22.12.2025 à 17:44
Burcin Yilmazer, Doctorante en aménagement de l'espace, urbanisme et géographie, Cerema
En France, les fermetures de gares ou de lignes ferroviaires sont légion dans les espaces ruraux. Pourtant, ces dernières années, certaines petites gares retrouvent une nouvelle vie en se transformant en épicerie, en pôle santé ou encore en bureau. Pour quel bilan ?
Le 31 août 2025, la fermeture de la ligne ferroviaire Guéret–Busseau–Felletin a suscité de vives émotions. Ce cas est loin d’être isolé. En février 2025, ce sont 200 personnes qui se sont ainsi réunies en gare d’Ussel (Corrèze) afin de manifester pour la réouverture de la ligne ferroviaire à l’appel de la CGT-Cheminots de Tulle-Ussel.
Bien que les années s’écoulent depuis les fermetures, les territoires gardent un attachement fort au train et continuent de se mobiliser pour son retour. L’une des raisons tient à la rareté des transports en commun. Huit actifs sur dix habitant les espaces peu denses déclarent ne pas disposer d’alternatives à la voiture. Cet attachement a permis la naissance de plusieurs projets de valorisation de petites gares, comme celles d’Aumont-Aubrac, Sèvremoine ou encore Hennebont.
Des projets de recherches sont aujourd’hui menés pour penser à l’avenir des petites lignes ferroviaires. C’est le cas du projet du train léger innovant (TELLi), qui vise à développer un matériel roulant adapté à ces lignes. Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), partenaire de ce projet, mène des recherches en sciences sociales afin de déterminer les conditions de réussite des systèmes ferroviaires légers.
Ma thèse s’intéresse aux petites gares rurales, point d’entrée du réseau ferroviaire. L’une des hypothèses défendues : les expérimentations locales d’aménagement participent au renforcement du lien entre le territoire et le train.
Cela fait plusieurs années que ces petites lignes ferroviaires sont sur la sellette, menacées par des limitations drastiques de vitesse ou par l’arrêt total des circulations. Mais comment ce réseau ferroviaire secondaire, qui maille finement le territoire, a peu à peu été délaissé ?
Cette situation s’explique par la forte concurrence de l’automobile qui a réduit de façon significative la fréquentation de certaines lignes. Faute d’alternatives crédibles, 80 % des déplacements dans ces territoires s’effectuent aujourd’hui en voiture. L’entretien de ce réseau ferroviaire secondaire étant devenu trop coûteux, la politique de l’opérateur SNCF a privilégié les investissements sur le réseau dit structurant, ainsi que sur les lignes à grandes vitesses.
Les petites lignes ferroviaires représentent 7 600 kilomètres du réseau ferroviaire national. Le rapport élaboré par le préfet François Philizot estime que 40 % de ce réseau de proximité est menacé faute d’entretien. Ce même rapport estime les investissements nécessaires au maintien de ces lignes ferroviaires à 7,6 milliards d’euros d’ici à 2028.
Le vieillissement de ces lignes, faute d’investissements, entraîne une dégradation du service plus ou moins importante. Dans les territoires ruraux, 70 % des petites lignes ferroviaires accueillent moins de 20 circulations par jour. Or comme le rappelle le maire de Felletin, dont la ligne a été fermée cette année en raison de la vétusté de l’infrastructure, « c’est le service qui fait la fréquentation, et non l’inverse ».
Les territoires refusent de voir disparaître leurs gares ; ils se les réapproprient et les transforment en réponse aux besoins locaux.
Depuis 2023, la gare d’Aumont-Aubrac en Lozère a été transformée en épicerie, nommée Le Re’peyre. Le bâtiment de la gare, fermé aux voyageurs depuis 2015, a retrouvé un second souffle. Des produits artisanaux et locaux y sont en vente, contribuant à un commerce éthique porté par les initiateurs du projet.
Cette transformation de la gare en épicerie est permise par le programme Place de la gare de SNCF Gares & Connexions (filiale de SNCF Réseau). Celui-ci favorise l’implantation de nouvelles activités et services par de la location au sein de plusieurs gares. L’objectif principal est de permettre l’occupation de locaux vides en gare, en leur donnant une nouvelle fonction et ainsi éviter leur dégradation.
