans ce qui deviendra son refuge, l’autrice réfléchit et écrit, rendant hommage à Bagdad mais n’hésitant pas à pointer ses travers, sans jamais succomber à un exotisme facile. Son roman Meurtre en Mésopotamie (Murder in Mesopotamia), paru en 1936, qui met en scène l’inénarrable détective belge Hercule Poirot, s’ouvre ainsi par l’évocation de « l’aspect sale et répugnant de Bagdad », ville qualifiée d’« horrible » et « loin de la féerie des Mille et Une Nuits ». Dans une narration postérieure, Rendez-vous à Bagdad (They Came to Baghdad, 1951), Christie rend en revanche un hommage appuyé à la métropole plurimillénaire.
On comprend mieux, dès lors, les appels lancés aux autorités irakiennes pour sauver cette villa d’une fin dramatique. En mai 2025, la presse dépeignait l’impressionnante structure ottomane du bâtiment pour tenter de sensibiliser le public. De son côté, le directeur général du Conseil national des antiquités et du patrimoine, Iyad Kazem, indiquait que la demeure, bien qu’inscrite au patrimoine, était privée. Or une législation nationale de 2002 encore en vigueur dispose que des fonds publics ne peuvent être alloués à la restauration de propriétés qui n’appartiennent pas à l’État, jusqu’à ce qu’elles soient acquises par lui. Autrement dit, la maison d’Agatha Christie, connue pour son balcon plongeant sur le Tigre, ne bénéficie d’aucune réelle mesure de protection.
On rapporte qu’y a vécu de manière éphémère Ali, frère du souverain hachémite Fayçal Iᵉʳ, que les Irakiens avaient baptisé le « roi sans royaume ». Le lieu a en outre abrité l’École britannique d’archéologie, où Max Mallowan avait été nommé directeur aux côtés d’une secrétaire, de six étudiants et bien entendu de son épouse, Agatha.
La romancière adorait faire ses achats dans les souks et décorait son intérieur de tapis, d’objets en cuivre et d’antiquités. Avant que l’alerte ne soit lancée, sa maison avait été mise en vente, beaucoup craignant que des investisseurs ne finissent tout simplement par la démolir.
Comme Agatha Christie s’était rendue en Irak sur la trace d’un passé fabuleux, l’Irak continue lui-même de fouiller dans ses décombres pour en extirper une mémoire déchirée, fragmentaire, et essayer de se reconstruire. Il existe indiscutablement, derrière l’urgence du sauvetage de l’ancienne résidence de l’écrivaine, un enjeu patrimonial et mémoriel qui nous replonge dans les premières décennies de l’Irak contemporain, entre réminiscence ottomane et formation d’un État moderne et souverain.
Agatha Christie écrivit abondamment à son sujet, par touches ou de manière plus directe, et autant dire que l’Irak le lui a bien rendu. Dans La Harpe d’Agatha Christie (2016), le romancier Ibrahim Ahmad, exilé depuis la fin des années 1970, se plaît à imaginer, en langue arabe et dans une optique à la fois postcoloniale, postmoderne et biographique, la disparition de la romancière à Bagdad en 1949. En l’espèce, la fiction n’est ici qu’un prétexte à la mise en exergue de la trajectoire tourmentée de l’Irak – de sa fondation en 1921 à la séquence post-baassiste – et à l’enchevêtrement de l’existence d’Agatha Christie avec le paysage sociopolitique et culturel local.
Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.09.2025 à 16:54
Marion Aballéa, Historienne, maître de conférences en histoire contemporaine, Sciences Po Strasbourg – Université de Strasbourg
Depuis la découverte du VIH par une équipe de l’Institut Pasteur en 1983, Paris s’est trouvé à l’origine de plusieurs initiatives diplomatiques notables visant à endiguer l’épidémie. Pour autant, ses contributions financières n’ont pas toujours été à la hauteur des grandes déclarations qu’ont multipliées ses dirigeants et ses diplomates.
