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14.11.2024 à 17:23

Avec le retour de Donald Trump, quelle Amérique sur la scène internationale ?

Elizabeth Sheppard Sellam, Responsable du programme « Politiques et relations internationales » à la faculté de langues étrangères, Université de Tours

Les autres puissances mondiales doivent revoir leur politique étrangère après l’élection de Trump, dont les premières nominations confirment qu’il appliquera encore sa doctrine « America First ».
Texte intégral (2187 mots)

Face au retour de Trump à la Maison Blanche, les puissances mondiales – partenaires comme adversaires de la prochaine administration – vont revoir leur politique étrangère. En effet, ce second mandat s’inscrira sans doute dans la ligne du premier, caractérisé par le principe d’« America First », et pourrait modifier profondément l’ordre mondial actuel.


La réélection de Donald Trump marque un tournant pour les relations internationales. Son administration, axée sur « l’Amérique d’abord » (« America First ») et un engagement international limité, vise à redéfinir le rôle des États-Unis, se présentant comme « un acteur de paix » donnant la priorité à ses affaires intérieures.

Aimant rappeler qu’il est le premier président depuis les années 1970 à n’avoir déclenché aucune guerre – alors même que les tensions mondiales atteignent un point critique –, Trump hérite d’un monde traversé par de nombreux conflits de grande ampleur, spécialement en Ukraine et au Proche-Orient.

En Asie, sa volonté de réduire l’engagement militaire américain influencera sans doute la réponse de Washington à l’implication de la Corée du Nord en Ukraine et aux tensions entre Taïwan et la Chine.

Ces points chauds mettront à l’épreuve les alliances mondiales, forçant l’administration Trump à jongler entre prudence stratégique et préservation des intérêts de ses alliés. Mais qui Trump considère-t-il comme ses alliés, que veut-il précisément sur le plan de la politique internationale et comment compte-t-il arriver à ses fins ?

Échos du passé et tradition isolationniste américaine

L’isolationnisme est profondément ancré dans la politique étrangère américaine, comme le montre le discours d’adieu de George Washington, en 1784, qui mettait déjà ses concitoyens en garde contre les alliances complexes. Ce principe réapparaît dans la doctrine trumpiste « America First ».

Durant son premier mandat, Trump avait limité l’implication des États-Unis à l’étranger et remis en question les institutions multilatérales, comme l’OTAN, préférant des percées diplomatiques gérées en bilatéral avec les États concernés, à l’instar des accords d’Abraham, ou des actions symboliques telles que l’élimination du général iranien Ghassem Soleimani, conduites sans déployer de troupes.

Bien que cette approche suscite des critiques – notamment dans la mesure où elle tend à fragiliser les alliances existantes –, elle s’inscrit dans une tradition américaine d’autonomie stratégique.

Le second mandat devrait confirmer et renforcer cette orientation : il s’agira, pour Washington, de mettre en garde contre des engagements à long terme qui pourraient compromettre les intérêts américains et de miser sur des alliances temporaires. Trump, en minimisant ses engagements internationaux, souhaite que l’Amérique demeure influente mais non contrainte, n’agissant qu’en fonction de ses propres intérêts.

Amis et ennemis au Moyen-Orient

Au Moyen-Orient, Donald Trump vise à renforcer les alliances de son premier mandat, notamment avec Israël et avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, qui s’est félicité de son retour au pouvoir.

Durant son premier mandat, Trump avait, acte hautement symbolique, transféré l’ambassade de son pays de Tel-Aviv à Jérusalem, répondant ainsi à une vieille demande de la droite israélienne ; il avait également soutenu Israël à travers les accords d’Abraham, qui ont normalisé les relations de Tel-Aviv avec plusieurs nations arabes, tout en isolant l’Iran.

Lors du second mandat, il cherchera sans doute à approfondir ces alliances via des incitations diplomatiques et économiques qui permettraient d’élargir ces accords. Notamment pour satisfaire sa base évangélique, très investie dans le soutien à Israël.

La politique de Trump au Moyen-Orient est aussi marquée par une approche sélective et transactionnelle illustrée par sa coopération avec l’Arabie saoudite. Cette approche est centrée sur des ventes d’armes et la lutte contre l’influence iranienne, et a été mise en œuvre malgré les critiques dont elle a fait l’objet à la suite de l’affaire Khashoggi.

Son approche à l’égard de l’Iran reste quant à elle inflexible. Lors du premier mandat, il avait retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien et mis en place des sanctions sévères à l’encontre de Téhéran. Il poursuivra sans doute cette ligne dure, privilégiant l’endiguement à la diplomatie. Ce second mandat pourrait donc renforcer un front uni avec Israël et l’Arabie saoudite contre l’Iran.

Enfin, concernant Gaza et le Liban, Trump a promis la paix en demandant à son ami Nétanyahou de mettre fin à ces guerres d’ici à son arrivée au pouvoir, sans commenter particulièrement les opérations israéliennes, lesquelles ne semblent nullement augurer d’une fin prochaine de ces conflits.


À lire aussi : Israël rêve d’un « nouveau Moyen-Orient », mais à quelle réalité se heurtera-t-il ?


Vers une autonomie européenne ?

L’évolution des relations entre les États-Unis et l’Europe face au conflit ukrainien reflète un équilibre délicat entre priorités intérieures américaines et engagements internationaux. Le retour de Trump au pouvoir et son penchant pour la désescalade avec la Russie pourraient modifier le soutien américain envers Kiev, reprenant en partie l’approche initiale de l’administration Biden qui cherchait à éviter toute confrontation directe avec Moscou.

L’échange téléphonique entre Donald Trump et le président Zelensky, consécutif à l’élection du premier le 5 novembre dernier, illustre aussi l’existence de nouvelles influences non conventionnelles en diplomatie, puisqu’Elon Musk y a participé. Même si Zelensky a laissé entendre que son échange avec Trump ne l’a pas laissé « désespéré. », on pourrait assister à une nette réduction du soutien américain à l’effort de guerre ukrainien, ce qui pourrait faire basculer la dynamique régionale en faveur de Moscou. Une perspective qui inquiète les alliés européens de Kiev, particulièrement en Europe de l’Est.

Elle représente également un « signal d’alarme » pour l’Union européenne quant à la nécessité d’acquérir une autonomie stratégique – projet qui a motivé plusieurs récentes déclarations des membres de l’UE.

L’Europe pourrait ainsi se saisir de cette occasion pour renforcer son autonomie au sein de l’OTAN, et ouvrir la voie à des pays comme la France et la Pologne pour prendre les rênes de sa politique de défense.


À lire aussi : La victoire de Trump, une bonne nouvelle (paradoxale) pour les Européens ?


Les personnages clés de la politique étrangère de Trump

Donald Trump a sélectionné des figures fidèles pour occuper des postes clés en politique étrangère et de défense. Marco Rubio, le futur secrétaire d’État, est un homme politique de premier plan, sénateur de Floride, connu pour ses positions conservatrices en matière de politique étrangère et sa rhétorique anti-chinoise virulente. Figure de proue du Parti républicain, Rubio a toujours plaidé en faveur d’une fermeté maximale en matière de sécurité nationale et d’un soutien entier à Israël.

Au poste de secrétaire à la Défense, Trump a nommé Pete Hegseth, animateur de Fox News et vétéran de la Garde nationale. Connu pour ses opinions conservatrices et ses critiques visant la diffusion du « wokisme » dans l’armée, Hegseth n’a qu’une expérience limitée en matière de stratégie militaire internationale, ce qui a suscité des inquiétudes parmi les responsables de la défense quant à sa capacité à diriger Le Pentagone.

La Central Intelligence Agency (CIA) sera placée sous la férule de John Ratcliffe, ancien directeur du renseignement national (2020-2021) et fidèle allié de Trump. Le précédent mandat de Ratcliffe avait été pointé du doigt par de nombreux observateurs qui lui reprochaient de tenter de politiser la communauté du renseignement. Dans la prochaine administration, la direction du renseignement devrait être l’affaire de Tulsy Gabbard, transfuge du Parti démocrate connue pour ses positions très compréhensives à l’égard de Moscou dans le conflit russo-ukrainien.

