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12.11.2025 à 16:37

Faut-il partager ou épargner les terres ? Pourquoi le dilemme agriculture-biodiversité est dépassé

Damien Beillouin, Docteur en agronomie, Cirad

Bruno Rapidel, Chercheur en agronomie, PhD, HDR, Cirad

Sarah Jones, Chercheur en agroécologie, CGIAR

Ce dilemme ne vous dit peut-être rien, mais il a été une question centrale chez tous ceux qui veillent à la protection de la biodiversité. C’est celui du « land sparing » ou du « land sharing ».
Texte intégral (2784 mots)
Faut-il séparer les espaces agricoles et ceux consacrés à la biodiversité, ou bien les réunir ? Bernd Dittrich/Unsplash, CC BY

Ce dilemme ne vous dit peut-être rien, mais il a constitué une question centrale chez tous ceux qui veillent à la protection de la biodiversité. C’est celui du land sparing ou du land sharing.


Depuis plus de vingt ans, un débat anime les chercheurs qui travaillent sur la protection de la biodiversité : faut-il séparer les espaces agricoles des espaces naturels, ou les faire cohabiter ? Ce débat oppose deux visions connues sous les termes anglais land sparing (épargner les terres) et land sharing (partager les terres).

Formulé au milieu des années 2000 par des chercheurs de l’Université de Cambridge, ce dilemme part d’une idée simple :

  • soit on intensifie la production agricole sur des surfaces restreintes, pour préserver le reste des terres pour la nature (sparing),

  • soit on intègre des pratiques plus favorables à la biodiversité directement dans les champs (sharing), par exemple via l’agriculture biologique, l’agroforestierie, ou d’autres formes de diversification des cultures.

Pourquoi opposer agriculture et biodiversité ?

Dans la logique du land sparing, agriculture et biodiversité sont pensées comme deux mondes séparés : l’un occupe l’espace productif, l’autre les zones mises à l’écart. L’agriculture y est vue comme l’adversaire du vivant. Et dans l’état actuel des pratiques, ce constat n’est pas infondé. Le rapport mondial de la Plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) rappelait en 2019 que l’agriculture était le principal facteur de pression sur les écosystèmes, du fait de l’intensification des pratiques, de la pollution, et de la fragmentation des paysages qu’elle engendrait.

Une réalité confirmée par un rapport récent

  • Le rapport EAT-Lancet publié il y a quelques jours confirme cette responsabilité à une échelle plus globale. Il montre que les systèmes alimentaires figurent parmi les principaux moteurs du dépassement de plusieurs limites planétaires, notamment pour la biodiversité, l’usage des terres et les cycles de l’azote et du phosphore. Pour la première fois, ce rapport propose des « limites alimentaires sûres » qui relient directement nos modes de production et de consommation à la stabilité écologique de la planète.

Au milieu des années 2000 et 2010, des travaux, comme ceux des zoologues anglais Rhys Green en 2005 puis Ben Phalan en 2011, concluaient ainsi que le land sparing était la meilleure stratégie pour préserver les espèces. Ces travaux ont eu un large écho, confortant l’idée que l’intensification agricole « durable » pourrait sauver la biodiversité.

Mais entre land sparing et land sharing, faut-il vraiment choisir ? Des travaux récents montrent plutôt qu’aucune de ces deux options n’est une solution miracle généralisable partout, et qu’il est de plus en plus nécessaire de dépasser l’opposition stricte entre agriculture et nature.

Quand les modèles rencontrent la réalité

Les critiques du land sparing se sont de fait accumulées au fil des années. Les modèles initiaux reposaient sur des hypothèses simplificatrices : ils ignoraient les coûts sociaux et environnementaux de l’intensification. Or, intensifier l’agriculture suppose en général des intrants (engrais, pesticides, semences améliorées), de la mécanisation lourde et des infrastructures de marché. Cela favorise souvent les grandes exploitations au détriment des petits producteurs, qui peuvent être marginalisés, expulsés ou contraints de coloniser de nouvelles terres. De plus, certaines pratiques liées à l’intensification, comme la promotion des organismes génétiquement modifiés, renforcent le contrôle de certaines grandes firmes sur la production agricole.

