27.10.2024 à 11:08
Nathan Schneider, Assistant Professor of Media Studies, University of Colorado Boulder
Les espaces de dialogue sur réseaux sociaux jouent désormais un rôle important de formation des citoyens à la vie en collectivité. Alors qu’une forme de « féodalisme » s’impose dans le monde des entreprises et en politique, ces espaces en ligne représentent un enjeu pour notre culture démocratique.
Quand ma mère a été élue présidente de son club de jardinage, il y a quelques années, je me suis inquiété de l’état de la démocratie.
Les conditions de son élection ne m’inquiétaient pas du tout mais, à l’époque, j’essayais de résoudre un conflit dans le grand groupe de messagerie par mail que j’avais créé, et où il y avait constamment des gens qui se comportaient mal. Je pouvais toujours les virer du groupe, mais en avais-je le droit ? Je me suis rendu compte qu’il y avait dans les statuts du club de jardinage de ma mère quelque chose que je n’avais jamais vu dans la plupart des communautés en ligne dont j’avais fait partie : des procédures simples pour contraindre les administrateurs à agir de manière transparente.
Je crains qu’Internet ait encore du chemin à faire avant d’être au niveau de ce club de jardinage.
Quand Alexis de Tocqueville s’est rendu aux États-Unis au début des années 1830, il a observé ce que les sociologues ont depuis constaté à maintes reprises : que ce soit au niveau fédéral ou national, la démocratie états-unienne repose sur de petites organisations, comme ce club de jardinage. Il les a qualifiées de « grandes écoles gratuites » où l’on apprenait « la théorie générale des associations ». Les membres de ces « minidémocraties » apprenaient à se comporter comme les citoyens d’un pays démocratique.
On peut se demander combien de nos contemporains ont fréquenté ce genre d’école.
De nos jours, les gens interagissent davantage en ligne que de visu. Au lieu de pratiquer la démocratie, ils se retrouvent un jour suspendus, sans raison ni possibilité de faire appel, d’un groupe Facebook auquel ils s’étaient inscrits. Ou bien ils font partie d’un groupe d’amis qui a créé un groupe de discussion commun, mais avec un seul administrateur. Ou alors ils voient les messages d’Elon Musk s’afficher dans leurs mentions sur X, plate-forme dont il est propriétaire. Toutes ces situations sont des exemples de ce que j’appelle le « féodalisme implicite ».
Le « féodalisme » est un terme qui désigne ce que le Moyen-Âge n’a jamais vraiment été : un système rigide de fiefs dans lequel le seigneur exerce un pouvoir absolu. Mais, comme je l’écris dans mon livre, Governable Spaces, il s’applique assez bien à la vie sur Internet. Les administrateurs, les modérateurs et les influenceurs dirigent leurs communautés grâce aux pouvoirs que leur donne le logiciel. Ils mettent fin aux conflits par l’équivalent numérique de la censure et de l’exclusion. Les grandes entreprises et leurs PDG sont l’équivalent des rois et des papes mais, pour la plupart des gens, le féodalisme s’exerce le plus directement par le biais d’autres internautes qui occupent des fonctions de modérateur.
Je qualifie ce féodalisme « d’implicite » dans la mesure où les gens le pratiquent inconsciemment. Ils se servent de leurs espaces en ligne pour parler de politique dans les régimes démocratiques, et les entreprises du secteur numérique disent souvent qu’elles « démocratisent » telle ou telle chose, qu’il s’agisse de la liberté d’expression ou de la livraison de nourriture. Mais, concrètement, la démocratie est généralement absente de ces espaces.
Je pense que le féodalisme implicite est en train de devenir un modèle politique au sens large. Le pouvoir des administrateurs est un pouvoir politique et, dans la conscience collective, ces deux notions sont interchangeables. Après les élections présidentielles états-uniennes de 2016, certains observateurs ont pensé que Mark Zuckerberg se présenterait quatre ans plus tard.
Donald Trump est arrivé au pouvoir non pas parce qu’il avait été précédemment élu à un poste quelconque, mais en tant qu’influenceur viral. À l’issue de son mandat, il s’est consolé en créant son propre fief, Truth Social. Le contrôle qu’il exerce sur son réseau social lui permet d’édicter ses propres règles en matière de bienséance, et de bénéficier du prestige lié aux propriétaires de telles plates-formes. Le dirigeant type n’est plus un fonctionnaire élu, qui se comporte de manière responsable parce qu’il est obligé de rendre des comptes, mais un PDG du secteur des nouvelles technologies, non élu, et peu soumis aux règles.
Diverses pathologies de la vie en ligne deviennent aussi plus faciles à cerner sous le prisme du féodalisme implicite. Prenons le phénomène de la « cancel culture », la culture de l’effacement. On critique souvent les meutes qui s’en prennent sur Internet aux personnalités publiques avec lesquelles elles sont en désaccord. Mais, du fait de ce féodalisme implicite, les gens ont-ils vraiment d’autres solutions ? Ils n’ont pas la possibilité d’élire un nouvel administrateur. S’ils signalent le comportement d’une personne, leur message est traité sans transparence aucune, et certainement pas dans un jury composé de leurs pairs ou selon tout autre processus clairement défini.
Dans We Will Not Cancel Us, l’écrivaine et militante Adrienne Maree Brown observe que beaucoup d’internautes n’ont pas de meilleure solution que de faire un signalement ou d’exiger l’exclusion de telle ou telle personne, alors qu’en tant que conseillère dans des groupes hors ligne, elle aide les gens à résoudre leurs conflits. Or les plates-formes en ligne ne sont pas conçues pour cela. Avec elles, les problèmes disparaissent ou se propagent à la vitesse de l’éclair.
Comme j’espère que la vie sur Internet pourra un jour rattraper son retard sur le club de jardinage de ma mère, j’ai cherché des espaces où les gens étudient les possibilités de démocratie sur, et grâce à, Internet.
Passé relativement inaperçu du fait des arnaques, l’avènement des blockchains a permis l’émergence d’un nouveau secteur, celui de la création d’outils de gestion en ligne, afin d’aider les utilisateurs à diriger de manière collégiale des systèmes détenant des milliards de dollars d’actifs numériques. Certains expérimentent ainsi le transfert de vote, le vote continu le vote fondé sur la réputation, les crypto-jurys et les crypto-confréries.
Si l’on revient un peu sur Terre, les gouvernements ont commencé à encourager les technologies qui encouragent la démocratie en ligne. La ville de Barcelone, par exemple, a soutenu la mise en œuvre de Decidim, une plateforme de gestion désormais utilisée par d’autres villes et associations citoyennes. Les gens y créent des modules pour gérer les versions numériques d’un large éventail de démarches démocratiques, des débats aux assemblées, en passant par les pétitions et les budgets participatifs.
De mon point de vue, le sort des démocraties dépend d’expériences comme celles-ci.
Dans le monde entier, de plus en plus de gens pensent que la démocratie n’est plus en mesure de répondre à leurs besoins. Comme l’estime le technologue Bruce Schneier, « la démocratie représentative moderne était la meilleure forme de gouvernement dont la technologie du milieu du XVIIIe siècle était capable. Le XXIe siècle est radicalement différent, sur le plan scientifique, technique et social. »
Les communautés en ligne peuvent travailler à cette refondation de leur propre chef, en adoptant des textes qui encadrent la fonction d’administrateur. Les fondateurs peuvent planifier le transfert de leurs prérogatives à d’autres membres du groupe, ce que j’appelle « la sortie vers la communauté ». Différentes communautés peuvent avoir des règles communes, et apprendre les unes des autres.
Cependant, les groupes d’utilisateurs ne peuvent pas vaincre à eux seuls le féodalisme implicite.
Le législateur a un rôle à jouer. Il peut simplifier la création de communautés en ligne d’intérêt public gérées par les utilisateurs. Il y a plusieurs dizaines d’années, le Congrès américain a comblé les lacunes de l’électrification rurale en autorisant le financement des coopératives détenues par les utilisateurs. Des succès comme celui-ci peuvent servir d’exemple pour l’avenir.
À mesure que les systèmes d’intelligence artificielle se généralisent, la démocratie peut contribuer à les rendre utiles et sécurisés. Le Collective Intelligence Project, un incubateur technologique destiné à orienter l’innovation au service du bien commun, a ainsi montré que les assemblées de citoyens ordinaires font parfois des suggestions utiles sur la gestion de l’IA auxquelles les experts n’avaient pas pensé. Quand le législateur réglemente ces nouvelles technologies, il peut d’abord écouter le point de vue de ceux qui ont le plus à perdre au niveau de l’emploi.
Dans son traité historique magistral sur les conséquences de la guerre de Sécession, Black Reconstruction in America, William Edward Burghardt Du Bois utilise une formule choc, celle d’« abolition de la démocratie ». L’idée est que l’abolition de l’esclavage et du racisme n’est pas un événement ponctuel : pour une société équitable, nous devons tous faire preuve de vigilance en matière de participation démocratique, où que nous soyons.
