03.06.2025 à 16:27
Mathieu Ughetti, Illustrateur, vulgarisateur scientifique, Université Paris-Saclay
Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay
La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, chaque mercredi, les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Dans l’épisode 6, on s’intéresse aux limites planétaires.
L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…
On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !
Retrouvez ici le sixième épisode de la série !
Ou rattrapez les épisodes précédents :
Épisode 1
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
Épisode 5
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Une BD de Franck Courchamp & Mathieu Ughetti
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Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.06.2025 à 12:44
Kevin Parthenay, Professeur des Universités en science politique, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF), Université de Tours
Rafael Mesquita, Professeur Associé à l’Université Fédérale du Pernambuco, Brésil
À la veille de la 3e Conférence des Nations unies sur les océans (Unoc 3), où en est la gouvernance marine ? Se pencher sur l’histoire de la diplomatie des océans permet de mieux comprendre la nature des enjeux actuels : Nice doit être l’occasion de consolider un nouveau droit international des océans.
Le 9 juin 2025, la Conférence des Nations unies sur les océans (Unoc) s’ouvrira à Nice (Alpes-Maritimes). Il s’agit de la troisième conférence du nom, après celle de New York en 2017 puis de Lisbonne en 2022. Organisée conjointement par la France et par le Costa Rica, elle rassemblera 150 États et près de 30 000 personnes autour de la « gestion durable de l’océan ».
Ce qui est présenté comme un moment fort pour les océans s’inscrit en réalité dans un changement de dynamique profond de la gouvernance marine, qui a été lancé il y a déjà plusieurs décennies. Jadis pensée pour protéger les intérêts marins des États, la gouvernance des océans doit désormais tenir compte des enjeux climatiques et environnementaux des océans.
Ce « moment politique » et médiatique ne devra ni occulter ni se substituer à la véritable urgence, qui est d’aboutir à des évolutions du droit international qui s’applique aux océans. Sans quoi, le sommet risque de n’être qu’un nouveau théâtre de belles déclarations vaines.
Pour comprendre ce qui se joue, il convient de débuter par une courte rétrospective historique de la gouvernance marine.
La gouvernance des océans a radicalement changé au cours des dernières décennies. Auparavant centrée sur les intérêts des États et reposant sur un droit international consolidé dans les années 1980, elle a évolué, depuis la fin de la guerre froide, vers une approche multilatérale qui mêle un large spectre d’acteurs (organisations internationales, ONG, entreprises, etc.).
Cette gouvernance est progressivement passée d’un système d’obligations concernant les différents espaces marins et leur régime de souveraineté associé (mers territoriales, zones économiques exclusives (ZEE) ou encore haute mer) à un système prenant en compte la « santé des océans », où il s’agit de les gérer dans une optique de développement durable.
Pour mieux comprendre ce qui se joue à Nice, il faut comprendre comment s’est opérée cette bascule. Les années 1990 ont été le théâtre de nombreuses déclarations, sommets et autres objectifs globaux. Leur efficacité, comme on le verra plus bas, s’est toutefois montrée limitée. Ceci explique pourquoi on observe aujourd’hui un retour vers une approche davantage fondée sur le droit international, comme en témoignent par exemple les négociations autour du traité international sur la pollution du plastique.
À lire aussi : Traité mondial contre la pollution plastique : en coulisses, le regard des scientifiques français présents
L’émergence du droit de la mer remonte à la Conférence de La Haye en 1930. Aujourd’hui, c’est essentiellement autour de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982 que la gouvernance marine s’est progressivement structurée.
L’Unoc 3 en est le prolongement direct. En effet, les réflexions sur la gestion durable des océans découlent des limites de ce texte fondateur, souvent présenté comme la « Constitution des mers ».
Adoptée en décembre 1982 lors de la Convention de Montego Bay (Jamaïque), la CNUDM est entrée en vigueur en novembre 1994, à l’issue d’un long processus de négociations internationales qui a permis à 60 États de ratifier le texte. Les discussions portaient au départ sur les intérêts des pays en développement, en particulier des pays côtiers, dans un contexte de crise du multilatéralisme, une dimension que les États-Unis sont parvenus à infléchir, et cela sans avoir jamais ratifié la Convention. Celle-ci constitue depuis un pilier central de la gouvernance marine.
Elle a créé des institutions nouvelles, comme l’Autorité des fonds marins (International Seabed Authority), dont le rôle est d’encadrer l’exploitation des ressources minérales des fonds marins dans les zones au-delà des juridictions nationales. La CNUDM est à l’origine de la quasi-totalité de la jurisprudence internationale sur la question.
Elle a délimité les espaces maritimes et encadré leur exploitation, mais de nouveaux enjeux sont rapidement apparus. D’abord du fait des onze années de latence entre son adoption et sa mise en œuvre, délai qui a eu pour effet de vider la Convention de beaucoup de sa substance. L’obsolescence du texte tient également aux nouveaux enjeux liés à l’usage des mers, en particulier les progrès technologiques liés à la pêche et à l’exploitation des fonds marins.
Le début des années 1990 a marqué un tournant dans l’ordre juridique maritime traditionnel. La gestion des mers et des océans a pu être inscrite dans une perspective environnementale, sous l’impulsion de grandes conférences et déclarations internationale telles que la déclaration de Rio (1992), la Déclaration du millénaire (2005) et le Sommet Rio+20 (2012). Il en a résulté l’Agenda 2030 et les Objectifs du développement durable (ODD), 17 objectifs visant à protéger la planète (l’objectif 14 concerne directement l’océan) et la population mondiale à l’horizon 2030.