Ces modèles simplifiaient aussi le rôle de la biodiversité. Pourtant celle-ci fournit de nombreux services écosystémiques essentiels à l’agriculture et aux sociétés : pollinisation, régulation des ravageurs, qualité de l’eau, stockage du carbone… L’agriculture intensive maximise souvent la production alimentaire, mais peut aussi générer des risques pour la santé ou les activités humaines.

Une agriculture intensive qui appauvrit également notre résilience alimentaire

  • L’agriculture intensive réduit largement la diversité des espèces et des variétés cultivées, érodant ainsi la diversité génétique de notre système alimentaire et agricole. Cette réalité peut entraîner la disparition de cultures présentant des propriétés nutritionnelles uniques, des capacités d’adaptation aux aléas climatiques et d’autres valeurs potentiellement déterminantes pour le futur. La perte de ce type de biodiversité qui soutient notre système alimentaire amplifie le risque d’épidémies et d’infestations parasitaires ainsi que la vulnérabilité de la chaîne de valeur alimentaire aux chocs climatiques, commerciaux et tarifaires.

Les tentatives d’évaluation économiques montrent de fait que la valeur de ces services dépasse souvent de plusieurs fois celle des produits agricoles eux-mêmes. Par exemple, la valeur annuelle des services écosystémiques des forêts françaises surpasse largement le revenu issu de leur exploitation. Fonder les stratégies sur la seule valeur marchande des produits agricoles est donc une démarche incomplète.

Le land sparing présente également des limites face aux changements globaux. Les polluants agricoles – engrais et pesticides – ne restent pas confinés aux champs. Ils contaminent les cours d’eau et les sols, et peuvent même être transportés dans l’atmosphère, jusqu’à être détectés dans des nuages à des centaines de kilomètres des zones cultivées.

Ainsi, les zones protégées ne garantissent pas toujours la survie des espèces : par exemple, les grenouilles rousses (Rana temporaria) et les crapauds communs (Bufo bufo) déclinent dans certaines régions d’Europe, car les pesticides utilisés dans les champs voisins contaminent leurs habitats aquatiques. Les abeilles sauvages et domestiques subissent également les effets des néonicotinoïdes, réduisant la pollinisation et perturbant les services écosystémiques essentiels à l’agriculture.

De plus, l’argument central du sparing – « produire plus pour convertir moins » – ne se vérifie pas toujours. Les économistes parlent alors d’effet rebond ou « Jevons paradox » : augmenter la productivité peut accroître la rentabilité des terres agricoles, incitant à en exploiter davantage au lieu d’en libérer. Ce phénomène a été documenté dans plusieurs études, notamment en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, où l’intensification locale de la culture de soja ou de palmier à huile a alimenté la déforestation importée.

Mais le land sharing n’est lui non plus pas exempt de limites. Intégrer la biodiversité directement dans les champs – par exemple, à travers l’agroforesterie caféière en Amérique latine, des bandes fleuries pour les pollinisateurs en Europe, ou des haies favorisant les auxiliaires de culture – peut améliorer à la fois la production et la biodiversité.

Cependant, ces pratiques ne suffisent pas toujours à protéger les espèces. Certaines espèces très spécialisées, comme les oiseaux forestiers de la forêt humide du Costa Rica ou certaines abeilles sauvages européennes, ont besoin de grands habitats continus ou de corridors connectés entre les zones naturelles pour survivre : des bandes fleuries ou quelques arbres isolés dans les champs ne leur apportent pas ce dont elles ont besoin.

Autre limite souvent pointée : la productivité. Les critiques du land sharing se sont concentrées sur le fait que les pratiques favorables à la biodiversité – comme l’agroforesterie, les haies ou les bandes fleuries – peuvent réduire légèrement les rendements agricoles par hectare. Si ces rendements ne suffisent pas à couvrir les besoins alimentaires ou économiques, cela pourrait théoriquement pousser à exploiter davantage de surface agricole, réduisant ainsi l’espace disponible pour la nature. Par exemple, certaines études en Europe centrale montrent que l’intégration de bandes fleuries ou de haies peut diminuer de 5 % à 10 % la surface cultivable productive. Dans ce cas, si les agriculteurs compensent en étendant leurs cultures sur d’autres terres, le gain pour la biodiversité pourrait être annulé.

