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01.04.2025 à 16:13

La Première Guerre mondiale du point de vue des chevaux

Eric Baratay, Professeur d'histoire, Université Jean Moulin Lyon 3

Indispensable pour la cavalerie, l’infanterie mais également l’artillerie, pour tirer canons, munitions, vivres et hommes, les chevaux ont aussi façonné l'évolution de cette guerre de tranchées.
Texte intégral (2885 mots)
Cavaliers de l'armée britannique en 1918. Photo prise par un photographe de guerre employée par l'armée britannique. National Library of Scotland , CC BY

Retracer l’histoire du point de vue des animaux, tâcher de trouver des sources pouvant témoigner de leur vécu et de leur évolution. Telle est l’ambition du dernier livre supervisé par Eric Baratay aux éditions Tallandier.

Dans ces bonnes feuilles que nous vous proposons, cet historien se penche sur la Grande Guerre qui, sur le seul front de l’Ouest, mobilisa pas moins de huit millions de chevaux. Indispensable pour la cavalerie, l’infanterie mais également l’artillerie, pour tirer canons, munitions, vivres et hommes, ils ont façonné l’évolution de cette guerre.

Saviez-vous par exemple qu’en 1914 c’est le manque de chevaux des Français comme des Allemands qui a empêché qu’un camp ou l’autre réussisse à contourner son adversaire, ce qui a provoqué la fixation du front et quatre ans de guerre de tranchées.

En examinant les écrits de poilus et des vétérinaires au front, Eric Baratay tâche ici de retracer la douloureuse mobilisation de ces millions de chevaux.


Lors de leur réquisition, les chevaux éprouvent d’abord un stress psychologique et physique en perdant leurs repères habituels du fait d’une succession de lieux, de mains, de voix. Leur embarquement dans les wagons est souvent difficile ; ils résistent, hennissent, se sentent poussés, frappés, se font serrer les uns contre les autres. Les plus rétifs continuent à hennir, à frapper les parois ; beaucoup sont apeurés par les trains qui passent, éprouvés par les secousses, irrités par les congénères inconnus.

Ils vivent un autre bouleversement lors de leur affectation, devant s’habituer à de nouveaux noms, de nouvelles voix et conduites, de nouveaux gestes et mots en divers patois changeant au gré des réaffectations, permissions, disparitions des hommes. Ainsi, les chevaux de trait affectés à la cavalerie se retrouvent avec un soldat sur le dos, rarement plus aguerri, tout aussi craintif, et ceux qui réagissent, hennissent, ruent, subissent alors des coups, entendent des cris, ce qu’ils connaissaient assez rarement auparavant s’ils viennent des campagnes.

Escorte de prisonniers allemands par la cavalerie française, le 24 août 1914. William Heinemann, London, CC BY

Dans les services attelés, les chevaux doivent apprendre à travailler avec des congénères pour les solitaires d’autrefois ou de nouveaux partenaires pour les habitués à cet emploi. Ils sont assemblés selon leur taille, leur force, voire leur couleur, rarement selon leur caractère, que les hommes ne connaissent pas et ne cherchent pas. Des chevaux manifestent des incompatibilités d’humeur, obligent ces humains à les séparer jusqu’à ce qu’une répartition soit trouvée, qu’une paix plus ou moins durable s’installe. Lors des essais à tirer ensemble, beaucoup se heurtent, glissent, tombent, s’empêtrent dans les traits, s’épuisent. L’adaptation est remise en cause par les changements d’affectation et les arrivées de nouveaux partenaires, tels ces chevaux américains, que les alliés vont chercher à partir de l’automne 1914 pour compenser les pertes.

D’autant que leur traversée de l’Atlantique s’avère un calvaire côté français, où l’on ne donne qu’une avance aux marchands américains, les laissant assurer le transport à moindres frais. Dès l’Amérique, les équidés choisis se retrouvent concentrés et mélangés dans des parcs puis entassés à 15 ou 20 dans des wagons, sans attache et sans surveillance interne. Les conflits, les coups, les chutes s’ajoutent au stress du voyage durant lequel ces animaux ne bénéficient guère d’arrêts le long d’un parcours de quatre à huit jours. Au port, ils sont de nouveau concentrés en enclos puis placés sur des barges et hissés par des grues sur des navires restés au large, une opération très stressante pour les équidés.

Perturbés par le déracinement, les importants changements climatiques à l’échelle américaine, le bouleversement du régime alimentaire, beaucoup s’affaiblissent et contractent des maladies infectieuses, d’autant qu’ils ne bénéficient pas de désinfection des enclos et des wagons ou de contrôles épidémiologiques, encore peu usités côté français.

À bord des navires, ces équidés se retrouvent entassés les uns contre les autres, en quatre rangées parallèles par étage, attachés de près, et comme ils ne font pas d’exercice dans des enclos ou de promenade sur le pont extérieur, qu’ils restent inactifs trois semaines au minimum, ils endurent des fourbures aiguës aux jambes. L’entassement est tel que des équidés se voient placés sur le pont extérieur où, malgré les couvertures mises sur eux ou les toiles tendues par-dessus, ils endurent de fortes variations de température, une humidité incessante, des courants d’air permanents, subissent d’importants refroidissements tout en devant résister aux tempêtes qui balaient l’endroit.

Au moins, ces animaux ne souffrent-ils pas de l’atmosphère confinée des étages internes, de la chaleur moite, du gaz carbonique, des fortes odeurs que les équidés enfermés produisent mais qui les indisposent vivement, d’autant que l’aération, guère pensée, est très insuffisante, que les excréments, le fumier, les aliments avariés sont irrégulièrement évacués et ces ponts mal nettoyés par des équipages négligents, peu impliqués financièrement dans le maintien en bonne santé des bêtes, bien qu’ils pâtissent aussi de la situation. Les morts sont laissés au milieu des vivants tout au long du voyage parce qu’on n’a pas prévu de les évacuer à la mer ! Les rescapés ressentent évidemment les phéromones de stress dégagés par les agonisants puis les odeurs des cadavres.

Chevaux et mulets souffrent souvent de la soif et de la faim, les marchands ayant trop peu prévu, les matelots s’évitant des corvées régulières, les aliments n’étant que de médiocre qualité. Ces équidés doivent souvent manger des aliments simplement jetés à terre, avalant en même temps la paille souillée, voire leurs excréments pour compenser la faim, mais les bêtes attachées trop court, incapables de baisser autant leur tête, sont forcées de jeûner. Beaucoup s’affaiblissent, contractent ou amplifient des maladies, mangent encore moins, respirent toujours plus mal, tombent au premier tangage, ont de plus en plus de peine à se relever, se blessent facilement lors des heurts avec d’autres ou contre les parois et lors de ces chutes, se fracturant des os ou se rompant des ligaments, contractant alors le tétanos ou la gangrène.

À l’arrivée, les sorties sont souvent retardées car, dans nombre de navires, les rampes reliant les ponts ont été enlevées pour mieux entasser, d’autant qu’on ne prévoyait pas de promenade extérieure. Les équidés doivent attendre plusieurs jours que de nouvelles pentes soient installées, sur lesquelles ils se précipitent pour sortir de cet enfer. Les blessés et les malades ne pouvant pas les gravir attendent d’être sanglés puis soulevés à la grue. À terre, les chevaux, souvent des mustangs plus ou moins sauvages, achetés à moindre coût, se montrent rebelles à la discipline. Ils déconcertent autant leurs congénères européens, habitués au travail, que les conducteurs qui font alors pleuvoir les coups.

Chevaux transportant des munitions à la 20ᵉ Batterie de l’Artillerie canadienne de campagne à Neuville Saint-Vaast, France
Chevaux transportant des munitions à la 20ᵉ Batterie de l’Artillerie canadienne de campagne à Neuville Saint-Vaast, France. Archives du Canada, CC BY

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Des incompréhensions réciproques

Ces incompréhensions sont nombreuses, d’autant que nombre de soldats n’ont jamais côtoyé de chevaux auparavant et que ces derniers ne sont pas habitués à de tels environnements. Nous avons vu que beaucoup d’équidés réquisitionnés refusent d’entrer dans les wagons ou les camions. Cela conduit les soldats à les qualifier de « bêtes », à se grouper jusqu’à six ou sept pour les forcer et à manier la violence. Or cette attitude des chevaux s’explique par leur vision, mieux connue de nos jours : étroite en hauteur mais très panoramique en largeur, d’un flanc à l’autre. Ils ont donc le sentiment d’être bêtement précipités contre un obstacle alors que la voie est libre autour ! D’autant qu’ils détectent mal l’intérieur noir des wagons, mettant du temps à accommoder leur vue à l’obscurité, et qu’ils rechignent logiquement à entrer dans cet inconnu… à la manière d’un automobiliste qui, par temps ensoleillé, freine devant une section très ombragée de la route formant un mur noir.

Des soldats français essayant de tirer une mule épuisée hors de la boue d’un trou d’obus
Des soldats français essayant de tirer une mule épuisée hors de la boue d’un trou d’obus. National Library of Scotland, CC BY

Un autre exemple d’incompréhension concerne l’abreuvement des chevaux durant l’été 1914. Ils ne peuvent pas boire suffisamment, souvent une fois la nuit car les cavaliers limitent ces moments dangereux pour eux, et cela provoque une importante mortalité. On peut invoquer la guerre de mouvement, qui réduit les possibilités de nourrir et d’abreuver, et la négligence des hommes, qui est réelle, mais la situation est confortée par un aspect inconnu des humains et même des animaux : on sait maintenant que les chevaux connaissent une forme de déshydratation qui ne provoque pas une soif importante, ce qui signifie que ces chevaux de guerre n’ont sans doute pas suffisamment manifesté leur besoin.

The Conversation

Eric Baratay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

31.03.2025 à 16:21

François, le pape vert : un tournant écologique pour l’Église

Bernard Laurent, Professeur, EM Lyon Business School

« Laudate si » est la plus célèbre des encycliques du pape François. Volontairement écologiste, elle remet l’Église et la Terre au centre du village. Que nous dit-elle de la vision du pape ?
Texte intégral (1975 mots)
Le pape François souhaite une rupture radicale de nos modes de vie consuméristes dans les pays riches, qui pense le développement des pays les plus pauvres. Ricardo Perna/Shutterstock

« Laudato si » (2015) est la plus célèbre des encycliques du pape François. Volontairement écologiste, elle remet l’Église et la Terre au centre du village. Que nous dit-elle de la vision de l’Église catholique et de ce pape politique ?


Il y a dix ans, le 24 mai 2015, le pape François rendait publique « Laudato si », de l’italien médiéval « Loué sois-tu », une encyclique qui ne donnait pas dans la demi-mesure. Ce texte surprit plus d’un catholique par ses constats sans concessions et son appel à une transformation en profondeur de nos modes de vie. Elle unissait toutefois, si nous en tenons à la France, les courants conservateurs – courant pour une écologie humaine, créée en 2013 – et des intellectuels catholiques ouverts, comme le jésuite Gaël Giraud, auteur de Produire plus, polluer moins : l’impossible découplage ?.

Le pape se plaçait dans la continuité de ses prédécesseurs. Paul VI, Jean-Paul II ou Benoît XVI s’inquiétaient avant lui des effets dramatiques d’une exploitation abusive de la nature sur l’humanité :

« Une exploitation inconsidérée de la nature de l’être humain risque de la détruire et d’être à son tour la victime de cette dégradation. »

Quels sont les enseignements de cette encyclique ? Que nous dit-elle de la vision de l’Église catholique ? Et du pape François ?

Le pape vert

Le pape François dresse le constat d’un environnement particulièrement dégradé :

« La pollution […] affecte tout le monde, [elle est] due aux moyens de transport, aux fumées de l’industrie, aux dépôts de substances qui contribuent à l’acidification du sol et de l’eau, aux fertilisants, insecticides, fongicides, désherbants et agrochimiques toxiques en général. » (§-20.)

Le pape vert publie l’encyclique « Laudato si», en juin 2015, quelques mois avant la conférence de Paris sur le climat. L’objectif : sensibiliser l’opinion publique aux enjeux de réchauffement climatique, en créant une approche relationnelle entre Dieu, l’être humain et la Terre. C’est la première fois qu’une encyclique est entièrement consacrée à l’écologie.

Il s’inquiétait des effets du réchauffement climatique :

« À son tour, le réchauffement a des effets sur le cycle du carbone. Il crée un cercle vicieux qui aggrave encore plus la situation. Il affectera la disponibilité de ressources indispensables telles que l’eau potable, l’énergie ainsi que la production agricole des zones les plus chaudes et provoquera l’extinction d’une partie de la biodiversité de la planète. » (§-24.)

Contre le techno-solutionnisme

Depuis « Rerum novarum », du pape Léon XIII, les différentes encycliques sociales n’ont cessé de rejeter l’idée libérale d’une société régulée par le seul bon fonctionnement du marché. Le sociologue des religions Émile Poulat résumait parfaitement la position de l’Église en 1977 dans son livre Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel : « Elle n’a jamais accepté d’abandonner la marche du monde aux lois aveugles de l’économie. »

Jacques Ellul dans son bureau
Pour le Français Jacques Ellul, la technique n’a rien d’une matière neutre puisqu’il s’agit d’une véritable puissance animée par son propre mouvement. » Wikimedia, CC BY-SA

En 2015, le pape François rejetait les solutions techniques qui ne seraient que cautère sur une jambe de bois, tout comme la croyance aux vertus salvatrices du marché autorégulé. Il accuse « le paradigme technocratique » de dominer l’homme en subordonnant à sa logique l’économique et le politique (§-101). Des accents qui rappellent le philosophe français protestant Jacques Ellul, injustement oublié, et son idée d’« autopropulsivité » de la technique, sans limites, qui est placée en alpha et oméga de nos sociétés.

La charge contre les vertus supposées du marché était spectaculaire. Le pape stigmatise notamment :

  • la surconsommation des pays développés :

« Étant donné que le marché tend à créer un mécanisme consumériste compulsif pour placer ses produits, les personnes finissent par être submergées, dans une spirale d’achats et de dépenses inutiles. » (§-203.) ;

  • la glorification du profit et du marché autorégulé :

« Dans certains cercles, on soutient que l’économie actuelle et la technologie résoudront tous les problèmes environnementaux. » (§-109.) ;

  • l’hypertrophie de la finance spéculative :

« La politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. » (§-189.) ;

  • l’inégale répartition des richesses dans le monde :

« Les plus pauvres sont les premières victimes : de fait, la détérioration de l’environnement et celle de la société affectent d’une manière spéciale la plus faible de la planète. » (§-48.) ;

  • l’inégal niveau de développement entre les pays, ce qui conduit François à évoquer une « dette écologique » des pays riches envers les pays les moins développés (§-51).

Justice sociale et décroissance

Le pape François lie très étroitement sauvegarde de la planète et justice sociale. Il s’inscrit dans la lignée des travaux de l’économiste dominicain Louis-Joseph Lebret, fondateur en 1941 de l’association Économie et humanisme (E&H). Le père Lebret souhaitait remettre l’économie au service de l’homme et travailler sur les pays les moins avancés économiquement en défendant les vertus des communautés et de l’aménagement du territoire.

Quant au pape François, il souhaite une rupture radicale de nos modes de vie consuméristes dans les pays riches, en pensant le développement des pays les plus pauvres (§-93). Les réactions des pays développés lui paraissaient insuffisantes à cause des intérêts économiques en jeu, ajoutait-il (§-54).

Nous retrouvons là le principe de la destination universelle des biens, qui est le principe organisateur de la propriété défendu par la doctrine sociale de l’Église. Il commande de se soucier d’une répartition des biens permettant à chaque être humain de vivre dans la dignité.


À lire aussi : Pape François vs. J. D. Vance : fracture au sein du monde catholique


Au-delà des mesures techniques nécessaires et des pratiques individuelles sobres, le pape François invite les citoyens des pays développés à ne pas se contenter de demi-mesures largement insuffisantes. Au contraire, il pousse à changer nos modes de vie dans une logique de décroissance. Le but : permettre aux pays en voie de développement de sortir de la pauvreté, tout en ménageant l’environnement.

« Face à l’accroissement vorace et irresponsable produit durant de nombreuses décennies, il faudra penser aussi à marquer une pause en mettant certaines limites raisonnables, voire à retourner en arrière, avant qu’il ne soit trop tard. […] C’est pourquoi l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties. » (§-193.)

Dix ans plus tard, le texte raisonne pleinement avec nos préoccupations. Nous pourrions suggérer aux très catholiques vice-président J. D. Vance et secrétaire d’État Marco Rubio des États-Unis de relire cette encyclique.

The Conversation

Bernard Laurent est adhérent à la CFTC Membre du Conseil Scientifique de l'IRES

31.03.2025 à 15:42

Le train survivra-t-il au réchauffement climatique ?

Mathis Navard, Docteur en Sciences de l'information et communication (ISI), Université de Poitiers, IAE de Poitiers

Les conditions climatiques menacent de plus en plus les infrastructures ferroviaires, alors que le train est appelé à jouer un rôle majeur pour lutter contre le réchauffement. Et la France tarde à agir.
Texte intégral (1892 mots)

Alors qu’il est un allié incontournable de la lutte contre le changement climatique, le transport ferroviaire est aussi victime de ses effets. Les incidents liés aux aléas climatiques se multiplient, mais la France tarde à agir.


Ce lundi 31 mars, les voyageurs pourront de nouveau traverser en train la frontière franco-italienne. Depuis un an et demi, la ligne Paris-Milan était interrompue en raison d’un impressionnant éboulement survenu sur ses voies en août 2023. Loin d’être un événement isolé, ce type d’incidents se multiplie au fur et à mesure que les effets du réchauffement climatique s’intensifient.

Face à cette situation, il est urgent que l’ensemble des acteurs de la filière ferroviaire (entreprises, collectivités, États…) se mobilise pour adapter les infrastructures à des conditions climatiques de plus en plus imprévisibles et violentes. Et ce, à une période où le nombre de voyageurs ne cesse de croître.

Si certains pays européens se sont déjà engagés dans cette voie, la France tarde à passer à l’action.

Le train, allié majeur de la décarbonation

La situation est d’autant plus paradoxale que le train constitue un levier important dans la lutte contre le changement climatique. Un trajet en train émet en moyenne 95 % de CO₂ en moins que lorsqu’il est effectué en voiture. Le ferroviaire est donc un incontournable de la décarbonation des mobilités.


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Un enjeu majeur, puisque le secteur des transports demeure le premier contributeur aux émissions françaises de gaz à effet de serre, comptant pour 30 % du total national. Il est l’un des rares domaines dont ce chiffre ne diminue pas. Plus inquiétant, sa tendance est même à la hausse depuis trois décennies.

Un moyen de transport de plus en plus plébiscité

Les voyageurs ne s’y trompent pas. Selon une étude réalisée en 2023 pour la SNCF, 63 % d’entre eux disent prendre le train par conviction écologique. Une autre enquête, ayant sondé une plus large partie de la population française, nous apprend que 83 % des répondants reconnaissent les bénéfices écologiques de ce mode de transport.

Chaque année, le trafic ferroviaire de voyageurs bat des records dans notre pays. Selon l’Autorité de régulation des transports, il a progressé de 21 % pour les trains du quotidien et de 6 % pour l’offre à grande vitesse entre 2019 et 2023.

A contrario, le transport de marchandises poursuit son inexorable chute, -17 % en un an.

Des infrastructures menacées par le changement climatique

Plusieurs raisons expliquent cette forte rétractation des services ferroviaires de fret : hausse des coûts de l’énergie, mouvements sociaux… et éboulement sur la ligne Paris-Milan.

Le trafic de voyageurs est lui aussi de plus en plus impacté par des conditions météorologiques toujours plus extrêmes. Interruption totale des circulations en janvier 2025 en raison des inondations en Ille-et-Vilaine, déraillement d’un TER à cause d’une coulée de boue en juillet 2024 dans les Pyrénées-Orientales suivi des deux accidents similaires en octobre en Lozère puis dans l’Aisne… Les exemples ne manquent pas dans l’actualité récente.

Si des aléas de ce type ont toujours existé, leur fréquence et leur intensité augmentent avec l’amplification du changement climatique. Quelle que soit la trajectoire des scénarios du GIEC empruntée, nous savons que cette tendance se poursuivra dans les décennies à venir, de façon plus ou moins marquée en fonction de la vitesse de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre. Les intempéries pourraient ainsi multiplier de 8 à 11 fois les perturbations ferroviaires d’ici à 2100.

Les risques portant sur le réseau sont multiples et concernent à la fois les voies, les télécommunications, les ouvrages et l’alimentation électrique. Parmi les principales menaces, citons la déformation des voies en raison de fortes chaleurs, la déstabilisation des sols provoquée par des cycles de gel-dégel ou de fortes pluies ainsi que d’importants dégâts causés par des incendies et des tempêtes.

En France, l’émergence timide d’une stratégie d’adaptation

La SNCF et ses 27 000 kilomètres de lignes se retrouvent en première ligne face à ces catastrophes. Bien que variable d’une année à l’autre, leur coût direct est estimé annuellement entre 20 millions et 30 millions d’euros.

Un document stratégique d’une trentaine de pages a été publié par SNCF Réseau l’an dernier. Il projette une adaptation à un réchauffement moyen pouvant atteindre +4 °C à l’horizon 2100. Cette feuille de route a été élaborée en collaboration avec Météo France, avec qui la SNCF se met systématiquement en lien en cas d’alertes météorologiques.

L’échange de données est également au cœur de cette stratégie. Un outil d’alerte baptisé Toutatis a par exemple été conçu pour surveiller les voies en cas de fortes pluies. Son homologue Predict anticipe quant à lui les risques de crues dès que certains seuils pluviométriques sont atteints.

Un sous-investissement chronique dans le réseau

Pas de quoi pour autant convaincre la Cour des comptes qui, en 2024, a alerté la SNCF sur l’absence d’un plan d’adaptation structuré intégrant le climat futur. Le rapport souligne également le manque d’informations sur les coûts climatiques.

La juridiction rejoint l’Autorité de régulation des transports sur le sous-investissement chronique dont est victime le réseau français, ce qui renforce mécaniquement sa vulnérabilité. Un milliard d’euros serait encore manquant pour en stabiliser l’état, et ce, alors que son âge moyen est toujours de 28,4 ans.

Déjà en 2019, une équipe de chercheurs avait mené une étude de cas à ce sujet. Leurs résultats mettaient en lumière un important décalage entre les discours de la SNCF et la faible intégration des connaissances scientifiques dans sa gestion ferroviaire. Elle se ferait encore de façon incrémentale, sans transformations profondes, et à partir d’expériences passées plutôt que des projections climatiques futures.

Des initiatives inspirantes dans les pays voisins

Les inspirations d’adaptation venues de nos voisins européens ne manquent pourtant pas. En Belgique et en Italie, les rails sont par exemple peints en blanc afin de limiter l’accumulation de chaleur et, in fine, leur dilatation.

La Suisse propose une solution alternative en refroidissant les rails avec un véhicule-citerne en cas de fortes chaleurs. La Confédération helvétique ainsi que l’Autriche (avec laquelle elle partage un relief accidenté) se sont engagées dans une démarche d’atténuation visant à davantage protéger les lignes des avalanches et des glissements de terrain tout en améliorant les systèmes de drainage. Cela passe notamment par le renforcement des forêts – un véritable bouclier protecteur – et des ouvrages existants.

Autant de choix politiques structurants qui ont été réalisés dans des pays où l’investissement en faveur du ferroviaire est de 2 à 9 fois plus important qu’en France. Il est donc plus que jamais nécessaire de s’engager dès à présent dans une stratégie d’adaptation plus systémique.

Vers une stratégie européenne d’adaptation ?

C’est tout l’objet d’un projet européen baptisé Rail4EARTH. Il fait le pari de l’innovation et de la rapidité d’action. Mais le chemin à parcourir est encore long pour que cette ambition se traduise en véritable feuille de route opérationnelle à l’échelle de notre continent.

L’application des données climatiques – actuelles comme futures – au secteur du ferroviaire demeure imparfaite. Le développement d’une gouvernance intégrant des experts en climatologie est souhaité par la SNCF, qui fait partie des partenaires de ce projet.

Il y a urgence à agir. Comme l’a démontré une étude britannique, l’adaptation des infrastructures ferroviaires aux différents scénarios du GIEC est souvent surestimée. Elles sont donc plus vulnérables que ce que les projections laissent penser.

Une raison de plus, s’il en fallait une, pour s’engager dès à présent dans un plan d’action à l’échelle européenne afin de continuer à faire du train un levier majeur de décarbonation de nos déplacements dans un monde qui ne cesse de se réchauffer.

The Conversation

Mathis Navard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

31.03.2025 à 11:59

Les consommateurs acceptent-ils de manger des produits valorisés à partir de déchets alimentaires ?

Marie-Christine Lichtlé, Professeur des Universités, Co-Responsable de la Chaire MARÉSON, Université de Montpellier

Anne Mione, Professeur de marketing stratégique, management de la qualité et stratégie, Université de Montpellier

Béatrice Siadou-Martin, Professeur des universités en sciences de gestion, Co-responsable de la Chaire MARESON, Université de Montpellier

Jean-Marc Ferrandi, Professeur Marketing et Innovation à Oniris, Université de Nantes, Co-fondateur de la Chaire MARÉSON, Nantes Université

Une étude menée auprès de 941 consommateurs français questionne l’acceptabilité de l’upcycling alimentaire, ou la valorisation des déchets comestibles en biscuits apéritifs, farines ou plats préparés.
Texte intégral (1717 mots)
4,3 millions de déchets alimentaires sont comestibles -- aliments non consommés encore emballés, restes de repas, etc. Alors, qu’en faire ? HalynaRom/Shutterstock

De nouvelles pousses entrepreneuriales émergent pour valoriser des déchets comestibles en biscuits apéritifs ou plats préparés. Une étude menée auprès de 941 consommateurs français questionne l’acceptabilité de cet upcycling alimentaire.


Les entreprises proposant de l’upcycling alimentaire, surcyclage ou valorisation ont le vent en poupe. Hubcycled produit de la farine à partir de lait de soja ou arôme à base de pépins de fraises, la biscuiterie Ouro valorise de la drêche en biscuits apéritifs ou In Extremis valorise des pains invendus en boulangerie dans une proposition de biscuits apéritifs.

« L’upcycling alimentaire est défini comme un aliment dont au moins un des ingrédients serait soit un coproduit ou un résidu de la fabrication d’un autre produit (drêche pour la bière), soit un produit invendu (pain), soit un ingrédient qui était précédemment considéré comme un déchet et/ou gaspillé dans la chaîne d’approvisionnement. »

En raison des coûts liés à la collecte de ces déchets ou invendus et de ceux liés à leur transformation, le prix de vente de ces produits upcyclés est plus élevé que celui des offres traditionnelles. Mais, qu’en est-il de l’acceptabilité de ces produits par le consommateur ? Est-il prêt à consentir ce sacrifice monétaire pour se tourner vers une offre alimentaire durable ? Ce modèle de niche peut-il devenir un business model soutenable ? Telles sont les questions auxquelles nous répondons dans une recherche menée auprès de 941 consommateurs.

Upcycling alimentaire

En 2021, 8,8 millions de tonnes de déchets alimentaires ont été produits en France. Parmi ces déchets, 4,3 millions de tonnes sont comestibles – aliments non consommés encore emballés, restes de repas, etc. Pour encourager les entreprises dans la transition écologique de leurs modèles de production, le gouvernement a voté en 2020 la loi antigaspillage pour une économie circulaire (Agec). Car l’industrie agroalimentaire est confrontée à des enjeux importants : assurer la sécurité alimentaire, proposer une offre durable, limiter le gaspillage alimentaire à tous les niveaux que ce soit la production, la distribution ou la consommation.

Schéma sur le gaspillage alimentaire en France
Étendue du gaspillage alimentaire (aliments non consommés encore emballés, restes de repas, etc.) en France, en 2021. Ministère de l’écologie

Acceptabilité de l’upcycling

Notre objectif est de mesurer l’acceptabilité des produits upcyclés et d’identifier les attributs susceptibles d’accroître cette acceptabilité – selon qu’ils portent sur l’entreprise, sur la qualité du produit ou du processus de fabrication.


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Pour mesurer l’acceptabilité des consommateurs vis-à-vis de ces produits upcyclés, notre recherche s’appuie sur une expérimentation menée auprès de 941  consommateurs. Après avoir pris connaissance d’une offre de biscuits apéritifs – prix, poids, visuel du produit, libellés –, ces derniers ont été interrogés à quatre reprises. Les données collectées permettent d’apprécier la réponse comportementale du consommateur, appréhendée par l’attitude envers le produit et le consentement à payer dans un premier temps avec une présentation minimale de l’offre.

Des informations sont également fournies et communiquent sur trois bénéfices potentiels différents : la démarche vertueuse de l’entreprise, la qualité gustative et la qualité processuelle des biscuits.

Consentement à payer

Notre recherche a trois enseignements principaux. Le premier concerne le consentement à payer. En moyenne, les consommateurs indiquent un consentement à payer de 1,96 euro. Ce prix est bien supérieur au prix de référence du marché (le leader du marché propose le produit à 0,90 euro). Il reste cependant inférieur au coût réel de cette offre ou des offres qualitatives (certaines marques bio sont vendues à plus de 3 euros).

Deuxièmement, l’ajout d’un argument, peu importe sa nature, permet d’améliorer la valeur créée. Le consommateur est alors prêt à payer en moyenne 2,15 euros au lieu de 1,96 euro (soit un gain d’environ 10 %). Cependant, l’ajout d’un ou de deux arguments supplémentaires n’améliore pas le consentement à payer.

