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04.06.2025 à 16:34

« Fertiliser » les océans pour capter le CO₂ : solution miracle ou mirage écologique ?

Marion Fourquez, Research scientist, Mediterranean Institute of Oceanography (MIO) (IRD, AMU, CNRS), Institut de recherche pour le développement (IRD)

Cette approche relevant de la « bio-ingénierie » du climat est vantée par plusieurs start-ups. Elle est pourtant risquée.
Texte intégral (3491 mots)
En théorie, il suffirait de parsemer les océans de fer pour déclencher un _bloom_ de phytoplancton (ici, vue satellite) pour capter davantage de CO₂. La réalité est plus complexe. Nasa Earth Observatory

Aider les océans à capturer davantage de CO2 en y déversant du fer pour stimuler la croissance du phytoplancton : cette approche relevant de la « bio-ingénierie » du climat est vantée par plusieurs start-ups. Elle est pourtant risquée, car les incertitudes autour des mécanismes naturels à l’œuvre sont nombreuses.


Alors que les concentrations de CO2 dans l’atmosphère atteignent des niveaux inédits, les stratégies de capture du carbone se multiplient. Parmi elles, les approches dites « océaniques » gagnent en popularité.

Séduisantes, elles misent sur un argument de choc : elles pourraient stocker le carbone pour un dixième du coût de la capture directe du CO₂ dans l’air, méthode gourmande en énergie et dont la technologie est aujourd’hui mise en doute.

L’une de ces approches, testée depuis les années 1990, mais récemment remise en avant par des start-ups, consiste à fertiliser les océans avec du fer pour stimuler la photosynthèse du phytoplancton. Mais, derrière cette idée alléchante, que cache réellement la fertilisation de l’océan par le fer (Ocean Iron Fertilization en anglais, ou OIF) ?

La pompe biologique, moteur invisible du climat

Comme les plantes terrestres, le phytoplancton – ces microalgues qui dérivent à la surface des océans – réalise la photosynthèse : il capte du dioxyde de carbone (CO2) et libère du dioxygène (O2), produisant à lui seul près de 50 % de celui que nous respirons.

Mais son rôle ne s’arrête pas là. Une fois mort ou consommé, le phytoplancton transporte une partie de ce carbone vers les profondeurs océaniques sous forme de particules connues sous le nom de « neige marine ».

La « neige marine » est une pluie de détritus marins, principalement issus du phytoplancton, qui tombe des couches supérieures vers les fonds de l’océan. Henk-Jan Hoving/GEOMAR

Ce phénomène, appelé « pompe biologique », permet chaque année de transférer environ 10 milliards de tonnes (gigatonnes) de carbone vers les fonds marins. Des travaux ont montré que ce mécanisme, à lui seul, a permis de stocker environ 1 300 gigatonnes de carbone dans l’océan sur une période de cent vingt-sept ans, contribuant ainsi à maintenir les niveaux de CO2 atmosphérique plus bas qu’ils ne le seraient en l’absence de ce mécanisme.

Sans cette pompe biologique, notre atmosphère contiendrait 200 à 400 ppm de CO2 en plus, et notre planète serait globalement a minima 3 °C plus chaude.


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Mais, pour fonctionner, cette pompe a besoin de nutriments, et notamment d’un micronutriment essentiel : le fer. Il existe de multiples sources de fer pour les océans. Le ruissellement des fleuves, l’érosion des marges continentales ou les sources hydrothermales sont autant de processus contribuant à l’apport de fer aux eaux océaniques. Les apports atmosphériques sont aussi une source importante de fer pour l’océan du large. Les poussières, transportées par les vents et principalement en provenance des grands déserts, en fournissent la principale source.

L’« hypothèse du fer »

À la fin des années 1980, l’océanographe américain John Martin a proposé ce qu’on appelle l’« hypothèse du fer ». À savoir, dans certaines régions océaniques, riches en macronutriments (nitrates, phosphates), la croissance du phytoplancton serait freinée par un manque de fer. Il suffirait donc d’y parsemer le métal pour déclencher un « bloom » de phytoplancton, captant ainsi davantage de CO2.

Les « blooms » de phytoplancton sont des proliférations rapides et massives d’algues microscopiques dans l’eau, souvent visibles sous forme de taches colorées. Ces « blooms » peuvent être si étendus qu’on les observe depuis l’espace. Nasa/Goddard Space Flight Center/Jeff Schmaltz/the MODIS Land Rapid Response Team

Les régions carencées en fer, appelées HNLC (High Nutrient, Low Chlorophyll), couvrent un tiers des océans mondiaux, dont l’océan Austral, véritable « géant endormi » de la séquestration carbone.

Des expérimentations scientifiques à petite échelle ont montré qu’une tonne de fer pouvait permettre de capturer de 30 000 à 110 000 tonnes de CO2. À l’échelle planétaire, une étude de 2023 a estimé que l’ajout d’un million à deux millions de tonnes de fer par an dans les océans pourrait permettre de capter jusqu’à 45 milliards de tonnes de CO2 d’ici 2100. De quoi faire rêver les promoteurs de la géo-ingénierie.

Mais, au-delà des incertitudes scientifiques, les risques écologiques sont bien réels. Une fertilisation massive pourrait altérer les réseaux trophiques (terme qui désigne l’ensemble des chaînes alimentaires d’un milieu donné), appauvrir la biodiversité, provoquer des zones mortes ou encore des proliférations d’algues toxiques. Une modélisation récente indique que l’OIF pourrait entraîner une diminution de 5 % de la biomasse halieutique (c’est-à-dire liée à la pêche) tropicale, en plus des 15 % déjà attendus d’ici la fin du siècle du fait du changement climatique.

C’est pourquoi l’OIF a été interdite à des fins commerciales en 2013, dans le cadre du protocole de Londres sur la pollution marine.