« La France veut bien avoir les lauriers et devenir […] la championne de la santé mondiale. En revanche, quand il s’agit de mettre les financements sur la table, il n’y a personne. »
Au cœur de l’été, l’association Aides mettait la pression sur le gouvernement français. Alors que le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme organisera fin 2025 sa huitième levée de fonds, Aides réclame que la France porte à 2 milliards d’euros sa contribution pour les trois prochaines années, soit une augmentation de 25 % par rapport à son engagement précédent.
Dans un contexte d’incertitudes, marqué par le probable désengagement des États-Unis – premier contributeur du Fonds – et par la réduction de l’aide au développement de plusieurs donateurs européens, l’association appelle la France, elle-même engagée dans une politique de réduction des dépenses, à intensifier son engagement pour se hisser à la hauteur du rôle que le pays prétend historiquement jouer en matière de santé globale, particulièrement en matière de lutte contre le VIH/sida.
Au moment où l’administration Trump réduit drastiquement les aides extérieures de Washington, où l’attention internationale se réoriente sur les enjeux sécuritaires et militaires, et où la France est le théâtre d’une crise budgétaire et politique inédite, cet appel doit être compris dans la longue durée : voilà 40 ans que la France se rêve en championne de la lutte mondiale contre le VIH/sida, sans toujours mettre sur la table les moyens qui lui permettraient de réaliser pleinement cette ambition.
L’engagement français dans ce qui allait devenir « la diplomatie du sida » remonte à l’apparition de la pandémie au début des années 1980. Il trouve son point de départ dans l’identification, début 1983, du virus responsable de la maladie par une équipe française – celle coordonnée, à l’Institut Pasteur de Paris, par Luc Montagnier, Jean-Claude Chermann et Françoise Barré-Sinoussi.
Cette découverte constitue une opportunité diplomatique : elle permet de faire rayonner l’excellence de la science française et de nouer des coopérations avec divers pays touchés par l’épidémie.
En 1986, la tenue à Paris de la deuxième Conférence mondiale sur le sida témoigne déjà d’une reconnaissance internationale. Et lorsque, au même moment, la primauté de la découverte pastorienne est remise en cause par une équipe américaine, c’est l’ensemble de l’appareil politico-administratif français qui se met en action pour défendre tant les retombées symboliques et financières que l’honneur national. Jusqu’à l’Élysée où François Mitterrand ordonne au Quai d’Orsay d’« agir énergiquement » et d’« engager une campagne » pour défendre la cause française (Archives nationales, 5AG4/5801, « Le point sur le problème du sida », note de Ségolène Royal, 3 septembre 1985, annotation de la main de François Mitterrand).
Sur fond de contentieux franco-américain, le président s’engage personnellement dans la diplomatie du sida. Il pousse à ce que la question soit mise à l’agenda du G7 de Venise en 1987 et préside à la création d’un Comité international d’éthique sur le sida, dont la première réunion se tient à Paris, en 1989.
Alors que discriminations et violations des droits des malades et des séropositifs sont dénoncées internationalement par les associations, se placer en pionnier d’une réflexion sur les enjeux éthiques associés au sida est non seulement un moyen de conforter le leadership français, mais également de se distinguer du rival américain, critiqué pour les mesures discriminatoires et attentatoires aux droits imposées par l’administration Reagan dans sa réponse à l’épidémie.
Cinq ans plus tard, le 1er décembre 1994, le Sommet mondial de Paris sur le sida, porté notamment par Simone Veil, vise à consolider la place singulière que la France pense s’être construite dans la mobilisation internationale face au sida.
Le Sommet débouche sur la « Déclaration de Paris », signée par 42 gouvernements, qui acte notamment le principe d’une plus grande implication des personnes malades ou vivant avec le VIH dans la réponse à la maladie. La France se pose en moteur de la diplomatie du sida, et fait de la défense des droits des malades le cœur d’un engagement qui est aussi l’outil d’une stratégie d’influence à l’échelle globale.
