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07.09.2025 à 08:25

« Bloquons tout » est-il vraiment la saison 2 des gilets jaunes ?

François Buton, Directeur de recherche au CNRS, ENS de Lyon

Emmanuelle Reungoat, Maîtresse de conférences en science politique, Université de Montpellier

Né dans un contexte de défiance et de tensions sociales, le mouvement « Bloquons tout » rappelle à bien des égards l’émergence des gilets jaunes, dont il reprend certains codes et modes d’action.
Texte intégral (2399 mots)

Contestation sociale et crise politique. Entre échos des luttes récentes et crispations politiques persistantes, « Bloquons tout » révèle les fragilités d’un système représentatif confronté à des colères sociales multiples.


Lancé en juillet, le « mouvement du 10 septembre » ou « Bloquons tout » est l’objet de toutes les attentions de la part de la société, du gouvernement, de la classe politique, des médias, des renseignements territoriaux. Plusieurs éléments de ce mouvement font à l’évidence écho avec celui des gilets jaunes, survenu en novembre 2018. Il s’agit d’une mobilisation par en bas, lancée par différents groupes déjà organisés mais amplifiée par les réseaux sociaux (surtout Telegram), sans leadership mais structurée par des sites Internet qui témoignent d’emblée d’une forte hétérogénéité entre des contestataires plutôt souverainistes et défenseurs d’une France chrétienne (Les essentiels) et d’autres se réclamant de la gauche radicale (Indignons-nous).

L’opposition au projet de budget

Si la mobilisation présente des revendications nombreuses, plus ou moins élaborées, elle est à première vue motivée par le pouvoir d’achat et la dénonciation des inégalités : l’opposition au projet de budget du premier ministre François Bayrou, dénoncé pour faire payer le fardeau de la diminution du déficit (40 milliards d’euros d’économie) aux travailleurs, aux chômeurs, aux salariés, aux précaires, aux malades, fait écho au sentiment d’injustice des gilets jaunes à l’annonce d’une nouvelle taxe sur le carburant. Le projet de loi de finances est critiqué par l’ensemble des forces politiques opposées au gouvernement, et semble mal reçu par la population, qui soutient le mouvement à venir, si l’on en croit une enquête par sondage réalisée les 20 et 21 août (Toluna Harris Interactive pour RTL) et abondamment citée.

Ainsi, 59 % des Françaises et des Français soutiennent l’objectif de réduction des dépenses publiques, mais 63 % soutiennent le mouvement (70 % se disent favorables à des manifestations, 58 % à des blocages), 75 % s’opposant à la suppression de deux jours fériés et 71 % se disant favorables à une « contribution de solidarité payée par les Français les plus aisés ». Depuis plusieurs semaines, l’organisation d’assemblées locales, la production de carte des rassemblements à venir, la variété des modes d’action envisagés (de la désobéissance civile au blocage de lieux de production) rappellent aussi la mobilisation de 2018.

Les gilets jaunes, et autres luttes

La comparaison avec les gilets jaunes fait donc sens, et ne manque pas d’être faite dans les commentaires : les gilets jaunes sont dans « toutes les têtes », comme modèles positifs ou négatifs, comme motifs d’espoir ou d’inquiétude. Pour nous qui avons longtemps travaillé sur ce mouvement, le rapprochement est pertinent mais délicat à manier. La comparaison terme à terme ne doit pas faire oublier l’historicité des luttes : les gilets jaunes sont un précédent, les protestataires potentiels du 10 septembre ont pu y participer, acquérir des savoir-faire protestataires, et tirer des enseignements quant à l’efficacité des actions du mouvement, de ses limites ou impasses, de sa durée ou encore de la répression subie.

Mais l’histoire des luttes est riche d’autres contestations, antérieures (Nuit debout), et surtout postérieures à 2018 : manifestations monstres de l’opposition à la réforme des retraites, manifestations des agriculteurs (certains « en bonnets jaunes »), occupations contre des projets autoroutiers (A 69) ou agricoles (Sainte-Soline), grèves diverses, mouvement d’opposition au pass sanitaire, ou encore, pétition elle aussi monstre (plus de 2 millions de signataires) contre la loi Duplomb en juillet dernier. Il est donc nécessaire de faire la part des apprentissages respectifs de toutes ces mobilisations dans ce qui se prépare pour le 10 septembre en différents points du territoire.

La comparaison des « profils » des gilets jaunes et des « bloqueurs » potentiels n’est pas plus facile à mener, non seulement parce qu’on ne connaît par définition pas encore les bloqueurs, mais au mieux une partie de celles et ceux qui se mobilisent sur les réseaux sociaux et qui acceptent de répondre à des questionnaires, ou celles et ceux qui se réunissent dans des assemblées, mais aussi parce qu’il reste à définir qui a été Gilet jaune avant d’en présenter les profils.

Les Gilets sont là, mais pas tous

Dans nos propres enquêtes, nous avons par exemple choisi de nous intéresser à des « super Gilets », des primocontestataires le plus souvent, engagés intensément (parfois à corps perdus), et longtemps (certaines et certains le sont encore !) dans un groupe local. Ces Gilets ne sont pas représentatifs de l’ensemble du mouvement, où d’autres étaient des militants plus expérimentés, et dont la grande majorité n’a participé qu’à quelques actes ou assemblées : des enquêtes estiment à 3 millions le nombre de citoyennes et de citoyens ayant participé à au moins une action gilet jaune en 2018-2019.

Quand nous les contactons pour leur demander ce qu’ils pensent de « Bloquons tout », ce qu’ils font et envisagent de faire, les réponses sont très variables. Certains, parés de leur gilet, ont investi les assemblées locales ou les boucles Telegram comme ils l’ont fait dans la plupart des contestations depuis sept ans ; d’autres au contraire suivent de près ou de loin, attendant de voir, écœurés par la supposée « récupération » politique, sceptiques quant aux chances de succès d’une contestation de plus dans la rue, ou refroidis par le manque de soutien de la population et la dureté de la répression, y compris judiciaire, lors du mouvement de 2018 (« que les autres se mouillent »).

Bien des attitudes sont possibles, que nous pouvons expliquer finement dans chaque cas, mais dont nous savons qu’ils et elles ne représentent pas tous « les » gilets jaunes. Une chose est sûre : des gilets jaunes sont là, et d’autres sont prêts à participer.

Mais une différence majeure avec les gilets jaunes, précisément en raison de leur antériorité, réside dans l’hyper attention médiatique à l’œuvre depuis quelques semaines pour le mouvement « Bloquons tout ». Tout en oubliant de mentionner la défiance immense des contestataires à leur égard (gageons que le thème reviendra avec les premières manifestations), les médias couvrent massivement la préparation, en lui posant les questions habituelles : qui sont les bloqueurs, qui peut incarner le mouvement voire en être les leaders, qui se « cache derrière », que veulent-ils, à quoi s’attendre, voire que craindre ? Or, l’hyper attention médiatique a sans doute eu pour effet de bousculer les responsables politiques et syndicaux de tous bords, quand ils et elles n’avaient pas pris les devants.

Au-delà de la « récupération »

Une autre différence majeure avec 2018, où les partis et les syndicats avaient ignoré, voire condamné le 17 novembre, réside en effet dans la précocité de la politisation de la contestation qui vient. Le terme, qui a plusieurs sens, ne désigne pas pour nous la « récupération » du mouvement par telle ou telle force politique – expression largement employée, mais qui relève d’une catégorie politique stigmatisante. Il renvoie à l’idée que l’ensemble des forces du champ politique s’accordent, au-delà de leurs différences, pour redéfinir le mouvement et ses revendications comme politique, c’est-à-dire comme relevant de « la » démocratie politique (les élus et les partis) et de « la » démocratie sociale (les syndicats). D’un côté, les confédérations appellent à une autre « mobilisation massive » le 18 septembre, amplifiant les grèves annoncées çà et là ; de l’autre, depuis la « rentrée politique » des universités d’été, mi-août, les responsables de partis se prononcent en soutien ou contre le mouvement et discutent de la légitimité de ses revendications et de ses modes d’action.