À lire aussi : Éliminer le CO₂ grâce au puits de carbone océanique, une bonne idée ?


Les promesses fragiles de la fertilisation

Pourtant, certaines entreprises cherchent à relancer la machine, appâtées par la promesse de crédits carbone à faible coût.

À l’inverse de ces initiatives privées, les chercheurs plaident pour une évaluation rigoureuse des risques environnementaux et une gouvernance internationale claire avant toute expérimentation à grande échelle.

Derrière les chiffres prometteurs souvent avancés sur la fertilisation en fer des océans se cachent des incertitudes majeures. Un point crucial tient à la nature même du fer utilisé. En effet, toutes les formes de fer ne sont pas assimilées de manière égale par le phytoplancton : sa biodisponibilité dépend fortement de sa composition chimique et de sa provenance.

Une étude que j’ai menée dans les eaux de l’océan Austral, publiée en 2023 dans la revue Science Advances, a montré que le fer libéré par la fonte glaciaire est jusqu’à 100 fois plus biodisponible pour le phytoplancton que celui apporté par les poussières atmosphériques.

En d’autres termes, deux régions présentant des concentrations similaires en fer dissous dans l'eau – mais de biodisponibilité différente – peuvent avoir des réponses biologiques très contrastées. Cette variabilité rend hasardeuse toute projection simpliste, en particulier lorsqu’il s’agit de fertilisation artificielle à grande échelle.

Dans cet article, nous avons souligné que cette complexité contraste fortement avec la manière dont certaines approches de bio-ingénierie présentent l’ensemencement en fer, décrit comme une solution simple et efficace de séquestration du carbone. Cette mise en garde a été relayée également par le CNRS.

À cela s’ajoute un autre facteur souvent négligé : le phytoplancton n’est pas le seul organisme à consommer du fer. Il entre directement en compétition avec les bactéries marines, qui ont besoin de fer pour respirer, relâchant à leur tour du CO2. Si ce dernier remonte en surface, il peut alors retourner dans l’atmosphère. Et dans ce cas, la balance n’est pas forcément positive : il n’y a pas forcément de gain net en matière de stockage de carbone.

D’autres recherches montrent aussi que modifier les communautés de phytoplancton, comme le ferait une fertilisation artificielle, pourrait altérer les chaînes alimentaires marines. En effet, en changeant la composition du phytoplancton, on modifie l’alimentation du zooplancton, et donc le devenir du carbone dans l’océan.

Avant de pouvoir prédire l’efficacité réelle de ces technologies, il est essentiel de mieux comprendre ces dynamiques écologiques et de développer des outils de suivi robustes.

La fonte des glaciers, un accélérateur pour l’absorption océanique du CO₂ ?

Face aux incertitudes que soulèvent les projets de fertilisation artificielle, certains processus naturels méritent d’être mieux compris. C’est notamment le cas des apports de fer issus de la fonte des glaciers.

Les régions polaires se réchauffent bien plus rapidement que le reste de la planète – de quatre à sept fois plus vite que la moyenne mondiale. Cette fonte accélérée des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique entraîne le déversement dans l’océan de 370 milliards de tonnes d’eau douce par an, chargée en fer.

Libéré en quantité croissante sous l’effet du réchauffement climatique, ce fer pourrait, dans certaines conditions, stimuler localement la productivité marine et activer la pompe biologique de manière naturelle. Mais les mécanismes en jeu restent encore mal compris, tout comme l’ampleur réelle du stockage de carbone associé.

Le navire Persévérance proche des glaciers de l’Antarctique en 2023. Férial, Fourni par l'auteur

Pour approfondir cette question, une campagne océanographique est prévue courant 2026 en mer de Ross, en Antarctique. Elle mobilisera le voilier Persévérance, une goélette polaire de 42 mètres conçue pour les expéditions scientifiques dans les environnements extrêmes.

Cette mission, menée en collaboration avec le laboratoire de Takuvik (CNRS/Université Laval/Sorbonne Université), visera à étudier in situ les interactions entre les apports de fer glaciaire et la dynamique du phytoplancton, afin de mieux comprendre le rôle potentiel de ces processus naturels dans la séquestration du carbone.

L’océan, un allié qu’il ne faut pas surexploiter

Aujourd’hui, l’océan absorbe environ 30 % de nos émissions de CO2. Il le fait naturellement, via deux « pompes » complémentaires : la pompe physique (dissolution des gaz dans les eaux froides, brassage vertical) et la pompe biologique. Bien que la pompe physique reste dominante, la capacité de la pompe biologique à s’adapter aux changements climatiques est l’un des grands enjeux scientifiques actuels.

C’est aussi un sujet qui attire, à juste titre, l’attention des acteurs économiques de la décarbonation. S’il est tentant de chercher dans l’océan des solutions rapides et peu coûteuses au dérèglement climatique, nous devons rester prudents. L’océan est un formidable régulateur du climat, mais ce n’est pas un puits sans fond.

The Conversation

Marion Fourquez a été financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS, bourses PP00P2_138955 et PP00P2_166197), ainsi que par le programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention no 894264, projet BULLE). Cette étude a bénéficié du soutien du Projet 16 de l’expédition de circumnavigation en Antarctique (ACE) sous l’égide de l’Institut Polaire Suisse (SPI), avec le soutien financier de la Fondation ACE et de Ferring Pharmaceuticals.

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03.06.2025 à 16:27

BD : L’Héritage du dodo (épisode 6)

Mathieu Ughetti, Illustrateur, vulgarisateur scientifique, Université Paris-Saclay

Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay

La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp.
Texte intégral (703 mots)

La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, chaque mercredi, les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Dans l’épisode 6, on s’intéresse aux limites planétaires.


L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…

On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !

Retrouvez ici le sixième épisode de la série !