C’est pourquoi il s’est consacré non seulement à la défense juridique, par le biais de la National Association for the Advancement of Colored People (« L’Association nationale pour l’amélioration des conditions de vie des personnes de couleur »), mais aussi à l’accompagnement des coopératives dirigées par des Noirs, où la propriété et la gouvernance démocratiques étaient mises en œuvre au quotidien par les travailleurs.
Les espaces en ligne sont devenus les nouvelles « grandes écoles gratuites » du collectif. Si la démocratie en est absente, elle est en péril partout.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord.
Nathan Schneider ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.10.2024 à 15:29
Anne-Emmanuelle Demartini, Professeure d’histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Julie Doyon, Historienne, maîtresse de conférence en Histoire moderne, Université Lumière Lyon 2
Léonore Le Caisne, Anthropologue, directrice de recherche au CNRS, CEMS/EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Dans Dire, entendre et juger l’inceste (Éditions du Seuil), historiens, anthropologues, sociologues, spécialistes de littérature, artistes, cliniciens, psychanalystes et magistrats exposent et analysent les représentations, les pratiques et le traitement de l’inceste depuis que le christianisme médiéval en a formalisé l’interdit en Europe jusqu’à aujourd’hui. Bonnes feuilles.
Depuis la parution de La Familia grande de Camille Kouchner,en 2021, jusqu’au succès critique de Triste tigre de Neige Sinno, en 2023, l’inceste, dans son sens restreint de relations sexuelles imposées à un enfant par un membre de sa famille, suscite l’indignation publique. Sa dénonciation repose sur la figure centrale de la victime.
Dans le sillage de la déflagration provoquée par le livre de Camille Kouchner, le puissant mouvement #MeTooInceste a engendré des milliers de témoignages. Avec une intensité nouvelle, ces prises de parole énonçant et dénonçant les violences sexuelles subies attestent la pratique courante – et dévastatrice – de l’inceste dans notre société.
En 2020, déjà, une enquête de l’Ipsos révélait qu’un Français sur dix affirmait en avoir été victime ; dans huit cas sur dix, les victimes sont des femmes. Depuis, d’autres enquêtes ont confirmé l’ampleur des violences sexuelles commises dans la famille, lors de la période cruciale de l’enfance, et souligné leur caractère globalement genré : les agresseurs, dans une écrasante proportion, sont des hommes, plus âgés ; il s’agit essentiellement de pères ou de beaux-pères et des oncles quand les victimes sont des filles, de frères et de pères ou de beaux-pères quand les victimes sont des garçons.
La mise à l’agenda de l’inceste a franchi un seuil politique avec la création de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles à enfants (CIIVISE). Lancée en décembre 2020 sous la présidence de l’ex-garde des Sceaux Élisabeth Guigou, et coprésidée de janvier 2021 à novembre 2023 par le juge des enfants Édouard Durand et par la directrice générale de l’association Docteur Bru, Nathalie Mathieu, la commission devait recueillir les témoignages de victimes de violences sexuelles pendant leur enfance et proposer des préconisations de politique publique.
Au terme de sa mission, à la fin de 2023, près de 27 000 témoignages ont été recueillis, dont 80 % concernaient l’inceste. À partir du postulat de départ du déni collectif frappant les violences sexuelles sur les enfants, ce recueil devait constituer un espace d’expression, d’écoute et de reconnaissance pour des victimes dont la parole était d’emblée posée comme légitime. Il s’agissait, dans une dimension performative affirmée, de mettre en acte la fin du déni, c’est-à-dire de transformer les 160 000 affaires privées annuelles en un problème de politique publique.
Dans son rapport final rendu en novembre 2023, la commission a présenté 82 préconisations qui portent sur l’amélioration du repérage des victimes (avec notamment le questionnement systématique des violences sexuelles auprès des enfants et des adultes), le traitement judiciaire (en particulier la reconnaissance d’une infraction spécifique d’inceste et la déclaration de l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles sur enfant), la réparation (par exemple la garantie des soins du psychotraumatisme pris en charge par la collectivité et l’indemnisation des victimes) et la prévention, la dernière préconisation étant le maintien de la CIIVISE.
La CIIVISE 2 installée en décembre 2023 et coprésidée par un collège directeur constitué d’un psychiatre, d’une magistrate, d’une présidente d’une association de victimes d’inceste et d’un avocat, cesse le recueil des témoignages mais poursuit les travaux à travers des missions renouvelées : suivi des recommandations du rapport et engagement accru auprès des professionnels de la protection de l’enfance et des enfants victimes de violences sexuelles quelles qu’elles soient (inceste, agressions sexuelles par un membre extérieur à la famille, prostitution).
Envisagé comme un mal social endémique, l’inceste a aussi été appréhendé, à partir des années 2000, comme un crime à (re)configurer dans la loi pénale pour mieux le sanctionner et lutter contre son impunité. Alors que les associations de victimes réclamaient la création d’une infraction pénale autonome dans le Code – qui avait été supprimée en 1791 –, la loi de 2010 stipule que les viols et les agressions sexuelles sur mineurs au sein de la famille sont qualifiés « d’incestueux ». En 2011, cette disposition est abrogée au motif de l’imprécision de son champ d’application familial. Il faut attendre 2016 pour que la loi sur les viols et agressions sexuelles qualifiés d’incestueux en précise le périmètre familial. La loi de 2021 marque une nouvelle étape dans l’objectivation pénale de l’inceste : elle range les crimes et délits sexuels sur mineurs au titre « du viol, de l’inceste et des autres agressions sexuelles », réintroduisant le mot dans la législation pénale. En rupture avec la très longue histoire du crime d’inceste depuis la Révolution, ces évolutions législatives le situent dans le cadre de la protection de l’enfance victime de violences sexuelles, dont la prévalence est aujourd’hui avérée.
Cette actualité de l’inceste n’est pourtant pas sans précédent historique. Dans les années 1970, aux États-Unis, les féministes de la seconde vague avaient déjà dénoncé la pratique banale de l’inceste, au sens du viol des filles par leur père. Selon elles, l’inceste formait moins un interdit qu’une pratique largement tolérée qui renvoyait à l’exercice d’un droit exercé par les hommes sur les filles de leur famille. Le caractère ordinaire de l’inceste était analysé en termes de rapports sociaux de sexe fondant la domination masculine dans la société patriarcale.
À cette critique politique s’est ajoutée, dans les années 1990, celle portée dans le sillage de la protection de l’enfance et de ses droits. L’inceste était alors englobé dans un ensemble plus vaste de violences faites aux enfants et qualifiées de « maltraitances » ou d’« abus sexuels ». Aujourd’hui, notamment en France, l’enfance victime cristallise la mise au jour de la violence incestueuse. Dans ce
contexte, l’inceste est rapporté à des formes de domination fondée à la fois sur le genre et sur l’âge. C’est au sens actuel de violence sexuelle sur mineur dans la famille que l’inceste est érigé en problème politique et social de tout premier plan.
Mais différentes conceptions de l’inceste coexistent selon les savoirs qui le construisent et leurs contextes d’émergence. Il n’existe en effet pas un inceste mais des incestes. L’inceste désigne aussi, dans une acception plus large, l’alliance interdite entre des membres apparentés. En droit civil français, par exemple, cette interdiction vise les ascendants et les descendants, les frères et sœurs, oncles, tantes, neveux et nièces.
Pour les sociologues et les anthropologues des XIXe et XXe siècles, qui ont travaillé sur les règles de parenté, l’inceste est à la fois une alliance et une relation sexuelle interdites entre deux membres apparentés qui peuvent différer d’une société à l’autre. Selon Émile Durkheim, l’interdit de l’inceste résulte du tabou du sang entre les membres d’un même clan. Se considérant comme formant une seule chair, celle de l’ancêtre mythique dont ils descendent, les hommes doivent fuir les femmes de leur clan, qu’ils aient ou non un lien de consanguinité avec elles, au risque de toucher au « divin », et de commettre un acte sacrilège.
Pour Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste provient d’un impératif social qui oblige les hommes à chercher une femme hors de leur clan, et permet la formation de la société grâce à l’échange des femmes et à l’interdépendance des groupes entre eux. Françoise Héritier, elle, énonce un inceste du « deuxième type », qui se distingue du précédent dans la mesure où les partenaires sexuels ne sont pas du même sang. Cet inceste concerne le partage d’un même partenaire sexuel par des consanguins. Cet interdit s’expliquerait symboliquement par la mise en contact d’humeurs identiques à travers la circulation de fluides entre les corps.
L’actualité a fait entrer en collision la conception de l’inceste comme alliance ou sexualité interdites dans la parenté et celle de l’inceste comme agression sexuelle intrafamiliale, la prise en compte d’une règle de parenté et celle d’un crime. Des militants dénoncent ainsi les conceptions anthropologiques de l’inceste comme participant de stratégies d’occultation de l’agression sexuelle courante d’un enfant par un membre de sa famille. En se focalisant sur le caractère universel de l’interdit de l’inceste, Claude Lévi-Strauss et ses successeurs auraient nié la pratique réelle, banale et criminelle de l’inceste.
