27.11.2025 à 17:08
Williams Nuytens, Sociologue, professeur des universités en Sciences et Techniques des APS, Université d'Artois

Plusieurs milliers d’arbitres se font agresser verbalement et physiquement chaque année sur les terrains de football. Pourquoi ? Dix ans d’enquête révèlent que l’érosion progressive des cadres collectifs qui régulaient autrefois les comportements au sein des clubs amateurs pourrait expliquer ce phénomène. Derrière les coups et les insultes, c’est un système fragilisé qui se dévoile.
Selon la Fédération française de football (FFF), on dénombre 2 millions de pratiquants licenciés (des hommes à 90 %) qui participent à 30 000 rencontres hebdomadaires. Ces matchs sont arbitrés par 25 500 officiels recensés (dont 1 500 femmes et 1 500 arbitres de moins de 15 ans). Sans eux, le football n’existerait pas. Ils sont souvent victimes d’agressions.
Selon l’Observatoire des comportements de la Fédération française de football, 12 000 incidents sont répertoriés et environ 11 000 matchs se signalent par un incident ou plus chaque saison. Ce chiffre, quasiment stable depuis la création de l’Observatoire en 2006, renvoie à des violences autant physiques que verbales.
Les joueurs commettent l’essentiel des faits (9 fois sur 10), suivis des encadrants, des spectateurs et des parents. Ce sont les arbitres qui subissent environ 40 % des violences, principalement verbales (8,5 fois sur 10). Cela signifie qu’environ 700 officiels sont physiquement agressés sur les terrains en France chaque année (coups, brutalités, bousculades, tentatives de coup(s), jets de projectiles, crachats), soit plus de 17 arbitres agressés chaque semaine – une saison sportive dure dix mois environ.
Les médias couvrent le phénomène en pointant la responsabilité d’un haut niveau parfois peu exemplaire ou la dégradation des contextes, et en mettant en avant les réactions collectives du monde arbitral. Cela a sans doute contribué au déploiement récent par la FFF d’un plan contre les violences et pour la protection des arbitres. Organisée autour des principes de la surveillance, de la prévention, de la dissuasion et de la répression, une telle entreprise devrait améliorer le déroulement des compétitions.
De nombreuses enquêtes de terrain auront été nécessaires pour comprendre ce phénomène et identifier ses causes. En ce qui nous concerne, nous avons commencé par mettre à distance un monde social qui nous était familier, ethnographié durant une saison à domicile et à l’extérieur un club de quartier prioritaire réputé « violent », collaboré avec divers chercheurs afin de cerner les problèmes et compter encore les faits pour enfin nous concentrer sur la figure des arbitres à partir d’une passation de 5 000 questionnaires et de dizaines d’entretiens.
Selon les dernières données que j’ai sollicitées en septembre 2025 auprès de la FFF, la majorité des faits (violences physiques et verbales) concerne la catégorie des seniors (60 % du volume des incidents relevés en saison 2024-2025 concernent les 18 ans et plus). Ceci confirme une tendance déjà pointée sur une période d’observations plus longue et le rôle cathartique du sport. On sait aussi que les violences se propagent notablement chez les plus jeunes (17-18 ans et 15-16 ans) au point aujourd’hui de présenter des taux d’incidence supérieurs aux proportions affectant les seniors (2,7 % chez les 18 ans et plus ; 3,2 % chez les 15 ans-18 ans).
On sait en outre que ces incidents concernent surtout les compétitions départementales, cantonales et régionales dans une moindre mesure. Enfin, contrairement aux idées reçues, on ne constate pas de clubs dans lesquels les violences s’installent au point d’en faire des associations durablement problématiques : sur plusieurs saisons les violences sont réparties entre de nombreux clubs.