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La Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (CNUED) à Rio de Janeiro (Brésil) en 1992 a inauguré l’ère du « développement durable ». Elle a permis de faire le lien entre les questions environnementales et maritimes, notamment grâce aux découvertes scientifiques réalisées dans la décennie précédente.
Entre 2008 et 2015, les questions environnementales ont pris une place plus importante, avec l’adoption régulière de résolutions portant l’environnement et sur le climat.
Depuis 2015, deux thèmes sont devenus récurrents dans l’agenda international : la biodiversité et l’utilisation durable des océans (ODD 14). Dans ce contexte, les enjeux liés aux océans intègrent désormais leur acidification, la pollution plastique et le déclin de la biodiversité marine.
La résolution de l’Assemblée générale des Nations unies sur les océans et le droit de la mer (Oceans and the Law of the Seas, OLOS) est particulièrement utile pour comprendre cette évolution. Rédigée chaque année depuis 1984, elle couvre tous les aspects du régime maritime des Nations unies et permet de refléter les nouveaux enjeux et préoccupations.
Certains termes environnementaux étaient au départ absents du texte, mais sont devenus plus visibles depuis les années 2000.
Mais cette évolution se reflète aussi dans le choix des mots.
Tandis que les résolutions OLOS des années 1984 à 1995 étaient surtout orientées vers la mise en œuvre du traité et l’exploitation économique des ressources marines, celles des années plus récentes se caractérisent par l’usage de termes liés à la durabilité, aux écosystèmes et aux enjeux maritimes.
La prise de conscience des enjeux liés aux océans et de leur lien avec le climat a progressivement fait des océans une « dernière frontière » (final frontier) planétaire en termes de connaissances.
La nature des acteurs impliqués dans les questions océaniques a également changé. D’un monopole détenu par le droit international et par les praticiens du droit, l’extension de l’agenda océanique a bénéficié d’une orientation plus « environnementaliste » portée par les communautés scientifiques et les ONG écologistes.
L’efficacité de la gouvernance marine, jusqu’ici surtout fondée sur des mesures déclaratives non contraignantes (à l’image des ODD), reste toutefois limitée. Aujourd’hui semble ainsi s’être amorcé un nouveau cycle de consolidation juridique vers un « nouveau droit des océans ».
Son enjeu est de compléter le droit international de la mer à travers, par exemple :
l’adoption de l’accord sur la conservation et sur l’usage de la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (mieux connu sous le nom d’accord BBNJ) visant à protéger les ressources marines dans la haute mer ;
la négociation d’un traité sur la pollution (marine) par les plastiques, en chantier, qui n’est pas encore achevée ;
l’accord sur la subvention des pêches adopté à l’OMC pour préserver les stocks de poissons (mais qui peine encore à être pleinement respecté) ;
ou encore l’adoption d’un Code minier par l’Autorité des fonds marins, destiné à encadrer l’exploitation minière des fonds marins.
Parmi ces accords, le BBNJ constitue probablement le plus ambitieux. Le processus de négociation, qui a débuté de manière informelle en 2004, visait à combler les lacunes de la CNUDM et à le compléter par un instrument sur la biodiversité marine en haute mer (c’est-à-dire, dans les zones situées au-delà des juridictions nationales).
L’accord fait écho à deux préoccupations majeures pour les États : la souveraineté et la répartition équitable des ressources.
Adopté en 2023, cet accord historique doit encore être ratifié par la plupart des États. À ce jour, seuls 29 États ont ratifié ce traité (dont la France, en février 2025, ndlr) alors que 60 sont nécessaires pour son entrée en vigueur.
Le processus BBNJ se situe donc à la croisée des chemins. Par conséquent, la priorité aujourd’hui n’est pas de prendre de nouveaux engagements ou de perdre du temps dans des déclarations alambiquées de haut niveau.
La quête effrénée de minéraux critiques, dans le contexte de la rivalité sino-américaine, a par exemple encouragé Donald Trump à signer en avril 2025 un décret présidentiel permettant l’exploitation minière du sol marin. Or, cette décision défie les règles établies par l’Autorité des fonds marins sur ces ressources en haute mer.
À l’heure où l’unilatéralisme des États-Unis mène une politique du fait accompli, cette troisième Conférence mondiale sur les océans (Unoc 3) doit surtout consolider les obligations existantes concernant la protection et la durabilité des océans, dans le cadre du multilatéralisme.
Kevin Parthenay est membre de l'Institut Universitaire de France (IUF).
Rafael Mesquita ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.06.2025 à 08:20
Service Environnement, The Conversation France
La réglementation française a évolué concernant la réutilisation des eaux de pluie et des eaux grises à des fins d’usage non potable, domestique et non domestique. L’enjeu de ces textes, nous expliquent Julie Mendret (université de Montpellier) et Thomas Harmand (Aix-Marseille Université) : valoriser ces eaux « non conventionnelles » pour économiser et limiter la pression sur les ressources en eau.
L’eau de pluie est précieuse, tant au plan écologique qu’économique : jardins, chasses d’eau, lavage des voitures… Jusqu’à peu, leur réutilisation était strictement encadrée par un arrêté de 2008, qui n’autorisait leur usage que dans plusieurs cas très précis (évacuation des excrétas, lavage des sols ou encore arrosage des espaces verts à certaines conditions).