Cette critique prend néanmoins le problème à l’envers : ce ne sont pas les anthropologues qui, en travaillant sur l’interdit de l’inceste, ont volontairement nié les agressions sexuelles des enfants par des membres de leur famille, mais le sens commun qui a pu s’appuyer sur l’interdit pour faire comme si ces agressions n’existaient pas. Plus encore, les objets scientifiques évoluent, et l’objet de recherche des anthropologues du XXIe siècle qui travaillent aujourd’hui sur le crime d’inceste commis sur des enfants au sein des familles et cherchent à comprendre pourquoi il est si courant malgré sa réprobation apparemment unanime n’est pas celui de leurs prédécesseurs qui, à travers l’étude de l’interdit de l’inceste, cherchaient à expliquer les fondements de la société et de la parenté. Alors que les anthropologues ont travaillé sur des règles d’alliance et de parenté, les féministes font comme s’il n’y avait pas d’interdit (ou de règles) : l’inceste serait admis et son silence serait à la fois le moyen de sa perpétuation et le signe de son acceptation dans les sociétés patriarcales.
Le débat public actuel est traversé par ces ambiguïtés. Or, plutôt que de choisir entre ces deux acceptions de l’inceste – une alliance interdite ou un crime –, il faut les considérer comme les deux facettes d’une réalité sociale changeante selon la façon dont elle est construite, représentée, pratiquée ou dénoncée, d’hier à aujourd’hui. Plutôt que de traiter soit de la règle, soit de sa transgression, il faut les envisager ensemble.
Anne-Emmanuelle Demartini a reçu des financements de l'ANR
Julie Doyon a reçu des financements de l'ANR.
Léonore Le Caisne a reçu des financements de l'ANR.
23.10.2024 à 16:40
Claire Ruffio, Doctorante en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Parce qu’il met en cause 51 hommes de tous âges et de toutes professions, le procès des viols de Mazan tend à être présenté comme celui de la « domination masculine ». Alors que le viol a longtemps été considéré comme un problème d’ordre privé et individuel, cette interprétation sociologique marque une profonde évolution des représentations véhiculées par la presse et les médias.
Les monstres n’appartiennent-ils qu’au genre de la fiction ? C’est à cette question que médias français et internationaux s’évertuent de répondre depuis le 2 septembre dernier. Loin de correspondre aux stéréotypes du violeur marginal, malade et/ou étranger, les coaccusés du procès de Mazan se distinguent paradoxalement par leur « banalité dérangeante ». Pour tenter d’élucider cette apparente « énigme », universitaires, militantes et journalistes invoquent notamment l’influence de la « domination masculine » sur les comportements et fantasmes de viol de certains hommes.
Introduite dès les années 1970 dans les milieux scientifique et féministe, cette notion permet de comprendre la permanence des inégalités entre les sexes et les genres, fondée sur l’assignation à des rôles présentés comme essentiellement féminins ou masculins. En se focalisant sur la façon dont les relations entre les hommes et les femmes sont culturellement façonnées par le patriarcat, de nombreux contenus journalistiques défendent aujourd’hui une approche sociologique du sujet, jusqu’alors globalement discréditée au sein des rédactions en raison du stigmate militant associé.
Le recours de plus en plus fréquent à ce concept sociologique pour expliquer les causes du viol résulte d’un long processus discontinu et inachevé de désindividualisation et de déprivatisation du sujet, observé dans le cadre de ma thèse en science politique. À travers cette enquête, j’ai souhaité étudier et expliquer l’évolution des représentations relayées par la presse écrite imprimée française sur le crime sexuel. Ce travail s’appuie sur l’exploitation de plus de 6000 Unes et articles publiés par quatorze journaux entre 1980 et 2020, ainsi que sur la conduite de cinquante entretiens auprès de journalistes et de leurs principales sources (associatives, judiciaires et médicales).
À lire aussi : Enquête sur le « viol ordinaire »
Il y a encore quarante ans, la presse ne s’intéressait qu’exceptionnellement au viol. Jusqu’au milieu de la décennie 1980, seuls quelques rares cas judiciarisés présentés comme potentiellement constitutifs d’une « erreur judiciaire » font ponctuellement les gros titres, à l’instar des affaires Luc Tangorre et du lieu de vie Le Coral. L’écho médiatique à l’époque reçu par ces deux dossiers tient tout autant à l’implication de personnalités publiques qu’à la croyance socialement partagée dans l’anormalité pathologique des violeurs. Pas plus frustrés que déséquilibrés, Luc Tangorre comme les éducateurs du Coral, n’auraient, de l’avis général, pas de raison valable d’agresser sexuellement autrui.
La médiatisation du viol au début des années 1980 se caractérise ainsi par un double mouvement d’invisibilisation et de négation du problème, les journalistes ne s’y intéressant le plus souvent que pour contester la plausibilité de témoignages perçus comme calomnieux.
La couverture du sujet au cours de la décennie 1990 renforce l’idée selon laquelle les violeurs seraient atteints d’un handicap psychique et/ou physique, les différenciant par essence des autres membres de la société. La résonance internationale de l’arrestation en 1996 de Marc Dutroux en Belgique conduit les rédactions françaises à examiner les dispositifs médicaux visant à évaluer et contenir « la dangerosité criminologique » des auteurs d’infraction sexuelle. L’intentionnalité du passage à l’acte est par la même occasion remise en cause par l’éventuel manque de lucidité dont pourraient souffrir ces hommes « malades », incapables de maîtriser leurs « pulsions ».
À la fin des années 1990, les journaux se concentrent sur les nombreux scandales dits « pédophiles », affectant notamment l’Éducation nationale et l’Église catholique. Cherchant à identifier les causes de la sérialité de ces viols, nombre d’articles évaluent les conditions de travail et de vie des enseignants et des prêtres accusés : faiblesse des moyens alloués à l’École, ou encore célibat et isolement des ecclésiastiques figurent parmi les hypothèses les plus fréquemment envisagées. Pour autant, si l’inaction des membres et dirigeants de ces deux institutions est vivement critiquée dans la presse, seule la responsabilité individuelle des agresseurs permettrait d’expliquer leurs comportements. À l’École comme dans l’Église, des « prédateurs » auraient profité de l’autorité conférée par leur fonction pour abuser de la confiance d’enfants vulnérables.
Au tournant des années 2000, la couverture de viols commis par plusieurs individus issus d’un même groupe social amène les journalistes à sonder plus généralement l’influence des critères socio-démographiques sur la conduite des individus. C’est parce qu’ils évoluent au sein de milieux économiquement et culturellement défavorisés, qu’ils partagent des visions du monde et croyances similaires, que des parents et voisins précaires auraient incestué et prostitué leur progéniture (dossiers d’Outreau et d’Angers), ou que de jeunes hommes d’origine étrangère auraient violé en réunion des adolescentes de leur quartier. S’opère dès lors une désindividualisation partielle du viol : bien qu’ils demeurent responsables devant la loi, les mis en cause auraient, aux yeux des journalistes, fatalement hérité de mœurs propres à leur environnement – distinctes, cependant, des normes socialement dominantes.
Il faut peu ou prou attendre les accusations visant Dominique Strauss-Kahn et Georges Tron en mai 2011 pour que l’analyse en termes de rapports de genre soit proposée par certains journaux. La mobilisation d’élues et de femmes journalistes politiques contraint les rédactions à s’emparer du sexisme en politique. Le viol n’est dorénavant plus exclusivement appréhendé au prisme de la pathologie ou de l’appartenance communautaire, mais de l’abus de pouvoir – Dominique Strauss-Kahn étant accusé par une femme de ménage guinéenne ; Georges Tron, par deux anciennes employées municipales.
L’abrogation en 2012 de l’article 222-33 du code pénal relatif au harcèlement sexuel, suivie par la campagne de sensibilisation au « harcèlement de rue » en 2016, incitent la presse à traiter plus généralement du sexisme observé au sein de la société entière. L’ampleur prise en octobre 2017 par le mouvement #MeToo favorise par la suite l’imposition d’un cadrage universalisant du viol, conçu comme l’une des formes possibles des « violences faites aux femmes », aussi bien perpétrées dans le cadre professionnel, qu’amical ou encore familial.
Parallèlement à l’attention prêtée à la cause des femmes, des personnalités publiques s’engagent à partir de la seconde moitié des années 2010 pour dénoncer la « pédocriminalité ». Flavie Flament, Vanessa Springora, Camille Kouchner, Sarah Abitbol, ou plus récemment Vahina Giocante, Judith Godrèche, Isild Le Besco racontent les violences respectivement imposées par un photographe réputé, un écrivain de renom, un beau-père, un entraîneur sportif, un père, ou encore un réalisateur de cinéma. En plus de poser la question des délais de prescription des viols sur mineurs, ces témoignages ont été l’occasion de réaffirmer la contrainte morale systématiquement exercée par les adultes sur les enfants, incapables de consentir sexuellement.
L’évolution du traitement médiatique du viol ces quarante dernières années se caractérise ainsi par un double mouvement discontinu et inachevé : de désindividualisation des causes du problème, les journalistes considérant dorénavant davantage la dimension sociale des violences sexuelles, jusqu’alors généralement traitées comme des « faits divers » épars ; de déprivatisation des circonstances, les rédactions nationales prêtant plus attention aux agressions commises dans le cadre dit « privé », qu’elles soient incestueuses ou conjugales.