D’autres projets ont vu le jour. La gare de La Roche-en-Brenil (Côte-d’Or) a été transformée en un pôle santé, ou celle de la ville de Briouze (Orne) en tiers-lieu.
Ces projets favorisent le développement d’activités économiques dans des lieux bénéficiant naturellement de visibilité. Ils participent à la redynamisation à l’échelle des quartiers de gare, en attirant une clientèle diversifiée au-delà des seuls voyageurs. La gare se retrouve davantage intégrée dans la vie communautaire grâce aux échanges et aux interactions qui se créent entre voyageurs et autres usagers.
Au-delà de la simple réaffectation des bâtiments, certains projets menés dans des gares rurales choisissent de donner une dimension participative en associant usagers du train et citoyens dans le processus.
C’est le cas de la gare de Sèvremoine (Maine-et-Loire), propriété de la commune qui a décidé de la moderniser en repensant les espaces publics environnants. Pour le bâtiment de gare, il a été souhaité d’y créer de nouveaux équipements favorisant l’animation sociale entre habitants et associations.
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Quatre concertations citoyennes ont permis le recueil des besoins des habitants avant le lancement d’un appel d’offres. Le projet Open Gare proposé par deux habitantes de la commune a été retenu. Ce tiers-lieu, axé sur la transition écologique et sociale, propose plusieurs services, tels qu’un service de restauration, un espace de travail partagé et une boutique d’artisans locaux.
Tout au long du projet, des réunions ont été organisées pour informer et recueillir les retours des citoyens. Gouverné par une coopérative d’intérêt collectif et l’association Open Gare, ce lieu co-construit ouvrira ses portes dès 2027, après une période de travaux.
Certaines initiatives vont encore plus loin en intégrant l’ensemble du quartier.
C’est ce que montre l’exemple de l’association Départ imminent pour l’Hôtel de la Gare à Hennebont (Morbihan), qui a réhabilité le bâtiment de l’Hôtel de la Gare, situé à quelques pas de la gare elle-même. L’objectif : revitaliser de la gare et de son quartier.
Cette association occupe également le bâtiment voyageur grâce au programme programme Place de la gare. Désormais, il est possible de retrouver divers services tels que des bureaux, des logements en location, un café et un atelier. L’association, désormais devenue la société coopérative d’intérêt collectif Tavarn Ty Gar assure l’accueil et les services aux voyageurs au rez-de-chaussée de la gare. Une expérimentation de plus qui souligne le dynamisme de ces territoires et de ses habitants.
Burcin Yilmazer a reçu des financements du Gouvernement dans le cadre du plan France 2030 opéré par l'ADEME
22.12.2025 à 17:42
Antoine Marie, Chercheur post-doctorant, École normale supérieure (ENS) – PSL

Pendant les fêtes de fin d’année, les échanges se crispent souvent sur des questions politiques. Des recherches en psychologie et en sciences politiques éclairent les mécanismes qui alimentent ces conflits et ceux qui permettent de les désamorcer.
Nombreux sont ceux qui redoutent les discussions de famille sur les sujets politiques : écologie, immigration, conflit israélo-palestinien, relations entre les sexes et les générations… Celles-ci sont souvent tendues, et peuvent créer de l’autocensure ou du ressentiment.
Des recherches en psychologie et en sciences politiques, de nature aussi bien qualitative qu’expérimentale, offrent un éclairage sur les mécanismes qui causent ces tensions. Elles identifient également de bonnes pratiques susceptibles de faire de nos discussions politiques des lieux d’apprentissage et d’échange plus cordiaux et respectueux, tout en permettant l’influence idéologique et sans nier la légitimité des désaccords politiques.
Notre esprit est configuré pour surdétecter l’hostilité chez autrui – un mécanisme qui a vraisemblablement protégé nos ancêtres dans leurs environnements évolutionnaires, mais qui nous induit souvent en erreur aujourd’hui. En surdétectant l’hostilité, nous nous prémunissons du risque de maltraitance, mais nous risquons de présupposer de l’agressivité quand elle est absente.
Or, dans nos sociétés modernes et démocratiques, riches et condamnant largement la violence verbale et physique, la plupart de nos concitoyens n’ont qu’exceptionnellement des intentions négatives. L’un des effets psychologiques majeurs d’un environnement social plus riche et moins violent est en effet la diminution de l’impulsivité et de l’agressivité individuelle.