En outre, Trump a choisi le représentant Mike Waltz, un Républicain de Floride et Béret vert de l’armée à la retraite, comme conseiller à la sécurité nationale. Waltz, qui est connu pour ses prises de position hostiles à l’égard de la Chine, apporte une vaste expérience militaire à ce poste. Sa nomination est le signe d’une évolution potentielle vers une position plus agressive en matière de sécurité nationale. Ils doivent tous être confirmés par le Sénat au cours des prochaines semaines.

Rappelons que la première administration Trump a été marquée par des conflits internes. Des figures comme James Mattis (premier secrétaire à la Défense) et Rex Tillerson (premier secrétaire d’État) ont, par exemple, souvent divergé de la ligne présidentielle ce qui a pu créer une politique étrangère parfois incohérente et a abouti à leur limogeage rapide.

Au vu des dernières nominations, la deuxième administration sera sans doute plus alignée, composée d’une équipe choisie pour soutenir pleinement le programme nationaliste du président. Le choix comme cheffe de cabinet de Susan Wiles, première femme à ce poste et soutien de longue date de Trump, souligne cette cohésion qui doit permettre au nouveau président de mettre en œuvre une politique étrangère plus affirmée et plus unilatérale, tout en réduisant les engagements internationaux et favorisant une approche transactionnelle des alliances.

Une reconfigurations de la scène internationale ?

La réélection de Trump pourrait redéfinir la dynamique mondiale à l’heure des conflits touchant l’Europe et le Moyen-Orient ainsi que d’un continent asiatique en proie aux tensions. En plaçant « l’Amérique d’abord », il pourrait pousser ses alliés à repenser leur politique extérieure et notamment à adopter une plus grande autonomie vis-à-vis de Washington.

En Europe, les dirigeants se réunissent déjà pour se préparer à une période d’instabilité, reconnaissant qu’une action décisive sera essentielle.

Les adversaires, eux aussi, pourraient faire preuve de prudence ; l’imprévisibilité de Donald Trump pourrait accroître la pression sur l’Iran, la Corée du Nord et la Chine. Ce nouveau chapitre promet donc une trajectoire turbulente où la capacité d’adaptation tiendra un rôle essentiel.

The Conversation

Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.11.2024 à 17:13

Comment l’Azerbaïdjan utilise la COP29 pour se donner le beau rôle sur la scène internationale

Brian Brivati, Visiting Professor of Human Rights and Life writing, Kingston University

À la COP29, l’Azerbaïdjan se positionne sur la scène internationale comme un pays pacificateur. Mais ce serait avoir la mémoire un peu courte.
Texte intégral (2302 mots)

À la COP29, l’Azerbaïdjan se positionne sur la scène internationale comme en faveur de la paix. Mais ce serait avoir la mémoire un peu courte, notamment en ce qui concerne le conflit qui oppose le pays avec l’Arménie dans le Haut-Karabakh.


L’Azerbaïdjan accueille cette édition du sommet mondial de l’ONU sur le climat, la COP29, qui se déroule ce mois de novembre 2024. Avec deux problèmes majeurs : aucune discussion sur l’élimination progressive des combustibles fossiles n’est à l’ordre du jour, et la participation de la société civile au sommet est exclue.

Ce n’est pas une surprise. L’Azerbaïdjan a récemment augmenté sa production de pétrole et de gaz, et vise à diversifier son économie en développant l’exploitation minière.

Au lieu de cela, le pays a appelé à une trêve mondiale qui coïnciderait avec la conférence. Dans une lettre ouverte du 21 septembre, le président de la COP29, Mukhtar Babayev, écrivait :

« [La Cop29] est une chance unique de combler les fossés et de trouver des voies vers une paix durable… La dévastation des écosystèmes et la pollution causée par les conflits aggravent le changement climatique et sapent nos efforts pour sauvegarder la planète ».

L’Azerbaïdjan se positionne ainsi comme un artisan de la paix. Ce qui contraste fortement avec le bilan du pays en matière d’agressions militaires, de violations des droits de l’homme ou même de violations du droit international, qui l’ont amené à faire face à des allégations de génocide.

Autrement dit, l’Azerbaïdjan utilise à la fois la COP29 pour « écoblanchir » (greenwashing) et « pacifier » son image sur la scène internationale, en dépit de ses ambitions territoriales expansionnistes.

Les offensives de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh

En septembre 2020, l’Azerbaïdjan a lancé une guerre de six semaines dans le Haut-Karabakh, une région frontalière revendiquée à la fois par l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui a fait plus de 7 000 victimes. L’Azerbaïdjan a ainsi pu récupérer la plupart des territoires qu’il avait perdus lors des conflits précédents. Un cessez-le-feu a finalement été négocié par la Russie, mais les tensions ont persisté.

En 2023, l’Azerbaïdjan a lancé une nouvelle opération militaire et repris rapidement le contrôle du reste de la région. L’offensive a forcé plus de 100 000 Arméniens de souche à fuir. Le Haut-Karabakh, qui avait déclaré son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan en 1991, a été officiellement dissous) en janvier 2024. Une enquête récente a montré que de nombreuses maisons de la région ont été pillées depuis.

Une carte montrant l’emplacement du Haut-Karabakh
La région montagneuse enclavée du Haut-Karabakh fait l’objet d’un différend territorial de longue date entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Nemanja Cosovic/Shutterstock

Deux juristes internationaux, Juan Ernesto Mendez et Luis Moreno Ocampo, ont conclu que les campagnes militaires menées par l’Azerbaïdjan en 2020 et 2023 dans le Haut-Karabakh constituaient un génocide.

Juan Ernesto Mendez a souligné que la stratégie de l’Azerbaïdjan consistait à infliger des « dommages corporels ou mentaux graves » aux Arméniens. Luis Moreno Ocampo a insisté sur le recours à la famine, au refus d’aide médicale et aux déplacements forcés. Il a comparé les tactiques de l’Azerbaïdjan au génocide arménien pendant la Première Guerre mondiale et à l’Holocauste.

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Les forces azerbaïdjanaises auraient systématiquement recouru aux violences sexuelles contre les Arméniens pendant le conflit du Haut-Karabakh, faisant circuler des messages encourageant le viol et le meurtre de femmes arméniennes. Les organisations de défense des droits humains ont également fourni des témoignages poignants sur les violences physiques et psychologiques subies par des centaines d’otages arméniens toujours détenus.

De nombreux éléments du conflit ne sont toujours pas résolus. En position de faiblesse militaire, le premier ministre arménien, Nikol Pashinyan, a proposé un traité de paix en mai 2024. Cela impliquait de céder aux principales demandes de l’Azerbaïdjan, notamment que le Haut-Karabakh soit reconnu comme faisant partie de l’Azerbaïdjan.

Malgré ces concessions faites par l’Arménie, l’Azerbaïdjan a refusé de s’engager dans des pourparlers pour la paix. Au lieu de cela, il a formulé une série de nouvelles demandes, dont notamment des modifications de la constitution arménienne.

L’Azerbaïdjan joue également un rôle dans d’autres conflits autour du globe. Deux jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, Moscou et Bakou ont signé un accord qui, selon le président azerbaïdjanais Ilham Aliev, « porte nos relations au niveau d’une alliance ». L’alliance russo-azerbaïdjanaise a fait de l’Azerbaïdjan un canal essentiel pour contourner les sanctions occidentales.

Les exportations de pétrole russe vers l’Azerbaïdjan ont quadruplé après l’invasion, permettant à l’Azerbaïdjan de répondre à ses besoins énergétiques nationaux et d’exporter le reste. En fait, le commerce général de l’Azerbaïdjan avec la Russie a augmenté de 17,5 % en 2023, atteignant 4,3 milliards de dollars américains (4,1 milliards d’euros).