La concentration des violences et autres incidents dans les divisions locales du football renvoient aux vulnérabilités des clubs de compétitions départementales. Les dirigeants et bénévoles y manquent – ou changent trop fréquemment, fragilisant le contrôle social que ces figures peuvent exercer sur les licenciés. Leurs paroles, pouvoirs éducatifs et capacités de régulation des comportements déviants s’affaiblissent. En parallèle, des pressions nouvelles se manifesteraient davantage. On pense ici aux intimidations voire aux agressions commises par des parents désireux de voir réussir leur enfant au plus haut niveau, c’est-à-dire l’illustration des effets pervers associés à ce que l’on appelle parfois « le projet Mbappé ». On pense aussi aux conduites violentes de joueurs au cours des rencontres sportives, ces licenciés pour lesquels les interventions des éducateurs ne suffisent parfois plus à canaliser des frustrations.
Dans ces contextes associatifs instables (équipes dirigeantes changeantes, formations insuffisantes des éducateurs en matière de régulation des comportements agressifs…), les arbitres sont très exposés d’autant plus que dans les premières divisions du football amateur, l’arbitre officiel, quand il existe, est une personne seule. Et seule quand des ruptures de cadres surviennent (insultes répétées, menaces, bagarres…).
Il est acquis maintenant que la performance arbitrale, incluant la gestion des matchs et de la sécurité, doit beaucoup aux contributions conjointes des joueurs, dirigeants et assistants. Cette performance est logiquement dégradée lorsque l’arbitre officie sans juge de touche officiel, en présence de dirigeants fragilisés, de joueurs à l’autocontrôle inconstant, de parents et de spectateurs imprévisibles, voire oppressants. Aussi stigmatiser l’arbitre, faire de son activité un facteur explicatif des violences, représente une erreur d’appréciation. En effet les agressions se construisent dans les configurations des compétitions et sont le produit de responsabilités partagées.
Bien entendu, l’arbitre détient le monopole de l’usage des sanctions légales, possède les lois du jeu, profite d’un statut d’agent ayant une mission de service public et d’un pouvoir qui n’a cessé de se renforcer depuis cent cinquante ans. Toutes ces ressources résistent pourtant mal aux caractéristiques des cadres de la pratique du football, et ne doivent pas laisser penser que les arbitres constituent un groupe homogène.
Le monde associatif perd progressivement ses repères : des dirigeants aux carrières longues laissent la place à des engagements bénévoles moins constants, de jeunes arbitres compensent les retraits d’arbitres expérimentés devenus inaptes ou désintéressés, des joueurs promoteurs et bénéficiaires d’une identité collective se raréfient. Désormais, ici et là, les footballeurs ne joueraient plus pour leurs couleurs, leur territoire, leur groupe d’appartenance et fragilisent des « nous » cohésifs pourtant riches de contrôle social.
Dans le domaine social que compose le football, mes enquêtes me conduisent à défendre la thèse de collectifs moins cohésifs, c’est-à-dire de clubs dans lesquels la nature des liens sociaux entre licenciés (joueurs, éducateurs sportifs, dirigeants, arbitres) est moins forte. Moins protectrice. Moins productrice de reconnaissances sociales. Et il suffirait alors d’une étincelle pour que les stades s’embrasent : l’absence d’une contention chez un pratiquant frustré, une décision arbitrale litigieuse ou erronée, des parents blessés de voir leur enfant sur le banc des remplaçants, une rétrogradation sportive que des spectateurs n’acceptent pas, projetant leur désarroi sur la cible accessible que représente l’arbitre, etc.
Tout ceci conduit souvent à penser l’agression d’un arbitre comme la conséquence d’un facteur déclenchant très situé, localisé et qui parfois renvoie à la psychologie de l’auteur du fait. Cependant, la rareté des carrières de joueurs violents limite la portée d’un tel raisonnement. En combinant plusieurs faits et en se souvenant que les responsabilités sont partagées, on déclenche un autre régime interprétatif qui n’a d’ailleurs rien à voir avec l’illustration d’une société toujours plus violente.
D’après mes recherches, si les violences contre les arbitres ne diminuent pas en dépit de mesures coercitives (durcissement des sanctions, modifications du statut des arbitres…), c’est avant tout en raison d’un tissu associatif moins capable de faire barrage à ces comportements.