Ou rattrapez les épisodes précédents :

Épisode 1
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
Épisode 5


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Une BD de Franck Courchamp & Mathieu Ughetti
Qui sommes-nous ?

Republication des planches sur support papier interdite sans l’accord des auteurs


Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur X @AXAResearchFund.

The Conversation

Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo.

Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.06.2025 à 12:44

Une brève histoire de la diplomatie des océans

Kevin Parthenay, Professeur des Universités en science politique, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF), Université de Tours

Rafael Mesquita, Professeur Associé à l’Université Fédérale du Pernambuco, Brésil

L’histoire de la diplomatie des océans permet de mieux comprendre les enjeux actuels : la conférence Unoc 3 à Nice doit être l’occasion de consolider le droit international des océans.
Texte intégral (2774 mots)

À la veille de la 3e Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3), où en est la gouvernance marine ? Se pencher sur l’histoire de la diplomatie des océans permet de mieux comprendre la nature des enjeux actuels : Nice doit être l’occasion de consolider un nouveau droit international des océans.


Le 9 juin 2025, la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc) s’ouvrira à Nice (Alpes-Maritimes). Il s’agit de la troisième conférence du nom, après celle de New York en 2017 puis de Lisbonne en 2022. Organisée conjointement par la France et par le Costa Rica, elle rassemblera 150 États et près de 30 000 personnes autour de la « gestion durable de l’océan ».

Ce qui est présenté comme un moment fort pour les océans s’inscrit en réalité dans un changement de dynamique profond de la gouvernance marine, qui a été lancé il y a déjà plusieurs décennies. Jadis pensée pour protéger les intérêts marins des États, la gouvernance des océans doit désormais tenir compte des enjeux climatiques et environnementaux des océans.

Ce « moment politique » et médiatique ne devra ni occulter ni se substituer à la véritable urgence, qui est d’aboutir à des évolutions du droit international qui s’applique aux océans. Sans quoi, le sommet risque de n’être qu’un nouveau théâtre de belles déclarations vaines.

Pour comprendre ce qui se joue, il convient de débuter par une courte rétrospective historique de la gouvernance marine.


Participez au webinaire The Conversation France / Normandie pour la Paix, jeudi 19 juin à 18h : « Environnement et sécurité : quelle place pour l’Europe sur la scène mondiale ? » - Inscription gratuite ici


Quelle gouvernance internationale des océans ?

La gouvernance des océans a radicalement changé au cours des dernières décennies. Auparavant centrée sur les intérêts des États et reposant sur un droit international consolidé dans les années 1980, elle a évolué, depuis la fin de la guerre froide, vers une approche multilatérale qui mêle un large spectre d’acteurs (organisations internationales, ONG, entreprises, etc.).

Cette gouvernance est progressivement passée d’un système d’obligations concernant les différents espaces marins et leur régime de souveraineté associé (mers territoriales, zones économiques exclusives (ZEE) ou encore haute mer) à un système prenant en compte la « santé des océans », où il s’agit de les gérer dans une optique de développement durable.

Pour mieux comprendre ce qui se joue à Nice, il faut comprendre comment s’est opérée cette bascule. Les années 1990 ont été le théâtre de nombreuses déclarations, sommets et autres objectifs globaux. Leur efficacité, comme on le verra plus bas, s’est toutefois montrée limitée. Ceci explique pourquoi on observe aujourd’hui un retour vers une approche davantage fondée sur le droit international, comme en témoignent par exemple les négociations autour du traité international sur la pollution du plastique.


À lire aussi : Traité mondial contre la pollution plastique : en coulisses, le regard des scientifiques français présents


La « Constitution des mers », un texte fondateur

L’émergence du droit de la mer remonte à la Conférence de La Haye en 1930. Aujourd’hui, c’est essentiellement autour de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982 que la gouvernance marine s’est progressivement structurée.

L’Unoc 3 en est le prolongement direct. En effet, les réflexions sur la gestion durable des océans découlent des limites de ce texte fondateur, souvent présenté comme la « Constitution des mers ».

Adoptée en décembre 1982 lors de la Convention de Montego Bay (Jamaïque), la CNUDM est entrée en vigueur en novembre 1994, à l’issue d’un long processus de négociations internationales qui a permis à 60 États de ratifier le texte. Les discussions portaient au départ sur les intérêts des pays en développement, en particulier des pays côtiers, dans un contexte de crise du multilatéralisme, une dimension que les États-Unis sont parvenus à infléchir, et cela sans avoir jamais ratifié la Convention. Celle-ci constitue depuis un pilier central de la gouvernance marine.

Elle a créé des institutions nouvelles, comme l’Autorité des fonds marins (International Seabed Authority), dont le rôle est d’encadrer l’exploitation des ressources minérales des fonds marins dans les zones au-delà des juridictions nationales. La CNUDM est à l’origine de la quasi-totalité de la jurisprudence internationale sur la question.

Elle a délimité les espaces maritimes et encadré leur exploitation, mais de nouveaux enjeux sont rapidement apparus. D’abord du fait des onze années de latence entre son adoption et sa mise en œuvre, délai qui a eu pour effet de vider la Convention de beaucoup de sa substance. L’obsolescence du texte tient également aux nouveaux enjeux liés à l’usage des mers, en particulier les progrès technologiques liés à la pêche et à l’exploitation des fonds marins.

Le début des années 1990 a marqué un tournant dans l’ordre juridique maritime traditionnel. La gestion des mers et des océans a pu être inscrite dans une perspective environnementale, sous l’impulsion de grandes conférences et déclarations internationale telles que la déclaration de Rio (1992), la Déclaration du millénaire (2005) et le Sommet Rio+20 (2012). Il en a résulté l’Agenda 2030 et les Objectifs du développement durable (ODD), 17 objectifs visant à protéger la planète (l’objectif 14 concerne directement l’océan) et la population mondiale à l’horizon 2030.


