20.03.2025 à 16:52
Bernard Fortz, Professeur en méthodes d'optimisation pour la gestion, Université de Liège
Dans un monde où l’efficacité et la sécurité des infrastructures critiques sont essentielles, les algorithmes mathématiques apportent des solutions innovantes pour répondre à des défis complexes. En particulier, trois domaines clés où ils se révèlent indispensables : la réduction de la fraude par évasion tarifaire dans les transports en commun, l’optimisation de l’autoconsommation dans les communautés énergétiques et la protection des réseaux informatiques contre les attaques ciblées malveillantes.
L’évasion tarifaire dans les transports en commun, notamment dans les systèmes sans barrières physiques où les contrôles sont aléatoires, constitue un problème économique majeur pour les opérateurs. Les pertes engendrées par les passagers frauduleux peuvent être considérables, rendant nécessaire l’optimisation des stratégies de contrôle.
Une étude récente propose d’utiliser le jeu de Stackelberg pour modéliser l’interaction entre les opérateurs de transport, qui planifient les contrôles, et les passagers opportunistes qui cherchent à les éviter. Cette approche permet d’élaborer des stratégies d’inspection plus efficaces en planifiant les patrouilles de manière imprévisible, ce qui complique la tâche des fraudeurs.
Selon cette étude, la méthode améliore la gestion des contrôles en intégrant les comportements des passagers dans la planification. Le modèle utilise des stratégies mixtes pour établir des probabilités d’inspection, et des heuristiques ont été développées pour améliorer la qualité des solutions, même si l’optimalité n’est pas toujours garantie. Cette méthodologie peut être appliquée à différents systèmes de transport (métro, bus, tram, train…), permettant une réduction significative de l’évasion tarifaire.
Les communautés d’énergie, où les membres partagent l’énergie qu’ils produisent, stockent et consomment, représentent une voie prometteuse vers une transition énergétique plus durable. Ces communautés restent connectées au réseau public, mais visent à maximiser leur taux d’autoconsommation collective, réduisant ainsi leur dépendance à l’égard du réseau et leurs coûts énergétiques.
Un projet pilote, baptisé Smart Lou Quila a été développé par la start-up de Montpellier Beoga. Il permet aux sept membres de la communauté de se partager une électricité 100 % renouvelable et locale, produite par des panneaux photovoltaïques posés sur les toits des maisons et sur celui du stade municipal.
En collaboration avec ce projet pilote, un modèle de programmation linéaire en nombres entiers mixtes a été développé pour optimiser l’autoconsommation d’une communauté d’énergie. Un modèle linéaire en nombres entiers est une méthode d’optimisation mathématique où l’objectif est de maximiser ou minimiser une fonction linéaire, soumise à des contraintes également linéaires. Ce qui distingue ce modèle est que certaines ou toutes les variables de décision doivent prendre des valeurs entières (et non continues). Il est largement utilisé pour résoudre des problèmes impliquant des choix discrets, comme la planification, l’affectation ou les horaires, mais il est souvent plus complexe à résoudre qu’un modèle linéaire classique à cause de la contrainte d’intégralité.
Le modèle que nous avons développé gère l’utilisation des appareils électriques, le stockage d’énergie, ainsi que les échanges entre les membres de la communauté. Grâce à ce modèle, il a été démontré qu’une adhésion à une communauté énergétique peut réduire la consommation d’énergie provenant du réseau public d’au moins 15 %, avec des économies substantielles sur les factures. L’utilisation des outils de la recherche opérationnelle pour une meilleure gestion des communautés d’énergie était également l’objet de recherche du projet européen SEC-OREA (Supporting Energy Communities–Operational Research and Energy Analytics) auquel j’ai participé.
Les réseaux de services, qu’ils soient de communication, de logistique ou d’infrastructures critiques, sont particulièrement vulnérables aux cyberattaques. Ces attaques cherchent à désactiver des nœuds spécifiques du réseau, provoquant des dysfonctionnements graves et perturbant le service.
Pour contrer ces menaces, une nouvelle approche fondée sur la théorie des jeux a été développée. La théorie des jeux est une branche des mathématiques qui étudie les interactions stratégiques entre des acteurs rationnels, appelés « joueurs ». Elle modélise les situations où les décisions de chaque joueur influencent les résultats des autres, qu’il s’agisse de coopération ou de compétition.