Toutefois, la réussite du Sommet de Paris n’est pas à la hauteur des attentes françaises. On pensait y réunir chefs d’État et de gouvernement, mais peu répondent finalement à l’appel. Les États-Unis, l’Allemagne ou le Royaume-Uni n’y envoient, par exemple, que leur ministre de la santé. Les associations dénoncent, par ailleurs, des engagements décevants sur l’inclusion et les droits des malades. Surtout, au printemps 1995, au lendemain de l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République, le nouveau gouvernement dirigé par Alain Juppé revient sur la promesse faite lors du Sommet de mobiliser 100 millions de francs pour la mise en œuvre des projets qui y avaient été discutés.
Ce renoncement vient conforter ceux qui dénoncent déjà, depuis plusieurs années, les postures françaises sur la scène internationale du sida : celles d’une diplomatie qui veut jouer les premiers rôles, qui s’épanouit dans les grands discours et la défense de grands principes, mais qui refuse de contribuer de manière proportionnelle à l’effort global contre la maladie.
Entre 1986 et 1991, la France a consacré environ 38,5 millions de dollars au combat international contre le sida : c’est infiniment moins que le leader américain (273 millions), mais aussi nettement moins que le Royaume-Uni (59,5 millions), et à peine plus qu’un « petit » pays comme le Danemark (36,9 millions) (Source : Commission européenne, « AIDS Policy of the Community and the Member States in the Developing World », 7 janvier 1994). Encore cette enveloppe est-elle très majoritairement consacrée à des aides bilatérales (notamment à destination de pays africains francophones) et très peu aux programmes multilatéraux mis en place pour répondre à la pandémie. Ce qui donne prise aux accusations de diplomatie opportuniste, utilisant le sida pour conforter son influence en Afrique au lieu de s’engager pleinement dans le nécessaire effort commun.
Dans un contexte bouleversé, en 1996, par l’arrivée de multithérapies efficaces pour neutraliser le VIH, la diplomatie française continue pourtant, au tournant du XXIe siècle, à se prévaloir de la découverte française du VIH, socle à ses yeux d’une légitimité et d’une responsabilité historiques, pour prétendre à une place singulière sur la scène internationale du sida, tout en restant discrète sur ses propres contributions.
En décembre 1997, à Abidjan (Côte d’Ivoire), Jacques Chirac est le premier dirigeant occidental à dénoncer le fossé des traitements entre Nord et Sud, et à appeler la communauté internationale à se mobiliser pour que les nouveaux traitements soient accessibles à tous. Une déclaration qui change la face du combat contre le sida, mais que la France est évidemment incapable de financer.
C’est, dès lors, moins en mettant de l’argent sur la table qu’en participant à imaginer de nouveaux mécanismes de financement que la diplomatie française parvient, à partir des années 2000, à maintenir son influence de premier plan.
Paris joue un rôle important dans la création du Fonds mondial, en 2002, dont un Français, Michel Kazatchkine, est entre 2007 et 2012 le deuxième directeur exécutif.
Jacques Chirac et son homologue brésilien Lula sont par ailleurs à l’origine, en 2006, de la création d’Unitaid, un mécanisme affectant à la lutte internationale contre le sida le produit d’une nouvelle taxe sur les billets d’avion. Le leadership français paraît aussi se décliner à l’échelle locale : la maire de Paris Anne Hidalgo est à l’initiative, en 2014, d’une nouvelle « Déclaration de Paris », fondant un réseau de métropoles mondiales engagées à devenir des « villes zéro-sida ».
Dans un souci de cohérence, la France réoriente alors vers les programmes multilatéraux la majeure partie de l’aide internationale qu’elle consacre à la lutte contre le sida. Elle est, depuis sa création, la deuxième contributrice au Fonds mondial, (loin) derrière les États-Unis. En octobre 2019, elle accueille à Lyon la réunion des donateurs en vue de la sixième reconstitution du Fonds. Emmanuel Macron y ravive la tradition de l’engagement personnel des présidents français en annonçant une contribution française en hausse de 25 %. La promesse étant renouvelée trois ans plus tard, les engagements triennaux français sont passés d’un peu plus de 1 milliard d’euros en 2017-2019 à près de 1,6 milliard en 2023-2025.