Enfin, le succès du sharing dépend fortement de l’adhésion et de la capacité des agriculteurs à appliquer ces pratiques. Sans soutien technique, économique ou incitatif, les bandes fleuries ou l’agroforesterie peuvent être abandonnées après quelques années, et l’impact sur la biodiversité disparaît.

Un débat qui s’enrichit

Aujourd’hui, la recherche montre que sparing et sharing ne sont pas des solutions exclusives, mais deux pôles d’un continuum d’options. Selon les contextes, les deux approches peuvent se combiner. Protéger des zones à haute valeur écologique reste essentiel, mais il est tout aussi crucial de rendre les paysages agricoles plus accueillants pour la biodiversité et d’aménager des corridors écologiques entre zones protégées trop petites pour assurer seules la survie de certaines espèces.

Par exemple, une étude récente souligne que de 20 % à 25 % au moins d’habitat semi-naturel par kilomètre carré sont nécessaires dans les paysages modifiés par l’être humain pour maintenir les contributions de la nature aux populations humaines. En deçà de 10 %, la plupart des bénéfices fournis par la nature sont presque complètement perdus.

Mais œuvrer à des pratiques agricoles hospitalières pour la biodiversité ne signifie pas qu’il faille renoncer à améliorer les rendements. Cela ne signifie pas non plus que « tout ne se résout pas à l’échelle de la parcelle ou de la ferme ».

Dans certaines régions, maintenir une productivité suffisante est nécessaire pour réduire la pression sur les terres. L’enjeu est donc de l’inscrire dans une stratégie multifonctionnelle, combinant protection d’espaces naturels, diversification agricole et politiques alimentaires.

L’agroécologie propose des pratiques concrètes : associer cultures et arbres, maintenir haies et prairies, ou diversifier les rotations. Ces actions soutiennent à la fois la production et les services écosystémiques essentiels, comme la pollinisation, la régulation des ravageurs et la fertilité des sols. Par exemple, introduire des bandes fleuries ou des haies favorise les prédateurs naturels des insectes nuisibles : dans certaines cultures maraîchères européennes, cela a permis de réduire jusqu’à 30 % l’incidence des ravageurs tout en maintenant les rendements.

À l’inverse, l’agriculture intensive peut parfois voir ses rendements diminuer : l’usage répété de pesticides favorise la résistance des ravageurs, et les systèmes monoculturaux sont plus vulnérables aux aléas climatiques, comme la sécheresse ou les vagues de chaleur. L’agriculture de conservation, qui limite le labour et favorise le développement de couvertures végétales, peut ainsi augmenter la production tout en préservant la santé des sols, alors que le labour intensif et l’usage accru d’intrants conduisent souvent à une dégradation progressive du sol.

Une synthèse de 95 méta-analyses, couvrant plus de 5 000 expériences à travers le monde, montre que ces pratiques augmentent en moyenne la biodiversité de 24 % et la production de 14 %. De manière complémentaire, 764 comparaisons dans 18 pays indiquent que des rendements équivalents ou supérieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle sont souvent possibles, même si cela dépend du contexte et des pratiques adoptées.

Les baisses de production restent généralement limitées et sont fréquemment compensées par d’autres bénéfices écosystémiques. Autrement dit, diversifier les cultures est réalisable et peut être gagnant-gagnant dans de nombreux cas, mais il n’existe pas de solution universelle.

Enfin, les politiques agricoles doivent dépasser la seule logique du rendement pour inclure des indicateurs de bien-être humain, d’équité sociale et de résilience écologique. Cela suppose d’impliquer les agriculteurs et les communautés locales dans la définition des priorités, plutôt que d’imposer des modèles dits « universels ».

Dans une étude que nous avons publiée en 2025, nous avons voulu dépasser le faux dilemme entre intensification et partage. Nous montrons que se focaliser uniquement sur les rendements agricoles est une impasse : cela occulte les coûts cachés des systèmes alimentaires (estimés à plus de 10 000 milliards de dollars, ou 8,6 milliards d’euros, en 2020 en équivalent pouvoir d’achat).