À lire aussi : Un pacte mondial pour l’environnement, pour quoi faire ?


La Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (CNUED) à Rio de Janeiro (Brésil) en 1992 a inauguré l’ère du « développement durable ». Elle a permis de faire le lien entre les questions environnementales et maritimes, notamment grâce aux découvertes scientifiques réalisées dans la décennie précédente.

Entre 2008 et 2015, les questions environnementales ont pris une place plus importante, avec l’adoption régulière de résolutions portant l’environnement et sur le climat.

Un glissement dans le langage de l’ONU

Depuis 2015, deux thèmes sont devenus récurrents dans l’agenda international : la biodiversité et l’utilisation durable des océans (ODD 14). Dans ce contexte, les enjeux liés aux océans intègrent désormais leur acidification, la pollution plastique et le déclin de la biodiversité marine.

La résolution de l’Assemblée générale des Nations unies sur les océans et le droit de la mer (Oceans and the Law of the Seas, OLOS) est particulièrement utile pour comprendre cette évolution. Rédigée chaque année depuis 1984, elle couvre tous les aspects du régime maritime des Nations unies et permet de refléter les nouveaux enjeux et préoccupations.

Évolution des enjeux et préoccupations liés aux océans dans les résolutions de l’ONU portant sur les océans et le droit de la mer. Fourni par l'auteur

Certains termes environnementaux étaient au départ absents du texte, mais sont devenus plus visibles depuis les années 2000.

Mais cette évolution se reflète aussi dans le choix des mots.

Évolution des termes caractéristiques des résolutions OLOS des années 1984-1995 (gris) vs. 2016-2022 (bleu). Fourni par l'auteur

Tandis que les résolutions OLOS des années 1984 à 1995 étaient surtout orientées vers la mise en œuvre du traité et l’exploitation économique des ressources marines, celles des années plus récentes se caractérisent par l’usage de termes liés à la durabilité, aux écosystèmes et aux enjeux maritimes.

Vers un nouveau droit des océans ?

La prise de conscience des enjeux liés aux océans et de leur lien avec le climat a progressivement fait des océans une « dernière frontière » (final frontier) planétaire en termes de connaissances.

La nature des acteurs impliqués dans les questions océaniques a également changé. D’un monopole détenu par le droit international et par les praticiens du droit, l’extension de l’agenda océanique a bénéficié d’une orientation plus « environnementaliste » portée par les communautés scientifiques et les ONG écologistes.

L’efficacité de la gouvernance marine, jusqu’ici surtout fondée sur des mesures déclaratives non contraignantes (à l’image des ODD), reste toutefois limitée. Aujourd’hui semble ainsi s’être amorcé un nouveau cycle de consolidation juridique vers un « nouveau droit des océans ».

Son enjeu est de compléter le droit international de la mer à travers, par exemple :

Parmi ces accords, le BBNJ constitue probablement le plus ambitieux. Le processus de négociation, qui a débuté de manière informelle en 2004, visait à combler les lacunes de la CNUDM et à le compléter par un instrument sur la biodiversité marine en haute mer (c’est-à-dire, dans les zones situées au-delà des juridictions nationales).

L’accord fait écho à deux préoccupations majeures pour les États : la souveraineté et la répartition équitable des ressources.

Adopté en 2023, cet accord historique doit encore être ratifié par la plupart des États. À ce jour, seuls 29 États ont ratifié ce traité (dont la France, en février 2025, ndlr) alors que 60 sont nécessaires pour son entrée en vigueur.

Le processus BBNJ se situe donc à la croisée des chemins. Par conséquent, la priorité aujourd’hui n’est pas de prendre de nouveaux engagements ou de perdre du temps dans des déclarations alambiquées de haut niveau.

La quête effrénée de minéraux critiques, dans le contexte de la rivalité sino-américaine, a par exemple encouragé Donald Trump à signer en avril 2025 un décret présidentiel permettant l’exploitation minière du sol marin. Or, cette décision défie les règles établies par l’Autorité des fonds marins sur ces ressources en haute mer.

À l’heure où l’unilatéralisme des États-Unis mène une politique du fait accompli, cette troisième Conférence mondiale sur les océans (Unoc 3) doit surtout consolider les obligations existantes concernant la protection et la durabilité des océans, dans le cadre du multilatéralisme.

The Conversation

Kevin Parthenay est membre de l'Institut Universitaire de France (IUF).

Rafael Mesquita ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.06.2025 à 08:20

Quand a-t-on le droit de réutiliser les eaux de pluie et les eaux grises en France ?

Service Environnement, The Conversation France

Réutiliser l’eau de pluie ou les eaux grises chez soi est désormais plus simple : un nouveau cadre réglementaire élargit les usages autorisés, du lavage du linge à l’arrosage des potagers.
Texte intégral (855 mots)
Les usages non domestiques de l’eau de pluie sont désormais autorisés. Anna Nikonorova/Shutterstock

La réglementation française a évolué concernant la réutilisation des eaux de pluie et des eaux grises à des fins d’usage non potable, domestique et non domestique. L’enjeu de ces textes, nous expliquent Julie Mendret (université de Montpellier) et Thomas Harmand (Aix-Marseille Université) : valoriser ces eaux « non conventionnelles » pour économiser et limiter la pression sur les ressources en eau.


L’eau de pluie est précieuse, tant au plan écologique qu’économique : jardins, chasses d’eau, lavage des voitures… Jusqu’à peu, leur réutilisation était strictement encadrée par un arrêté de 2008, qui n’autorisait leur usage que dans plusieurs cas très précis (évacuation des excrétas, lavage des sols ou encore arrosage des espaces verts à certaines conditions).