Au 31 août 2025, à quatre mois de l’échéance, la France n’a toutefois versé qu’un peu plus de 850 millions d’euros sur les 1,6 milliard promis pour 2023-2025.
La France peut-elle dès lors être considérée comme une « championne » de la diplomatie du sida ? Depuis quarante ans, le Quai d’Orsay et l’Élysée, relayés par le ministère de la santé, ont voulu construire cette posture et en faire un levier d’influence internationale. Paris a été au cœur de plusieurs des grandes mobilisations ayant érigé la pandémie de VIH/sida en un défi global. Mais en rechignant à aligner ses contributions financières avec ses déclarations, la France s’est aussi attiré des critiques dénonçant l’instrumentalisation cynique de la pandémie à des fins purement diplomatiques.
En 2011, elle semblait encore chercher à contourner la logique multilatérale du Fonds mondial en instituant L’Initiative, un mécanisme vers lequel elle dirige 20 % de sa contribution et dont elle pilote l’attribution à des pays francophones.
L’appel d’Aides à porter la contribution française au Fonds mondial à 2 milliards d’euros doit être lu à la lumière de ce positionnement historique. À l’heure où le leader états-unien fait défection, et alors que les Nations unies n’ont pas renoncé à l’objectif de « mettre fin à la pandémie » d’ici à 2030, la France peut endosser pleinement le rôle de leader auquel elle prétend. Selon la réponse de Paris à cet appel, l’ambition affirmée il y a quarante ans sera réanimée ou, à l’inverse, durablement enterrée…
Marion Aballéa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.09.2025 à 16:42
Julien Gourdon, Economiste, Agence Française de Développement (AFD)
Simon Azuélos, Analyste Afrique, Agence Française de Développement (AFD)
Une récente étude de l’Agence française du développement explore plus de 230 zones économiques spéciales dans 43 pays africains, révélant leur potentiel pour stimuler la sophistication des exportations, la pénétration des marchés et le bien-être local, en particulier à proximité des zones industrielles. Cependant, leur impact sur les chaînes de valeur régionales et la création d’emplois (en particulier pour les femmes) reste inégal. L’étude souligne que l’efficacité de ces zones spéciales dépend en grande partie de leurs modèles de gouvernance, de la force des incitations offertes et de leur adéquation avec les objectifs d’intégration régionale et de durabilité.
Les zones économiques spéciales (ZES) sont devenues un pilier de l’agenda d’industrialisation de l’Afrique. Sur la carte économique du continent, les ZES se multiplient comme des éclats lumineux. On en compte aujourd’hui plus de 230, réparties dans 43 pays. Leur promesse est simple mais ambitieuse : attirer les investissements, stimuler les exportations, créer des emplois et accélérer l’industrialisation.
Leur recette repose sur un cocktail bien rodé : incitations fiscales généreuses, procédures administratives allégées et infrastructures clés en main. Inspirées des succès asiatiques depuis les années 1970, elles connaissent une accélération fulgurante depuis les années 1990, souvent soutenues par des capitaux étrangers. Mais derrière cette expansion impressionnante se cache une interrogation essentielle : ces zones changent-elles vraiment la donne pour les économies africaines ou ne sont-elles que des vitrines tournées vers l’extérieur, séduisantes mais isolées ?
Les résultats économiques montrent que, dans de nombreux pays, les ZES ont ouvert de nouvelles portes à l’export. Elles ont permis aux entreprises installées sur le continent de diversifier leurs débouchés, de produire des biens plus sophistiqués et de pénétrer des marchés jusque-là inaccessibles (Banque mondiale 2017). C’est le modèle exportatif dans toute sa logique : plutôt que de se limiter à quelques produits bruts destinés à un nombre restreint de clients, il s’agit d’élargir le marché d’exportation et de monter en gamme.