Notre approche modélise l’interaction entre un opérateur de réseau, qui tente de protéger ses infrastructures, et un attaquant cherchant à maximiser les dommages.
Les chercheurs présentent des formulations mathématiques pour optimiser la protection des nœuds critiques du réseau. Les nouvelles formulations mathématiques proposées surpassent les méthodes existantes, offrant une meilleure anticipation des attaques et une réduction des dégâts potentiels. Ces modèles sont applicables non seulement aux réseaux de communication, mais aussi à d’autres secteurs critiques tels que les infrastructures publiques et les systèmes médicaux.
Les défis auxquels sont confrontés les opérateurs de transport, les communautés énergétiques et les gestionnaires de réseaux sont variés, mais les algorithmes mathématiques offrent des solutions efficaces et adaptables. Qu’il s’agisse de maximiser les revenus des transports en commun, d’optimiser l’autoconsommation énergétique ou de protéger des réseaux contre des cyberattaques, les avancées en matière de modélisation et d’optimisation mathématique jouent un rôle central dans la sécurisation et l’optimisation de nos infrastructures critiques, en renforçant la résilience et la durabilité de nos systèmes face aux défis actuels et futurs.
Cet article a été écrit en collaboration avec le Dr Arnaud Stiepen, expert en vulgarisation scientifique.
Bernard Fortz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.03.2025 à 13:43
Michel Dubois, Sociologue, Directeur de recherche CNRS, Sorbonne Université
L’édition 2025 du baromètre de l’esprit critique révèle des différences notables dans le rapport aux sciences selon les générations et les disciplines. Les jeunes font, par exemple, davantage confiance aux sciences que leurs aînés, mais leur tendance à privilégier les informations provenant de leur entourage et des réseaux sociaux les expose davantage à la désinformation, notamment en ce qui concerne les bonnes pratiques nutritionnelles.
Décryptage par Michel Dubois, sociologue et membre du comité scientifique du baromètre de l’esprit critique.
Comment évolue le rapport des Français aux sciences ? Se dirige-t-on vers une défiance comme aux États-Unis ?
Michel Dubois : En France, comme aux États-Unis, la défiance à l’égard des sciences reste un phénomène heureusement minoritaire. Ce que l’on observe aux États-Unis, depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, ce n’est pas tant un rejet de la science par l’opinion publique, qu’une volonté politique de faire des universités et des organismes de recherche des adversaires idéologiques. Il s’agit de couper les budgets, de licencier le personnel des agences fédérales, d’interdire la recherche sur un certain nombre de sujets jugés inutiles ou « déconseillés », mais plus fondamentalement de contester la légitimité des scientifiques à définir ce qui est un fait et ce qui ne l’est pas. Ce degré de politisation de la science est inédit dans l’histoire contemporaine des États-Unis et ses conséquences sont déjà perceptibles à travers la gestion chaotique de l’épidémie de rougeole au Texas.
En France, la situation est encore heureusement différente. L’édition 2025 du Baromètre de l’esprit critique confirme certaines des tendances positives mises en évidence lors de la dernière vague de l’enquête Les Français et la science. Par exemple, entre 7 et 8 enquêtés sur 10 considèrent que la science permet de comprendre qui nous sommes, et le monde dans lequel nous vivons. Ils sont autant à considérer qu’une affirmation a plus de valeur si elle a été validée scientifiquement ou que la science permet de développer de nouvelles technologies utiles à tous.
Quelles différences existe-t-il entre les générations concernant la confiance envers les institutions scientifiques ?
M. D. : L’édition 2025 du baromètre introduit un échantillon 15-24 ans qui peut être comparé à l’échantillon standard des 18-65 ans et plus. C’est l’occasion de souligner quelques résultats inattendus ou contre-intuitifs. Les études inutilement alarmistes ne manquent pas pour prétendre que les plus jeunes affichent une posture toujours plus critique à l’égard des sciences.