Ces transformations éditoriales coexistent néanmoins avec d’autres types de cadrage médiatique, qui tendent au contraire à souligner la particularité de chaque situation. L’intérêt accru depuis #MeToo pour les récits impliquant des personnalités publiques contribue à ce titre d’une certaine façon au maintien d’une lecture singularisante du problème, analysé à l’aune de la « puissance » accumulée par des hommes riches et célèbres, plutôt qu’en termes de domination masculine.
L’actualité récente montre plus généralement combien la tentation d’imputer la responsabilité des violences sexuelles à un groupe d’individus spécifique demeure grande. Alors que nombre d’articles dénoncent depuis deux mois les inégalités fondées sur le sexe et le genre à la faveur du procès des viols de Mazan, les médias soulignent tous le caractère « hors normes » d’une « affaire » mêlant des accusés « à double facette » bien qu’« ordinaires ». Le recours à la figure du dédoublement comme ultime tentative d’altérisation du mal, ou l’impossible acceptation de sa banalité.
Dans le cadre de sa participation au projet de recherche franco-allemand "Cultures pénales continentales", Claire Ruffio a été rémunérée grâce aux subventions allouées à cette enquête par l'Agence nationale de la recherche (ANR) et par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) entre septembre 2017 et décembre 2020.
22.10.2024 à 17:06
Romain Benoit-Lévy, Archiviste paléographe, agrégé d'histoire, doctorant en histoire moderne (Tempora), Université Rennes 2
Simon Castanié, Agrégé docteur en histoire, Université Rennes 2
Après le mouvement des « gilets jaunes » (hiver 2018-2019) et le grand débat national, près de 20 000 cahiers de doléances ont été ouverts dans les mairies et complétés par près de deux millions de personnes. Depuis, s’est répandu un discours sur leur confiscation voire leur disparition. De fait, les cahiers de doléances sont difficilement accessibles pour des raisons juridiques, notamment de protection des données personnelles.
Le grand débat fut une manière pour le gouvernement de reprendre la main sur une séquence politique marquée par les révoltes des « gilets jaunes ». Des cahiers sont alors rédigés sur les ronds-points occupés, puis dans les mairies ouvertes pour l’occasion. Le président de la République lance ensuite son grand débat et y intègre les cahiers. Promesse est faite de mettre toutes les contributions en ligne.
Au printemps 2019, les médias nationaux et régionaux parlent de ces cahiers à l’occasion de leur archivage : ils rejoignent alors ceux de 1789. Collectés par la mission du grand débat, via les préfectures, ces cahiers sont photocopiés, leur reproduction envoyée à la BnF pour numérisation. Les documents numérisés sont ensuite envoyés aux Archives nationales (où ils rejoignent les autres archives du grand débat), tandis que les cahiers physiques sont conservés aux archives départementales.
L’idée d’une confiscation de ces cahiers apparaît en janvier 2020. L’anniversaire du grand débat entraîne une série de reportages qui reviennent sur l’événement (par exemple sur France Info). Le ton a changé. Est diffusée l’idée que les cahiers ont disparu, qu’ils sont cachés, introuvables, alors même que certains journalistes rappellent leur archivage. Cette impression est justifiée par deux éléments. D’une part, il est écrit sur le site du grand débat que tous les cahiers seront mis en ligne, mais s’y trouve pourtant la seule synthèse rédigée par le préfet référent. Celle-ci est d’ailleurs vertement critiquée car elle ne reprend pas toutes les revendications et semble atténuer celles qui ne convenaient pas au gouvernement. D’autre part, celui-ci affirme que l’absence de diffusion en ligne est liée à des difficultés techniques et au coût de l’opération. Ces arguments entretiennent l’idée d’une volonté de dissimulation.
Cette impression se diffuse rapidement : d’articles et de capsules vidéos on passe à des tribunes puis, en novembre 2020, au lancement de l’association « Rendez les doléances ! », qui reprend le sujet. Des collectifs citoyens, associations et élus ont empêché que ces cahiers tombent dans l’oubli et se sont mobilisés pour aboutir, par exemple, à la proposition de résolution de 2024. Cette dernière constate que « bien que près de 80 % de ces cahiers aient été numérisés, les doléances demeurent inaccessibles ».
On peut voir dans ces demandes une transposition vers les cahiers d’un constat politique. Alors que les réformes demandées dans les doléances sont passées sous silence, que les promesses faites pendant le grand débat puis la Convention citoyenne sur le climat sont éludées, l’exemple concret de ces cahiers mis au fond d’un carton symbolisent l’absence d’écoute et la volonté d’oubli de cette séquence politique. L’idée de cahiers introuvables ou du moins inaccessibles s’est donc développée dans le contexte d’une démocratie vue comme dysfonctionnelle, d’un régime perçu comme monarchique, déconnecté de ce que vivent les citoyens et les élus locaux. De manière intéressante, c’est justement ce que craignait un certain nombre de contributeurs de ces cahiers, qui écrivaient en espérant pour une fois être entendus.
Les initiatives citoyennes pour la diffusion de ces cahiers et les questions sur leur localisation forment autant de demandes politiques liées à un sentiment puissant, celui de n’avoir pas été écouté. Ce sentiment n’épuise cependant pas la question de leur accessibilité, qu’il convient aussi d’aborder sous l’angle du droit.
Dès 2019, au moment où les cahiers sont numérisés puis archivés, la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) rend une décision qui confirme les dispositions prévues par les Archives de France, un service du ministère de la Culture. Toutes les doléances écrites dans un cahier ouvert en mairie sont considérées comme publiques. On estime que les personnes venues écrire ont renoncé au caractère privé de leurs données. Nous avons calculé que cela représente par exemple 80 % des doléances de la Somme.
Mais toutes les contributions n’ont pas été rédigées en mairie. Une partie d’entre elles a été envoyée par la poste ou par mail, imprimée ensuite par les services municipaux. Ces doléances ont été agrafées ou collées dans les cahiers. Elles ont parfois été insérées au moment de la numérisation, puisqu’il fallait n’avoir qu’un seul fichier par commune. Or, pour toutes les données personnelles que ces doléances peuvent contenir, il n’y a pas de présomption de consentement à la publicité. Elles sont donc protégées dans le droit des archives par le principe de protection de la vie privée et ne seront communicables que dans 50 ans.
D’ici là, on ne peut y avoir accès que par dérogation. Il faut demander une autorisation qui est envoyée au producteur du document, la Mission du grand débat. Or, celle-ci n’existe plus. Ces demandes remontent donc jusqu’au secrétariat général du gouvernement. Cette démarche est donc complexe et très encadrée. De plus, toutes les dérogations ne sont pas accordées et certaines peuvent prendre un temps conséquent.
Accéder aux cahiers signifie donc demander, attendre, prévenir, venir sur place, puis consulter en fonction des règles de chaque centre d’archives. Dans le cadre d’une recherche collective publiée récemment dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, si nous avons eu accès aux cahiers originaux à Amiens, nous avons dû demander une dérogation pour les numérisations et données des Archives nationales, obtenues au bout de six mois.
Second problème juridique, la question de la diffusion. Les ministres interrogés ont donné plusieurs raisons au fait de ne pas mettre en ligne les cahiers, sauf une : la légalité de leur diffusion en l’état. Sur ce point, la promesse présidentielle de transparence a dépassé le droit français et européen.
Il y a en effet une différence en droit entre communication et diffusion : un document auquel on peut accéder en en faisant la demande ne peut pas forcément être mis en ligne. Sa diffusion est encadrée par le Règlement européen sur la protection des données (RGPD). Les doléances comportant des données sensibles, communicables en 2069 (50 ans) dans les centres d’archives, ne pourront être mises en ligne qu’en 2119 (100 ans).
Les demandes répétées de mise en ligne posent donc question. Il doit y avoir sur ce point un vrai débat entre, d’une part, un besoin démocratique de transparence et de reconnaissance de cette expression citoyenne inédite et, d’autre part, la protection de la vie privée des personnes qui, au-delà des demandes les plus courantes (rétablissement de l’ISF, suppression de la CSG, mise en place du RIC), ont parfois raconté leur situation et livré des éléments personnels.
La recherche scientifique peut apporter des éléments à ce débat, mais pas la réponse. Il y a d’abord un problème sur les numérisations et transcriptions : elles n’ont pas fait de différence entre les doléances écrites sur place (donc publiques) et les autres. De plus, nous avons constaté à l’échelle de la Somme, qu’il y a eu des cahiers non numérisés, donc absents, ou numérisés plusieurs fois, ce qui crée des doublons. La mise en ligne nécessiterait donc un vrai travail d’inventaire et d’édition de ce corpus.
Il faudrait aussi tout anonymiser. Or, dans des petites communes, là où il y a eu le plus de cahiers, cela serait très compliqué : il faudrait supprimer tous les éléments personnels pouvant permettre l’identification de l’auteur. Que resterait-il alors de l’expression citoyenne ?