Dans plusieurs cas, cette stratégie a renforcé la résilience des économies face aux chocs extérieurs en améliorant la qualité des exportations et en multipliant les destinations. Les données confirment que les ZES sont particulièrement efficaces pour accroître la sophistication technologique des produits africains et élargir la carte des marchés conquis. Autrement dit, elles permettent de vendre mieux et plus loin.
Pourtant, si l’on observe les effets plus en détail, le tableau devient moins uniforme. Les ZES africaines peinent encore à véritablement diversifier les produits exportés (CNUCED 2023). Bien souvent, elles se contentent d’expédier vers de nouvelles destinations les mêmes types biens qu’auparavant, sans créer de nouvelles filières.
L’intégration dans les chaînes de valeur régionales reste également limitée. Nombre d’entre elles orientent leurs flux vers l’Asie, l’Europe ou l’Amérique, avec peu de connexions vers les pays voisins. Le risque est alors de voir apparaître des îlots industriels isolés, prospères sur le papier mais sans réel effet d’entraînement sur le tissu économique local.
Au-delà des chiffres du commerce extérieur, l’impact social des ZES mérite attention. Les données de terrain, bien que rares, livrent des enseignements précieux. Les ménages vivant à moins de dix kilomètres d’une zone économique spéciale voient en moyenne leur patrimoine croître de manière significative.
Les bénéfices sont concrets : logements de meilleure qualité, accès élargi aux services publics, consommation accrue de biens durables, niveaux d’éducation plus élevés et recul de l’emploi agricole. Ces effets positifs touchent à la fois les habitants de longue date et les migrants venus chercher des opportunités à proximité, ce qui montre que les ZES ne creusent pas les inégalités locales et favorisent l’urbanisation.
Cependant, l’enthousiasme s’atténue lorsqu’il s’agit de l’emploi féminin. Contrairement à d’autres régions du monde en développement, où les zones industrielles ont été un vecteur important d’intégration des femmes sur le marché du travail, le continent africain affiche des résultats plus timides. La structure sectorielle, dominée par l’agro-industrie et les industries extractives, offre moins de débouchés aux travailleuses.
À cela s’ajoutent les contraintes liées aux rôles traditionnels et la répartition des tâches au sein des ménages, qui freinent l’emploi féminin malgré la création d’opportunités dans l’entourage immédiat (Ecofin 2023).
Pourquoi certaines ZES réussissent-elles quand d’autres stagnent ? Les recherches montrent que la gouvernance et le modèle économique font toute la différence. Les zones proposant des incitations substantielles et bien ciblées, en particulier lorsqu’elles sont spécialisées ou diversifiées, obtiennent les meilleurs résultats à l’export.
Les modèles de partenariat public-privé ou de gestion privée surpassent nettement les zones gérées exclusivement par l’État, qui affichent souvent des performances inférieures. À l’inverse, les projets de revitalisation des exportations peinent à élargir la gamme de produits ou à conquérir de nouvelles destinations, et les zones offrant peu d’avantages n’ont pratiquement aucun effet mesurable.
Si les ZES veulent évoluer du statut d’enclaves industrielles à celui de véritables moteurs de transformation, elles doivent s’inscrire dans une stratégie économique globale. Cela signifie tisser des liens solides avec l’économie nationale et les chaînes de valeur régionales, en particulier dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine.
Cela implique aussi de se conformer aux normes internationales en matière d’environnement, de responsabilité sociale et de gouvernance, pour garantir leur durabilité et leur acceptabilité. Le soutien aux petites et moyennes entreprises locales, l’accès au financement, la formation professionnelle et le développement d’infrastructures physiques et numériques de qualité font partie des conditions essentielles pour attirer des investisseurs à forte valeur ajoutée.
Certains pays montrent déjà la voie. Au Maroc, au Kenya, au Rwanda ou en Égypte, des zones de nouvelle génération intègrent des objectifs d’industrialisation verte, soutiennent l’innovation et favorisent l’inclusion sociale. Elles illustrent comment il est possible de conjuguer croissance économique et respect des engagements environnementaux et sociaux.