Ce nouveau produit n’est pas accepté de la même manière selon tous les consommateurs ; cela justifie la mise en œuvre d’une approche différenciée. En effet, la distance psychologique influence la perception et la représentation du produit upcyclé. Elle est définie par la théorie du niveau de construit comme une expérience subjective associée au degré de proximité ou de distance qu’un individu éprouve à l’égard d’un objet, ici le biscuit. Nous montrons que la distance psychologique explique l’attitude envers le produit et le consentement à payer. Autrement dit, les consommateurs les moins distants du biscuit ont un consentement à payer supérieur à celui des personnes distantes et ont l’attitude la plus favorable. Inversement, les plus distants envers le biscuit ont le consentement à payer le plus faible et l’attitude la plus défavorable.

Communiquer sur la singularité

Cette recherche suggère ainsi des pistes pour améliorer la durabilité de ce business model. En termes de communication, il est important pour les entreprises évoluant sur ce marché d’ajouter un avantage cohérent avec le caractère upcyclé et de communiquer sur celui-ci. Cette communication a pour objectif de renforcer la crédibilité des entreprises sur ce marché. Elle doit s’appuyer sur des arguments concrets afin de réduire la distance psychologique.

Il est inutile de démultiplier les avantages, car ces efforts de communication n’améliorent pas nécessairement le consentement à payer et l’attitude. Ce résultat est convergent avec les effets limités montrés par la multilabellisation des produits alimentaires. Les études montrent qu’avoir plusieurs labels ou certifications n’améliorent pas le consentement à payer pour des produits alimentaires tels que le miel.

Les entreprises doivent clairement s’adresser aux consommateurs sensibles au gaspillage alimentaire et se positionner sur ce marché de niche avant de pouvoir espérer atteindre l’ensemble des consommateurs. Cette segmentation permet d’offrir des pédagogies différenciées adaptées aux différents publics pour réduire leur distance psychologique vis-à-vis des biscuits et… les convaincre d’acheter ce produit avec un consentement à payer plus élevé.


Marie Eppe, fondatrice d’In Extremis, a participé à la réalisation de cette contribution.

The Conversation

Béatrice Siadou-Martin a reçu des financements de l'ADEME et de la Région Pays de la Loire (programme IP-AG).

Jean-Marc Ferrandi a reçu des financements de l'ADEME et de la Région Pays de la Loire (programme IP-AG)

Anne Mione et Marie-Christine Lichtlé ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

31.03.2025 à 11:59

À quoi servent les obligations vertes ?

Kamel Si Mohammed, researcher, Université de Lorraine

Vanessa Serret, Professor, IAE Metz School of Management – Université de Lorraine

Les obligations vertes sont entre deux eaux. D’un côté, les velléités de Donald Trump de mettre fin aux politiques climatiques. De l’autre, un boom de ce marché avec 530 milliards de dollars d’émissions en 2024.
Texte intégral (2068 mots)
Plus l’incertitude économique est élevée, plus les obligations vertes démontrent leur résilience, en réduisant les risques climatiques. AlexeyGodzenko/Shutterstock

Emprunt émis sur les marchés financiers par un État ou une entreprise pour financer des projets liés spécifiquement à l’environnement, les obligations vertes sont entre deux eaux. D’un côté, les velléités de Donald Trump de mettre fin aux politiques climatiques. De l’autre, un boom de ce marché avec 530 milliards de dollars d’émissions en 2024.


Avec l’élection de Donald Trump, les acteurs de la finance verte grincent des dents. Le président américain a fait réagir en décidant de sortir de l’accord de Paris. Entre 8 100 et 9 000 milliards de dollars par an jusqu’en 2030. C’est l’argent qu’il faudrait mobiliser pour atteindre les objectifs climatiques mondiaux selon le Climate Policy Initiative. Pour lever ces sommes colossales, les gouvernements et les entreprises se tournent de plus en plus vers les obligations vertes.

Dans une étude sur les États-Unis de 2008 à 2022, nous explorons la manière dont ces obligations contribuent à la réduction des risques climatiques. À l’instar des obligations classiques, les obligations vertes sont des emprunts – et donc des dettes – émis sur le marché par des États ou des entreprises. Ces obligations vertes sont destinées uniquement à financer des activités écologiques. Avec quels résultats ?

51,1 milliards de dollars aux États-Unis

Les États-Unis, après avoir réintégré l’Accord de Paris en 2021, se sont fixés des objectifs ambitieux : réduire de 50 à 52 % leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport au niveau de 2005. Pour atteindre ces objectifs, le pays mise sur la finance verte, notamment via les obligations vertes.

Dès 2020, les États-Unis ont été le plus grand émetteur mondial d’obligations vertes, avec 51,1 milliards de dollars émis selon la Climate Bonds Initiative. Cette tendance s’est poursuivie, atteignant 550 milliards de dollars en 2024, se rapprochant du record de 588 milliards de dollars établi en 2021. Fannie Mae, organisme spécialisé dans la garantie des prêts immobiliers, a été un pionnier des obligations vertes.

Émission d’obligations vertes par Apple entre 2016 et 2024. Fannie Mae, Fourni par l'auteur

Apple a émis sa première obligation verte en 2016, avec un montant de 1,5 milliard de dollars, établissant ainsi un jalon important dans le secteur de la finance durable pour une entreprise technologique. Après une légère baisse en 2017, les émissions ont augmenté à partir de 2019, atteignant 4,5 milliards de dollars en 2024.

Incertitudes économiques

Notre étude sur le marché américain analyse la période de 2008 à 2022. Elle prend en compte plusieurs événements majeurs, tels que la signature de l’accord de Paris, mais aussi des crises économiques comme la crise financière de 2008 et la pandémie de Covid-19. Les chocs économiques – comme la crise de 2008 ou la guerre en Ukraine – augmentent l’incertitude. Elles rendent les obligations vertes plus attractives en tant que valeurs refuges. Plus l’incertitude économique est élevée, plus les obligations vertes démontrent leur résilience en réduisant les risques climatiques.

Un point clé de cette recherche est l’impact de l’incertitude économique sur les obligations vertes. Pour mesurer cela, nous avons utilisé l’indice d’incertitude politique économique, ou Economic Policy Uncertainty (EPU), ainsi que l’indice des sommets climatiques, ou Climate Summit Index (CSI). Ces indices reflètent la manière dont les événements politiques et les engagements climatiques influencent les marchés financiers.

Indice d’incertitude politique économique de 1996 à 2024. Policyuncertainty

Les résultats économétriques montrent que les obligations vertes jouent un rôle crucial dans la réduction des risques climatiques. Toutefois, l’efficacité de ces obligations est à nuancer. Par exemple, lorsque les engagements politiques en faveur du climat sont faibles, l’impact des obligations vertes s’avère plus limité.

Plus d’obligations vertes, moins de risques climatiques

Pour mener cette analyse, nous avons utilisé la méthode statistique appelée régression quantile-surquantile multivariée. Cette méthodologie permet de mesurer l’impact des obligations qui peut être asymétrique selon une période de faible ou de forte incertitude économique. Ils permettent d’étudier la relation dynamique entre les obligations vertes et les risques climatiques selon différents scénarios de marché.

Nos résultats montrent que lorsque le marché des obligations vertes est encore peu développé, leur capacité à réduire les risques climatiques est plus limitée. Cependant, au fur et à mesure que le marché des obligations vertes se développe, leur impact positif sur la réduction des risques climatiques devient plus prononcé. Autrement dit une plus grande émission d’obligations vertes est associée à une baisse significative des risques climatiques.

Cadre règlementaire incitatif

L’efficacité des obligations vertes dépend des politiques climatiques mises en place lors des sommets internationaux mesurés par l’indice de sommet climatique. Nous avons constaté que les engagements pris lors de ces sommets influencent directement le marché des obligations vertes. Lorsque les gouvernements prennent des mesures strictes pour réduire les émissions de carbone, la demande pour ces obligations augmente, ce qui renforce leur impact positif sur la réduction des risques climatiques.


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Notre étude montre que l’indice de risque climatique diminue d’environ 16 %, lorsque l’émission d’obligations vertes est très élevée, illustrant leur effet significatif dans l’atténuation du risque climatique. Cependant, lorsque l’indice des sommets climatiques est faible, l’effet des obligations vertes sur la réduction du risque climatique est plus limité, enregistrant une baisse d’environ 12 %.

Ces résultats soulignent la nécessité d’un cadre réglementaire incitatif pour favoriser l’expansion du marché des obligations vertes et maximiser leur efficacité dans la lutte contre le changement climatique.

Trois enseignements

Notre étude propose au moins trois recommandations pratiques à destination des décideurs et des investisseurs pour maximiser l’impact des obligations vertes.

  1. Instaurer un cadre incitatif solide : mettre en place des garanties gouvernementales, afin de réduire les risques financiers associés aux obligations vertes et ainsi attirer un plus grand nombre d’investisseurs.

  2. Établir des normes claires : définir précisément les critères qui qualifient une obligation verte. Cela permettra d’accroître la transparence et la confiance des investisseurs, tout en renforçant l’intégrité du marché.

  3. Faciliter l’accès aux obligations vertes, notamment pour les petites entreprises et les investisseurs institutionnels, en développant des plates-formes de trading dédiées comme le Luxembourg Trade Exchange.

Élargir aux pays émergents

Les obligations vertes ne se limitent pas à un simple instrument financier. Elles représentent un levier puissant pour accélérer la transition écologique, réduire les risques climatiques et stabiliser les marchés financiers face aux incertitudes économiques et politiques. Cependant, notre étude met en lumière une limite notable : les résultats se concentrent principalement sur les États-Unis, un marché financier mature. Il serait essentiel d’élargir le champ d’analyse aux pays émergents, où les risques climatiques et les incertitudes économiques sont souvent plus marqués.

En 2023, les émissions d’obligations vertes dans les marchés émergents ont augmenté de 34 %, atteignant 135 milliards de dollars. Ces chiffres soulignent le potentiel croissant de ces instruments dans ces régions. Des recherches futures pourraient explorer comment ces obligations peuvent répondre aux besoins spécifiques des économies émergentes, pays où le risque climatique est souvent plus élevé ainsi que l’incertitude politique.

The Conversation

rien à déclarer

Kamel Si Mohammed ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

31.03.2025 à 11:59

Les conseils d’administration peuvent-ils diminuer les émissions de gaz à effet de serre dans leur entreprise ?

Cécile Cezanne, Maître de conférences-HDR en économie, Université Côte d’Azur

Gaye-Del Lo, Maître de conférences, Centre d'Économie Paris Nord (CEPN), Université Sorbonne Paris Nord

Sandra Rigot, Professeur des Universités en économie, Université Sorbonne Paris Nord, Chaire « Énergie et Prospérité, Chaire Economie du Climat, Université Sorbonne Paris Nord

Une étude menée sur 305 entreprises cotées met en lumière l’influence du conseil d’administration sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).
Texte intégral (1907 mots)
Parmi les décisions du conseil d’administration, on peut citer la fixation de cibles environnementales mesurables, le développement de l’économie circulaire et des chaînes d’approvisionnement responsable ou encore l’investissement dans l’innovation verte. Godlikeart/Shutterstock

Une étude menée sur 305 entreprises cotées en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et au Japon, met en lumière l’influence du conseil d’administration sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Une empreinte surtout prégnante dans les entreprises les plus émettrices.


Sous la pression des tensions géopolitiques et des impératifs de compétitivité, l’Union européenne a amorcé un choc de simplification du Green Deal incarné par les directives Omnibus. Inspiré par les conclusions du rapport Draghi sur le décrochage économique de l’Europe, ce texte allège les contraintes réglementaires, notamment en matière de normes dans les domaines environnementaux, sociaux et de gouvernance. Cette inflexion du cadre institutionnel risque de ralentir la transition écologique. À moins que les entreprises s’engagent volontairement à adapter leur gouvernance face aux défis climatiques actuels…

En tant qu’organe de gouvernance par excellence, le conseil d’administration a un rôle crucial à jouer. Notre étude récente menée sur 305 entreprises cotées en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et au Japon, entre 2015 et 2021, met en lumière l’influence du conseil d’administration sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). En substance, le conseil d’administration, souvent perçu comme un organe mis au service de la performance strictement financière de l’entreprise, se révèle être un acteur déterminant de la lutte contre le changement climatique. En favorisant la diversité de genres et en structurant des comités dédiés à la durabilité, il peut contribuer à faire des entreprises de véritables moteurs du changement.

Stratégie verte des conseils d’administration

La gouvernance d’entreprise, qui désigne l’ensemble des règles et processus encadrant la gestion et le contrôle des sociétés, a connu une évolution significative au fil des décennies. D’abord centrée sur la maximisation des profits et la protection des intérêts de court terme des actionnaires, elle s’est progressivement élargie pour inclure des considérations sociales et environnementales. Aujourd’hui, les entreprises sont évaluées non seulement sur leurs performances financières, mais aussi de plus en plus sur leurs résultats en matière de développement durable.

Le conseil d’administration est l’organe chargé d’orienter et de superviser les décisions stratégiques de l’entreprise et de trancher sur toute question relative à son intérêt social. Il remplit deux fonctions majeures : la gestion des décisions, qui consiste à influencer et soutenir les choix stratégiques des dirigeants, et surtout le contrôle des décisions en veillant à ce que ces choix respectent l’intérêt global de l’entreprise et de ses parties prenantes.

En matière de transition écologique, le conseil d’administration doit adopter des stratégies environnementales basées sur des exigences réglementaires et des normes internationales non obligatoires : GRI, IR, TCFD, CDP, etc. Parmi ces décisions, on peut citer la fixation de cibles environnementales mesurables, le développement de l’économie circulaire et des chaînes d’approvisionnement responsables ou encore l’investissement dans l’innovation verte. Ces démarches sont fondamentales car elles influencent directement la capacité d’une entreprise à réduire ses émissions de GES.

Diversité de genres

Notre étude montre que la composition du conseil d’administration joue un rôle déterminant sur la performance carbone des entreprises.

Parmi les facteurs essentiels, figure d’abord la diversité de genres au sein de l’instance ; les entreprises ayant une plus forte proportion de femmes administratrices affichent des niveaux d’émissions plus faibles. Le parcours de formation – droit, sciences humaines, sciences de l’éducation – et les dynamiques professionnelles des femmes diffèrent sensiblement de ceux de leurs homologues masculins selon Galbreath et Jaffe & Hyde.


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Plus enclines à soutenir des initiatives philanthropiques et à valoriser la responsabilité sociétale des entreprises, elles se distinguent par une sensibilité accrue aux enjeux sociaux et environnementaux. Cette orientation les conduit à promouvoir des politiques de durabilité et à exercer une surveillance rigoureuse sur les engagements environnementaux.

Comités spécialisés en RSE

Un autre facteur clé est la création de comités spécialisés au sein du conseil d’administration. Notre étude montre que les entreprises disposant d’un comité RSE (responsabilité sociale et environnementale) enregistrent une meilleure performance en matière de réduction des GES. Notamment pour les émissions directes (Scope 1) et indirectes liées à la consommation d’énergie (Scope 2). Même s’ils n’ont aucun pouvoir de décision et que leur mission consiste essentiellement à éclairer les réflexions du conseil d’administration, ces groupes de travail permettent d’instaurer une vigilance accrue sur les objectifs climatiques.

Scope 1, 2 et 3 selon le standard international, GHG Protocol, qui cartographie les différentes sources d’émissions de gaz à effet de serre. Greenhouse gas protocole

En revanche, la présence de membres indépendants, bien qu’elle garantisse un regard objectif, ne semble pas avoir d’effet direct sur la réduction des émissions. De même, la composition du conseil d’administration n’aurait pas d’influence sur les émissions les plus indirectes (Scope 3), alors que ces dernières représentent environ 80 % des émissions globales des entreprises.

Secteurs à fortes émissions

Les résultats varient toutefois selon les domaines d’activité. Les entreprises opérant dans les secteurs à fortes émissions identifiés par le GIEC comme l’énergie, les bâtiments, les transports, l’industrie et l’AFOLU – agriculture, foresterie et autres usages des terres –, bénéficient davantage de ces dispositifs de gouvernance. Dans ces secteurs, la diversité de genres parmi les administrateurs et la présence d’un comité RSE ont un impact particulièrement marqué sur la réduction des émissions. À l’inverse, dans les industries à plus faibles émissions, ces facteurs jouent un rôle moins décisif, probablement en raison d’une empreinte carbone initialement moindre.

Au-delà de la réduction des émissions de GES, le conseil d’administration pourrait se saisir d’une question complémentaire majeure : la préservation de la biodiversité. Essentielle pour assurer la résilience des écosystèmes et garantir la durabilité des activités humaines, elle reste sous-estimée. Or, le conseil a les moyens, outre l’adoption volontaire d’initiatives comme la norme TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures), de pousser les entreprises à limiter activement leur impact sur la biodiversité. Il pourrait veiller à la mise en place de modèles d’affaires attentifs aux écosystèmes, au développement de dispositifs de compensation des atteintes à la biodiversité ou encore à l’adoption de technologies plus respectueuses de la nature. Là encore, la composition du conseil d’administration pourrait être un enjeu de taille. La décision récente de l’entreprise Norsys de faire siéger la nature au sein de son conseil d’administration l’atteste.

The Conversation

Cécile Cezanne est chercheuse associée à la Chaire Énergie et Prospérité (https://chair-energy-prosperity.org/).

Sandra Rigot a reçu le soutien de la Chaire Énergie et Prospérité et de la Chaire Énergie du Climat

Gaye-Del Lo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

30.03.2025 à 16:35

Comment l’ingéniosité des « plantes de service » peut aider à réduire les pesticides

Paula Fernandes, Researcher, Cirad

Alain Ratnadass, Senior research scientist, Cirad

François-Régis Goebel, Directeur de Recherches en protection des cultures, gestion des bioagresseurs, Cirad

Gaëlle Damour, chercheuse, Cirad

Les végétaux regorgent de ressources pour repousser les attaques de ravageurs et de maladies. En faire des alliés permet de réduire le recours aux produits phytosanitaires.
Texte intégral (3005 mots)
Utilisation de l’œillet d’Inde en plantation de canne pour réduire l’incidence des ravageurs aériens. François-Régis Goebel/Cirad UPR Aida, Fourni par l'auteur

Il existe chez les plantes des dizaines de mécanismes plus ingénieux les uns que les autres pour réguler naturellement les organismes qui s’attaquent aux cultures. S’appuyer sur ces alliés précieux est indispensable pour diminuer notre dépendance aux pesticides. Cela permet aussi de construire des systèmes agroécologiques plus résilients.


Chaque jardinier connaît l’œillet d’Inde, allié qui éloigne insectes et maladies du potager. Mais saviez-vous qu’il existe de nombreuses autres plantes, dites « plantes de service », précieuses pour une agriculture plus respectueuse de la santé et de l’environnement ?

Des résultats de recherche révèlent qu’une large gamme de plantes, lorsqu’on les intègre aux systèmes de culture, sont capables de réguler les bioagresseurs des champs (insectes et arthropodes, nématodes, champignons, bactéries, virus, adventices), et donc de réduire les besoins en pesticides.

Selon les plantes, elles mobilisent un mécanisme particulier ou en combinent plusieurs. Certaines vont agir contre les bioagresseurs aériens, tels les plantes aromatiques ou le maïs. D’autres sont efficaces contre les bioagresseurs telluriques, comme les crotalaires, le sorgho hybride ou les crucifères.

Créer les conditions propices

Penchons-nous dans un premier temps sur les mécanismes mis en œuvre par certains végétaux pour contrer les bioagresseurs aériens.

Les plantes refuges, fréquemment implantées en bordure de parcelle, assurent un habitat favorable aux auxiliaires, en leur fournissant le gîte et le couvert. Ainsi, ces derniers sont déjà présents lorsque les ravageurs arrivent pour attaquer les cultures, ils interviennent plus rapidement (prédation, parasitisme). C’est le cas notamment du tournesol mexicain (Tithonia diversifolia) utilisé aux abords des champs de canne à sucre en Tanzanie pour attirer et préserver les coccinelles prédatrices du puceron jaune Sipha flava, ravageur majeur dans ce pays.

Utilisation d’arbres d’ombrage, ici l’eucalyptus et l’érythrine dans les plantations de café au Costa Rica, crédit. Jacques Avelino, Cirad, UMR PHIM, Fourni par l'auteur

Les plantes d’ombrage, intégrées dans la parcelle, modifient son microclimat. En changeant la luminosité et l’humidité, elles rendent les conditions climatiques défavorables à certains bioagresseurs et plus favorables à d’autres.

C’est notamment le cas des eucalyptus ou érythrines dans les plantations de caféiers, vis-à-vis du champignon Colletotrichum kahawae provoquant l’anthracnose des baies au Cameroun. Ces plantes ont le même effet sur la cochenille Placococcus citri et le champignon Cercospora coffeicola qui provoque au Costa Rica la cercosporiose.

Créer des barrières naturelles

Certaines plantes jouent un rôle de barrière contre les agresseurs. Implantées en bordure, elles forment un rideau végétal qui empêche les ravageurs d’atteindre la culture. C’est le cas des barrières de Crotalaria juncea qui obstruent le passage des aleurodes, qui volent à hauteur d’homme vers les plants de piment.

D’autres végétaux utilisent également l’espace pour freiner l’avancée de l’ennemi. Associés à une culture sensible, ils vont dissimuler cette dernière aux ravageurs en créant un effet de « dilution » visuelle. Ces associations, en générant une discontinuité spatiale, peuvent aussi ralentir la propagation de proche en proche des maladies fongiques.


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Elles peuvent par ailleurs réguler les adventices par compétition pour les ressources (lumière, eau, nutriments) ou par barrière physique. En bananeraie, des espèces comme Neonotonia wightii ou Arachis pintoi ont révélé de bonnes aptitudes, avec un impact modéré sur la croissance des bananiers.

Émettre des odeurs répulsives ou attractives

Les plantes émettrices d’odeurs peuvent être utilisées seules ou bien combinées pour accroître leur efficacité dans un système « push-pull » :

La plante « push », intégrée au milieu de la culture, diffuse un « parfum répulsif » pour les ravageurs. Les plantes aromatiques, telles que le basilic ou le gros thym antillais Plectranthus amboinicus, constituent un vivier intéressant de plantes « push ».

Utilisation d’une bordure de maïs pour détourner la noctuelle de la tomate, Martinique. Cirad UPR Hortsys, Fourni par l'auteur

Parallèlement, une plante « pull » est introduite, soit dans la parcelle pour attirer les auxiliaires, soit en bordure pour attirer vers elle le ravageur, le détournant ainsi de la culture. Ainsi, certaines variétés de maïs doux attirent la femelle de la noctuelle de la tomate qui, au lieu de pondre sur les tomates, va le faire sur les soies des épis de maïs – qui constituent des « voies sans issue » car les larves qui éclosent ne peuvent s’y développer.

Interrompre la reproduction de l’ennemi

Les plantes citées jusqu’ici ne s’attaquaient qu’aux bioagresseurs aériens. Mais d’autres mécanismes existent pour combattre les bioagresseurs telluriques.

La rotation des cultures, notamment, permet d’interrompre la reproduction des bioagresseurs. Lorsqu’une plante non sensible à l’agresseur vient remplacer pendant une période la plante sensible, la population de parasites dans le sol diminue fortement.

Trois plantes assainissantes d’intérêt pour la réduction des nématodes et de certaines maladies bactériennes du sol comme le flétrissement bactérien causé par Ralstonia solanacearum. Paula Fernandes, Cirad, UPR Hortsys, Fourni par l'auteur

Une fois que la culture sensible revient sur la parcelle, elle est en mesure de se développer sans incidence majeure tant que la population pathogène reste faible. Une véritable course de vitesse s’engage alors entre le développement de la culture et la multiplication du pathogène.

C’est par exemple le cas en cultures maraîchères ou dans des bananeraies. Créer des jachères assainissantes à base d’espèces non-hôtes (comme Crotalaria juncea ou Brachiaria spp) réduisent les populations de nématodes phytoparasites.

Empoisonnement ou inhibition

Autre méthode d’attaque contre les telluriques, l’empoisonnement ou l’inhibition – aussi appelée allélopathie. Ici, différentes stratégies existent et ont été mises en évidence.

Certains végétaux, tels que les crotalaires, libèrent via leurs racines des alcaloïdes pyrrolizidiniques toxiques pour plusieurs espèces de nématodes phytoparasites.

Autre moyen, la biofumigation par certains végétaux au moment de leur décomposition. Par exemple des isothiocyanates, composés soufrés à large spectre d’efficacité (champignons, bactéries, nématodes…), issus de la dégradation des glucosinolates largement présents chez les brassicacées (moutarde par exemple) et les alliacées (ail, oignon…).

D’autres plantes, enfin, provoquent la germination des graines de plantes parasites (comme le Striga) ou attirent les pathogènes (nématodes phytoparasites) vers leurs racines en émettant des signaux semblables à ceux d’une plante sensible. Ainsi, le coton, le lin ou le soja, plantes non hôtes, diminuent le potentiel infectieux du sol en engendrant la germination « suicidaire » du Striga, dont les radicules sont alors incapables de se fixer à leurs racines.

De façon générale, les plantes de service peuvent aussi jouer un rôle bénéfique en stimulant la diversité de la microflore et de la macrofaune du sol, de façon globale ou ciblée.

Supprimer les bioagresseurs

Parmi les communautés du sol se trouvent des espèces antagonistes ou prédatrices des bioagresseurs. En particulier certains nématodes libres, qui se nourrissent de nématodes phytoparasites. Mais aussi des bactéries et champignons, qui peuvent produire des antibiotiques ou encore parasiter ces bioagresseurs. On parle alors de suppressivité spécifique.

En bananeraie, les jachères de Paspalum notatum augmentent ainsi les populations de nématodes libres omnivores ou prédateurs, qui en retour diminuent les populations de nématodes phytoparasites.

D’autres microorganismes du sol, sans réguler directement les pathogènes, occupent des niches où ils sont en compétition avec eux, notamment en colonisant la rhizosphère des plantes, et en utilisant les mêmes ressources.

Ce faisant, ils réduisent les conditions favorables à la croissance des pathogènes. On parle alors de suppressivité générale.

Enrichir le sol

Outre l’accroissement de populations bénéfiques du sol, les plantes de service contribuent également à l’enrichir. Souvent employées comme engrais verts ou plantes de couverture, elles restituent au sol de la matière organique et des nutriments, accessibles ensuite à la plante cultivée.

Du fait de l’amélioration de sa résistance physiologique, via une nutrition plus équilibrée et la disponibilité de certains oligoéléments, celle-ci est moins vulnérable aux attaques des bioagresseurs, telluriques mais aussi aériens.

L’efficacité des plantes de service dépend donc dans une large mesure du contexte. Pour réussir, l’utilisation de plantes de service pour gérer des bioagresseurs requiert une compréhension claire des principes génériques de l’agroécologie couplée à une connaissance fine des espèces impliquées, afin d’adapter et appliquer ces principes à des situations spécifiques.

L’évolution des interactions entre cultures et bioagresseurs nécessite également d’adapter les pratiques au changement, et, le cas échéant, de mobiliser simultanément divers mesures et mécanismes de régulation.


Le 5 juin 1984 naissait le Cirad fondé par décret. Depuis plus de 40 ans, les scientifiques du Cirad partagent et co-construisent avec les pays du Sud des connaissances et des solutions innovantes pour préserver la biodiversité, la santé végétale et animale, et rendre ainsi les systèmes agricoles et alimentaires plus durables et résilients face aux changements globaux.

The Conversation

Paula Fernandes a reçu des financements de bailleurs publics de la recherche pour le developpement

Alain Ratnadass a reçu des financements de bailleurs de fonds publics français, européens et internationaux pour la recherche pour le développement.

François-Régis Goebel est membre de l'International Society of Sugarcane Technologists (ISSCT). Il a reçu des financements de bailleurs de fonds publics français, européens et internationaux pour la recherche pour le développement.

Gaëlle Damour ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

27.03.2025 à 11:48

Comment nommer les nuages ? Une histoire entre science et art

Anouchka Vasak, Maitresse de conférences de littérature française, Université de Poitiers

Alexis Metzger, Géographe de l’environnement, du climat et des risques, INSA Centre Val de Loire

Martine Tabeaud, Géographe, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Nommer ces amas de gouttelettes d’eau en suspension dans l’air a été une longue quête du côté de la science comme de l’art.
Texte intégral (5083 mots)
_Cirrus_ (« boucle de cheveux »), _nimbus_ (« orageux »), _cumulus_ (« amas ») ou _stratus_ (« étendu ») sont les noms latins donnés aux différents nuages, par le Britannique Luke Howard, météorologue amateur, dans son ouvrage publié en 1803, que l’histoire a retenus. Michael Jastremski/LivingShadow, Fourni par l'auteur

Lointains, mouvants, impalpables… La nature même des nuages fait de ces amas de gouttelettes d’eau en suspension dans l’atmosphère un objet d’étude complexe à appréhender pour les peintres comme pour les scientifiques. À l'occasion de la Journée internationale des nuages, le 29 mars, retour sur ces nuages qui n'en finissent pas de fasciner.


Les parois des abris sous roche et des grottes du Paléolithique ne représentent jamais de nuages. Il est pourtant évident que l’observation des états du ciel et donc des nuages fut vitale pour les premiers hominidés. Mais comment dessiner, nommer et décrire des objets si mouvants ? Retour sur une quête qui passionna scientifiques et artistes du monde entier.