Le coup politique le plus spectaculaire revient évidemment au premier ministre François Bayrou qui annonce le 25 août engager la responsabilité de son gouvernement en demandant un vote de confiance à l’Assemblée nationale, le 8 septembre sur son projet contesté de loi de finances. Cette décision spectaculaire permet en effet à l’agenda proprement politique de repasser au premier plan : éloges ou critiques du geste (un retour à la démocratie parlementaire pour Jean-Luc Mélenchon), consultations diverses et variées, prises de position sur tel ou tel point du projet (notamment la suppression de deux jours fériés). Le rejet de la confiance, qui est acquis, va faire entrer le pays dans une crise politique voire institutionnelle susceptible d’occuper l’agenda médiatique au détriment de la « crise » sociale.

Tout se passe donc aujourd’hui comme si les élus reprenaient la main au détriment des citoyennes et citoyens ordinaires. La dernière petite phrase de François Hollande (« Je ne peux pas m’associer à quelque chose que je ne maîtrise pas ») révèle à cet égard une forme d’inconscient de la classe politique, qui dit « entendre l’exaspération », mais n’entend s’engager que dans ce qu’elle maîtrise, à savoir les jeux politiques et institutionnels, et ne donner la parole au peuple que sous la forme du suffrage électoral.

Les mouvements sociaux comme forces de proposition

Ce faisant, les élus font preuve d’un aveuglement qui ne laisse pas d’étonner. Une autre leçon du mouvement des gilets jaunes, en effet, c’est qu’il a profondément transformé ses primocontestataires sinon en militants, du moins en citoyens ayant le sentiment d’être enfin dignes d’être entendus, capables de débattre et de se prononcer sur les sujets politiques et même institutionnels, tels que le référendum d’initiative citoyenne (RIC), qui engagent le pays, et refusant de se contenter de glisser un bulletin de vote dans l’urne tous les cinq ans.

Ce qu’on lit aujourd’hui sur les boucles Telegram ou ce qu’on entend dans les premières assemblées locales atteste la même résolution à ne pas se faire infantiliser et renvoyer à son labeur quotidien en vertu d’un défaut supposé de « titres à parler » (Jacques Rancière). La défiance à l’égard des élus nationaux, forte en 2018, l’est encore plus aujourd’hui : les fameuses « cotes de popularité », pour autant qu’elles aient la moindre signification, indiquent que les opposants les plus « populaires » ont la confiance d’au mieux un citoyen sur trois.

On peut douter que les petits jeux d’une crise institutionnelle et politique fascinent les Français, puisque les gouvernants ne les écoutent ni quand ils manifestent massivement (contre les retraites), ni quand ils votent contre une majorité (en 2024, qui n’est pas sans rappeler le référendum de 2005), et répondent par des conférences citoyennes ou grands débats dont ils ignorent les résultats et par une répression de plus en plus violente.

Dans ce contexte, « Bloquer tout » peut signifier bien des choses : pour certains, c’est mettre le chaos dans un pays pourtant « déjà bloqué ; pour d’autres, ce qui pose problème, c’est plutôt le blocage ou la fermeture du champ politique, qui entend réserver les décisions aux seuls représentants (les syndicats et les partis). Les gilets jaunes n’ont pas seulement protesté contre une taxe, ils ont aussi appris chemin faisant à proposer une autre forme de démocratie ; il est peut-être temps de reconnaître que les mouvements sociaux apportent des solutions, et pas seulement des problèmes.

The Conversation

François Buton a reçu des financements pour des projets de recherche de la MSH SUD, du réseau des MHS, de l'ENS de Lyon et de l'ANR.

Emmanuelle Reungoat a reçu des financements d'institutions publiques pour des projets de recherche, la MSH-SUD, le RnMSH et l'ANR.

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06.09.2025 à 08:10

Médicaments innovants : la France face à la guerre des prix lancée par Trump

Augustin Rigollot, Normalien en économie et philosophie, spécialisé en économie de la santé (UPEC), externe en 6e année de médecine, Université de Montpellier

Comment résoudre l’équation complexe de créer, de financer et de rendre disponibles sur le marché des médicaments répondant à des besoins thérapeutiques non pourvus ? Mission impossible ?
Texte intégral (3504 mots)
Seuls 63 % des nouveaux médicaments, répondant à des besoins thérapeutiques non pourvus, sont disponibles en France. HonshovskyiVadym/Shutterstock

Face aux tarifs douaniers de Donald Trump, les politiques publiques françaises cherchent à résoudre une équation complexe. Comment inciter les organismes publics et privés à créer des médicaments innovants, répondant à des besoins thérapeutiques non pourvus, dans un cadre budgétaire contraint, le tout rapidement et équitablement ? Mission impossible ?


Le 12 mai 2025, Donald Trump annonce un décret pour faire baisser le prix des médicaments aux États-Unis, accusant les autres pays de profiter de prix trop avantageux. Le 4 août, il adresse un ultimatum en ce sens à 17 grandes compagnies pharmaceutiques.

Cela fait craindre, en France et en Europe, une hausse du prix des médicaments, notamment les nouvelles molécules qui traitent des besoins thérapeutiques non pourvus. Le marché pharmaceutique des États-Unis étant le plus grand au monde, une baisse de prix dans la première économie mondiale entraînera symétriquement une hausse du prix dans les autres pays. Aux États-Unis, la négociation des prix a surtout lieu entre laboratoires et assureurs privés, avec une intervention étatique limitée, aboutissant à des prix particulièrement élevés. En Europe au contraire, les prix sont généralement plus bas, car négociés par le payeur public, avec un fort pouvoir étatique. Or, l'administration Trump souhaite que les États-Unis bénéficient systématiquement du prix le plus bas parmi les prix constatés dans les autres pays. Cela ne laisse que deux choix aux laboratoires:

  • baisser le niveau des prix aux États-Unis au niveau des prix les plus bas, notamment dans l’Union européenne (UE), les industriels du médicament supportant alors une lourde perte de revenu à l'échelle globale, obérant leur capacité à investir dans l'innovation ;

  • augmenter le niveau de prix des médicaments dans les pays de l’UE et ailleurs dans le monde en les faisant tendre vers les prix américains, afin de préserver leurs marges mondiales et de limiter la baisse de leurs revenus aux États-Unis.

Au total, les pays bénéficiant actuellement des remises les plus fortes seront les plus atteints par les hausses éventuelles, et le prix global de l’innovation thérapeutique augmentera: un risque pour son accessibilité.

Cette actualité met en lumière les modèles de santé du monde, entre financement par les assurances publiques, comme en France, et par les assurances privées, comme aux États-Unis. Dès lors, de quels leviers la France dispose-t-elle face à une hausse du prix des médicaments innovants ? Qu’en est-il tout particulièrement de ceux luttant contre le cancer (oncologie) ?

Prix bas du médicament en France

La France bénéficie d’une négociation médico-économique efficace du prix du médicament. Celui-ci y est donc bien plus bas qu’outre-Atlantique, ce qui expose fortement notre pays à une éventuelle hausse des prix. Il y a une raison historique : la France représente un fort volume de vente de médicaments en Europe, solvable par une assurance obligatoire publique. De facto, le débouché est garanti pour les industriels, un argument pour négocier des prix plus faibles.

La France dispose d’un environnement réglementaire contraignant sur les prix. Les prix bas dans notre pays permettent que les restes à charge pour les ménages soient très contenus, se situant parmi les plus faibles d’Europe.