Par exemple, les systèmes agricoles actuels utilisent de grandes quantités d’eau, qui peuvent limiter et polluer l’accès à l’eau potable des personnes, générant des coûts qui sont imputés à d’autres secteurs, comme celui de la santé. De la même manière, ces systèmes agricoles produisent de plus en plus de situations de malnutrition, de famine ou d’obésité, qui ont des coûts énormes pour les sociétés qui doivent les assumer. D’autres coûts sur les écosystèmes (par émission de gaz à effet de serre, par exemple) doivent également être pris en compte.

Nos travaux soulignent qu’une approche centrée sur le rendement risque d’accélérer la perte de biodiversité et d’agrobiodiversité, tout en renforçant la dépendance des petits producteurs aux intrants et aux grandes firmes. Or les transitions agricoles ne sont pas de simples choix techniques. Ce sont des processus socio-écologiques, qui engagent des questions de pouvoir, de justice et de culture. On les observe, par exemple, dans les zones dites de frontière agricole, où des populations autochtones, ou premières nations, sont déplacées par les porteurs de nouveaux modèles techniques, avec toutes les conséquences sociales engendrées par ces déplacements.

Un tournant pour la science et les politiques

Le débat entre land sparing et land sharing a eu le mérite d’ouvrir une réflexion structurante sur les liens entre agriculture et biodiversité. Mais les solutions ne passent pas par des choix binaires. La réalité impose de penser la durabilité à travers des solutions hybrides et contextualisées qui intègrent les dimensions écologiques, sociales et économiques.

En fin de compte, la question n’est pas seulement « Comment produire plus avec moins », mais « Comment produire mieux, avec et pour la biodiversité ». C’est ce changement de perspective qui peut réellement orienter les transitions agricoles vers des systèmes à la fois productifs, justes et respectueux du vivant.

The Conversation

Sarah Jones is part-funded by CGIAR donors, through the CGIAR Multifunctional Landscapes and Policy Innovations science programs.

Bruno Rapidel et Damien Beillouin ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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11.11.2025 à 16:43

Les cigognes et les goélands transportent des centaines de kilos de plastique depuis les décharges jusqu’aux zones humides d’Andalousie

Julián Cano Povedano, PhD student, Estación Biológica de Doñana (EBD-CSIC)

Andy J. Green, Profesor de investigación, Estación Biológica de Doñana (EBD-CSIC)

Le plastique ne se déplace pas seulement par le vent ou la mer. En Andalousie, des milliers d’oiseaux en deviennent les livreux involontaires de déchets plastiques, reliant les décharges humaines aux zones naturelles protégées.
Texte intégral (1837 mots)
Cigognes et goélands se nourrissant dans une décharge. Enrique García Muñoz (FotoConCiencia), CC BY-ND

Le plastique ne se déplace pas seulement par le vent ou la mer. En Andalousie, des milliers d’oiseaux en deviennent les livreurs involontaires, reliant les décharges humaines aux zones naturelles protégées.


L’image d’oiseaux envahissant les décharges et se nourrissant de nos déchets suscite des inquiétudes quant à ce qu’ils mangent réellement. On sait, par exemple, que ces animaux peuvent mourir après avoir ingéré du plastique. Mais ce qui est moins connu, c’est ce qu’il advient ensuite de ces plastiques avalés et comment ils peuvent affecter d’autres organismes partageant le même écosystème.

Notre groupe de recherche étudie depuis plusieurs années le transport de graines et d’invertébrés par les oiseaux aquatiques. Cependant, nous trouvions souvent du plastique, du verre et d’autres produits d’origine anthropique dans les pelotes de réjection – des boules rejetées contenant des restes organiques non digestibles – et dans les fientes que nous analysions. Nous nous sommes donc demandé : et s’ils transportaient aussi du plastique ?

La pollution plastique est l’une des menaces auxquelles notre société est confrontée. Si elle a été largement étudiée dans les écosystèmes marins, les informations sur la provenance et l’impact du plastique dans les zones humides, comme les lacs ou les marais, restent limitées.

Comment les oiseaux transportent-ils les plastiques ?

Dans de nombreux endroits, des oiseaux comme les cigognes, les goélands ou les hérons garde-bœufs effectuent chaque jour le même trajet. Ils se nourrissent dans les décharges puis se déplacent vers les zones humides pour se reposer. Là, ces espèces régurgitent des pelotes contenant le matériel impossible à digérer, comme les plastiques. Elles agissent ainsi comme des vecteurs biologiques, et leur comportement entraîne une accumulation de plastiques dans les zones humides utilisées pour le repos.