Or, nos résultats montrent le contraire : comparés aux 18 ans et plus, les 15-24 ans manifestent un plus grand intérêt pour les sciences. Les 15-24 ans manifestent également une plus grande confiance dans la communauté scientifique : ils sont plus nombreux que leurs aînés à considérer que la communauté scientifique est indépendante pour valider ses résultats (+13 points), ou que les scientifiques suivent des règles éthiques strictes (+9 points). Ce sont également les jeunes qui sont les plus impliqués dans des activités à caractère scientifique : la visite d’expositions scientifiques, la collaboration à des expériences de science participative ou la rencontre avec des chercheurs.
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Constate-t-on des différences dans le rapport aux sciences humaines et aux sciences dites dures ?
M. D. : D’une façon générale, même si cela peut surprendre, l’esprit critique est davantage associé par nos répondants aux humanités qu’aux sciences exactes. Trois quarts d’entre eux considèrent faire preuve d’esprit critique et quand on leur demande de nommer les disciplines qui ont contribué à forger cet esprit durant leur scolarité, ils citent prioritairement le français, l’histoire-géographie, la philosophie et seulement ensuite arrivent les sciences de la vie et de la terre, les mathématiques, la physique ou la chimie. Ce résultat peut donner l’impression que les sciences exactes sont perçues comme des disciplines relativement dépourvues de questionnement réflexif. Cela doit sans doute nous inciter à revoir la manière dont on enseigne les sciences au collège et au lycée, afin de mieux mettre en valeur leur dimension critique.
Interrogés sur la façon dont ils perçoivent la scientificité des disciplines, nos deux échantillons se retrouvent pour voir dans la médecine, la biologie, la chimie et l’astrophysique, des sciences exemplaires. Tout comme ils convergent pour douter très majoritairement du caractère scientifique des horoscopes, de la naturopathie ou de l’homéopathie. Mais, entre ces extrêmes, les 15-24 ans se démarquent de leurs aînés par une attitude plus positive à l’égard de l’économie (+3 points), de l’histoire (+4 points), de l’écologie (+5 points), de la psychanalyse (5 points) et plus encore de la sociologie (+12 points).
Qu’est-ce qui fait que, dans la population générale, on accorde plus de valeur ou d’intérêt à certaines sciences ?
M. D. : En France comme ailleurs, l’attention accordée à une discipline dépend souvent des répercussions, positives et négatives, qu’on lui prête sur notre environnement ou sur nos conditions de vie. C’est relativement évident pour la médecine, la biologie ou plus généralement pour la recherche sur le vivant. Toutefois, cet intérêt ne signifie pas que les scientifiques bénéficient d’une légitimité de principe leur permettant de mener leurs travaux sans tenir compte des contraintes sociales et culturelles qui les entourent. Comme l’ont montré les enquêtes Les Français et la science, une écrasante majorité de Français estime nécessaire d’instaurer des règles encadrant le développement des sciences du vivant.
Y a-t-il un avant et un après-Covid en matière de confiance envers les sciences ?
M. D. : Si l’on s’en tient à une mesure générale de la confiance, les résultats que nous obtenons aujourd’hui ne sont pas très différents de ceux dont on disposait avant la période Covid. Toutefois, cette crise a mis en lumière de nouveaux enjeux pour le grand public : d’une part l’importance de l’indépendance de la recherche scientifique et, de l’autre, la nécessaire vigilance concernant les manquements à l’intégrité scientifique. On se souvient notamment des soupçons qui ont pesé pendant la crise Covid sur certains experts en raison de leurs liens d’intérêts avec de grands groupes pharmaceutiques ; ces liens étant souvent interprétés comme étant autant de conflits d’intérêts. Dans notre échantillon 18-65 ans et plus, il n’y a qu’un répondant sur deux à considérer que la communauté scientifique est indépendante pour valider ses résultats.
Par ailleurs, le nombre croissant de rétractations d’articles de l’équipe de l’Institut Méditerranée infection à Marseille – plus de 40 aujourd’hui – illustre les préoccupations liées à la fiabilité des publications scientifiques pendant la crise Covid. Et ils ne sont aujourd’hui que 6 répondants sur 10 à considérer que les scientifiques suivent des règles éthiques strictes. Plus qu’une remise en cause de la science, cette double tendance souligne une attente croissante de transparence et de régulation dans la production du savoir qui n’est pas très différente de celle que l’on peut mesurer, par ailleurs, dans la communauté scientifique.
