11.09.2025 à 17:17
Benjamin Cordrie, Enseignant-chercheur, titulaire de la chaire économie sociale et circulaire, UniLaSalle
Victor Bayard, Docteur en génie urbain. Chercheur en socio-économie., UniLaSalle
Aux côtés des acteurs associatifs historiques du réemploi – Emmaüs, ressourceries et recycleries – et des plateformes, comme Vinted et Leboncoin, de nombreuses enseignes de la grande distribution développent aujourd’hui des offres de seconde main. Faut-il s’en réjouir ? Qui en sort vainqueur ?
Les activités liées à la seconde vie des produits connaissent en France un essor sans précédent. Faut-il se réjouir de l’avènement d’une économie circulaire plus vertueuse, limitant le gaspillage des ressources et la production de déchets ? C’est l’une des interrogations qui oriente les travaux menés dans le cadre de la Chaire Économie sociale et circulaire.
Deux modèles coexistent derrière la promesse vertueuse de la seconde main. Le premier, porté par les acteurs de l’économie sociale et solidaire, repose sur la pratique du réemploi : une activité fondée sur le don, articulée à des finalités sociales (insertion, solidarité) et écologiques (réduction des déchets, sobriété matérielle).
Le second relève du marché de l’occasion. Il repose sur la revente, mobilisée comme levier de profit, et tend à intensifier la circularité, sans remettre en cause les volumes de production et de consommation. Autrement dit, l’un cherche à réduire à la fois les déchets et la surconsommation, l’autre vise à prolonger la durée de vie des produits sans sortir de la logique marchande. Les deux modèles ne sont pas équivalents, ni dans leurs objectifs ni dans leurs effets.
Pour quel avenir du marché de seconde main ?
Plusieurs facteurs expliquent les velléités de la grande distribution à investir le marché de la seconde main. Dans un contexte où les injonctions à adopter des comportements de consommation responsables se multiplient, la croissance de ce marché est estimée à 15 % par an.
Elle s’appuie sur une revalorisation sociale de la seconde main, devenue tendance, voire chic. C’est sur cette corde que jouent les campagnes de communication des plates-formes comme Vinted. D’autre part, une étude marketing comme celle du cabinet Enov (dont l’illustration ci-dessous est tirée) offre à la fois l’intérêt de quantifier le marché de la seconde main et de témoigner de son intérêt auprès d’acteurs aux modèles économiques lucratifs.
Ces mutations s’inscrivent dans le sillage de la loi Anti-Gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) adoptée en 2020. La réglementation sur la reprise « 1 pour 1 » oblige les distributeurs à collecter les produits usagés qu’ils commercialisent, soumis à la responsabilité élargie du producteur (REP). En 2023, ces filières REP pèsent 152 millions de tonnes de produits, 12,6 millions de produits et déchets collectés pour 8,2 millions de tonnes recyclées.
Ainsi voit-on fleurir, dans les grandes surfaces, des offres de produits de seconde vie, qu’il s’agisse d’électroménager, d’articles de sport, ou encore de bricolage.
Le secteur du réemploi s’est historiquement structuré autour d’acteurs de l’économie sociale et solidaire comme Emmaüs, les ressourceries ou les entreprises d’insertion Envie. Leur activité combine deux aspects : la collecte basée sur le don, dite « non écrémante » car indépendante de la valeur marchande des objets, et la revente à prix solidaires. Ces acteurs participent à la prévention, en détournant du flux de déchets, la partie pouvant être réemployée.
Ces structures entretiennent une relation distante avec le profit, ce qui leur permet de rendre accessibles des biens aux catégories les plus précaires de la population. Nombre d’entre elles sont des actrices de l’insertion par l’activité économique (IAE). Elles proposent des emplois accompagnés à des personnes éloignées du marché du travail, et font du réemploi des objets un support à l’insertion socioprofessionnelle des personnes.
L’ancrage territorial de ces structures, et les modes démocratiques de gouvernance qui s’y exercent ouvrent la voie à des formes de réappropriation citoyenne des enjeux de gestion des déchets. Dans les sociétés industrielles modernes, ces enjeuxsont délégués à des entreprises spécialisées et circonscrits à des choix techniques. Les structures du réemploi solidaire mobilisent des bénévoles, des salariés, des collectivités et des habitants, et contribuent en cela à repolitiser ces enjeux en redonnant aux citoyens un pouvoir de décider et d’agir.
Le modèle développé par la grande distribution est radicalement différent. Il repose sur un système de bons d’achat : en échange d’un produit usagé rapporté en magasin, les consommateurs reçoivent un bon de réduction à valoir sur l’achat d’un produit neuf. Ce dispositif stimule la consommation, y compris de produits neufs, et contribue à un effet rebond. Les bénéfices environnementaux attendus de la prolongation de la vie des produits peuvent se retrouver annulés par l’augmentation de la consommation globale.
Il s’agit moins de réemploi que de l’intégration d’une offre d’occasion. En témoignent les partenariats entre des enseignes de grande distribution et des professionnels du secteur. Carrefour s’est par exemple associé à Cash Converters, entreprise spécialisée dans l’achat-vente de biens d’occasion, pour installer des corners dédiés à l’occasion dans ses hypermarchés. Les activités liées à la seconde vie sont ici une opportunité de diversification commerciale, voire de verdissement de l’image de l’entreprise.
Ces évolutions exercent une pression croissante sur les acteurs du réemploi solidaire, en particulier lorsque les segments les plus rentables – la « crème » des gisements – sont captés. Ces objets de qualité, en très bon état et avec une forte valeur marchande, représentent une part réduite des apports, mais jouent un rôle très important dans l’équilibre économique des structures.
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Les revenus issus des ventes à prix solidaires représentent jusqu’à 80 % des ressources de certaines structures comme Envie. Les difficultés rencontrées par la filière textile, submergée par des volumes croissants de vêtements à bas coût issus de la fast fashion, illustrent bien la fragilité de cet équilibre.
Comme le rappelle la socioéconomie, l’application d’un principe de marché librement concurrentiel favorise les acteurs dominants. Face aux moyens des grandes enseignes, les campagnes de plaidoyer des structures solidaires peinent à se faire entendre. Une réponse politique plus ambitieuse paraît nécessaire, à même de garantir la pérennité des activités solidaires.