Pour évoquer les nuages, de nombreuses cultures mentionnent leurs couleurs et le risque de détérioration du temps, en opposant par exemple ceux qui sont hauts et très blancs et ceux, à l’inverse, que l’on observe bas et très noirs. C’est le cas par exemple à Madagascar avec une distinction faite entre les nuages clairs de la saison sèche et ceux de la mousson, de couleur bleu foncé à noir à leur base, et très épais.

Au Japon, des atlas XVIIIᵉ siècle les associent eux à des constellations, tandis qu’à la même époque les maîtres de l’estampe, comme Hokusai, les représentent généreusement.

Quand il s’agit de les nommer, toutes les typologies recensées les comparent à des objets familiers (diablotins, pis de vache, mouton, oiseau, chou, pomme, fleur…). Les artistes ne sont pas en reste de cette diversité pour figurer les nuages.

Le Fuji par temps clair, de Katsushika Hokusai. Wikicommons

Entre la terre et les cieux

Beaucoup ont tenté de traduire sur la toile ou le papier cette réalité céleste fugace, observable en un lieu donné et à un moment donné. Les ciels typés accompagnent ainsi les arrière-plans des enluminures médiévales. Mais il ne s’agit pas là d’une recherche systématique de compréhension, d’inventaire des nuages.

Durant tout le Moyen Âge les nuages dans la peinture, souvent murale, permettent surtout de faire un lien entre les mondes divin et matériel, le céleste et le terrestre. Les peintres hollandais s’affranchissent ensuite du religieux pour montrer des ciels remplis de nuages réalistes, balayant souvent d’ouest en est les Pays-Bas.

« Le même mais plus sombre »

En 1785, le peintre paysagiste britannique Alexander Cozens publie une Nouvelle Méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages (A New Method of Assisting the Invention in Drawing Original Compositions of Landscape). Sa méthode du blot drawing (« dessin par tâches », en français), destinée aux peintres, utilise les taches d’encre comme point de départ d’une composition paysagère.

Vingt gravures de ciels accompagnent ce traité. Composées par paire, elles sont pour la plupart intitulées La même chose que la précédente, mais en plus sombre (The Same as the Last but Darker), signe que la dénomination des nuages n’est pas alors la question.

De fait, en Europe, le premier projet encyclopédique de répertoire de nuages n’apparaît qu’au XIIIe siècle avec le livre XI du Livre des propriétés des choses, du moine franciscain Barthélemy l’Anglais qui se contente d’évoquer leur diversité de formes et de couleurs, sans leur apposer de noms spécifiques. Pour lui, le nuage se forme

« car la chaleur du ciel attire très subtilement vers elle les exhalaisons de l’eau et de la terre ; elle en sépare les parties les plus légères, assemble le reliquat et les convertit en nuages ».


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Cirrus 1-Diablotins 0

Des propositions de classification des « états du ciel » sont ensuite proposées par l’érudit Robert Hooke, à la Société royale de Londres pour l’amélioration des connaissances naturelles (communément appelée la Royal Society) ou bien par la Société météorologique palatine (1780). Il faut ensuite attendre 1802 pour que deux classifications de nuages soient élaborées par des hommes de sciences. Le premier est le naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck qui s’efforce de mettre au point, de 1802 à 1818, une classification en français. Il proposera in fine au moins trois typologies de nuages, aux résonances plus poétiques que scientifiques : nuages en lambeaux, attroupés, boursouflés, en balayures, diablotins…

Vint ensuite le Britannique Luke Howard. Ce jeune quaker, pharmacien et météorologue amateur, publie en 1803 On the Modifications of Clouds que la postérité retiendra. À la manière du botaniste suédois Carl von Linné quelques décennies plus tôt, Howard distingue et nomme en latin les différentes formations nuageuses : cirrus (« boucle de cheveux », en latin), nimbus (« nuage orageux »), cumulus (« amas ») et stratus (« étendu »).

Mais Howard prend malgré tout quelques libertés vis-à-vis de la méthode de son prédécesseur. D’abord, parce que Linné avait identifié trois grands groupes d’objets d’étude (baptisés « règnes ») – le minéral, le végétal et l’animal – et que, pour évoquer les nuages, il faut donc sortir de ces délimitations.

Ensuite, Howard s’affranchit aussi des subdivisions de Linné qui répartit, au sein de ses différents règnes, les objets d’études en classes, espèces et genres. Pour les nuages, Howard distingue des « modifications », au sens de formations nuageuses. Il dénombre ainsi :

  • trois « modifications » simples (cirrus, cumulus, stratus) ;

  • deux intermédiaires, combinaison de deux formations simples (cirro-cumulus, cirro-stratus) et deux composées (le cumulo-stratus, ou cirro-stratus fondu avec un cumulus, et le cumulo-cirro-stratus, ou nimbus, c’est-à-dire le nuage le plus dense, le nuage de pluie.

Dessiner pour démontrer

Pour accompagner cette dénomination, Howard va proposer des dessins, comme les naturalistes le faisaient par exemple pour les plantes. La première édition de On the Modifications of Clouds, parue en 1803, comporte ainsi trois planches.

La nouvelle édition de 1865, publiée sous le titre Essay on the Modifications of Clouds, est, pour sa part, illustrée de gravures représentant des compositions paysagères de nuages étagés d’après ses esquisses de ciel surmontant une partie terrestre dessinée par le peintre Edward Kennion.

Gravure représentant une composition paysagère de nuages étagés, d’après ses esquisses célestes surmontant une partie terrestre dessinée par Edward Kennion. _Essay on the Modifications of Clouds_

Grâce à Goethe, qui s’intéressa très tôt à la météorologie et notamment aux nuages, Howard fut vite reconnu par les artistes européens. À la fin de son Essai de théorie météorologique (1825), il saluera en Howard « l’homme qui sut distinguer les nuages ». Si Howard ne parvint pas à convaincre Caspar David Friedrich, le peintre du célèbre Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818), de peindre des nuages « d’après Howard » (« Ce serait, lui rétorque Friedrich, la mort du paysage en peinture »), les peintres de l’époque romantique ne peuvent en tout cas plus ignorer que la perception des nuages est désormais informée mais peut-être aussi limitée, selon certains, par la classification de Howard.

Topographie de nuages britanniques et brésiliens

Celui qui s’en accommoda le mieux fut John Constable. Au début de la décennie 1820, et durant deux années, il scrute depuis son quartier de Hampstead les ciels londoniens et produit une série d’études à l’huile à travers lesquelles il cherche à retranscrire la variation des conditions météorologiques à différents moments de la journée.

L’artiste complète souvent ses Cloud Studies, exécutées sur papier d’après la nomenclature de Howard, avec des mentions de la date, de l’heure, de la direction du vent.

Cloud Study (1822), de John Constable. The Courtauld Gallery, CC BY

L’exactitude météorologique de ces précisions a pu être vérifiée. L’impression de mouvement est donnée par les formes des nuages. La technique, inédite pour l’époque, consiste en de larges brossages sur des sous-couches colorées.

Bien loin de là, au Brésil, à la latitude du tropique du Capricorne, un autre peintre, Hercule Florence, a, de son côté, entrepris d’immortaliser les ciels de Campinas, à 90 kilomètres au nord de Sao Paulo, de 1832 à 1837. Il partage avec Constable un souci d’authenticité. Puisque « […] les ciels de la zone torride sont différents des ciels des contrées tempérées », il publie un Atlas pittoresque des ciels à l’usage des jeunes paysagistes. Ce catalogue comprend vingt-deux aquarelles numérotées, datées et décrites minutieusement, sans référence à la nomenclature latine des nuages, inconnue d’Hercule Florence.

« Deuxième étude à S. Carlos, 27 juillet 1832, 3 heures de l’après-midi. Ciel du sud-est », parmi les séries d’étude des ciels brésiliens, du géographe Hercule Florence, à l’aquarelle, au graphite, à l’encre de Chine et à l’encre ferrogallique sur papier. Collection Cyrillo Hercules Florence/Collection IMS. Instituto Moreira Salles

Il s’adresse en priorité aux peintres afin de les aider à représenter dans leurs tableaux des arrière-plans vraisemblables et fidèles à la saison et à l’heure.

Vers un Atlas international des nuages

Dans les sphères scientifiques, cependant, la classification de Howard reste, pendant plusieurs décennies, peu et mal utilisée. Un météorologiste de Cuba André Poey pose même la question de l’universalité des types de nuage et de la subjectivité du dessin. Pour évaluer cela, le congrès météorologique international de 1879 décide alors d’envoyer le météorologiste et photographe britannique Ralph Abercromby faire deux tours du monde.

Il publiera au retour Sur l’identité des formes de nuages tout autour du monde. Son travail débouchera également sur une classification internationale des nuages, largement inspirée de Howard, mais complétée d’une nomenclature fondée sur dix principaux types de nuages.

Photographie d’un ciel londonien par Ralph Abercromby (1884). Wikimeedia, CC BY

Cette typologie sera consacrée par l’édition, en 1891, des Instructions météorologiques, d’Alfred Angot, suivies, en 1896, par l’Atlas international des nuages, établi par les météorologues Hugo Hildebrand Hildebransson, Albert Riggenbach et Léon Teisserenc de Bort pour fixer les catégories de nuages « universels ». Selon les auteurs, les dessins sont trop schématiques et les peintures peu fidèles. Les photographies donnent des résultats plus réalistes. L’Atlas est donc illustré par 16 photographies prises par Ralph Abercromby.

De l’ordinaire à l’extraordinaire des ciels

Mais les peintres ne cessent pas pour autant de s’intéresser aux nuages.

De 1912 à 1951, par exemple, le peintre français André des Gachons, qui a installé une station météorologique dans son jardin de la Chaussée-sur-Marne (Marne) et qui devient bénévole des services météorologiques, peint d’une à trois aquarelles de ciel chaque jour. Neuf mille six cents œuvres sont ainsi répertoriées dans des cahiers. Les aquarelles s’intègrent à une planche sur laquelle figurent aussi les relevés de caractères de l’air.

L’originalité de ce travail réside dans la répétition sur une longue durée et la mise en mémoire de ciels très ordinaires. On n’y trouve que quelques ciels avec des nuages extraordinaires (explosions de munitions, tirs de DCA, etc.) observés pendant la Première Guerre mondiale.

Planche de cirrostratus, 20 février 1916. Les coordonnées géographiques indiquées semblent utiliser Paris comme méridien d’origine (2,33723° à l’est de Greenwich) comme sur les cartes de l’époque ([1]). Il y a en outre une erreur sur la latitude qui est en fait 48° 50′ Nord, et pas 40° 50′. « Au point exact de l’intersection du méridien et du parallèle » fait donc référence à ces coordonnées : 2° 10′ E et 48° 50′ N, soit en coordonnées actuelles 4.50390°E, 48.83333°N, en sortant de la Chaussée-sur-Marne, en direction de Saint-Martin-aux-Champs, comme indiqué (chemin de Saint-Martin). André des Gachons, CC BY

Aujourd’hui, nombre d’artistes continuent de se saisir de cet objet évanescent. Polymorphe, le nuage l’est aussi dans les messages qu’il peut porter, incarnant le rêve et la liberté pour Sylvain Soussan dans son musée des nuages, le mouvement et l’inconstance pour François Réau, l’incertitude pour Benoît Pinero) marchant dans le brouillard dans la vallée de la Loire ou même l’apocalypse à travers l’illustration choisie par la BNF pour l’exposition sur ce thème.

Guillaume Trouillard, éditions de la Cerise, 2013, Fourni par l'auteur

Quant à l’Atlas international des nuages, il se dote régulièrement de nouveaux nuages, comme le cataractgenitus qui se forme au-dessus des chutes d’eau. De quoi, de nouveau, inspirer les peintres et former de nouveaux traits d’union entre art et science.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

26.03.2025 à 16:30

Poids lourds et pollution : comment accélérer l’électrification ?

Denis Benita, Ingénieur transports, Ademe (Agence de la transition écologique)

Les poids lourds représentent 27 % des émissions de CO₂ liées au transport. Le passage à l’électrique est indispensable, mais pose de nombreux défis.
Texte intégral (2529 mots)
Les poids lourds ne représentent que 1,3&nbsp;% du parc automobile français, mais plus d’un quart des émissions de CO<sub>2</sub> liées au transport. Nigel Tadyanehondo/Unsplash

Les poids lourds représentent 27 % des émissions de CO2 liées au transport. Leur électrification apparaît ainsi indispensable pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, mais celle-ci peine à se déployer pour l’instant, notamment du fait de son coût élevé. Différents leviers sont actionnés pour accélérer cette transition.


Les poids lourds représentent, en France, 27 % des émissions de CO₂ liées aux transports, alors même qu’ils ne constituent que 1,3 % du parc automobile du pays. Le parc des camions compte environ 600 000 véhicules quand la France recense 39 millions de voitures. Un constat qui s’explique à la fois par leur très forte consommation de carburant et par le fait qu’ils roulent sur de très longues distances.

L’enjeu de diminuer leur impact environnemental apparaît donc majeur. Pour cela, plusieurs options existent aujourd’hui :

  • la plus plébiscitée actuellement est de se tourner vers le biocarburant B100, produit à partir de colza. Il s’agit de l’unique biocarburant éligible, à ce stade, à la vignette Crit’Air 1, qui sera peut-être un jour la seule permettant d’accéder à certaines zones à faibles émissions (ZFE). Il a l’avantage d’être facile à adopter : il suffit de le substituer au diesel dans son réservoir et de s’assurer que son véhicule est bien compatible.

  • La deuxième option vers laquelle se tournent nombre d’acteurs du transport routier est le gaz naturel véhicule, en privilégiant autant que possible son alternative renouvelable avec le biogaz naturel véhicule. Là aussi, éligible à la vignette Crit’Air 1, sa mise en œuvre est plus complexe, avec l’achat d’un camion dédié et la nécessité de se situer à proximité d’une station de gaz naturel pour véhicules (GNV).

  • La dernière option est l’achat d’un poids lourd électrique, qui demeure très minoritaire. Sur les quelque 50 000 camions vendus en France en 2024, seuls 670 étaient électriques, soit 1,4 % du marché – contre 33 % des bus et 16,9 % des voitures.

Cette solution constitue pourtant le choix le plus vertueux sur le plan environnemental, mais certains freins restent à lever pour faciliter son déploiement.


À lire aussi : Quelle technologie de batterie pour les voitures électriques ? Un dilemme de souveraineté industrielle pour l’Europe


Électrifier, l’option privilégiée par la France

Le premier intérêt du poids lourd électrique est son absence d’émissions de particules fines et d’oxyde d’azote. Les émissions de CO2 ne sont pas nulles – il faut prendre en compte celles liées à la production de l’électricité utilisée –, mais elles sont malgré tout 75 % plus faibles que celles d’un camion diesel.


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Il est ainsi particulièrement pertinent pour les centres-villes, où circulent tous les petits poids lourds de 19 tonnes qui réalisent les livraisons du dernier kilomètre.

Le marché des batteries étant déjà tiré par les constructeurs de véhicules particuliers, la présence de très gros constructeurs devrait permettre d’importantes économies d’échelle qui, indirectement, vont aider à faire baisser le prix des camions.

La filière possède en outre un excellent rendement « du puits à la roue » (c’est-à-dire, prenant en compte tout le cycle de vie de l’énergie utilisée), bien meilleur que ceux des filières diesel ou hydrogène par exemple. La France étant dotée d’une énergie électrique majoritairement décarbonée, elle aurait tort de s’en priver, d’autant que son réseau électrique est également très développé et très performant, maillage qui facilitera le déploiement de stations de charge sur l’ensemble du territoire.

C’est donc depuis quelques mois cette option qui mobilise en France la plus forte volonté politique, en accord aussi avec les différents acteurs français de l’industrie automobile qui privilégient la filière électrique à l’hydrogène. La plupart des constructeurs de camions envisagent d’ailleurs de vendre au moins 50 % de véhicules électriques à partir de 2030, sachant que l’Europe leur impose par ailleurs des quotas relativement stricts de réduction de leurs émissions de CO2.

Cette transformation pose toutefois de nombreux défis.

Pousser le développement de la filière

Le premier défi est de parvenir à structurer la filière en incitant ses acteurs à investir massivement dans le développement des poids lourds électriques.

Cela passe aujourd’hui principalement par la réglementation. Des règles drastiques ont ainsi été imposées au cours des dernières années aux constructeurs par l’UE, qui sont désormais tenus de diminuer de 45 % leurs émissions moyennes de CO2 en 2030, de 65 % d’ici à 2035 et de 90 % à horizon 2040.

À cette réglementation s’ajoutent les « normes euro » qui encadrent les émissions de polluants. La prochaine, Euro 7, sera introduite en 2028. Là aussi, l’absence d’émissions de particules et d’oxydes d’azote par le poids lourd électrique joue en sa faveur. Respecter ces seuils les forcera à redoubler d’ingéniosité pour accélérer leur production de poids lourds électriques.

Le défi est également technique : sur les camions électriques, le poids important des batteries augmente la charge à l’essieu, qui peut excéder la charge maximale réglementaire admissible et risque de mettre à mal l’architecture du véhicule. Une contrainte qui doit être prise en compte par le constructeur – en ajoutant par exemple un essieu supplémentaire – et qui rehausse mécaniquement le prix final.

Déployer des infrastructures de recharge

L’autre pan de la transition des poids lourds vers l’électrique est le déploiement indispensable d’infrastructures de recharge. Si les petits camions (parfois équipés de chargeurs embarqués) et les bus peuvent se recharger au dépôt, les gros qui réalisent de longues distances sur plusieurs jours doivent pouvoir trouver, au fil de leurs trajets, des stations de recharge.

Or, aujourd’hui, la France ne compte qu’une trentaine de stations poids lourds, chacune étant dotée de trois ou quatre bornes de recharge. Ce chiffre devrait atteindre 80 à 90 stations d’ici la fin de l’année. Par ailleurs le règlement européen AFIR impose aux pays de l’UE d’implanter des bornes d’au moins 350 kilowatts (kW) pour les poids lourds sur les principaux axes routiers, avec deux paliers de déploiement prévus à horizon 2025 puis 2030.

Selon un rapport de mars 2024, commandé sur le sujet par des entreprises privées, dont Enedis, TotalEnergies et Vinci Autoroutes, ce besoin devrait grimper d’ici à 2035 à 12 200 bornes réparties sur 519 aires de services et de repos. On estime à 630 millions le coûts des investissements alors nécessaires pour répondre à ces besoins.

À noter que certaines de ces stations pourront dépasser très prochainement le seuil de 1 MW de puissance, contre 350 à 400 kW aujourd’hui. Un camion électrique pourra ainsi se recharger intégralement en trente minutes, pendant la pause du chauffeur, contre plus d’une heure aujourd’hui. Une réponse à la question de l’autonomie des véhicules, souvent pointée comme un frein à leur adoption.

Le rapport est en outre rassurant sur les éventuels risques de tension que ce déploiement pourrait faire émerger sur le réseau électrique. Il pointe une très forte complémentarité entre poids lourds électriques et véhicules légers électriques, les premiers se rechargeant plutôt en journée et en semaine, quand les seconds sont rechargés plutôt la nuit et les week-ends.

Une nouvelle problématique surgit toutefois quant aux bornes de recharge : le foncier à mobiliser. De plus en plus puissantes, elles prennent aussi de plus en plus de place : une station de type MCS (Megawatt Charging System) prend à elle seule la place d’un tracteur routier (véhicule motorisé qui tracte la semi-remorque des poids lourds) avec sa remorque !

Lever les obstacles économiques

Aujourd’hui, le principal obstacle à la bascule des poids lourds vers l’électrique est économique. Le coût très élevé des poids lourds électriques, en particulier, constitue le frein majeur à leur appropriation. À l’achat, un tel véhicule présente aujourd’hui trois fois le coût d’un poids lourd thermique.

Ce prix, même s’il devrait diminuer avec le temps, est tel que les économies réalisées à l’utilisation – par l’alimentation en électricité plutôt qu’en gasoil – ne suffisent pas à compenser son surcoût pour l’instant.

Si l’on souhaite amorcer dès à présent la transition, l’aide publique sera donc indispensable. Dans ce cadre, l’Agence de la transition écologique (Ademe) a lancé, en 2024, l’appel à projets e-Trans, qui vient financer des véhicules lourds électriques. Doté d’une enveloppe totale de 110 millions d’euros, le budget de cet AAP est réparti en trois lots distincts : 95 millions d’euros pour les poids lourds 100 % électriques à batterie, 10 millions d’euros pour les autobus et navettes urbaines 100 % électriques à batterie et 5 millions d’euros pour les autocars 100 % électriques à batterie.

Depuis, un deuxième système a été créé par le gouvernement qui repose sur des fiches CEE (Certificat économie d’énergie). Ces aides financées par les pénalités payées par des entreprises polluantes octroient des bonus de 35 à 53 000 euros sur tous les achats de poids lourds électriques engagés avant 2030.

Enfin, le programme public Advenir vise à subventionner des infrastructures de charge.

Innover avec les autoroutes électrifiées et le rétrofit

Par ailleurs, deux systèmes innovants en matière d’électrification méritent que l’on s’y attarde : les autoroutes électrifiées et le rétrofit. Chacun présente des atouts pour atténuer le frein économique, diminuer l’impact environnemental de ces véhicules ou les besoins en bornes de recharge.

En premier lieu, les autoroutes électrifiées : équipées de rails au sol, de caténaires ou de systèmes à induction, elles permettraient aux poids lourds – et peut-être, à plus long terme, aux voitures – de se recharger en roulant. Son principal atout est d’alléger les camions, en les dotant de batteries plus petites, donc de réduire le besoin en bornes de recharge et de diminuer la pression sur les métaux critiques : lithium, cobalt, nickel ou graphite… dont l’usage va entrer en compétition avec d’autres secteurs.

Une des limites de ce système est qu’il doit idéalement être transfrontalier. Un camion transitant de l’Allemagne à la France devra pouvoir bénéficier d’une continuité de service. Or ces deux pays envisagent à ce stade deux méthodes différentes : le rail pour la France, la caténaire pour l’Allemagne. Des efforts de coordination apparaissent indispensables.

L’autre problème relève de la temporalité. Le système ne sera sans doute mature qu’en 2030. D’ici là, la filière de poids lourds électriques classiques et les infrastructures de recharge ont le temps de se développer… La solution sera-t-elle toujours pertinente ? La viabilité économique du système pose aussi question : le système sera-t-il suffisamment utilisé ? Au risque, sinon, que l’opérateur ne puisse se rémunérer.

Le rétrofit, enfin, qui consiste à convertir un véhicule thermique de plus de cinq ans en véhicule électrique en remplaçant le moteur, est un autre système à creuser. La méthode émerge pour l’instant sur les autocars, pour lesquels l’équation économique est plus favorable. Mais le marché du camion commence à s’y intéresser. Beaucoup moins chère qu’un camion neuf, plus vertueuse d’un point de vue environnemental, cette solution apparaît plus viable à court terme que les autoroutes électrifiées.

Investir de façon cohérente

Des freins, évoqués au fil de l’article, restent à lever pour qu’une bascule définitive s’opère dans le secteur des poids lourds vers l’électrique.

Toutefois, les injonctions réglementaires envers la filière, les investissements dans les infrastructures de recharge et l’accompagnement public d’incitation à l’achat de poids lourds électriques devraient accélérer le processus.

Aujourd’hui, l’État s’engage dans cette direction, mais il doit veiller à ne pas diluer ses efforts. D’autres investissements ont lieu dans des filières comme le gaz ou l’hydrogène : si des complémentarités peuvent exister avec la filière des poids lourds électriques, il faut toutefois veiller à ce qu’ils ne viennent pas phagocyter les efforts alloués à ces derniers.

The Conversation

Denis Benita ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.03.2025 à 16:47

Nos allergies au pollen sont-elles liées au sexe des arbres ?

Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)

Une théorie abondamment diffusée en ligne accuse les arbres mâles d’être responsables des allergies au pollen. L’occasion de revenir sur le monde fascinant de la sexualité des arbres.
Texte intégral (3988 mots)

Une théorie abondamment diffusée en ligne accuse les arbres mâles d’être responsables des allergies au pollen de plus en plus fréquentes en ville. L’occasion de revenir sur le monde fascinant de la sexualité des arbres.


Le printemps arrive, et avec lui, le moment fatidique de la reproduction sexuée des plantes. Mais comment cela se passe-t-il ? Comme souvent le vivant est aussi divers qu’étonnant, et son observation a parfois pu donner lieu à des interrogations sur de possibles guerres de sexe, voire à des accusations de « sexisme botanique ». Qu’en est-il réellement ?

Monoïque ou dioïques ?

Chez la plupart des espèces d’arbres que vous connaissez, chaque individu possède à la fois des organes reproducteurs mâles et femelles. On dit qu’ils sont bisexués.

Au sein de ces bisexués, on trouve deux grandes catégories.

Chez l’ensemble des conifères (les pins, sapins, cèdres…) et chez beaucoup d’essences forestières, on trouve sur un même arbre, des fleurs (ou cônes chez les conifères) mâles et des fleurs (ou cônes) femelles. On parle alors d’espèces monoïques.

Visuellement, ces fleurs ou cônes mâles et femelles sont différentes. Chez le chêne ou le noisetier, par exemple, les fleurs mâles sont regroupées sur des sortes d’épis que l’on nomme chatons, alors que les fleurs femelles sont minuscules, semblables à de petits bourgeons d’où émergent les stigmates qui vont capter les grains de pollen.

Les organes reproducteurs du noisetier (Corylus avellana) monoïque. À gauche de longs chatons pendants de fleurs mâles et, à droite, des bourgeons de fleurs femelles terminées par des stigmates rougeâtres. Fourni par l'auteur

Chez les pins, les cônes mâles jaune vif constitués de nombreuses étamines sont plus petits que les cônes femelles qui se transformeront en « pommes de pin » après fécondation.

Pin d’Alep monoïque : jeunes cônes femelles (à gauche) et cônes mâles (à droite) présents sur un même arbre
Pin d’Alep monoïque : jeunes cônes femelles (à gauche) et cônes mâles (à droite) présents sur un même arbre. Fourni par l'auteur

Mais parfois, aussi, les deux sexes se retrouvent dans une même fleur. On parle alors d’arbres à fleurs hermaphrodites. C’est moins courant pour les arbres de nos forêts (même si l’on peut voir de telles fleurs sur le tilleul ou sur les sorbiers), mais c’est la règle chez les fruitiers (pommiers, cerisiers, cognassiers…) et chez beaucoup d’arbres d’agrément (magnolias, marronniers).

Fleur de cognassier hermaphrodite avec étamines et pistil
Fleur de cognassier hermaphrodite avec étamines et pistil. Fourni par l'auteur

Chez d’autres arbres, la situation est encore différente. On trouve certains individus qui ne portent que des organes mâles produisant du pollen et d’autres individus qui ne portent eux que des organes femelles, produisant des ovules, puis qui produiront des fruits. Il y a donc des arbres mâles et des arbres femelles. On dit que ces espèces sont dioïques.

Si une telle répartition sexuelle, avec des individus mâles et des individus femelles est la règle chez les humains et chez nombre d’animaux, il est plutôt rare dans le règne végétal. Seuls 6 % des 300 000 espèces de plantes recensées présentent cette particularité. On peut citer le Ginkgo biloba, l’if (Taxus baccata), le genévrier thurifère (Juniperus thurifera), les peupliers (Populus sp) ou encore le palmier-dattier (Phoenix dactylifera). Pour cette dernière espèce, comme pour une espèce herbacée, le compagnon blanc (Silene latifolia), on a même pu identifier la présence de chromosomes sexuels XY pour les mâles et XX pour les femelles.

Peuplier blanc (Populus alba), une espèce dioïque
Peuplier blanc (Populus alba), une espèce dioïque. Fourni par l'auteur

Cette répartition des organes sexués est donc peu courante, mais elle présente cependant un avantage majeur. Celui d’éviter toute consanguinité. Le pollen produit par un arbre mâle devra, transporté par le vent ou par des animaux, trouver un arbre femelle pour se reproduire. Et cet arbre femelle sera génétiquement différent du mâle. D’où un brassage génétique important en perspective.

Les espèces bisexuées, qui portent donc sur le même arbre des organes sexués des deux sexes, quant à elles, ont dû développer d’autres stratégies pour limiter cette consanguinité, tel le décalage temporel dans l’épanouissement des organes mâles et femelles. Ainsi, les étamines n’arrivant pas à maturité en même temps que le pistil de la même fleur, le pollen de cette fleur devra aller féconder des fleurs d’autres individus au pistil mature et génétiquement différents.

Mais la répartition des sexes est loin d’être toujours aussi tranchée et fixée. Dans des populations de frêne commun (Fraxinus excelsior), on peut ainsi rencontrer des arbres mâles, femelles ou bien bisexués.

Le mystère des vieux genévriers

Plus étrange encore, les extraordinaires vieux genévriers (Juniperus phoenicea) des gorges de l’Ardèche ou du Verdon sont réputés bisexués, mais ont en réalité une sexualité hésitante. Ils peuvent de fait changer de sexe ; bisexués une année, mâles ou femelles une autre. Cela correspond-il à une adaptation aux conditions environnementales particulièrement difficiles de ces falaises verticales, au sol quasi inexistant, permettant à ces arbres d’atteindre des âges qui peuvent dépasser un millier d’années ? L’écologue Jean-Paul Mandin, grand spécialiste de ces étonnants arbres de falaise a pu montrer que, dans leur grande majorité, les individus bisexuels passent ensuite par un état mâle, c’est-à-dire par une année où ils n’expriment pas leur sexe femelle.