L’édition 2025 du baromètre contient une section consacrée à nos croyances en matière d’alimentation. Quels en sont les enseignements généraux ?
M. D. : Cette année, le baromètre de l’esprit critique a voulu en savoir plus sur les pratiques et les croyances alimentaires. Est-il vrai par exemple qu’après un excès alimentaire, une cure détox est efficace pour nettoyer l’organisme ? Est-il vrai que les compléments alimentaires permettent de corriger une mauvaise alimentation ? Ou encore : est-il vrai que les hommes ont besoin de plus de viande rouge que les femmes ? Toutes ces propositions sont fausses, mais qu’en est-il de leur diffusion dans l’espace public ? Les résultats suggèrent que les opinions erronées au sujet de l’alimentation sont relativement courantes : 8 répondants sur 10 adhèrent à au moins une proposition fausse en matière d’alimentation.
La maîtrise des savoirs varie selon plusieurs facteurs, notamment le genre, avec une meilleure connaissance observée chez les femmes par rapport aux hommes, mais plus encore en fonction de l’âge. En matière d’alimentation, plus on est âgé et plus on a de chances de faire la différence entre une proposition vraie et une proposition fausse. Les 15-24 ans semblent manquer de repères.
Ce n’est sans doute pas sans rapport avec la façon dont ils s’informent en général. Ils se distinguent de leurs aînés par l’importance qu’ils accordent à leur entourage et aux réseaux sociaux. Et pour les informations liées à l’alimentation, ils sont près de 7 sur 10 à faire confiance aux professionnels de la médecine douce et alternative, 1 sur 2 aux influenceurs sportifs ou aux youtubeurs. Des constats ciblés qui devraient faire réfléchir celles et ceux qui travaillent sur la communication des messages de santé publique.
Entretien réalisé par Aurélie Louchart.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Michel Dubois a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et du programme cadre Horizon Europe de l'Union Européenne
20.03.2025 à 00:00
Pauline Zarrouk, Chercheuse CNRS en cosmologie au Laboratoire de Physique Nucléaire et des Hautes Energies (LPNHE), Sorbonne Université
DESI est une grande campagne d’observation astronomique. Son but ? Mesurer avec précision la position des galaxies dans l’espace, afin de traquer la mystérieuse « énergie noire » qui dominerait la manière dont l’Univers est en expansion aujourd’hui.
Pour cela, plus de 900 scientifiques de plus de 70 institutions dans le monde entier se sont alliés. Aujourd’hui, nous dévoilons nos nouveaux résultats sur l’histoire de l’expansion de l’Univers.
C’est en Arizona (États-Unis), au milieu du désert, que se trouve notre télescope Mayall de DESI, situé à l’observatoire de Kitt Peak. Avec son miroir principal de quatre mètres de diamètre, il observe le ciel depuis mai 2021. En trois ans, il a mesuré 15 millions de galaxies, collectant à la fois leur position dans le ciel et leur distance, grâce à ses 5 000 petits yeux robotisés.
À partir de la position des galaxies et de leur distance, nous publions aujourd’hui la cartographie tridimensionnelle des grandes structures de l’Univers la plus précise à ce jour.
Avec cette carte, nous voulons répondre à un mystère qui rend perplexes les astrophysiciens depuis sa découverte, il y a vingt-cinq ans : non seulement l’Univers est en expansion (cela, nous le comprenons), mais cette expansion s’accélère. Pour décrire cette accélération, notre modèle actuel de l’Univers suppose l’existence d’une énergie noire dont la forme la plus simple est une « constante » cosmologique. Les tout nouveaux résultats de DESI, combinés avec d’autres données, suggèrent que cette énergie noire varie avec le temps : elle ne serait donc pas constante.
Si ces observations ne résolvent pas à elles seules le mystère de l’énergie noire, elles donnent des pistes concrètes et quantitatives sur lesquelles appuyer les explorations futures.