Des partenariats existent entre ESS et entreprises privées, comme celui qui unit la fédération Envie au groupe Fnac-Darty. Puisque ces coopérations reposent uniquement sur des démarches RSE non contraignantes, leur pérennité reste fragile. Rien n’empêche les enseignes de s’en détourner dès lors qu’elles identifient un intérêt économique à développer leur propre filière de seconde main.
Au niveau local, certaines collectivités soutiennent activement les acteurs de l’ESS à travers des aides financières, des mises à disposition de locaux ou des clauses sociales et environnementales dans les marchés publics. À Rennes, la métropole a initié la création d’une plateforme territoriale du réemploi, fédérant plusieurs structures solidaires.
Comme l’affirme la géographe Nicky Gregson, « il est impossible de comprendre le problème global des déchets en commençant par le déchet ». Autrement dit, il faut interroger les dynamiques de production et de consommation qui sous-tendent ces flux. C’est à cette échelle qu’il est possible de penser le réemploi solidaire, non comme un débouché opportun à une surproduction irréversible, mais comme un espace en marge du capitalisme que les pouvoirs publics peuvent choisir de soutenir, ou de fragiliser.
Cet article est le fruit des travaux menés dans le cadre de la chaire économie sociale et circulaire, portée par UniLaSalle Rennes et financée par l'éco-organisme Valdelia. Benjamin Cordrie est membre de l'Association Française d'Economie Politique (AFEP).
Mes recherches postdoctorales sont financées par un programme de recherche, la Chaire Économie Sociale et Circulaire, dont les financements proviennent d'un accord de mécénat avec l'éco-organisme Valdelia, agréé par l’État (filière du mobilier professionnel et des produits et matériaux de construction du bâtiment).
11.09.2025 à 17:11
Thomas Zeroual, Enseignant-chercheur en Economie, ESCE International Business School
Le tri des biodéchets (c’est-à-dire, les déchets verts et les déchets alimentaires) est obligatoire depuis 2024. Mais, pour que ces biodéchets soient intéressants à valoriser, encore faut-il que la facture environnementale du transport par camion ne déséquilibre pas l’équation ! Une récente étude menée dans un quartier de Romainville, en Seine-Saint-Denis, montre comment choisir l’approche la plus efficace à l’échelle d’un territoire.
Depuis le 1er janvier 2024, le tri des biodéchets, c’est-à-dire les déchets biodégradables de nos ordures ménagères comme les restes alimentaires, est obligatoire pour les professionnels comme pour les citoyens. Cette réglementation semble encourageante d’un point de vue environnemental. En effet, mieux trier peut réduire la quantité de déchets incinérés – et donc les émissions de gaz à effet de serre associées – tout en encourageant la production énergétique de compost ou de biogaz.
Encore faut-il transporter ces déchets vers les lieux de valorisation… Et c’est là que les choses se compliquent : selon le scénario considéré, les impacts environnementaux du transport grimpent considérablement.
À lire aussi : Déchets alimentaires : à quoi va servir le nouveau tri à la source ?
Selon le Code de l’environnement, les biodéchets sont définis comme « les déchets non dangereux biodégradables de jardin ou de parc » (qu’on appelle couramment déchets verts) ainsi que « les déchets alimentaires ou de cuisine ».
Chaque année, 18 millions de tonnes de biodéchets sont produites par les ménages en France. Les marges de manœuvre pour les réduire sont importantes : une grande partie des déchets organiques est aujourd’hui incinérée ou mise en décharge, ce qui n’est pas du tout optimal. La hiérarchie définie par la directive cadre de l’Union européenne est très claire : ces modes de traitement ne doivent être utilisés qu’en dernier recours. En théorie, il convient de respecter l’ordre de priorité suivant : dans un premier temps, prévenir la constitution du déchet, ensuite le réemploi, puis le recyclage et enfin l’élimination.
Incinérer ou mettre en décharge les biodéchets ne respecte pas cette hiérarchie. Cela génère de surcroît des émissions de CO2 (en cas d’incinération) et de méthane (en cas de mise en décharge), sans parler du gaspillage d’espace et d’énergie.
En France, la gestion des biodéchets représente le principal gisement d’évitement (c’est-à-dire, la part d’un flux de déchets pouvant être évitée grâce à des actions de prévention en amont), selon l’Agence de la transition écologique (Ademe).
Des changements dans l’organisation du ramassage de ces déchets, par exemple, pourraient entraîner une baisse significative du volume de ces déchets.
Chaque année en France, 355 millions de tonnes de déchets sont transportés, ce qui représente 30 % des émissions de gaz à effet de serre générées par le secteur de la gestion des déchets, soit 2,4 millions de tonnes équivalent CO2.
Face à ces impacts environnementaux, il est utile d’identifier et d’évaluer une meilleure gestion des transports des biodéchets. Différentes options doivent être envisagées, car il n’existe pas de solution unique.
Nous avons récemment mené une étude dont le terrain était un quartier situé à Romainville, en Seine-Saint-Denis, ville connue pour avoir déjà expérimenté des solutions de collecte de biodéchets.
Ce quartier comprend une population de 3 995 habitants répartis sur une aire de 47 hectares. Les déchets sur cette surface sont collectés et acheminés vers une plate-forme de transit à la déchetterie de Romainville, puis ils sont répartis dans des conteneurs en vue de leur recyclage ou de leur élimination par des filières spécialisées, comme le centre d’incinération à Saint-Ouen-sur-Seine.
Le modèle que nous avons utilisé incluait plusieurs variables liées au transport, comme les itinéraires de collecte, la taille du parc de véhicules, leurs poids, la taille et le nombre de tournée… Il intègre aussi des variables environnementales, comme la part de compostage et de méthanisation sur ces déchets et la consommation de carburant des camions utilisés pour leur transport.
Dans nos travaux sur ce quartier, nous avons retenu quatre scénarios.