Mais quelle est l’ampleur de ce phénomène ?

Pour répondre à cette question, nous nous sommes concentrés sur trois espèces d’oiseaux courantes dans les décharges andalouses : le goéland brun, le goéland leucophée et la cigogne blanche. Nous avons suivi des individus équipés de GPS et prélevé des pelotes de réjection dans les zones humides reliées aux décharges par leurs déplacements.

Après avoir quantifié le plastique en laboratoire, nous avons finalement combiné les données GPS, les recensements des espèces et l’analyse des pelotes de réjection afin d’estimer la quantité de plastique transportée par l’ensemble de la population. Le travail et le traitement des échantillons réalisés dans le cadre du projet ont été présentés dans un documentaire consacré au transport de plastique par les oiseaux vers les zones humides aquatiques.

Des centaines de kilos de plastique chaque année

La lagune de Fuente de Piedra, à Málaga, est célèbre pour sa colonie de flamants roses. Il s’agit d’une lagune endoréique, c’est-à-dire que l’eau y entre par des ruisseaux mais n’en sort pas, ce qui entraîne une concentration de sels et de tout polluant qui y pénètre, y compris les plastiques.

En hiver, des milliers de goélands bruns venus se reproduire dans le nord de l’Europe s’y rassemblent. Nous estimons que cette population importe en moyenne 400 kg de plastique par an vers cette zone humide classée Ramsar, provenant des décharges des provinces de Málaga, Séville et Cordoue.

Une autre étude récente menée dans le Parc naturel de la baie de Cadix nous a permis de comparer les trois espèces mentionnées, qui fréquentent les mêmes décharges et partagent le parc naturel comme zone de repos. Au total, nous avons constaté que ces espèces transportaient environ 530 kg de plastique par an vers les marais de la baie de Cadix, mais chacune le faisait d’une manière légèrement différente.

Différences entre cigognes et goélands

La cigogne, plus grande, transporte davantage de plastique par individu que les goélands, car ses pelotes de réjection sont plus volumineuses. Cependant, le facteur le plus déterminant pour évaluer l’impact de chaque espèce reste le nombre d’individus effectuant le trajet entre la décharge et la zone humide. Dans notre étude, c’est encore une fois le goéland brun qui déplaçait le plus de plastique (285 kg par an), en raison de son abondance durant l’hiver.

La corrélation directe entre la fréquence des visites aux décharges et la distance à celles-ci est évidente, tant chez les goélands que chez les cigognes. Les écosystèmes situés à proximité des décharges sont donc les plus exposés à ce problème.

Notre étude montre également que les différences spatio-temporelles propres à chaque espèce se traduisent dans leur manière de transporter le plastique. Par exemple, nous avons observé que la zone de la baie de Cadix la plus exposée aux plastiques provenant du goéland leucophée se situe autour de ses colonies de reproduction. De plus, cette espèce transportait du plastique tout au long de l’année, tandis que les deux autres ne le faisaient qu’en lien avec leur passage migratoire.

Enfin, nous avons relevé certaines différences dans les types de plastiques transportés : la cigogne était la seule espèce à rapporter des morceaux de silicone depuis les décharges, pour des raisons encore inconnues.

Goélands et cigognes sur le sol terreux d’une décharge
Goélands et cigognes dans une décharge. Enrique García Muñoz, CC BY-ND

Impact et solutions

Les plastiques et leurs additifs peuvent causer de nombreux problèmes, non seulement pour les oiseaux eux-mêmes, mais aussi pour les organismes avec lesquels ils partagent leur écosystème – que ce soient des plantes ou d’autres oiseaux. Par exemple, les plastiques de grande taille peuvent provoquer des étranglements ou obstruer leurs systèmes digestifs.

Les effets des plastiques plus petits, ainsi que ceux de leurs additifs et des contaminants qui s’y fixent, passent souvent plus inaperçus : ils agissent notamment comme des perturbateurs endocriniens et entraînent des troubles métaboliques et reproductifs. De plus, ils peuvent entrer dans la chaîne alimentaire – passant d’un organisme à celui qui le consomme – et s’y accumuler progressivement à mesure qu’on en gravit les niveaux, affectant ainsi divers maillons de l’écosystème.