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Les galaxies ne sont pas réparties de manière aléatoire dans le ciel, comme on le voit sur la vidéo. Il y a des régions avec beaucoup de galaxies regroupées en amas ou en filaments, et d’autres régions sont beaucoup moins denses, qui forment des vides cosmiques. Cette structuration de la matière dépend de la gravité, qui attire les corps massifs entre eux, ainsi que du contenu de l’Univers en matière ordinaire, en matière noire et en énergie noire.
La technique d’analyse utilisée pour obtenir ces nouveaux résultats avec trois ans de données avait déjà été testée, raffinée et appliquée aux données collectées pendant un an par DESI. Elle s’appelle BAO, un acronyme plus sympathique que son nom complet (les « oscillations acoustiques des baryons » ou baryon acoustic oscillations).
Elle est fondée sur l’existence d’une distance caractéristique entre deux galaxies qui change uniquement à cause de l’expansion de l’espace-temps lui-même. En mesurant cette distance caractéristique à différents moments de l’histoire de l’Univers, nous retraçons son expansion au cours de temps et nous pouvons ainsi étudier la façon dont cette expansion s’accélère.
À ce jour, aucune théorie ne permet d’expliquer de manière satisfaisante le mécanisme à l’origine de l’accélération récente de l’expansion de l’Univers (il y a environ cinq ou six milliards d’années), d’où le nombre croissant de projets qui y sont consacrés.
Pour expliquer ce phénomène, le modèle actuel de la cosmologie suppose l’existence d’une composante exotique, appelée énergie noire, dont on cherche à déterminer les propriétés, en particulier si celles-ci évoluent avec le temps ou sont constantes.
Jusqu’à présent, c’est l’hypothèse la plus simple pour décrire l’énergie noire qui a été adoptée : il s’agit de la constante cosmologique, dont la valeur est déterminée par les observations, mais que l’on ne sait pas relier à un mécanisme physique.
Les nouveaux résultats de DESI avec trois ans de données sont en parfait accord avec ceux obtenus en avril dernier avec un an de données, et ils apportent les meilleures contraintes à ce jour sur les paramètres de notre modèle cosmologique actuel.
Toutefois, à mesure que la précision de nos données s’améliore, des craquelures dans le modèle commencent à surgir dès lors qu’on essaye d’expliquer, avec le même modèle, différentes observations de notre Univers.
De plus, les nouveaux résultats de DESI combinés à l’analyse des premiers photons émis dans l’Univers (fond diffus cosmologique) et des explosions d’étoiles (supernovae de type Ia) confirment la préférence pour un modèle où l’énergie noire varie au cours du temps — c’est ce que l’analyse avec un an de données avait déjà montré en avril et en novembre derniers. Cette préférence pour un modèle d’énergie noire dynamique par rapport à une constante cosmologique n’a pas encore atteint le seuil d’une découverte, mais s’est renforcée avec plus de données collectées par DESI.
Nous assistons peut-être à la fin de la constante cosmologique et à l’aube d’une avancée majeure sur la nature de l’énergie noire, plus de vingt-cinq ans après la découverte de l’accélération de l’expansion de l’Univers.
D’autres programmes d’observations du ciel visent également à sonder la nature de l’énergie noire et à tester la théorie de la gravité en utilisant la cartographie tridimensionnelle des galaxies comme DESI, mais aussi d’autres sondes cosmologiques.
Parmi ces autres sondes de l’Univers récent, deux sont particulièrement intéressantes et complémentaires de DESI : les supernovae de type Ia et le lentillage gravitationnel, qui provient des déformations de la forme des galaxies du fait de la présence de matière le long de la trajectoire des rayons lumineux.
Côté supernovae, l’analyse cosmologique des supernovae de type Ia du programme Zwicky Transient Facility (ZTF) en combinaison avec les données de DESI devrait apporter un éclairage prometteur.
Côté lentillage gravitationnel, le satellite européen Euclid, lancé en juillet 2023, et le programme décennal d’observation du ciel de l’observatoire Vera-Rubin (en construction au Chili, ndlr) — dont la première lumière est prévue pour l’été 2025 — apporteront de nouvelles données et de nouveaux résultats, qu’il sera très intéressant de comparer et de combiner avec l’échantillon final de DESI, d’ici fin 2026.
Pauline Zarrouk a reçu des financements du CNRS Particules et Noyaux.