Le scénario n°1 correspond à un compostage de proximité avec une gestion in situ, autrement dit une gestion volontaire et locale vers un site de compostage partagé. Nous avons supposé que 30 % des biodéchets finissaient dans une poubelle individuelle et que 70 % restants étaient valorisés dans un compost collectif. Ce scénario n’est toutefois crédible que si le taux de participation est suffisant. Conformément au seuil établi par la littérature scientifique, nous avons fixé ce taux à 45 %.
Les autres scénarios se rapportent à une collecte centralisée organisée par des professionnels. Le scénario n°2 correspond à un ramassage en porte à porte vers un centre de transit où l’on groupe les déchets avant de les envoyer dans un centre de valorisation.
Le scénario n°3 s’effectue en porte à porte, mais sans point de transit : c’est le scénario le plus utilisé en France.
Enfin, le scénario n°4 est une collecte en porte-à-porte, sans point de transit, mais avec des bacs collectifs plus grands que les poubelles individuelles.
Quel scénario est le plus intéressant ? Par ordre du plus au moins intéressant :
Le scénario n°1 de compostage de proximité s’avère être le scénario à privilégier. En effet, il exclut l’étape du transport : les biodéchets sont soit compostés à l’échelle individuelle au sein des habitats privés, soit à l’échelle collective, où chaque habitant d’une résidence collective amène ses biodéchets dans des bioseaux vers des composteurs partagés aux pieds d’immeuble, dans les jardins ou des parcs publics.
Le deuxième meilleur est le scénario de collecte dans des bacs plus grands (scénario n°4) : il est préférable au scénario en porte-à-porte avec transit (scénario n°2). Et cela, même avec une distance parcourue plus élevée (210 km contre 142 km) et une consommation en carburant supérieure (53 litres contre 37 litres), car les camions de collecte s’arrêtent, en proportion pour une quantité de déchets ramassés équivalente, moins souvent.
Enfin, le scénario de collecte n°3 en porte-à-porte sans point de transit est celui qui génère le plus d’externalités. C’est le scénario le plus émetteur de CO2, du fait du nombre d’arrêts. Ce scénario est pourtant celui qui est actuellement le plus appliqué !
Le compost apparaît ainsi comme la solution préférable et optimale pour les biodéchets d’un point de vue environnemental. Composter en proximité, c’est participer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
En attendant que le compost devienne un réflexe citoyen, l’étude permet de quantifier l’impact des autres scénarios de collecte.
Le recours à des centres de transit permet certes de diminuer de plus de 27 % les émissions de CO2, mais utiliser des bacs collectifs sans transit permet de les réduire de plus de 57 %.
En définitive : plus le citoyen est sollicité et participe au traitement de ses déchets, meilleurs sont les résultats en termes climatiques. Si on le sollicite moins, alors il faut davantage miser sur de la mutualisation du transport.
Ces travaux offrent des perspectives intéressantes pour la. Nous pourrons à l’avenir y intégrer le méthane et/ou les particules fines issues de l’incinération et même comptabiliser les émissions des sites de compostage, ce qui n’a pas été fait pour le moment. Enfin, notre évaluation pourrait intégrer différentes flottes de camions hybride et/ou électrique d’un remplacement de ces véhicules.
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Thomas Zeroual ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.09.2025 à 12:48
Anne-Claude Ambroise-Rendu, Professeur d'histoire contemporaine, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Pacifisme, écologisme et féminisme : Petra Kelly a marqué le mouvement environnementaliste allemand de son engagement. D’abord impliquée dans les mouvements antinucléaires, elle s’est mobilisée en faveur d’une écojustice qui mettrait fin aux inégalités entre pays du Nord et du Sud. Co-fondatrice des Verts outre-Rhin dans les années 1980, celle qui fut aussi députée au Bundestag pendant sept ans s’est distinguée par un militantisme de terrain au sein des mouvements sociaux.
Entrée dans la vie publique en protestant contre l’installation de missiles nucléaires de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) en Allemagne de l'Ouest, en 1979, Petra Kelly (1947-1992) a été l’une des premières figures politiques à associer la défense de l’environnement et le refus du nucléaire, le pacifisme intransigeant et le féminisme radical. Fondatrice et figure de proue du parti des Verts allemands (Die Grünen), elle a incarné l’un des plus vastes mouvements contestataires de l’Allemagne des années 1970 et 1980. Pourtant, c’est aujourd’hui une figure en partie oubliée.
Née en 1947 en Bavière puis émigrée aux États-Unis, c’est au cours de ses études de sciences politiques à Washington, que Petra Kelly découvre sur les campus la contestation de la guerre du Vietnam, le féminisme et la non-violence du mouvement pour les droits civiques. En 1968, elle s’engage dans la campagne présidentielle de Robert Kennedy. À cette occasion, elle forge les principes moraux qui vont la guider toute sa vie : un engagement féministe et une conviction pacifiste très profonde qui vont nourrir ses combats ultérieurs.
En février 1970, la mort de sa sœur à l’âge de 10 ans, victime d’un cancer, est décisive dans son approche de l’usage civil et militaire des radiations. C’est donc par la question du nucléaire que Petra Kelly entre dans les mouvements écologistes au début des années 1970. Elle perçoit tout le potentiel qu’offre l’activisme antinucléaire, qui propose une critique de fond du système économique et politique occidental, pour promouvoir une politique européenne alternative et réellement sociale. Après un passage par l’Université d’Amsterdam, elle travaille dix ans, de 1972 à 1982, à la Commission européenne à Bruxelles, où elle comprend que le changement social ne se fera pas sans associer davantage les citoyens aux décisions politiques.
Rentrée en République fédérale d’Allemagne (RFA) en 1979, elle s’éloigne rapidement du SPD (parti social-démocrate) auquel elle avait adhéré, en raison de la politique nucléaire et militaire du gouvernement d’Helmut Schmidt. Elle se présente sans succès aux élections européennes de 1979 dans le camp des Verts, le parti écologiste allemand à la création duquel elle a œuvré avec son compagnon Gert Bastian, ancien général de la force de défense fédérale allemande.