Répartition des dépenses pharmaceutiques selon le financeur. Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques

Cependant, la France fait face à une contrainte budgétaire croissante, illustrée par les 5 milliards d’euros d’économie prévus dans les comptes sociaux 2026. Ses marges de manœuvre face à une hausse du prix de l’innovation seraient donc particulièrement réduites.

Accessibilité des médicaments

La France présente une accessibilité plus faible à l’innovation pharmaceutique que ses voisins européens  63 % des nouveaux médicaments sont disponibles en France, contre 88 % en Allemagne. Par exemple, en oncologie (diagnostic et traitement des cancers), la France se positionne au 6ᵉ rang en terme de disponibilité en Europe en 2020. Pour expliquer ce défaut d’accessibilité, les industriels pointent les carences du marché français du médicament. Parmi les freins à l’accessibilité, le syndicat des industries du médicament (LEEM) souligne le prix trop bas des médicaments en France, qui ne serait pas attractif par rapport aux pays comparables européens. Ce manque d'attractivité ne se limite pas au prix, et serait renforcé par des délais d'accès trop longs au marché français, notamment par rapport à l’Allemagne. Ce contexte n’incite pas les industriels à prioriser le marché français pour leurs lancements.

La procédure d’accès précoce permet de nuancer grandement cet argument du délai d’accès.

En France, lors d’une procédure d’accès précoce dérogatoire, le médicament arrive sur le marché 18 jours avant son autorisation de mise sur le marché (AMM), contre 549 jours après l’AMM pour la procédure normale. Assurance maladie en France

Grâce à cette procédure dérogatoire, un médicament présumé innovant, répondant à un besoin médical majeur et grave, est remboursé sur le marché sans devoir attendre la fin de la procédure d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Cela a permis de réduire drastiquement ces délais d’accès pour plus de 120 000 patients en France, concernant une centaine de molécules coûteuses et innovantes, surtout en oncologie.

Motifs d’inquiétude

Une autre préoccupation, solidariste, reflète plutôt les attentes du payeur public. Elle est illustrée par l’avis 135 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de 2021. Ce dernier s’inquiète de la pérennité de notre modèle social.

« Les prix très élevés de certains traitements innovants pourraient compromettre l’équilibre financier des systèmes de soins dans leur fonctionnement actuel. »


À lire aussi : Médicaments : comprendre pourquoi pénuries et prix sont liés


Depuis cet avis, les motifs d’inquiétude ont crû parallèlement à la hausse des prix de l’innovation. Désormais le médicament le plus cher du monde, le Libmeldy (traitement de la leucodystrophie métachromatique), atteint, pour l'ensemble du traitement, 2,5 millions d’euros en Europe et aux États-Unis environ 4,25 millions de dollars.

Contrats de partage du risque

Parmi les nombreux dispositifs qui s’offrent à nous, certains permettent de maîtriser le prix et l’accès au marché, très en amont dans la négociation, tout en soutenant les innovations performantes. C’est le cas des contrats de partage du risque, dit risk sharing agreement. Ils sont documentés depuis une quinzaine d’années et inscrits, par exemple, dans l’article 54 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) en 2023 pour les médicaments de thérapie innovante (MTI). Ces accords entre un laboratoire pharmaceutique et le payeur public visent à limiter les conséquences financières des nouveaux traitements.

Ces contrats sont encore peu exploités en France. Ils constituent un vivier d’efficience que les politiques publiques pourraient utiliser en cas d’inflation du prix de l’innovation thérapeutique, sur fond de guerre tarifaire venant des États-Unis de Donald Trump.

Fonctionnement schématique des contrats de partage de risque. Schéma de l’auteur, d’après Launois et Ethgen (2013), Fourni par l'auteur

On distingue :

L’exemple italien en oncologie

L’Italie est souvent considérée comme le pays européen le plus avancé dans les accords de partage de risque, en particulier en oncologie. En 2017, le montant économisé via ces contrats y était estimé à près d’un demi-milliard d’euros (35 millions sur les seuls contrats de performance). En oncologie, les molécules couvertes par ce dispositif auraient vu leur délai d’accès au marché diminuer de 256 jours.

Ce déploiement en Italie a été accompagné tôt par un système pointu de collecte et d’évaluation des données de performance en vie réelle, géré par l’Agence italienne de santé publique (AIFA). En 2016, elle disposait déjà de 172 registres de données de vie réelle portant sur plus de 300 contrats de partage de risque, concernant environ 900 000 patients. Le coût supplémentaire de ce suivi était estimé dans une fourchette de 30 0000 à 60 000 euros par médicament et par an la première année, dégressif ensuite. La question du partage de ce coût entre le payeur public et l’industriel doit également être prise en compte.

Une telle logique de collecte des données de performance en vie réelle a fait défaut en France. Cela explique en partie notre retard et le faible nombre de contrats de performance – une quinzaine en dix ans, selon l’économiste de la santé Gérard de Pouvourville.

Aujourd’hui, reste le défi de développer ces contrats sans que le suivi de la performance accapare des ressources soignantes dans un contexte de pénurie de temps et de moyens médicaux.

Solidarité mise à rude épreuve

Le problème de l’équilibre entre le soutien à l’innovation, son accessibilité et la soutenabilité du système de santé n’est pas seulement français. C’est un enjeu si important qu’il a été intégré à la Stratégie pharmaceutique pour l’Europe en 2020. Le projet européen Hi-Prix y cherche une réponse, avec la création du Pay for Innovation Observatory, qui recense en ligne l’ensemble des dispositifs de financement de l’innovation.

Face à l’inflation du prix des médicaments innovants, sans commune mesure avec leur soutenabilité pour les systèmes de santé, émerge aussi un débat éthique, que ne pourront résoudre les seules prédictions économiques.

Si le prix de l’innovation, notamment pour les maladies orphelines ou rares, continue d’augmenter et si, en même temps, des avancées diagnostiques, notamment les techniques géniques, lèvent l’incertitude sur les aléas et les états de santé futurs des individus, il existe un risque de fragiliser le consentement à payer, base du contrat tacite de solidarité assurantielle dans nos sociétés.

The Conversation

Augustin Rigollot a reçu au cours des 5 dernières années des financements individuels ou collectifs de différentes fondations : Fondation Bettencourt-Schueller, Fondation Groupe Dépêche, Fondation Axa, Fondation MGEN, Fondation de l'Ecole Normale. Ces financements, de nature générale, n'avaient pas pour objet les recherches liées à cet article. Augustin Rigollot a travaillé en 2023 au sein de la Chaire Hospinnomics de la Paris School of Economics sous la direction de Lise Rochaix pour le projet Hi-Prix cité dans cet article.

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04.09.2025 à 17:09

Malthus, penseur d’une humanité soumise à des limites naturelles

Roy Scranton, Associate Professor of English, University of Notre Dame

Malthus a longtemps été dénigré pour sa vision négative du progrès. Mais dans un contexte de crise écologique aiguë, sa pensée d’un monde limité mérite d’être revisitée.
Texte intégral (2772 mots)
Un portrait de Thomas Malthus, par John Linnell. Wellcome Collection/Wikimedia Commons, CC BY

L'économiste britannique Thomas Malthus (1766-1834) a longtemps été dénigré pour sa vision négative du progrès. Mais, dans un contexte de crise écologique aiguë, sa pensée d’un monde limité mérite d’être revisitée.


Personne n’utilise le terme « malthusien » comme un compliment. Depuis 1798, date à laquelle l’économiste et ecclésiastique Thomas Malthus a publié pour la première fois Essai sur le principe de population, la position « malthusienne » – l’idée que les humains sont soumis à des limites naturelles – a été vilipendée et méprisée. Aujourd’hui, ce terme est utilisé pour désigner toute personne qui ose remettre en question l’optimisme d’un progrès infini.

Malheureusement, presque tout ce que la plupart des gens pensent savoir sur Malthus est faux.