Pour reprendre une formule du sociologue Pierre Bourdieu, les faits divers font diversion. Pour les appréhender pleinement, il faut les voir comme le résultat de constructions sociales. Quand les associations s’affaiblissent socialement, elles deviennent plus perméables aux perturbations intérieures (frustrations de joueurs, fatigue physique impliquant un moindre contrôle comportemental, inexpérience de jeunes et de très jeunes arbitres, contrôle social des dirigeants moins efficaces, erreurs d’arbitrage…) et influences extérieures (comme des rivalités sociales et territoriales entre localités ou quartiers). Les arbitres en font les frais et révèlent ces fractures.
Williams Nuytens a reçu des financements de l'université d'Artois, de la région des Hauts-de-France, de l'Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure (1998), de l’INSEP (1997), de la Fédération Française de Football (2010), de l'UFOLEP du Pas-de-Calais (2018, 2020, 2022), de l'UFOLEP nationale (2019-2021), du Ministère de l'Enseignement Supérieure et de la Recherche, de l'ANCT (2023, 2025), des Communautés Urbaines d’Arras et de Lens-Liévin (2021, 2022, 2023), de la Ligue de Sport Adapté des Hauts-de-France (2020-2023), de La Vie Active (2024), du Groupement Hospitalier Arras-Ternois (2024), de l’ANRT (2024), etc. Il ne travaille pas, ne conseille pas, ne reçoit pas de fonds d’une organisation pouvant tirer profit de cet article. Il ne déclare aucune autre affiliation que ses institutions de recherche et d’enseignement en dehors d’un engagement bénévole en qualité d’administrateur auprès de l’association Eveil.
26.11.2025 à 16:31
Franck Frégosi, Politiste, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po Aix, Aix-Marseille Université (AMU)
Patrick Simon, Chercheur associé à l'Observatoire Sociologique du Changement, Sciences Po; Co-responsable du master Migrations de l'Institut des Migrations (Paris 1 -Ehess), Ined (Institut national d'études démographiques)
Vincent Tiberj, Professeur des universités, délégué recherche de Sciences Po Bordeaux, Sciences Po Bordeaux
Un sondage réalisé par l’institut Ifop conclut à une forte poussée de religiosité, de rigorisme et de soutien à la mouvance islamiste chez les musulmans de France. Cette étude, critiquée pour ses biais méthodologiques, a été commanditée par une revue soupçonnée de liens avec les Émirats arabes unis. Quelle est la valeur de cette enquête dont les chiffres alimentent déjà le débat politique ? Quelles sont les conclusions d’autres études portant sur ces questions ? Entretien avec Franck Frégosi, spécialiste de l’islam en France, ainsi qu’avec Patrick Simon et Vincent Tiberj, auteurs des analyses sur la religion des enquêtes Trajectoires et origines (Insee/Ined).
The Conversation : Selon une étude de l’Ifop, les musulmans affichent, en France, un degré de religiosité largement supérieur aux autres religions : 80 % se déclareraient « religieux », contre 48 % en moyenne chez les adeptes des autres religions. La pratique quotidienne de la prière chez les musulmans aurait aussi augmenté, passant de 41 % en 1989 à 62 % en 2025. Comment recevez-vous ces chiffres ?
Vincent Tiberj : Quand vous êtes originaire d’un pays où 90 % des gens vous disent que la religion c’est très important (ce que montrent régulièrement les World Value Surveys), et que vous arrivez en France, alors oui, évidemment, la religion est toujours importante. Cela traduit le lien avec le pays d’origine, et pas forcément une dynamique d’« islamisation » à l’œuvre dans la communauté musulmane française.