En définitive, les ZES africaines ne constituent pas une baguette magique capable, à elles seules, de transformer les économies du continent. Mais elles peuvent devenir un accélérateur puissant lorsqu’elles sont bien conçues, bien gérées et intégrées dans un projet industriel cohérent. Leur avenir dépendra de la capacité des gouvernements et du secteur privé à bâtir des zones ouvertes sur leur environnement, capables de créer de la valeur localement et de contribuer à la réduction des inégalités. La vraie question n’est pas tant de savoir s’il faut ou non des ZES, mais comment en faire un levier inclusif et durable, plutôt qu’un simple outil fiscal ou un pôle isolé.
Nous remercions les co-auteurs de l’étude : Sid Boubekeur, Peter Kuria Githinji, Cecília Hornok, Alina Muluykova et Zakaria Ouari.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
09.09.2025 à 15:26
Joshua Elves-Powell, Associate Lecturer in Biodiversity Conservation and Ecology, UCL
Des chercheurs se sont appuyés sur des témoignages de réfugiés nord-coréens, confirmés par des rapports provenant de Chine, de Corée du Sud et des images satellites, pour dresser un panorama du commerce illégal d’animaux sauvages dans le pays. Ces données suggèrent l’implication de l’État.
La Corée du Nord est connue pour le commerce illicite d’armes et de stupéfiants. Mais une nouvelle étude que j’ai menée avec des collègues britanniques et norvégiens révèle un nouveau sujet de préoccupation : le commerce illégal d’espèces sauvages prospère dans le pays, y compris celles qui sont censées être protégées par la législation nord-coréenne.
D’après des entretiens menés auprès de réfugiés nord-coréens (également appelés « transfuges » ou « fugitifs »), qui peuvent être d’anciens chasseurs voire des intermédiaires dans le commerce d’animaux sauvages, notre étude, menée sur quatre ans, montre que presque toutes les espèces de mammifères en Corée du Nord plus grandes qu’un hérisson sont capturées de manière opportuniste, à des fins de consommation ou de commerce. Même les espèces hautement protégées font l’objet de commerce, parfois au-delà de la frontière chinoise.
Le plus frappant reste que ce phénomène ne se limite pas au marché noir. L’État nord-coréen lui-même semble tirer profit de l’exploitation illégale et non durable de la faune sauvage.
Après l’effondrement de l’économie nord-coréenne dans les années 1990, le pays a connu une grave famine qui a fait entre 600 000 et 1 million de morts. Ne pouvant plus compter sur l’État pour subvenir à leurs besoins alimentaires, médicaux et autres besoins fondamentaux, de nombreux citoyens se sont alors mis à acheter et à vendre des marchandises – parfois volées dans des usines publiques ou introduites en contrebande depuis la Chine – dans le cadre d’une économie informelle en pleine expansion.
Cette économie informelle intègre aussi les animaux et les plantes sauvages, une précieuse ressource alimentaire. La faune sauvage est également appréciée pour son utilisation dans la médecine traditionnelle coréenne, ou pour la fabrication de produits tels que les vêtements d’hiver.
Il est important de noter que la vente de produits issus de la faune sauvage permet de générer des revenus importants. C’est pourquoi, outre le marché intérieur de la viande sauvage et des parties animales, un commerce international s’est développé, dans lequel des contrebandiers tentaient de vendre des produits issus de la faune sauvage nord-coréenne de l’autre côté de la frontière, en Chine.
Ce commerce n’est officiellement reconnu par aucun des deux gouvernements. La Corée du Nord est l’un des rares pays à ne pas être signataire de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) – le traité qui réglemente le commerce international des espèces menacées d’extinction. Il existe donc peu de données officielles. Bon nombre des techniques habituellement utilisées par les chercheurs, telles que les études de marché ou l’analyse des données relatives aux saisies ou au commerce, sont tout simplement impossibles à mettre en œuvre dans le cas de la Corée du Nord.