Plus strict pour les eaux grises

Ce cadre juridique a évolué en 2023 et 2024 : les usages non domestiques de l’eau de pluie sont désormais autorisés, et un nouveau cadre réglementaire s’applique à ses usages domestiques. Par exemple, il est maintenant permis de laver son linge, d’arroser des jardins potagers ou de laver son véhicule à son domicile. Il faut toutefois en passer par une déclaration en mairie – et pour une déclaration supplémentaire au préfet pour le lavage du linge ou l’alimentation des fontaines décoratives non destinées à la consommation humaine. Dans ce cas, les eaux de pluie utilisées doivent aussi atteindre des objectifs de qualité précis.

Autre nouveauté législative : il est désormais possible d’utiliser ces eaux dans les établissements de santé, thermaux ou encore scolaires, dans les mêmes conditions de déclaration que précédemment.

Au-delà des eaux de pluie, les nouveaux textes de loi autorisent aussi la réutilisation des eaux grises (qui proviennent des éviers, lavabos, douches, baignoires et machines à laver et ne contiennent pas de matières fécales, ou encore qui proviennent des piscines à usage collectif). Les conditions sont toutefois plus strictes que pour les eaux de pluie : la procédure minimale est ici une déclaration préfectorale.

Évaluation en 2035

Les usages sont théoriquement plus limités : au niveau domestique, il s’agit de l’alimentation des fontaines décoratives non destinées à la consommation humaine, de l’évacuation des excrétas, du nettoyage des surfaces extérieures, ainsi que de l’arrosage des espaces verts à l’échelle du bâtiment. Le lavage du linge, le nettoyage des sols en intérieur et l’arrosage des jardins potagers font toutefois l’objet d’une procédure dérogatoire, et peuvent être autorisés à titre expérimental. L’évaluation de ces expérimentations aura lieu en 2035, et leur généralisation éventuelle sera décidée en conséquence.

Pour les établissements recevant du public sensible, la procédure est encore plus stricte pour la réutilisation des eaux grises ou de piscines, où il faut obtenir une autorisation.

Les contraintes de surveillance diffèrent également. Pour les usages soumis à des exigences de qualité, un suivi sanitaire est requis. Il est à effectuer jusqu’à six fois par an. On le devine, il sera plus difficile de mettre en œuvre ce type de valorisation dans ces établissements.

Ces textes représentent malgré tout une avancée : les sources d’eaux non conventionnelles sont désormais identifiées par la réglementation, et peuvent être intégrées à la gestion de l’eau.

Ce texte est la version courte de l’article écrit par Julie Mendret de l’université de Montpellier et Thomas Harmand d’Aix-Marseille Université, publié sur The Conversation le 3 décembre 2024.

The Conversation

Cet article a été édité par le service Environnement de The Conversation à partir de la version longue écrite par Julie Mendret (Maître de conférences, HDR, Université de Montpellier) et Thomas Harmand (Doctorant en droit de l'eau, Aix-Marseille Université).

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02.06.2025 à 16:00

L’action internationale pour la biodiversité, l’autre victime de Donald Trump ?

Camille Mazé-Lambrechts, Directrice de recherche en science politique au CNRS, titulaire de la chaire Outre-mer et Changements globaux du CEVIPOF (Sciences Po), fondatrice du réseau de recherche international Apolimer, Officier de réserve Marine nationale CESM/Stratpol, Sciences Po

Jordan Hairabedian, Enseignant en climat, biodiversité et transformations socio-environnementales, Sciences Po

Mathieu Rateau, Assistant researcher en politiques environnementales., Sciences Po

Dès le premier mandat Trump et depuis son retour en janvier dernier à la Maison Blanche, les positions des États-Unis ont influencé négativement les engagements pour la biodiversité ailleurs dans le monde.
Texte intégral (2422 mots)

Une ombre nommée Donald Trump devrait planer sur la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3), qui va se dérouler à Nice (Alpes-Maritimes), en juin 2025. Dès son premier mandat et depuis son retour en janvier dernier à la Maison Blanche, Trump a altéré les positions des États-Unis. Celles-ci ont influencé négativement les engagements pour la biodiversité ailleurs dans le monde. Y compris en Europe, quoi qu’indirectement.


Le climat n’est pas le seul enjeu international à souffrir des décisions prises par le président américain Donald Trump, qui vont à l’encontre du consensus scientifique mondial sur l’environnement.

De fait, celui-ci a déjà retiré les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat, a fait disparaître l’expression même de « changement climatique » des sites de l’administration, a rétropédalé sur des mesures telles que l’interdiction des pailles en plastique et continue de soutenir les hydrocarbures et leur exploitation. De telles politiques vont à l’encontre des besoins des populations, tels que définis par la campagne One Planet, One Ocean, One Health, par exemple.

De telles décisions affectent la transition socio-écologique globale dans son ensemble, y compris en dehors des États-Unis. L’action internationale pour préserver la biodiversité devrait donc également en pâtir. Une question cruciale alors que va débuter la troisième Conférence des Nations unies pour l’océan (Unoc 3) et que les tensions se renforcent sur les arbitrages à réaliser entre climat, biodiversité, économie et autres enjeux de société.

Nous aborderons ici deux cas d’étude pour comprendre comment les politiques trumpiennes peuvent influencer le reste du monde en matière de multilatéralisme pour la biodiversité : d’abord la COP 16 biodiversité, à Cali (Colombie), qui s’est récemment conclue à Rome en février 2025, puis le Pacte vert pour l’Europe, ensemble de textes qui doivent permettre à l’Union européenne (UE) d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et d’établir un vaste réseau de zones protégées, sur terre et en mer (30 %).


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Des avancées à la COP 16 malgré le contexte international défavorable

La COP 16 sur la biodiversité, qui s’est tenue à Cali (Colombie) du 21 octobre au 1er novembre 2024, avait pour objectif d’accélérer la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal. Celui-ci est l’équivalent de l’accord de Paris sur le climat.