On constate chez les immigrés qui se définissent comme religieux, qu’il s’agisse de musulmans, de catholiques, ou même de bouddhistes, qu’ils sont plus souvent conservateurs par rapport à la population française en général. Ainsi, plusieurs enquêtes disent que, chez les musulmans, il y a plus souvent des difficultés à accepter les couples homosexuels et chez certains des préjugés anti-juifs. C’est plus répandu mais pas systématique, bien au contraire ; d’ailleurs, les personnes aux tendances antisémites se retrouvent bien plus souvent à l’extrême droite. Mais, ce que montre l’enquête Trajectoires et origines (TeO, Insee/Ined), c’est que les descendants d’immigrés, nés et socialisés en France, sont beaucoup moins conservateurs que les immigrés. Le fait que l’Ifop se focalise uniquement sur les musulmans en général, sans distinguer les immigrés et leurs descendants, pose un gros problème méthodologique pour estimer s’il y a vraiment une montée en puissance de la religion.
Franck Frégosi : L’Ifop met l’accent sur des indicateurs de religiosité en hausse à travers la fréquentation des mosquées, la prière individuelle, l’observance des règles alimentaires, vestimentaires, le degré d’acceptation de la mixité. Mais attention aux biais de lecture ! Un exemple : la proportion de personnes faisant le ramadan est en hausse, mais la pratique du ramadan est-elle vraiment un critère de religiosité ? C’est davantage un marqueur communautaire ou peut être identitaire. Dans des familles où la pratique religieuse individuelle régulière n’est pas la norme, pendant le mois de ramadan, on va jeûner et partager le repas de rupture du jeûne (y compris avec les voisins qui ne sont pas nécessairement musulmans). Pour certaines personnes dégagées de tout lien avec une communauté priante, c’est souvent le seul lien qui les relie encore à l’islam. Est-on encore dans la religiosité ? Cet indicateur doit être questionné.
Que nous disent les enquêtes TeO que vous avez menées sur la religiosité des musulmans de France ?
Patrick Simon : L’enquête TeO 2, réalisée en 2019-2020, et qui concernait 7 400 musulmans (un panel bien supérieur à l’enquête Ifop) permet de constater une stabilité du rapport au religieux chez les musulmans par rapport à l’enquête TeO 1 de 2008-2009. Certains indicateurs montrent même une légère diminution de la religiosité.
On demande par exemple quelle importance joue la religion dans la vie des personnes interrogées. De fait, les musulmans (41 %) déclarent nettement plus que les catholiques (14 %) que la religion joue un rôle très important dans leur vie. Le niveau des musulmans est en revanche assez comparable de celui déclaré par les juifs dans l’enquête. Ces chiffres étaient plus élevés pour les musulmans en 2008-2009 lors de la première enquête TeO (49 %). En dix ans, sur cet indicateur, la religiosité est donc un peu moins intense parmi les musulmans en France.
Un autre indicateur donne une perspective comparable de légère baisse du rapport à la religion : on enregistre les différentes dimensions de l’identité des personnes interrogées, dont la religion. Les catholiques citent rarement la religion comme dimension significative de leur identité, moins de 5 % d’entre eux le font, alors que 30 % des musulmans mentionnent la religion comme élément important de leur identité (en association avec d’autres dimensions, comme l’origine, ou leur situation de famille par exemple). La place de la religion a cependant baissé depuis 2008, passant de 33 % à 30 %. A contrario, elle est plus expressive pour les juifs qui sont 54 % à la citer en 2019, pour 46 % en 2008.
Quid de l’islamisation décrite par le sondage Ifop ? Selon l’institut, « un musulman sur trois (33 %) affiche de la sympathie pour au moins une mouvance islamiste : 24 % pour les Frères musulmans, 9 % pour le salafisme, 8 % pour le wahhabisme, 8 % pour le Tabligh, 6 % pour le Takfir et 3 % pour le djihadisme.
Franck Frégosi : L’enquête parle d’islamisme sans aucune définition en amont, comme si cela allait de soi, comme s’il s’agissait d’un item qui ferait consensus. Que mettent les personnes interrogées derrière ce mot ?