19.03.2025 à 12:32
Laetitia Grabot, Chercheur postdoctoral en neurosciences cognitives, École normale supérieure (ENS) – PSL
La série de science-fiction Severance dépeint un monde dystopique où une opération chirurgicale permet de séparer ses souvenirs au travail de ses souvenirs liés à sa vie privée. La saison 2, qui cartonne et dont l’épisode final sera diffusé le 21 mars 2025, met en avant une procédure qui permettrait de réintégrer ces deux pans de la personnalité. Qu’en disent les neurosciences ?
Cet article contient des spoilers des épisodes 1 à 6 de la saison 2.
Dans la série Severance, les employés de Lumon Industries sont dissociés entre leur « moi du boulot » et le « moi de la maison ». Le premier est ainsi entièrement dévolu à ses tâches professionnelles, sans interférences dues aux aléas de la vie quotidienne, et le second libre de vaquer à sa vie privée sans charge mentale due au travail. Cependant, malgré la promesse d’un équilibre travail/vie privée strictement parfait, les protagonistes ne vivent pas si bien leur dissociation. Le personnage principal, Mark Scout, tente une procédure de réintégration de ses deux « moi ». C’est Reghabi, une ancienne employée rebelle de Lumon qui s’en charge.
Dans l’épisode 3 de la saison 2, elle enregistre l’activité du cerveau de Mark après avoir posé des électrodes sur sa tête, comme on le fait de nos jours avec l’électroencéphalographie. Deux tracés en forme de vagues sont visibles, chacun d’eux représentant une partie des souvenirs de Mark. La procédure consiste à resynchroniser ces deux tracés, c’est-à-dire à les réaligner, pour réintégrer les deux « moi ».
Ce processus serait crédible à l’aune des connaissances actuelles en neurosciences. Connaître les recherches sur le sujet permet d’apprécier de nouvelles subtilités dans cette série, qui soulèvent déjà de nombreuses questions.
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L’activité cérébrale mesurée par électroencéphalographie, une technique qui consiste à poser des électrodes sur le cuir chevelu d’une personne, se présente effectivement sous forme de vagues d’activité. Les chercheurs étudient ce signal en le découpant en différentes oscillations, plus ou moins rapides, dont les noms correspondent à la liste de lettres grecques égrenées par Reghabi : delta, theta, alpha, beta, gamma.
Les oscillations delta sont par exemple très lentes, autour de 2 Hz, ce qui correspond à deux cycles par seconde, proche du rythme cardiaque après un effort, et souvent retrouvées pendant certaines phases du sommeil. Les oscillations gamma sont plus rapides, autour de 40 Hz (40 cycles par seconde), et sont impliquées dans de nombreuses fonctions cognitives comme la perception visuelle ou la mémoire.
Dans la série, la réintégration se produit lorsque Reighabi force les deux signaux correspondant aux deux « moi » de Mark à se resynchroniser. On pourrait ici faire un lien avec une question fondamentale en neurosciences cognitives : comment le cerveau combine-t-il les différentes informations qu’il reçoit (lumière, son, odeurs…) en une expérience consciente cohérente ?
Considérons une scène avec un ballon rouge et une chaise grise : chaque objet a plusieurs caractéristiques, comme sa couleur, sa forme ou le fait qu’il soit statique ou en mouvement. Chacun de ses aspects est traité par des parties différentes du cerveau. Comment ces informations dispersées sont-elles ensuite regroupées pour donner une perception unifiée de la scène ? Plus particulièrement, comment le cerveau sait-il qu’il faut associer la couleur rouge au ballon, et la couleur grise à la chaise ?
Le phénomène de synchronisation des oscillations a été proposé comme solution potentielle : deux populations de neurones, à deux endroits différents du cerveau, vont se synchroniser si elles traitent deux caractéristiques d’un même objet.