Il émet l’hypothèse que tout se passe comme si un individu qui a fait des fleurs femelles et donc qui a ensuite investi beaucoup d’énergie dans le développement des fruits, se « reposait » l’année suivante en étant nettement plus mâle ou en ne fleurissant pas du tout.


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Le sex-ratio : mâles ou femelles à égalité ?

Si l’on se concentre maintenant sur les espèces chez qui l’on trouve systématiquement des arbres mâles et des arbres femelles, de nombreuses questions adviennnent. D’abord, y-a-t-il autant d’individus mâles que d’individus femelles ? Cette question, essentielle d’un point de vue écologique est celle du sex-ratio. Si cette proportion est déséquilibrée, avec par exemple, plus de femelles que de mâles, quelle en est la signification ? ; les arbres femelles sont-ils plus résistants que les mâles ? Quelles conséquences y-a-t-il à terme sur la dynamique de cette population ?

Pour beaucoup d’espèces, il a été suggéré que les femelles seraient moins nombreuses, car moins compétitives. Elles investissent de fait plus de ressources que les mâles, car elles produisent des ovules qui donnent ensuite des fruits, souvent de grande taille, quand les mâles produisent eux du pollen, certes en grande quantité mais plus petit. Cet investissement des femelles pourrait donc se faire au détriment de leur croissance ou de la défense contre les prédateurs, ce qui les rendrait plus vulnérables que les mâles, limiterait leur longévité et entraînerait à terme un sex-ratio en faveur de ces derniers.

Mais ce n’est pas une règle générale.

Un sex-ratio où prédomine les femelles a par exemple été retrouvé au niveau des populations de genévrier thurifère des Atlas marocains qui ont bénéficié d’une analyse très précise afin de mieux comprendre la dynamique de ces populations menacées par la hache du berger, la dent du bétail et le changement climatique.

Les genévriers thurifères mâles produisent du pollen en très grande quantité car sa pollinisation se fait par le vent. Ce pollen produit est donc majoritairement exporté et représente une perte brute pour l’arbre. Les genévriers mâles investissent ainsi beaucoup dans la reproduction et pourraient alors être moins compétitifs que les femelles.

Une population de Genévrier thurifère dans le Haut Atlas avec un sex-ratio en faveur des arbres femelles
Une population de Genévrier thurifère dans le Haut Atlas (Maroc), avec un sex-ratio en faveur des arbres femelles. Fourni par l'auteur

Mais de leur côté, la production de cônes femelles, qu’on appelle des galbules, peut également être considérable (jusqu’à 4 kg de galbules par an). Cependant, contrairement au pollen, ces galbules restent sur place, tombant sous la couronne des arbres, et enrichissent ainsi le sol en nutriments quand ils se décomposent. Un phénomène tout au bénéfice de l’arbre qui voit que son investissement important dans la production de cônes femelles est alors compensé par l’amélioration du sol où croissent ses racines.


À lire aussi : L’avantage d’avoir des petites feuilles pour certains arbres


Cet investissement différent dans la reproduction au détriment de la croissance n’est sans doute pas le seul facteur permettant d’expliquer ce sex-ratio des populations de genévrier. À l’heure actuelle cependant, il n’existe pas d’autres éléments montrant qu’un sexe soit, par exemple, plus sollicité qu’un autre par le troupeau ou les habitants des villages environnants.

Car le sex-ratio peut aussi être lié directement à l’action humaine. C’est le cas des palmeraies marocaines. Dans les palmeraies « naturelles », il peut y avoir autant de mâles que de femelles. Par contre, dans les vergers à l’exploitation raisonnée, les palmiers femelles ont été privilégiés par rapport aux mâles qui ne doivent pas représenter plus de 4 % des arbres, car seuls les palmiers femelles produisent des dattes. On fait alors appel à une pollinisation artificielle traditionnelle ou semi-mécanisée.

Palmeraie du Souss marocain
Palmeraie du Souss marocain. Fourni par l'auteur

Les arbres mâles, responsables d’allergies ?

Récemment, c’est le sex-ratio des arbres en ville qui a été l’objet de nombreuses interrogations.

Beaucoup d’allergies étant dues aux grains de pollens produits uniquement par l’appareil reproducteur mâle des fleurs, une polémique s’est développée tentant d’accuser les paysagistes urbains et leur « sexisme botanique » qui serait responsable de l’augmentation des allergies.

Abondemment partagées sur TikTok, à partir de 2021, cette théorie défend l’idée que l’on s’est mis à ne planter que des arbres mâles, producteurs de pollens allergènes dans les villes pour éviter les désagréments que peuvent causer leurs homologues femelles qui, en produisant des fruits et des graines, peuvent générer des détritus, des trottoirs glissants, obstruer les égouts…

Cependant, en remontant le fil de cette idée devenue virale sur les réseaux sociaux, on se rend compte que cette théorie est tirée d’un ouvrage mentionnant cette réalité pour une seule espèce dioïque : les peupliers deltoïdes dont seuls les mâles sont plantés dans certaines villes des États-Unis.

Or, les principaux responsables des allergies respiratoires demeurent eux des arbres bisexués (cyprès, noisetier, bouleau, aulne, platane, chêne, frêne, tilleul, etc.), et le peuplier qui a généré cette folle théorie en ligne, quant à lui, n’est pas tellement présent dans nos villes. Ne jetons donc pas la pierre aux arbres mâles. La science considère évidemment que l’on ne peut établir de hiérarchie entre arbres mâles et femelles au sein d’une espèce dioïque, les deux étant indispensables à la pérennité de l’espèce. D’ailleurs, nous l’avons vu, chacun des sexes doit déployer des efforts importants afin de produire soit du pollen, soit des fruits et des graines.

Allée de Tilleuls, hermaphrodites, Avenue du Prado, Marseille
Allée de tilleuls, hermaphrodites, avenue du Prado, Marseille (Bouches-du-Rhône). Fourni par l'auteur

Enfin, les allergies peuvent aussi être des allergies de contact ou en relation avec le fruit ou la graine ingérée… et là, peu importe le sexe de l’arbre sachant que si l’on parle d’allergies liées au fruit, c’est l’arbre femelle qui sera responsable si l’espèce est dioïque.

Ne nous trompons donc pas d’ennemi. L’accroissement des allergies au pollen en ville est en réalité dû au changement climatique, qui entraîne une production de pollen plus tôt en saison et en plus grande quantité, et aux pollutions atmosphériques qui contribuent à l’intensification des symptômes d’allergie.

The Conversation

Thierry Gauquelin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.03.2025 à 16:40

La transition numérique dans l’enseignement supérieur et dans la recherche est-elle compatible avec l’écologie ?

Pierre Boulet, Professeur d'informatique, Université de Lille

L’empreinte carbone de la transition numérique va-t-elle exploser avec l’essor des IA génératives&nbsp;? Cette question concerne aussi le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Texte intégral (2091 mots)
Datacenter de l'Université de Lille Fourni par l'auteur

L’empreinte carbone de la transition numérique risque-t-elle d’exploser à l’aune de l’essor des intelligences artificielles génératives ? Cette question concerne aussi le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche.


En matière de transition numérique, les secteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) sont loin d’être à la traîne. En effet, la recherche repose déjà massivement sur des infrastructures de calcul et de stockage, sur des réseaux de communication permettant une collaboration internationale efficace, et les enseignements utilisent tous les jours des plates-formes pédagogiques numériques. Mais cette numérisation massive est-elle compatible avec la transition écologique ?

Dans l’ESR comme ailleurs, le numérique a des impacts environnementaux positifs et négatifs. Au même titre que les autres universités, l’Université de Lille est impliquée dans cette transition. Celle-ci est mise en perspective avec l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) générative à l’occasion de la semaine des transitions organisée par l’Université de Lille. L’occasion de faire le point sur les liens entre transition numérique et écologique.

La transition numérique, un enjeu pour l’ESR

La transition écologique et la transition numérique ont un point commun : elles décrivent toutes les deux la transformation d’un système pour passer d’un état stable à un autre.

Si on regarde l’enseignement supérieur, la transition numérique est déjà très largement entamée. Les systèmes d’information des établissements d’enseignement supérieur gèrent déjà à l’aide d’outils informatiques la plupart de leurs grandes fonctions : scolarité, gestion des ressources (humaines, financières, immobilières), recherche…

Par ailleurs, les étudiants et les personnels bénéficient d’une large gamme d’outils de communication et de travail collaboratif. Le recours aux plates-formes numériques pour l’enseignement s’est généralisé (plateformes pédagogiques, classes virtuelles, etc.). Tout ceci est bien documenté dans la collection numérique éditée par l’Agence de mutualisation des universités et des établissements (Amue).

Le numérique a eu, depuis la fin des années 1980, un effet transformateur majeur sur les établissements d’enseignement supérieur, bien avant d’autres pans de la société. C’est aussi cela qui leur a permis de traverser la crise du Covid-19 sans cesser de former les étudiants et de produire des connaissances.

Nous sommes ainsi arrivés à un niveau de maturité numérique où les établissements construisent leurs propres schémas directeurs du numérique pour planifier l’évolution de leurs systèmes d’information en fonction de l’évolution des besoins et des technologies.


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Il reste toutefois beaucoup à faire : les établissements doivent s’adapter aux innovations numériques et, notamment, à la déferlante des intelligences artificielles génératives.

Les impacts environnementaux du numérique

Les impacts environnementaux du numérique commencent à être bien documentés. L’Ademe, entre autres, a produit plusieurs documents faisant le bilan des connaissances sur ce sujet.

Elle estime que le numérique (data centres, réseaux et terminaux) représente en France :

  • une empreinte carbone de 29,5 millions de tonnes équivalent CO2, soit 4,4 % de l’empreinte carbone nationale, soit l’équivalent des émissions dues aux poids lourds,

  • une consommation électrique de 51,5 térawatts-heures, soit 11 % de la consommation électrique totale,

  • Sans mesures correctrices dans les années à venir, son impact devrait croître de manière difficile à suivre.

Ces impacts sont probablement sous-évalués, car ces évaluations datent d’avant la révolution de l’intelligence artificielle (IA) générative et ne prennent pas en compte les impacts hors du territoire français des usages numériques (en particulier ceux faisant appel à des traitements effectués dans des data centres situés à l’étranger).

La fabrication des matériels informatiques en constitue la part principale. Celle-ci constitue 80 % de l’empreinte carbone du numérique, tout en entraînant des pollutions des eaux et des sols du fait de l’extraction des matières premières.

L’ONU, dans son rapport sur l’économie numérique en 2024, insiste également sur la consommation d’eau du numérique, à la fois pour la fabrication du matériel que pour son utilisation. Les plus gros data centres utilisent des systèmes de refroidissement à eau liquide qui posent des conflits d’usage. Les investissements massifs en cours dans l’IA générative pourraient encore aggraver le problème.


À lire aussi : Impact environnemental du numérique : l’inquiétant boom à venir


# Une préoccupation grandissante au sein de l’ESR

Comment relever ces nouveaux défis, et à quel prix ? Cette transition vers l’IA générative est-elle encore soutenable au plan écologique ? Faut-il miser sur celle-ci ou la ralentir ? Tout dépend, en définitive, de ce que l’on souhaite en faire.

Vaut-il mieux utiliser l’IA pour chercher de nouveaux forages pétroliers ou pour améliorer les prévisions sur l’évolution du climat ? Dans ce contexte, l’enjeu de sobriété et d’écoresponsabilité numérique peut aussi s’appliquer à l’enseignement supérieur et à la recherche (ESR).

La communauté de l’ESR s’interroge sur ces questions, comme en témoignent plusieurs initiatives, par exemple les journées GreenDays, qui rassemblent chaque année depuis douze ans les chercheurs de diverses disciplines intéressés au numérique écoresponsable.

Du point de vue des infrastructures, l’ESR a déjà effectué une large part de sa mue numérique, à la fois pour les systèmes d’information et pour le soutien à la recherche avec des supercalculateurs – comme ceux qui sont proposés par Genci ou au sein du mésocentre de calcul scientifique de l’Université de Lille.

Data centre de l’Université de Lille. Fourni par l'auteur

La démarche de mutualisation des moyens de calcul de l’Université de Lille, engagée dès 2011, permet de regrouper les financements sur projets pour construire une infrastructure efficace et partagée au bénéfice de tous les chercheurs du site. Son hébergement dans le data center de l’université assure une meilleure efficacité énergétique du refroidissement de cette infrastructure que si elle était dispersée dans de multiples petites salles. De plus, cette mutualisation permet d’éviter les périodes de faible utilisation des machines, en plus d’en réduire le nombre.

Plusieurs démarches sont engagées dans l’enseignement supérieur et la recherche au niveau national pour maîtriser l’impact de ces infrastructures numériques :

  • un marché public national d’achat de matériel informatique qui inclut des contraintes environnementales,

  • une mutualisation des hébergements informatiques dans des data centres régionaux avec un plan de fermeture des petits sites, moins efficaces au plan énergétique,

  • et le développement de communs numériques dans une démarche d’écoconception, coordonnée au niveau national par le Coreale.

Ces enjeux concernent aussi les formations portées par les établissements d’enseignement supérieur. Ces établissements incluent de plus en plus systématiquement des modules de cours sur les impacts du numérique dans ses formations en informatique. À l’Université de Lille par exemple, on trouve une fresque du numérique en licence et des unités d’enseignement dédiées en master ainsi qu’en formation d’ingénieurs. Le groupe de travail EcoInfo a d’ailleurs produit un référentiel de connaissances pour un numérique éco-responsable qui aide à construire ces modules de formation.

La formation à la « transition écologique pour un développement soutenable » est en outre préconisée pour tous les étudiants de premier cycle à partir de 2025.

Enfin, pour le grand public et les autres organisations, l’Ademe, le CNRS et Inria portent le projet AltImpact, qui vise à sensibiliser aux enjeux du numérique écoresponsable et liste de nombreuses bonnes pratiques actionnables à la maison, au travail ou dans une organisation.


Cet article est publié dans le cadre de la Semaine des transitions, organisée par l’Université de Lille du 24 au 29 mars 2025.

The Conversation

Pierre Boulet est membre du GDRS EcoInfo et de l'association VP-Num des vices-présidents en charge du numérique dans les établissements d'enseignement supérieur. Il a reçu des financements de l'ANR, de la Métropole Européenne de Lille, de la Région Hauts-de-France et de la Commission Européenne pour ses travaux de recherche.

24.03.2025 à 16:22

Un data center près de chez soi, bonne ou mauvaise nouvelle ?

Bruno Lafitte, Expert data center, Ademe (Agence de la transition écologique)

Alors que les centres de données sont appelés à se multiplier en France du fait de l’explosion du numérique et notamment de l’IA, tour d’horizon des enjeux liés à leur implantation géographique.
Texte intégral (2172 mots)

Les annonces se multiplient en France et à l’étranger sur la construction de centres de données gigantesques, dédiés à répondre aux besoins en puissance de calcul de plus en plus colossaux requis par l’intelligence artificielle (IA). En France, il apparaît urgent de planifier et de réguler ce déploiement sur le territoire, qui n’est pas sans risque de créer des conflits dans l’allocation des ressources en électricité.


À l’occasion du sommet sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu les 10 et 11 février 2024, le gouvernement a annoncé 109 milliards d’euros d’investissements privés. Parmi ces financements, une partie sera consacrée à la construction de deux centres de données d’une puissance de 1 GW chacun. Le gouvernement a également publié à cette occasion une carte recensant dans 9 régions françaises 35 zones prêtes pour l’implantation de centres de données pour l’intelligence artificielle (IA). Cinq de ces zones dépassent les 50 hectares : deux en Île-de-France, une dans le Grand Est, une dans les Hauts-de-France et une en PACA.

Déjà clés de voûte du numérique, les centres de données sont appelés à jouer un rôle croissant avec la montée en puissance de l’IA générative : les besoins en puissance de calcul de cette dernière étant colossaux, elle exige des supercalculateurs capables de répondre aux milliards de requêtes des utilisateurs de ChatGPT et autres modèles d’IA générative. Ils sont hébergés au sein de centres de données conçus pour être en mesure de répondre à ces besoins.

Cela fait déjà plusieurs années que la France est concernée par la déferlante des data centers – elle en compterait environ 300 de grande taille, selon RTE. S’ils se sont d’abord concentrés, dans l’Hexagone, à Paris et en Île-de-France, la saturation foncière et électrique de la région francilienne pousse désormais les acteurs du secteur à se déployer dans le reste du pays, Marseille en tête, grâce à aux 18 câbles sous-marins dont elle est le point d’arrivée.

Or, l’installation de ces infrastructures se heurte de plus en plus à des résistances locales. Dans ce contexte, il apparaît indispensable de se pencher sur les enjeux qui entourent les implantations de centres de données, comme le détaillait un avis d’expert publié par l’Agence de la transition écologique (Ademe) en octobre 2024.

La localisation des datas centers, une équation complexe

Disponibilité électrique, consommation énergétique, consommation d’eau, artificialisation des sols et intégration dans le tissu socioéconomique local sont quelques-uns des paramètres à considérer pour juger de la pertinence ou non d’implanter un centre de données sur un territoire.


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Précisons par ailleurs que l’on distingue deux formats de data centers, aujourd’hui appelés à cohabiter en France :

  • les grands, dits data centers « hyperscale », qui s’implantent en périphérie des villes,

  • et les data centers « edge », plus petits et insérés au tissu urbain.

Les deux présentent des besoins en énergie importants, exigent une connexion Internet, une disponibilité du réseau électrique et un lieu sûr et stable pour disposer de leurs données. La façon de les intégrer localement et les conditions de leur acceptabilité se posent néanmoins différemment.

Penchons-nous sur les principaux risques qui entourent l’implantation de ces infrastructures, les façons de minimiser leurs effets néfastes et la nécessité de planifier leur développement pour maximiser leurs effets bénéfiques.

Les data centers, des ogres énergétiques

Le premier sujet qui vient à l’esprit lorsqu’on aborde cette question est la consommation électrique massive des centres de données. Cette dernière est principalement due aux serveurs qui traitent les données et dans une moindre mesure au refroidissement de ces serveurs pour assurer leur fonctionnement optimal.

L’exemple du campus centre de données Data4, à Nozar (Essonne), offre un ordre d’idées. Baptisé le PAR1, il regroupe 23 centres de données, s’étend sur 110 hectares et est doté d’une puissance de 250 MW. Cela se traduit par une consommation de 1,3 térawatt-heure (TWh) par an, ce qui correspond à… la consommation annuelle d’énergie de plus de 270 000 ménages, soit le nombre de ménages de villes comme Toulouse ou Lyon !

Sur la plateforme Operat gérée par l’Ademe, qui recense les déclarations de consommation électrique du tertiaire, les data centers arrivent en tête en termes de densité de consommation.

Alors qu’ils ne représentent que 0,1 % de la surface déclarée, ils sont pourtant à l’origine de 2,2 % des consommations et sont la catégorie la plus énergivore. Au mètre carré, ils consomment ainsi 2 000 à 3 000 kWh par m2 et par an (contre 100 à 200 pour un bâtiment classique). Selon RTE, la consommation électrique des centres de données en France devrait tripler d’ici à 2035. Et l’Ademe estime qu’ils représenteront 8 % de la consommation électrique française à horizon 2050, contre 2 % aujourd’hui, selon RTE.

Des risques de tension sur le réseau

Ces besoins impliquent, pour chaque implantation, une disponibilité du réseau électrique suffisante, autrement dit des « tuyaux » dimensionnés pour satisfaire une demande importante. Au risque, sinon, de voir surgir des conflits d’usage, comme cela a pu être le cas à Londres où la présence de centres de données a entravé la création de quartiers résidentiels.

Se pose ici une première question dans le choix d’allocation de la ressource électrique, qui est déterminée par RTE en France. À Marseille, les data centers auraient ainsi empêché l’électrification des navires à quai.

Pour l’instant, les problématiques portent moins sur le volume d’électricité produite – la France en exporte – que sur ses réseaux de distribution. Nous sommes, en la matière, dotés d’une planification nationale qui permet d’encadrer l’électricité sacralisée pour les data centers et de décider quelle puissance sera allouée dans les prochaines années à ces usages.

Certaines mesures peuvent toutefois contribuer à contenir – ou du moins, à répondre – aux besoins énergétiques supplémentaires qu’engendre la multiplication des centres de données.

Des possibilités de gains énergétiques

D’une part, des gains d’efficacité énergétique de plus de 50 % sont atteignables dans les data centers, selon l’Ademe, en agissant sur les bâtiments, les serveurs, le refroidissement et les alimentations de secours. Différents indicateurs existent pour évaluer ces performances : le PUE (Power Usage Effectiveness), en particulier, établit le ratio entre l’énergie totale consommée par le centre de données et l’énergie consommée pour sa partie informatique. En moyenne, le PUE des nouvelles grosses installations tend vers 1,2, là où les structures existantes présentent un PUE de 1,5 en moyenne.

Parmi les leviers qui permettent de baisser la consommation électrique consacrée au refroidissement, et donc le PUE :

  • L’utilisation du refroidissement adiabatique, qui utilise la vaporisation de l’eau pour refroidir, se fait au détriment de la consommation d’eau et doit être proscrit.

  • Le refroidissement liquide, qui consiste à faire circuler de l’eau autour des serveurs et de leurs composants, est à privilégier, notamment pour les nouveaux serveurs à puissance élevée.

  • Le free cooling indirect, qui revient à refroidir indirectement les serveurs avec l’air extérieur, est le plus vertueux, d’autant que les serveurs acceptent aujourd’hui des températures de fonctionnement plus élevées.

Il faut par ailleurs s’assurer que l’implantation du centre de données permette la valorisation de la chaleur fatale produite par ses serveurs. Dans les cas des data centers « edge », elle peut se faire directement sur le bâtiment voisin ; pour les data centers « hyperscale », situés en périphérie de ville, un couplage avec un réseau de chaleur urbain pourra être privilégié

Dans les deux cas, cette intégration doit être anticipée au moment du choix du lieu d’implantation.

Un risque de tension foncière

Outre l’électricité, l’arrivée d’un centre de données implique de mettre la main sur une autre ressource précieuse : le foncier, dont l’accès est déjà très tendu en France. Le campus de data centers PAR01 de DATA4 comprend ainsi 24 data centers sur une surface de 110 hectares. À Marseille, l’emprise foncière de certains acteurs de centres de données suscite des tensions localement.

En ce qui concerne les data centers hyperscale, voués à être installés plutôt en périphérie des villes, il s’agit de s’assurer qu’ils n’entrent pas en concurrence avec d’autres projets de développement local et qu’ils ne mettent pas en péril les objectifs de la loi zéro artificialisation nette.

Sur le sujet, l’Ademe préconise de privilégier leur implantation sur des friches, de préférence industrielles. Là aussi toutefois, des conflits d’usages pourraient émerger, la réhabilitation des friches étant de plus en plus plébiscitée pour des projets de développement urbain, de parcs, de tiers lieux ou encore de logements.

Un choix de société

Bien choisir la localisation d’un data center tout en en maximisant ses bénéfices est donc une gageure. Les conditions à réunir sont multiples : l’accès au foncier, l’optimisation de la performance énergétique avec la possibilité de valoriser la chaleur fatale, l’accès à une électricité suffisante et propre ainsi qu’à la fibre, et l’inscription du projet en cohérence avec les schémas de développement urbain locaux.

L’adhésion locale dépendra également de la capacité de ces infrastructures à générer une activité économique locale : la création d’emplois directement liés à la construction et à la maintenance, mais aussi le développement d’un écosystème économique en lien avec le numérique et l’IA. Il s’agirait ainsi, par l’anticipation et par la régulation, de maximiser les externalités positives pour tempérer les désagréments.

Mais ne nous fourvoyons pas : tous ces efforts ne doivent pas nous exempter d’une réflexion globale sur la finalité de cette déferlante des centres de données.

Certes, rapatrier nos données numériques constitue un réel enjeu de souveraineté. Mais certains usages numériques décuplés par l’IA générative méritent que l’on s’interroge sur leur pertinence avant de s’y jeter à corps perdu. Au risque, sinon, de perdre la maîtrise de l’allocation de nos ressources énergétiques et foncières.

The Conversation

Bruno Lafitte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.03.2025 à 12:40

Faith in Nature, House of Hackney : comment ces entreprises britanniques pionnières ont-elles intégré la nature dans leur gouvernance ?

Xavier Lecocq, Professeur de management stratégique, Université de Lille

Benoît Demil, Professeur de management stratégique, Université de Lille - I-site

Vanessa Warnier, Professeure des universités, Université de Lille

Des entreprises pionnières britanniques ont choisi de ne pas considérer la nature comme un adversaire. Mieux, elles l’ont intégrée dans leur gouvernance.
Texte intégral (1678 mots)

Deux entreprises britanniques pionnières ont choisi de ne pas considérer la nature comme un adversaire. Mieux : Faith in Nature, dans le secteur cosmétique, et House of Hackney, dans celui de la décoration d’intérieur, l’ont intégrée dans leur gouvernance. Et, demain, faudra-t-il compter sur l’IA pour représenter la nature ?


Pour renforcer leur responsabilité sociétale et environnementale (RSE), certaines entreprises cherchent à aller au-delà de la soutenabilité de leurs produits et de leurs opérations. L’intégration de la nature dans les dispositifs de gouvernance est la suite logique du mouvement…

Quelques entreprises commencent à jeter les bases de cette innovation juridique. Bien sûr, elles seront certainement suivies par d’autres. Comme ce fut parfois le cas pour vanter les mérites de leurs produits ou services écologiques, certaines entreprises intégreront la nature dans leur gouvernance pour de simples raisons de communication — un « GreenGovWashing » en somme. Ces organisations incluront le vivant dans des instances sans action substantielle ou rôle effectif.

Il est donc primordial de revenir aux cas d’entreprises pionnières pour se nourrir de leur courte, mais intéressante expérience.

Étude de cas de deux entreprises anglaises : Faith in Nature, spécialisée dans les cosmétiques et House of Hackney, dans les décorations murales d’intérieur.

Faith in Nature, des gardiens de la nature

Cette PME anglaise est la première entreprise à donner un siège à la nature dans son conseil d’administration, en faisant évoluer ses statuts en 2022. L’aventure « Nature On The Board » a commencé avec l’aide de deux organisations non lucratives, défenseurs des droits de la nature, Earth Law Centre et Lawyers for Nature, épaulées par le cabinet d’avocats américain Shearman & Sterling.

Avec cette innovation, la nature est légalement représentée au conseil d’administration par deux personnes non salariées de l’entreprise. Présentes pour un mandat de deux ans, elles sont choisies pour leur expertise.

Ces « gardiens de la nature » sont en charge de faire respecter ses droits ; ils doivent assurer aux espèces et aux écosystèmes leurs droits inhérents à exister, à être préservés et à se régénérer. Ces représentants participent aux réunions trimestrielles du conseil et aux réunions impliquant des sujets liés à la nature. Comme les autres administrateurs, ils disposent d’un droit de vote, mais aussi d’autres droits comme l’accès aux informations sur l’entreprise ou encore la possibilité de mettre des questions à l’ordre du jour du conseil. Ils disposent également d’un budget pour développer certains projets.

Comme dans tout conseil, l’influence de la nature passe avant tout par les discussions entre administrateurs. Sa seule présence modifie les comportements et la teneur des discussions. Son influence passe également par des votes formels. Lors de deux votes importants en 2023 sur la question des emballages plastique et de l’utilisation de l’huile de palme, la nature a eu son mot à dire. Elle a remporté un vote pour des pratiques plus éco-responsables. L’entreprise est passée dès 2024 à des emballages en aluminium largement plus faciles à recycler que les plastiques. Certains ingrédients naturels ont également été introduits dans la composition des cosmétiques afin de régénérer les écosystèmes.

House of Hackney, un compte de résultat pour la nature

House of Hackney intègre la nature dans son conseil d’administration en 2023. La PME nomme un « directeur de la mère Nature et des générations futures ». Là encore, le représentant de la nature assiste aux réunions du conseil et a toute latitude pour engager des discussions avec des membres de l’entreprise. Au-delà d’un représentant au conseil, l’entreprise fait évoluer ses outils de suivi stratégique. En 2024, House of Hackney met en place un compte de résultat pour la nature. Ce dernier identifie ses « coûts réels » en ajoutant les coûts environnementaux et sociaux de son activité.

House of Hackney a analysé ses deux produits phares – les papiers peints et les velours – selon les méthodes de True Price, en y incorporant leurs coûts sociaux et environnementaux. Quel (juste) prix payer au fournisseur ? L’entreprise britannique s’est rendu compte que le prix au mètre carré de ses velours devrait être augmenté de 3,58 $ – du fait de la culture du coton – et de 0,25 $ pour les papiers peints.

Conclusion : elle devrait dépenser 3 % à 5 % de son chiffre d’affaires pour réduire ou compenser son impact environnemental et social, alors qu’elle n’en dépense que 1 % aujourd’hui. Son objectif est désormais d’entamer des actions pour ramener ces coûts d'impact à zéro voire à les rendre négatifs, ce qui serait le signe d’une activité régénérative.


À lire aussi : Patagonia, Norsys : qui est légitime pour parler au nom de la nature dans les entreprises ?