Qu’il y ait une augmentation de la fréquentation des mosquées ou de la prière individuelle parmi les jeunes générations musulmanes, soit. Qu’il existe une montée de l’intransigeantisme religieux, pourquoi pas : il s’observe dans toutes les confessions. Mais l’Ifop lie cette évolution à l’influence des réseaux islamistes chez les musulmans de France, ce qui est problématique.
Finalement, on perçoit une volonté de l’Ifop de montrer que les musulmans seraient en décrochage par rapport à la logique de la sécularisation observable dans le reste de la société. Or la sécularisation est un phénomène plus complexe que ce qui avait été décrit. Certains vont jusqu’à parler d’une séquence historique marquée par une désécularisation.
Vincent Tiberj : Concernant l’islamisation, l’enquête TeO ne propose pas d’indicateurs sur ce sujet, donc nous ne pouvons pas faire de comparaisons. En revanche, je note un certain nombre de problèmes dans l’enquête Ifop. Ainsi, on demande à une population s’ils se sentent proches des Frères musulmans, des salafistes, des wahhabites, du Tabligh, du Takfir, des djihadistes… Ce type de question provoque vraisemblablement un effet d’imposition de problématique classique dans les sondages : les gens n’osent pas dire qu’ils ne savent pas mais répondent quand même. Résultat : on se retrouve avec ce chiffre de 24 % des musulmans français qui disent être proches des Frères musulmans. Mais leur a-t-on demandé « Savez-vous vraiment ce que c’est qu’un Frère musulman » ? « Quelles sont leurs idées » ?
Autre exemple : l’Ifop demande « Êtes-vous favorable à l’application de la charia » ? Résultat : 46 % des musulmans estiment que la loi islamique doit être appliquée dans les pays où ils vivent, dont 15 % « intégralement quel que soit le pays dans lequel on vit » et 31 % « en partie », en l’adaptant aux règles du pays où on vit. Mais de quoi parle-t-on exactement ? De couper la main des voleurs ? Ce n’est pas très sérieux…
Est-il légitime de considérer la pratique d’un islam rigoriste ou intégraliste comme l’expression d’un « séparatisme » vis-à-vis des lois de la République ?
Franck Frégosi : Certains individus, que l’on peut qualifier de « rigoristes », considèrent qu’il est important d’être scrupuleux sur la consommation pour eux-mêmes et leurs proches de produits labellisés « halal » (ou « casher » pour les juifs). Cela ne les empêche pas d’avoir des relations professionnelles avec des collègues ou de partager un repas avec des non musulmans. Or l’Ifop met en avant l’idée que les musulmans, parce qu’ils seraient plus observants en matière de normes alimentaires, seraient en rupture avec la dynamique de sécularisation de la société. Ce n’est pas forcément exact.
De nombreux musulmans cherchent des accommodements entre une approche plus ou moins orthodoxe de l’islam avec la réalité de la société environnante. Il existe dans l’islam, comme dans d’autres religions, des orthodoxies plurielles. Cela ne veut pas dire nécessairement que ces personnes ont un agenda caché ou que cette évolution est le fruit de l’influence d’un islamisme conquérant, sauf à considérer qu’il faille considérer l’observance religieuse musulmane comme un problème en soi.
Patrick Simon : Depuis quelques années, des enquêtes cherchent à démontrer que les musulmans sont dans une rupture avec la loi commune et avec les valeurs collectives, en utilisant des questions ambiguës dont l’interprétation est sujette à caution, mais qui servent à qualifier un fondamentalisme religieux et la radicalisation. Les questions utilisées dans ces enquêtes sont reprises dans les sondages posant des problèmes d’interprétation similaires et alimentant un procès à charge contre les musulmans. Le sondage de l’Ifop combine des questions factuelles sur les pratiques avec des questions d’attitudes qui ne traduisent pas vraiment les orientations idéologiques qu’on leur prête.