Ce cadre juridique a évolué en 2023 et 2024 : les usages non domestiques de l’eau de pluie sont désormais autorisés, et un nouveau cadre réglementaire s’applique à ses usages domestiques. Par exemple, il est maintenant permis de laver son linge, d’arroser des jardins potagers ou de laver son véhicule à son domicile. Il faut toutefois en passer par une déclaration en mairie – et pour une déclaration supplémentaire au préfet pour le lavage du linge ou l’alimentation des fontaines décoratives non destinées à la consommation humaine. Dans ce cas, les eaux de pluie utilisées doivent aussi atteindre des objectifs de qualité précis.
Autre nouveauté législative : il est désormais possible d’utiliser ces eaux dans les établissements de santé, thermaux ou encore scolaires, dans les mêmes conditions de déclaration que précédemment.
Au-delà des eaux de pluie, les nouveaux textes de loi autorisent aussi la réutilisation des eaux grises (qui proviennent des éviers, lavabos, douches, baignoires et machines à laver et ne contiennent pas de matières fécales, ou encore qui proviennent des piscines à usage collectif). Les conditions sont toutefois plus strictes que pour les eaux de pluie : la procédure minimale est ici une déclaration préfectorale.
Les usages sont théoriquement plus limités : au niveau domestique, il s’agit de l’alimentation des fontaines décoratives non destinées à la consommation humaine, de l’évacuation des excrétas, du nettoyage des surfaces extérieures, ainsi que de l’arrosage des espaces verts à l’échelle du bâtiment. Le lavage du linge, le nettoyage des sols en intérieur et l’arrosage des jardins potagers font toutefois l’objet d’une procédure dérogatoire, et peuvent être autorisés à titre expérimental. L’évaluation de ces expérimentations aura lieu en 2035, et leur généralisation éventuelle sera décidée en conséquence.
Pour les établissements recevant du public sensible, la procédure est encore plus stricte pour la réutilisation des eaux grises ou de piscines, où il faut obtenir une autorisation.
Les contraintes de surveillance diffèrent également. Pour les usages soumis à des exigences de qualité, un suivi sanitaire est requis. Il est à effectuer jusqu’à six fois par an. On le devine, il sera plus difficile de mettre en œuvre ce type de valorisation dans ces établissements.
Ces textes représentent malgré tout une avancée : les sources d’eaux non conventionnelles sont désormais identifiées par la réglementation, et peuvent être intégrées à la gestion de l’eau.
Cet article a été édité par le service Environnement de The Conversation à partir de la version longue écrite par Julie Mendret (Maître de conférences, HDR, Université de Montpellier) et Thomas Harmand (Doctorant en droit de l'eau, Aix-Marseille Université).
02.06.2025 à 16:00
Camille Mazé-Lambrechts, Directrice de recherche en science politique au CNRS, titulaire de la chaire Outre-mer et Changements globaux du CEVIPOF (Sciences Po), fondatrice du réseau de recherche international Apolimer, Officier de réserve Marine nationale CESM/Stratpol, Sciences Po
Jordan Hairabedian, Enseignant en climat, biodiversité et transformations socio-environnementales, Sciences Po
Mathieu Rateau, Assistant researcher en politiques environnementales., Sciences Po
Une ombre nommée Donald Trump devrait planer sur la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3), qui va se dérouler à Nice (Alpes-Maritimes), en juin 2025. Dès son premier mandat et depuis son retour en janvier dernier à la Maison Blanche, Trump a altéré les positions des États-Unis. Celles-ci ont influencé négativement les engagements pour la biodiversité ailleurs dans le monde. Y compris en Europe, quoi qu’indirectement.
Le climat n’est pas le seul enjeu international à souffrir des décisions prises par le président américain Donald Trump, qui vont à l’encontre du consensus scientifique mondial sur l’environnement.
De fait, celui-ci a déjà retiré les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat, a fait disparaître l’expression même de « changement climatique » des sites de l’administration, a rétropédalé sur des mesures telles que l’interdiction des pailles en plastique et continue de soutenir les hydrocarbures et leur exploitation. De telles politiques vont à l’encontre des besoins des populations, tels que définis par la campagne One Planet, One Ocean, One Health, par exemple.
De telles décisions affectent la transition socio-écologique globale dans son ensemble, y compris en dehors des États-Unis. L’action internationale pour préserver la biodiversité devrait donc également en pâtir. Une question cruciale alors que va débuter la troisième Conférence des Nations unies pour l’océan (Unoc 3) et que les tensions se renforcent sur les arbitrages à réaliser entre climat, biodiversité, économie et autres enjeux de société.
Nous aborderons ici deux cas d’étude pour comprendre comment les politiques trumpiennes peuvent influencer le reste du monde en matière de multilatéralisme pour la biodiversité : d’abord la COP 16 biodiversité, à Cali (Colombie), qui s’est récemment conclue à Rome en février 2025, puis le Pacte vert pour l’Europe, ensemble de textes qui doivent permettre à l’Union européenne (UE) d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et d’établir un vaste réseau de zones protégées, sur terre et en mer (30 %).
La COP 16 sur la biodiversité, qui s’est tenue à Cali (Colombie) du 21 octobre au 1er novembre 2024, avait pour objectif d’accélérer la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal. Celui-ci est l’équivalent de l’accord de Paris sur le climat.
Il prévoit notamment la conservation de 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines, la restauration de 30 % des écosystèmes dégradés, tout en finançant l’action biodiversité à l’international. Ce dernier point fut le principal point de tension lors des négociations lors de la COP 16.
Les États-Unis ne sont pas membres de la Convention sur la diversité biologique (CDB), adoptée en 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio, qui est l’un des textes fondateurs de la diplomatie internationale en matière de biodiversité. Mais ils influencent les discussions par leur poids économique et politique.