Résoudre ce problème n’est pas simple. Une directive européenne (1999/31/CE) prévoit l’utilisation de mesures dissuasives visant à limiter la fréquentation des décharges par ces oiseaux. Cependant, un débat persiste quant à leurs effets possibles sur les populations aviaires.

D’un autre côté, il existe une solution à notre portée, qui n’implique pas les oiseaux et que chacun peut appliquer : celle des célèbres trois « R » – réutiliser, réduire et recycler les plastiques que nous utilisons.

The Conversation

Julián Cano Povedano a reçu un financement du ministère espagnol de la Science, de l’Innovation et des Universités (bourse FPU). Les travaux réalisés ont également reçu le soutien financier de la Junta de Andalucía dans le cadre du projet de R&D+i GUANOPLASTIC (réf. PY20_00756).

Andrew J. Green a été le chercheur principal du projet « Aves acuáticas como vectores de plásticos y nutrientes entre vertederos y humedales andaluces : GuanoPlastic », financé par la Junta de Andalucía (réf. PY20_00756), mené d’octobre 2021 à mars 2023.

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10.11.2025 à 16:12

Est-il possible de passer un hiver confortable sans chauffage (ou presque) ?

Gaëtan Brisepierre, Sociologue indépendant, École Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC)

Et si le confort hivernal ne dépendait pas que du chauffage ? Une expérimentation montre que la sobriété, lorsqu’elle est choisie plutôt que subie, peut porter ses fruits.
Texte intégral (2529 mots)

Et si le confort thermique en automne et en hiver n’était pas seulement une affaire de thermostat ? Une expérimentation sociale menée avec un groupe de ménages volontaires ouvre des perspectives intéressantes. Cette approche, pour être utile, ne doit bien entendu pas se substituer à l’impératif de rénovation énergétique du parc immobilier, mais la compléter. Elle explore ainsi une autre piste : celle d’une sobriété choisie plutôt que contrainte.


Alors que les Français viennent de rallumer le chauffage, que reste-t-il des deux années de sobriété énergétique que nous venons de vivre ? Souvenez-vous : en 2022, face au conflit en Ukraine et à ses répercussions sur le prix de l’énergie, le gouvernement lui-même demandait aux entreprises et aux citoyens de limiter la thermostat à 19 °C.

Même si une majorité de ménages déclare désormais se chauffer à 19 °C ou moins, la mise en pratique d’une véritable sobriété thermique reste encore limitée, voire assimilée à la précarité énergétique – qui reste toutefois un enjeu clé et une réalité vécue par plus d’un Français sur cinq.

Pourtant, il est possible, à certaines conditions, de passer l’hiver à une température comprise entre 14 °C et 18 °C chez soi, et même d’éteindre le chauffage, tout en se sentant bien.

L’hiver dernier, une quinzaine de familles ont tenté l’aventure du programme Confort sobre, accompagnés par un designer énergétique. Cette expérimentation a donné lieu à une étude sociologique et qui fera prochainement l’objet d’une publication scientifique.

Bien vivre à moins de 19 °C

Aucune de ces familles, toutes en chauffage individuel, n’envisage désormais de revenir à ses anciennes habitudes de chauffage. Les baisses de consommation d’énergie, mesurées par les ménages eux-mêmes, sont loin d’être le seul bénéfice perçu.

Les participants ont mis en avant un mieux-être lié à une ambiance plus fraîche : qualité du sommeil, moins de fatigue, réduction des maladies hivernales… Ils ont également valorisé l’autonomie gagnée en étant moins dépendants du chauffage, et se sentent ainsi mieux préparés aux crises à venir.

Ces ménages ayant fait le choix de s’engager dans un programme de sobriété ne sont pas forcément des « écolos extrémistes ». Certains avaient déjà, avant l’expérience, multiplié les actions pour réduire leur budget énergie, et voulaient voir s’il était possible d’aller plus loin sans perdre en confort. D’autres – parfois les mêmes – étaient dans un parcours de transformation écologique de leur mode de vie et voulaient réduire l’impact de leur consommation de chauffage.