Les citoyens peuvent, bien sûr, être en désaccord politique vivace, et légitime, sur ce qu’il convient de faire pour rendre la société meilleure. Et la société est indéniablement parcourue de rapports de pouvoir et d’inégalités entre groupes. Mais la plupart des citoyens souhaitent des changements qu’ils pensent sincèrement susceptibles d’améliorer la société. L’impression qu’un interlocuteur est hostile ou stupide provient souvent de la distance entre ses croyances et les nôtres, acquise auprès de sources médiatiques et de fréquentations sociales très différentes, plutôt que de défaillances morales fondamentales.
Les travaux philosophiques sur l’argumentation ont identifié de longue date plusieurs procédés rhétoriques, souvent inconscients, qui empoisonnent facilement nos échanges. Comme mettent en garde les chercheurs Peter Boghossian et James Lindsay dans leur livre How to Have Impossible Conversations (2019), deux d’entre eux apparaissent particulièrement souvent dans les discussions politiques.
L’« homme de paille » (ou strawman) consiste à caricaturer la position de l’autre pour la rendre facile à contrer. Les recherches montrent que ce procédé est un produit naturel de notre esprit en contexte de désaccords moraux et qu’il empêche d’entrer réellement en dialogue.
L’interlocuteur perçoit, à raison, une absence d’effort pour comprendre ce qu’il dit dans toute sa finesse, ce qui génère une impression d’être pris pour un idiot. Il en résulte une impression de fermeture à son point de vue, de mépris pour son intelligence, qui retire toute marge de manœuvre pour la persuader.
À l’inverse, la pratique de « l’homme d’acier » ou steel man
– reformuler la position de l’interlocuteur de la manière la plus charitable possible, dans des termes dans lesquels la personne se reconnaît – permet de signaler son respect. Il est très rare que le discours idéologique soit en déconnexion totale avec les faits (fake news mises à part). La construction d’un steel man force chaque interlocuteur à adopter un minimum la perspective de l’autre, ce qui enrichit la compréhension mutuelle et produit une impression de bienveillance.
De même, notre tendance à poser de « faux dilemmes » apparaît souvent contre-productive. Ces derniers réduisent des questions nécessairement complexes à deux alternatives simplistes, mutuellement exclusives : soit nous acceptons une immigration incontrôlée, soit nous vivons dans une république raciste ; soit c’est la culture, soit c’est la biologie qui explique les différences psychologiques entre les sexes, etc.
La tendance à réduire une question sociale complexe à un faux dilemme constitue presque un réflexe lorsqu’on possède de fortes convictions morales sur le sujet. Cela amène les personnes à se comporter comme si elles avaient un message à délivrer, qu’elles affirmeront avec rigidité jusqu’à ce qu’elles aient le sentiment d’avoir été « entendues » – quitte à dénier toute nuance et toute validité aux observations pertinentes du point de vue opposé.
Les recherches qualitatives et expérimentales sur la négotiation et la résolution de conflit – dialogues intercommunautaires entre Israéliens et Palestiniens – suggèrent qu’un enjeu important pour susciter la confiance dans les situations conflictuelles est de paraître rationnel et autonome par rapport à son « camp » politique.
La reconnaissance du fait que dans son propre camp aussi, certaines personnes défendent des positions excessives, commettent des violences verbales ou physiques, ou nient certains faits scientifiques, constitue un signal d’autonomie. Cette attitude démontre qu’on n’est pas totalement aveuglé par la loyauté partisane, établit plus de confiance et peut ouvrir des voies d’influence.
La pratique de l’enquête de terrain ethnographique montre que même face à quelqu’un dont les idées nous indignent ou nous inspirent l’incrédulité (croyants en la théorie de la Terre plate), il est possible d’apprendre, avec empathie, sur sa vision du monde.
De même, il est utile d’envisager son partenaire de discussion politique comme le membre intéressant d’une tribu lointaine, qui mérite le respect, plutôt que comme le soutien d’un parti politique que l’on est tenté de mépriser.
Les travaux sur la pragmatique linguistique montrent que les discussions politiques sont faites d’échanges de répliques au sujet desquelles les participants font des inférences (tirent des conclusions à partir de ce qu’ils entendent) qui vont souvent au-delà du sens que les locuteurs ont réellement voulu donner à leurs phrases. Cette pratique consistant à inférer ce que la personne serait en train de dire à partir de ce qu’elle a littéralement dit nous sert à compenser le caractère inévitablement vague de la parole.