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L’élection de Trump, survenue peu après la COP 16, et son retrait renouvelé de l’accord de Paris accompagné de politiques pro-fossiles ont rapidement assombri les perspectives de coopération internationale. Ce revirement a affaibli la confiance dans les engagements multilatéraux et a rendu plus difficile la mobilisation de fonds pour la préservation de l’environnement et la conservation de la biodiversité.
À lire aussi : La COP16 de Cali peut-elle enrayer l’effondrement de la biodiversité ?
Malgré ce contexte international préoccupant, la COP 16 a pu aboutir à des avancées notables pour donner davantage de place au lien entre biodiversité et changement climatique, laissant espérer une appréhension plus transversale de la protection de l’environnement. De fait, la deuxième partie des négociations, en février 2025, a permis d’aboutir à un accord sur les financements.
La stratégie adoptée, qui doit être déployée sur cinq ans, est supposée permettre de débloquer les 200 milliards de dollars nécessaires à la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité. Toutefois, comme certaines des cibles de ce cadre doivent être atteintes d’ici 2030, le risque est que le délai soit trop court pour permettre la mobilisation des ressources nécessaires.
En parallèle, une décision historique a permis la création d’un organe de représentation permanent des peuples autochtones ainsi que la reconnaissance du rôle des communautés afro-descendantes, afin que leurs positions soient mieux prises en compte dans les négociations. La contribution des peuples autochtones à la conservation de la biodiversité est effectivement reconnue par la CDB, bien que son ampleur soit discutée.
La COP 16 a également permis des progrès en termes de protection des océans. Une décision y a ainsi défini des procédures pour décrire les zones marines d’importance écologique et biologique (en anglais, EBSA, pour Ecologically or Biologically Significant Marine Areas).
Ceci constitue l’aboutissement de 14 ans de négociations et ouvre la voie à la création d’aires protégées en haute mer et à des synergies potentielles avec le Traité de la haute mer (Biodiversity Beyond National Jurisdiction, BBNJ).
Ce traité reste bien plus significatif que l’EBSA, ce dernier n’ayant pas de dimension contraignante. Le problème reste qu’à ce jour, seuls 29 États ont ratifié cet accord alors qu’il en nécessite 60. La perspective d’une ratification de l’accord BBNJ par les États-Unis sous la présidence de Donald Trump semble bien improbable, d’autant plus depuis la signature d’un décret en avril 2025 pour autoriser l’exploitation minière des grands fonds marins en haute mer, au-delà des zones économiques exclusives.
Le vent des politiques trumpistes souffle jusque sur les côtes du continent européen. Depuis le premier mandat de Donald Trump entre 2016 et 2020 et ses décisions anti-environnementales, l’Europe a, elle aussi, ajusté ses politiques en matière d’action environnementale.
Annoncé en 2019 pour la décennie 2020-2030, le Pacte vert européen (Green Deal) a récemment cherché à se réinventer face aux décisions américaines. Dès les élections européennes de juin 2024, le Parlement s’est renforcé à sa droite et à son extrême droite, motivant une évolution de ses politiques internes.
Ainsi, en réaction au culte des énergies fossiles outre-Atlantique, l’Union européenne a récemment développé certaines dimensions du Green Deal destinées à mettre la focale sur les technologies bas carbone en Europe. En février 2025, le Pacte pour une industrie propre (Clean Industrial Deal) a ainsi été présenté, en cohérence avec le rapport Draghi de septembre 2024. Ce dernier s’inscrivait dans une logique libérale en faveur d’une stratégie de dérégulation.
Cela étant, les solutions présentées comme contribuant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le Pacte pour une industrie propre n’ont pas toujours des effets bénéfiques en matière de biodiversité. Les bioénergies, les technologies de stockage du carbone ou encore l’hydroénergie présentent des externalités négatives – c’est-à-dire, des effets indésirables – notables pour le vivant.
Il est intéressant de noter qu’à l’inverse, très peu d’actions en faveur de la biodiversité nuisent à l’action climatique, comme le montre le schéma ci-dessus. C’est ce qu’ont démontré le Giec et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) (l’instance onusienne équivalente pour la biodiversité), dans leur rapport commun de 2021, une première.
En parallèle, ces volontés de dérégulation ont contribué à détricoter plusieurs mesures environnementales clés pour l’UE. Or, ces ajustements risquent de compromettre les efforts de protection de la biodiversité tout au long des chaînes de valeur économique :
les réglementations relatives aux critères environnement-social-gouvernance (ESG) vont être simplifiées, ce qui devrait marquer un net recul en matière de transparence et d’incitation à l’action pour les entreprises ;
la directive qui impose aux entreprises la publication d’informations sur la durabilité (CSRD), bien qu’elle conserve la biodiversité dans son périmètre ainsi que l’approche en double matérialité, a vu son impact réduit par l’exclusion de 80 % des organisations initialement concernées et par plusieurs reports d’application ;
même la taxonomie environnementale de l’UE, outil clé pour classifier des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement, a vu son périmètre revu à la baisse, ce qui limitera les effets incitatifs qu’elle devait avoir sur la transition écologique pour orienter les financements.
Enfin, la directive sur le devoir de vigilance (CSDDD) a été édulcorée en adoptant la vision allemande. Les impacts socio-environnementaux devront être analysés uniquement au niveau des sous-traitants directs. Cela exclut du périmètre des maillons critiques comme les exploitations agricoles, qui sont les plus en lien avec la biodiversité.
Malgré ces renoncements, plusieurs politiques publiques importantes pour la biodiversité ont pu être maintenues.
C’est notamment le cas de la Stratégie biodiversité 2030 de l’UE, de la loi sur la restauration de la nature et de la loi contre la déforestation importée (bien que reportée d’un an dans son application).