Pour accompagner cette transformation, House of Hackney a lancé en 2025 un emprunt sur une plateforme de crowdfunding afin de racheter les parts des fonds d’investissement présents à son capital. Si elle atteint les deux millions de livres qu’elle vise, la marque reprendra le contrôle de son capital pour développer et approfondir son engagement en faveur de ses nouvelles pratiques.

La nature en allié des autres administrateurs

Faith in Nature et House of Hackney ont ouvert la voie à la mise en place d’une représentation officielle de la nature dans leur gouvernance. Mais elles ont aussi réussi à aller au-delà, en lui donnant un rôle effectif, en la sollicitant, en lui confiant des moyens, ou encore en mettant en place une comptabilité qui adopte le point de vue du vivant. De tels développements ont été possibles grâce aux représentants de la nature et aux autres membres de l’instance de gouvernance.


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La légitimité, la compétence et la présence du ou des porte-paroles de la nature sont centrales. Ils doivent avoir des compétences sur trois domaines : une compréhension de ce qu’est la gouvernance d’une organisation, un dialogue avec les autres membres de l’instance et une connaissance de la nature ou des entités naturelles qu’ils représentent.

La qualité de l’écoute et la considération de la nature par les autres membres de l’instance sont également des facteurs importants. On ne peut espérer que celles et ceux qui prennent la parole au nom de la nature le fassent « contre » le reste des membres de l’instance, qui eux seraient dès lors assignés au point de vue anthropocentré. L’effet serait délétère et contre-productif au projet d’intégrer la nature dans la gouvernance.

À l’instar de ce qui se passe avec les représentants salariés dans les conseils d’administration, les porte-paroles de la nature pourraient devenir une partie constituante de l’organisation et non un adversaire à la performance ou une incongruité de la vie des entreprises au XXIe siècle.

Un porte-parole humain ou une IA ?

N’oublions pas que le but de l’intégration de la nature dans la gouvernance des entreprises est de progresser vers une perspective moins anthropocentrée. Une IA générative, même si elle est évidemment façonnée par l’être humain, peut assister l’instance de gouvernance. Lorsqu’on demande à des IA génératives de jouer ce rôle, elles mentionnent leur capacité à être « avocat de la nature » et à évaluer les impacts environnementaux de certaines décisions. Bien sûr, l’IA ne prendra la parole que si on l’incite à le faire, et ceci peut être un problème.

Les entreprises comme Faith in Nature ou House of Hackney qui se sont lancées dans l’intégration de la nature dans la gouvernance mentionnent avec clarté qu’elles tâtonnent encore. Il est probable que les configurations observées continuent d’évoluer au cours des prochaines années. La gouvernance des organisations tenant autant à des choix volontaires qu’à des dispositifs de régulation, l’évolution du droit jouera également un rôle prépondérant.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

24.03.2025 à 12:40

Patagonia, Norsys : qui est légitime pour parler au nom de la nature dans les entreprises ?

David Montens, Professeur de stratégie et de développement durable, IÉSEG School of Management

De plus en plus de voix souhaitent attribuer un siège à la nature dans leurs instances de gouvernance. Mais à qui doit-on la confier&nbsp;? Et a-t-elle besoin d’un porte-parole&nbsp;?
Texte intégral (2378 mots)
Yvon&nbsp;Chouinard, le fondateur de Patagonia, est l’un des premiers à inviter la nature dans la gouvernance de son entreprise. CampbellBrewer/Patagonia, CC BY-SA

De plus en plus de voix souhaitent attribuer un siège à la nature dans leurs instances de gouvernance. Mais à qui doit-on la confier ? Et a-t-elle besoin d’un porte-parole ? Exemples de l’entreprise française de services numériques Norsys, pionnière en la matière, et de Patagonia, fabricant de matériels et vêtements de sport, dont le fondateur a cédé les parts en 2022 à « Mère Nature ».


Novembre 2024, l’entreprise de services numériques Norsys choisit d’attribuer un siège à la nature au sein de son conseil d’administration. Inspirées du mouvement des droits de la nature et de l’écologie profonde, ces initiatives visent à reconnaître la nature comme une actrice à part entière, influençant les décisions stratégiques.

« Cette innovation permettra à la nature de siéger au conseil d’administration de l’entreprise. Concrètement, le représentant de la nature y disposera d’un droit de vote et sera consulté sur tout projet stratégique susceptible d’avoir un impact environnemental »,

souligne Thomas Breuzard, directeur de Norsys, entreprise forte de 600 salariés.

Mais cette évolution soulève une question cruciale : qui est légitime pour parler au nom de la nature ? Doit-on confier cette responsabilité aux scientifiques ? aux ONG ? aux communautés autochtones ? à des entités juridiques autonomes ?

Plus encore, la nature a-t-elle réellement besoin d’un porte-parole, ou peut-elle « s’exprimer » par les crises environnementales que nous observons aujourd’hui ?

Une partie prenante comme une autre ?

L’approche des parties prenantes est historiquement anthropocentrée. Elle exclut la nature comme actrice à part entière. Alors pourquoi reconnaître la nature comme une partie prenante ?

La nature exerce un pouvoir coercitif et utilitaire sur les entreprises, notamment par les impacts du changement climatique et des catastrophes naturelles. Elle impose des contraintes physiques et écologiques, influençant directement la durabilité des modèles économiques. Avec la directive européenne CSRD (pour Corporate Sustainability Reporting Directive), les grandes entreprises sont obligées d’évaluer leur matérialité financière – comment les enjeux environnementaux influencent leur performance financière – et leur matérialité d’impact – comment l’entreprise affecte l’environnement. Un changement de paradigme incluant la nature au cœur de leur stratégie.


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Si la nature est une partie prenante, alors la question devient : qui peut la représenter et influencer les décisions en son nom ? Qui peut légitimement parler au nom de la nature ?

Ventriloquisation

La gouvernance d’une organisation ne se résume pas uniquement à des règles écrites, comme un organigramme ou un conseil d’administration. Elle est transformée en permanence par la façon dont les gens communiquent au sein de l’organisation. Lorsqu’un conseil d’administration donne un siège à un représentant de la nature, il engage un travail de ventriloquisation ; il prête une voix à une entité muette.

Qui parle au nom de la nature, et comment ?

  • Les scientifiques offrent une approche rationnelle et mesurable, mais peuvent manquer de vision locale et sociale.

  • Les organisations non gouvernementales (ONG) disposent d’une légitimité environnementale, mais sont parfois critiquées pour leur dépendance aux financements privés.

  • Les communautés autochtones possèdent un savoir écologique ancestral, mais leur inclusion reste souvent marginale.

La nature représentée par un expert externe

Le 13 mars dernier dans l’entreprise Norsys a eu lieu le tout premier conseil d’administration où siégeait la nature. Elle est représentée par Frantz Gault, sociologue des organisations et auteur de La Nature au travail.

« Concrètement, le siège sera occupé par Frantz Gault. Il disposera d’un droit de vote et d’un droit de veto et sera consulté en amont sur tout projet stratégique susceptible d’avoir un impact environnemental »,

explique Sylvain Breuzard, PDG de Norsys et surtout ancien dirigeant de Greenpeace France.

Le sociologue Frantz Gault représente la nature au sein de l’entreprise Norsys. » Université de la Terre, Fourni par l'auteur

« C’est important que ce soit une personne extérieure à l’entreprise et donc indépendante qui soit nommée et apporte ses connaissances »,

indique Marine Yzquierdo, avocate et membre de l’ONG Notre Affaire à Tous.

Et la nature a son mot à dire sur des décisions stratégiques comme les acquisitions externes ou les nouveaux clients. Après Frantz Gault, elle sera représentée au sein de toutes les instances de l’entreprise : le conseil éthique, le comité de mission, le comité social et économique. Ces représentants seront réunis au sein d’un Haut Conseil pour la Nature, qui jouera un rôle de coordination au sein du groupe.

Patagonia, une entreprise détenue par la nature

L’intégration de la nature dans la gouvernance ne transforme pas seulement les décisions, elle change l’identité même des entreprises. Une organisation se définit par la manière dont elle répond à la question « qui sommes-nous ? » Quand la nature devient une partie prenante, cela entraîne plusieurs effets : une révision des valeurs, un impact sur la culture interne et un repositionnement stratégique vis-à-vis de l’externe.

L’exemple de Patagonia illustre bien ce phénomène. En septembre 2022, son fondateur Yvon Chouinard a annoncé que l’entreprise serait désormais détenue par un fonds (actionnaire) destiné à la protection de la planète. « La Terre est maintenant notre seule actionnaire », écrit-il dans une lettre ouverte. Ce choix stratégique ne se limite pas à un engagement environnemental de façade. Il inscrit la nature comme une partie prenante directe, influençant les décisions financières et opérationnelles de l’entreprise.


À lire aussi : Où donner une place à la nature dans les entreprises ?


La totalité des parts de la société Patagonia passe aux mains de deux nouvelles entités. Il s’agit du Purpose Trust détenant 2 % de la compagnie et l’intégralité des actions avec droit de vote ; elle sera guidée par la famille Chouinard qui élira le conseil d’administration.

Quant à Holdfast Collective, cette association dont le but est de combattre la crise environnementale et de protéger la nature, elle détient 98 % de la société ainsi que l’intégralité des actions sans droit de vote. En outre, chaque dollar non réinvesti dans Patagonia sera distribué sous forme de dividendes pour protéger la planète.

Plusieurs voix de la nature

Il ne suffit pas d’inclure de nouveaux acteurs. Il faut les mobiliser et leur donner un pouvoir réel pour challenger les logiques dominantes et instaurer un changement de fond, selon l’approche de la stratégie ouverte. Appliquée à la nature en entreprise, cette approche permet d’aller au-delà d’une représentation figée. Il ne s’agit pas simplement de désigner un porte-parole unique qui incarnerait une vérité absolue sur les intérêts de la nature, mais plutôt de créer un écosystème de voix légitimes. Elles apportent idées, insights et inputs nécessaires à la prise de décision.

L’enjeu central : comment les représentants de la nature peuvent-ils s’appuyer sur une diversité de voix pour jouer pleinement leur rôle ? Un scientifique apportera des données sur l’état des écosystèmes, une ONG pourra traduire les enjeux environnementaux en stratégies concrètes, tandis qu’une communauté locale affectée par une crise écologique partagera une compréhension plus ancrée et immédiate de la situation.

C’est ce que propose Corporate Regeneration en accompagnant actuellement six entreprises wallonnes et bruxelloises en instaurant des conseils régénératifs. Il s’agit la plupart du temps d’une dizaine de personnes : une moitié interne à l’entreprise, souvent en charge de la durabilité, et l’autre externe – sélectionnée pour leur expertise en environnement.

Un point clé : La voix de la nature varie selon celui qui l’incarne. Peut-être que la vraie question n’est pas « qui parle pour la nature ? », mais « qui doit parler pour elle à l’instant-T ? » Cela signifie que la représentation de la nature doit être adaptée au contexte et aux objectifs poursuivis.

Qui peut parler pour la nature ?

L’idée d’accorder un siège à la nature dans les conseils d’administration n’est plus une utopie. Des modèles émergents, intégrant la nature comme une partie prenante stratégique et un acteur organisationnel. Trois pistes pour structurer cette représentation :

  • Institutionnaliser la représentation de la nature, en s’inspirant des droits de la nature. Des droits ont été donnés à certains écosystèmes comme à la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande, ou encore à l’Amazonie en Équateur en leur conférant le statut de personnalité juridique.

  • Développer des pratiques de gouvernance hybrides, combinant approches scientifiques, juridiques et écologiques en évitant le monopole d’un seul type de voix en passant par une approche de stratégie ouverte.

  • Favoriser une transformation culturelle, en ancrant ces changements dans l’identité des entreprises.

Pour transformer la manière dont les entreprises interagissent avec la nature, il faut adopter une diversité de pensées et d’expertises. Selon le profil des gardiens en poste – juristes, scientifiques, artistes – l’approche de « Nature » peut évoluer, rendant ce modèle vivant, adaptatif et inclusif. Cette dynamique vise à instaurer une véritable cohabitation entre le monde naturel et le monde des affaires. Mais sommes-nous prêts à redéfinir notre rapport au monde vivant dans les décisions économiques ? La question n’est plus « Faut-il parler au nom de la nature ? », mais « Comment lui donner une voix légitime et efficace ? »

The Conversation

David Montens ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.03.2025 à 12:39

Où donner une place à la nature dans les entreprises ?

Xavier Lecocq, Professeur de management stratégique, Université de Lille

Benoît Demil, Professeur de management stratégique, Université de Lille - I-site

Vanessa Warnier, Professeure des universités, Université de Lille

Dans son comité de mission, dans son conseil régénératif, en local, au siège, dans son conseil d’administration… La nature a l’embarras du choix pour prendre place dans l’entreprise.
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Vue du massif Mont-Blanc depuis la ville de Chamonix. Les Alpes, bientôt une personnalité morale d’une entreprise française&nbsp;? AndrewMayovskyy/Shutterstock

Dans son comité de mission, dans son conseil régénératif ou dans son conseil d’administration, en local ou au siège… La nature a l’embarras du choix pour prendre place dans l’entreprise.


Les évolutions sociétales et les droits de la nature, apparus au Royaume-Uni ou aux États-Unis, lui ont donné une voix. La question concerne désormais la manière d’intégrer au mieux ses porte-paroles dans la vie de l’entreprise.

Les droits de la nature sont aussi appelés parfois droits de la Terre. Ils associent des dispositifs juridiques, issus de la philosophie et du droit des pays occidentaux, dans une perspective biocentrique, et non plus anthropocentrique. Ils supposent de considérer la nature, ou un élément de celle-ci (une mer, une forêt, etc.), comme une personne disposant de droits propres susceptibles d’être défendus.

Dès 2002, le philosophe Thomas Berry mentionnait trois droits fondamentaux du vivant : exister, disposer d’un habitat et jouer son rôle dans ce qu’il appelait « la communauté de la Terre ». Depuis une quinzaine d’années, différentes lois et jurisprudences ont complété les droits de la nature. Progressivement, elle est devenue une partie constituante participant à la gouvernance des projets et des entreprises.

Alors quelles solutions pour les organisations qui souhaitent avancer sur ces pratiques ?

Inscription dans la raison d’être

La nature peut être être intégrée dans la raison d’être ou la mission de l’entreprise. A minima, la loi Pacte, de 2019, a modifié l’article 1833 du Code civil pour qu’une entreprise soit « gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».

Par exemple, le groupe Rocher a décidé de la mentionner explicitement :

« Convaincue, grâce à l’expérience personnelle de monsieur Yves Rocher, que la nature a un impact positif sur le bien-être des personnes et donc sur leur envie d’agir pour la planète, la société a pour mission de reconnecter ses communautés à la nature. La raison d’être s’incarne dans des expériences, des services et des produits qui procurent du bien-être, grâce aux bienfaits de la .ature. »


À lire aussi : Patagonia, Norsys : qui est légitime pour parler au nom de la nature dans les entreprises ?


Qu’il s’agisse d’œuvrer pour les entités naturelles, ou de la mentionner dans les valeurs, l’inscription de la nature dans la mission d’une entreprise peut donner lieu à des innovations en matière de gouvernance. Par exemple : intégrer des critères RSE dans la rémunération des dirigeants. Yvon Chouinard a, quant à lui, confié son entreprise Patagonia et les profits qu’elle réalise à une fondation chargée de protéger la nature. Sa raison d’être à proprement parler.

Conseil de régénération ou conseil d’administration

Il faut distinguer les cas où nature peut contribuer aux décisions stratégiques en siégeant dans une instance consultative, ou dans une instance décisionnaire. Plusieurs entreprises belges ont créé des conseils de régénération « conseils de régénération ». Il s’agit d’instances composées d’une dizaine de personnes issues de l’entreprise et de l’extérieur. Elles interagissent avec le conseil d’administration, mais s’en distinguent en étant consultatives.

Parmi ces entreprises, Realco et ses produits de nettoyage, Maison Dandoy et ses biscuits, NGroup et ses radios – dont Nostalgie et NRJ –, Danone Belux, les pains et pâtisseries du groupe Copains et les bières de la brasserie Dupont. La Maison Dandoy a ainsi revu totalement son approvisionnement en farine et sa relation avec les activités agricoles. Sa farine est issue à 100 % de l’agriculture régénérative.

Devanture de la Maison Dandoy, une biscuiterie belge ayant recours à un conseil de régénération. DR/Shutterstock

L’intégration de la nature dans la vie de l’entreprise de la manière la plus ancrée et, potentiellement la plus efficace, consiste à lui donner un siège dans le conseil d’administration. En France, l’entreprise informatique Norsys fait figure de pionnière. Elle a fait entrer la nature dans son conseil d’administration, mais également dans plusieurs organes internes comme le conseil éthique, le comité de mission et le comité social et économique.

Comités consultatifs et comités de pilotage

La nature peut être invitée autour de la table à l’échelle d’un projet et pas uniquement au sein des organes de gouvernance des organisations… notamment au siège. Il s’agit de représenter la nature de manière ad hoc dans des projets concrets et spécifiques : implantation d’une nouvelle usine, lancement d’une gamme de produits ou mise en place d’une nouvelle politique d’achat et de sourcing.


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Cette approche a été déployée au sein du groupe de travail de l’AFNOR « économie regénérative ». L’objectif : définir l’économie régénérative en permettant aux membres du groupe de prendre la parole au nom du vivant, lors des différentes sessions. Dans une telle approche, nul besoin de recourir à des montages juridiques complexes. La voix de la nature n’est pas sanctuarisée, contrairement aux cas où la nature est déjà intégrée dans les organes de gouvernance.

Quel que soit le niveau retenu pour intégrer la nature – dans la raison d’être, dans les instances de gouvernance ou dans des comités de projets ad hoc –, il convient de s’interroger sur la place effective de la nature dans les dispositifs tels qu’ils sont mis en œuvre.

Temps long et plusieurs lieux

La matérialité de la nature, c’est-à-dire sa présence physique effective, lors des discussions qui lui sont liées, joue un rôle important. Comme l’ont montré Bansal et Knox-Hayes pour le cas des émissions carbone, les processus de décision dans les organisations tendent à comprimer le temps et l’espace. Ils réduisent la prise de conscience quant à la réalité de la nature. Les décideurs ont tendance à sous-estimer l’impact environnemental des décisions de l’organisation sur le temps long et les effets de ces décisions en termes d’échelle lorsqu’il s’agit de l’impact sur la nature.

La décision d’installation d’un nouveau site de production ne se déroule pas de la même manière dans un immeuble vitré de la Défense ou sur le site lui-même – avec ses collines, son cours d’eau, ses élevages et ses habitants. Pour intégrer la nature dans la gouvernance, il faut donc accepter de délocaliser parfois les comités sur les sites naturels ou tout au moins de faire entrer la nature dans ces comités. Les promenades en forêt, les discussions dans un parc donnent une matérialité à cette nature.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

20.03.2025 à 16:53

La renaissance de la forêt de Chantilly après une situation de crise

Laurent Saint-André, Chercheur, Inrae

Daisy Copeaux, Directrice du domaine forestier et immobilier du Château de Chantilly, Institut de France

Hervé Le Bouler, Conseiller auprès de la directrice du Domaine Forestier de Chantilly, Institut de France

La forêt de Chantilly, entre l’Oise et le Val d’Oise, est une figure emblématique de l’Île-de-France. Elle a été l’enjeu de multiples défis forestiers, au cours de son histoire, y compris récente.
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La forêt de Chantilly, entre l’Oise et le Val d’Oise, est une figure emblématique de l’Île-de-France. Elle a été l’enjeu de multiples défis forestiers, au cours de son histoire, y compris récente. Au tournant des années 2000, la forêt a connu une crise majeure.


À trente minutes de Paris, à cheval sur l’Oise et le Val-d’Oise, la forêt du Château de Chantilly figure sur le podium des grandes forêts d’Île-de-France avec Fontainebleau et Rambouillet. Il y a 130 ans, son dernier propriétaire, le duc d’Aumale, fils de Louis-Philippe, en fit don à l’Institut de France, charge à celui-ci de la conserver « à la France ».

La forêt du château de Chantilly est une forêt ancienne, qui s’étend sur 6 300 hectares. Les archives conservées au château remontent à plus de 500 ans. L’archéologie nous apprend qu’elle a été défrichée à la période gallo-romaine pour se reconstituer pendant le haut Moyen Âge, il y a 1 500 ans. C’est une forêt mélangée de chênes, de hêtres, et de tilleuls.

Plusieurs sites de ce patrimoine historique et naturel, géré par l’Office national des forêts (ONF) et la Direction forestière du château, appartiennent au réseau Natura 2000. Elle a aussi été le lieu de multiples défis pour la gestion forestière au cours des époques, pour aboutir à une situation critique au tournant des années 2000.

Des usages multiples au cours de l’Histoire

La forêt qui entoure le château fut forêt princière, de prestige et de loisir de chasse, mais aussi outil économique majeur pour la production de bois.

Pendant au moins trois siècles jusqu’en 1950, elle a été conduite selon la méthode du taillis sous futaie : le méthode TSF. Elle aboutit à un peuplement forestier composé de plusieurs étages.

  • À l’étage inférieur, des feuillus étaient coupés tous les vingt à trente ans et donnaient du bois de chauffage.

  • Le tilleul, quant à lui, a été favorisé pour son intérêt pour le grand gibier.

  • Au-dessus, les réserves, une trentaine de grands arbres par hectare dans l’idéal, étaient conservées sur plus d’un siècle pour produire le bois d’œuvre.

Après 1960, le bois des taillis ne trouvait plus de marché. Non exploités, et de faible valeur marchande, ils concurrençaient, en hauteur, les grands arbres. La décision fut donc prise de transformer le TSF en une futaie de chênes et de hêtre, où chaque étage est composé d’arbres du même âge. Elle a donné les grandes futaies de Colbert.

Exemple de futaie régulière équienne monospécifique : les arbres sont tous de la même essence et ont tous le même âge. I Doronenko, CC BY-SA

Cette technique, connue depuis 1830, consiste à supprimer le taillis, faire produire des semis aux grands arbres, puis les couper en une seule fois, en coupe définitive une fois la régénération naturelle acquise afin de repartir sur une nouvelle génération d’arbres issus de graines et tous du même âge : c’est la futaie régulière équienne. Ce dont on parle ici est un mode de gestion séculaire, étranger au débat actuel sur les coupes rases de résineux exotiques ou celles pour produire du bois énergie.

Cette conversion prend toutefois du temps : un siècle pour Chantilly, car il ne faut pas convertir et couper toute la forêt en une fois, pour assurer des revenus financiers futurs régulier.

Mais à partir de 1975, il est apparu, au vu des conditions locales de sol et de climat, que le chêne pédonculé – l’espèce dominante du TSF – et le hêtre n’étaient plus adaptés pour créer la nouvelle futaie. La conversion s’est alors orientée vers la plantation de chênes sessiles, accompagnés en complément minoritaire d’autres essences feuillues locales : merisiers, charmes, érables, châtaigniers, frênes…


À lire aussi : Changement climatique : les forêts ont-elles besoin de nous pour s’adapter ?


Une forêt en crise

Jusqu’en 2000, la méthode a fonctionné. Par la suite, la réussite des plantations est devenue de plus en plus difficile avec des problèmes de pullulation de hannetons, dont les larves mangent les racines des plants, tandis que les grands arbres se mettaient de leur côté à dépérir de plus en plus. Seul un millier d’hectares avaient pu être converti avec succès. Il restait encore au moins 5 000 hectares sans avenir.

Sur ces 5 000 hectares, la forêt du château de Chantilly était entrée dans une grave crise de survie. Les cimes contiguës des arbres constituaient un dôme uniforme avec les tilleuls et les chênes, dont la résultante était un sol ombragé sur lequel la végétation poussait avec grande difficulté.


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Face à cette situation dramatique qui s’aggravait année après année, le propriétaire a décidé en 2018 de prendre des mesures à la hauteur des enjeux, conscient de la nécessité absolue de faire évoluer ses techniques de gestion pour s’adapter au nouveau contexte. Ce faisant, il accompagnait un mouvement émergent dans tout le monde forestier, forêt publique comme forêt privée, confronté ailleurs en France aux mêmes problèmes, avec plus ou moins d’intensité et sur d’autres essences que le chêne pédonculé.

Sauver la forêt de Chantilly

C’est ainsi qu’est né le mouvement « Ensemble, sauvons la forêt de Chantilly ». Il a rassemblé, autour du propriétaire, une communauté d’acteurs réunis pour faire en sorte qu’à l’horizon de 2050, la forêt du Château de Chantilly conserve l’essentiel de ses fonctions écologiques, économiques et sociales actuelles.

La forêt du château de Chantilly fait partie des forêts bénéficiant d’une gestion planifiée sur le long terme et documentée depuis plusieurs siècles. La description de son environnement et les inventaires statistiques de quantité et de qualité des arbres, effectués tous les quinze à vingt ans, permettaient jusqu’alors d’avoir une vision « tendancielle » de l’état de la forêt qui évoluait peu avec le temps et de manière assez prévisible.

L’inventaire ordinaire de 2017 a mis en évidence une évolution rapide de la dégradation des arbres, inattendue et inexplicable selon les modèles classiques de comportement et l’état des connaissances sur le sol. En 2017, le seul élément de connaissance solide concernait l’évolution du climat depuis trente ans, avec de plus en plus de conditions estivales chaudes et sèches, très rares localement auparavant, plaçant les arbres dans un contexte limite vis-à-vis de leur tolérance à la sécheresse.

Il n’était, cependant, pas possible d’expliquer un tel dépérissement par ces seules observations météorologiques.

Comprendre le dépérissement des arbres

La nécessité de mieux comprendre ce phénomène de dépérissement s’est imposée comme préalable indispensable à tout projet permettant d’assurer un avenir robuste à la forestier. La première démarche a ainsi consisté à poser un diagnostic solide et partagé sur l’état réel de dépérissement, sa dynamique et ses causes.

De 2018 à 2024, un programme scientifique a été mis en place à cet effet. Cette phase d’analyse, classique de situation de crise, a mobilisé de nombreuses ressources d’expertise technique et scientifique couvrant les diverses hypothèses des causes de dépérissement : physiologique, génétique, biogéochimique, microbienne…

Cette phase a aussi permis de construire des cartes à destination du gestionnaire et du propriétaire pour zoner les actions à réaliser. Une carte de description des sols à haute définition (résolution de 70 m, avec 13 000 points de prélèvement de sols sur l’ensemble de la forêt) a ainsi été construite, ainsi qu’une méthode robuste d’inventaire automatique, complétée de trois campagnes par LiDAR, permettant de recenser tous les arbres présents avec leur hauteur et leur diamètre.

Au final, il s’avère que les types de sol les plus pénalisants pour la production forestière sont ceux où le calcaire est très proche de la surface du sol, et où les faibles réserves en eau de ces sols se cumulent avec la toxicité chimique. Le calcaire actif est ainsi néfaste à certaines essences d’arbre, comme le pin sylvestre.

La méthode de conversion en futaie par coupe rase suivie d’une plantation sur sol mis à nu après broyage complet de la végétation sur plusieurs hectares a été abandonnée.

Ce choix est la conséquence de plusieurs analyses issues du diagnostic :

  • Les sols sableux sont sensibles à l’ensoleillement direct et placent les jeunes plants en situation de stress avec des températures au sol pouvant dépasser 50 °C.

  • Les dépérissements en cours sont disséminés sur toute la forêt. La collecte des arbres dépérissant couvre le total de ce qui peut être récoltable chaque année, sans déstabiliser le modèle économique de gestion.

  • Le recyclage de la matière organique provenant des arbres (feuilles, branches, racines) fonctionne très bien sur une grande majorité des sols de la forêt.


À lire aussi : Couper la forêt pour la sauver du changement climatique, est-ce vraiment une bonne idée ?


Les solutions déployées

La préservation de la bonne santé des sols et l’optimisation de la biodiversité guident désormais la sylviculture dans la forêt de Chantilly.

Sur plus de 4 000 hectares, le renouvellement va désormais se concentrer sur les clairières de quelques centaines à quelques milliers de mètres carrés. Ces dernières ont été ouvertes par les dépérissements et l’idée est de maintenir une ambiance forestière. Autrement dit, de faire en sorte que les jeunes plants bénéficient de l’ombrage de leurs aînés et éviter qu’ils ne soient en plein soleil.

Tous les arbres en bonne santé sont maintenus, assurant un rôle d’« écran » protégeant les régénérations naturelles vis-à-vis du soleil et des vents desséchants. Dans les vides qui subsistent, de nouvelles espèces adaptées sont installées, mais aussi des arbres d’espèces déjà implantées dont les graines viennent du sud, plus chaud et plus sec.

Forêt de Chantilly en automne. Elias Gayles/Flickr, CC BY

Pour éviter le tassement des sols, la forêt est peu à peu équipée en couloirs de circulation obligatoires de 4 mètres de large, installés tous les 80 mètres, appelés cloisonnements. La circulation des machines dans ces couloirs est évitée lorsque l’état des sols, trop humides, crée un risque de dégradation. Les nouvelles technologies assurent l’enregistrement des tracés de cloisonnement (données GPS embarquées dans les engins), permettant à la nature de reprendre ses droits entre deux interventions.

Les pullulations de hannetons sont combattues grâce au développement d’une végétation ligneuse arbustive abondante au sol, qui empêche les pontes et présente aussi l’avantage de tempérer, par leur ombrage, les températures autour des jeunes arbres. Le maintien volontaire, car historique et culturel, d’une population importante de grands animaux en forêt est assuré, en modifiant les techniques de chasse et en assurant un nourrissage par la végétation ligneuse au sol qui évite les engrillagements, tout en protégeant les jeunes arbres.