Le problème est que ces inférences sont souvent biaisées par des stéréotypes qui négligent les subtilités des opinions individuelles, et par la peur d’entendre quelqu’un dire des choses dont on craint qu’elles aient des conséquences « dangereuses ».
Ces inférences peuvent alors conduire à « accuser » nos interlocuteurs de défendre des positions qu’ils n’ont jamais défendues ni même pensées, simplement parce que leurs phrases ressemblent à des opinions qui nous effraient. Par exemple :
« Les discriminations systémiques sont partout » : cet énoncé peut être perçu comme relevant d’une idéologie de gauche radicale, ce qui irritera nombre de personnes de droite. Mais il peut aussi simplement constater que certaines inégalités persistent au-delà des intentions individuelles, sans imputer de culpabilité collective ni nier les progrès réalisés.
« La sécurité doit redevenir une priorité » : ce type d’énoncé peut être associé, à gauche, à des positions sécuritaires, autoritaires ou à une stigmatisation des minorités. Mais il peut aussi exprimer une préoccupation légitime pour les victimes de criminalité dans certains quartiers, sans impliquer de solutions répressives disproportionnées.
Il importe aussi de garder en tête que nos discussions politiques sont influencées par des motivations sociales, souvent inconscientes, comme paraître moral et bien informé pour se donner une bonne image, et mobiliser les autres autour de nos causes.
Le problème est que ces préoccupations, bien qu’adaptatives dans nos cercles sociaux, nous poussent souvent vers l’exagération et la mauvaise foi. Par exemple, l’exagération d’une menace sociale – impact de l’immigration, imminence du changement climatique – ou le déni d’un progrès – déclin du sexisme, de la pauvreté – peuvent permettre de signaler sa loyauté envers un « camp » politique et de mobiliser l’engagement autour de soi.
Mais lorsque notre audience n’est pas politiquement alignée, exagération et mauvaise foi peuvent faire passer les membres de son propre camp politique comme refusant la nuance sur des sujets complexes. Cela peut endommager le lien de confiance avec ses interlocuteurs, et retire alors toute perspective d’influence.
Ces principes de base qui, lorsqu’ils sont appliqués, peuvent permettre aux discussions politiques de devenir des lieux d’influence et d’apprentissage plutôt que de confrontation stérile entre des thèses caricaturales. Sans non plus nier la légitimité de nos différences d’opinions.
Antoine Marie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.12.2025 à 11:31
Alexandre Guigue, Professeur de droit public, Université Savoie Mont Blanc
L’échec de la commission mixte paritaire sur le projet de loi de finances pour 2026 place le gouvernement face à un choix délicat. Le premier ministre entend déposer un projet de loi spéciale, comme en décembre 2024, après le renversement du gouvernement de Michel Barnier. Ce choix soulève d’importantes questions de conformité constitutionnelle et de portée juridique. Décryptage.
Après l’échec de la commission mixte paritaire (CMP), vendredi 19 décembre, qui n’est pas parvenue à proposer un texte de compromis, le premier ministre se retrouvait avec trois options : donner le dernier mot à l'Assemblée nationale et tenter de forcer l’adoption par l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, attendre l’expiration du délai de soixante-dix jours pour mettre en œuvre le projet de loi de finances (PLF) par ordonnance, ou déposer un projet de loi spéciale. C’est cette dernière voie qui a été choisie. Pourquoi ? Et est-ce conforme au droit ?
L’option de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution
Cette option pouvait être écartée assez facilement. D’abord, le premier ministre Sébastien Lecornu l’avait lui-même écartée en début de procédure. Ensuite, c’est une voie très risquée. C’est celle qui a fait chuter le gouvernement de Michel Barnier, le 4 décembre 2024, sur l’adoption du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025. Certes, contrairement à Michel Barnier, Sébastien Lecornu est parvenu à obtenir le vote du PLFSS 2026. Mais, au regard des débats tendus sur le projet de loi de finances, le premier ministre prendrait un très grand risque en recourant à cette procédure. De toute façon, en cas de renversement, il aurait été contraint, en tant que premier ministre démissionnaire, de procéder exactement comme l’a fait Michel Barnier en décembre 2024, c’est-à-dire de déposer un projet de loi spéciale.