En 1983, elle figure parmi les 28 premiers élus du parti des Verts qui fait ainsi, avec 5,6 % des voix, son entrée au Bundestag avec le soutien de l’écrivain Heinrich Böll, prix Nobel de littérature. Rare femme à siéger dans cette institution où elle restera députée jusqu’en 1990, Petra Kelly travaille inlassablement à faire reconnaître les droits des femmes en politique et raille le sexisme qui règne au Parlement allemand, la chambre basse allemande :
« Peu importe le succès qu’une femme peut avoir, il y a toujours un homme qui surveille ses faits et gestes et qui laisse son empreinte sur tout ce qu’elle fait. »
Fustigeant l’organisation et la pensée sclérosées des partis politiques, elle ambitionne d’insuffler l’énergie qui l’a séduite dans le mouvement antinucléaire à la vie politique allemande. Elle participe à toutes les manifestations, sit-in et débats télévisés et devient ainsi la figure de l’écologisme et du pacifisme allemand, sa célébrité dépassant alors de très loin les frontières nationales et même européennes.
Son activisme est délibérément spectaculaire. En 1980, lors de la crise des euromissiles provoquée par le déploiement d’un arsenal d’armes conventionnelles et atomiques, elle signe, comme bientôt deux millions de personnes, l’appel de Krefeld contre les décisions de l’Otan. Comprenant que l’appel est partisan et ne vise que l’Otan mais pas les pays du bloc de l’Est, elle prend bientôt ses distances avec les signataires. Reçue à la fin de l’année 1983, avec d’autres représentants des Verts, par Erich Honecker, président du Conseil de la République démocratique allemande (RDA), qui espérait trouver en eux des alliés contre le militarisme de l’Ouest, elle ne transige pas : vêtue d’un tee-shirt orné du slogan du mouvement pour la paix est-allemand, elle demande la libération des opposants politiques incarcérés en RDA et remet à Honecker un traité de paix symbolique.
Pour protester contre la course aux armements, elle organise la crémation d’un énorme missile de papier fabriqué avec de vieilles affiches de la CDU (Union chrétienne-démocrate) et du SPD devant le quartier général de ce dernier. Dans une lettre ouverte à Willy Brandt, président du SDP, publiée dans le Frankfurter Rundschau en 1982, elle affirme :
« La paix, c’est la protection de l’environnement, c’est empêcher la déforestation pour y installer des bases de missiles, c’est lutter contre l’implantation de centrales nucléaires. »
Rare députée allemande à parler couramment l’anglais, elle parcourt le monde tout au long des années 1970 et 1980, sans cesser de déplorer l’étroitesse de vue de la vie politique de l’Allemagne de l’Ouest, renfermée au sein des frontières du pays. Elle se partage entre les capitales occidentales et les mobilisations antinucléaires, tout en s’associant aux combats des minorités autochtones, qu’elles soient aborigènes en Australie ou lakotas aux États-Unis.
En 1982, elle reçoit, en hommage à son engagement indéfectible et international en faveur de l’environnement et de la justice sociale, le Right Livelihood Award, Nobel de la paix alternatif. En 1987, elle soumet au Bundestag une résolution sur le Tibet. Au sein du Parlement, comme devant la Maison Blanche à Washington, sur l’Alexanderplatz à Berlin-Est ou à l’ambassade ouest-allemande à Pretoria (Afrique du Sud), il s’agit pour elle de créer des réseaux transnationaux favorisant la circulation des informations et des pratiques de contestation.
Dès 1990, elle promeut la notion d’écojustice dans un texte resté fameux qui plaide pour une refonte totale du modèle économique occidental et la fin de la logique productiviste et consommatrice, qui génère de plus en plus d’inégalités nord-sud. Elle souligne la responsabilité des pays riches à l’égard des autres pays du monde, autant en matière de commerce que d’environnement. Elle y dénonce la déforestation du Costa Rica et l’expropriation des populations locales pour le profit des chaînes de fast- food qu’elle appelle à boycotter, ainsi que l’envoi de déchets industriels toxiques dans les pays pauvres. Elle insiste sur le lien qui existe entre la pauvreté profonde des deux tiers de l’humanité, les dégradations environnementales et la militarisation du monde.
Appel à une réponse non violente, le texte n’est pas qu’un réquisitoire. Il invite à refonder les mentalités des pays industriels en mesurant le bien-être à l’aune de critères nouveaux : la santé, l’air pur, l’eau claire, une nourriture saine et le partage de l’environnement avec les plantes et les animaux. L’écojustice n’est rien d’autre, écrit-elle que « prendre au sérieux la destinée de l’humanité et de la planète sur laquelle nous vivons. S’il y a un futur, il sera vert ».
Mais être une activiste populaire et intransigeante, célèbre dans le monde entier et siéger au Parlement s’avère parfois délicat, surtout quand on est devenue le visage des Verts. Les médias la présentent comme la Jeanne d’Arc de l’âge nucléaire, qualificatif qu’elle déteste. Or, si certains verts saluent son activisme infatigable, d’autres jugent qu’il est incompatible avec le sérieux attendu d’une députée et y voient un risque de discrédit du parti. Elle est donc progressivement marginalisée au sein d’un parti qui gagne en influence et dont les idées se banalisent. En 1990, elle tente sans succès de figurer sur la liste des Verts pour les élections au Bundestag et son parti divisé, échoue à siéger au Parlement faute d’avoir obtenu les 5 % nécessaires.
En 1992, à 45 ans, elle est assassinée dans son sommeil par son compagnon, lui aussi ancien député des Grünen, Gert Bastian qui se donne ensuite la mort. Les raisons de ce crime restent inconnues.
L’année suivante, le 22 avril, jour de la Terre, on inaugurait à Barcelone (Espagne) le jardin Petra Kelly, situé sur la colline de Montjuïc. Cette figure charismatique n’est pas oubliée de tous et continue d’être une inspiratrice : lauréate à titre posthume du prix Lumière de la vérité en 2002, décerné par le dalaï-lama, qu’elle avait rencontré, elle est classée 45e dans la liste des personnalités ayant œuvré pour sauver la planète par l’Agence de l’environnement du Royaume-Uni en 2006. De la même façon, la Fondation Heinrich-Böll a créé le prix Petra-Kelly, récompensant une personnalité ayant contribué à faire progresser les droits humains universels et la paix dans le monde.