Voici l’histoire telle qu’elle s’est déroulée : il était une fois un pasteur anglais qui eut l’idée que la population augmente à un rythme « géométrique », tandis que la production alimentaire augmente à un rythme « arithmétique ». Autrement dit, la population double tous les vingt-cinq ans, tandis que les rendements agricoles augmentent beaucoup plus lentement. À terme, une telle divergence ne peut que conduire à une catastrophe.

Mais Malthus a identifié deux facteurs qui réduisaient la reproduction et empêchaient la catastrophe : les codes moraux, ou ce qu’il appelait les « freins préventifs », et les « freins positifs », tels que l’extrême pauvreté, la pollution, la guerre, la maladie et la misogynie. Malthus fut caricaturé comme un ecclésiastique borné, mauvais en mathématiques, qui pensait que la seule solution à la faim était de maintenir les pauvres dans la pauvreté afin qu’ils aient moins d’enfants.

L’étude de Malthus révèle un personnage très différent. Comme je l’explique dans mon livre publié en 2025, Impasse : Le changement climatique et les limites du progrès, ce dernier était un penseur novateur et perspicace. Non seulement, il fut l’un des fondateurs de l’économie environnementale, mais il s’est également révélé être un critique prophétique de la croyance selon laquelle l’histoire tend vers l’amélioration humaine, ce que nous appelons le progrès.

Dieu et la science

Malthus était familier de l’idée de progrès. Élevé par des protestants anglais progressistes qui prônaient la séparation de l’Église et de l’État, il fut formé par l’abolitionniste radical Gilbert Wakefield. Son père était un ami et admirateur du philosophe Jean-Jacques Rousseau qui inspira la Révolution française.

Malgré une déformation labio-palatine, Malthus s’est distingué à Cambridge, où il a étudié les mathématiques appliquées, l’histoire et la géographie. Entrer dans les ordres était un choix courant pour les jeunes hommes instruits de condition modeste, et Malthus a pu obtenir un presbytère à Wotton, dans le Surrey. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il renonçait à son intérêt pour les sciences sociales.

Son Essai sur le principe de population a été influencé par les opinions religieuses de Malthus, mais aussi par une démarche empirique, notamment au fil des éditions successives. Son argumentation sur les taux de croissance géométrique et arithmétique par exemple, s’appuyait sur la croissance démographique rapide observée dans les colonies américaines.

Une peinture aux couleurs sourdes représentant une poignée de personnes travaillant dans un champ de céréales, tandis qu’un homme est assis sur un cheval à proximité
Les moissonneurs, par l’artiste britannique du XVIIIᵉ siècle George Stubbs. Tate Britain/Yorck Project via Wikimedia

Elle s’inspirait également de ce qu’il observait autour de lui. Au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne a été ravagée par des pénuries alimentaires et des émeutes répétées. La population est passée de 5,9 millions à 8,7 millions d’habitants, soit une augmentation de près de 50 %, tandis que la production agricole stagnait. En 1795, les Londoniens affamés ont pris d’assaut le carrosse du roi George III pour réclamer du pain.

Inépuisable optimisme

Mais pourquoi Malthus s’intéressait-il aux questions de population ? Comme il l’explique lui-même, son essai a été inspiré par une discussion avec un ami au sujet du journaliste et romancier William Godwin, mieux connu aujourd’hui comme le père de Mary Shelley, autrice de Frankenstein.

Malthus et Godwin avaient des parcours similaires. Tous deux issus de familles de la classe moyenne, ils avaient fait leurs études dans des écoles progressistes et avaient commencé leur carrière comme pasteurs. Mais le radicalisme extrême de Godwin l’opposa à ses compagnons, et il quitta rapidement la chaire pour se consacrer à l’écriture.

Le livre qui a fait la renommée de Godwin et provoqué Malthus est Enquête sur la justice politique, publié en 1793. Aujourd’hui, il est considéré comme un texte fondateur de l’anarchisme philosophique. À l’origine, cependant, l’Enquête, de Godwin était perçue comme une expression tonitruante du progressisme des Lumières.

Portrait sombre et peint d’un homme aux cheveux bruns, vu de profil
Portrait de William Godwin par James Northcote, aujourd’hui conservé à la National Portrait Gallery de Londres. Dea Picture Library/De Agostini via Getty Images

Godwin affirmait que tous les problèmes sociaux pouvaient être éliminés par une application correcte de la raison. Il prônait l’abolition du mariage, la redistribution des biens et la suppression du gouvernement. De plus, il affirmait que le progrès conduisait inévitablement à un monde utopique, où les humains n’auraient plus besoin de se reproduire, car ils seraient immortels :

« Il n’y aura plus de guerre, plus de crimes, plus d’administration de la justice, telle qu’on l’appelle, ni de gouvernement… Mais en plus de cela, il n’y aura plus de maladie, plus d’angoisse, plus de mélancolie ni de ressentiment. Chaque homme recherchera avec une ardeur ineffable le bien de tous. »

Godwin assurait à ses lecteurs que tout cela se produirait en temps voulu, uniquement en s’appuyant sur un débat rationnel.

Depuis son presbytère pauvre de Wotton, Malthus voyait les choses différemment. L’historien Robert Mayhew décrit Wotton à l’époque comme une friche industrielle affligée par « la pauvreté agraire… des taux de natalité élevés et une espérance de vie courte ». L’étude de l’histoire a conduit Malthus à conclure que les sociétés n’évoluaient pas selon une ligne ascendante de progrès, mais selon des cycles d’expansion et de déclin. L’histoire utopique selon Godwin paraissait pourtant en décalage avec la réalité.

La réforme – dans des limites raisonnables

Malthus chercha à démystifier le progressisme grandiloquent de Godwin. Mais il ne dit pas que le changement positif était impossible, seulement qu’il était limité par les lois de la nature.

L’Essai sur les principes de la population fut une tentative pour déterminer où se situaient certaines de ces limites, afin que les politiques puissent répondre efficacement aux problèmes sociaux, plutôt que de les exacerber en essayant de réaliser l’impossible. En tant qu’écrivain et membre actif du parti whig, Malthus était un réformateur qui prônait, entre autres, la gratuité de l’enseignement national, l’extension du droit de vote, l’abolition de l’esclavage et la gratuité des soins médicaux pour les pauvres.

Depuis, la science et l’industrie ont fait des progrès incroyables, entraînant des changements que Malthus aurait difficilement pu imaginer. Lorsque son essai a été publié, la population mondiale était d’environ 800 millions d’individus. Aujourd’hui elle dépasse les 8 milliards, soit une multiplication par dix en un peu plus de deux siècles.

Au cours de cette période, les partisans du progrès ont rejeté l’idée selon laquelle les êtres humains étaient soumis à des limites naturelles et ont dénigré quiconque remettait en question le fantasme d’une croissance infinie comme étant « malthusien ». Pourtant, Malthus demeure important, car son analyse pessimiste de la société exprime clairement une idée qui résiste : les lois de la nature s’appliquent à la société humaine.

En effet, « la grande accélération » du développement humain et de son impact au cours des 80 dernières années pourrait avoir conduit la société à un point de rupture. Les scientifiques avertissent que nous avons dépassé six des neuf limites planétaires pour une vie soutenable et que nous sommes sur le point de franchir une septième limite.

L’une de ces limites est un climat stable. Le réchauffement climatique menace non seulement d’élever le niveau des mers, d’augmenter les incendies de forêt et des tempêtes violentes, mais aussi d’amplifier la sécheresse et de perturber l’agriculture mondiale.

Malthus n’avait peut-être pas prévu les développements qui ont alimenté la croissance démographique au cours des deux derniers siècles. Mais sa vision fondamentale des limites de la croissance n’en est devenue que plus pertinente. Alors que nous sommes confrontés à une crise écologique mondiale qui s’accélère, il est peut-être temps de revisiter la pensée pessimiste d’un monde limité. Reconsidérer ce que nous entendons par « malthusien » pourrait être un bon point de départ.