Par exemple, demander si, pour l’abattage rituel, les enquêtés suivent la loi religieuse plutôt que la loi de la République ne va pas de soi. On peut considérer que l’abattage rituel est défini par la doctrine religieuse sans penser nécessairement à transgresser les normes sanitaires. Il ne s’agit donc pas d’une rupture de la loi commune, de mon point de vue. De même, on peut dire qu’on a effectué un mariage religieux sans mariage civil sans être dans une démarche de rupture vis-à-vis de la République. En clair, le choix des questions ne me semble pas conforme à l’interprétation qui en est faite.
L’Ifop relève que 65 % des musulmans pensent que « c’est plutôt la religion qui a raison » par rapport à la science sur la question de la création du monde. Comment interpréter ce résultat ?
Vincent Tiberj : Les religions portent une culture de l’absolu, rien d’étonnant à cela, mais il faut mesurer la différence entre des grands principes et des cas concrets comme des positions sur l’avortement, l’homosexualité, etc. En 2019, avec ma collègue Nonna Mayer, dans l’enquête Sarcelles, nous avons interrogé les souhaits de scolarisation des enfants et constaté que les musulmans demandent majoritairement une école publique sans éducation religieuse.
Donc plutôt que de jouer les valeurs de l’islam contre les valeurs de la République, on peut partir de cas concrets pour vérifier effectivement comment elles s’articulent ou s’opposent. À Sarcelles, nous avons aussi constaté que la culture intransigeantiste, qui fait passer effectivement la religion devant la République, est lié au fait d’avoir une religion – quelque soit cette religion. On retrouvait les mêmes proportions de musulmans qui faisaient passer le Coran devant la République que de chrétiens avec la Bible et de juifs avec la Torah.
L’Ifop estime que la pratique quotidienne de la prière a atteint des sommets chez les jeunes musulmans de moins de 25 ans : 40 % (contre 24 % chez les 50 ans et plus). Que constatez-vous dans vos propres enquêtes ?
Patrick Simon : L’enquête Trajectoires et origines (TeO 1) posait des questions sur l’intensité de la pratique religieuse et a identifié qu’elle était effectivement plus fréquente chez les jeunes musulmans par rapport aux plus âgés, alors que ce rapport est inversé chez les chrétiens. S’agit-il d’un effet de génération – une réislamisation par rapport aux générations précédentes plus distanciées, thèse fréquemment avancée, notamment par le sondage IFOP, annonçant une dynamique de développement de l’islam dans les années à venir ?
L’enquête TeO2 montre que ce n’est pas le cas et qu’il s’agit d’un effet d’âge : les moins de 25 ans en 2008-2009 s’avèrent être moins investis dans la religion quand ils atteignent 28-34 ans. Une deuxième explication tient à la transmission familiale, qui joue un rôle déterminant dans la formation du sentiment religieux. Les parents des jeunes musulmans ont eux-mêmes grandi dans des sociétés, notamment celles du Maghreb, où la religion joue un rôle beaucoup plus central depuis la fin des années 1970. Ces parents ont transmis une partie de ce rapport au religieux à leurs enfants qui sont les jeunes musulmans d’aujourd’hui.
Pour résumer, nous avons bien constaté que le rapport à la religion est plus dense pour les personnes dans les pays musulmans dont sont issus les immigrés, mais aussi que ces personnes ne se sont pas nécessairement « islamisées » en France.
Par ailleurs, on note que les jeunes ayant grandi dans des familles mixtes avec un parent musulman et l’autre chrétien ou sans religion sont beaucoup plus nombreux à se déclarer sans religion (de l’ordre de 50 %). Comme la mixité religieuse tend à se développer, une plus grande distance à la religion est probable, à l’avenir, dans les familles.
À propos du port du voile, l’Ifop explique que 31 % des femmes le portent (19 % systématiquement) mais que cette pratique se banalise chez les jeunes : 45 % des musulmanes âgées de 18 à 24 ans, soit trois fois plus qu’en 2003 (16 %) ». Que disent vos enquêtes ?