Pour conclure, l’accès immédiat ne vaut que pour les doléances écrites en mairie. Dès qu’il y a une doléance ajoutée, le cahier est complètement protégé et il faut demander une dérogation, un processus long. Dans les deux cas, il faut se rendre en centre d’archives, des lieux certes ouverts à tous mais peu connus du grand public et qui peuvent donc paraître difficiles d’accès. L’accessibilité varie donc d’un cahier à l’autre mais aussi d’un département à l’autre en fonction des pratiques. Aux Archives nationales, par précaution, tout est complètement protégé.
D’un point de vue matériel, les cahiers ne sont donc pas inaccessibles. On y a par contre difficilement accès et, surtout, différemment accès. Reste que, d’un point de vue politique, il y a un réel écart entre les attentes exprimées, les réformes demandées, les promesses faites et les leçons non retenues de ce vaste mouvement social et citoyen, dont les cahiers sont le symbole.
BENOIT-LÉVY Romain est actuellement professeur d'Histoire-Géographie en lycée. Il a travaillé dans un service départemental d'archives de septembre 2017 à août 2018, soit avant les événements relatés dans l'article.
Castanié Simon est enseignant-chercheur recruté en tant qu'ATER (Attaché Temporaire d'Enseignement et de Recherche) et à ce titre payé sur des fonds publics.
21.10.2024 à 16:53
Yasmin Curzi de Mendonça, Research associate, University of Virginia
Après des semaines de bataille judiciaire médiatique, Elon Musk, propriétaire du réseau social X (ex Twitter), a annoncé, fin septembre, qu’il se conformait aux demandes du juge Moraes lui demandant de bannir certains comptes de la communauté d’extrême droite du pays. Cet épisode soulève d’importantes questions sur la régulation des plateformes, la lutte contre la désinformation et la liberté d’expression.
Il ne faut pas se laisser distraire par les piques et les fanfaronnades qui émaillent la querelle opposant publiquement l’homme le plus riche du monde et un juge opiniâtre de la Cour suprême du Brésil. Elon Musk, le propriétaire milliardaire du réseau social X, a publié nombre de messages méprisants adressés à Alexandre de Moraes, qu’il qualifie de « dictateur » et de « Dark Vador brésilien » sur la plateforme dont le juge a interdit l’accès dans le cadre d’une longue campagne contre la désinformation.
À lire aussi : Le Brésil vient d’interdire X. D’autres pays pourraient-ils suivre ?
Mais en tant que spécialiste du droit numérique brésilien, j’y vois davantage qu’une simple querelle personnelle teintée d’amertume. La bataille juridique qui oppose X et la Cour suprême brésilienne soulève d’importantes questions sur la régulation des plateformes et la manière de lutter contre la désinformation, tout en préservant la liberté d’expression. Ces débats, qui dépassent largement ce cas précis, font rage dans le monde entier.
L’antagonisme entre Musk et de Moraes a atteint son paroxysme au mois d’août, mais la bataille couvait depuis des années.
En 2014, le Brésil a adopté la Déclaration des droits sur Internet (« Marco Civil da Internet »). Cette loi, qui bénéficiait d’un soutien bipartisan, définissait les principes de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression des internautes, et instaurait des sanctions pour les plateformes qui enfreignent les règles.
Cette mesure comportait un système de « notification judiciaire et de désactivation » dans lequel les plateformes n’étaient tenues responsables des contenus nuisibles générés par les utilisateurs que dans le cas où elles ne les supprimaient pas après en avoir été informées par une ordonnance judiciaire spécifique.
Cette méthode tentait à la fois de défendre la liberté d’expression et de s’assurer que les contenus illégaux et préjudiciables étaient supprimés. Elle permettait d’éviter que les plateformes, les applications de messagerie et les forums en ligne soient automatiquement tenues responsables des publications des internautes, tout en donnant la possibilité aux tribunaux d’intervenir si nécessaire.
Mais la loi de 2014 n’allait pas jusqu’à établir des règles détaillées de modération des contenus. Par conséquent, les plateformes telles que Facebook et X étaient en grande partie responsables de les mettre en œuvre.
L’aggravation de la désinformation ces dernières années, en particulier lors des élections présidentielles brésiliennes de 2022, a mis en évidence les limites de cette approche.
À l’époque, le chef de l’État, le démagogue d’extrême droite Jair Bolsonaro, et ses partisans ont été accusés de se servir des réseaux sociaux, dont X, pour diffuser des mensonges, semer le doute sur l’intégrité du système électoral brésilien et encourager les actions violentes. Quand Bolsonaro a été défait aux urnes par le politicien de gauche Luiz Inácio Lula da Silva, une campagne en ligne de négationnisme électoral a pris de l’ampleur, dont la prise d’assaut du Congrès, de la Cour suprême et du palais présidentiel par les partisans de Bolsonaro, le 8 janvier 2023, a été le point culminant, dans des circonstances similaires à l’assaut du Capitole, aux États-Unis, deux ans plus tôt.
En réponse aux campagnes de désinformation et à ces émeutes, la Cour suprême a diligenté deux enquêtes, sur les milices numériques et sur les manœuvres antidémocratiques, visant les groupes impliqués dans le complot.
Dans le cadre de ces enquêtes, la Cour suprême a demandé aux réseaux sociaux, comme Facebook, Instagram et X, de lui communiquer les adresses IP et de suspendre les comptes des personnes liées à ces activités illégales.
Mais Elon Musk, qui se qualifie lui-même de « fondamentaliste de la liberté d’expression », était entre-temps devenu propriétaire de X, et promettait de soutenir la liberté d’expression, rétablir les comptes exclus et réduire considérablement la politique de modération des contenus de sa plateforme.
Depuis, Elon Musk n’a cessé de défier ouvertement les arrêts de la Cour suprême. En avril 2024, l’équipe des « affaires gouvernementales internationales » de X a commencé à rendre publiques des informations sur ce qu’elle qualifiait de requêtes « illégales » de la Cour suprême.
La querelle s’est intensifiée fin août, quand le représentant de X au Brésil a démissionné et que Musk a refusé de lui trouver un successeur, une décision que le juge de Moraes a interprétée comme une tentative de se soustraire à la loi. Le 31 août, il a donc ordonné l’interdiction de la plateforme.
Cette décision s’accompagnait de lourdes sanctions destinées aux Brésiliens tentés de contourner l’interdiction. Toute personne utilisant des réseaux privés virtuels (VPN) pour accéder à X s’exposait ainsi à des amendes quotidiennes de près de 9 000 dollars américains, davantage que le revenu annuel moyen de nombreux Brésiliens. Ces décisions ont été confirmées le 2 septembre par cinq juges de la Cour suprême. Mais l’assemblée plénière des 11 membres de la Cour suprême doivent réexaminer le dossier et sont susceptible d’infirmer cette partie de la décision du juge de Moraes, alors que beaucoup dénoncent les excès de l’institution judiciaire.
L’affaire X contre la Cour suprême du Brésil a été profondément politisée. Le 7 septembre, des milliers de partisans de Bolsonaro ont participé à une manifestation « en faveur de la liberté d’expression » qui prenait pour cibles le gouvernement de Lula et la Cour suprême. Pour l’opposition et les factions de droite, la suspension de la plateforme est devenue le « symbole de l’ingérence excessive de l’État ».
Cette rhétorique contraste fortement avec les efforts, pourtant plus mesurés et consultatifs, visant à réguler les plateformes, depuis la Déclaration des droits sur Internet il y a plus de dix ans. Elle témoigne aussi du difficile équilibre entre liberté d’expression et lutte contre la désinformation, dans un environnement profondément divisé, un problème auquel le Brésil n’est bien évidemment pas le seul à être confronté.
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Dans la lutte contre la désinformation en ligne au Brésil, et la volonté de tenir les plateformes responsables des contenus préjudiciables, les tensions politiques qui entourent l’interdiction d’X n’augurent rien de bon.
Un « projet de loi sur la désinformation » a été soumis au congrès en 2020. Il vise à créer des mécanismes de surveillance et à assurer une meilleure transparence en matière de publicités à caractère politique et de modération des contenus.
Mais en dépit de ses intentions louables, et d’une approche très mesurée d’« autorégulation », la dernière version de ce projet de loi a été retoquée après trois ans de débat.
Cela fait suite à une campagne menée par des responsables politiques de droite et des lobbyistes des géants du numérique, qui qualifient ce projet de « loi de censure », arguant qu’elle porterait atteinte à la liberté d’expression et entraverait les débats politiques. Le sort de ce projet de loi semble donc incertain.
Entre-temps, le 23 août, la Cour suprême a annoncé qu’elle examinerait deux passages clés de la Déclaration des droits sur Internet, dans le cadre d’un réexamen qui interviendra en novembre.
Le premier concerne la lenteur du processus de notification judiciaire et de désactivation qui, pour ses détracteurs, permet aux plateformes de ne pas mettre en œuvre des mécanismes de modération de contenus plus efficaces. Les partisans de la loi soutiennent, à l’inverse, que le contrôle exercé par l’institution judiciaire est indispensable pour empêcher les plateformes de supprimer arbitrairement des contenus, ce qui pourrait conduire à instaurer une forme de censure.