Anne-Claude Ambroise-Rendu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.09.2025 à 17:25
Maxime Cochennec, Chercheur site et sols pollués, BRGM
Clément Zornig, Responsable de l’unité Risques, Sites et Sols Pollués au BRGM, BRGM
Stéfan Colombano, Ingénieur-chercheur au BRGM, BRGM
Les PFAS, ou substances per- et polyfluoroalkylées, sont souvent appelées « polluants éternels ». Dans les Ardennes françaises par exemple, les habitants de plusieurs communes ont, depuis juillet 2025, interdiction de consommer l’eau du robinet pour les boissons ou la préparation des biberons.
Ces substances posent un problème de pollution environnementale qui tient du casse-tête. Le cœur du problème tient aux coûts élevés de dépollution et au fait que les techniques de traitement ne permettent pas, à l’heure actuelle, de détruire de façon certaine et systématique ces composés sans risquer de déplacer le problème en produisant d’autres PFAS plus petits et potentiellement aussi dangereux.
La pollution des sols et des eaux souterraines par les substances perfluoroalkylés et polyfluoroalkylés (acronyme anglais PFAS) représente l’un des défis environnementaux et sanitaires majeurs de notre époque. Une enquête menée par le Monde et plusieurs autres médias partenaires révélait, début 2025, l’ampleur de la contamination des sols et des eaux par les PFAS.
Comment s’y prendre pour dépolluer les milieux ? Face à cette famille de composés dont certains sont classés « polluants organiques persistants et cancérogènes », des solutions de dépollution des milieux existent déjà, quoique coûteuses. Les techniques de destruction des PFAS, en revanche, sont encore en cours de maturation dans les laboratoires. État des lieux.
La distinction entre le traitement des milieux et l’élimination (ou dégradation) des PFAS n’est peut-être pas évidente, mais elle est pourtant essentielle.
Pour les sols et pour les eaux souterraines, le traitement des PFAS consiste à diminuer suffisamment les concentrations mesurables afin de retrouver un état le plus proche possible de l’état avant la pollution, avec un coût technico-économique acceptable.
En revanche, ce traitement n’implique pas forcément la dégradation des PFAS, c’est-à-dire l’utilisation de techniques physiques, thermiques, chimiques ou biologiques permettant de transformer les PFAS en molécules moins dangereuses.
L’alternative consiste à en extraire les PFAS pour les concentrer dans des résidus liquides ou solides.
Toutefois, ce processus n’est pas entièrement satisfaisant. Bien que l’état des milieux soit rétabli, les résidus issus du traitement peuvent constituer une nouvelle source de pollution, ou tout au moins un déchet qu’il est nécessaire de gérer.
Un exemple typique est le traitement de l’eau par circulation dans du charbon actif granulaire, capable de retenir une partie des PFAS, mais une partie seulement. Le charbon actif utilisé devient alors un résidu concentré dont la bonne gestion est essentielle pour ne pas engendrer une nouvelle pollution.
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Les ingénieurs et les chercheurs développent actuellement des méthodes pour décomposer ou éliminer les PFAS in situ, directement dans les sols et dans les eaux souterraines.
Pour le moment, la principale difficulté est d’ordre chimique. Il s’agit de rompre la liaison carbone-fluor (C-F), caractéristique des PFAS et qui leur procure cette incroyable stabilité dans le temps. En effet, il faut 30 % plus d’énergie pour casser la liaison carbone-fluor que la liaison carbone-hydrogène, que l’on retrouve dans beaucoup de polluants organiques.
Certaines techniques semblent amorcer une dégradation, mais il est crucial d’éviter une dégradation incomplète, qui pourrait générer comme sous-produits des PFAS de poids moléculaire plus faible, souvent plus mobiles et d’autant plus problématiques que leurs impacts sur la santé et sur l’environnement sont encore peu ou pas connus.
Ce n’est pas tout : les méthodes basées sur la chimie impliquent le plus souvent d’ajouter des réactifs ou de maintenir localement des conditions de température et/ou de pression potentiellement néfastes pour l’environnement.
D’autres approches envisagent la biodégradation des PFAS par des microorganismes, mais les résultats sont pour le moment contrastés, malgré quelques travaux récents plus encourageants.
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On l’a vu, la dégradation des PFAS directement dans les sols et dans les eaux implique de nombreux verrous scientifiques à lever.
Un certain nombre de techniques permettent toutefois de séparer les PFAS des eaux après pompage (c’est-à-dire, ex-situ), et cela à l’échelle industrielle. Les trois techniques les plus matures sont le charbon actif granulaire, les résines échangeuses d’ions et la filtration membranaire – en particulier la nanofiltration et l’osmose inverse.
Le charbon actif et les résines échangeuses d’ions reposent sur une affinité chimique des PFAS beaucoup plus grande pour le substrat (charbon ou résine) que pour le milieu aqueux : ce sont des techniques dites d’adsorption.
L’adsorption ne doit pas être confondue avec l’absorption, dans la mesure où il s’agit d’un phénomène de surface. Les PFAS s’accumulent alors sur la surface, plutôt qu’à l’intérieur, du substrat, notamment via des interactions électrostatiques attractives. Heureusement, la surface disponible pour du charbon actif en granulés est importante grâce à sa porosité microscopique. Pour 100 grammes de produit, elle représente l’équivalent d’une dizaine de terrains de football.
La filtration, enfin, repose principalement sur l’exclusion par la taille des molécules. Or, les PFAS les plus préoccupants sont des molécules relativement petites. Les pores des filtres doivent donc être particulièrement petits, et l’énergie nécessaire pour y faire circuler l’eau importante. Cela constitue le principal défi posé par cette technique appliquée au traitement des PFAS.
Les techniques qui précèdent sont déjà connues et utilisées de longue date pour d’autres polluants, mais qu’elles demeurent efficaces pour de nombreux PFAS. Ces techniques sont d’ailleurs parmi les rares ayant atteint le niveau 9 sur l’échelle TRL (Technology Readiness Level), un niveau maximal qui correspond à la validation du procédé dans l’environnement réel.