Il prévoit notamment la conservation de 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines, la restauration de 30 % des écosystèmes dégradés, tout en finançant l’action biodiversité à l’international. Ce dernier point fut le principal point de tension lors des négociations lors de la COP 16.

Les États-Unis ne sont pas membres de la Convention sur la diversité biologique (CDB), adoptée en 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio, qui est l’un des textes fondateurs de la diplomatie internationale en matière de biodiversité. Mais ils influencent les discussions par leur poids économique et politique.


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L’élection de Trump, survenue peu après la COP 16, et son retrait renouvelé de l’accord de Paris accompagné de politiques pro-fossiles ont rapidement assombri les perspectives de coopération internationale. Ce revirement a affaibli la confiance dans les engagements multilatéraux et a rendu plus difficile la mobilisation de fonds pour la préservation de l’environnement et la conservation de la biodiversité.


À lire aussi : La COP16 de Cali peut-elle enrayer l’effondrement de la biodiversité ?


Malgré ce contexte international préoccupant, la COP 16 a pu aboutir à des avancées notables pour donner davantage de place au lien entre biodiversité et changement climatique, laissant espérer une appréhension plus transversale de la protection de l’environnement. De fait, la deuxième partie des négociations, en février 2025, a permis d’aboutir à un accord sur les financements.

La stratégie adoptée, qui doit être déployée sur cinq ans, est supposée permettre de débloquer les 200 milliards de dollars nécessaires à la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité. Toutefois, comme certaines des cibles de ce cadre doivent être atteintes d’ici 2030, le risque est que le délai soit trop court pour permettre la mobilisation des ressources nécessaires.

En parallèle, une décision historique a permis la création d’un organe de représentation permanent des peuples autochtones ainsi que la reconnaissance du rôle des communautés afro-descendantes, afin que leurs positions soient mieux prises en compte dans les négociations. La contribution des peuples autochtones à la conservation de la biodiversité est effectivement reconnue par la CDB, bien que son ampleur soit discutée.

La COP 16 a également permis des progrès en termes de protection des océans. Une décision y a ainsi défini des procédures pour décrire les zones marines d’importance écologique et biologique (en anglais, EBSA, pour Ecologically or Biologically Significant Marine Areas).

Ceci constitue l’aboutissement de 14 ans de négociations et ouvre la voie à la création d’aires protégées en haute mer et à des synergies potentielles avec le Traité de la haute mer (Biodiversity Beyond National Jurisdiction, BBNJ).

Ce traité reste bien plus significatif que l’EBSA, ce dernier n’ayant pas de dimension contraignante. Le problème reste qu’à ce jour, seuls 29 États ont ratifié cet accord alors qu’il en nécessite 60. La perspective d’une ratification de l’accord BBNJ par les États-Unis sous la présidence de Donald Trump semble bien improbable, d’autant plus depuis la signature d’un décret en avril 2025 pour autoriser l’exploitation minière des grands fonds marins en haute mer, au-delà des zones économiques exclusives.

Comment le Pacte vert européen s’est réinventé sous le vent trumpiste

Le vent des politiques trumpistes souffle jusque sur les côtes du continent européen. Depuis le premier mandat de Donald Trump entre 2016 et 2020 et ses décisions anti-environnementales, l’Europe a, elle aussi, ajusté ses politiques en matière d’action environnementale.

Annoncé en 2019 pour la décennie 2020-2030, le Pacte vert européen (Green Deal) a récemment cherché à se réinventer face aux décisions américaines. Dès les élections européennes de juin 2024, le Parlement s’est renforcé à sa droite et à son extrême droite, motivant une évolution de ses politiques internes.

Ainsi, en réaction au culte des énergies fossiles outre-Atlantique, l’Union européenne a récemment développé certaines dimensions du Green Deal destinées à mettre la focale sur les technologies bas carbone en Europe. En février 2025, le Pacte pour une industrie propre (Clean Industrial Deal) a ainsi été présenté, en cohérence avec le rapport Draghi de septembre 2024. Ce dernier s’inscrivait dans une logique libérale en faveur d’une stratégie de dérégulation.

Cela étant, les solutions présentées comme contribuant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le Pacte pour une industrie propre n’ont pas toujours des effets bénéfiques en matière de biodiversité. Les bioénergies, les technologies de stockage du carbone ou encore l’hydroénergie présentent des externalités négatives – c’est-à-dire, des effets indésirables – notables pour le vivant.

Il est intéressant de noter qu’à l’inverse, très peu d’actions en faveur de la biodiversité nuisent à l’action climatique, comme le montre le schéma ci-dessus. C’est ce qu’ont démontré le Giec et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) (l’instance onusienne équivalente pour la biodiversité), dans leur rapport commun de 2021, une première.

Plusieurs reculs européens sur l’environnement

En parallèle, ces volontés de dérégulation ont contribué à détricoter plusieurs mesures environnementales clés pour l’UE. Or, ces ajustements risquent de compromettre les efforts de protection de la biodiversité tout au long des chaînes de valeur économique :

  • les réglementations relatives aux critères environnement-social-gouvernance (ESG) vont être simplifiées, ce qui devrait marquer un net recul en matière de transparence et d’incitation à l’action pour les entreprises ;

  • la directive qui impose aux entreprises la publication d’informations sur la durabilité (CSRD), bien qu’elle conserve la biodiversité dans son périmètre ainsi que l’approche en double matérialité, a vu son impact réduit par l’exclusion de 80 % des organisations initialement concernées et par plusieurs reports d’application ;

  • même la taxonomie environnementale de l’UE, outil clé pour classifier des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement, a vu son périmètre revu à la baisse, ce qui limitera les effets incitatifs qu’elle devait avoir sur la transition écologique pour orienter les financements.