The Conversation

Roy Scranton a reçu des financements de la Fondation John-Simon-Guggenheim.

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03.09.2025 à 16:55

L’échec du gouvernement Bayrou, symptôme d’une crise démocratique profonde

Rémi Lefebvre, Professeur de science politique université Lille 2, Université de Lille

Depuis la dissolution de juin 2024, la France connaît une paralysie politique inédite. Selon le politiste Rémi Lefevre, elle révèle un désenchantement durable. Comment en sortir ?
Texte intégral (2399 mots)

Depuis la dissolution de juin 2024, la France connaît une paralysie politique inédite. Pour le politiste Rémi Lefebvre, ce blocage n’est pas seulement institutionnel : il révèle une crise plus profonde du lien représentatif, nourrie par la défiance, par la fragmentation sociale et par l’usure du fait majoritaire.


Depuis la dissolution en juin 2024, les gouvernements de Michel Barnier puis celui de François Bayrou ont été en incapacité de gouverner. De nombreux commentateurs ont estimé que ce blocage serait lié au manque d’esprit de compromis des partis politiques, ou à des règles du jeu institutionnel inadaptées. On peut, au contraire, penser que le dérèglement est plus profond. Le rapport à la politique s’est transformé ces dernières décennies et la crise actuelle n’est que le symptôme d’un étiolement et d’une décomposition du lien représentatif lui-même.

Une routine politique déréglée

Nous avons été habitués en France, notamment depuis les années 1970, au « fait majoritaire » : le président de la République était élu au suffrage universel direct, il avait besoin d’une majorité, qu’il obtenait en général. La vie politique avait une rythmique routinisée d’alternances avec des majorités. Puis ce système s’est peu à peu déréglé.

Les alternances sans alternative se sont multipliées créant un désenchantement chronique dans chacun des camps politiques. La progression de l’extrême droite qui prétend incarner une nouvelle voie est associée au brouillage du clivage gauche-droite. En 2017, l’arrivée d’Emmanuel Macron est comprise comme le produit de l’épuisement du clivage gauche-droite et une réponse à la crise démocratique portée par une rhétorique du « dépassement ».

Mais ce dernier a accentué cette crise en poussant les marges à s’extrémiser et, finalement, en polarisant la vie politique tout en droitisant son positionnement. Emmanuel Macron a nourri l’extrême droite et affaibli la gauche de gouvernement. Alors que les injonctions au compromis sont fortes, le Parti socialiste (PS) est sous la férule de La France insoumise (LFI) et sans cesse exposé à des procès en « trahison ». La difficulté à construire des majorités, liée à la tripartition de la vie politique, est aggravée par la fragmentation interne à chaque bloc.

Pourtant, on ne peut pas comprendre cette crise par le seul jeu politique. Il faut aussi prendre en compte les changements du rapport à la politique par en bas. Depuis le début des années 2000, le mécanisme même de l’élection est mis en cause. La légitimité donnée aux gouvernants par l’élection est de plus en plus faible, comme l’explique Pierre Rosanvallon. Cela est renforcé par le vote stratégique qui s’est largement développé : on vote de plus en plus « utile » pour éliminer, mais les électeurs n’expriment plus vraiment leur préférence, ce qui affaiblit leur engagement dans la désignation d’un représentant et la légitimité de ce dernier. Ainsi, la procédure électorale est abîmée dans ses fondements : on parle de démocratie « négative » (on élimine plus qu’on ne choisit).

Par ailleurs, la fragmentation des identités politiques renvoie pour partie à la fragmentation de la société elle-même. La crise de gouvernance ou de gouvernabilité est liée à une société plus individualisée et fragmentée par des inégalités exacerbées et une forme de séparatisme. Les identités et des clivages sont plus complexes (genre, écologie, laïcité, islam…), moins structurés par des identités de classe homogènes, comme l’explique Gérard Mauger.

Si les partis politiques ne veulent pas faire de compromis, c’est aussi parce qu’ils ne veulent pas décevoir les groupes sociaux éclatés qui les défendent encore et parce qu’ils craignent de « trahir » des électeurs défiants et des clientèles électorales de plus en plus volatiles et étroites. La société est plus polarisée (la polarisation affective par les réseaux sociaux est indéniable) ce qui rend également les compromis politiques plus difficiles. On peut ajouter que l’émiettement et l’éclatement des identités politiques des électeurs sont favorisés par la faiblesse des partis et leur grand nombre – il y existe aujourd’hui 11 groupes parlementaires à l’Assemblée nationale, ce qui est un record). L’une des conséquences majeures est que les partis politiques n’arrivent plus à organiser le débat public autour de quelques visions cohérentes et simples.

L’impasse politique actuelle pourrait-elle être résolue par une dissolution, par des négociations, par de nouvelles élections législatives ou même par une élection présidentielle ? On peut en douter. Finalement, il est possible que le blanc-seing donné à un président à travers une élection législative succédant à son l’élection n’existe plus à l’avenir. Les majorités politiques sont introuvables mais peut-être aussi les majorités sociales et électorales (c’est-à-dire des alliances de groupes sociaux suffisamment larges pour porter les premières).

Défiance et désenchantement envers la politique

La crise conjoncturelle vécue depuis un an s’inscrit dans une tendance encore plus large, qui est l’accroissement considérable de la défiance à l’égard de la politique.

Selon le baromètre Cevipof 2025, environ 20 % des Français font confiance aux hommes et femmes politiques. Les Français jugent donc la classe politique incapable de régler les problèmes. Ils la jugent même indigne. Il faut dire que le spectacle donné est assez peu attractif, et on peut estimer que le niveau du personnel politique baisse. Le politiste Luc Rouban a montré que ce phénomène nourrit un désir de repli sur la sphère privée sur le mode « Laissez-nous tranquille, la politique on s’en fout ». La crise actuelle est donc le produit de cette défiance et l’incapacité de la classe politique à la résoudre renforce le phénomène.

La déception et le désenchantement se sont accumulés depuis des décennies. L’usure de l’alternance gauche-droite, qui rythmait la vie politique, est profonde. Nicolas Sarkozy n’a eu qu’un mandat, François Hollande également : tous deux ont fait campagne sur le volontarisme, mais ont rapidement déçu. Ils ont mené des politiques libérales sur le plan économique qui ont miné l’idée que la politique pouvait changer les choses. Emmanuel Macron, réélu, a déçu également. Il a favorisé le sentiment anti-élites qui s’est puissamment manifesté lors de la crise des gilets jaunes (et peut-être le 10 septembre prochain). Finalement, chaque camp est marqué par le désenchantement et produit des mécanismes de polarisation. Ainsi, les socialistes ont produit LFI, résultat d’une déception, celle de la gauche au pouvoir. L’extrême droite est aussi, dans une large mesure, le résultat de la désillusion politique. Ces forces (LFI et Rassemblement national) sont hostiles à tout compromis.

Cette défiance envers la politique n’est pas spécifique à la France, comme l’a montré Pierre Martin dans son analyse de la crise des partis de gouvernement. Ces mécanismes sont présents partout, en Europe ou aux États-Unis. Depuis les travaux de Colin Crouch, les sciences politiques parlent même de régimes « post-démocratiques », où les décisions échappent de plus en plus au pouvoir politique.

La mondialisation, l’européanisation, le pouvoir des très grands groupes financiers et des lobbys ont démonétisé le pouvoir politique et réduit ses marges de manœuvre. Or le politique suscite des attentes, et ses acteurs tentent de réenchanter le jeu électoral en faisant des promesses à chaque élection.

Cette situation est d’autant plus mal vécue en France qu’il existe une culture d’attentes très fortes à l’égard de l’État. Cette crise du volontarisme politique crée des déceptions à répétition. La dernière enquête du Cevipof montre que la défiance augmente et qu’elle est associée à un sentiment d’impuissance gouvernementale et électorale. Les Français pensent que la politique ne sert plus à rien : le jeu politicien stérile tournerait à vide, sans impact sur le réel.