Au-delà des tentatives de « peacewashing » (pour tenter de faire oublier son implication militaire dans plusieurs conflits) de l’Azerbaïdjan, le fait que le pays accueille la COP29 est aussi un cas clair de « greenwashing » (écoblanchiment). L’Azerbaïdjan dépend de la production d’énergies fossiles et ne s’est pas engagé à éliminer progressivement le pétrole et le gaz.

Certes, le pays tente d’attirer les investissements étrangers dans les énergies renouvelables afin de diversifier son économie. BP a signé un accord avec l’Azerbaïdjan en 2021 pour construire une centrale solaire à Jabrayil, près du Haut-Karabakh. D’autres investisseurs internationaux, dont des entreprises des Émirats arabes unis, participent également à des projets solaires dans la région de Bakou.

Mais la véritable source de diversification économique est l’exploitation minière, une industrie qui appartient en grande partie à la famille d’Ilham Aliev. Les immenses ressources minières du Haut-Karabakh, qui comprennent de l’or, de l’argent et du cuivre, sont exploitées depuis que l’Azerbaïdjan a repris le contrôle de la région en 2020.

Réprimer les opposants au régime

Le régime azerbaïdjanais est une dictature arbitraire. Caucasus Heritage Watch, un programme de recherche américain qui surveille le patrimoine culturel en danger dans le Caucase du Sud, a documenté la destruction de milliers de sites du patrimoine chrétien dans tout l’Azerbaïdjan. La communauté LGBTQ+ fait également l’objet d’une discrimination systématique.

La dissidence intérieure a été réprimée avant même la tenue de la COP29, de nombreux militants et opposants politiques ayant été arrêtés ou harcelés. Des manifestations en faveur de l’environnement, notamment une manifestation en 2023 contre la construction d’un barrage destiné à permettre l’exploitation minière dans l’ouest du pays, ont été violemment réprimées.

Des personnalités de premier plan, dont le Dr Gubad Ibadoghlu, éminent militant anticorruption et chercheur invité à la London School of Economics, ont été arrêtées. Au moins 25 journalistes et militants sont également détenus pour des motifs politiques.

Les médias critiques à l’égard du régime, tels que Abzas Media, Toplum TV et Kanal 13, ont également fait l’objet de pressions intenses ou ont été fermés. Les journalistes indépendants et les militants de la société civile ont tout bonnement été exclus de la COP29.

La « diplomatie du caviar » menée par l’Azerbaïdjan est la raison pour laquelle vous n’avez peut-être jamais entendu parler de tout cela. Cette stratégie consiste à courtiser les journalistes et les fonctionnaires occidentaux. Grâce à leur aide tacite, l’Azerbaïdjan a pu se mettre à l’abri de tout contrôle et attirer les investissements européens dans ses infrastructures.

Ilham Aliev n’a cessé de répéter que la capitale de l’Arménie, Erevan, est une « ville azerbaïdjanaise ». Cela reflète une stratégie plus large de révisionnisme historique et de négation du génocide, visant à récupérer des territoires sur la base des frontières présoviétiques.

Ces ambitions territoriales sont remises à plus tard tant que se déroule la COP29. Mais la conférence pourrait bien être le prélude à une reprise de la guerre dans le Caucase du Sud.

The Conversation

Brian Brivati ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.11.2024 à 17:09

Trump 2.0 : l’Amérique latine face au retour du « disruptor in chief »

Kevin Parthenay, Professeur des Universités en science politique, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF), Université de Tours

Le premier mandat de Donald Trump avait été marqué par des tensions notables avec plusieurs États latino-américains. Qu’en sera-t-il cette fois ?
Texte intégral (3278 mots)

Le retour de Donald Trump au pouvoir aura un impact profond sur l’Amérique latine, son premier mandat ayant été marqué par un interventionnisme constant dans la région et sa promesse de « Make America Great Again » semblant tenir les États du continent à l’écart de ses projets.


Le « disruptor in chief » – surnom attribué à Donald Trump en raison de sa politique controversée et non conventionnelle sur la scène internationale (entre autres) – sera de retour à la Maison Blanche le 20 janvier prochain pour entamer un second mandat présidentiel.

Les résultats à peine tombés, un certain nombre de questions et d’inquiétudes émergent déjà en Amérique latine. S’il est difficile de dégager un scénario unique pour l’ensemble du continent, il est possible d’identifier quatre effets majeurs du retour au pouvoir de Trump pour la région.

Le retour des États-Unis dans les affaires sud-américaines

Si le mépris et la brutalité verbale dont fait preuve Donald Trump à l’égard du reste du continent américain peuvent créer l’illusion d’un désintérêt politique, son agenda converge en réalité avec de nombreuses problématiques latino-américaines. Entre autres, la migration, dont il fait un cheval de bataille depuis son premier mandat ; la sécurité (liée à la question de la drogue) ; ou encore les relations économiques et commerciales, notamment en lien avec la rivalité sino-étatsunienne.

Par ailleurs, le dossier du Venezuela, avec la récente réélection frauduleuse de Nicolas Maduro, n’est toujours pas réglé. Lors de son premier mandat, Donald Trump avait menacé d’intervenir militairement pour renverser le président vénézuélien.

Manifestants rassemblés devant le Trump Building (New York) pour contester l’interventionnisme de Donald Trump dans la vie politique du Venezuela
Le 23 février 2019, des manifestants pro-Maduro se rassemblent devant le Trump Building (New York) pour contester l’interventionnisme de Donald Trump dans la vie politique du Venezuela. Bruce Murray/Shutterstock

La verve qui le conduit aujourd’hui à dire qu’il mettra un terme à la guerre en Ukraine en 24h pourrait se traduire dans ce dossier par un interventionnisme similaire à celui dont il avait fait preuve entre 2017 et 2021. Un constat qui vaut d’ailleurs pour toutes les autres crises pouvant survenir sur le continent.

L’annonce de la nomination au poste de Secrétaire d’État de Marco Rubio, sénateur de Floride et fils d’immigrants cubains, ne fait qu’accentuer cette idée d’un retour des États-Unis dans les affaires latino-américaines.

Risque d’une polarisation accrue entre les États latino-américains

Cette réélection offre un soutien de poids à l’essor des forces conservatrices. À cet égard, si les chefs d’État en exercice tels que l’Argentin Javier Milei, le Salvadorien Nayib Bukele, l’Équatorien Daniel Noboa ou le Paraguayen Santiago Peña peuvent désormais compter sur un allié puissant, c’est aussi le cas de certaines forces politiques de droite se trouvant actuellement dans l’opposition.

C’est essentiellement le cas du bolsonarisme, mouvement politique d’extrême droite brésilien hérité de la présidence de Jair Bolsonaro (2019-2023).

Jair Bolsonaro et Donald Trump se serrant la main lors d’une visite officielle
Visite officielle de l’ex-président brésilien Jair Bolsonaro, reçu par Trump dans sa résidence privée de Mar-a-Lago (Floride, États-Unis) le 7 mars 2020. Shealah Craighead/Flickr

Ce « front conservateur », parfois populiste et/ou autoritaire, s’oppose frontalement à la gauche dite pragmatique (représentée par des figures telles que Petro en Colombie, Boric au Chili ou Lula au Brésil) et à la gauche radicale (Arce en Bolivie, Maduro au Venezuela, Diaz-Canel à Cuba et Ortega au Nicaragua).


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La polarisation politico-idéologique opposant ces deux camps limite la capacité des États du continent à faire converger leurs intérêts, à trouver des effets de levier à travers la coopération régionale et faire porter leur voix sur la scène internationale.

« Périphérisation » du continent à l’échelle globale

Un nouveau mandat Trump risque, tout d’abord, de brider le leadership continental du Brésil. Depuis son retour au pouvoir en 2023 (après deux mandats exercés entre 2003 et 2011), le président Lula veut repositionner le Brésil sur la scène internationale. Assurant cette année la présidence tournante des BRICS+ et organisant le G20 à Rio (17-18 novembre prochains) ainsi que la COP 30 à Belém (2025), le président brésilien ambitionne de faire du pays un pivot dans un ordre mondial en pleine recomposition.