À lire aussi : Isolation thermique et lumière du soleil: les défis des nouveaux vitrages économes en énergie


Le confort sobre : qu’est-ce que c’est ?

Le programme de sobriété ici expérimenté est une déclinaison adaptée aux particuliers de la « Méthode Design énergétique », inventée par Pascal Lenormand, déjà éprouvée dans des bâtiments du secteur tertiaire.

L’expression « confort sobre », utilisée pour nommer le programme, a contribué au vif intérêt qu’il a suscité : plus de 500 candidatures reçues ! Cet oxymore permet de contourner l’imaginaire de privation associé à la sobriété. A la fin du programme, il faisait partie du langage courant des participants.

Concrètement, les ménages sont été suivis pendant un hiver, avec cinq rendez-vous en visioconférence animés par Pascal Lenormand. Entre chaque visio, ils étaient invités à expérimenter de nouvelles pratiques chez eux à travers des missions bien plus larges que les habituels écogestes, par exemple, mieux isoler son propre corps en s’habillant différemment. Plusieurs « périodes d’entraînement » successives et progressives les ont encouragés à acquérir une posture d’expérimentateurs de leur propre confort.

Un groupe WhatsApp a été mis en place par l’équipe pour permettre aux participants de s’approprier collectivement l’expérience. À l’issue du programme, les participants ont décidé de le prolonger. Cette dynamique entre pairs a fortement soutenu les efforts de sobriété thermique, même si la radicalité de certains participants a pu en marginaliser d’autres, comme on l’illustrera plus loin.

Et dans la pratique ?

Les nouvelles pratiques adoptées par les ménages ont suivi la logique progressive prévue par le programme. La mesure des températures et des consommations d’énergie a fourni un bon point de départ. Souvent réalisé avec les moyens du bord et par les ménages eux-mêmes, ce suivi les a conduits à prendre conscience de leurs croyances limitantes sur le confort. Ils ont par exemple pu se rendre compte qu’ils étaient, tour à tour, confortables à 17 °C à certains moments de la journée, et frigorifiés à 19 °C à d’autres moments, en fonction de l’heure, de leur état de forme, etc.

L’arrêt du chauffage réglé sur une température de consigne par défaut a ouvert de nouvelles perspectives de pilotage, en s’appuyant sur le ressenti plutôt que sur la température mesurée. Cela a pu aller, dans certains cas et pour certains ménages, jusqu’à l’arrêt complet du chauffage.

Ce détachement de la logique du chauffage central s’est opéré par palier, avec des retours en arrière en fonction de la météo, de l’état de santé… Bien entendu, il est d’autant plus facile dans un logement bien isolé et/ou ensoleillé, qui reste tempéré malgré l’absence de chauffage.

La combinaison de différents types de pratiques thermiques comme alternatives au chauffage a permis de ressentir du confort malgré une ambiance fraîche, avec des configurations variées en fonction des pièces.

Port du bonnet en intérieur (photo envoyée sur le groupe WhatsApp par un participant, reproduite dans cet article avec son accord). Fourni par l'auteur

L’adoption de tenues d’intérieur chaudes, en particulier, représentait un levier particulièrement efficace, qui a fait l’objet d’une recherche de personnalisation (charentaises versus crocs) par les participants en fonction de leur identité.

Ces pratiques thermiques recoupent un vaste répertoire hétéroclite de tactiques de compensation : ajouter un tapis, isoler une prise, faire du ménage ou du sport pour augmenter momentanément son métabolisme, accepter une sensation de froid passagère, utiliser ponctuellement un chauffage soufflant plutôt que le chauffage central, prendre une boisson chaude…

« Challenge douche froide » et transgression sociale

La consommation d’eau chaude est un thème qui a été spontanément abordé par certains des participants, même si la mise en œuvre des actions d’optimisation technique conseillées (par exemple, baisser la température du chauffe-eau) est restée rare. Plusieurs d’entre eux ont tout de même lancé un « challenge douche froide », ce qui a suscité un clivage dans le groupe, certains souhaitant rester à distance d’une pratique jugée radicale.

Ce clivage s’explique aussi par le fait que l’adoption de certaines pratiques de sobriété thermique puisse apparaître comme une transgression des normes sociales de confort en vigueur.