L’option d’une mise en œuvre du projet par ordonnance
L’article 47 alinéa 3 de la Constitution prévoit que « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance ». Le PLF a été déposé à l’Assemblée nationale le 14 octobre 2025. La fin de la période de soixante-dix jours calendaires est le 23 décembre, à minuit. En conséquence, si le Parlement « ne s’est pas prononcé », et seulement dans ce cas (ce qui exclut un rejet du PLF), le gouvernement peut se passer du Parlement complètement. Cela signifie que l’État fonctionnerait en 2026 sur la seule base du projet initial du gouvernement, en retenant éventuellement les amendements votés par les deux assemblées (ce point a prêté à discussion entre spécialistes. A priori, rien n’empêche le gouvernement d’admettre des amendements votés par les deux assemblées).
La possibilité d’une mise en œuvre par ordonnance dépend donc de deux conditions : l’écoulement du délai de soixante-dix jours et l’absence de rejet définitif par l’Assemblée nationale.
Cependant, comme pour l’article 49 alinéa 3, Sébastien Lecornu a annoncé qu’il n’aurait pas recours aux ordonnances. Cette position, qui peut être critiquée dans la mesure où un premier ministre se prive ainsi de pouvoirs que la Constitution lui donne, a une certaine logique, puisque les deux procédures s’apparentent à un passage en force. En effet, dans les deux cas, le PLF est mis en œuvre sans vote formel du Parlement. Dans le premier, il est considéré comme adopté sauf si une motion de censure est votée ; dans le second, le PLF est mis en œuvre par ordonnance sans que le Parlement n’ait pu se prononcer.
Sébastien Lecornu privilégie donc la concertation et l’approbation du Parlement, en excluant tout passage en force. Le vote positif du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) le conforte dans cette direction. Après l’échec de la commission mixte paritaire, le premier ministre choisit donc de déposer un projet de loi spéciale.
L’option de la loi spéciale
Sans l’épisode mouvementé de 2024, cette option paraîtrait extraordinaire puisque deux situations seulement avaient donné lieu à des lois de finances spéciales.
En 1962, après le renversement de son gouvernement, le premier ministre Georges Pompidou avait fait adopter, le 22 décembre 1962, un projet de loi de finances partiel comportant la seule première partie du PLF. Un autre projet de loi de finances spéciale comportant la deuxième partie avait été adopté le 26 janvier 1963.
La deuxième situation s’est produite en 1979. Par une décision du 24 décembre 1979, le Conseil constitutionnel a invalidé le PLF 1980 pourtant adopté par le Parlement. Pris au dépourvu, le gouvernement s’est alors inspiré des textes existants en faisant adopter une loi spéciale, le 27 décembre 1979. Saisi une nouvelle fois, le Conseil constitutionnel avait validé ce choix en constatant que, comme les textes n’avaient pas prévu cette situation, « il appartenait, de toute évidence, au Parlement et au gouvernement, dans la sphère de leurs compétences respectives, de prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale ; qu’ils devaient, pour ce faire, s’inspirer des règles prévues, en cas de dépôt tardif du projet de loi de finances, par la Constitution et par l’ordonnance portant loi organique, en ce qui concerne tant les ressources que la répartition des crédits et des autorisations relatifs aux services votés » (décision du 29 décembre 1979).
En 2024, après le renversement du gouvernement Barnier, le président de la République Emmanuel Macron avait annoncé le dépôt d’un projet de loi de finances spéciale. Après un vote à l’unanimité par les députés et les sénateurs, la loi spéciale a été promulguée onze jours avant la fin de l’année (20 décembre 2024).
En décembre 2025, si la situation est comparable, elle présente tout de même quelques différences.
L’article 47 de la Constitution et l’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) posent chacun une condition pour une loi de finances spéciale. Aucune des deux n’est remplie par Sébastien Lecornu.