Le second concerne les sanctions potentielles évoquées dans la Déclaration des droits sur Internet pour les entreprises qui ne respectent pas les règles. La question est de savoir si les sanctions actuelles, et notamment les suspensions de service, sont proportionnelles et constitutionnelles. Les critiques soutiennent que la suspension totale d’une plate-forme constitue une violation de la liberté d’expression et du droit à l’information des internautes, tandis que ses partisans insistent sur le fait qu’il s’agit d’un outil nécessaire pour faire respecter la loi brésilienne et préserver la souveraineté.
Le sort du projet de loi sur la désinformation et de son réexamen par la Cour suprême pourrait engendrer de nouvelles normes juridiques pour les plateformes au Brésil, afin de savoir jusqu’où le pays peut aller pour contraindre les entreprises numériques mondiales à lutter contre la désinformation.
Même si la Cour suprême n’a pas directement lié ce réexamen au différend en cours avec X, le conflit avec Elon Musk sert bel et bien de toile de fond politique aux débats sur l’orientation de l’expérience brésilienne en matière de régulation des plateformes. Les retombées de cette querelle en apparence personnelle pourraient avoir, en la matière, des conséquences majeures pour le Brésil et, potentiellement, pour d’autres pays.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord
Yasmin Curzi de Mendonça ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.10.2024 à 10:33
Gwenaëlle Questel, Enseignant-chercheur en droit privé, Université Bretagne Sud (UBS)
Le droit sanctionne de plus en plus durement les violences conjugales et intrafamiliales. Ainsi depuis mai 2024, l’époux violent envers sa femme ou ses enfants peut être privé des droits liés à son contrat de mariage. Cette évolution de la loi est-elle suffisante ?
Le 2 septembre 2024 débutait le procès dit « des viols de Mazan ». Dominique Pélicot, accusé d’avoir drogué, violé et fait violer sa femme pendant 10 ans, comparaît aux côtés de 50 coaccusés. Ce procès hors norme, qui doit durer jusqu’à la mi-décembre, donne à voir les plus bas tréfonds de la masculinité, des rapports de domination hommes-femmes et du caractère systémique des violences conjugales.
Cette affaire intervient dans un contexte où une majorité de français n’a pas confiance en la justice, considérée comme trop laxiste, en particulier en ce qui concerne la réponse pénale.
Mais dans les faits, le combat juridique et judiciaire contre ces violences conjugales est-il perdu d’avance ? Il semble que non : la reconnaissance progressive des violences conjugales par le droit ne peut être niée, même si celle-ci demeure perfectible.
À lire aussi : Enquête sur le « viol ordinaire »
Sur le plan pénal, les violences conjugales sont lourdement sanctionnées par le droit. La notion controversée de « crime passionnel » issue du langage courant n’a jamais été consacrée par le code pénal.
L’état de conjugalité constitue cependant une circonstance aggravante pour les viols et les homicides depuis 2006. Les peines encourues sont donc plus lourdes lorsque le crime est commis par le conjoint, le partenaire pacsé ou le concubin de la victime : vingt ans de réclusion criminelle pour le viol et réclusion à perpétuité pour l’homicide.
Plus largement, une loi de 2018 en a fait une règle générale puisqu’à présent, les peines sont aggravées pour toute infraction commise par un membre du couple sur l’autre.
Depuis le 1er janvier 2024, les plaintes pour violences conjugales sont traitées au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel par des pôles spécialisés dans la lutte contre les violences intrafamiliales. Ces pôles, ont pour mission de favoriser la circulation des informations entre les différents acteurs institutionnels concernés et ce afin de mieux détecter les violences intrafamiliales et d’offrir une meilleure prise en charge et protection aux victimes, en particulier en y associant pleinement les associations d’aide aux victimes et en formant spécialement les magistrats coordonnateurs de ces pôles en matière de violences familiales.
Parallèlement, le législateur prend également en compte les violences conjugales en matière civile. L’exemple le plus récent est la loi du 31 mai 2024 qui prévoit de priver automatiquement l’époux qui a tué son conjoint du bénéfice des avantages tirés du contrat de mariage, c’est-à-dire des clauses qui peuvent être insérées par les époux dans leur contrat de mariage dans l’objectif de faire bénéficier l’un d’eux davantage d’ordre patrimonial au décès de l’autre.
Le juge dispose à présent du pouvoir de priver l’époux violent envers son conjoint de ces mêmes avantages, notamment en cas de viol, de coups et blessures ou encore de dénonciation calomnieuse. Le juge intervient alors à la demande du conjoint victime, d’un de ses héritiers ou encore du ministère public.
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Cette prise en compte des violences conjugales par le droit s’inscrit dans l’objectif plus large de lutte contre les violences intrafamiliales, comme en témoigne la récente loi, adoptée en 2024, visant à mieux protéger et accompagner les enfants victimes et covictimes de violences intrafamiliales, qui suspend automatiquement l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour un crime tel que le viol ou l’homicide commis sur un des enfants ou sur l’autre parent.
La précipitation dans l’élaboration de certains projets de loi par les différents gouvernements sous la présidence d’Emmanuel Macron et dans l’adoption de ceux-ci par les parlementaires a pu avoir pour conséquence de générer des incohérences.
On l’a dit, la qualité de conjoint, de partenaire pacsé et de concubin constitue une circonstance aggravante lors du prononcé de la peine depuis 2018, ce qui révèle la volonté d’une répression accrue de la part du législateur. Pour autant, en se penchant sur les détails du texte, on constate une incohérence quant à la notion de concubinage telle qu’elle est définie dans le code civil : le texte pénal précise que la circonstance aggravante est qualifiée « même lorsqu’ils ne cohabitent pas » alors même que la vie commune est une condition d’existence du concubinage d’après le Code civil. Ainsi, si la finalité poursuivie par le législateur d’une sanction indifférenciée des violences, quelle que soit la forme de l’union est tout à fait louable, l’ajout de cette précision manque néanmoins de cohérence juridique.
Sur le fond, une des principales difficultés pour le droit reste de cerner et de définir les violences conjugales dans l’objectif ensuite de mieux les empêcher. Les rapports de domination et les formes de violences conjugales sont très divers et difficilement saisissables par le droit, ce qui fait en partie écho à la diversité des couples d’aujourd’hui.
À lire aussi : Violence conjugale : pourquoi la notion de « contrôle coercitif » pourrait produire plus de justice
Les notions de dépendance et de subordination telles qu’elles sont envisagées en droit du travail pour décrire l’état de dépendance économique et juridique dans lequel le salarié se trouve par rapport à son employeur, notamment en qui concerne la sanction du harcèlement au travail, pourraient constituer des points d’appui juridiques afin de mieux appréhender ces questions d’emprise et de domination au sein des relations conjugales.
Enfin, sur le plan judiciaire, il convient de garder à l’esprit qu’en matière de violences conjugales comme ailleurs, demander à la justice d’être à la hauteur des enjeux implique que celle-ci soit à même d’accomplir ses missions. Un rapport de la CEPEJ (Commission européenne pour l’efficacité de la justice) datant de 2022 relève à ce sujet que la médiane au sein du Conseil de l’Europe est de 17,6 magistrats pour 100 000 habitants. La France n’en compte que 11,2 alors qu’ils sont 25 en Allemagne. Une meilleure justice ne peut donc se concevoir sans les moyens matériels, financiers et humains nécessaires pour l’assurer.
Gwenaëlle Questel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.10.2024 à 19:05
Anne-Claude Ambroise-Rendu, Professeur d'histoire contemporaine, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Contrairement aux idées reçues, le viol est un crime bien pris en compte par le droit et sévèrement puni depuis des siècles. Pourtant, la répression prévue par la loi, toujours plus importante, a été limitée par un système culturel de domination masculine puissant.
On entend trop souvent dire que la criminalisation du viol et donc sa répression sont des phénomènes récents. C’est inexact. Sans rompre sur ce point avec l’ancien régime, le code pénal de 1791 considérait le viol comme un crime et il était prévu de le sanctionner comme tel. Reste que les préjugés des juges et des jurys ne permettaient pas toujours que l’exercice de la justice soit une traduction fidèle de ce droit. La rareté des poursuites comme celle des condamnations, surtout quand le viol s’est déroulé dans un lieu privé, témoigne de la réticence des juges et des jurés à sanctionner un crime qui, à beaucoup, semblait bénin ou difficile à prouver.
À lire aussi : Procès de Mazan : le viol des femmes dans l’opinion publique de l’époque moderne à nos jours
Dans le code pénal de 1810, les violences sexuelles sont sévèrement punies : de 10 à 20 ans de réclusion lorsque la victime est une adulte et de 5 à 20 ans de travaux forcés si le viol ou l’attentat à la pudeur avec violence (lorsqu’il n’y a pas eu de pénétration) ont été commis sur un individu de moins de 15 ans, peine étendue à la perpétuité quand le coupable a autorité sur la victime ou a été aidé. Le code pénal de 1810, suivant celui de 1791, a transformé la nature juridique du viol qui n’est plus un péché de luxure. Or dans l’esprit du législateur de 1810, le droit n’a pas pour mission de réguler la sexualité, ce que le Code pénal modifie sensiblement en 1994. La justice est donc demeurée à distance des violences sexuelles considérées comme relevant de la sphère privée.