La situation actuelle fait le jeu de l’extrême droite, car la défiance à l’égard de la politique nourrit l’antiparlementarisme et renforce aussi l’idée qu’une force politique qui n’a pas exercé de responsabilités peut être un recours.

Par ailleurs, une partie de la société se retrouve sur les thèmes de la droite : immigration, sécurité, rejet de l’écologie, etc. Dans ce contexte, la victoire de l’extrême droite peut apparaître comme inéluctable. Elle est advenue aux États-Unis, il est difficile d’imaginer pouvoir y échapper en France, étant donné la grande fragmentation de la gauche, ses écueils et ses impasses. Reste que si l’extrême droite arrive au pouvoir – ce qui ouvrirait une séquence dramatique – elle sera aussi confrontée à l’épreuve de pouvoir et décevra certainement, sans résoudre la crise politique que nous vivons. Son électorat, très interclassiste (populaire au Nord, plus bourgeois au Sud-Est), a des attentes contradictoires et il sera difficile de le satisfaire.

Comment sortir de l’impasse ?

Il serait naïf de croire en un « solutionnisme institutionnel » qui réglerait cette crise du politique. La démocratie ne se résume pas à des règles du jeu électoral et à des mécanismes institutionnels. Elle est portée par des valeurs, une culture, des pratiques, des comportements. Certaines évolutions ne sont pas moins souhaitables.

Ainsi, un changement de scrutin proportionnel inciterait les électeurs à voter par conviction et à marginaliser le « vote utile ». Il s’agirait de mieux refléter les préférences politiques des électeurs à travers un mode de scrutin et de relégitimer la procédure électorale.

Une sixième République permettrait certainement de régénérer des institutions liées à un présidentialisme épuisé, comme l’a montré Bastien François. Désormais, la verticalité du pouvoir ne fonctionne plus dans une société travaillée par des dynamiques d’horizontalité. L’imaginaire lié au président de la République accentue la déception, en créant un homme providentiel qui ne peut tenir ses promesses. Si les Français ne sont pas favorables à la suppression de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, il est possible de limiter les pouvoirs du président – tout comme il est possible d’inverser le calendrier avec des législatives qui précèdent les présidentielles.

De nombreux travaux, comme ceux de Loïc Blondiaux, proposent également des pistes pour penser un nouvel équilibre entre démocratie représentative et démocratie participative, avec une démocratie plus continue, moins focalisée sur l’élection. Pendant longtemps, l’élection suffisait à faire la démocratie, or ce cycle est terminé. Cela suppose de bricoler, d’expérimenter – référendum, convention citoyenne, etc. – afin de trouver un nouvel équilibre entre participation et représentation. Reste que ces solutions sont complexes à mettre en place, alors que la démocratie par le seul vote était très simple. Enfin, la démocratie, c’est une culture, et il est nécessaire de favoriser la participation à tous les niveaux, en favorisant une société plus inclusive, moins compétitive, notamment à l’école ou dans l’entreprise.

Un autre sujet est celui des partis politiques : les citoyens n’y militent plus parce que ces derniers sont perçus comme peu attractifs. Certaines études proposent de les refonder et de repenser, par exemple, leurs financements publics, en conditionnant les dotations à la diversité des représentants élus.

Enfin, un enjeu démocratique majeur consiste à reprendre le pouvoir sur la sphère économique. Le débat sur la taxe Zucman signale le verrou politique à faire sauter : celui du pouvoir de l’oligarchie financière. Tant que le pouvoir politique devra courber l’échine devant la finance, la logique déceptive de la post-démocratie se poursuivra. Pourtant, les inégalités ont tellement augmenté que les sociétés pourraient exiger un rééquilibrage. En ce sens, la post-démocratie n’est pas inéluctable.

Les forces économiques tenteront de protéger leurs positions et leur pouvoir, mais, comme le montre Vincent Tibérj, l’attachement à la justice sociale et à la redistribution est très fort en France, y compris à l’extrême droite. Sous la pression, les élites pourraient donc être contraintes de céder.

The Conversation

Rémi Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.09.2025 à 16:18

Les autocrates n’agissent plus comme Hitler ou Staline, ils gouvernent par la manipulation

Daniel Treisman, Professor of Political Science, University of California, Los Angeles

Les nouveaux autocrates utilisent les médias et la manipulation, plutôt que la répression et la violence, pour consolider leur pouvoir.
Texte intégral (3246 mots)
Trump ou Orban, sont-ils des autocrates ? Ils manipulent, intimident, affaiblissent les contre-pouvoirs, mais ils n’ont pas recours au meurtre ou à l’emprisonnement de leurs opposants. Nanzeeba Ibnat/iStock/Getty Images Plus

Les autocrates contemporains sont passés maîtres dans l’art de la manipulation des médias et de l’opinion. Ils évitent la répression brutale ou la violence ouverte et préservent les apparences de la démocratie – tout en la vidant de sa substance.


Les critiques du président Donald Trump l’accusent souvent de nourrir des ambitions despotiques. Des journalistes et des universitaires ont établi des parallèles entre son style de leadership et celui de dirigeants autoritaires à l’étranger. Certains démocrates avertissent que les États-Unis glissent vers l’autocratie – un système au sein duquel un dirigeant détient un pouvoir sans limite.

D’autres rétorquent que qualifier Trump d’autocrate est exagéré.

Après tout, ce dernier n’a pas suspendu la Constitution, ni obligé les écoliers à célébrer ses mérites, ni exécuté ses rivaux, comme l’ont fait des dictateurs comme Augusto Pinochet, Mao Zedong ou Saddam Hussein.

Mais les autocrates modernes ne ressemblent pas toujours à leurs prédécesseurs du XXe siècle. Ils ont une image soignée, évitent la violence ouverte et parlent le langage de la démocratie. Ils portent des costumes, organisent des élections et prétendent être porte-paroles de la volonté du peuple. Plutôt que de terroriser leurs citoyens, beaucoup utilisent le contrôle des médias et de la communication pour influencer l’opinion publique et promouvoir des récits nationalistes. Nombre d’entre eux accèdent au pouvoir, non pas par des coups d’État militaires, mais par les urnes.

Le « soft power » des autocrates contemporains

Au début des années 2000, le politologue Andreas Schedler a forgé le terme « d’autoritarisme électoral » pour décrire des régimes qui organisent des élections sans réelle compétition. Les chercheurs Steven Levitsky et Lucan Way utilisent une autre expression, celle « d’autoritarisme compétitif », pour désigner des systèmes dans lesquels des partis d’opposition existent, mais où les dirigeants les affaiblissent par la censure, par la fraude électorale ou par diverses manipulations juridiques.

Dans mes propres travaux, menés avec l’économiste Sergueï Gouriev, nous explorons une stratégie plus large qu’emploient les autocrates modernes pour conquérir et conserver le pouvoir. Nous l’appelons « autocratie informationnelle » ou « dictature de la manipulation » (spin dictatorship).

Ces dirigeants ne s’appuient pas sur la répression violente. Ils entretiennent plutôt l’illusion qu’ils sont compétents, qu’ils respectent les principes démocratiques et qu’ils défendent la nation – la protégeant de menaces étrangères ou d’ennemis intérieurs qui chercheraient à saper sa culture ou à voler sa richesse.

An older man with a navy blue jacket and red tie pumps his fists and stands in front of a large American flag
Donald Trump au Qatar, le 15 mai 2025. Win McNamee/Getty Images

La façade démocratique hongroise

Le premier ministre hongrois Viktor Orban illustre bien cette approche. Il a d’abord exercé le pouvoir de 1998 à 2002, puis est revenu sur le devant de la scène en 2010, avant de remporter trois autres élections – en 2014, en 2018 et en 2022 – à l’issue de campagnes que des observateurs internationaux ont qualifiées « de menaçantes et de xénophobes ».