La condition de l’absence de dépôt « en temps utile » du PLF
L’article 47 alinéa 4 de la Constitution, qui prévoit la possibilité d’une loi de finances spéciale, pose la condition de l’absence d’un dépôt « en temps utile de la loi de finances pour être promulguée avant le début de l’exercice » (le 1er janvier 2026). Cela renvoie à la situation dans laquelle le PLF a été déposé avec un retard tel que le Parlement n’a pas pu disposer du temps d’examen prévu par la Constitution, c’est-à-dire soixante-dix jours. Or, si Sébastien Lecornu a déposé le PLF en retard, le 14 octobre 2025, le Parlement a bien, théoriquement, disposé de soixante-dix jours calendaires, le délai s’achevant le 23 décembre à minuit. En conséquence, la condition n’est pas remplie pour déposer un projet de loi spéciale (ce point a été confirmé par le rapporteur de la commission des finances de l’Assemblée nationale dans son rapport sur le projet de loi spécial de 2024).
Qu’à cela ne tienne, le premier ministre le fera quand même, comme Michel Barnier en décembre 2024. Cette petite entorse de la Constitution semble implicitement assumée par le gouvernement. Il faut dire que, pour respecter la lettre du texte, le premier ministre devrait retirer le PLF qui est à l’Assemblée, en redéposer un autre, constater que le dépôt n’a pas été fait en temps utile et déposer un projet de loi spécial. En 2024, Michel Barnier ne le pouvait pas, car étant démissionnaire, il n’en avait pas le pouvoir. En 2025, Sébastien Lecornu en a le pouvoir, mais le temps presse et, surtout, cela revient au même.
La condition d’un dépôt du projet de loi spéciale avant le 19 décembre
L’article 45 de la LOLF prévoit que le projet de loi de finances spéciale doit être déposé avant le 19 décembre. Or, l’échec de la commission mixte paritaire est intervenu le 19 décembre, justement. Pour déposer un projet de loi spéciale, le gouvernement doit d’abord recueillir l’avis du Conseil d’État puis l’arrêter en Conseil des ministres.
Sébastien Lecornu, même en allant très vite, n’est pas en mesure de respecter ce délai. Le dépôt intervient donc avec quelques jours de retard. Est-ce problématique ? La LOLF n’est pas respectée, mais de peu. Ce n’est problématique que si le Conseil constitutionnel est saisi et que s’il applique strictement la règle du 19 décembre. Il y a des raisons pour le premier ministre de ne pas être inquiet. En décembre 2024, le projet de loi spéciale avait été adopté à l’unanimité et le Conseil n’avait pas été saisi.
Même si le Conseil est saisi en 2025, il est fort probable qu’au regard de sa jurisprudence antérieure il considère que le premier ministre a bien tout mis en œuvre pour assurer la continuité de la vie nationale et, par surcroît, avec l’aval du Parlement.
En 1979, le gouvernement s’était contenté de prévoir le strict minimum prévu par l’article 47 alinéa 4 de la Constitution, c’est-à-dire la perception des impôts existants. En décembre 2025, le gouvernement s’est montré plus audacieux.
Partant du principe que la Constitution se contente de prévoir ce contenu obligatoire, il a considéré que d’autres dispositions pouvaient être ajoutées. Le Conseil d’État a confirmé cette lecture dans son avis sur le projet de loi spéciale de 2024. La loi spéciale de 2024 comportait quatre articles. Le premier portait sur la perception des impôts existants. Le deuxième prévoyait le prélèvement sur recettes au profit des collectivités territoriales. Le troisième portait autorisation pour le gouvernement d’emprunter. Le quatrième a permis aux organismes de sécurité sociale de percevoir leurs ressources non permanentes.
En 2025, le gouvernement est parvenu à faire adopter le PLFSS. Par conséquent, il n’a pas besoin de prévoir le quatrième article. Comme il n’y a pas de raison qu’il en prévoit d’autres, le projet comportera sans doute les trois premiers articles.
Le Parlement devrait rapidement voter le projet de loi spéciale. Si, comme en 2024, il le fait à l’unanimité, il n’y aura vraisemblablement pas de saisine du Conseil constitutionnel.
Le 1er janvier 2026, le gouvernement fonctionnera avec le minimum, comme début 2025. Il restera alors à faire à adopter par le Parlement un PLF complet. François Bayrou y était parvenu, le 5 février 2025. La voie du compromis choisie par Sébastien Lecornu lui permettra-t-elle de le faire comme ce fut le cas pour le PLFSS ?
Alexandre Guigue est membre de membre de la Société française de finances publiques, association reconnue d'utilité publique réunissant universitaires et praticiens des finances publiques.