De fait, au sein des foyers, le bouleversement des habitudes nécessitait de tenir compte des sensibilités de chacun : conjoint suiveur ou récalcitrant, ado rebelle ou écolo, bébé et personne âgée dépendante. La difficile négociation avec les plus frileux passe par des compromis et par des exceptions. Cela a poussé certains participants à agir sans le dire, à imposer ou encore à renoncer.

Malgré le plan de sobriété en vigueur depuis 2023, certains des participants observaient un phénomène de surchauffage de certains locaux hors de chez eux : domiciles de leur entourage, lieux de travail, commerces, et tout particulièrement les lieux de santé et de la petite enfance. Ils déploraient alors le manque d’options : se découvrir, ou baisser discrètement le chauffage, ce qui n’était pas toujours possible.

Avec leurs invités en revanche, les ménages disposaient une capacité de prescription thermique. La proposition du designer d’organiser une soirée sans chauffage a été l’occasion d’expérimenter un nouvel art de recevoir : choisir des invités pas trop frileux, annoncer sans effrayer, réaménager le salon, proposer des accessoires comme le font certains cafetiers en terrasse (par exemple, plaids ou chaussons), des activités ou des dîners qui réchauffent (par exemple, une soirée raclette), etc.

La stigmatisation (« folle », « extrémiste ») subie par certains des participants de la part de leur entourage a parfois suscité une attitude de prudence, voire une dissimulation de leur participation à l’expérimentation (par exemple, relancer le chauffage quand les grands-parents viennent à la maison).

En revanche, les participants évoquaient plus volontiers leurs expériences thermiques dans le cadre de ce qu’on appelle les liens faibles : univers professionnel, voisinage élargi, cercles associatifs, etc.

Faut-il revoir nos normes de confort moderne ?

Depuis quelques années, les recherches convergent à commencer par celles des historiens, pour démontrer que les normes contemporaines du confort sont relatives. De multiples expérimentations sociotechniques en cours ouvrent le champ des possibles et pourraient bien contribuer à un nouveau départ en la matière.

Citons par exemple celle des pionniers belges de Slow Heat, de la designer Lucile Sauzet ou encore de l’architecte Martin Fessard. Notre expérimentation s’inscrit dans cette lignée et dessine les contours d’un nouvel idéal type de confort thermique, que nous proposons d’appeler : le confort sobre.

Il constitue une alternative au principe du chauffage central – chauffer (souvent uniformément) toutes les pièces d’un logement – composante essentielle du confort moderne, qui s’est démocratisé en France pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Le projet du confort sobre est de concilier les acquis de la modernité avec les exigences actuelles de la sobriété.


À lire aussi : Quelle est la température idéale pour être heureux ?


Jusqu’à présent, la sobriété thermique est trop souvent réduite à l’application d’une température de consigne. Mais, parler de confort sobre, c’est dépasser la pensée unique des 19 °C. Notre expérimentation a montré à quelles conditions les ménages pouvaient entrer dans une démarche de réexamen approfondi de leurs besoins en chauffage pour aboutir à une forme de détachement volontaire. Ce type de démarche pourrait servir de base à la mise en place d’une véritable politique de sobriété énergétique, volontaire plutôt que contrainte.

En effet, la stratégie actuelle de transition énergétique des logements repose encore trop souvent sur une forme de solutionnisme technologique. Pourtant, les participants à l’expérimentation sur le confort sobre ont souvent écarté les systèmes de pilotage intelligent pour leur préférer un pilotage manuel.

L’amélioration de la performance énergétique des logements reste bien sûr essentielle et peut faciliter l’adoption du confort sobre. Mais ce dernier interroge la pertinence d’un modèle de rénovation globale appliquée à l’aveugle à tous les logements.

Bien entendu, cette expérimentation reste, à ce stade, un pilote uniquement testé avec une quinzaine de familles. Mais l’ampleur des changements constatés chez ces ménages et leur volonté de prolonger l’expérience – voire de l’approfondir – cet hiver indiquent que la piste est intéressante. Les modalités de l’accompagnement à distance (visio, WhatsApp…) laissent à penser qu’un élargissement à grande échelle est possible, par le biais des fournisseurs d’énergie par exemple.

The Conversation

Gaëtan Brisepierre a reçu des financements de Leroy Merlin Source et Octopus Energy.

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