Une augmentation des températures de +4 °C d’ici la fin du siècle est désormais probable. Si elle s’était déroulée sur un à deux mille ans, elle aurait transformé la forêt Chantilly en une forêt mélangée de chênes et de pins, proche des forêts méditerranéennes, plus riche en biodiversité, moins productive de bois, moins haute du côté des arbres, mais tout aussi belle aux yeux des hommes.

Nous allons faire en moins d’un siècle ce que la nature aurait fait, car elle n’aura pas la capacité de le faire à la vitesse des changements actuels. L’idée est de passer de la gestion d’une crise à la mise en œuvre d’une renaissance.

L’essentiel est d’ouvrir la voie et de s’inscrire dans le temps long, sans s’épuiser à vouloir tout changer en quelques années.


Le colloque « Nos forêts demain. Comprendre, transmettre, agir » est organisé les 21 et 22 mars 2025 par l’Institut de France, l’Académie des sciences et le Château de Chantilly en partenariat avec The Conversation. Inscription gratuite en ligne.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

20.03.2025 à 10:56

Fonte des glaciers : une diversité biologique invisible menacée

Leïla Ezzat, Research fellow, EPFL – École Polytechnique Fédérale de Lausanne – Swiss Federal Institute of Technology in Lausanne

Tom Battin, Full Professr in Environmental Sciences, EPFL – École Polytechnique Fédérale de Lausanne – Swiss Federal Institute of Technology in Lausanne

Avec la disparition progressive des glaciers sous l’effet du changement climatique, c’est bien plus que de l’eau qui disparaît. Rivières et ruisseaux alimentés par l’eau de fonte nourrissent une diversité microbienne unique et menacée.
Texte intégral (4127 mots)
Glacier de Storjuvbreen (Norvège). RIVER lab EPFL, Fourni par l'auteur

Avec la disparition progressive des glaciers sous l’effet du changement climatique, c’est bien plus que de l’eau qui disparaît. En effet, les ruisseaux et autres rivières alimentées par les glaciers abritent une diversité microbienne méconnue. Une mission scientifique unique en son genre s’est attelée à recenser ce microbiome à travers 11 chaînes de montagnes et 170 cours d’eau glaciaires.


Les cimes immaculées recouvertes de neige sont des symboles emblématiques des paysages de montagne, dont ils incarnent à la fois la majesté et la vulnérabilité. L’eau de fonte des glaciers alimente certains des plus grands réseaux fluviaux au monde.

On appelle en anglais glacier-fed streams (GFS) ces ruisseaux qui jouent un rôle si particulier. En effet, ces derniers se situent à l’interface entre atmosphère, cryosphère (ensemble des masses de glace, de neige et de sols gelés) et hydrosphère (ensemble des zones de la planète où il y a de l’eau).

Ces cours d’eau alimentés par les glaciers jouent un rôle essentiel pour l’approvisionnement en eau douce au niveau mondial, pour l’agriculture et pour la production d’électricité. Ils soutiennent aussi des écosystèmes uniques en aval, en contrebas des montagnes.

Malgré les nombreux services écosystémiques qu’ils fournissent, la diversité biologique rencontrée dans ces GFS reste mal comprise. Cette situation est particulièrement préoccupante compte tenu de l’accélération de la fonte des glaciers à travers le monde et des menaces potentielles pour la biodiversité en aval.

Une perte qui concerne bien plus que de l’eau

De quelle diversité biologique parle-t-on ? Il s’agit d’abord de biofilms, des communautés multicellulaires de microorganismes que l’on retrouve le plus souvent en milieu aqueux, qui comprennent des bactéries, des archées, des eucaryotes ainsi que des virus.

Biofilm d’un cours d’eau glaciaire. Fourni par l'auteur

Les biologistes les considèrent comme l’une des stratégies d'adaptation les plus performantes sur Terre. Les microorganismes au sein des biofilms se sont adaptés au fil de l’évolution et forment la base des chaînes alimentaires.

De ce fait, ils soutiennent la biodiversité des animaux et des plantes. Ces microorganismes sont souvent considérés comme les « chefs d’orchestre » des cycles géochimiques du carbone, de l’azote et de nombreux autres éléments.

Il y a six ans, avant que débute le projet Vanishing Glaciers, la vie microbienne des océans les plus profonds était bien mieux comprise que celle des cours d’eau qui drainent les toits de notre planète. Sous l’effet du changement climatique, plus de la moitié des glaciers du monde sont amenés à disparaître d’ici la fin du siècle. Et avec eux, une biodiversité invisible et peu étudiée : celle de ces cours d’eau issus des glaciers.

C’est pour mieux comprendre cette diversité microbienne méconnue et les stratégies d’adaptation de ces microorganismes que l’équipe de Vanishing Glaciers s’est lancée dans une vaste expédition scientifique, à travers les principales chaînes de montagnes du monde. L’enjeu : placer enfin sur la carte la diversité microbienne des ruisseaux de montagne, avant que les glaciers ne disparaissent et qu’il ne soit trop tard.

L'expédition Vanishing Glaciers en Nouvelle-Zélande. Fourni par l'auteur

Pendant quatre ans, nous avons ainsi parcouru les chaînes de montagnes de Nouvelle-Zélande, du Caucase russe, de l’Himalaya, du Pamir et du Tien Shan (Asie centrale), des monts Rwenzori (Ouganda), des Alpes européennes, des Alpes scandinaves, de l’Alaska, du sud-est du Groenland, de l’Équateur et du Chili.

Nous avons prélevé des échantillons d’eau douce et de sédiments benthiques (la couche superficielle des cinq premiers centimètres au fond du lit du cours d’eau) dans 170 cours d’eau qui drainent ces massifs. En plus des prélèvements biologiques, des données supplémentaires ont été collectées pour décrire l’environnement de ces cours d’eau et des glaciers qui les alimentent.


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Le projet Vanishing Glaciers, financé par la Fondation NOMIS et basé à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (Suisse), est le fruit d’une vaste collaboration multidisciplinaire et internationale. Il mêle des disciplines scientifiques aussi diverses que l’écologie microbienne, la biologie moléculaire, la biogéochimie, la géologie et la glaciologie, afin de décrire la diversité microbienne de ces cours d’eau et de prédire les effets du changement climatique sur le microbiome qu’ils abritent.

Le premier atlas global des bactéries des cours d’eau glaciaires

Notre étude du microbiome bactérien retrouvé dans les sédiments benthiques des cours d’eau alimentés par les glaciers (GFS) montre qu’il diffère d’autres écosystèmes cryosphériques (par exemple la glace des glaciers, les sols gelés ou les cryoconites – des trous de quelques centimètres situés à la surface d’un glacier, issus de la liquéfaction due au dépôt de poussières sombres). Cela met en évidence le caractère unique de cet écosystème parmi les systèmes glaciaires.

Il s’agit de conditions environnementales difficiles. En fondant, les glaciers produisent des eaux de fonte qui sont très froides et pauvres en ressources nutritionnelles. En hiver, les cours d’eau sont partiellement recouverts de neige et de glace, présentant des défis pour la vie microbienne. En été, l’intensité du rayonnement UV est élevée, et le lit du cours d’eau très instable à cause du débit élevé de l’eau de fonte.

Glacier de Shkhelda, en Russie. Matteo Tolosano/EPFL, CC BY-NC-SA

Malgré ces conditions inhospitalières, nous avons noté un niveau remarquable de diversité bactérienne dans les GFS. Il est comparable à ce que l’on retrouve dans des sols et des sédiments marins profonds.

La répartition spatiale de ce microbiome d’une chaîne de montagnes à l’autre, analogue aux variations biogéographiques observées pour des plantes et des animaux, s’est également révélée source de surprises. Plus de 60 % des taxons bactériens ont été identifiés comme « endémiques » (c’est-à-dire, on ne retrouvait cette biodiversité que dans une chaîne de montagnes donnée), les zones les plus riches en taxons endémiques étant situées en Nouvelle-Zélande (55 %) et dans les volcans andins (plus de 40 %).

Ces résultats font écho à l’endémisme des plantes et des animaux que l’on retrouve dans les systèmes insulaires.

Des stratégies d’adaptation remarquables…

Ici, c’est avant tout l’isolement géographique des cours d’eau glaciaires qui s’écoulent des sommets qui est responsable de cette distribution spatiale du microbiome. Les microorganismes ont, en effet, une capacité limitée à se disperser d’un cours d’eau à l’autre souvent distants de centaines voire de milliers de kilomètres.

De plus, les conditions de vie exigeantes (pH, température, luminosité, ressources nutritionnelles, régimes de précipitation…), augmentent la pression sélective réalisée par l’environnement sur la faune microbienne. Tous ces facteurs participent à façonner la biodiversité des microorganismes dans les cours d’eau glaciaires.

Une autre étude produite par l’équipe de Vanishing Glacier s’est appuyée sur le séquençage de milliers de génomes de bactéries, d’algues, de virus et de champignons. Elle montre l’adaptabilité de ce microbiome unique, notamment en termes de nutrition. Les microbes peuvent ainsi utiliser de nombreux substrats : carbone organique, minéraux, voire certains gaz présents dans l’atmosphère (monoxyde de carbone par exemple). Ces éléments, combinés au rayonnement solaire, leur permettent de répondre à leurs besoins énergétiques.

D’autres stratégies d’adaptation remarquables ont été identifiées, comme la biosynthèse de molécules protectrices contre le stress oxydatif et contre le rayonnement UV (par exemple des rhodopsines), ou encore comme la capacité à s’adapter aux fluctuations de la température des cours d’eau, qui peut varier considérablement du jour à la nuit ou entre les saisons.

Les interactions entre les bactéries et les algues contribuent également au recyclage des nutriments, ce qui est clairement avantageux dans cet écosystème où ces derniers sont, de façon intrinsèque, peu abondants.

… et un avenir incertain

Reste à savoir à quel avenir sont promis ces écosystèmes uniques que l’on commence tout juste à découvrir. Entre 2000 et 2023, les géants de glace de notre planète ont perdu 5 % de leur volume. Dans les Alpes, là où les effets du réchauffement climatique sont particulièrement marqués, les glaciers ont perdu plus des deux tiers de leur surface depuis 1850. Les scénarios les plus pessimistes envisagent la fonte de 95 % de ces derniers d’ici 2100.

Le rythme rapide auquel les glaciers reculent dans les régions de haute montagne risque de perturber l’approvisionnement en eau douce dans les zones densément peuplées et d’occasionner des changements profonds dans les écosystèmes des ruisseaux glaciaires. Ce sont des communautés écologiques entières qui sont menacées.


À lire aussi : Fonte des glaciers : sous la glace, une mécanique invisible mais implacable


En combinant plus de 2 000 génomes bactériens et des données environnementales, climatiques et glaciologiques, nos modèles ont permis de prédire le devenir du microbiome des GFS en fonction de différents scénarios climatiques.

À mesure que les contraintes environnementales diminuent, et que les cours d’eau deviennent plus chauds, plus calmes et plus clairs, nos modèles prévoient une augmentation de la production primaire (production de matière organique) ainsi que de la diversité microbienne. Nos prévisions incluent notamment une augmentation de l’abondance des cyanobactéries et d’algues comme les diatomées.

L’équipe de Vanishing Glaciers lors des échantillonnages en Ouganda. RIVER lab EPFL, Fourni par l'auteur

Ces tendances ont pu être observées lors de l’échantillonnage du GFS issu du glacier du mont Stanley en Ouganda. En raison de conditions environnementales plus stables dans la région afrotropicale, nous avons noté une abondance plus élevée de producteurs primaires (notamment les photoautotrophes – organismes qui utilisent la lumière comme source d’énergie et le CO2 comme source de carbone –, tels que des diatomées, des chlorophytes et des cyanobactéries). Ce cours d’eau tropical offre ainsi un aperçu de l’avenir des GFS de régions tempérées.

Nos modèles indiquent également des changements radicaux dans le métabolisme des microbes et leurs interactions, notamment une plus grande dépendance à l’égard de l’énergie solaire et de l’hétérotrophie pour les bactéries (c’est-à-dire, qui se nourrissent de matières organiques pour produire de l’énergie), et donc d’avantage d’interactions algues-bactéries.

On peut par conséquent s’attendre à ce que la chaîne alimentaire dans les GFS devienne plus « verte » à mesure que la production primaire augmente. Ce changement profond n’est pas sans conséquence : des groupes entiers de bactéries partageant la niche écologique des GFS pourraient être menacés. De plus, les bactéries endémiques sont particulièrement vulnérables du fait de leur répartition géographique restreinte.


À lire aussi : Pollution, climat… pourquoi nos lacs de montagne verdissent


Une biobanque pour conserver les microbes

Nos travaux soulignent la nécessité de mener davantage d’études sur l’écologie microbienne et la biogéochimie dans les écosystèmes cryosphériques. C’est essentiel non seulement pour mieux comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes, mais aussi pour affiner les prévisions sur l’évolution des réseaux trophiques et les impacts associés sur la biodiversité.

Glacier El Amarillo, au Chili. credits RIVER lab EPFL, Fourni par l'auteur

L’année 2025 ayant été déclarée par les Nations unies « Année internationale de la préservation des glaciers », il est urgent de sensibiliser le public à la disparition de la cryosphère et à ses conséquences sur l’approvisionnement en eau, sur la sécurité alimentaire et surla biodiversité.

Contrairement aux microbiomes terrestres, le microbiome des cours d’eau glaciaires ne peut pas être restauré. C’est pourquoi nous souhaiterions maintenant sauvegarder ces microorganismes dans une chambre forte en Suisse, une « biobanque », comparable à une arche de Noé. Cela permettrait non seulement de préserver les microbiomes uniques des cours d’eau glaciaires, mais aussi d’offrir aux futures générations de scientifiques la possibilité d’explorer tout le potentiel de ces microorganismes.

The Conversation

Le projet Vanishing Glaciers a reçu des financements de la fondation NOMIS.

19.03.2025 à 16:23

Les élèves des lycées agricoles sont-ils hostiles à l’agroécologie ?

Joachim Benet Rivière, Sociologue de l'éducation et de la formation, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

De nouveaux modes de production agricole, plus respectueux de l’environnement, se développent. Comment les élèves y sont-ils formés et quelle attitude adoptent-ils face aux transformations du métier&nbsp;?
Texte intégral (1486 mots)

De nouveaux modes de production agricole, plus respectueux de l’environnement, se développent. Comment les élèves y sont-ils formés et quelle attitude adoptent-ils face aux transformations de leur métier ?


Les grandes manifestations agricoles sont souvent l’occasion de communiquer sur les actions s’inscrivant dans le cadre de la dynamique de la « transition agroécologique ». D’ailleurs, lors du dernier Salon de l’agriculture à Paris, Oupette, égérie de l’édition de 2025, et son propriétaire, Alexandre Humeau, n’ont pas été choisis par hasard : l’exploitation de ce dernier est engagée dans une démarche d’agriculture de conservation consistant à réduire l’usage des produits phytosanitaires grâce à une couverture végétale du sol et par l’action des vers de terre.

Au-delà des stratégies de communication, les formations qui préparent au métier d’agriculteur intègrent-elles réellement davantage de savoirs agroécologiques ? Et comment ces évolutions sont-elles perçues par les jeunes ?

Enseigner à produire autrement : une injonction politique

Depuis les années 1960, l’enseignement agricole a été soumis aux objectifs imposés par le ministère de l’agriculture, en matière de politique agricole et sur le plan environnemental. Mais c’est surtout à la suite du Grenelle de l’environnement, en 2007, que le ministère de l’agriculture a développé des programmes d’apprentissage visant à « produire autrement ».

Cela conduit essentiellement à intégrer dans les enseignements pratiques en lycée agricole des modes de production et des techniques de culture dites alternatives, qui relèvent de l’agriculture de conservation, mais également l’agriculture biologique par l’intermédiaire des exploitations agricoles des lycées agricoles publics (l’équivalent des ateliers technologiques des lycées professionnels). Toute exploitation agricole doit désormais s’orienter vers ces pratiques permettant de réduire l’usage des intrants chimiques.


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La plupart des lycées agricoles publics ont donc désormais un atelier en agriculture biologique permettant à leurs élèves d’expérimenter de nouvelles pratiques culturales. Ainsi, le discours ministériel est décliné par la démonstration des pratiques concrètes dans ces exploitations. Cela ne conduit cependant pas à la création d’un enseignement théorique, ce qui est critiqué par les promoteurs de l’agriculture biologique.

Développées ces dernières années, les formations professionnelles spécialisées en agriculture biologique restent plutôt rares. Elles ne concernent qu’une dizaine d’établissements sur les 800 établissements que compte l’enseignement agricole.

Historiquement, l’agriculture biologique était surtout présente dans les formations pour adultes, tout comme l’enseignement de pratiques qui s’inscrivent dans l’agroécologie paysanne, portée par la Confédération paysanne car ces formations accueillent souvent des populations en reconversion professionnelle qui ont un projet d’installation dans le bio, projet qui s’inscrit dans un changement plus global de style de vie.

La place du bio reste donc encore marginale dans les formations initiales et réduite dans des espaces bien délimités.

Des rapports hétérogènes à l’agroécologie chez les élèves

Les différentes enquêtes réalisées auprès des publics des baccalauréats professionnels agricoles montrent que les jeunes formés sont réticents vis-à-vis des pratiques agroécologiques qui remettent en question le modèle de l’agriculture productiviste. Ainsi, bien qu’ils soient prêts à transformer les pratiques en réduisant l’usage des pesticides et en limitant les gaspillages d’eau, ils restent défavorables au modèle de l’agriculture biologique pourtant enseigné en lycée agricole.

Ils privilégient le modèle de l’agriculture raisonnée, qui passe, par exemple, par l’utilisation de machines agricoles plus performantes, qui, grâce aux capteurs numériques, permettent de réduire les gaspillages. Ils associent aussi l’agroécologie à une agriculture de proximité, celle des circuits courts, qui permet de réduire les coûts liés aux transports.

Pour autant, des variations importantes dans leur rapport à l’agroécologie existent en fonction de leur milieu d’origine mais aussi des filières dans lesquelles ils sont formés. Par exemple, dans la filière viticole, les élèves ont pour référence la Haute Valeur Environnementale (HVE), une certification moins exigeante que celle de l’Agriculture biologique (AB). En élevage, des stratégies visant à diversifier les parcelles végétales et les troupeaux en fonction des conditions locales sont mises en avant par les élèves comme des solutions opérantes pour réduire l’impact des activités agricoles sur la biodiversité et notamment limiter l’usage des médicaments sur les animaux.

Toutefois, l’agriculture biologique reste très largement rejetée par les élèves dans les différentes filières agricoles, notamment en polyculture-élevage. Plusieurs facteurs expliquent ce rejet. Les jeunes de l’enseignement agricole sont d’abord le réceptacle des débats syndicaux et politiques qui traversent les mondes agricoles dont leurs acteurs ont des positions hétérogènes vis-à-vis des savoirs agroécologiques.

Davayé : agroécologie au lycée agricole (France 3 Bourgogne Franche-Comté, 2018).

Dans les représentations des jeunes, les rendements en agriculture biologique sont considérés comme plus faibles. Les modes de production alternatifs tels que l’agriculture biologique sont perçus comme un retour en arrière : l’utilisation de la chimie est pensée comme un élément résultant du progrès technique.

Il existe également des critères de jugement esthétiques qui influencent les représentations des jeunes : pour beaucoup, le bio « c’est sale ». En effet, ces représentations esthétiques sont importantes pour comprendre leur rapport à l’agroécologique car les agriculteurs ne se donnent pas uniquement pour mission de nourrir la population, ils participent aussi à l’entretien des paysages.

Le poids des socialisations familiales

Même s’ils ne le sont pas tous, (10 % des élèves de l’enseignement agricole sont des enfants d’agriculteurs). Lorsqu’ils sont en formation agricole, ils appartiennent au monde agricole au sens large et travaillent dans les exploitations agricoles durant leurs week-ends et pendant les vacances. Ces socialisations familiales influencent leurs représentations. Ainsi, ceux qui sont les plus favorables à l’introduction de pratiques agroécologiques plus radicales sont issus de familles plus sensibilisées à ces questions.

Pour la majorité des élèves qui entrent dans les formations en ayant une connaissance quasi professionnelle de l’agriculture, les exploitations des lycées agricoles ne sont pas des modèles de référence. Ces élèves s’identifient plus facilement à leurs parents agriculteurs et aux maîtres de stage qui sont leurs véritables référents professionnels. C’est pourquoi les exploitations en agriculture biologique des lycées sont plutôt rejetées par les élèves.

Cette référence au modèle familial peut avoir un effet bénéfique dans le cas où les parents des élèves sont eux-mêmes engagés dans une volonté de changement des pratiques agricoles. Les élèves plus éloignés par leurs origines du milieu agricole sont aussi ceux qui rejettent le moins les savoirs agroécologiques délivrés par les enseignants en lycée agricole. Mais pour eux, l’accès aux métiers agricoles (qui restent à forte reproduction sociale) sera plus compliqué car marqué par de nombreux obstacles, notamment celui de l’accès au capital foncier.

The Conversation

Joachim Benet Rivière ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.03.2025 à 16:21

Qualité de l’air : comment lutter contre les inégalités mondiales ?

Lutz Sager, Assistant Professor, Economics, ESSEC

La pollution de l’air est inégalement répartie dans le monde&nbsp;: elle touche principalement des pays en développement, pour lesquels elle constitue une double peine.
Texte intégral (1970 mots)

La pollution de l’air est inégalement répartie dans le monde : les niveaux de pollution les plus dangereux touchent principalement les pays en développement, pour lesquels ils constituent une double peine. Il serait pourtant possible d’améliorer les choses, en s’inspirant de ce qui a fonctionné non seulement en Europe, mais également en Chine.


En France, la pollution de l’air est responsable de 40 000 décès et de dizaines de milliers de cas d’asthme, d’AVC ou de diabète, selon des estimations récentes de Santé publique France. Ce rapport évalue le coût total de la pollution de l’air en France à 12,9 milliards d’euros par an, ce qui est probablement encore sous-estimé.

Au cours des deux dernières décennies, la recherche a découvert de nombreuses façons dont la pollution atmosphérique nous rend non seulement malades, mais aussi moins heureux, plus agressifs – ce que suggère la corrélation observée entre pollution de l’air et criminalité au Royaume-Uni – et moins productifs. Cela montre qu’il reste beaucoup à faire pour améliorer la qualité de l’air, en France et ailleurs, mais qu’il existe, à la clé, des bénéfices non seulement sanitaires, mais également psychologiques et économiques.

Il peut être utile d’adopter une vue globale de la pollution atmosphérique dans le monde, afin d’identifier là où les plus grands progrès ont été réalisés, et inversement là où l’urgence est la plus grande.


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Dans une recherche récente, je me suis intéressé aux inégalités en matière de qualité de l’air dans le monde, et en particulier aux particules fines, l’une des formes de pollution qui cause la mortalité la plus élevée. Le constat que je fais est le suivant : il existe de plus en plus d’inégalités dans le monde en matière de qualité de l’air.

Si l’on applique l’indice de Giniindicateur qui mesure les inégalités économiques – à la qualité de l’air globale, on note que cet indice passe de 0,30 en 2000 à 0,35 en 2020. Cette augmentation est substantielle : elle correspond approximativement à la différence entre la France (0,31) et la Russie (0,36) en termes d’inégalités économiques.

Cette augmentation de l’indice de Gini reflète un écart croissant entre les extrêmes. Les 10 % de la population mondiale qui respirent l’air le plus pollué sont exposés à plus de sept fois plus de particules fines de diamètre inférieur ou égal à 2,5 micromètres (PM2,5) que les 10 % les moins pollués, ce qui correspond à plus de 10 fois le seuil de danger fixés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Un grave problème pour les pays pauvres

Chaque année, les particules fines tuent environ 4 millions de personnes dans le monde, des suites d’accidents vasculaires cérébraux, des maladies cardiaques et des maladies respiratoires. Or, la charge sanitaire se répartit dans le monde de façon encore plus inégale que la pollution elle-même.

L’indice de Gini lié au risque de cancer du poumon causé par l’exposition aux particules fines s’élevait en 2020 à 0,55 en 2020, ce qui représente une inégalité comparable à celle des revenus en Colombie – l’un des pays les plus inégalitaires au monde.

La pollution atmosphérique aggrave aussi d’autres inégalités préexistantes. Les niveaux de pollution les plus graves touchent les habitants des pays les plus pauvres, qui ne peuvent souvent pas rester chez eux les jours de pollution ou porter des masques lorsqu’ils sortent.

Plus important encore, les pauvres n’ont généralement pas accès à des soins de santé de qualité lorsqu’ils tombent malades. Cela explique pourquoi la plupart des inégalités en matière de qualité de l’air au niveau mondial sont dues à des différences entre les pays, plutôt qu’entre les régions d’un même pays.

En d’autres termes, on peut prédire la probabilité de mourir des suites de l’exposition à la pollution atmosphérique en fonction du pays de naissance d’une personne.

Sans surprise, ce sont les écarts dans les niveaux de pollution de l’air entre les régions riches et pauvres qui sont en cause derrière cette augmentation des inégalités en matière de qualité de l’air. Dans de nombreux pays en développement en Asie et en Afrique, la pollution de l’air a fortement augmenté au cours des dernières années, car la croissance économique a été alimentée par la combustion de charbon, de pétrole, de bois et d’autres énergies polluantes.

Les niveaux de pollution les plus préoccupants se concentrent sur une poignée de lieux sensibles, en particulier en Asie du Sud. Sur le milliard de personnes confrontées aux niveaux de pollution atmosphérique les plus élevés en 2020, près de la moitié (479 millions) vivaient en Inde. Et 213 millions de personnes vivent dans les pays voisins du Bangladesh et du Pakistan. Un autre point chaud se trouve en Afrique de l’Ouest.


À lire aussi : Crises cardiaques et hypertension artérielle en augmentation en Afrique : quel rapport avec la pollution de l'air ?


S’inspirer des pays qui ont réussi à réduire la pollution

Ces niveaux extrêmes de pollution de l’air retrouvés dans une poignée de pays pauvres constituent un véritable désastre pour la justice environnementale au niveau global. Mais d’une certaine manière, ils peuvent aussi constituer une opportunité.

Car l’augmentation des inégalités en matière de qualité de l’air au niveau mondial est également due à la réduction de la pollution dans les pays développés. L’exposition aux particules fines d’un résident français moyen a diminué de plus de 20 % depuis 2000 – de 13,3 microgrammes par mètre cube en 2000 à 10,5 en 2022. Des améliorations similaires ont été observées aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne et dans une grande partie de l’Europe.

Cette réduction de la pollution de l’air est souvent obtenue grâce à la transition vers des sources d’énergie propre et renouvelable qui n’impliquent pas de brûler du charbon ou d’autres énergies fossiles. Des mesures politiques efficaces ont réussi à encourager de tels progrès, même si cette efficacité n’est pas toujours reconnue par les critiques de ces politiques.

Aux États-Unis, la loi sur la qualité de l’air (Clean Air Act) adoptée en 2005 a permis de réduire considérablement la pollution aux particules fines.

En Europe, plusieurs politiques contribuent à améliorer la qualité de l’air, comme le marché européen du carbone qui cible les centrales électriques et les usines polluantes et les zones à faibles émissions qui interdisent l’accès des villes aux véhicules les plus polluants.


À lire aussi : Les zones à faibles émissions sont-elles inéquitables ?


Tout cela ne signifie pas que la France et les autres pays développés ont résolu le problème de la pollution de l’air pour autant. Plus de 98 % de la population mondiale, dont une grande partie en Europe, est toujours confrontée à des niveaux de pollution supérieurs à la valeur cible fixée par l’OMS.

Mais plusieurs progrès récents montrent qu’il est possible de lutter contre des niveaux extrêmes de pollution de l’air, et que ces possibilités n’existent pas seulement dans les pays développés.

Jusqu’à récemment, la Chine affichait parmi les pires niveaux de pollution atmosphérique. Alors que de nombreuses villes chinoises restent encore trop polluées, la Chine a réduit la pollution aux particules de plus de 30 % depuis qu’elle en a fait une priorité politique en 2013. Il n’y a aucune raison pour que ce succès ne puisse pas être reproduit ailleurs.

Un défi pour l’avenir

Si on veut que tous les êtres humains aient accès à de l’air pur, nous devons tirer les leçons des progrès réalisés en Chine, en Europe et en Amérique du Nord, et nous en inspirer. La communauté internationale doit s’attaquer aux niveaux extrêmes de pollution atmosphérique rencontrés dans les pays pauvres. Les agences de développement, telles que l’Agence française de développement (AFD), pourraient faire de la réduction de la pollution une priorité, du moins lorsqu’elle n’entre pas en conflit avec d’autres objectifs tels que la réduction de la pauvreté.

Toutes les nations devraient renouveler leur engagement envers les initiatives mondiales en matière de santé telles que l’OMS, en particulier à l’heure où quelques gouvernements, comme l’administration Trump aux États-Unis, désinvestissent les programmes d’aide internationale ainsi que la protection de l’environnement.

Fournir de l’air pur à tous est une étape clé pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU. Les quelques expériences que j’ai énumérées ici montrent qu’il est possible d’y parvenir… à condition d’essayer vraiment.

The Conversation

Lutz Sager ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.03.2025 à 16:21

Quelles espèces d’arbres planter en ville ?