Patrick Simon : Concernant le voile, TeO montre que les femmes de la seconde génération portent moins le voile que les femmes immigrées : 17 % pour 36 %. Les musulmanes immigrées sont aujourd’hui plus nombreuses (36 %) à porter le voile qu’en 2008-2009 (22 %). Pour la seconde génération, la pratique a augmenté, mais dans des proportions moindres entre 2008 et 2020 (de 13 % à 17 %).
Cette pratique est plus fréquente pour les moins de 25 ans de la seconde génération. Le port du voile n’est pas constant dans le cycle de vie, et il est possible que des femmes abandonnent la pratique après 30 ans, que ce soit par choix personnel ou parce que les barrières à l’accès à l’emploi sont trop massives. Encore une fois, la distinction entre immigrées et descendantes d’immigrées apporte des nuances importantes aux constats.
Propos recueillis par David Bornstein.
Franck Frégosi a reçu des financements du Bureau Central des Cultes du Ministère de l'Intérieur -ligne budgétaire Crédits recherche Islam et Sociétés- dans le cadre d'une recherche commandée par ce service du Ministère de l'Intérieur sur le statut des imams en France pour la période 2015-2017.
Patrick Simon est membre du comité Droits Humains de la Fondation de France et il est président du comité scientifique de l'Observatoire Nationale des Discriminations dans l'Enseignement Supérieur.
Vincent T a reçu des financements de l'ANR, de l'ORA, de la Région Nouvelle-Aquitaine lors des 10 dernières années
25.11.2025 à 15:45
Bran Nicol, Professor of English, University of Surrey
Emmanuelle Fantin, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Sorbonne Université
Visionnaire de la culture numérique, Jean Baudrillard pensait l’intelligence artificielle comme une prothèse mentale capable d’exorciser notre humanité, et un renoncement à notre liberté.
Certains penseurs semblent si précis dans leur compréhension du lieu vers lequel la société et la technique nous emportent qu’ils sont affublés du titre de « prophète ». C’est le cas de J. G. Ballard, Octavia E. Butler, ou encore Donna Haraway.
L’un des membres les plus importants de ce club est le penseur Jean Baudrillard (1929-2007) – bien que sa réputation se soit amoindrie depuis une vingtaine d’années, il est désormais vaguement associé à l’époque révolue où les théoriciens français tels que Roland Barthes et Jacques Derrida régnaient en maîtres.
Lorsque nous l’avons relu pour écrire la nouvelle biographie qui lui est consacrée, nous nous sommes toutefois souvenus à quel point ses prédictions sur la technologie contemporaine et ses effets se révélaient prémonitoires. Sa compréhension de la culture numérique et de l’intelligence artificielle (IA) s’avère particulièrement clairvoyante – d’autant que ses écrits l’ont présentée plus de trente ans avant le lancement de ChatGPT.
Il faut bien se figurer que les technologies de communication de pointe des années 1980 nous paraissent désormais totalement obsolètes : Baudrillard écrit alors que l’entourent des répondeurs téléphoniques, des fax, et bien sûr, le Minitel, prélude médiatique franco-français au réseau Internet. Son génie résidait dans une aptitude à entrevoir au sein de ces dispositifs relativement rudimentaires une projection des usages probables de la technologie dans le futur.
À la fin des années 1970, il avait déjà commencé à développer une théorie originale de l’information et de la communication. Celle-ci s’est encore déployée à partir de la publication de Simulacres et Simulation en 1981 (l’ouvrage qui a influencé les sœurs Wachowski dans l’écriture du film Matrix, sorti en 1999).
Dès 1986, le philosophe observait :
« Aujourd’hui, plus de scène ni de miroir, mais un écran et un réseau. »
Il prédit alors l’usage généralisé du smartphone, en imaginant que chacun d’entre nous serait aux commandes d’une machine qui nous tiendrait isolés « en position de parfaite souveraineté », comme un « cosmonaute dans sa bulle ». Ces réflexions lui ont permis d’élaborer son concept le plus célèbre : la théorie d’après laquelle nous serions entrés dans l’ère de « l’hyperréalité ».