C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers les témoignages de réfugiés nord-coréens. Parmi eux figuraient d’anciens chasseurs, des intermédiaires, des acheteurs et même des soldats qui avaient été affectés à des réserves de chasse réservées à la famille dirigeante de la Corée du Nord. Afin de protéger leur sécurité, tous les entretiens ont été menés de façon anonyme.
Pour vérifier les données issues de ces entretiens, nous les avons comparées à des rapports provenant de Chine et de Corée du Sud. Les changements signalés dans certaines ressources forestières ont également pu être vérifiés à l’aide de la télédétection par satellite.
Leurs récits donnent une idée impressionnante des interactions entre humains, animaux et plantes sauvages en Corée du Nord, ainsi que de leur utilisation commerciale.
Cependant, le plus inquiétant est que ces témoignages suggèrent que l’État nord-coréen lui-même puisse être directement impliqué dans le commerce d’espèces sauvages. Bien qu’il soit ressorti clairement des entretiens que les participants ignoraient le plus souvent le statut juridique du commerce d’espèces sauvages pour différentes espèces, notre analyse montre qu’une partie de ce commerce semble être illégale.
Les participants ont décrit des fermes d’élevage d’animaux sauvages gérées par l’État qui produisent des loutres, des faisans, des cerfs et des ours, ainsi que des parties de leur corps, à des fins commerciales. En effet, la Corée du Nord a été le premier pays à élever des ours pour leur bile, avant que cette pratique ne se répande en Chine et en Corée du Sud.
L’État aurait également collecté des peaux d’animaux via un système de quotas, les habitants remettant les peaux à une agence gouvernementale, tandis que les chasseurs agréés par l’État et les communautés locales offraient parfois des produits issus de la faune sauvage à l’État ou à ses dirigeants en guise de tribut.
L’une des espèces identifiées par nos interlocuteurs était le goral à longue queue (sur l’image en tête de cet article). Longtemps chassé pour sa peau, cet animal est désormais strictement protégé par la CITES. Nos données suggèrent que les gorals étaient destinés à être vendus à des acheteurs chinois. La Chine est pourtant partie à la convention (c’est-à-dire, elle l’a ratifié), ce commerce constituerait donc une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES.
La péninsule coréenne est un site d’importance mondiale pour de nombreuses espèces de mammifères. Ses régions septentrionales sont reliées, par voie terrestre, à des zones de Chine où ces espèces sont actuellement en voie de rétablissement. Cependant, la chasse non durable et la déforestation menacent leur potentiel de rétablissement en Corée du Nord.
Ceci a des conséquences plus larges. Par exemple, on espérait que le léopard de l’Amour, l’un des félins les plus rares au monde, puisse un jour recoloniser naturellement la Corée du Sud. Mais cela semble désormais très improbable, car ces animaux seraient confrontés à de graves menaces rien qu’en traversant la Corée du Nord.
Par ailleurs, les objectifs de conservation de la Chine, tels que la restauration du tigre de Sibérie dans ses provinces du Nord-est, pourraient être compromis si les espèces menacées qui traversent sa frontière avec la Corée du Nord sont tuées à des fins commerciales.
En outre, le commerce transfrontalier illégal d’espèces sauvages en provenance de Corée du Nord constituerait une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES, un problème grave susceptible d’avoir de graves répercussions sur le commerce légal d’animaux et de plantes. Pour faire face à ce risque, Pékin doit redoubler d’efforts pour lutter contre la demande intérieure d’espèces sauvages illégales.
Le commerce d’espèces sauvages nord-coréennes est actuellement un angle mort pour la conservation mondiale. Nos conclusions contribuent à mettre en lumière le problème que représente le commerce illégal et non durable d’espèces sauvages, mais la lutte contre cette menace, qui pèse sur les ressources naturelles de la Corée du Nord, dépendra en fin de compte des décisions prises par Pyongyang. Le respect de la législation nationale sur les espèces protégées devrait être une priorité immédiate.
Joshua Elves-Powell a reçu des financements du London NERC DTP et ses travaux sont soutenus par Research England.