Orban a conservé les structures formelles de la démocratie – tribunaux, Parlement et élections régulières –, mais les a systématiquement vidées de leur substance.

Au cours de ses deux premières années de mandat, il n’a nommé que des fidèles à la Cour constitutionnelle, dont le pouvoir est de vérifier la constitutionnalité des lois. Il a contraint des juges à quitter leurs fonctions en imposant un âge de retraite plus bas et il a réécrit la Constitution afin de limiter le champ d’action de leur contrôle judiciaire. Il a également renforcé le contrôle du gouvernement sur les médias indépendants.

Pour soigner son image, Orban a dirigé les fonds publicitaires de l’État vers des médias lui étant favorables. En 2016, l’un de ses alliés a racheté le plus grand quotidien d’opposition de Hongrie, puis a ensuite procédé à sa brutale fermeture.

Orban a également pris pour cible des associations d’avocats et des universités. L’université d’Europe centrale, enregistrée à la fois à Budapest et aux États-Unis, symbolisait autrefois la nouvelle Hongrie démocratique. Mais une loi sanctionnant les institutions accréditées à l’étranger l’a contrainte à déménager à Vienne (Autriche) en 2020.

Pourtant, Orban a, dans l’ensemble, évité le recours à la violence. Les journalistes sont harcelés plutôt qu’emprisonnés ou tués. Les critiques sont discréditées, mais elles ne sont pas interdites. Le pouvoir d’attraction du premier ministre hongrois repose sur un récit selon lequel son pays serait assiégé – par les immigrés, par les élites libérales et par les influences étrangères –, lui seul étant capable de défendre la souveraineté et l’identité chrétienne du pays. Ce discours trouve un écho très fort chez les électeurs âgés, ruraux et conservateurs, même s’il fait figure de repoussoir chez les populations urbaines et plus jeunes.

Tournant mondial pour les autocrates

Au cours des dernières décennies, des variantes de la dictature de la manipulation sont apparues à Singapour, en Malaisie, au Kazakhstan, en Russie, en Équateur et au Venezuela. Des dirigeants, comme Hugo Chávez et le jeune Vladimir Poutine, ont consolidé leur pouvoir et marginalisé l’opposition en usant d’une violence limitée.

Les données confirment cette tendance. À partir de rapports sur les droits humains, de sources historiques et de médias locaux, mon collègue Sergueï Gouriev et moi-même avons constaté que l’incidence mondiale des assassinats politiques et des emprisonnements par des autocrates avait fortement diminué des années 1980 aux années 2010.

On peut légitimement se demander la question du pourquoi. Dans un monde interconnecté, la répression ouverte a un coût. Attaquer journalistes et dissidents peut inciter des gouvernements étrangers à imposer des sanctions économiques et dissuader les entreprises internationales d’y investir leurs fonds. Restreindre la liberté d’expression risque aussi d’étouffer l’innovation scientifique et technologique ; une ressource dont même les autocrates ont besoin dans les économies modernes fondées sur la connaissance.

Cependant, lors d’épisodes de crise, même les dictateurs de la manipulation reviennent souvent à des tactiques plus traditionnelles. En Russie, Poutine a violemment réprimé les manifestants et emprisonné des opposants politiques. Parallèlement, des régimes plus brutaux, comme ceux de la Corée du Nord et de la Chine, continuent de gouverner par la peur, combinant incarcérations massives et technologies avancées de surveillance.

Mais, dans l’ensemble, c’est la manipulation qui remplace la terreur.

Les États-Unis sont-ils encore une démocratie ?

Je m’accorde avec la plupart des analystes pour dire que les États-Unis restent une démocratie.

Pourtant, certaines des tactiques de Trump rappellent celles des autocrates informationnels. Il a attaqué la presse, outrepassé des décisions de justice, exercé des pressions sur les universités pour restreindre l’indépendance académique et limiter les admissions internationales.

Son admiration pour des hommes forts, tels que Poutine, Xi Jinping en Chine et Nayib Bukele au Salvador, inquiète les observateurs. Dans le même temps, Trump dénigre régulièrement ses alliés démocratiques et les institutions internationales telles que les Nations unies et l’Otan.

Certains analystes affirment que la démocratie dépend du comportement de ses politiciens. Mais un système qui ne survit que si les dirigeants choisissent de respecter les règles n’est pas un véritable système résilient.

Ce qui compte le plus, c’est de savoir si la presse, la justice, les organisations à but non lucratif, les associations professionnelles, les églises, les syndicats, les universités et les citoyens disposent du pouvoir – et de la volonté – de tenir les dirigeants responsables de leurs actes.

A man in a dark suit holds his arms open while standard at a podium. Behind him there is a blue backdrop that says Patriots.EU above it
Le premier ministre hongrois Viktor Orban, à Madrid, le 8 février 2025. Thomas Coex/AFP

Préserver la démocratie aux États-Unis

Les riches démocraties, comme celles des États-Unis, du Canada ou de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, bénéficient d’institutions solides – journaux, universités, tribunaux et associations – qui servent de contre-pouvoirs.

Ces institutions aident à expliquer pourquoi des populistes, tels que Silvio Berlusconi en Italie ou Benyamin Nétanyahou en Israël, bien qu’accusés de contourner les règles électorales et de menacer l’indépendance judiciaire, n’ont pas démantelé les démocraties de leurs pays.

Aux États-Unis, la Constitution offre une protection supplémentaire. La modifier exige une majorité des deux tiers dans les deux chambres du Congrès ainsi que la ratification par les trois quarts des États – un obstacle bien plus élevé qu’en Hongrie, où Orban n’a eu besoin que d’une majorité des deux tiers au parlement pour réécrire la Constitution.

Bien sûr, même la Constitution des États-Unis peut être affaiblie si un président défie la Cour suprême. Mais un tel geste risquerait de déclencher une crise constitutionnelle et de lui aliéner des soutiens clés.

Cela ne signifie pas que la démocratie américaine soit à l’abri de tout danger. Mais ses fondations institutionnelles sont plus anciennes, plus solides et plus décentralisées que celles de nombreuses démocraties récentes. Sa structure fédérale, grâce à ses multiples juridictions et ses possibilités de veto, rend difficile la domination d’un seul dirigeant.

Cependant, la montée en puissance de dictatures de la manipulation doit nous interpeller. Partout dans le monde, des autocrates ont appris à contrôler leurs citoyens par des simulacres de démocratie. Comprendre leurs techniques pourrait aider les Américains à préserver la véritable démocratie.

The Conversation

Daniel Treisman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.09.2025 à 15:54

« Le fact-checking » suffit-il à garantir une objectivité journalistique ?

Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School

La vérification des faits (« fact checking ») proposée par les médias est-elle suffisante ? À quelles conditions un discours journalistique peut-il prétendre à l’objectivité ?
Texte intégral (1995 mots)
Vérifier les faits est essentiel, car certaines informations sont tout simplement fausses. Mais la manière dont les faits sont sélectionnés et racontés implique un tri, et aucun choix n’est jamais neutre. beast01/Shutterstock

Les médias mettent en avant la vérification des faits (« fact checking ») face aux fausses informations (« fake news »). Ils questionnent moins souvent la façon dont les récits sont élaborés (« storytelling »). Quelle pourrait-être la méthode pour construire un discours journalistique objectif et impartial ?


Chacun a entendu parler des fake news, qui seraient supposément propagées par les réseaux sociaux. Nombreux sont les médias qui s’équipent de cellules de « fact checking » censées les contrer. Mais sont-elles efficaces ? Leur critère est souvent de « revenir aux faits ». Pourtant, c’est loin d’être suffisant.