Un paquet spécifique sur l’adaptation est également attendu d’ici fin 2025 dans le cadre du Programme Horizon Europe 2025, dont la consultation publique s’est récemment terminée.
Ainsi, l’action pour le climat et la biodiversité est à la croisée des chemins. Plus que jamais, il appartient à la communauté internationale de défendre un cadre de gouvernance robuste fondé sur la science et la solidarité pour que la préservation de la biodiversité ne soit pas sacrifiée sur l’autel de la rentabilité immédiate.
Au-delà des déclarations d’intention, il faut mettre en place cette gouvernance de façon efficace, à travers des mesures politiques, des outils de protection et de surveillance adaptés, et surtout, à travers l’adaptation du droit. Une telle transdisciplinarité se révèle ici déterminante pour la solidarité écologique. En ce sens, l’Unoc est une bonne occasion, pour l’UE, de rester unie et forte face à la volonté de Trump de débuter l’exploration et l’exploitation des grands fonds marins.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
30.05.2025 à 11:25
Céline Leroy, Directrice de recherche en écologie tropicale, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Avez-vous déjà observé une plante avec des feuilles de formes différentes ? Ce phénomène, à la fois surprenant et fascinant, porte un nom : l’hétérophyllie. Loin d’être une bizarrerie botanique, il s’agit d’une véritable stratégie d’adaptation, permettant à certains végétaux de mieux faire face à la diversité des contraintes de leur environnement.
Vous avez sans doute déjà croisé du houx en forêt, dans un jardin ou même en décoration de Noël. Ses feuilles piquantes sont bien connues. Mais avez-vous déjà remarqué que toutes ne sont pas armées de piquants ? Sur une même plante, on trouve des feuilles épineuses en bas, et d’autres lisses plus haut. Ce n’est pas une erreur de la nature, mais un phénomène botanique fascinant : l’hétérophyllie, un mot qui vient du grec heteros signifiant différent, et de phullon, qui désigne la feuille.
Cette particularité s’observe chez de nombreuses espèces, aussi bien terrestres qu’aquatiques, où un même individu peut produire des feuilles très différentes par leur taille, leur forme, leur structure, voire leur couleur. Loin d’être simplement esthétique, cette diversité joue un rôle crucial dans la survie, la croissance et la reproduction des plantes.
Mais d’où vient cette capacité à changer de feuilles ? L’hétérophyllie peut en fait être déclenchée par des variations de l’environnement (lumière, humidité, faune herbivore…). Cette faculté d’adaptation est alors le résultat de ce qu’on appelle la plasticité phénotypique. L’hétérophyllie peut aussi résulter d’une programmation génétique propre à certaines espèces, qui produisent naturellement plusieurs types de feuilles. Quelle qu’en soit l’origine, la forme d’une feuille est le résultat d’une série d’ajustements complexes en lien avec les conditions environnementales du milieu.
Si l’on reprend le cas du houx commun (Ilex aquifolium), celui-ci offre un exemple frappant d’hétérophyllie défensive en réaction à son environnement. Sur un même arbuste, les feuilles basses, à portée d’herbivores, ont des piquants ; celles plus haut sur la tige, hors d’atteinte des animaux, sont lisses et inoffensives. Cette variation permet à la plante d’optimiser ses défenses là où le danger est réel, tout en économisant de l’énergie sur les zones moins exposées, car produire des épines est coûteux.
Des recherches ont montré que cette répartition n’est pas figée. Dans les zones très pâturées, les houx produisent plus de feuilles piquantes, y compris en hauteur, ce qui indique une capacité de réaction à la pression exercée par les herbivores. Cette plasticité phénotypique est donc induite par l’herbivorie. Mais le houx n’est pas un cas isolé. D’autres plantes déploient des stratégies similaires, parfois discrètes, traduisant une stratégie adaptative : modifier la texture, la forme ou la structure des feuilles pour réduire l’appétence ou la digestibilité, et ainsi limiter les pertes de tissus.
La lumière joue un rôle tout aussi déterminant dans la morphologie des feuilles. Chez de nombreuses espèces, les feuilles exposées à une lumière intense n’ont pas la même forme que celles situées à l’ombre.
Les feuilles dites « de lumière », que l’on trouve sur les parties supérieures de la plante ou sur les branches bien exposées, sont souvent plus petites, plus épaisses et parfois plus profondément découpées. Cette forme favorise la dissipation de la chaleur, réduit les pertes d’eau et augmente l’efficacité de la photosynthèse en milieu lumineux. À l’inverse, les feuilles d’ombre, plus grandes et plus minces, sont conçues pour maximiser la surface de captation de lumière dans des conditions de faible éclairement. Elles contiennent souvent davantage de chlorophylle, ce qui leur donne une couleur plus foncée.
Ce contraste est particulièrement visible chez les chênes, dont les feuilles supérieures sont épaisses et lobées, tandis que celles situées plus bas sont larges, souples et moins découpées. De très nombreuses plantes forestières présentent également ces différences. Sur une même plante, la lumière peut ainsi façonner les feuilles en fonction de leur position, illustrant une hétérophyllie adaptative liée à l’exposition lumineuse.
Chez les plantes aquatiques ou amphibies, l’hétérophyllie atteint des formes encore plus spectaculaires. Certaines espèces vivent en partie dans l’eau, en partie à l’air libre et doivent composer avec des contraintes physiques très différentes.
C’est le cas de la renoncule aquatique (Ranunculus aquatilis), qui produit des feuilles très différentes selon leur emplacement. Les feuilles immergées sont fines, allongées et très découpées, presque filamenteuses.