  • Enfin, la directive sur le devoir de vigilance (CSDDD) a été édulcorée en adoptant la vision allemande. Les impacts socio-environnementaux devront être analysés uniquement au niveau des sous-traitants directs. Cela exclut du périmètre des maillons critiques comme les exploitations agricoles, qui sont les plus en lien avec la biodiversité.

Malgré ces renoncements, plusieurs politiques publiques importantes pour la biodiversité ont pu être maintenues.

C’est notamment le cas de la Stratégie biodiversité 2030 de l’UE, de la loi sur la restauration de la nature et de la loi contre la déforestation importée (bien que reportée d’un an dans son application).

Un paquet spécifique sur l’adaptation est également attendu d’ici fin 2025 dans le cadre du Programme Horizon Europe 2025, dont la consultation publique s’est récemment terminée.

Ainsi, l’action pour le climat et la biodiversité est à la croisée des chemins. Plus que jamais, il appartient à la communauté internationale de défendre un cadre de gouvernance robuste fondé sur la science et la solidarité pour que la préservation de la biodiversité ne soit pas sacrifiée sur l’autel de la rentabilité immédiate.

Au-delà des déclarations d’intention, il faut mettre en place cette gouvernance de façon efficace, à travers des mesures politiques, des outils de protection et de surveillance adaptés, et surtout, à travers l’adaptation du droit. Une telle transdisciplinarité se révèle ici déterminante pour la solidarité écologique. En ce sens, l’Unoc est une bonne occasion, pour l’UE, de rester unie et forte face à la volonté de Trump de débuter l’exploration et l’exploitation des grands fonds marins.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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30.05.2025 à 11:25

Pourquoi certaines plantes ont différents types de feuilles : les secrets de l’hétérophyllie

Céline Leroy, Directrice de recherche en écologie tropicale, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Loin d’être une bizarrerie botanique, l’hétérophyllie est une véritable stratégie d’adaptation, permettant à certaines plantes de mieux faire face à la diversité des contraintes de leur environnement.
Texte intégral (3046 mots)
Toutes ces feuilles ont été prélevées sur la même plante : un houx commun. Frank Vincentz, CC BY

Avez-vous déjà observé une plante avec des feuilles de formes différentes ? Ce phénomène, à la fois surprenant et fascinant, porte un nom : l’hétérophyllie. Loin d’être une bizarrerie botanique, il s’agit d’une véritable stratégie d’adaptation, permettant à certains végétaux de mieux faire face à la diversité des contraintes de leur environnement.


Vous avez sans doute déjà croisé du houx en forêt, dans un jardin ou même en décoration de Noël. Ses feuilles piquantes sont bien connues. Mais avez-vous déjà remarqué que toutes ne sont pas armées de piquants ? Sur une même plante, on trouve des feuilles épineuses en bas, et d’autres lisses plus haut. Ce n’est pas une erreur de la nature, mais un phénomène botanique fascinant : l’hétérophyllie, un mot qui vient du grec heteros signifiant différent, et de phullon, qui désigne la feuille.

Cette particularité s’observe chez de nombreuses espèces, aussi bien terrestres qu’aquatiques, où un même individu peut produire des feuilles très différentes par leur taille, leur forme, leur structure, voire leur couleur. Loin d’être simplement esthétique, cette diversité joue un rôle crucial dans la survie, la croissance et la reproduction des plantes.

Mais d’où vient cette capacité à changer de feuilles ? L’hétérophyllie peut en fait être déclenchée par des variations de l’environnement (lumière, humidité, faune herbivore…). Cette faculté d’adaptation est alors le résultat de ce qu’on appelle la plasticité phénotypique. L’hétérophyllie peut aussi résulter d’une programmation génétique propre à certaines espèces, qui produisent naturellement plusieurs types de feuilles. Quelle qu’en soit l’origine, la forme d’une feuille est le résultat d’une série d’ajustements complexes en lien avec les conditions environnementales du milieu.

Se défendre là où ça compte : quand les plantes adaptent leurs feuilles aux herbivores

Si l’on reprend le cas du houx commun (Ilex aquifolium), celui-ci offre un exemple frappant d’hétérophyllie défensive en réaction à son environnement. Sur un même arbuste, les feuilles basses, à portée d’herbivores, ont des piquants ; celles plus haut sur la tige, hors d’atteinte des animaux, sont lisses et inoffensives. Cette variation permet à la plante d’optimiser ses défenses là où le danger est réel, tout en économisant de l’énergie sur les zones moins exposées, car produire des épines est coûteux.

Des recherches ont montré que cette répartition n’est pas figée. Dans les zones très pâturées, les houx produisent plus de feuilles piquantes, y compris en hauteur, ce qui indique une capacité de réaction à la pression exercée par les herbivores. Cette plasticité phénotypique est donc induite par l’herbivorie. Mais le houx n’est pas un cas isolé. D’autres plantes déploient des stratégies similaires, parfois discrètes, traduisant une stratégie adaptative : modifier la texture, la forme ou la structure des feuilles pour réduire l’appétence ou la digestibilité, et ainsi limiter les pertes de tissus.

Lumière et ombre : quand l’éclairement façonne les feuilles

La lumière joue un rôle tout aussi déterminant dans la morphologie des feuilles. Chez de nombreuses espèces, les feuilles exposées à une lumière intense n’ont pas la même forme que celles situées à l’ombre.

Les feuilles dites « de lumière », que l’on trouve sur les parties supérieures de la plante ou sur les branches bien exposées, sont souvent plus petites, plus épaisses et parfois plus profondément découpées. Cette forme favorise la dissipation de la chaleur, réduit les pertes d’eau et augmente l’efficacité de la photosynthèse en milieu lumineux. À l’inverse, les feuilles d’ombre, plus grandes et plus minces, sont conçues pour maximiser la surface de captation de lumière dans des conditions de faible éclairement. Elles contiennent souvent davantage de chlorophylle, ce qui leur donne une couleur plus foncée.