Devenir le trait d’union entre deux « mondes » conférerait effectivement un poids international indéniable au Brésil. Mais le retour à la Maison Blanche de Donald Trump affaiblit un peu plus l’ordre mondial libéral déjà fragilisé que le Brésil tentait de connecter avec un ordre alternatif en gestation.


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Ensuite, les attaques probables de Trump contre le multilatéralisme priveront les États latino-américains d’un de leurs leviers majeurs d’influence internationale.

Depuis la fin du XIXe siècle, ces derniers ont cherché à gagner en influence via la coopération multilatérale, de sorte que les États de la région sont dotés d’une longue expérience et expertise en la matière. Toutefois, cette capacité d’influence s’évanouit dès lors que le terrain sur lequel elle se déploie s’effondre.

Le premier mandat de Trump avait déjà fait beaucoup de tort : sortie des accords de Paris, de l’Unesco et de l’accord sur le nucléaire iranien. Des attaques similaires contre la coopération multilatérale priveraient l’Amérique latine, lors des quatre prochaines années au moins, de cet outil privilégié d’influence internationale.

(Re) faire de l’Amérique latine le terrain privilégié de la rivalité sino-étatsunienne

La présence chinoise en Amérique latine s’étend depuis maintenant plus de vingt ans. Toutefois, la « guerre commerciale » et l’idée d’une rivalité sino-étatsunienne, largement instrumentalisée et promue par Trump, avait fait du continent le terrain d’expression de cette rivalité géopolitique.


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Les droites libérales et conservatrices seraient rangées derrière les États-Unis tandis que les gauches progressistes et radicales soutiendraient la Chine. De ce schéma volontairement simplifié a découlé, lors du premier mandat, une tendance à l’instrumentalisation politique des États du continent, préjudiciable pour la qualité démocratique, mais également pour le développement soutenable des économies et des sociétés latino-américaines.

Ce deuxième mandat de Trump et l’extension continue par Pékin des nouvelles routes de la soie dans la région – récemment marquée par les débats sur l’adhésion du Brésil, finalement réfutée par le conseiller diplomatique de Lula, Celso Amorim – préfigurent la réactivation d’un tel scénario.

Face à ces différents constats, plusieurs points de vigilance sont à souligner pour les quatre années de ce second mandat de Trump.

Autres facteurs à prendre en compte

Premièrement, l’entourage du président : lors du premier mandat, la ligne dure de l’interventionnisme des États-Unis avait été dictée par une poignée de conseillers très proches de Trump. Son conseiller à la sécurité nationale John Bolton, Elliott Abrams, chef d’orchestre des basses œuvres étatsuniennes sur le continent à la fin des années 1980, ainsi que Marco Rubio, sénateur de Floride, qui avait réussi à le convaincre d’adopter une ligne dure concernant le Venezuela, déjà cité, futur secrétaire d’État. Il faudra suivre de près quelles seront, au-delà de Rubio, les personnalités qui aiguilleront le président dans sa relation avec l’Amérique latine…

Ensuite, la relation que l’administration Trump entretiendra avec le Brésil et le Mexique, les deux puissances moyennes du continent.

La relation avec le Mexique reste hautement incertaine à ce stade dans la mesure où la présidente Claudia Sheinbaum vient d’entrer en fonctions. Toutefois, la continuité est l’option la plus crédible : les deux pays sont réciproquement premiers partenaires commerciaux et donc obligés de s’entendre. Toutefois, la présidente Sheinbaum devra faire preuve de leadership et de capacités transactionnelles face à Trump pour ne pas perdre ses marges de manœuvre dans une possible renégociation de l’accord États-Unis-Mexique-Canada (USMCA).


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Concernant le Brésil, le pragmatisme prévaudra très probablement sur le plan économique. Mais Lula sera politiquement affaibli en interne par un effet « booster » offert aux bolsonaristes pour une éventuelle réélection dès 2026, malgré l’inéligibilité de Jair Bolsonaro prévue jusqu’en 2030.

Sur la scène extérieure, face à la fragmentation du G20 et à la consolidation des BRICS+ en un forum « alternatif », Lula devra soit jouer ouvertement contre les États-Unis et le G7 en misant sur les Suds (quitte à s’exposer aux critiques liées au caractère non démocratique rattaché à certaines de ces puissances), soit chercher des compromis qui affecteront sa légitimité et celle du Brésil au sein des Suds eux-mêmes.

Troisièmement, la politique migratoire de Trump pourrait rapidement refroidir les relations entre Washington et un certain nombre de pays, dont le Mexique et les États centre-américains, et constituerait une source de déstabilisation interne pour ces derniers.

Lors de sa première présidence, Trump avait délégué au Mexique la gestion de sa frontière sud. Le pays avait alors été contraint d’endosser un leadership régional sur la question au risque de voir ses relations commerciales avec les États-Unis se dégrader. Trump avait également fait de certains pays centre-américains, à l’instar du Guatemala, des « États tiers-sûrs » à partir desquels les demandes d’asile pourraient être examinées hors du territoire étatsunien.

Ces deux composantes de sa politique migratoire, en parallèle d’expulsions massives – poursuivies sous le mandat Biden –, ont engendré des difficultés majeures d’ordre politique, économique et humanitaire en Amérique latine. D’ores et déjà, les annonces de suppression des TPS (temporary protected statuts), DACA (Consideration of Deferred Action for Childhood Arrivals) et du programme « parole » (pour les exilés vénézuéliens) préfigurent le retour de ces tensions.


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Quatrièmement, en mettant l’accent sur l’autosuffisance des États-Unis et en renforçant le dollar, Donald Trump pourrait provoquer des fluctuations de taux de change qui se répercuteraient sur les monnaies latino-américaines, rendant les importations plus chères et générant des pressions inflationnistes dans différents pays.

La situation économique fragile de nombreux États dans la région, à l’issue d’une nouvelle « décennie perdue », pourrait ainsi continuer à se détériorer. Certains pays sont déjà au bord du gouffre, en particulier l’Argentine. D’une telle situation peuvent autant naître de nouvelles incitations à diversifier les relations économiques et commerciales que d’importantes protestations sociales et crises politiques.


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Enfin, les relations entre l’Union européenne et l’Amérique latine pourraient évoluer. Les États latino-américains et européens peuvent retrouver un intérêt commun de coopération stratégique dans le registre de la diversification et d’une nouvelle conception partagée de la vulnérabilité.

Si le dernier sommet UE-CELAC s’était conclu avec des résultats en demi-teinte, aujourd’hui les Européens redoutent l’isolement et cherchent depuis quelques années déjà de nouveaux alliés. De la même manière, les États latino-américains peuvent être amenés à chercher des soutiens en Europe pour compenser l’arrêt potentiel des soutiens étatsuniens.

Dans cette configuration, pourrait émerger une motivation commune pour forger une nouvelle association stratégique – comme l’a souhaité l’UE en 2023 ; ce projet avait suscité le scepticisme côté latino-américain. La donne va-t-elle changer à présent ?

The Conversation

Kevin Parthenay a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR).

13.11.2024 à 17:08

La Croisière Verte, une traversée de l’Afrique en voiture électrique au tracé très géopolitique…

Christian Bouquet, Chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux), professeur émérite de géographie politique, Université Bordeaux Montaigne

Cent ans après la fameuse Croisière Noire de 1924, une Croisière Verte aux multiples dimensions – environnementale, publicitaire, géopolitique… – est actuellement en cours en Afrique.
Texte intégral (3511 mots)
Les quatre véhicules électriques, qui parcourent quelque 200 km par jour, dans le désert marocain, quelques jours après le départ de Ouarzazate. Compte Twitter de la Croisière Verte

Le départ a été donné le 28 octobre à Ouarzazate, et l’arrivée est prévue mi-janvier au Cap, 14 000 kilomètres plus loin, pour les quatre pilotes engagés dans la Croisière Verte, une aventure à la fois humaine, technique… et hautement géopolitique.