La criminalité sexuelle sur mineur a longtemps été considérée comme la variante aggravée des crimes commis sur adultes qui justifient simplement une sanction plus lourde. En 1832, le code pénal prend précocement en compte l’existence d’une contrainte non physique pour ce qui concerne les mineurs et crée une nouvelle infraction : l’attentat à la pudeur sans violence sur les moins de 11 ans, âge qui sera élevé à 13 ans en 1863 puis 15 en 1945. La loi de 1832 entend ainsi protéger les enfants de la sexualité des adultes. Cette invention témoigne aussi d’un changement de paradigme important : de délinquant potentiel, l’enfant devient pour le droit une victime potentielle. En outre, la loi de 1863, fait de la qualité d’ascendant un élément constitutif du crime ce qui est une manière d’introduire l’inceste dans le code, sans le nommer.
Faute d’une définition précise du viol comme d’une représentation unifiée de l’attentat à la pudeur et de la pudeur elle-même, la question de la violence était appelée à devenir rapidement une question centrale dans la réponse judiciaire, la notion de menace n’étant pas intégrée. Seule comptait la visibilité de la résistance physique. Concrètement, c’était aux juges et aux jurés, éclairés par la science des médecins légistes, qu’il revenait de définir précisément ces attentats aux mœurs et de les réprimer en conséquence. La répugnance des jurés à condamner oblige fréquemment les juges à déqualifier les accusations et à les transmettre aux tribunaux correctionnels ceci afin d’éviter un acquittement.
Le premier apport de la loi du 23 décembre 1980, portée par un mouvement féministe qui entend criminaliser le viol, est de préciser ce que sont les infractions sexuelles en les redéfinissant. Considérant « l’aspect psychique de la meurtrissure infligée à la personne », le texte nouveau distingue « les actes de pénétration sexuelle » qui constituent désormais le crime de viol, des autres actes nommés « attentats à la pudeur » et qui ne sont passibles, sauf circonstances aggravantes, que de peines correctionnelles. La loi admet tous les types de pénétration sexuelle (anale, buccale), de même qu’elle reconnaît que l’auteur du crime peut être une femme, puisque l’intromission de corps étrangers est assimilée à n’importe quelle pénétration. L’introduction de la notion de « sévices », qui comporte une connotation sexuelle alors même que la qualification n’est pas précisée, montre bien quel pas a été franchi dans l’appréciation morale et sensible du crime. Le temps de la reconnaissance des victimes est venu. Mais l’éveil de cette préoccupation nouvelle met en lumière les contradictions qui opposent les exigences de défense des libertés et la nécessité d’une répression efficace.
L’entrée en vigueur du nouveau code pénal introduit une rupture terminologique : les infractions sexuelles remplacent les infractions aux mœurs, rompant ainsi avec une visée morale pour dire la crudité du sexe. Le régime des pénalités est toujours lourd : quinze ans de réclusion criminelle pour le viol, vingt ans lorsqu’il est commis sur un mineur. L’agression sexuelle qui concerne « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » remplace l’attentat à la pudeur avec violence. Agression est donc le terme trouvé pour dire la violence sexuelle. Ce qui est gagné en précision du côté du dire de la violence, semble perdu quant au champ sémantique que dessinait l’attentat à la pudeur (délicatesse, décence, dignité, intimité, honneur, etc.), dépouillant l’appréciation du crime de sa dimension morale mais aussi sensible.
Plus généralement, c’est la protection de la dignité humaine qui s’affirme à l’occasion de la lutte contre les infractions sexuelles. Surgissant « aux confins de l’éthique et du droit, du soi et de l’altérité », ce concept philosophique a désormais trouvé sa place en droit. La violence sexuelle n’est plus cette offense faite à Dieu ou à la puissance paternelle mais confronte définitivement deux sujets, deux sujets de droit.
Cependant, le travail de la justice reste entravé par une difficulté et une crainte : sauf exception, la reconnaissance du viol suppose de croire la parole de la dénonciatrice, or, juges et procureurs semblent tétanisés, surtout depuis Outreau, par le risque d’erreur judiciaire.
Jusqu’à #MeToo, les modifications de la législation en la matière se sont faites pratiquement hors du regard de l’opinion publique. C’est pourquoi #MeToo, #balancetonporc sont le temps d’un nouveau basculement qui permet la prise en compte de cette criminalité, dans un cadre de mutations profondes de la tolérance sociale à l’égard du crime sexuel, en y intégrant la notion centrale de consentement. Non seulement le seuil des violences tolérées a bougé, mais la protection de l’intégrité des individus, fruit de l’individualisme juridique contemporain, est désormais au centre des représentations de la justice et du crime. Au XXIe siècle, l’individu exige la préservation de l’intégrité de son être moral, le respect de ses sentiments et de ses élans affectifs. Le meurtre physique ne représente plus, seul, le mal absolu qui, maintenant, prend les traits du « meurtre psychique ».
Depuis la fin du XXe siècle, les incriminations et les pénalités relatives aux infractions sexuelles font l’objet d’une réélaboration constante, confirmée par les lois postérieures à l’entrée en vigueur du code pénal de 1994. S’inscrivant dans la dynamique d’une extension du champ des comportements sanctionnés, la répression s’appuie sur la multiplication des incriminations du nouveau code pénal et l’aggravation des pénalités. La création du Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), en 1998, celle du fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS) en 2004 témoignent de l’attention nouvelle portée à cette criminalité. Par la multiplication des incriminations (l’inceste, dernier entré dans la liste des crimes en février 2010, puis à nouveau en mars 2014 et plus explicitement encore en avril 2021), le législateur a cherché à apporter une réponse répressive de plus en plus précise à ce type d’infractions.
Cette histoire d’un basculement culturel et sensible radical n’est pas achevée : en ce début du XXIe siècle, une double hypothèque continue de peser lourdement sur le traitement pénal des crimes sexuels : celle d’un masculinisme en pleine réaction ; celle du tout répressif au détriment d’une visée éducative. On peut y ajouter la difficulté à organiser une répression impliquant le recours à un droit d’exception, c’est-à-dire un régime juridique justifié par l’urgence et les circonstances - en l’espèce par la domination masculine. De ce point de vue les revendications qui visent à rendre imprescriptibles les crimes sexuels, si elles étaient satisfaites, constitueraient un tournant radical au sein du droit français.
Anne-Claude Ambroise-Rendu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.10.2024 à 15:22
DEPREZ Stanislas, Chargé de cours invité en philosophie, spécialiste du transhumanisme, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Le transhumanisme est souvent analysé comme l’idéologie de la Silicon Valley. Il est plus intéressant d’y voir un produit de nos sociétés individualisantes et technicisées.
Encore peu connu il y a une quinzaine d’années, le transhumanisme est aujourd’hui un phénomène de mode, enthousiasmant pour quelques-uns, effrayant pour beaucoup. En effet, il est souvent vu comme l’idéologie de la Silicon Valley, un néolibéralisme techniciste, élitiste et anti-écologique. Elon Musk semble en être le parfait représentant, tant par son positionnement à la droite de l’échiquier politique que par les domaines où il investit que par son storytelling millénariste : les panneaux solaires de SolarCity alimentent en énergie les voitures Tesla et, à terme, les fusées SpaceX emmèneront sur Mars et au-delà des astronautes augmentés grâce à des implants Neuralink et à l’intelligence artificielle d’OpenAI, le tout permettant à l’espèce humaine de sortir de son berceau qu’est la Terre, afin de coloniser le vaste univers.
Musk ne se revendique pas du transhumanisme. Mais les idées qu’il mobilise sont largement défendues par la communauté transhumaniste : membres d’associations telles que Humanity+ ou en France Technoprog, participants aux colloques Transvision ou aux Beyond Humanism Conferences, ou encore chercheurs écrivant dans le Journal of Evolution and Technology ou le Journal of Posthuman Studies. Ainsi Max More, que l’on peut considérer comme la figure principale du mouvement à ses débuts dans les années 1990, défend-il ce qu’il nomme l’extropie c’est-à-dire le dépassement des limites et l’augmentation indéfinie des capacités humaines, avec pour ambition de devenir un posthumain – ou humain 2.0 –, presque immortel, d’une intelligence fabuleuse et d’une force extraordinaire.
Sans surprise, More insiste sur la liberté absolue des individus à choisir leur propre vie et même leur propre corps. La « liberté morphologique » est une revendication de base des transhumanistes, en même temps qu’un point majeur de controverse, puisqu’elle implique le droit aux manipulations génétiques, à l’utilisation de psychotropes et de produits dopants, et aux implants y compris cérébraux. Les critiques n’ont pas manqué d’attirer l’attention sur les dangers d’une telle position pour la cohésion sociale et pour les individus eux-mêmes. Peut-on permettre que des gens testent des drogues au mépris de leur santé et qu’ils décident de sélectionner les qualités physiques et mentales de leurs enfants ? Qu’adviendrait-il du mérite et de l’effort ? Les humains non augmentés ne seraient-ils pas considérés comme les « chimpanzés du futur », pour reprendre une expression provocatrice du roboticien et transhumaniste Kevin Warwick ? Telles sont quelques-unes des redoutables questions soulevées par le développement technologique.