Cette morphologie réduit la résistance au courant, facilite la circulation de l’eau autour des tissus et améliore les échanges gazeux dans un milieu pauvre en oxygène. En revanche, les feuilles flottantes ou émergées sont larges, arrondies et optimisées pour capter la lumière et absorber le dioxyde de carbone de l’air. Ce phénomène est réversible : si le niveau d’eau change, la plante ajuste la forme de ses nouvelles feuilles.
La sagittaire aquatique (Sagittaria spp.) présente elle aussi une hétérophyllie remarquable, avec des feuilles émergées en forme de flèche, épaisses et rigides et des feuilles souvent linéaires et fines sous l’eau. Ces changements illustrent une stratégie morphologique adaptative, qui permet à une même plante d’exploiter efficacement des milieux radicalement différents.
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Mais l’hétérophyllie ne résulte pas toujours de l’environnement. Chez de nombreuses espèces, elle accompagne simplement le développement naturel de la plante. À mesure que la plante grandit, elle passe par différents stades de développement, au cours desquels elle produit des feuilles de formes distinctes.
Ce processus, appelé « hétéroblastie », marque bien souvent le passage entre les phases juvénile et adulte. Un exemple classique est celui du lierre commun (Hedera helix). Les tiges rampantes ou grimpantes portent des feuilles lobées caractéristiques du stade juvénile, tandis que les tiges qui portent les fleurs, situées en hauteur, portent des feuilles entières et ovales. Ce changement est irréversible et marque l’entrée de la plante dans sa phase reproductive.
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Un autre exemple frappant est celui de certains acacias australiens. Les jeunes individus développent des feuilles composées, typiques des légumineuses. À mesure qu’ils grandissent, ces feuilles sont progressivement remplacées par des phyllodes, des pétioles (c’est-à-dire la partie qui unit chez la plupart des plantes la base de la feuille et la tige) élargis qui assurent la photosynthèse tout en limitant l’évaporation (voir planche dessins, ci-dessous). Ces structures en forme de faucille sont particulièrement bien adaptées aux climats chauds et secs, car elles peuvent maintenir une activité photosynthétique efficace tout en minimisant les pertes hydriques.
Les mécanismes qui permettent à une plante de modifier la forme de ses feuilles sont complexes et encore mal compris. On connaît mieux les formes que prennent les feuilles que les mécanismes qui les déclenchent ou les fonctions qu’elles remplissent.
Chez certaines espèces, des hormones végétales telles que l’éthylène, l’acide abscissique (ABA), les auxines ou encore les gibbérellines (GA) jouent un rôle central dans le déclenchement des différentes formes de feuilles. Chez le houx, la différence entre feuilles piquantes et lisses serait liée à des modifications réversibles de la structure de l’ADN, sans altération des gènes eux-mêmes, déclenchées par la pression exercée par les herbivores.
Les plantes hétéroblastiques, quant à elles, sont principalement contrôlées par des mécanismes génétiques et moléculaires. La succession des types de feuilles au cours du développement peut néanmoins être accélérée ou retardée en fonction des conditions de croissance, traduisant une interaction fine entre développement et environnement.
La régulation de l’hétérophyllie repose ainsi sur une combinaison d’interactions hormonales, génétiques, épigénétiques et environnementales. Ce phénomène constitue également un exemple remarquable de convergence évolutive, car l’hétérophyllie est apparu indépendamment dans des lignées végétales très différentes. Cela suggère qu’il s’agit d’une solution robuste face à la diversité des conditions présentes dans l’environnement.
Les recherches futures, notamment grâce aux outils de génomique comparative, d’épigénomique et de transcriptomique, permettront sans doute de mieux comprendre l’évolution et les avantages adaptatifs de cette étonnante plasticité des formes de feuilles.
Céline Leroy a reçu des financements de ANR et de l'Investissement d'Avenir Labex CEBA, Centre d'Etude de la Biodiversité Amazonienne (ref. ANR-10-LABX-25-01).
28.05.2025 à 17:00
Sebastien Bourdin, Professeur de Géographie économique, Titulaire de la Chaire d'excellence européenne "Economie Circulaire et Territoires", EM Normandie
Nicolas Jacquet, Chargé de Recherche ∙ Chaire d'excellence européenne Économie circulaire et Territoires, EM Normandie
Sur le papier, recycler ses vêtements semble un geste vertueux, mais la réalité est tout autre. L’industrie textile produit des déchets en masse, tandis que le recyclage peine à suivre une consommation effrénée. Entre fast-fashion, technologies limitées et exportations vers des pays sans infrastructures adaptées, le modèle circulaire vacille.
L’industrie de la mode a connu une transformation radicale avec l’essor de la fast-fashion : des vêtements bon marché, fabriqués à partir de matériaux peu coûteux, conçus pour être portés une seule saison – voire moins – avant d’être stockés définitivement dans nos armoires ou d’être jetés. Chaque année, pas moins de 3 milliards de vêtements et chaussures sont mis sur le marché en France, d’après le Baromètre des ventes de Refashion.
Ce modèle de production et de consommation frénétique n’est pas sans conséquences : selon les estimations, l’industrie textile représenterait jusqu’à 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit davantage que les vols internationaux et le transport maritime réunis. En cause, la prédominance du polyester, un dérivé du pétrole, qui constitue la majorité des vêtements.