En apprenant que Citroën va tenter, cent ans après la célèbre Croisière Noire, d’entreprendre une nouvelle traversée de l’Afrique en voiture, on remarque d’abord que l’adjectif qualificatif a changé. En effet, bien que l’académicien Maurice Genevoix soit entré au Panthéon en 2020, sa vision du continent africain (Afrique blanche, Afrique noire, Flammarion 1949) n’est plus retenue. Les organisateurs ont d’ailleurs facilement contourné le débat grâce à la tendance nouvelle du greenwashing. Ce sera donc une Croisière Verte, effectuée exclusivement en véhicules électriques.

Quel itinéraire « sécurisé » ?

La première question qui vient à l’esprit est celle de l’itinéraire. Car depuis l’annulation du Paris-Dakar en 2008 et son exil sur d’autres continents, il semblait clair qu’une telle entreprise présentait des risques sécuritaires sérieux.

On déploie donc les cartes et l’on découvre un parcours 2024 qui non seulement n’a rien à voir avec celui de 1924 mais semble suivre frileusement une sorte de cabotage terrestre.

Parcours de la Croisière Verte 2024 (en pointillés sur la carte).

Quand on consulte la carte historique de la Croisière Noire, on comprend pourquoi : les pays traversés à l’époque sont presque tous en guerre.

Parcours de la Croisière Noire 1924.

On note que certaines escales ont changé de nom : Colomb-Béchar a abandonné le patronyme du général Colomb et n’a conservé que « Béchar », qui signifie « bonne nouvelle » en arabe ; Fort-Lamy a également abandonné la référence au colonel Lamy pour devenir N’Djamena (« on se repose », en arabe) en 1973, à la faveur d’une grande campagne de retour à l’authenticité ; Stanleyville, nommée ainsi en hommage à l’explorateur anglais Henry Morton Stanley, a retrouvé son ancien nom de Kisangani en 1966 ; Élisabethville, baptisée en son temps du nom de la reine des Belges, s’appelle Lubumbashi depuis 1965. Seul l’explorateur-missionnaire écossais David Livingstone a laissé son nom à l’ancienne capitale de la Rhodésie du Nord (devenue Zambie), sans doute parce que sa réputation a laissé davantage de bons souvenirs que de mauvais dans l’histoire coloniale de l’Afrique de l’Est.

Ensuite, la carte régulièrement actualisée des « Conseils aux Voyageurs » du Quai d’Orsay, qui mentionne en rouge les régions où il est « fortement déconseillé » de circuler, et en orange les régions où l’on ne doit pas se rendre « sauf raison impérative », a forcément contraint les organisateurs de la Croisière Verte à infléchir leur itinéraire.

Carte publiée par le ministère français des Affaires étrangères, 12 août 2024.

On voit clairement sur cette mise à jour datée du 12 août 2024 qu’il n’aurait pas été possible de partir du Sahara algérien, et que le Maroc apparaît comme la zone la plus « tranquille » pour lancer l’expédition, qui a donc démarré à Ouarzazate le 28 octobre 2024, cent ans jour pour jour après que la Croisière Noire se soit élancée de Colomb-Béchar.

Après le Maroc, la sécurité est un peu moins assurée à partir de la Mauritanie si l’on en croit cette carte établie le 20 juin 2024, et le convoi Citroën devra être prudent au Liberia, dans toute la traversée méridionale du Nigeria, et dans la zone de l’embouchure du fleuve Congo.

Conscients des risques sécuritaires d’une telle entreprise, les organisateurs indiquent sur leur site que « l’itinéraire précis sera élaboré au jour le jour en fonction de la nature des pistes ou des routes, des conditions climatiques et de certains autres impératifs ». Ils ajoutent en italique :

« Cet itinéraire est susceptible d’être modifié et adapté en fonction de l’ouverture de nouvelles centrales d’énergie renouvelable et de la situation politique des différents pays traversés. »

Il y a cent ans, les acteurs de la Croisière Noire semblaient se soucier davantage de l’état des pistes que de l’instabilité politique, même s’ils ont dû faire face à quelques situations tendues. N’oublions pas qu’ils n’allaient traverser que des territoires français et britanniques.

Quels moyens et quels objectifs ?

Contrairement à la Croisière Verte, la Croisière Noire effectuée en 1924 avait été préparée longtemps à l’avance, et elle avait été précédée d’au moins deux traversées expérimentales du Sahara, pour tester l’efficacité des autochenilles Citroën-Kergresse K1 sur les pistes sahariennes entre l’Algérie et le Niger.

Véhicule utilisé durant la Croisière Noire de 1924.

Il s’agissait certes – aussi – d’une opération publicitaire mais elle était fortement encouragée par les pouvoirs publics de l’époque, et notamment par le président de la République Gaston Doumergue, qui souhaitaient créer une liaison terrestre régulière entre les colonies françaises d’Afrique du Nord et de l’Ouest et la grande île de Madagascar. On a peine à imaginer un tel objectif au XXIe siècle.

La Croisière Noire comportait également une dimension scientifique car elle comprenait plusieurs chercheurs de renom (Eugène Bergognier, Charles Brull) qui ont rapporté des planches botaniques et des croquis permettant d’identifier plus de 800 oiseaux, 300 mammifères, et surtout plus de 1 500 insectes, pour beaucoup encore inconnus. Une équipe cinématographique était aussi du voyage et elle rapporta plus de 6 000 photos et 27 kilomètres de films.

Autant dire que les ambitions de la Croisière Noire étaient sans commune mesure avec celles de la Croisière Verte. L’événement servait également les ambitions coloniales de l’époque, et l’on trouve encore des traces de cette expédition dans les archives du Musée du Quai Branly.

La Croisière Verte est beaucoup plus légère, dans tous les sens du terme. C’est surtout un défi technique : démontrer qu’un petit véhicule en plastique fonctionnant à l’énergie solaire peut affronter toutes les difficultés de la géographie africaine. Pour cela, Citroën semble n’avoir modifié que les roues de son AMI, qui sont davantage crantées pour mieux adhérer au sable.

Modèle de Citroën AMI qui participera à la Croisière Verte de 2024.

Pour le reste, nulle prétention scientifique chez les participants, qui sont soit des pilotes, soit des mécaniciens soit des communicants. L’ambiance sera probablement celle du Paris-Dakar, à raison de 200 kilomètres par jour, ce qui laisse assez peu de temps pour s’intéresser à autre chose qu’à la mécanique et au bivouac.

La nature et les hommes

Pourtant, les changements en Afrique ont été considérables. Tout d’abord, la population est passée d’environ 200 millions à 1,515 milliard d’habitants. Là où la Croisière Noire rencontrait une personne, la Croisière Verte en croisera huit. Et les villes où elle fera escale, autrefois simples gros bourgs, sont actuellement des mégapoles (plus de 16 millions d’habitants à Lagos).

Et comment tous ces habitants vivent-ils en 2024 ? Sur le site de la Croisière Verte, on note que la prise en considération de « la situation politique des pays traversés » est placée au même niveau d’intérêt que la présence de « nouvelles centrales d’énergie renouvelable ». Selon quels critères la situation politique des pays traversés sera-t-elle appréciée ? On imagine que les organisateurs ont consulté la carte la plus récente issue de The Economist Intelligence Unit (édition 2023). Les pays y sont notés selon 60 critères regroupés en cinq thématiques (processus électoral pluraliste, libertés civiles, bonne gouvernance, participation politique, culture politique).

Les participants à la Croisière Verte devraient donc savoir qu’ils ne traverseront aucun pays véritablement démocratique, et seulement trois (Ghana, Namibie, Afrique du Sud) sont classés comme « démocratie défaillante » (en bleu clair), c’est-à-dire en seconde catégorie (sur quatre).