Il faut reconnaître que les transhumanistes eux-mêmes furent les premiers à attirer l’attention sur les possibles dérives d’une augmentation débridée. Contre les libertariens extropistes, un courant dit technoprogressiste (Nick Bostrom, Anders Sandberg, James Hugues, Marc Roux, etc.) a souligné l’importance d’un contrôle étatique des pratiques d’augmentation de soi et la nécessité de rendre celles-ci accessibles à tous ceux qui le souhaitent, au lieu de les réserver à celles et ceux qui ont les moyens de se les offrir.
Pourtant, même les technoprogessistes insistent sur le respect total de la liberté individuelle. C’est paradoxal, car on ne comprend pas comment il est possible de vouloir à la fois une absolue liberté de choix et un contrôle par des tiers. Cette contradiction nous paraît refléter deux attentes ambivalentes des sociétés économiquement et techniquement développées, à savoir le besoin de sécurité et le désir de liberté. Mais il y a plus. L’essor de la pratique de la musculation et la multiplication des salles d’entraînement et des coachs sportifs, ainsi que le développement de la chirurgie esthétique, témoignent de ce que nous semblons avoir intégré une injonction collective selon laquelle nous sommes responsables du corps et de la tête que nous avons. Comme s’il ne tenait qu’à nous de transformer, grâce à la technique, ce que nous avons reçu de la nature.
De ce point de vue, le transhumanisme ne fait qu’amplifier une dynamique fondamentale de nos sociétés. Dans notre imaginaire collectif, la technique peut, ou pourra un jour, guérir toutes les maladies et même la vieillesse, vaincre la stérilité, permettre de changer de sexe. En d’autres termes, elle est vue comme le moyen de combler nos manques et satisfaire nos fantasmes, et les individus attendent des autorités qu’elles les aident à acquérir ce moyen.
Il y a une autre raison pour laquelle le transhumanisme semble être un reflet de nos sociétés. La plupart des observateurs y voient une idéologie de l’augmentation, traduction du mot enhancement. Or, ce terme anglais peut se traduire par amélioration, laquelle n’est pas forcément linéaire. L’amélioration passe aussi par la diversification. Dans cette perspective, la liberté morphologique est moins le fait de devenir plus costaud ou plus intelligent que celui d’exister autrement. C’est là une tendance forte de nos sociétés, qui nous enjoignent d’inventer qui nous sommes, de découvrir notre vrai moi, d’être le héros ou l’héroïne de notre propre vie, de prendre conscience de notre caractère unique. Un certain nombre de courants du transhumanisme s’inscrivent dans cette voie. On peut citer le biohacking, le transgenrisme et le postféminisme techniciste, et l’art métahumaniste.
Les biohackers sont des adeptes d’une sorte de « transhumanisme de garage ». Ils s’implantent dans le corps des dispositifs d’extension sensorielle qu’ils ont bricolés eux-mêmes. L’idée, comme l’exprime la biohackeuse Lepht Anonym, est de permettre à chacun et chacune – quel que soit son budget – d’expérimenter la condition de cyborg (mixte de chair et de métal). Il s’agit aussi de s’approprier la technologie afin de ne pas la laisser aux mains des laboratoires spécialisés.
Née Martin, devenue une femme grâce à la chirurgie, Martine Rothblatt voit dans le transhumanisme un moyen de dépasser l’opposition binaire des sexes. Dès lors que la technique permettra de changer de sexe ou de devenir intersexe à volonté, argumente-t-elle, et a fortiori quand nous serons des esprits dans des ordinateurs, la différenciation sexuée n’aura plus de sens et les inégalités de genre s’estomperont d’elles-mêmes. À travers cette utopie – qui comme toute utopie comporte sa part de fantasme – Rothblatt se sert de la technique pour contester l’ordre social et sa justification par la supposée naturalité.
Ce faisant, elle poursuit la critique entamée par la biologiste et philosophe Donna Haraway, théoricienne du postféminisme, qui voyait dans le cyborg un outil conceptuel de remise en cause de l’ordre établi. Si Haraway ne se dit pas transhumaniste, c’est le cas des philosophes Rosi Braidotti et Francesca Ferrando, pour qui la technique permet d’imaginer, et de travailler à, un posthumain tolérant, cosmopolite, conscient d’être relié aux autres vivants et soucieux du milieu écologique.
Questionner notre inscription dans l’environnement et notre définition de nous-mêmes, telle est aussi la démarche d’artistes comme le métahumaniste Jaime del Val, qui se sert de la technique pour exposer notre condition relationnelle, brouillant les croyances et attentes de l’humain sur lui-même : frontière entre intérieur et extérieur, soi et non-soi, corps et machine. Il prolonge ainsi les recherches de body-artistes tels qu’ORLAN, célèbre pour ses opérations de chirurgie esthétique, interrogeant les représentations de la femme dans l’art occidental, et Stelarc, qui teste les limites de son corps grâce à des dispositifs technologiques.
Ce transhumanisme « alternatif » éclaire une autre facette de nos sociétés technicistes et individualistes : la nécessité de devenir unique (autre et singulier) et en même temps le désir de dilution, d’abandon de soi. Si la lutte pour la reconnaissance est éprouvante et épuisante, comme l’ont avancé des sociologues et philosophes (Axel Honneth et Alain Ehrenberg notamment), on comprend pourquoi s’esquissent des récits qui explorent de nouvelles manières d’être soi, renouant avec la nature et avec les autres, et pourquoi se développe la tentation de (re)trouver du collectif au sein même de l’individu.
Le transhumanisme est souvent analysé comme un dangereux délire servant de justification aux visées hégémoniques des entreprises de la high-tech. Il se pourrait que le plus intéressant, dans ce phénomène, soit d’y voir un miroir grossissant de ce que sont les individus de nos sociétés technicisées.
DEPREZ Stanislas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.10.2024 à 16:46
Dennis Rodgers, Research Professor, Anthropology and Sociology, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Gangs and gang members arguably constitute fundamental lenses through which to think about and consider the world we live in. They need to be understood in a balanced and nuanced manner, however, that goes beyond stereotyping and vilification. For the past five years, the GANGS project, a European Research Council-funded project led by Dennis Rodgers, has been studying global gang dynamics.
Among the project’s various activities, researchers collected 31 gang member life histories from 23 countries around the world, to help us better understand the motivations, drivers, and events that can shape gang members’ choices and trajectories. Taken together, the stories offer a panorama of triumph and defeat, of ruin and redemption, of discrimination and emancipation, and highlight the frequent persistence of human beings, even in the most difficult of circumstances. The 31 stories will be published in different forms – including as an Open Access edited volume with Bloomsbury Press, and in two journal special issues – over the coming years. In the meantime, this special series for The Conversation offers a preliminary selection, each illustrating a key issue that has emerged from GANGS project research.
Kieran Mitton tells us about the life of Gaz, a former Sierra Leonean gang member who became a poet and then a farmer. His remarkable trajectory is a testament to the way that gangster lives are by no means deterministic and that opportunities to leave the gang and change can present themselves in all sorts of ways at different moments in time.
Ellen Van Damme offers us a portrait of Jennifer, the first female Honduran gang leader. Her story illustrates the frequently gendered nature of gangs, and the way that machismo and patriarchy constrain Jennifer’s life, even as a gang leader, highlighting the frequently fundamentally masculine essence of street gangs.
Sally Atkinson-Sheppard worked closely with Sharif, who 10 years ago was her research assistant, to write the story of his journey from gang member in war-torn Bangladesh to human rights worker and advocate for street children’s rights today. His story is one of overcoming exceptional adversity and drawing on his past experiences to do good in the world today.
Steffen Jensen recounts the story of Marwan, whose life is in many ways a reflection of contemporary South African history, as he has had to navigate the violence of apartheid, prison, the Cape Flat drug wars, and more. Central to his narrative are the binary notions of damnation and redemption, with gangs frequently the sources of both at different points in his life, highlighting the different ways in which they can influence life trajectories.
Alistair Fraser and Angela Bartie present a portrait of 70-year-old Danny, a retired Glaswegian businessman who was a gang member in his youth, and that is based, uniquely, on interviews carried out over a 50-year period, in 1969, 2011, and 2022. They trace his changing self-reflexion about his past, highlighting how this mirrors the broader transformation of Glasgow from a “Mean City” in the 1950s to a thriving metropolis that was Europe’s Capital of Culture in 1990.
From a very young age, Soraya was involved in drug trafficking in the barrio Luis Fanor Hernández, a poor neighbourhood in Managua, the capital of Nicaragua, where Dennis Rodgers has worked for over 20 years. Known locally as “la Reina del Sur” (“the Queen of the South”), her story shows how rather than being empowering, her participation in the drugs trade reinforced forms of macho violence and patriarchal dynamics of domination.
Dennis Rodgers received an Advanced Grant (no. 787935) from the European Research Council (https://erc.europa.eu) for a project on “Gangs, Gangsters, and Ganglands: Towards a Global Comparative Ethnography” (GANGS).