Serge Muller, Professeur émérite, chercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (UMR 7205), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Planter des arbres, oui mais lesquels&nbsp;? Faut-il préférer les espèces locales aux exotiques&nbsp;? Quelles essences choisir pour rafraîchir nos villes et les adapter aux conditions de demain&nbsp;?
Texte intégral (3981 mots)
Magnolia de Soulange en fleurs fin mars en ville à Metz. Serge Muller, Fourni par l'auteur

Les Parisiens ont voté. 66% se sont déclarés favorables à la végétalisation et à la piétonnisation de 500 nouvelles rues. Planter des arbres en ville pour y développer la forêt urbaine, c’est bien, mais lesquels ? Faut-il privilégier les espèces locales ? Peut-on planter des espèces menacées ? Quelles essences choisir pour mieux rafraîchir nos villes et les adapter aux conditions climatiques de demain ? Tour d’horizon des critères à prendre en compte sur ces questions.


De multiples opérations de plantations d’arbres sont actuellement réalisées dans nos villes afin de les adapter aux conditions climatiques et environnementales de la deuxième moitié du XXIe siècle. Il peut s’agir de nouvelles plantations linéaires dans les rues, parfois de la création de nouveaux parcs urbains dans le cadre de projets immobiliers, de micro-forêts Miyawaki ou de « mini-forêts urbaines », comme à Paris. On ne peut que se réjouir de la multiplication de ces opérations de boisement en milieu urbain.

Il se pose toutefois la question du choix des espèces d’arbres à planter, sachant qu’il en existe potentiellement des milliers dans le monde. De nombreuses réflexions sont actuellement menées et plusieurs outils ont été proposés ces dernières années ou sont en cours de développement pour guider le choix des espèces sur la base de critères pertinents.

Faut-il privilégier les espèces indigènes par rapport aux exotiques ?

Certaines associations environnementalistes et municipalités considèrent que les espèces indigènes du territoire régional doivent être privilégiées dans les plantations urbaines, car elles seraient mieux adaptées aux conditions écologiques (dont climatiques) et constitueraient un support de biodiversité plus approprié dans les villes que les espèces exotiques.

Mais c’est méconnaître les particularités du climat urbain, plus chaud de plusieurs degrés par rapport aux environs, et ne pas prendre en compte ses évolutions prévues pour les prochaines décennies.

Par ailleurs, il n’est pas attesté que les arbres natifs d’une région soient davantage fréquentés par la faune locale que les arbres exotiques.

Les espèces d’arbres indigènes sont par ailleurs peu nombreuses dans nos régions tempérées d’Europe de l’Ouest. On en trouve environ 130 pour toute la France métropolitaine et seulement une vingtaine en Île-de-France (le nombre exact dépend des limites retenues entre arbres et arbustes), alors que plus de 700 espèces d’arbres plantés sont présentes à Paris.

De fait, le cortège bien plus diversifié des espèces exotiques offre davantage de possibilités d’adaptation à des contextes différents et elles sont largement dominantes dans les cortèges végétaux de la plupart des villes. Ainsi à Paris, seulement 15 % des arbres recensés dans la base de données de la ville correspondent à des espèces indigènes en Île-de-France.

Certaines espèces exotiques cependant sont reconnues comme invasives, on parle d’espèces exotiques envahissantes. Elles sont de ce fait généralement exclues des plantations afin d’éviter qu’elles constituent des peuplements monospécifiques dont les autres espèces sont exclues, comme dans certaines forêts suburbaines, par exemple certaines parcelles du bois de Boulogne. Elles peuvent aussi se développer spontanément dans des friches urbaines comme aux abords de la petite ceinture à Paris et y constituer des boisements sauvages.

La petite ceinture, une ancienne ligne de chemin de fer à double voie de 32 kilomètres de longueur encerclant Paris
La petite ceinture, une ancienne ligne de chemin de fer de 32 kilomètres de longueur encerclant Paris, ici dans le XIVe arrondissement, avec au premier plan le robinier faux-acacia.“/> L’ailante, que la réglementation européenne a <a href= Serge Muller, Fourni par l'auteur
classé en 2019 parmi les espèces exotiques envahissantes préoccupantes pour l’Union européenne, semble effectivement éliminé des palettes de végétalisation dans les villes, son introduction et sa propagation étant désormais interdites en France métropolitaine.

Par contre, le robinier faux-acacia, reconnu de longue date comme invasif dans les milieux naturels, figure lui toujours parmi les espèces commercialisées et plantées dans certains espaces urbains.

Fleur d’ailante à gauche et fleur de robinier faux acacia à droite
Fleurs d’ailante à gauche et de robinier faux-acacia à droite. Serge Muller, Fourni par l'auteur

Le paulownia suscite également des interrogations mais, plutôt que sa présence en ville, c’est surtout sa culture intensive comme arbre de production de bois en milieu agricole qui crée un risque important d’expansion dans les milieux naturels.


À lire aussi : Dans nos villes et nos campagnes, le paulownia est-il un arbre aussi « magique » qu’on le dit ?


Ainsi les espèces d’arbres et d’arbustes exotiques peuvent conduire à des boisements spontanés intéressants dans les milieux urbains, mais une vigilance s’impose afin d’éviter les risques de colonisation des milieux naturels adjacents.


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Peut-on planter en ville des espèces menacées de disparition ?

Un autre a priori qui mérite d’être dépassé est celui des espèces menacées de disparition dans leurs milieux naturels, qu’il faudrait exclure des plantations urbaines afin de ne pas affecter davantage leurs populations relictuelles.

En fait, un tel risque n’existe pas car les arbres plantés en ville ne proviennent pas de récoltes réalisées dans les milieux naturels, si ce n’est les rares prélèvements effectués à l’origine afin de permettre leur culture ex situ dans les arboretums ou les jardins botaniques, conduisant à des multiplications faites ensuite dans des pépinières à partir de ces premières cultures.

Ainsi le séquoia de Chine (Metasequoia glyptostroboides), une espèce relique, découverte dans les années 1940 et classée en danger d’extinction par l’union internationale pour la conservation de la nature (UICN), a fait l’objet d’une large diffusion dans les jardins botaniques et les parcs urbains des régions tempérées.

À Paris, outre quelques arbres historiques comme celui du Jardin des Plantes, issu des premières graines rapportées de Chine en 1948, il a été planté plus récemment dans d’autres parcs et même comme arbre d’alignement rue Watteau (XIIIe arrondissement), ainsi qu’au cimetière parisien de Thiais, si bien que plus de 170 arbres sont maintenant comptabilisés à Paris. À Grenoble, le stade des Alpes, construit au début des années 2000, a été entouré par une plantation d’une soixantaine de séquoias de Chine. Ces plantations ex situ, également abondantes dans de nombreux autres pays dans des conditions climatiques favorables, contribuent ainsi à la pérennité de l’espèce.

L’exemple plus récent du pin de Wollemi (Wollemia nobilis) est également éloquent. Espèce relique d’une lignée remontant à l’ère secondaire (il y a plus de 200 millions d’années), découverte en 1994 dans un unique canyon en Australie, il est considéré comme étant en danger critique d’extinction par l’UICN. Mais sa diffusion dans le cadre du plan de sauvetage de l’espèce, mis en place par les Australiens afin de le faire mieux connaître et de baisser les pressions sur la seule population naturelle existante, a attesté que la plantation des arbres d’une espèce menacée peut être un moyen pour en permettre une meilleure protection in situ. L’espèce a ainsi été plantée dans un grand nombre de jardins botaniques aux conditions adaptées dans le monde.

Un séquoia de Chine et un pin de Wollemi
Le séquoia de Chine et le pin de Wollemi au Jardin des Plantes à Paris. Serge Muller, Fourni par l'auteur

De multiples autres espèces largement plantées en ville correspondent en fait à des espèces menacées dans leur milieu naturel, comme le ginkgo, le cèdre du Liban, le platane d’Orient et même le marronnier d’Inde.

L’intérêt de la plantation en ville pour la conservation d’espèces menacées a été bien démontré, dès les années 1980, avec le bois de senteur blanc (Ruizia cordata), espèce endémique de l’île de La Réunion, qui était menacée de disparition totale du fait de prélèvements et d’écorçages excessifs sur les individus sauvages par les producteurs de tisanes. Mais sa reproduction réussie au conservatoire botanique de Brest, puis sa réintroduction dans le milieu naturel et comme arbre d’ornement dans les villes réunionnaises ont permis de renforcer les populations résiduelles et de baisser les pressions sur les rares individus sauvages persistants et ainsi d’assurer son sauvetage.

Certaines espèces d’arbres endémiques et menacées en France, comme les alisiers de Legré et de Reims, seulement décrites en 2009 et localisées à la montagne de Lure (Alpes-de-Haute-Provence) pour la première et aux environs de Reims pour la seconde, toutes deux classées en danger d’extinction sur la liste rouge européenne, pourraient ainsi également être plantées en ville, à condition que les pépiniéristes s’intéressent à ces espèces, évidemment sans porter atteinte à leurs populations naturelles, ce qui permettrait de les faire mieux connaître et de les mettre en valeur.

Un statut de protection réglementaire de ces espèces menacées, comme cela est le cas pour Ruizia cordata à La Réunion, ne change pas la possibilité et l’intérêt de plantations urbaines de sauvegarde de ces arbres, car la protection ne concerne que les spécimens sauvages et il est donc tout à fait autorisé de planter en ville des individus originaires de cultures. C’est d’ailleurs le cas d’autres espèces d’arbres protégées en France et plus ou moins largement plantées en ville, comme l’alisier de Fontainebleau, le caroubier, le chêne crénelé, le prunier du Portugal et le pin mugho.


À lire aussi : Les arbres en ville : pourquoi il n’y a pas que le nombre qui compte


Quels critères privilégier pour le choix des espèces ?

Les critères actuellement privilégiés pour le choix des espèces d’arbres sont les services écosystémiques qu’ils fournissent, en particulier leur contribution à la lutte contre les îlots de chaleur urbains (ICU), à l’amélioration de la qualité de l’air, à l’enrichissement de la biodiversité, ainsi qu’au bien-être des populations citadines.

De nombreux outils ont été développés dans cet objectif, comme le programme Sésame, lancé par le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) en partenariat avec la Ville et l’Eurométropole de Metz, puis adapté au contexte de nombreuses autres villes françaises.

Le choix des essences va évidemment aussi dépendre des caractéristiques microclimatiques et des sols des sites de plantation, ainsi que de leur environnement. Lorsque les espaces disponibles sont suffisants, la plantation de grands arbres permet d’obtenir des services écosystémiques plus importants. Mais les petits espaces peuvent également être valorisés par des arbres ou arbustes de dimensions plus modestes.

Les plantations linéaires monospécifiques (d’une seule espèce) ont longtemps été prônées pour des raisons esthétiques et de commodité d’entretien, ces peuplements ayant souvent été considérés comme plus décoratifs et plus faciles à gérer que des peuplements mélangés d’espèces variées. On s’est toutefois rendu compte que ces peuplements monospécifiques étaient bien plus sensibles aux aléas climatiques et aux pathogènes, par exemple l’infestation des platanes de nos villes françaises par le chancre coloré (un champignon) ou des villes nord-américaines par l’argile du frêne (un coléoptère).

Les plantations d’arbres étant réalisées pour durer au moins une cinquantaine d’années, elles devront obligatoirement être adaptées aux conditions climatiques urbaines de la deuxième moitié du XXIe siècle. Des études ont ainsi établi qu’une grande partie des essences actuellement présentes en ville ne seront plus adaptées aux conditions de 2050.

Le programme Avec (Adaptation du végétal au climat de demain), conduit, depuis mi-2023, par l’association Plantes & Cité, le Cerema et l’Ademe a justement pour objectif d’évaluer les potentialités pour les plantations en milieu urbain de nouvelles espèces adaptées aux conditions climatiques de demain.

Innover et expérimenter l’acclimatation de nouvelles espèces

De nombreuses espèces d’arbres présentes en Europe au Pliocène, il y a 5,3 à 2,6 millions d’années, y ont été éliminées, ou presque pour certaines, par les glaciations quaternaires mais se sont maintenues, ou parfois des espèces voisines, en Asie ou en Amérique.

Ces espèces exclues de l’Europe pourraient retrouver dans nos villes les mêmes conditions climatiques dont elles bénéficiaient à cette époque dans les milieux naturels, soit des températures plus élevées de quelques degrés, et ainsi contribuer à la diversification des peuplements d’arbres urbains. C’est déjà le cas pour certaines espèces à distribution naturelle actuelle très restreinte et relictuelle en Europe, par exemple le noyer du Caucase (Pterocarya fraxinifolia), la parrotie de Perse (Parrotia persica) ou le copalme d’Orient (Liquidambar orientalis), ainsi que pour d’autres genres totalement disparus d’Europe suite aux glaciations quaternaires comme Ehretia, Eucommia, Liriodendron, Maclura, Magnolia ou Nyssa, dont des espèces asiatiques et/ou américaines ont été introduites avec succès dans les villes européennes.

Pterocarya frax, Parrotia persica et Nyssa Sylvatica
Pterocarya Fraxinifolia, Parrotia persica et Nyssa sylvatica plantées en ville. Serge Muller, Fourni par l'auteur

Mais l’acclimatation dans nos milieux urbains de bien d’autres espèces d’arbres présentes dans les régions tempérées chaudes d’Asie ou d’Amérique mériterait également d’être envisagée après expérimentation en jardin botanique ou en arboretum, ceci afin d’enrichir encore davantage nos forêts urbaines et les adapter aux conditions climatiques de la deuxième moitié du XXIe siècle.

The Conversation

Serge Muller est membre associé de l’Autorité environnementale de l'IGEDD (Inspection Générale de l'Environnement et du Développement Durable) en France et membre du Groupe sur l’urbanisme écologique (GrUE)

17.03.2025 à 16:36

Changement climatique : les forêts ont-elles besoin de nous pour s’adapter ?

Isabelle Chuine, Directrice de recherche au CNRS en écologie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

François Lefèvre, Directeur de recherche en génétique forestière, Inrae

Les scientifiques constatent que le vivant, à l’échelle de l’arbre comme de la forêt, est capable d’étonnants processus d’adaptation. Ceux-ci suffiront-ils face aux changements climatiques actuels&nbsp;?
Texte intégral (3464 mots)
Hêtre fendu dans la forêt de la Massane (Pyrénées-Orientales). DSorel/RNNMassane, Fourni par l'auteur

Les scientifiques constatent que le vivant, à l’échelle de l’arbre, de la forêt ou de l’essence d’arbre, est capable d’étonnants processus d’adaptation. Mais ces derniers suffiront-ils face au changement climatique en cours ?


Adaptation. Le mot sonne comme une injonction. Il envahit peu à peu l’espace médiatique et politique pour évoquer notre positionnement vis-à-vis d’un environnement en proie à de nombreux fléaux. Le mot atténuation, lui, est beaucoup moins présent pour parler des émissions de gaz à effet de serre et des pressions que l’on fait peser sur les écosystèmes.

Adaptation et atténuation sont deux actions dépendantes, l’une n’exclut pas l’autre, mais rappelons toutefois que le GIEC a estimé qu’il nous coûterait vingt fois plus cher de nous adapter sans atténuation que d’arriver à la neutralité carbone.

Malgré cette réalité, l’idée de s’adapter a bien du succès, mais si on se place sur le temps long, elle peut sembler étonnante. En effet, être adapté à notre environnement, à notre climat, nous l’étions depuis l’apparition de notre civilisation, car le climat n’a subi que de faibles variations depuis cette époque, en comparaison de ce qui nous attend.

Face au défi climatique, l’idée d’adaptation est devenue un processus qui s’incarne dans des trajectoires, des scénarios, des plans. La France s’est dotée d’un plan national d’adaptation au changement climatique et d’une trajectoire de référence pour l’élaborer. Cette trajectoire prévoit que d’ici 2100, le climat de Marseille sera celui de Séville et le climat de Paris celui de Montpellier.

Tous les êtres vivants vont devoir s’adapter et sont déjà en train d’essayer de le faire, chacun à sa vitesse, grâce à la sélection naturelle et la diversité génétique dont celle-ci se nourrit. Les populations d’arbres elles aussi s’adaptent aux nouvelles conditions climatiques, mais réussiront-elles à le faire avant de disparaître ? Telle est la question.

Certains répondront que c’est impossible et qu’il faut donc accélérer la récolte des forêts actuelles et la plantation d’un milliard de nouveaux arbres, espère-t-on mieux adaptés aux conditions futures. Ces nouveaux arbres, certains proposent d’aller les chercher chez d’autres espèces qui n’existent pas en France et qui vivent dans des climats plus chauds et plus secs tels que le chêne zéen, les sapins de Turquie, l’eucalyptus. Ces solutions posent aussi de nombreuses réserves soulevées par les scientifiques.

D’autres options sont aussi envisageables visant à tirer parti des mécanismes naturels d’adaptation. Mais soyons clairs : il n’y aura pas de solution miracle universelle, il faudra diversifier les options comme les forêts elles-mêmes, indispensables de bien des façons à notre bien-être.

Ce que nous devons aux forêts

De fait, les forêts apportent de très nombreuses contributions à nos sociétés et à notre bien-être. Elles fournissent du bois pour la construction, la manufacture, la production d’énergie mais aussi des médicaments (même si certaines molécules sont par la suite parfois synthétisées en laboratoire) comme les extraits de saule (aspirine) ou d’if (anticancéreux), des aliments pour l’homme (baies, champignons) et le bétail (glands, feuillage).

Elles captent le CO2 atmosphérique et le stockent durablement dans le bois et le sol, purifient l’air et l’eau, atténuent les événements climatiques extrêmes, maintiennent et enrichissent les sols, abritent une très grande biodiversité, et sont une composante majeure du système climatique. Elles jouent enfin un grand rôle dans notre santé physique et mentale et notre identité culturelle.

Le temps forestier face à la vitesse du changement climatique

Mais aujourd’hui, les forêts doivent faire face à un bouleversement inédit, le réchauffement climatique, qui a connu une très nette accélération ces dix dernières années en France. La trajectoire de référence que la France a adoptée pour établir son plan d’adaptation prévoit +4 °C avant 2100.

Les forêts doivent donc faire face à deux temporalités différentes, celle du changement climatique et celle de leur cycle de vie ou cycle d’exploitation qui varie de 40-50 ans pour certains résineux à croissance rapide comme le pin des Landes voire 20 ans pour les peupleraies, à plus de 180 ans pour le chêne.

Un arbre peut-il s’adapter à des conditions changeantes au cours de sa vie ?

Penser le futur des forêts nécessite donc d’anticiper l’évolution attendue du climat, en tenant compte des incertitudes, mais également de prendre en compte les capacités d’adaptation propres à chaque arbre au cours de sa vie. Le fonctionnement d’un arbre dépend des conditions dans lesquelles il se trouve, il peut s’ajuster en quelques minutes à un changement de luminosité par exemple.

Cet ajustement constant lui permet d’endurer des conditions météorologiques très différentes au cours d’une année et d’une année sur l’autre. Cette plasticité permet notamment à des arbres exotiques introduits dans des parcs et jardins de croître, survivre et parfois se reproduire dans des conditions très différentes de celles où ils vivent normalement.

Elle a aussi permis aux arbres de survivre avec un réchauffement global de +1,5 °C. Mais malheureusement, cette plasticité a des limites qui ont maintenant été atteintes dans de nombreuses régions. En effet, la vie, telle qu’elle existe sur Terre, ne peut persister sans eau liquide, et au-delà de 40 °C les protéines commencent à se dénaturer et la photosynthèse et autres processus physiologiques atteignent leur limite.

L’accentuation des sécheresses et des canicules depuis 2003 a ainsi provoqué des dépérissements massifs en France, en particulier dans les forêts d’épicéas du Nord-Est qui sont passées de puits à source de carbone. Puisque les limites vitales sont atteintes, certains prônent par exemple de réduire la densité d’arbres afin de diminuer la compétition pour l’eau. Cependant, en deçà d’une certaine densité, ce n’est plus une forêt qu’on maintient mais une savane arborée.

L’adaptation par la sélection naturelle peut-elle être rapide chez les arbres ?

D’autres capacités d’adaptation se situent à l’échelle des populations d’arbres. Les arbres sont parmi les organismes vivants ayant la plus grande diversité génétique, non seulement à l’échelle de leurs aires naturelles (celle du Pin sylvestre s’étend de la Sibérie à l’Andalousie, sous des climats bien différents), mais aussi à l’intérieur de chaque peuplement. Grâce à cette diversité génétique, les forêts bénéficient d’un fort potentiel d’adaptation par l’action de la sélection naturelle.

Le transfert de graines pour planter des arbres hors de leur aire d’origine est une pratique forestière ancienne. Les études rétrospectives de telles forêts révèlent une capacité d’adaptation à de nouvelles conditions après seulement une à quelques générations d’arbres. Ainsi chez le Pin maritime, espèce globalement sensible au froid, on a observé que les descendants d’arbres survivants de plantations artificielles faites dans le Nord-Est de la France étaient plus résistants au froid que les plants issus des forêts de l’aire naturelle.

Cette capacité d’adaptation génétique rapide est aussi mise à profit dans les programmes de sélection : le Pin radiata, qui a une aire naturelle extrêmement réduite à quelques populations de la côte Californienne sous un climat doux et humide, est devenu en quelques décennies l’une des essences les plus largement plantées sur tous les continents y compris sous des climats plus secs ou continentaux.

L’adaptation par l’action de la sélection naturelle ne doit pas se raisonner seulement à l’échelle des générations (plusieurs décennies chez les arbres) car c’est aussi un processus continu. Des études génétiques menées sur différents arbres tempérés et tropicaux ont montré qu’au sein d’une forêt, chaque arbre est adapté à son micro-environnement. Ainsi, on a montré que les populations d’arbres situées à différentes altitudes d’une même montagne peuvent avoir des spécificités génétiques adaptatives : plus adaptées au froid en altitude et à des conditions chaudes et sèches en basse altitude.

À l’échelle de la forêt, la compétition pour la lumière aboutit au fait que les arbres plus grands dits « dominants » ont un meilleur accès à la lumière. Ils survivent plus longtemps, produisent plus de pollen ou de graines et transmettent donc plus leurs gènes à la génération suivante.

Ainsi toutes les caractéristiques qui contribuent à rendre un arbre dominant sur ses voisins sont sélectionnées : la sélection naturelle procède ainsi par écrémage continu dans la diversité génétique existante à tous les stades de la forêt. D’autres processus de sélection portent sur des caractéristiques liées à la résistance à des stress (froid, sécheresse, pathogènes).

Par exemple, la réserve intégrale de la hêtraie de La Massane dans les Pyrénées Orientales montre des signes importants de dépérissement mais les facteurs de mortalité varient d’une année à l’autre : les arbres que l’on observe aujourd’hui sont les survivants de nombreux événements de sélection successifs. La forêt s’adapte en continu, pas à pas.

Les diversités d’adaptation au sein d’une même forêt

Une forêt naturelle n’est donc pas homogène. Coexistent souvent plusieurs types d’arbres ayant différentes stratégies d’adaptation. Dans la hêtraie du Mont Ventoux (Vaucluse) par exemple, on trouve des arbres qui démarrent leur croissance rapidement au printemps avant la sécheresse estivale mais courent le risque de subir les gels printaniers, et des arbres qui démarrent plus tardivement mais sont plus tolérants à la sécheresse.

Au fil des générations, les mécanismes de la reproduction sexuée réorganisent en partie le patrimoine génétique transmis par chaque arbre à ses descendants en générant de nouvelles combinaisons génétiques originales qui seront soumises à leur tour aux processus de sélection : c’est l’un des mécanismes permettant le maintien d’une diversité génétique malgré la sélection naturelle. Chez les arbres, qui ont un cycle de vie long et dispersent loin leur pollen et leurs graines, les facteurs de sélection changent dans le temps et varient dans l’espace, ce qui contribue aussi au maintien d’une grande diversité génétique, et donc d’un potentiel d’adaptation, au sein de chaque population.

Mais l’action de la sélection naturelle trouve ses limites dans les contraintes du fonctionnement physiologique des plantes et est parfois entravée par un manque d’arbres reproducteurs, un manque de diversité génétique, des événements catastrophiques de grande ampleur, des parasites émergents, etc. Il est donc bien difficile et hasardeux de prédire la capacité d’adaptation future d’une forêt particulière et de se reposer simplement là-dessus. On peut néanmoins raisonner l’impact des pratiques de gestion sur les mécanismes d’adaptation.


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Piloter la sélection naturelle par la gestion forestière

La sylviculture peut en effet piloter les mécanismes de sélection naturelle eux-mêmes. Par exemple, les coupes d’éclaircies successives qui ont pour but de supprimer les arbres les moins intéressants pour laisser plus de place aux autres, diminuent l’intensité de la compétition pour l’eau qui est aussi un des mécanismes de la sélection naturelle. Cependant, le choix des arbres conservés lors de ces éclaircies se fait sur la base d’objectifs de gestion (on garde les plus beaux arbres, qui ne sont pas toujours les plus résistants à la sécheresse notamment si le peuplement a été peu soumis au stress). Selon la fréquence des éclaircies, leur intensité et les critères de choix des arbres retenus à chaque étape, la gestion peut au final accélérer ou freiner la sélection naturelle. On comprend bien alors qu’il y a un compromis à trouver entre réduire le stress subi par une forêt et favoriser son adaptation génétique par sélection naturelle (une option peut être de laisser agir la sélection au stade jeune avant de réduire le stress dans les stades plus avancés).

Un autre levier d’action sur l’adaptation des forêts est le contrôle de la diversité génétique lors du renouvellement des peuplements : cette diversité doit être suffisante pour permettre aux multiples processus de sélection naturelle de faire leur tri au fil des années, y compris les sélections que nous sommes incapables de prédire à l’avance comme la résistance à des parasites émergents ou des conditions climatiques exceptionnelles. Le forestier peut agir sur cette diversité en maintenant un nombre suffisant d’arbres semenciers, et en les laissant se reproduire sur plusieurs années pour compenser les aléas qu’il peut y avoir dans sa production de fruits. Il crée ainsi les conditions d’installation et de survie de nombreux semis.

Dans des situations de forêts en fort déclin, des renforcements de diversité génétique peuvent être envisagés : ainsi, certains pays d’Europe du Nord envisagent de renforcer la diversité génétique de forêts de frênes ravagées par une maladie récente, la chalarose, en plantant quelques frênes identifiés comme porteurs de caractéristiques de tolérance à la maladie pour qu’ils s’hybrident avec les frênes locaux et contribuent ainsi à améliorer la résistance du peuplement.

Vers des pratiques de gestion adaptative

Chercheurs et gestionnaires forestiers utilisent des outils de simulation pour explorer des stratégies de gestion forestière innovantes combinant processus naturels et processus dirigés d’adaptation, et prédire leurs effets à court et long terme. Des interventions bien raisonnées peuvent accélérer les processus d’adaptation sans nuire aux fonctions attendues de la forêt (production, protection, récréation, etc.), tandis que des interventions mal raisonnées peuvent au contraire freiner ces processus, voire prendre la direction d’une maladaptation. Laisser de la place aux processus naturels garantit une adaptation flexible face à des pressions imprévues (par ex. parasites émergents) et des risques multiples difficiles à anticiper.

Une stratégie de pilotage des processus naturels d’adaptation, éventuellement complétée par des apports de diversité génétique nouvelle dans certains cas mais pas systématiquement, rentrerait parfaitement dans le cadre des « stratégies de gestion adaptative » : un terme, parfois mal compris, qui signifie que la stratégie elle-même est continûment évaluée et au besoin réajustée.

Dans un cadre élargi considérant les forêts comme des socio-écosystèmes, les stratégies de gestion adaptative se raisonnent en fonction du contexte local, à l’échelle de territoires (par exemple dans les Chartes Forestières de Territoires), mais le pilotage dynamique des processus d’adaptation n’est pas encore bien intégré dans ces stratégies.


Le colloque « Nos forêts demain - Comprendre, transmettre, agir » est organisé les 21 et 22 mars 2025 par l'Institut de France, l'Académie des sciences et le Château de Chantilly en partenariat avec The Conversation. Inscription gratuite en ligne.

The Conversation

Isabelle Chuine a reçu des subventions publiques nationales, européennes, et une subvention de l'université d'Harvard.

François Lefèvre a reçu des financements de subventions publiques nationales et Européennes. Il est membre de l'académie d'agriculture de France.

17.03.2025 à 16:13

Plastique, art et militantisme : comment les artistes des zones polluées transforment la crise écologique en oeuvres

Geneviève Guétemme, Maîtresse de conférences en Arts plastiques, Université d’Orléans

Les artistes et le plastique&nbsp;: ce que disent ceux qui viennent des zones contaminées.
Texte intégral (1757 mots)

En cette journée mondiale du recyclage, focus sur les œuvres d’artistes vivant dans des zones particulièrement impactées par la pollution plastique (Océanie, Afrique) et sur leur traitement créatif de ce phénomène.


La grande plaque de déchets du Pacifique qui attire tous les résidus de la société de consommation couvrirait aujourd’hui 3,43 millions de km2 et descendrait jusqu’à 30 mètres de profondeur. La concentration de plastique y serait dix fois supérieure à celle du plancton. Ce « continent » ou « soupe » de plastique est bien connu, étudié et commenté, sans que change le modèle de développement et de croissance de la planète.