Néanmoins, de nombreuses recherches sont en cours pour rendre ces techniques plus efficaces vis-à-vis des PFAS à chaînes courtes et ultra-courtes – c’est-à-dire, qui comportent moins de six atomes de carbones perfluorés. En effet, ces molécules ont moins d’affinités avec les surfaces et sont donc plus difficiles à séparer du milieu aqueux.
Quant aux techniques pour traiter les sols, l’approche doit être radicalement différente : il faut récupérer les PFAS adsorbés sur les sols. Pour ce faire, des solutions basées sur l’injection d’eau sont à l’étude, par exemple avec l’ajout d’additifs comme des gels et des solvants.
Ces additifs, lorsqu’ils sont bien choisis, permettent de modifier les interactions électrostatiques et hydrophobes dans le système sol-eau souterraine afin de mobiliser les PFAS et de pouvoir les en extraire. Le principal défi est qu’ils ne doivent pas générer une pollution secondaire des milieux. L’eau extraite, chargée en PFAS, doit alors être gérée avec précaution, comme pour un charbon actif usagé.
Reste ensuite à savoir quoi faire de ces déchets chargés en PFAS. Outre le confinement dans des installations de stockage, dont le principal risque est d’impacter à nouveau l’environnement, l’incinération est actuellement la seule alternative.
Le problème est que les PFAS sont des molécules très stables. Cette technique recourt aux incinérateurs spécialisés dans les déchets dangereux ou incinérateurs de cimenterie, dont la température monte au-dessus de 1 000 °C pour un temps de résidence d’au moins trois secondes. Il s’agit d’une technique énergivore et pas entièrement sûre dans la mesure où la présence éventuelle de sous-produits de PFAS dans les gaz de combustion fait encore débat.
Parmi les autres techniques de dégradation, on peut citer l’oxydation à l’eau supercritique, qui a pu démontrer son efficacité pour dégrader un grand nombre de PFAS pour un coût énergétique moindre que l’incinération. La technique permet de déclencher l’oxydation des PFAS. Elle repose néanmoins sur des conditions de température et de pression très élevées (plus de 375 °C et plus de 218 bars) et implique donc une dépense importante d’énergie.
Il en est de même pour la sonocavitation, qui consiste à créer des bulles microscopiques à l’aide d’ultrasons qui, en implosant, génèrent des pressions et des températures à même de dégrader les PFAS en générant un minimum de sous-produits.
Le panel de techniques présenté ici n’est évidemment pas exhaustif. Il se concentre sur les techniques les plus matures, dont le nombre reste relativement restreint. Des dizaines d’autres méthodes sont actuellement à l’étude dans les laboratoires.
Que retenir de cet inventaire ? Le traitement des milieux, en particulier les eaux et les sols, n’implique pas systématiquement la dégradation des PFAS. Pour y parvenir, il faudra mobiliser des nouvelles approches encore en cours de recherche et développement.
De plus, la dépollution devra d’abord se concentrer sur le traitement des zones sources (sols directement impactés avec des produits contenant des PFAS, etc.) afin d’éviter les pollutions secondaires. En effet, une dépollution à très grande échelle engendrerait un coût gigantesque, estimé à 2 000 milliards d’euros sur vingt ans.
En conséquence, même si des techniques de dépollution existent déjà et que d’autres sont en développement, elles ne suffiront pas. Elles doivent être couplées à une surveillance accrue des milieux, à une évolution des réglementations sur l’usage et sur la production de PFAS et à un effort de recherche soutenu pour restreindre ou pour substituer ces substances lorsque cela est possible.
Maxime Cochennec a reçu des financements de l'Agence de la transition écologique (ADEME), du Ministère de la Transition Écologique dans le cadre du plan interministériel sur les PFAS et de l’Union Européenne (Horizon H2020).
Clément Zornig a reçu des financements de l'Agence de la transition écologique (ADEME), du Ministère de la Transition Écologique dans le cadre du plan interministériel sur les PFAS et de l’Union Européenne (Horizon H2020).
Stéfan Colombano a reçu des financements de l'Agence de la transition écologique (ADEME), du Ministère de la Transition Écologique dans le cadre du plan interministériel sur les PFAS et de l’Union Européenne (Horizon H2020).
09.09.2025 à 16:44
Jean-Philippe Bootz, Chercheur, Université de Strasbourg
Les bioplastiques connaissent actuellement un essor notable en tant qu’alternative au plastique traditionnel, bien qu’ils ne représentent à ce stade qu’une part infime des plastiques utilisés. Leur impact écologique est certes moindre, mais leur développement pose d’autres questions, auxquelles la recherche n’a pas toujours de réponse. Ils ne doivent pas occulter le principal objectif : la réduction à la source de la production de plastiques.
Face à la crise environnementale, les bioplastiques apparaissent comme une alternative prometteuse aux plastiques conventionnels, responsables de multiples externalités négatives.
Les images d’océans jonchés de déchets plastiques, matériau non biodégradable, ainsi que les émissions massives de gaz à effet de serre associées à tout leur cycle de vie ont impulsé la recherche de matériaux plus durables.
Mais dans quelle mesure les bioplastiques répondent-ils efficacement aux enjeux écologiques ? Même si leur développement semble être une étape nécessaire dans la transition vers l’économie circulaire, ces matières suscitent à la fois espoir et scepticisme.
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Commençons par quelques définitions. Le terme de « bioplastiques » cache en réalité trois catégories distinctes :
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En France toutefois, la définition stricte du terme « bioplastiques » est réservée aux matières à la fois biosourcées et biodégradables). Seule la troisième des catégories listées plus haut peut donc prétendre à l’appellation de bioplastique sur le territoire français.
Depuis les années 1960, la production mondiale de plastique a explosé, passant de 15 millions de tonnes en 1964 à 348 millions de tonnes en 2017.
Les emballages représentent près de 25 % de ces volumes. Malheureusement, sur la période, seuls 9 % des plastiques produits ont été recyclés, tandis que 12 % ont été incinérés. Le reste, soit près de 80 %, s’est accumulé et continue de s’accumuler dans l’environnement (et notamment les océans) ou dans les décharges, où il met plusieurs siècles à se dégrader.