Cette théorie a été proposée suite à une étude de référence sur des chats, auxquels des électrodes ont été implantées dans le cerveau. Ces électrodes ont permis de mesurer la réponse de groupes de neurones dans le cortex visuel, lorsque des barres lumineuses étaient présentées devant les yeux des chats. On savait déjà qu’un neurone communiquait en envoyant des impulsions électriques à ses voisins. Les auteurs ont remarqué que les neurones déchargeaient ces impulsions de manière rythmique, suivant une oscillation, alternant entre périodes de repos et périodes d’activité. La découverte la plus remarquable, c’est l’observation que différents groupes de neurones, éloignés l’un de l’autre, se synchronisaient entre eux seulement s’ils étaient activés par la même barre lumineuse.
Plus généralement, les neuroscientifiques ont proposé l’idée que la synchronisation de deux groupes de neurones éloignés leur permettait d’aligner leurs périodes d’activité et donc de pouvoir échanger des informations. La synchronisation de l'activité cérébrale serait donc un mécanisme important du traitement de l’information dans le cerveau car elle permettrait aux différents groupes de neurones du cerveau de communiquer entre eux. Dans Severance, on retrouve cette idée : réintégrer les deux « moi » se fait en resynchronisant l’activité cérébrale de chacun des « moi », ce qui permet de rétablir une communication entre les deux pans de la personnalité de Mark.
Là où la fiction se permet quelques libertés artistiques par rapport à la science, c’est lorsqu’un objet aussi complexe qu’un « moi » défini par ses souvenirs, désirs, et émotions est capturé et réduit à une oscillation. En réalité, chaque aspect du fonctionnement du cerveau (perception, attention, mémoire…) est associé à différents types d’oscillations cérébrales. Par exemple, les oscillations theta (entre 4 et 8 Hz), alpha (entre 8 et 12 Hz) et gamma (> 35 Hz) sont impliquées dans les processus attentionnels. La mémoire mobilise aussi les oscillations theta et gamma. Le simple fait de regarder une image sollicite plusieurs mécanismes impactant différentes régions du cerveau et reste encore partiellement incompris à ce jour. Ainsi, aucune de ces capacités ne peut être expliquée par une seule oscillation. Il n’est donc pas possible de résumer une personnalité complète à un endroit précis du cerveau ni de stocker deux personnalités différentes n’ayant rien en commun dans deux parties bien délimitées du cerveau.
Faisons donc l’hypothèse que chaque tracé sur l’oscilloscope représente la moyenne de multiples électrodes mesurant l’activité globale du cerveau de Mark, plutôt que de provenir d’une unique électrode. C’est toute l’activité de son cerveau qui se déphase donc lorsqu’il passe de son « moi du boulot » à son « moi privé », le déphasage étant probablement activé par la puce insérée dans son cerveau. Dans le cas de Mark, on ne veut pas seulement intégrer l’information de deux régions différentes du cerveau, mais on veut réintégrer deux cerveaux complets déphasés dans le temps ! On comprend pourquoi la procédure est douloureuse et occasionne des effets secondaires…
Une dernière question se pose : peut-on resynchroniser deux ondes cérébrales ? Dans la série, Reighabi utilise un dispositif de stimulation magnétique transcrânienne (ou TMS), une technique utilisée à la fois pour la recherche et le traitement de troubles neurologiques ou psychiatriques. Le principe est d’envoyer un champ magnétique localisé qui stimule l’activité des neurones. Dans l’épisode 3 de la saison 2, on voit Mark bouger ses doigts suite à l’usage de la TMS. C’est exactement ce qui arrive lorsqu’on stimule avec la TMS le cortex moteur, une région du cerveau qui dirige l’exécution de mouvements. Il est aussi possible d’induire des oscillations avec la TMS, en envoyant des impulsions rythmiques de champ magnétique. On l’utilise donc dans la recherche pour moduler des oscillations dans le cerveau et observer si ces perturbations de l’activité cérébrale ont un impact sur la perception ou d’autres fonctions cognitives.
Quant à l’utiliser pour resynchroniser deux cerveaux déphasés en une personnalité unifiée, cela supposerait d’appliquer la TMS sur le cerveau entier (alors que l’intérêt de cette technique est de pouvoir cibler une zone donnée, par exemple le cortex moteur, ou le cortex visuel). Or une synchronisation trop forte de nombreuses populations de neurones voir du cerveau entier, conduit à… une crise d’épilepsie. Ce que vit d’ailleurs probablement Mark dans l’épisode 6, bien qu’elle ait aussi pu être déclenchée par un problème dans la tentative de Reighabi d’inonder la puce à l’intérieur de son cerveau pour la rendre inefficace.