Pour s’attaquer à ce fléau, en 2022, la Commission européenne dévoilait sa stratégie pour des textiles durables et circulaires en assurant :
« À l’horizon 2030, les produits textiles mis sur le marché de l’Union seront à longue durée de vie et recyclables, dans une large mesure, fabriqués à partir de fibres recyclées, exempts de substances dangereuses, et produits dans le respect des droits sociaux et de l’environnement. »
Mais, malgré cette prise de conscience politique, la fast-fashion continue de prospérer, alimentée par une production mondiale qui a doublé depuis 2000 et une consommation effrénée poussée par des campagnes de marketing bien rôdées. En l’espace de quinze ans, la consommation occidentale de vêtements a ainsi augmenté de 60 %, alors que nous les conservons deux fois moins longtemps et que certains, très bon marché, sont jetés après seulement 7 ou 8 utilisations. Les chiffres de l’Agence européenne de l’environnement sont accablants : entre 4 % et 9 % des textiles mis sur le marché européen sont détruits avant même d’avoir été portés, soit entre 264 000 et 594 000 tonnes de vêtements éliminés chaque année.
En France, l’Agence de la transition écologique (Ademe) estime que ce gaspillage atteint entre 10 000 et 20 000 tonnes : 20 % des vêtements achetés en ligne sont retournés, et un tiers d’entre eux sont détruits. Leur traitement implique un long processus : tri, reconditionnement, transport sur des milliers de kilomètres… Une aberration écologique.
Mais alors, comment en est-on arrivé à un tel décalage entre la volonté de mieux recycler… et la réalité de nos usages vestimentaires ?
Une étude récente, menée en 2024 par des chercheurs de l’Université catholique de Louvain (UKL), apporte un éclairage nouveau sur nos habitudes vestimentaires. Réalisée auprès de 156 adultes vivant en Flandres (Belgique), l’enquête révèle que la garde-robe moyenne contient 198 vêtements, dont 22 % restent inutilisés pendant plus d’un an.
Pourtant, les trois quarts de ces vêtements qui restent dans nos placards sont encore en bon état et pourraient être réutilisés, mais la majorité des propriétaires les conservent « au cas où », par attachement émotionnel ou anticipation d’un usage futur. L’étude conclut que le manque de solutions accessibles pour revendre ou donner ses vêtements ainsi que la faible demande pour la seconde main freinent leur réutilisation.
Nos placards ne sont pas les seuls à être saturés. Les points de collecte textile déployés par les collectivités sont eux aussi submergés par un afflux massif de vêtements, souvent de mauvaise qualité. Les vêtements d’entrée de gamme, difficiles à valoriser, encombrent ainsi les structures de tri et compliquent le travail des associations, qui, jusqu’ici, tiraient leurs revenus des pièces de meilleure qualité revendues en friperies solidaires.
La situation est telle que Refashion, l’éco-organisme de la filière textile, a récemment débloqué une aide d’urgence de 6 millions d’euros pour soutenir les 73 centres de tri conventionnés, dont l’activité est fragilisée par la chute des débouchés, notamment à l’export. Car, depuis longtemps, les vêtements qui ne trouvent pas preneur sur le marché français – parce que trop usés, démodés ou invendables – sont expédiés vers d’autres pays, principalement en Afrique ou en Asie.
Chaque année, l’Union européenne (UE) exporte ainsi 1,7 million de tonnes de textiles usagés, selon l’Agence européenne de l’environnement. La France à elle seule, en 2021, expédiait 166 000 tonnes de vêtements et de chaussures usagés, soit 3 % du volume total des exportations mondiales.
Ces flux partent principalement vers le Pakistan, les Émirats arabes unis et le Cameroun, selon les données douanières. Si ce commerce génère des emplois et des revenus dans l’économie informelle, il aggrave aussi la pollution textile dans des pays sans infrastructures adaptées au traitement des déchets. La plage de Korle-Gonno à Accra (Ghana) en est l’un des exemples les plus frappants, transformée en véritable décharge à ciel ouvert.
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Mais cette donne pourrait changer. L’UE cherche à imposer un cadre plus strict sur les flux transfrontaliers de déchets textiles, notamment en intégrant ces derniers à la Convention de Bâle, qui régule les exportations de déchets dangereux et non dangereux. Cette évolution pourrait imposer davantage de traçabilité et de contrôles, afin d’éviter que l’Europe continue d’exporter son problème textile vers des pays incapables de le gérer.
Face à l’ampleur du problème, la loi Anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec), adoptée en 2020, fixait un cap ambitieux : collecter 60 % des textiles usagés d’ici 2028 et en recycler 70 % dès 2024, puis 80 % à l’horizon 2027. Une trajectoire progressive censée stimuler la montée en puissance des filières de tri et de valorisation.
Dans la foulée, l’Assemblée nationale adoptait en mars 2024 une proposition de loi pour « démoder la fast-fashion ». Le texte cible les géants de l’ultra fast-fashion, qui inondent le marché avec plus de 1 000 nouveautés quotidiennes. Il prévoit également un système de bonus-malus environnemental pouvant aller jusqu’à 50 % du prix de vente – plafonné à 10€ par article – afin de financer des marques plus vertueuses et de ralentir cette surproduction.
La proposition de loi doit encore franchir l’étape du Sénat, où elle n’a pas encore été inscrite à l’ordre du jour. Et en attendant, les objectifs de la loi Agec peinent à se concrétiser. En 2023, environ 270 000 tonnes de textiles ont été collectées dans l’Hexagone, mais seules 33 % ont été réellement recyclées en nouvelles matières premières. Bien loin des 70 % fixés pour 2024. En cause : un manque d’infrastructures de tri automatisé, des capacités de traitement limitées, et des opérateurs – souvent issus de l’économie sociale et solidaire – sous-dotés financièrement. À l’échelle mondiale, le constat est encore plus alarmant : moins de 1 % des fibres textiles usagées sont réutilisées pour fabriquer de nouveaux vêtements.