Face à ce constat alarmant, les bioplastiques suscitent un intérêt croissant. En 2024, le marché des bioplastiques dépasse les 7 milliards de dollars et les projections indiquent qu’il avoisinerait les 20 milliards d’ici à 2033. Leur production mondiale était estimée en 2024 à 2,11 millions de tonnes, soit moins de 1 % de l’ensemble des plastiques produits, mais les projections indiquent une croissance rapide. Le marché potentiel est évalué à 3,95 millions de tonnes d’ici 2028.
L’Europe, qui représente une part importante de ce marché, bénéficie de politiques favorisant l’innovation et l’adoption de matériaux durables.
Dans le même temps, de grandes entreprises comme Coca-Cola, Danone ou Lego investissent massivement dans le développement de solutions à base de bioplastiques. Lego prévoit par exemple d’utiliser exclusivement des bioplastiques d’ici à 2030.
Malgré leur potentiel, les bioplastiques doivent relever plusieurs défis majeurs :
D’abord leur coût élevé. La production de bioplastiques reste en moyenne deux fois plus chère que celle des plastiques classiques. Cette différence s’explique par les coûts des matières premières, la complexité des procédés de fabrication et les investissements nécessaires en recherche et développement. Cependant, les économies d’échelle et les améliorations technologiques pourraient réduire cet écart dans les prochaines années.
D’autre part, une recyclabilité et une biodégradabilité qui restent limitées. La majorité des bioplastiques biodégradables nécessite le plus souvent des conditions de compostage industriel pour se décomposer efficacement. Or, peu d’infrastructures de ce type existent. De plus, lorsqu’ils sont mélangés par erreur avec des plastiques conventionnels dans les filières de tri actuelles, les bioplastiques sont le plus souvent incinérés ou envoyés en décharge.
Enfin, la pression qu’ils exercent sur les terres agricoles, puisque les bioplastiques utilisent des matières premières végétales cultivées sur des terres agricoles. Bien que leur production actuelle mobilise pour l’instant moins de 0,02 % des terres agricoles mondiales, une expansion rapide pourrait entraîner des tensions avec les cultures vivrières.
Cette question soulève des inquiétudes en matière de sécurité alimentaire, d’utilisation d’intrants chimiques et de pression sur les ressources hydriques.
Pour éviter les dérives liées à une utilisation massive de ressources agricoles, la recherche s’oriente vers des matières premières alternatives.
Par exemple les déchets organiques, en particulier les résidus de récolte et les sous-produits de l’industrie agroalimentaire, qui offrent un potentiel encore largement inexploité.
Toutefois, l’usage d’algues tropicales comme matières premières fait l’objet de recherches prometteuses.
La start-up Sea6 Energy, soutenue par BASF, travaille par exemple sur des bioplastiques à base d’algues, et l’Union européenne a lancé le projet Seabioplas dans le même domaine.
Parallèlement, des solutions technologiques émergent pour améliorer la biodégradation et le recyclage des bioplastiques. Des études récentes montrent que certaines bactéries, comme les platisphères, pourraient contribuer à leur dégradation. Ces résultats restent toutefois à valider dans des environnements naturels.
Enfin, les efforts visant à réduire les coûts de production s’intensifient. L’augmentation des volumes et les améliorations dans les procédés de fabrication rendent les bioplastiques de plus en plus compétitifs face aux plastiques pétroliers, surtout dans un contexte de hausse des prix du pétrole.
Les bioplastiques ne représentent pas une solution universelle aux problèmes environnementaux liés au plastique, mais ils constituent une alternative dans la palette de solutions à explorer. Leur potentiel écologique est indéniable, à condition de relever les défis technologiques et structurels qui freinent encore leur déploiement.
Leur avenir dépendra de plusieurs facteurs.
L’évolution des infrastructures, en premier lieu : investir dans des filières de recyclage spécifiques et des installations de compostage industriel est essentiel pour maximiser leur impact positif.
Le soutien des politiques publiques, ensuite : des incitations fiscales, des réglementations contraignantes et des investissements dans la recherche et le développement joueront un rôle crucial.
Enfin, leur déploiement exige l’adhésion des consommateurs et des entreprises : la sensibilisation des citoyens et l’engagement des grandes marques à adopter des solutions durables seront déterminants.
Les bioplastiques incarnent une étape importante dans la transition vers une économie plus durable et circulaire. Ils ne sont toutefois ni une panacée – ni une solution à court terme – aux problèmes liés aux plastiques. Leur succès reposera sur une approche globale, combinant innovation, infrastructures adaptées et régulations ambitieuses.
En définitive, la véritable question n’est pas de savoir si les bioplastiques remplaceront à terme les plastiques pétroliers, mais comment nous pourrons les intégrer de manière équilibrée dans un modèle économique respectueux de la planète. Et pour autant, cette question ne doit pas éluder le problème de fond qu’est la réduction à la source de la production de plastiques pétrosourcés.
Jean-Philippe Bootz a bénéficié des financements de l’Ademe pour conduire l’étude prospective «économie circulaire et industrie en 2035» menée au sein de l’Observatoire des futurs qu'il dirige au sein de l'EM Strasbourg. Cet article a été réalisé dans le cadre de cette étude.
09.09.2025 à 15:26
Joshua Elves-Powell, Associate Lecturer in Biodiversity Conservation and Ecology, UCL
Des chercheurs se sont appuyés sur des témoignages de réfugiés nord-coréens, confirmés par des rapports provenant de Chine, de Corée du Sud et des images satellites, pour dresser un panorama du commerce illégal d’animaux sauvages dans le pays. Ces données suggèrent l’implication de l’État.
La Corée du Nord est connue pour le commerce illicite d’armes et de stupéfiants. Mais une nouvelle étude que j’ai menée avec des collègues britanniques et norvégiens révèle un nouveau sujet de préoccupation : le commerce illégal d’espèces sauvages prospère dans le pays, y compris celles qui sont censées être protégées par la législation nord-coréenne.