Ce contraste est particulièrement visible chez les chênes, dont les feuilles supérieures sont épaisses et lobées, tandis que celles situées plus bas sont larges, souples et moins découpées. De très nombreuses plantes forestières présentent également ces différences. Sur une même plante, la lumière peut ainsi façonner les feuilles en fonction de leur position, illustrant une hétérophyllie adaptative liée à l’exposition lumineuse.

Vivre entre deux mondes : les plantes aquatiques à feuilles à double forme

Chez les plantes aquatiques ou amphibies, l’hétérophyllie atteint des formes encore plus spectaculaires. Certaines espèces vivent en partie dans l’eau, en partie à l’air libre et doivent composer avec des contraintes physiques très différentes.

C’est le cas de la renoncule aquatique (Ranunculus aquatilis), qui produit des feuilles très différentes selon leur emplacement. Les feuilles immergées sont fines, allongées et très découpées, presque filamenteuses.

Renoncules aquatiques (_Ranunculus aquatilis_)
Renoncules aquatiques (Ranunculus aquatilis) H. Tinguy INPN, CC BY

Cette morphologie réduit la résistance au courant, facilite la circulation de l’eau autour des tissus et améliore les échanges gazeux dans un milieu pauvre en oxygène. En revanche, les feuilles flottantes ou émergées sont larges, arrondies et optimisées pour capter la lumière et absorber le dioxyde de carbone de l’air. Ce phénomène est réversible : si le niveau d’eau change, la plante ajuste la forme de ses nouvelles feuilles.

La sagittaire aquatique (Sagittaria spp.) présente elle aussi une hétérophyllie remarquable, avec des feuilles émergées en forme de flèche, épaisses et rigides et des feuilles souvent linéaires et fines sous l’eau. Ces changements illustrent une stratégie morphologique adaptative, qui permet à une même plante d’exploiter efficacement des milieux radicalement différents.


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Changer avec l’âge : quand la diversité des feuilles est inscrite dans le développement des plantes

Mais l’hétérophyllie ne résulte pas toujours de l’environnement. Chez de nombreuses espèces, elle accompagne simplement le développement naturel de la plante. À mesure que la plante grandit, elle passe par différents stades de développement, au cours desquels elle produit des feuilles de formes distinctes.

Ce processus, appelé « hétéroblastie », marque bien souvent le passage entre les phases juvénile et adulte. Un exemple classique est celui du lierre commun (Hedera helix). Les tiges rampantes ou grimpantes portent des feuilles lobées caractéristiques du stade juvénile, tandis que les tiges qui portent les fleurs, situées en hauteur, portent des feuilles entières et ovales. Ce changement est irréversible et marque l’entrée de la plante dans sa phase reproductive.

Le lierre (_Hedera helix_) présente deux types de feuilles : les premières, celles qu'on connait le mieux, sont lobées, celles que l'on trouve sur les rameaux floraux sont plus claires, entières et ovales.
Le lierre (Hedera helix) présente deux types de feuilles : les premières, celles qu’on connaît le mieux, sont lobées et celles que l’on trouve sur les rameaux floraux sont plus claires, entières et ovales. S. Filoche-O. Roquinarc'h/INPN, CC BY

À lire aussi : Le lierre « tueur d’arbre » : entre préjugés, ignorance et réalité


Un autre exemple frappant est celui de certains acacias australiens. Les jeunes individus développent des feuilles composées, typiques des légumineuses. À mesure qu’ils grandissent, ces feuilles sont progressivement remplacées par des phyllodes, des pétioles (c’est-à-dire la partie qui unit chez la plupart des plantes la base de la feuille et la tige) élargis qui assurent la photosynthèse tout en limitant l’évaporation (voir planche dessins, ci-dessous). Ces structures en forme de faucille sont particulièrement bien adaptées aux climats chauds et secs, car elles peuvent maintenir une activité photosynthétique efficace tout en minimisant les pertes hydriques.

Céline Leroy, Fourni par l'auteur

Les processus derrière l’hétérophyllie

Les mécanismes qui permettent à une plante de modifier la forme de ses feuilles sont complexes et encore mal compris. On connaît mieux les formes que prennent les feuilles que les mécanismes qui les déclenchent ou les fonctions qu’elles remplissent.

Chez certaines espèces, des hormones végétales telles que l’éthylène, l’acide abscissique (ABA), les auxines ou encore les gibbérellines (GA) jouent un rôle central dans le déclenchement des différentes formes de feuilles. Chez le houx, la différence entre feuilles piquantes et lisses serait liée à des modifications réversibles de la structure de l’ADN, sans altération des gènes eux-mêmes, déclenchées par la pression exercée par les herbivores.

Les plantes hétéroblastiques, quant à elles, sont principalement contrôlées par des mécanismes génétiques et moléculaires. La succession des types de feuilles au cours du développement peut néanmoins être accélérée ou retardée en fonction des conditions de croissance, traduisant une interaction fine entre développement et environnement.

La régulation de l’hétérophyllie repose ainsi sur une combinaison d’interactions hormonales, génétiques, épigénétiques et environnementales. Ce phénomène constitue également un exemple remarquable de convergence évolutive, car l’hétérophyllie est apparu indépendamment dans des lignées végétales très différentes. Cela suggère qu’il s’agit d’une solution robuste face à la diversité des conditions présentes dans l’environnement.

Les recherches futures, notamment grâce aux outils de génomique comparative, d’épigénomique et de transcriptomique, permettront sans doute de mieux comprendre l’évolution et les avantages adaptatifs de cette étonnante plasticité des formes de feuilles.

The Conversation

Céline Leroy a reçu des financements de ANR et de l'Investissement d'Avenir Labex CEBA, Centre d'Etude de la Biodiversité Amazonienne (ref. ANR-10-LABX-25-01).

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