Trois normes sont centrales, en réalité : l’objectivité, la neutralité et l’impartialité. Or, elles sont largement méconnues.

Comment dire le vrai ? Le problème traverse déjà les écrits de Platon, quand il dénonce la rhétorique des sophistes, qu’il juge manipulatrice. C’est encore le cas quand Socrate pointe les limites de l’écrit, qui coupe le lecteur de la réponse possible du rédacteur. L’intelligence artificielle et les réseaux sociaux reconfigurent les enjeux, étant de nouvelles manières d’écrire et d’échanger. Ils ne les inventent pas. La présence de cellules de « fact checking » est à double tranchant, dans la mesure où elles jettent aussi un doute sur la production médiatique restante. Leurs méthodes doivent-elles en effet être réservées à une émission parmi des dizaines d’autres ? Produire le vrai n’est-il pas la raison d’être du journaliste, de tous les instants ? Et les réseaux sociaux ne sont-ils pas aussi une manière d’informer sur ce que les médias dominants négligent ? A qui faire confiance, alors ? Sur quels critères ? Le problème est pratique et concret.

Vérifier les faits, oui mais lesquels ?

Face aux « fake news », la réponse la plus courante consiste à « vérifier les faits ». On parle alors de « fact checking », à l’exemple des « Vérificateurs » sur TF1. Vérifier les faits est essentiel, en effet, car certaines informations sont tout simplement fausses. Les conséquences peuvent être immenses, à l’exemple des « armes irakiennes de destruction massives », qui n’existaient pas, mais ont servi à justifier l’entrée en guerre des États-Unis face à l’Irak, en 2003. Mais ce n’est pas le seul problème. La manière dont les faits sont sélectionnés et racontés est une difficulté distincte. La sélection est inévitable, du fait des formats, et aucun choix n’est neutre.

Ne montrer que les points de deal, dans une cité, n’est pas plus neutre que de ne montrer que le chômage massif qui pousse les jeunes vers l’argent facile. La manière d’enchaîner les faits est également déterminante.

Par exemple, enchaîner les faits divers dramatiques à l’exclusion de toute autre considération enferme le public dans une histoire : celle de l’insécurité. Le besoin de sécurité peut ainsi être fabriqué, sans que l’insécurité objective n’ait changé. L’histoire ainsi construite est-elle vraie, est-elle fictive ? Il n’y a souvent pas très loin de la narration des faits au storytelling ou art de raconter à un public les histoires qu’il a envie d’entendre.

Une autre réponse est possible. Elle prend appui sur un fait saillant caractéristique des questions qui sont abordées dans les médias : leur caractère controversé. Un fait divers, tel qu’une attaque au couteau de la part d’un jeune, est diversement interprétable : insécurité ou résultat inévitable de suppression des budgets de l’éducation populaire ? Les explications sont diverses et ont généralement un lien avec les intérêts de celles et ceux qui les formulent – femmes, jeunes, commerçants, associations, etc. Comprendre le fait et pouvoir l’expliquer implique de faire une place à l’interprétation, laquelle procède de la confrontation de points de vue antagoniques. Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes de manière univoque.

La méthode des juges

Comparons avec ce qui se passe dans un tribunal. Aucun juge ne se prononce sur le simple établissement des faits. Qui serait capable de les présenter de manière neutre ? Personne.

Le juge écoute donc, tour à tour, la défense, l’accusation et les témoins. Chacun d’entre eux produit les faits qui leur paraissent pertinents et significatifs. Un arbitre procède de la même manière, quand il doit rendre une décision. Il ne se contente pas de constater. Il écoute un point de vue, un autre, fait appel éventuellement au replay, etc. et finit par trancher.

L’interprétation prend du temps, et c’est elle qui passe à la trappe avec la prétention de « s’en tenir aux faits » ou, pis, avec la tentation de verser dans la chasse au scoop et le souci de « faire de l’audience ». Tout fait un peu complexe implique qu’une enquête soit menée pour pouvoir être compris. C’est la règle. Sans cela, ce n’est pas le tribunal de la vérité qui est dressé, mais la conclusion hâtive, voire le procès stalinien.

La question de la formation du jugement en situation controversée se pose aussi pour les enseignants. La question a donc fait l’objet d’un travail de deux ans impliquant une vingtaine d’enseignants de l’Institut Mines-Télécom, enquêtant, par exemple, sur les normes sur lesquelles s’appuient les juges, les arbitres, ou encore les enseignants confrontés à des controverses.

Trois normes procédurales se dégagent de l’analyse. La première est la neutralité. Un bon jugement ne doit pas chercher à changer les faits ni même les interprétations que les diverses parties en donnent. Il s’interdit d’interagir avec eux. La seconde est l’impartialité. À la manière d’un juge ou d’un arbitre, elle enjoint d’écouter tous les points de vue afin de construire une vision partagée de la situation. Ce résultat ne se trouvait dans aucun d’entre eux, pris de manière isolée. C’est pourquoi l’impartialité ne se confond pas avec la neutralité. Le troisième critère est l’objectivité. Les faits sur lesquels les points de vue raisonnent doivent tous être solides, à la manière des preuves jugées recevables dans un tribunal. Et leur solidité dépend de la manière dont le sujet et l’objet ont interagi.

Quelle est la méthode, alors ? Tout d’abord, ne pas confondre l’information avec le militantisme, le fait d’informer avec le fait de vouloir changer la situation. C’est la neutralité.

Ensuite, confronter les principaux points de vue, sans négliger les « signaux faibles ». Quand un point n’est traité qu’avec un seul expert, et plus encore si cet expert est toujours le même, ou quand des faits similaires sont abordés en donnant toujours la parole aux mêmes, alors nous sortons des critères d’un bon jugement. Par exemple, ne s’intéresser à une grève qu’en donnant la parole aux usagers mécontents revient à dresser un argumentaire à charge contre les grévistes, dont la parole n’est pas relayée. Et cela vaut aussi pour les scientifiques. L’océan du climatologue est bien différent de celui du spécialiste des requins.

Enfin, s’assurer de la solidité des faits, de leur résistance, en ayant en tête que les scientifiques sont bien souvent en désaccord entre eux. Ces trois normes sont ce que Kant appelait des « idées régulatrices », c’est-à-dire des idéaux qui indiquent des directions mais ne peuvent jamais être parfaitement réalisés.

Les médias classiques assurent-ils une information de meilleure qualité que les réseaux sociaux ?

Chacun pourra constater à l’aune de ces trois normes que les médias classiques (télévision, presse) ne sont pas forcément de meilleure qualité que les réseaux sociaux. Ils ont une ligne éditoriale, c’est-à-dire une manière générale d’interpréter la réalité, qui diffère d’un média à un autre. Ils vont donc avoir tendance à inviter les experts qui la confortent, à accumuler les faits qui vont dans leur sens et à mettre en doute ceux qui la remettent en cause.

Le gendarme de l’information veille, certes, aux abus les plus évidents. Ainsi, c’est pour avoir trop réduit la diversité de ses sources que la chaîne C8 a été interdite d’antenne.

En réalité, il est rare que les médias mentent ouvertement. La ficelle est trop grosse, et nuirait très fortement au média dès lors qu’elle serait dévoilée. C’est par le manque de neutralité et d’impartialité que passe la plus grosse des fake news. Les règles du storytelling le savent bien, d’ailleurs. Une bonne histoire doit être crédible, du point de vue du public récepteur. Et une belle histoire est bien plus difficile à remettre en cause qu’un fait qui se révélerait erroné.

Le raisonnement qui vaut pour les médias vaut aussi pour l’expertise, puisque celle-ci a pour but d’éclairer la décision. Si l’information apportée n’est ni neutre, ni impartiale, ni objective, alors la décision ne le sera pas non plus. Les mêmes règles doivent donc procéder au choix des experts dans une prise de décision.

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Fabrice Flipo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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