D’après des entretiens menés auprès de réfugiés nord-coréens (également appelés « transfuges » ou « fugitifs »), qui peuvent être d’anciens chasseurs voire des intermédiaires dans le commerce d’animaux sauvages, notre étude, menée sur quatre ans, montre que presque toutes les espèces de mammifères en Corée du Nord plus grandes qu’un hérisson sont capturées de manière opportuniste, à des fins de consommation ou de commerce. Même les espèces hautement protégées font l’objet de commerce, parfois au-delà de la frontière chinoise.
Le plus frappant reste que ce phénomène ne se limite pas au marché noir. L’État nord-coréen lui-même semble tirer profit de l’exploitation illégale et non durable de la faune sauvage.
Après l’effondrement de l’économie nord-coréenne dans les années 1990, le pays a connu une grave famine qui a fait entre 600 000 et 1 million de morts. Ne pouvant plus compter sur l’État pour subvenir à leurs besoins alimentaires, médicaux et autres besoins fondamentaux, de nombreux citoyens se sont alors mis à acheter et à vendre des marchandises – parfois volées dans des usines publiques ou introduites en contrebande depuis la Chine – dans le cadre d’une économie informelle en pleine expansion.
Cette économie informelle intègre aussi les animaux et les plantes sauvages, une précieuse ressource alimentaire. La faune sauvage est également appréciée pour son utilisation dans la médecine traditionnelle coréenne, ou pour la fabrication de produits tels que les vêtements d’hiver.
Il est important de noter que la vente de produits issus de la faune sauvage permet de générer des revenus importants. C’est pourquoi, outre le marché intérieur de la viande sauvage et des parties animales, un commerce international s’est développé, dans lequel des contrebandiers tentaient de vendre des produits issus de la faune sauvage nord-coréenne de l’autre côté de la frontière, en Chine.
Ce commerce n’est officiellement reconnu par aucun des deux gouvernements. La Corée du Nord est l’un des rares pays à ne pas être signataire de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) – le traité qui réglemente le commerce international des espèces menacées d’extinction. Il existe donc peu de données officielles. Bon nombre des techniques habituellement utilisées par les chercheurs, telles que les études de marché ou l’analyse des données relatives aux saisies ou au commerce, sont tout simplement impossibles à mettre en œuvre dans le cas de la Corée du Nord.
C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers les témoignages de réfugiés nord-coréens. Parmi eux figuraient d’anciens chasseurs, des intermédiaires, des acheteurs et même des soldats qui avaient été affectés à des réserves de chasse réservées à la famille dirigeante de la Corée du Nord. Afin de protéger leur sécurité, tous les entretiens ont été menés de façon anonyme.
Pour vérifier les données issues de ces entretiens, nous les avons comparées à des rapports provenant de Chine et de Corée du Sud. Les changements signalés dans certaines ressources forestières ont également pu être vérifiés à l’aide de la télédétection par satellite.
Leurs récits donnent une idée impressionnante des interactions entre humains, animaux et plantes sauvages en Corée du Nord, ainsi que de leur utilisation commerciale.
Cependant, le plus inquiétant est que ces témoignages suggèrent que l’État nord-coréen lui-même puisse être directement impliqué dans le commerce d’espèces sauvages. Bien qu’il soit ressorti clairement des entretiens que les participants ignoraient le plus souvent le statut juridique du commerce d’espèces sauvages pour différentes espèces, notre analyse montre qu’une partie de ce commerce semble être illégale.
Les participants ont décrit des fermes d’élevage d’animaux sauvages gérées par l’État qui produisent des loutres, des faisans, des cerfs et des ours, ainsi que des parties de leur corps, à des fins commerciales. En effet, la Corée du Nord a été le premier pays à élever des ours pour leur bile, avant que cette pratique ne se répande en Chine et en Corée du Sud.
L’État aurait également collecté des peaux d’animaux via un système de quotas, les habitants remettant les peaux à une agence gouvernementale, tandis que les chasseurs agréés par l’État et les communautés locales offraient parfois des produits issus de la faune sauvage à l’État ou à ses dirigeants en guise de tribut.
L’une des espèces identifiées par nos interlocuteurs était le goral à longue queue (sur l’image en tête de cet article). Longtemps chassé pour sa peau, cet animal est désormais strictement protégé par la CITES. Nos données suggèrent que les gorals étaient destinés à être vendus à des acheteurs chinois. La Chine est pourtant partie à la convention (c’est-à-dire, elle l’a ratifié), ce commerce constituerait donc une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES.
La péninsule coréenne est un site d’importance mondiale pour de nombreuses espèces de mammifères. Ses régions septentrionales sont reliées, par voie terrestre, à des zones de Chine où ces espèces sont actuellement en voie de rétablissement. Cependant, la chasse non durable et la déforestation menacent leur potentiel de rétablissement en Corée du Nord.
Ceci a des conséquences plus larges. Par exemple, on espérait que le léopard de l’Amour, l’un des félins les plus rares au monde, puisse un jour recoloniser naturellement la Corée du Sud. Mais cela semble désormais très improbable, car ces animaux seraient confrontés à de graves menaces rien qu’en traversant la Corée du Nord.
Par ailleurs, les objectifs de conservation de la Chine, tels que la restauration du tigre de Sibérie dans ses provinces du Nord-est, pourraient être compromis si les espèces menacées qui traversent sa frontière avec la Corée du Nord sont tuées à des fins commerciales.
En outre, le commerce transfrontalier illégal d’espèces sauvages en provenance de Corée du Nord constituerait une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES, un problème grave susceptible d’avoir de graves répercussions sur le commerce légal d’animaux et de plantes. Pour faire face à ce risque, Pékin doit redoubler d’efforts pour lutter contre la demande intérieure d’espèces sauvages illégales.
Le commerce d’espèces sauvages nord-coréennes est actuellement un angle mort pour la conservation mondiale. Nos conclusions contribuent à mettre en lumière le problème que représente le commerce illégal et non durable d’espèces sauvages, mais la lutte contre cette menace, qui pèse sur les ressources naturelles de la Corée du Nord, dépendra en fin de compte des décisions prises par Pyongyang. Le respect de la législation nationale sur les espèces protégées devrait être une priorité immédiate.
Joshua Elves-Powell a reçu des financements du London NERC DTP et ses travaux sont soutenus par Research England.