Ils pourront éventuellement se rassurer (relativement) en recourant au classement 2024 de la Fondation Mo Ibrahim, qui a mesuré les progrès de la gouvernance des 54 pays d’Afrique sur la période 2014-2023, selon 322 critères. Les résultats peuvent être considérés comme encourageants, mais ils sont parfois surprenants.

Carte de l’évolution démocratique établie par la Fondation Mo Ibrahim et publiée par Jeune Afrique.

La Croisière Verte n’étant pas une opération de défense des droits humains, ses participants auront-ils un regard plus attiré par l’évolution de la nature ? S’ils quittent des yeux la piste, ils pourront voir que l’environnement est méconnaissable par rapport à ce qu’on peut observer dans le film documentaire réalisé par Léon Poitier en 1926 à partir des éléments recueillis lors de la Croisière Noire.

D’abord parce que la croissance démographique a conduit à détruire considérablement les forêts, et l’itinéraire suivi en 1924 était essentiellement forestier. Ensuite parce que certaines activités économiques ont dégradé la nature. Par exemple dans la région du delta du Niger, les équipes de la Croisière Verte constateront sans doute que le pétrole et la mangrove ne font pas bon ménage, ce qui ira dans le sens de leur expédition : promouvoir les énergies non fossiles.

On a bien compris que l’objectif principal de Citroën pour cette Croisière Verte est de faire braquer les projecteurs sur son petit véhicule électrique, dont l e succès est pourtant déjà grand auprès des lycéens français, du moins ceux dont les parents ont les moyens. Car la petite voiture en plastique est vendue à partir de 8 000 €, soit huit années de PIB par habitant du Togo (922 $) ou douze années de PIB par habitant de Sierra Leone (635 $), deux pays traversés par la Croisière Verte.

S’ils y sont attentifs, les participants ne manqueront pas de mesurer le fossé des inégalités, par exemple quand ils déploieront leurs panneaux solaires dans des lieux où les populations n’ont toujours pas accès à l’électricité, ou quand ils déballeront leurs packs d’eau minérale là où les villageois n’ont pas d’eau potable. Peut-être auront-ils une petite pensée pour Daniel Balavoine qui, à la faveur de son accompagnement d’un Paris-Dakar, avait pris conscience des besoins des populations locales et avait créé une Fondation pour équiper un grand nombre de villages de motopompes.

L’idée serait bonne à reprendre, notamment par les sponsors de la Croisière Verte qui vont bénéficier de la lumière de l’événement : l’assureur Axa, le constructeur automobile Stellantis (qui possède une usine à Kénitra au Maroc), et l’entreprise d’énergie solaire SunPower.

Quant à la géopolitique, elle tirera de l’événement au moins un enseignement préoccupant : le continent africain est beaucoup plus difficile à traverser qu’il y a cent ans, car l’insécurité s’est généralisée. À l’époque, on parlait déjà de « pacification »…

The Conversation

Christian Bouquet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.11.2024 à 17:39

Fentanyl, cocaïne, « drogue du zombie » : les opioïdes associés aux stimulants continuent de semer la mort aux États-Unis

Bruno Megarbane, Professeur, Université Paris Cité

Aux États-Unis, la crise des opioïdes sévit toujours. Le fentanyl, ses dérivés ou les nitazènes sont parfois associés à des stimulants comme la cocaïne ou la xylazine surnommée « drogue du zombie ».
Texte intégral (2727 mots)

En 25 ans, quatre vagues d’« épidémies » de décès dus à des opioïdes se sont succédé aux États-Unis. Selon les périodes, elles sont liées à la consommation en surdose de médicaments détournés, d’héroïne ou encore de fentanyl (et dérivés) seul ou associé à de nouveaux opioïdes de synthèse et stimulants. Un enjeu de santé publique qui dépasse les seuls États-Unis.


À l’origine d’une crise qui sévit depuis environ 25 ans en Amérique du Nord, les opioïdes sont devenus une cause majeure de décès toxique par surdose en Amérique du Nord ainsi que dans l’Union européenne (UE).

Le décès de plusieurs célébrités mondiales, dont le chanteur Prince, ont attiré l’attention du grand public sur une épidémie ravageuse et source même désormais d’un recul d’espérance de vie aux États-Unis, selon une étude de l’Institute for Computational Medecine de l’université Johns Hopkins. Plus de 800 000 Américains sont décédés depuis 1999 des suites de la consommation d’un opioïde.

Des opioïdes aux puissants effets antidouleur

Par « opioïde », on désigne toute substance, naturelle ou synthétique pouvant interagir avec une famille de récepteurs spécifiques dénommés récepteurs opioïdes, exprimés à la surface de certains neurones et largement distribués dans le cerveau. Les opioïdes ont donc comme propriété principale d’être des analgésiques puissants.

Le corps humain produit ses propres composés opioïdes (les dynorphines, les enképhalines, les endorphines et les nociceptines). Néanmoins, en cas de forte douleur, par exemple après un traumatisme, une intervention chirurgicale ou un cancer métastatique, l’effet de ces opioïdes endogènes peut se révéler insuffisant pour atténuer le ressenti douloureux. Il devient alors utile – pour ne pas dire indispensable – de prendre un composé exogène avec une action opioïde, afin d’éviter de souffrir.

De la morphine, opioïde naturel, aux produits de synthèse

Depuis des millénaires, le suc du pavot d’opium, contenant des opioïdes naturels comme la morphine ou la codéine, a été utilisé comme panacée, notamment par les civilisations sumérienne et égyptienne. Au XIXe siècle, les molécules actives en ont été extraites, purifiées puis prescrites aux patients douloureux.

Par la suite, de nombreuses molécules avec une structure similaire à celle de la morphine (appelées dès lors « opiacés ») comme l’héroïne ou totalement synthétiques avec une structure différente de celle de la morphine (appelées dès lors « opioïdes ») comme le tramadol, la méthadone ou le fentanyl ont été produites en laboratoire.

Des risques mortels en case de mésusage

Certaines ont conservé des indications médicales et sont fabriquées et vendues par l’industrie pharmaceutique : ce sont les opioïdes analgésiques de prescription. D’autres sont devenues des produits illicites, dont la vente et l’usage sont interdits par les conventions internationales. C’est le cas de l’héroïne qui, il faut le rappeler, avait été fabriquée et commercialisée au XIXe siècle comme médicament « héroïque ».

Malheureusement, tous les opiacés et opioïdes peuvent être consommés dans le cadre d’un trouble de l’usage, parfois comme produits récréatifs et majoritairement en rapport avec le développement d’une addiction. Ils peuvent dès lors être responsables d’un risque majeur de décès. C’est ce phénomène qui est à l’origine de la crise des surdoses mortelles en Amérique du Nord.

La consommation d’opioïdes est à l’origine d’effets adverses importants (constipation, nausées, somnolence, rétention d’urine…) qui peuvent être acceptables lorsque l’on souffre d’un cancer ou des suites d’un traumatisme ou d’une intervention chirurgicale. Cette consommation n’est cependant pas dénuée de risques vitaux, notamment en cas d’abus ou de mésusage.

Le mésusage des opioïdes prescrits en tant que médicaments, comme des opioïdes illicites utilisés comme drogues, expose à un risque d’arrêt respiratoire soudain (les spécialistes parlent de dépression neuro-respiratoire), qui dépend de la dose consommée.

À l’origine de la crise : une publication faussement rassurante

Depuis presque un quart de siècle, une grave épidémie de décès secondaires aux surdoses par opioïdes sévit en Amérique du Nord, et notamment aux États-Unis. Dans ce pays, trois vagues successives de décès ont été décrites depuis 1999, liées respectivement aux opioïdes prescrits comme médicaments (1999-2010), à l’héroïne (2011-2015), au fentanyl (2016-2020). On évoque désormais une quatrième vague liée à la combinaison de fentanyl et de stimulants illicites (2020-2024).

Plusieurs phénomènes concomitants ont contribué à la survenue de cette crise. La hausse d’utilisation des analgésiques opioïdes au début du XXIe siècle aux États-Unis a d’abord été le fait de prescriptions médicales excessives et inadéquates favorisées par un enseignement universitaire et post-universitaire erroné des médecins.