Face à cette situation, de nombreux artistes prennent la parole. Et si leur propos n’est pas d’estimer les « impacts », de mesurer des « seuils » ou d’imaginer une « transition », ils estiment qu’il est de leur responsabilité de présenter la catastrophe. Leur but ? Faire réfléchir aux usages, aux traditions, aux politiques qui régissent nos approches de la nature, et faire réagir le plus de monde possible – même ceux qui sont encore peu affectés par les changements en cours. Ils interrogent le devenir humain avec les moyens qui sont les leurs : la musique, le théâtre, le roman, les arts plastiques, etc. Leur implication est d’autant plus forte que cette pollution les affecte parfois personnellement dans leur territoire.

En Océanie par exemple, une nouvelle catégorie d’artistes dits « environnementaux » se mobilise : ils ne peuvent pas ignorer le plastique, partout dans leur environnement, et en font leur matériau de prédilection.

Des colliers de sauce soja

Niki Hastings-McFall ramasse ainsi les petites bouteilles de sauce soja que les commerçants distribuent avec les sushis à emporter et les assemble pour fabriquer des colliers. Originaire de Samoa et vivant en Nouvelle-Zélande, elle rappelle le rituel qui consiste à accueillir les touristes avec des parures de fleurs (lei). Mais ses colliers « urbains », qu’elle intitule Too much sushi II (appartenant à la série “Urban lei”, 2002), parlent de la vaste masse de plastique qui flotte à proximité. Les pétales-bouteilles indiquent que les plages, les eaux transparentes sont couvertes de détritus et que le tourisme et le poisson – ces deux ressources majeures de la région – sont devenus des foyers de contamination.

En combinant le recyclage et l’artisanat traditionnel, l’artiste dénonce les asymétries qui dépossèdent les uns et approvisionnent les autres. Elle relie la destruction de l’environnement à l’industrie mondiale des repas à emporter, et à un colonialisme qui n’en finit pas de finir.


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Pour sensibiliser le public à la grande plaque de déchets du Pacifique générée par les courants marins, Maika’i Tubbs, originaire d’Hawaï et vivant à New York, ramasse lui aussi des déchets sur les plages de son archipel natal. Il se concentre sur les restes de vaisselle en plastique blanche qu’il dote d’une vie propre (A Life of Its Own, 2013). L’envahissant plastique, chauffé et sculpté, se transforme alors en une représentation d’une plante invasive, la rose de Jéricho, qui remplace peu à peu la flore insulaire. Comme cette plante, le plastique ne va pas disparaître facilement.

Comment donc se débarrasser de ce matériau dont on continue à apprécier les capacités de transformation et qu’on prétend recyclable à l’infini ?

Le plastique, c’est fantastique

Pour George Nuku, Néo-Zélandais d’origine maorie, écossaise et allemande, né en 1964, le plastique est un matériau sacré. D’après lui, le plastique a la force du pounamu : le nom maori de la néphrite (pierre grise ou verte), utilisée pour réaliser des bijoux. La pollution au plastique, rapprochée du dieu de la mer Tangaroa, serait alors une puissance capable de réenchanter le monde (au prix de quelques mutations affectant les poissons). George Nuku a donc créé Bottled Ocean, un temple de plastique pour vénérer ce matériau généralement méprisé et jeté.

Son approche a de quoi surprendre : la plupart des artistes, au contraire, dénoncent le plastique en mettant en avant son caractère envahissant et polluant à très long terme. La posture très ambiguë de cet artiste qui vénère le plastique comme certains vénèrent les ancêtres pose question. Elle renvoie aux choix de certains habitants qui adaptent leurs coutumes à un nouvel ordre environnemental, et interroge la posture des structures culturelles qui mettent en avant ce travail. Quelles valeurs ces structures défendent-elles : l’esthétique phosphorescente de l’installation, une reprise de contrôle postcoloniale qui réaffirme une identité océanienne, la posture techniciste qui valorise le recyclage ?

La démarche de Nuku rappelle peut-être avant tout que l’art est un espace d’expression qui autorise toutes les prises de position, même controversées, au risque de brouiller les cartes.

Le créateur préfère la réappropriation océanienne d’un matériau, imposé par les grandes puissances coloniales, à la remise en cause de son impact nuisible sur l’océan. L’art contemporain laisse le public faire ses propres choix. Encore faut-il qu’il ait les outils critiques pour le faire.

Afrogallonisme

L’artiste et activiste ghanéen Serge Attukwei Clottey semble proposer une approche militante beaucoup plus claire, tout en intégrant la complexité d’un monde où le plastique est à la fois une ressource et une pollution.

Sa démarche, artistique, sociale et économique, consiste à faire fabriquer par son atelier, situé à Accra, des tapis de plastique avec les bidons jaunes, omniprésents au Ghana, connus sous le nom de « Kufuor gallon » (du nom de l’ancien président John Kufuor, au pouvoir de 2001 à 2009 puis envoyé spécial de l’ONU sur les changements climatiques). Importés d’Europe comme bidons d’huile de cuisine, puis réutilisés pour stocker l’eau et l’essence, ils ont joué un rôle essentiel, en 2001, pendant l’une des pires sécheresses du pays, puis sont devenus une catastrophe environnementale lorsque la pluie est revenue. Abandonnés au bord des routes, dans les décharges municipales, sur les plages, ils se sont accumulés jusqu’à obstruer le système d’évacuation des eaux usées.

Clottey paie trois dollars pour chaque kilo collecté. Ensuite, il fait découper et relier entre eux (avec du cuivre récupéré sur des appareils électriques) des morceaux de plastique jaunes qui couvrent les rues en terre battue, drapent les murs et les toits. Il surnomme ce travail « Afrogallonisme ». C’est un protocole de recyclage qui renoue avec des savoir-faire traditionnels et non polluants (tapisserie), et qui participe à la construction d’une nouvelle communauté à l’écart des valeurs et des croyances du marché et de la technosphère.

Il s’agit, selon l’artiste, de rompre avec la surutilisation du plastique et la dépendance du pays au flux des marchandises importées. Mais c’est aussi un moyen de faire revivre les traditions textiles locales telles que le « kente » – une référence clé du modernisme ouest-africain tout au long du XXe siècle – et le système économique informel du Ghana fondé sur le commerce et la réutilisation des matériaux.

Le titre Yellow Brick Road que l’artiste donne à son installation est inspiré du Magicien d’Oz, où Dorothy, perdue dans un monde fantastique, suit « la route de briques jaunes » pour rentrer chez elle. C’est à la fois une dénonciation de la pollution aux plastiques, une protestation contre la culture du gaspillage imposée à l’Afrique par les pays occidentaux et une alternative constructive qui offre un revenu aux populations locales.

En plus de questionner l’humain et son rapport à la nature, cette pratique collective, environnementale et sociale, interroge le processus de création lui-même en l’inscrivant dans le système économique vernaculaire du Ghana, fondé sur la réutilisation des matériaux et des biens.

Il ne s’agit pas ici de produire du beau et du sacré avec du plastique. L’artiste ne met pas en avant les œuvres mais le processus de production. L’art contemporain s’affirme comme espace d’expérimentation. Il n’apporte pas de solution, mais encourage à penser en termes d’action collective, concertée, créative, située en fonction des contextes, et en évitant les positions en surplomb.

The Conversation

Geneviève Guétemme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.03.2025 à 17:08

Collision d’un pétrolier et d’un cargo en mer du Nord : un désastre écologique ?

Krysia Mazik, Senior Lecturer, Marine Biology, University of Hull

Magnus Johnson, Senior Lecturer Environmental Marine Science, University of Hull

Rodney Forster, Professor and Lead, Hull Marine Laboratory, University of Hull

Sue Hull, Senior Lecturer in Marine Biology and Ecology, University of Hull

Le kérosène libéré par la collision pourrait affecter des sites de reproduction essentiels pour les phoques et les oiseaux de mer.
Texte intégral (2065 mots)

La collision entre un pétrolier et un cargo en mer du Nord, le 10 mars 2025, a libéré dans les eaux du carburant pour avions qui pourrait affecter des sites de reproduction essentiels pour les phoques et les oiseaux de mer, le long des côtes britanniques.


Le 10 mars dernier, un pétrolier transportant du kérosène a été heurté par un cargo alors qu’il était à 21 km de la côte est de l’Angleterre. Cette collision a déclenché une série d’explosions et un énorme panache de fumée noire, tandis qu’une quantité encore inconnue de carburant s’est déversée dans la mer.

Nous sommes écologues marins à l’Université de Hull (Royaume-Uni), la ville la plus proche de l’incident. Nous connaissons très bien cette côte et ces eaux. Bien qu’il soit trop tôt pour dire exactement quelles seront les conséquences environnementales de la catastrophe, nous savons que ce déversement met en péril l’une des parties les plus importantes du littoral britannique, tant pour la préservation de la biodiversité que pour la pêche commerciale.

annotated map of E Yorks/Lincs coast
Les deux navires sont entrés en collision non loin de la côte du Yorkshire. Fortuna imperatrix mundi/wiki, CC BY-SA

La collision s’est produite dans une zone marine protégée au large de Holderness, une région où les fonds marins sont constitués de sable grossier et où vivent de nombreuses espèces différentes. Parmi celles-ci, le quahog nordique, une palourde comestible dont l’espérance de vie est supérieure à 500 ans. La zone sert également de nurserie à des poissons comme la limande-sole, la plie et le sprat européen.

Cette zone chevauche aussi celles qui ont été désignées pour protéger les marsouins communs et l’estuaire de l’Humber tout proche, avec ses vasières, ses dunes de sable et ses marais où des milliers d’oiseaux passent l’hiver, ainsi que d’autres espèces importantes, telles que les lamproies et les phoques gris.


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La plus grande colonie continentale d’oiseaux marins nicheurs du Royaume-Uni se trouve juste au nord du lieu de la collision, le long de la côte de Flamborough et de Filey. Plus de 250 000 oiseaux y nichent chaque année, dont un nombre impressionnant de guillemots et de petits pingouins. Elle accueille également des espèces dont la conservation est préoccupante, comme des fous de Bassan, des mouettes tridactyles et des macareux moines.

Deux macareux perchés sur une falaise
Les oiseaux de mer reviennent à Flamborough pour le début de la saison de nidification en mars. Stephen Ellis35/Shutterstock

Au sud, on retrouve d’autres côtes protégées et un important site de reproduction pour les phoques gris. Le Wash, un estuaire de forme carrée où quatre rivières se jettent dans la mer, se trouve à 70 km au sud, et les courants pourraient y faire dériver le pétrole de la collision. La région possède de vastes marais salants et constitue un autre site important pour l’hivernage des oiseaux.

Le déversement a eu lieu dans une zone de pêche qui soutient la plus grande pêcherie de crustacés en Europe, avec l’équivalent de 15 millions de livres sterling (plus de 17 millions d’euros) de homards vivants débarqués chaque année. Le mélange de sable grossier et de galets sur le fond marin constitue un terrain d’élevage idéal pour les homards, car ils peuvent créer des terriers sous des pierres de taille parfaite.

Des impacts multiples sur la biodiversité

Compte tenu de l’importance écologique et commerciale de la région, les populations ont raison de s’inquiéter des effets du déversement de kérosène dans les eaux, de la pollution de l’air et du dépôt de suies contaminées provenant du panache de fumée. Bien qu’il soit trop tôt pour se prononcer sur la gravité du déversement de carburant, la nature du contaminant et les conditions environnementales nous permettent d’émettre quelques hypothèses.

Le kérosène est plus fin que le pétrole brut et s’étale rapidement pour former un film à la surface de l’eau. Il est peu probable que le carburant déversé entraîne un mazoutage important des oiseaux, la formation de « boules de goudron » ou l’asphyxie du fond marin par des matières huileuses, comme cela peut se produire après des déversements de pétrole brut.

Les conditions sur le site de l’accident sont très dynamiques. Il y a donc de fortes chances que le carburant se mélange à l’eau de mer, brisant la nappe de surface et exposant potentiellement les fonds marins à des contaminants. Les forts courants, l’action des vagues et les sédiments relativement grossiers favorisent le mélange de l’oxygène dans l’eau et les sédiments, ce qui permet au carburant de se dégrader plus rapidement.

Dans les zones plus calmes, en particulier lorsqu’il y a beaucoup de sédiments en suspension dans l’eau (comme dans l’estuaire de l’Humber et certaines parties du Wash), les contaminants peuvent adhérer aux fines particules en suspension et couler ensuite sur le fond marin. Les carburants mettront probablement plus de temps à se dégrader dans les sédiments riches en matières organiques, à grain fin et peu oxygénés de l’estuaire que dans les zones situées au large.

Même si les conditions en mer favorisent sa dégradation, le kérosène est hautement toxique et aura probablement un impact sur les espèces aquatiques, du minuscule plancton à la base de la chaîne alimentaire jusqu’aux oiseaux prédateurs, aux phoques, aux marsouins et aux dauphins qui se trouvent à son sommet.

Les animaux qui se trouvent à la surface de l’eau et ceux qui la traversent régulièrement pour se nourrir ou respirer seront particulièrement affectés par le contact direct avec la nappe superficielle. Bien que les phoques se reproduisent entre la fin du mois d’octobre et le mois de décembre, il y a encore des phoques sur les sites de reproduction à proximité, y compris, potentiellement, des jeunes phoques.

Même si on n’observe pas de taux de mortalité élevé, l’incident n’aurait pas pu survenir à un pire moment pour les oiseaux, alors que la saison de reproduction va bientôt débuter. Les oiseaux adultes exposés aux produits pétroliers toxiques peuvent souffrir à court terme d’une diminution de leurs capacités reproductives, bien qu’il soit difficile de l’affirmer avec certitude pour le moment.

Il faudra attendre un certain temps avant d’avoir une vue d’ensemble de la situation. Nous ne savons toujours pas quelle quantité de carburant a été déversée, sa composition chimique et sa toxicité, nous ne connaissons pas son comportement en mer, sa trajectoire ni sa durée de vie.

Tous ces facteurs sont importants pour comprendre dans quelle mesure cet accident va affecter l’environnement.

The Conversation

Krysia Mazik a reçu des financements du Natural Environment Research Council (https://www.ukri.org/councils/nerc/), de Natural England, du Joint Nature Conservation Committee, du Cefas et de divers partenaires commerciaux.

Magnus Johnson est affilié à Fisheries Research Yorkshire, à la National Federation of Fishermen's Organisations, à la Shellfish Association of Great Britain et à la Marine Biological Association.

Rodney Forster et Sue Hull ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

13.03.2025 à 12:48

Moins d’aérosols de soufre, moins d’éclairs : les effets surprenants d’une réglementation maritime

Chris Wright, Fellow in Atmospheric Science, Program on Climate Change, University of Washington

En 2020, la réglementation du transport maritime a interdit les combustibles soufrés. Avec un effet imprévu&nbsp;: la réduction de moitié du nombre d’éclairs observés dans le plus grand port du monde.
Texte intégral (2904 mots)
Des éclairs frappent la mer Méditerranée. MatkoBegovic/PIXSELL/Xinhua/GettyImages

En 2020, la réglementation du transport maritime international a interdit les combustibles fossiles chargés en soufre. Avec un effet imprévu : la réduction de moitié du nombre d’éclairs observés dans le plus grand port du monde, à Singapour.


Si l’on examine la carte des éclairs qui surviennent chaque année près du port de Singapour, on note une étrange traînée où l’activité de la foudre est plus intense juste au-dessus de la voie maritime la plus fréquentée au monde. Comment expliquer ce phénomène ?

Il s’avère que les éclairs réagissent aux navires, ou plutôt aux minuscules particules qu’ils émettent. En utilisant les données d’un réseau mondial de détection de la foudre, mes collègues et moi-même avons étudié comment les panaches de fumée des navires sont associés à une augmentation de la fréquence de la foudre.

Pendant des décennies, les émissions de gaz à effet de serre des navires n’ont cessé d’augmenter en raison de la croissance du commerce mondial et de l’augmentation du trafic maritime. Puis, en 2020, de nouvelles réglementations internationales ont réduit de 77 % les émissions de soufre des navires. Nos recherches récemment publiées montrent que, presque du jour au lendemain après l’entrée en vigueur de la réglementation, la foudre tombait près de deux fois moins souvent sur les voies de navigation.

Deux cartes montrent la situation des éclairs par rapport aux voies maritimes
Voies de navigation (image du haut) et localisation des éclairs (image du bas), près du port de Singapour. Chris Wright

Cette expérience imprévue montre que les orages, qui peuvent atteindre 17 km de haut, sont sensibles à l’émission de particules plus petites qu’un grain de sable. La sensibilité de la foudre à la pollution humaine nous aide à mieux comprendre un mystère de longue date : dans quelle mesure les émissions humaines ont-elles pu influencer les orages ?

Les aérosols peuvent-ils affecter les nuages ?

Les aérosols, également appelés particules en suspension, sont omniprésents. Certains sont propulsés par le vent ou produits par des sources biologiques, comme les forêts tropicales et boréales. D’autres sont générées par les activités humaines, comme les transports, le brûlis agricole et l’industrie manufacturière.

C’est difficile à imaginer, mais dans un seul litre d’air – de la taille d’une bouteille d’eau –, il y a des dizaines de milliers de minuscules amas de liquide ou de solide en suspension. Dans une ville polluée, il peut y avoir des millions de particules par litre, pour la plupart invisibles à l’œil nu.

Ces particules constituent un ingrédient clé dans la formation des nuages. Elles servent de noyaux de condensation (transformation de la vapeur d’eau en gouttelettes) pour la formation des nuages. Plus il y a d’aérosols, plus il y a de gouttelettes.

L’illustration montre comment les molécules d’eau se condensent autour d’un noyau pour former des nuages
Les molécules d’eau se condensent autour des noyaux pour former des nuages. David Babb/Penn State, CC BY-NC

Dans les nuages peu profonds, tels que les cumulus à l’aspect bouffi que l’on peut voir par une journée ensoleillée, la présence d’un plus grand nombre de noyaux de condensation a pour effet de rendre le nuage plus clair, car l’augmentation de la surface des gouttelettes disperse davantage la lumière.

Dans les nuages d’orage, toutefois, ces gouttelettes supplémentaires gèlent et se transforment en cristaux de glace, ce qui rend les effets des aérosols sur les orages difficiles à cerner. Le gel des gouttelettes en suspension dans les nuages libère de la chaleur latente, ce qui provoque l’éclatement de la glace. Cette congélation, combinée aux puissantes instabilités thermodynamiques qui génèrent les tempêtes, produit un système très chaotique, ce qui rend difficile d’isoler l’influence d’un seul facteur.

Vue de la Terre avec des nuages au-dessus de l’océan Indien
Une vue de la Station spatiale internationale (ISS) permet de voir les orages tropicaux qui surviennent lorsque l’air chaud de l’océan entre en collision avec les montagnes de Sumatra. NASA Visible Earth

Nous ne pouvons pas générer un orage en laboratoire. En revanche, nous pouvons étudier l’expérience accidentelle qui s’est déroulée dans le couloir de navigation le plus fréquenté au monde.

Foudre et émissions du transport maritime

Avec des moteurs souvent hauts de trois étages qui brûlent du fioul lourd, les navires qui entrent et sortent des ports émettent de grandes quantités de suies et de particules de soufre. Les voies maritimes proches du port de Singapour sont les plus fréquentées au monde : environ 20 % des ravitaillements en fioul du transport maritime mondial y sont faits.

Afin de limiter la toxicité pour les personnes vivant à proximité des ports, l’Organisation maritime internationale – l’agence des Nations unies qui supervise la réglementation et la sécurité du transport maritime – a commencé à réglementer les émissions de soufre en 2020. Dans le port de Singapour, les ventes de carburant à haute teneur en soufre ont chuté, passant de près de 100 % du carburant des navires avant la réglementation à 25 % après, remplacé par des carburants à faible teneur en soufre.

Mais qu’est-ce que les émissions du transport aérien ont à voir avec la foudre ?

Les scientifiques ont proposé un certain nombre d’hypothèses pour expliquer le lien entre les éclairs et la pollution. Celles-ci tournent toutes autour d’un point central dans la façon dont les nuages d’orage gagnent leur charge électrique : les collisions entre des cristaux de glace semblables à des flocons de neige et des morceaux de glace plus denses.

Lorsque les cristaux de glace légers et chargés électriquement sont soulevés par la chute de la glace plus dense, le nuage se comporte comme un condensateur géant qui accumule de l’énergie électrique au fur et à mesure que les cristaux de glace s’entrechoquent. Ce condensateur finit par se décharger : c’est alors que l’éclair surgit, cinq fois plus chaud que la surface du soleil.

Eclairs dans les nuages et descendant vers lo’céan
Des éclairs illuminent les nuages d’un orage au-dessus de l’océan Atlantique, près de Miami. Jeffrey Greenberg/Education Images/Universal Images Group via Getty Images

Nous pensons que, d’une manière ou d’une autre, les aérosols provenant des cheminées des navires génèrent plus de cristaux de glace ou des collisions plus fréquentes dans les nuages.

Dans notre dernière étude, mes collègues et moi décrivons comment les éclairs au-dessus de la voie maritime ont diminué de moitié après 2020. Aucun autre facteur, comme l’influence d’El Niño ou des changements dans la fréquence des orages, ne pouvait expliquer cette chute soudaine de l’activité des éclairs. Nous en avons conclu que la baisse de l’activité des éclairs était bien liée à la réglementation.

La réduction du soufre dans les carburants des navires a entraîné une diminution des noyaux de condensation permettant la formation des gouttelettes d’eau dans les nuages et, par conséquent, une diminution des collisions entre les cristaux de glace qui permettent l’accumulation d’une charge électrique. En fin de compte, il y a eu moins de nuages suffisamment chargés pour produire des éclairs.

La suite

Mais moins d’éclairs ne signifie pas nécessairement moins de pluie ou moins d’orages.

Il reste encore beaucoup à apprendre sur la manière dont les activités humaines modifient les orages et sur la façon dont nous pourrions les modifier à l’avenir, intentionnellement ou non.

Les aérosols renforcent-ils aussi les orages en général, en créant des mouvements verticaux plus importants et plus violents ? Ou bien les effets des aérosols sont-ils spécifiques aux éclairs ? L’homme a-t-il également modifié la fréquence des éclairs à l’échelle mondiale ?

Mes collègues et moi-même nous efforçons de répondre à ces questions. Nous espérons qu’en comprenant les effets sur la foudre des particules en suspension, les précipitations orageuses et le développement des nuages, nous pourrons mieux prédire comment le climat de la Terre réagira aux fluctuations des émissions humaines.

The Conversation

Chris Wright ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.03.2025 à 12:25

Les mots de la gestion des déchets : quand le langage façonne nos imaginaires

Camille Dormoy, Docteure en sociologie, spécialiste des politiques publiques de gestion des déchets/économie circulaire, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Avec l’économie circulaire, le déchet devient une ressource à valoriser. Une bonne nouvelle&nbsp;? Pas forcément&nbsp;: ce glissement linguistique fait disparaître le déchet…
Texte intégral (1747 mots)

Avec l’économie circulaire, le déchet n’est plus seulement un problème, mais devient une ressource à valoriser. Une bonne nouvelle ? Pas forcément : ce glissement linguistique fait disparaître le déchet et surtout confère au tri une valeur morale, en faisant reposer sa responsabilité sur les seuls individus, alors que le recyclage est aussi l’affaire des industriels. Surtout, il en élude le réel enjeu : celui de la surproduction de déchets.


Un matin comme un autre, vous ouvrez votre poubelle et vous vous arrêtez net. Dans votre main, un emballage plastique. Hier encore, il aurait atterri sans réflexion au fond du sac noir. Aujourd’hui, vous hésitez. Où le mettre ? Quelle est sa place, dans ce nouvel ordre du tri ? Et surtout, est-ce vraiment un déchet ?

Derrière cette hésitation se cache une révolution silencieuse : celle des mots. Car avant de disparaître physiquement, un déchet doit d’abord disparaître du langage.

Nommer une matière « ressource » plutôt que « déchet » n’est pas anodin : cette redéfinition façonne nos politiques publiques et transforme nos gestes quotidiens. Cette idée s’est imposée à moi au fil de mes recherches.

Dans le cadre du « défi famille zéro déchet, zéro gaspillage » piloté par l’Agence de la transition écologique (Ademe), j’ai suivi des ménages engagés dans la réduction de leurs déchets. Loin d’être une simple affaire de pesée de poubelles, ce défi révélait un phénomène surprenant : à mesure que leur vocabulaire évoluait, leur rapport aux objets changeait. D’un coup, jeter devenait un échec, composter une fierté et posséder une poubelle… presque une faute morale.

Alors que les politiques environnementales insistent sur l’action concrète – recycler, réduire, réutiliser – mon travail de thèse a mis en lumière un autre levier de transformation, moins visible mais tout aussi puissant : le langage. Car avant toute intervention matérielle, ce sont les mots qui amorcent la disparition du déchet. D’où l’intérêt de leur prêter une attention particulière.


À lire aussi : Massification des déchets : circulez, il n’y a rien à voir ?


Jeter, trier ou valoriser ? La redéfinition du geste par le langage

Longtemps, jeter a été un geste automatique, dénué de réflexion. Un réflexe pavlovien, ponctué d’un « Allez hop, poubelle ! » Mais aujourd’hui, ce geste est chargé d’une lourdeur nouvelle : celle de la responsabilité écologique.


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Emma, participante du défi, en témoigne :

« Ne rien jeter, ne rien jeter, surtout ne rien jeter… Depuis que j’ai entamé ce défi “zéro gaspi”, je pense beaucoup au poids de mes poubelles. Alors, quand quelque chose de lourd, une lampe par exemple, semble en fin de vie, c’est l’angoisse. »

Loin d’être un acte neutre, jeter est devenu un geste à justifier. Le lexique du tri s’est imposé, créant de nouvelles normes. Jadis synonymes de mise au rebut, nos poubelles se sont transformées en bacs de tri, écopoints et autres stations de valorisation. Le simple fait de renommer l’acte de jeter en « trier » en modifie notre perception : ce qui était un geste de rejet devient un geste de contribution, qui s’inscrit dans la rhétorique des « petits gestes » pour l’environnement.

Mais si ce glissement linguistique accompagne une évolution des pratiques, il porte aussi un paradoxe. Alors que nous parlons plus que jamais d’économie circulaire et de réduction des déchets, la production globale de déchets, notamment plastiques, ne cesse d’augmenter. Les mots suffisent-ils à transformer la réalité ?

De la poubelle au symbole, un marqueur de vertu écologique

Ce qui frappe dans les témoignages des participants de ce défi « zéro déchet », ce n’est pas seulement leur engagement, mais le statut nouveau qu’ils accordent à la poubelle elle-même.

Lise raconte :

« Je ne gaspillais déjà pas beaucoup avant le défi, mais là… je n’ai même plus de poubelle en fait. Le défi m’a définitivement vaccinée. On a divisé notre consommation par deux ou par trois. »

Dire qu’on n’a plus de poubelle, ce n’est pas juste relater un changement d’habitudes. C’est affirmer une rupture avec un modèle de consommation fondé sur l’élimination. La poubelle n’est plus seulement un contenant, elle devient un symbole : celui d’un système gaspilleur à dépasser.

Autrement dit, ce n’est plus seulement le déchet qui est remis en cause, mais l’existence même de l’ensemble des dispositifs qui l’encadrent. Il devient alors plus valorisant de parler de « bac de tri » ou de « composteur », tandis que la « poubelle » est reléguée au rang de relique d’un passé révolu.

Dans ce contexte, le slogan du défi – « La poubelle n’est pas une fatalité » – prend tout son sens. En remettant en question l’existence même de ce contenant, il s’agit de promouvoir un imaginaire où les déchets cesseraient d’être perçus comme des résidus à éliminer, pour être intégralement réintégrés dans des cycles de réutilisation et de valorisation. Devenu ressource, il disparaît.

Le mythe de la disparition : quand les mots masquent la production

Dès lors, une question s’impose : peut-on vraiment faire disparaître les déchets en changeant les mots ?

Les chiffres nous rappellent à l’ordre. En 2024, la France produisait encore 310 millions de tonnes de déchets par an, dont 34 millions de tonnes de déchets ménagers. Malgré la montée en puissance des discours sur l’économie circulaire, la tendance ne s’inverse pas.

La philosophe Judith Butler le souligne dans le Pouvoir des mots. Politique du performatif :

« Le langage n’est pas neutre. Il est imprégné de pouvoir et de préjugés, et il sert à maintenir et à reproduire des systèmes d’oppression. »

Appliqué aux déchets, ce constat soulève un risque : celui de voir le vocabulaire du recyclage devenir un écran de fumée. Parler de « valorisation des matières » plutôt que de « gestion des déchets » ne suffit pas à enrayer la surproduction. Si nous ne questionnons pas la matérialité sous-jacente à ces mots, nous risquons nous, chercheurs, professionnels du monde du déchet, citoyens, d’être les complices involontaires d’un système qui, sous couvert de vertus écologiques, continue d’accumuler.

Recycler les mots mais pas la réalité

Les mots du recyclage façonnent nos gestes, orientent nos politiques, et redéfinissent ce que nous considérons comme un déchet. Mais ils ne doivent pas devenir une illusion rassurante qui nous ferait oublier l’essentiel : la seule disparition véritable du déchet passe par la remise en cause de nos modes de production et de consommation.

La transformation des discours est une première étape. Celle-ci ne doit pas nous dispenser d’agir sur la matière elle-même. Car, à trop vouloir faire disparaître les déchets dans le langage, on risque d’oublier qu’ils continuent, matériellement, à s’accumuler.

The Conversation

Camille Dormoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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