Sur le papier, pourtant, les technologies de recyclage se perfectionnent. Certaines entreprises, comme l’entreprise française, créée en 2011, Carbios, tentent d’innover avec un recyclage enzymatique capable de dégrader les fibres de polyester pour les transformer en nouveaux textiles. Une avancée saluée, mais encore loin d’être généralisée.
Dans les faits, l’immense majorité du recyclage textile repose sur des méthodes mécaniques, bien moins efficaces. Les vêtements sont triés par couleur et selon leur composition, puis déchiquetés en fibres courtes ou effilochés pour produire des isolants ou des chiffons. Autrement dit, quand ils sont recyclés, les textiles, au lieu d’être réutilisés dans un cycle vertueux, sont plutôt « downcyclés », dégradés ou transformés en produits de moindre valeur, en isolants thermo-acoustiques ou en rembourrage pour sièges de voiture, tandis que moins de 1 % des vêtements usagés sont transformés en nouveaux vêtements, selon une logique de boucle fermée ou au moyen de procédés fibre à fibre.
Si le recyclage est donc une solution, celle-ci présente de nombreuses limites.
Le design des vêtements, par exemple, n’est pas fait pour faciliter leur valorisation. Car les habits contiennent un mélange complexe de matériaux : des fibres souvent mélangées ou diverses (polyester, coton, polycoton) combinées à des éléments métalliques (fermetures éclair, boutons, boucles) et plastiques (étiquettes, logos en vinyle ou motifs imprimés) qui nécessitent un tri particulièrement minutieux pour permettre leur réutilisation ou leur transformation, chaque matière requérant un traitement spécifique. Cette étape, essentielle, mais coûteuse, reste difficile à intégrer pour des structures solidaires qui n’ont pas les capacités d’investissement des grands groupes.
Des alternatives existent, certes, mais elles ne sont pas toujours aussi vertueuses qu’annoncées. Le polyester recyclé, souvent mis en avant par la mode écoresponsable comme la solution la moins carbonée, présente de sérieuses limites.
Cette fibre est issue, dans la grande majorité des cas, du recyclage de bouteilles en plastique PET. Or, ces bouteilles sont ainsi détournées d’un circuit de recyclage fermé – le recyclage bouteille-à-bouteille ou pour les emballages alimentaires – vers la fabrication de textiles. Une fois transformés en vêtements, ces matériaux deviennent pratiquement impossibles à recycler, en raison des teintures, des additifs et surtout des mélanges de fibres.
Si le polyester recyclé séduit tant l’industrie textile, c’est d’abord pour des raisons de logistique et de volume. Les bouteilles en PET constituent un gisement mondial abondant, facile à collecter et à traiter. Aujourd’hui, environ 7 % des fibres recyclées utilisées dans le textile proviennent de bouteilles plastiques – dont 98 % sont en PET. À l’inverse, moins de 1 % des fibres textiles recyclées proviennent de déchets textiles eux-mêmes.
Les différents types de recyclages
Source : The Carbon Footprint of Polyester (Carbonfact). Données basées sur la base EF 3.1, développée par le Joint Research Centre (JRC) de la Commission européenne, dans le cadre de l’initiative Product Environmental Footprint (PEF).
Méthode | Émissions carbone (kg CO2e/kg) | Remarques |
---|---|---|
Recyclage mécanique | 0,68 – 1,56 | Méthode la plus répandue. Utilise des bouteilles plastiques, mais détourne ces déchets de circuits fermés. Qualité de fibre dégradée à chaque cycle, recyclabilité textile très limitée. |
Recyclage chimique | 1,23 – 3,79 | Procédé plus vertueux sur le papier (fibre à qualité équivalente), adapté aux déchets textiles. Mais technologie coûteuse, énergivore et encore peu industrialisée. |
PET vierge fossile | 3,12 | Fabriqué à partir de pétrole, avec un processus très émetteur. Aucune circularité : chaque vêtement produit génère un futur déchet. |
Enfin, autre problème rarement évoqué : les microfibres plastiques. Les vêtements en polyester, qu’ils soient recyclés ou non, libèrent à chaque lavage des microfibres plastiques susceptibles de perturber les écosystèmes marins et d’entrer dans la chaîne alimentaire humaine. Cette pollution est amplifiée dans le cas du polyester recyclé : soumis à des contraintes thermiques et mécaniques lors du recyclage, le matériau voit ses chaînes polymères se dégrader. Raccourcies et fragilisées, elles sont plus enclines à se fragmenter dès les premiers lavages.
Une étude, publiée en 2024 dans la revue Environmental Pollution, a montré que, à caractéristiques égales, un tissu en polyester recyclé libérait en moyenne 1 193 microfibres par lavage, contre 908 pour son équivalent en polyester vierge. Même écolabellisés, certains textiles recyclés peuvent donc polluer davantage, si l’on considère l’ensemble de leur cycle de vie.
Trier, certes, c’est bien. Mais croire que ces gestes suffiront à endiguer la catastrophe environnementale est une illusion.
Tant que la production textile continuera d’augmenter à un rythme effréné, aucune politique de tri ne pourra compenser la montagne de déchets générée. Le mythe du bon citoyen trieur repose donc sur un malentendu : trier ne signifie pas recycler, et recycler ne signifie pas résoudre la crise des déchets. La vrai solution, c’est d’abord de produire moins, de consommer moins, et de concevoir des vêtements pensés pour durer et être réellement recyclables.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.