En effet, la prescription large de ces médicaments a été rendue à tort rassurante à la suite de la parution d’un article dans la revue médicale New England Journal of Medicine expliquant l’absence de risque de développer une dépendance en cas de prise au long cours d’un opioïde analgésique. Il s’agissait en fait d’une étude observationnelle publiée sous la forme d’une lettre à l’éditeur, portant sur un petit effectif de patients, sans valeur de démonstration ni validation externe.

Un marketing agressif et des prescriptions hors contrôle

Cet article a alors été référencé des centaines de fois dans la littérature médicale pour soutenir cette fausse théorie, sans preuve supplémentaire. Les prescriptions inadéquates d’opioïdes analgésiques se sont alors envolées, favorisées par un marketing agressif et abusif d’une entreprise, Purdue Pharma, qui faisait la promotion de son produit à base d’oxycodone auprès des médecins, pharmaciens et patients. Cette entreprise est aujourd’hui en cessation d’activité et ses dirigeants accusés d’avoir causé la mort d’un demi-million de personnes.

L’absence de contrôle strict des prescriptions médicales par les autorités sanitaires s’est alors surajoutée comme facteur favorisant, en laissant ce phénomène se développer jusqu’en 2010, avant qu’une décision de retrait du marché de l’oxycodone du laboratoire Purdue Pharma ne soit prise.

Ce médicament était devenu alors la cause principale de décès par surdose aux opioïdes aux États-Unis, les comprimés étant souvent pilés puis sniffés ou injectés par voie intraveineuse par des patients devenus toxicomanes à la suite de leur prescription d’opioïde analgésique au long cours.

Ainsi, à cette période, la prescription d’un opioïde à un membre de sa propre famille et, de fait la disponibilité dans le foyer de ce type de produit, était devenue le facteur de risque principal de survenue d’une surdose, chez toute personne n’ayant jamais reçu de prescription d’opioïde.

Avec le fentanyl et ses dérivés, une accélération de la crise

Par la suite et après le retrait du marché de l’oxycodone de Purdue Pharma et son remplacement par une formulation à libération retardée non pilable, les patients dépendants se sont portés successivement vers la consommation d’héroïne (produite et amenée d’Afghanistan) puis du fentanyl (produit à moindre coût dans des laboratoires de synthèse principalement au Mexique, à partir de matières premières importées de Chine ou d’Inde).

De puissants analogues structuraux du fentanyl, synthétisés au départ comme de possibles candidats-médicaments par l’industrie pharmaceutique, sont alors devenus les principaux opioïdes sources des décès et de l’accélération de la crise de morts aux États-Unis. Malgré une baisse rapide de l’usage des opioïdes de prescription dès 2010, les décès par surdose ont continué à augmenter et une accélération a même été observée jusqu’en 2024.

Ainsi, en 2023, environ 90 000 décès ont été attribués aux États-Unis aux surdoses par opioïdes, et pour plus de 85 % d’entre elles, au fentanyl et à ses dérivés. En 2022, environ 50 millions de pilules falsifiées et 4,5 tonnes de poudre de fentanyl ont été saisies par les autorités douanières américaines, totalisant 388 millions de doses mortelles. Soit de quoi tuer la totalité de la population américaine.

Désormais, une consommation récréative et de nouvelles molécules de synthèse

Aujourd’hui, la consommation récréative de fentanyl et de ses dérivés, en combinaison aux drogues stimulantes (cocaïne et amphétamines) représente le fer de lance de l’épidémie, auprès de consommateurs plus jeunes et dans un contexte essentiellement festif.

Il faut savoir que le fentanyl est 300 fois plus puissant que la morphine et un de ses dérivés, le carfentanyl, est 10 000 fois plus puissant que la morphine… donc très toxique.

Divers facteurs ont ainsi contribué à la progression quasi-exponentielle et irrémédiable de l’épidémie entre 2020 et 2024, dont notamment :

  • l’émergence de nouvelles molécules synthétiques très puissantes dont des dérivés du fentanyl mais également d’autres types d’opioïdes comme les nitazènes,

  • le développement de composés à haut risque de dépendance et de rapide acquisition d’une tolérance,

  • l’utilisation combinée de multiples drogues, comme les drogues stimulantes mais aussi la xylazine (« drogue du zombie »).

Des facteurs individuels de vulnérabilité, génétique ou non génétique, expliquent aussi le risque accru de décès chez certains consommateurs. Enfin, le mode de vie dans la société occidentale moderne a été mis en cause en favorisant la consommation de drogues de plus en plus dangereuses.

En cas de surdose : des signes typiques pour un diagnostic rapide

La dépression neuro-respiratoire à la suite d’une surdose par opioïde se traduit chez un patient par un syndrome typique associant :

  • un coma avec myorelaxation, c’est-à-dire un faible tonus musculaire (hypotonie) et une abolition des réflexes ostéotendineux,

  • une contraction extrême et bilatérale des pupilles (myosis serré),

  • un ralentissement de la fréquence respiratoire à moins de 12/min (bradypnée).

Ce tableau est facilement identifiable, ce qui permet un diagnostic clinique rapide et une prise en charge immédiate en cas de surdose, sans besoin d’analyses complémentaires. Si la dépression neuro-respiratoire se poursuit, un arrêt respiratoire survient suivi rapidement d’un arrêt cardiaque.

Divers mécanismes additifs ont été proposés pour expliquer le surrisque de survenue brutale d’un décès avec les dérivés du fentanyl et notamment l’apparition d’une rigidité du muscle du diaphragme (le « syndrome de paroi thoracique en bois »).

La prise en charge thérapeutique est relativement simple aussi. La naloxone est l’unique antidote disponible en clinique.


À lire aussi : Connaissez-vous la naloxone, puissant antidote aux overdoses d’opioïdes ?


Traitements et pistes de recherche pour limiter les décès

Un dernier mot pour insister sur l’importance des stratégies de réduction de risque de décès par surdose aux opioïdes. Elles sont basées sur l’utilisation large des traitements de substitution (en France, la méthadone et la buprénorphine haut dosage) et la mise à disposition en communauté de naloxone dite « take home », utilisable par toute personne, même sans connaissances médicales, qui serait témoin d’une possible overdose chez un consommateur connu d’opioïdes retrouvé inconscient.

Enfin, la mise au point de nouveaux analgésiques et de nouvelles formulations d’opioïdes dénués de toxicité neuro-respiratoire semble prometteuse, mais encore en phase de développement préclinique avec des échéances incertaines.

En conclusion, les surdoses par opioïdes représentent un problème de santé publique mondial toujours menaçant. Mais un espoir est apparu il y a quelques semaines avec, pour la première fois depuis 25 ans, une baisse du nombre de décès par surdose aux opioïdes aux États-Unis. Un 25e anniversaire certes triste… mais désormais, avec en ligne de mire, l’espoir d’une possible résolution de la crise.

The Conversation

Bruno Megarbane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.11.2024 à 17:34

Espace Schengen : un avenir incertain

Tania Racho, Chercheuse associée en droit européen, Université Paris-Saclay

L'espace Schengen célèbre bientôt ses 30 ans. Or le principe de libre circulation pourrait évoluer sous la pression de certains pays membres, décidés à renforcer les contrôles de leurs frontières.
Texte intégral (2023 mots)

L’espace Schengen fêtera-t-il ses 30 ans ? Le principe de libre circulation des personnes, appliqué dans l’Union européenne, pourrait évoluer sous la pression de certains pays membres. Sur fond d’enjeux politiques nationaux entourant les questions migratoires et d’asile, les gouvernements semblent résolus à renforcer le contrôle de leurs frontières.