Dans les années 1990, Baudrillard a porté son attention sur les effets de l’IA, d’une manière qui nous aide à la fois à mieux comprendre son essor tentaculaire dans le monde contemporain et à mieux concevoir la disparition progressive de la réalité, disparition à laquelle nous faisons face chaque jour avec un peu plus d’acuité.
Les lecteurs avertis de Baudrillard n’ont probablement pas été surpris par l’émergence de l’actrice virtuelle Tilly Norwood, générée par IA. Il s’agit d’une étape tout à fait logique dans le développement des simulations et autres deepfake, qui semble conforme à sa vision du monde hyperréel.
Baudrillard envisageait l’IA comme une prothèse, un équivalent mental des membres artificiels, des valves cardiaques, des lentilles de contact ou encore des opérations de chirurgie esthétique. Son rôle serait de nous aider à mieux réfléchir, voire à réfléchir à notre place, ainsi que le conceptualisent ses ouvrages la Transparence du mal (1990) ou le Crime parfait (1995).
Mais il était convaincu qu’au fond, tout cela ne nous permettrait en réalité uniquement de vivre « le spectacle de la pensée », plutôt que nous engager vers la pensée elle-même. Autrement dit, cela signifie que nous pourrions alors repousser indéfiniment l’action de réfléchir. Et d’après Baudrillard, la conséquence était limpide : s’immerger dans l’IA équivaudrait à renoncer à notre liberté.
Voilà pourquoi Baudrillard pensait que la culture numérique précipiterait la « disparition » des êtres humains. Bien entendu, il ne parlait pas de disparition au sens littéral, ni ne supposait que nous serions un jour réduits à la servitude comme dans Matrix. Il envisageait plutôt cette externalisation de notre intelligence au sein de machines comme une manière « d’exorciser » notre humanité.
En définitive, il comprenait toutefois que le danger qui consiste à sacrifier notre humanité au profit d’une machine ne proviendrait pas de la technologie elle-même, mais bien que la manière dont nous nous lions à elle. Et de fait, nous nous reposons désormais prodigieusement sur de vastes modèles linguistiques comme ChatGPT. Nous les sollicitons pour prendre des décisions à notre place, comme si l’interface était un oracle ou bien notre conseiller personnel.
Ce type de dépendance peut mener aux pires conséquences, comme celles de tomber amoureux d’une IA, de développer des psychoses induites par l’IA, ou encore, d’être guidé dans son suicide par un chatbot.
Bien entendu, les représentations anthropomorphiques des chatbots, le choix de prénoms comme Claude ou encore le fait de les désigner comme des « compagnons » n’aide pas. Mais Baudrillard avait pressenti que le problème ne provenait pas de la technologie elle-même, mais plutôt de notre désir de lui céder la réalité.
Le fait de tomber amoureux d’une IA ou de s’en remettre à sa décision est un problème humain, non pas un problème propre à la machine. Encore que, le résultat demeure plus ou moins le même. Le comportement de plus en plus étrange de Grok – porté par Elon Musk – s’explique simplement par son accès en temps réels aux informations (opinions, assertions arbitraires, complots) qui circulent sur X, plateforme dans laquelle il est intégré.
De la même manière que les êtres humains sont façonnés par leur interaction avec l’IA, l’IA est dressée par ses utilisateurs. D’après Baudrillard, les progrès technologiques des années 1990 rendaient déjà impossible la réponse à la question « Suis-je un être humain ou une machine ? »
Il semblait confiant malgré tout, puisqu’il pensait que la distinction entre l’homme et la machine demeurerait indéfectible. L’IA ne pourrait jamais prendre plaisir à ses propres opérations à la manière dont les humains apprécient leur propre humanité, par exemple en expérimentant l’amour, la musique ou le sport. Mais cette prédiction pourrait bien être contredite par Tilly Norwood qui a déclaré dans le post Facebook qui la révélait au public :
« Je suis peut-être générée par une IA, mais je ressens des émotions bien réelles. »
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.