En mars 2025, cela fera 30 ans que les contrôles d’identité aux frontières intérieures ont cessé d’exister. Dès le début, les États européens font part de leur inquiétude face à cette disparition de leur capacité à avoir un droit de regard sur ceux pénétrant sur leur territoire. Depuis 1995, date de la réelle naissance d’un espace Schengen, pensé depuis les années 1980, la rhétorique du « retour du contrôle » des frontières est présente dans le débat public, poussée par le discours de l’extrême droite et les attentats terroristes.

Plusieurs garanties sont prévues, du système d’information Schengen à la possibilité de « réintroduire temporairement le contrôle aux frontières intérieures » pour des périodes de six mois, à notifier à la Commission européenne.

La Commission européenne ne refuse jamais ces contrôles, quand bien même certains pays, à commencer par la France qui contrôle ses frontières en continu depuis 2015, dépassent la limite totale autorisée de deux ans, passée à trois ans depuis une réforme de juin 2024.

Même si les règles de l’espace Schengen ne sont pas toujours respectées, le discours politique fragilise sa conception. Or il semble aujourd’hui difficile de totalement le supprimer.

Des contrôles aléatoires, « intelligents » ou au faciès ?

Des pays membres de l’espace Schengen, parmi lesquels la France, l’Allemagne, l’Autriche et les pays scandinaves, annoncent régulièrement la réintroduction des contrôles à leurs frontières intérieures, ciblant parfois certaines frontières plus que d’autres, comme l’a récemment fait le chancelier allemand Olaf Scholz à propos de la frontière germano-polonaise. Est-ce que, pour autant toutes les personnes sont systématiquement contrôlées du seul fait qu’elles franchissent ces frontières ?

Toute personne ayant traversé la frontière franco-italienne ces dernières années peut témoigner de l’absence de contrôle systématisé. La Cour des comptes le relève en janvier 2024 :

« Le 19 janvier 2023, jour de déplacement sur place de la Cour, les 117 kilomètres de frontières avec l’Italie étaient surveillés par moins de 60 personnes (une vingtaine de policiers de la police aux frontières, une dizaine de réservistes de la police nationale, une vingtaine de militaires de l’opération Sentinelle et moins de dix douaniers). »

Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire

Impossible en pratique, donc, de rétablir totalement et de manière systématique les contrôles.

Lors de son annonce du rétablissement d’un contrôle à certaines de ses frontières intérieures (à l’égard de la France depuis juillet 2024, notamment), l’Allemagne a évoqué l’idée d’un « contrôle intelligent ». Le but est vraisemblablement de cibler des personnes visiblement ou potentiellement issues de migrations. L’objectif affiché du pays est en effet de contrôler l’immigration irrégulière.

Ce dernier aspect est reconnu et intégré dans la réforme Schengen de juin 2024 qui rend possibles les contrôles visant à « réduire l’immigration illégale ». La mise en application de cette pratique interroge nécessairement.

Contrôler pour convaincre ses électeurs

La multiplication des annonces de contrôle et l’absence de respect des règles Schengen pèse sur la conception de cet espace de libre circulation. Sans que les États n’aient réellement manifesté une volonté de mettre fin ou de sortir de l’espace de libre circulation, celui-ci est pour le moins remis en cause politiquement.

Dans le cas de l’Allemagne, en septembre 2024, l’objectif de l’annonce de contrôles renforcés sur les frontières terrestres avec la France, le Benelux et le Danemark avait pour but de convaincre l’électorat d’extrême droite de voter pour la majorité en place, alors que le parti politique Alternative pour l’Allemagne (AfD) a obtenu des résultats historiques dans des régions de l’est, lors des récentes élections régionales.


À lire aussi : Les ressorts des succès électoraux de l’AfD dans l’est de l’Allemagne


Ce n’est pas la première fois qu’un parti situé au centre ou à gauche de l’échiquier politique prend des positions similaires à celles de l’extrême droite en matière de questions migratoires. Au Danemark, les sociaux-démocrates ont ainsi repris une bonne partie des idées d’extrême droite pour être élus et gouverner. En Allemagne, les élections régionales du 22 septembre 2024, en dépit des bons scores de l’AfD dans l’est du pays, ont finalement apporté la victoire au parti social-démocrate SPD. À partir de ces scrutins, qui ont suivi l’annonce du gouvernement sur le contrôle des frontières, peut-on conclure que le positionnement d’Olaf Scholz sur ce sujet a eu un réel impact ? Difficile à confirmer : certains commentateurs politiques estiment qu’au contraire le vote pour le SPD s’est fait en opposition du chancelier.

Bien que moins flagrante en France, la thématique de la reprise du contrôle des frontières y est toujours un cheval de bataille de la droite et de l’extrême droite, la gauche étant jugée peu audible quant à sa capacité à s’opposer à l’immigration irrégulière.

Réformer pour s’adapter aux pratiques nationales

Ces controverses, étroitement liées à des enjeux de politique interne, affectent néanmoins les règles européennes et posent la question de leur pérennité. Pour sauver les apparences, la réforme Schengen de juin 2024 tend à s’aligner sur des pratiques existantes en allongeant le délai maximal de réintroduction temporaire des contrôles aux frontières de deux à trois ans ; en permettant les contrôles pour des motifs de contrôle de l’immigration ; et en tolérant les refoulements aux frontières internes de l’Union européenne.

Sur ce dernier point, le cadre juridique européen voudrait qu’un État se charge d’organiser le retour dans son pays d’origine d’une personne en situation irrégulière se trouvant sur son territoire si cette dernière ne demande pas l’asile. Ainsi, dans l’exemple allemand, en cas de contrôle par les gardes-frontières de personnes en situation irrégulière, ce sont les autorités allemandes qui devraient se charger du retour ou à défaut de la demande d’asile… Or, cela ne correspond pas au discours politique majoritaire ambiant.

En effet, la pratique est différente, puisque les États cherchent à ne pas laisser entrer sur leur territoire les personnes présentant ce cas de figure, préférant les envoyer vers le pays européen dont elles arrivent. La réforme du code frontière Schengen tend à autoriser cette pratique de transfert, à condition que des accords bilatéraux permettent le refoulement de la personne.

Déjà en 2022, le président Macron cherchait des solutions pour maintenir l’espace Schengen ; ses efforts s’étaient alors traduits par l’établissement d’un Conseil de pilotage Schengen, qui fut probablement à l’initiative de la réforme de 2024.

Sortir de l’espace Schengen, un risque réel ?

Il est intéressant de relever que la possibilité d’un « opt-out », soit d’une sortie de l’espace Schengen, n’est jamais frontalement mentionnée, en tout cas ni en France ni en Allemagne. Les Pays-Bas et la Pologne semblent en revanche vouloir au moins quitter les normes de l’asile et l’immigration, afin d’appliquer leurs propres règles, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils souhaitent sortir de l’espace de libre circulation.

Les règles de l’asile et de l’immigration, qui concernent surtout la gestion de la demande d’asile, peuvent être appliquées en dehors du cadre Schengen, ce dernier ne portant que sur l’absence de contrôles d’identité aux frontières intérieures. C’est en raison de ce qui est appelé « mouvements secondaires » qu’il existe une forme de confusion entre les deux. Les personnes qui arrivent en situation irrégulière aux frontières extérieures – environ 0,08 % de la population européenne par an – continuent parfois leur trajet vers d’autres pays de l’Union européenne : c’est cet aspect que les États cherchent à contrôler.

La question de l’« opt-out » ou de la fin de l’espace Schengen ne se pose pas réellement, d’autant qu’à l’inverse, certains États ont eu du mal à intégrer l’espace de libre circulation, comme la Roumanie et la Bulgarie. États membres de l’UE depuis 2007, ces pays devaient gérer les frontières extérieures depuis longtemps mais n’ont pu intégrer le versant frontières intérieures qu’en mars 2024.

Néanmoins, il est fort probable que des réintroductions de contrôles aux frontières intérieures continueront d’être notifiées à la Commission. Notamment par la France, au vu des récentes déclarations du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, alignées à la pratique de notification continuelle sur la gestion des frontières appliquée depuis 2015.

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Tania Racho ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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