La synchronisation des oscillations apparaît donc comme un processus délicat, un ballet subtil où chaque partie du cerveau doit s’accorder avec les autres pour permettre le fonctionnement normal d’un cerveau. Décrypter les mystères des oscillations cérébrales demeure un défi captivant pour la recherche, car elles n’ont pas encore livré tous leurs secrets. Leur potentiel intrigant en fait également une source d’inspiration riche pour la science-fiction, comme l’a montré avec brio la série Severance.
Laetitia Grabot est membre du comité des Jeunes Chercheurs de TRF (Timing Research Forum) une société académique ouverte visant à promouvoir la recherche sur la perception du temps. Elle a reçu des financements de la FRC (Fédération pour la Recherche sur le Cerveau).
19.03.2025 à 12:32
Astrid Thébault Guiochon, Ingénieure et Enseignante, Université Lumière Lyon 2
Après une journée fatigante, vous êtes enfin confortablement installé dans votre lit, prêt à tomber dans les bras de Morphée… quand soudain, votre corps sursaute, comme si vous tombiez dans le vide. Mais pourquoi notre cerveau nous joue-t-il ce tour juste avant de sombrer dans le sommeil ? Et d’ailleurs, que se passe-t-il réellement dans notre cerveau lorsqu’on s’endort ?
Ce « sursaut du sommeil » porte le nom de « secousse hypnique » (du grec upnos, qui signifie sommeil) ou myoclonie (toujours des termes grecs myo pour muscle, et clonie pour agitation) d’endormissement, en référence à la contraction musculaire brève qui en est à l’origine.
Il s’agit d’une contraction musculaire brève et involontaire qui survient au moment de l’endormissement. Elle peut toucher l’ensemble du corps ou se limiter à un groupe musculaire, comme les bras ou les jambes. Bien souvent, elles sont assez intenses pour nous tirer du sommeil, mais il arrive qu’elles soient assez légères pour ne pas s’en rendre compte.
D’une certaine manière, ces secousses ressemblent au hoquet, qui est lui aussi une myoclonie sauf qu’ici, c’est une partie bien plus grande du corps qui est impliquée.
Environ 70 % de la population en a déjà fait l’expérience au moins une fois dans sa vie, et cette secousse touche autant les femmes que les hommes.
Plusieurs théories ont été formulées quant à son origine, mais les scientifiques ne se sont, à ce jour, pas accordés sur une cause certaine.
L’une des théories répandues propose une explication assez simple : lorsqu’on s’endort, on passe par différentes phases de sommeil, jusqu’à atteindre le sommeil paradoxal (qui permet notamment de consolider les souvenirs, et de faire les rêves dont on se souvient au réveil). Ce serait ce passage entre sommeil léger et profond qui engendrerait une relaxation des muscles (l’atonie musculaire), parfois trop soudaine pour le corps. Ce relâchement musculaire soudain pourrait surprendre le cerveau, qui, en réaction à cette perte de tonus, déclencherait une contraction réflexe des muscles.
Un certain nombre de scientifiques parlent également d’un déséquilibre dans l’endormissement du cerveau. Le passage d’un état d’éveil à un état de sommeil est géré au sein du tronc cérébral qui intervient dans un grand nombre de fonctions vitales. Parfois, la transition entre l’éveil et le sommeil est assez instable pour que ce système envoie accidentellement des signaux vers les muscles, qui vont alors se contracter.
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Une autre hypothèse repose sur une erreur d’interprétation du cerveau. Lorsqu’on s’endort, nos muscles se relâchent progressivement, notre respiration ralentit et notre rythme cardiaque diminue. Or, le cerveau pourrait interpréter cette détente musculaire soudaine comme une chute, déclenchant un réflexe primitif de sursaut pour éviter un danger potentiel. Cette théorie trouve ses racines dans notre passé évolutif : nos ancêtres dormaient parfois en hauteur (sur des branches, des rochers…) et un relâchement incontrôlé du corps pouvait être synonyme de chute dangereuse. Ce réflexe serait donc un vestige de ce mécanisme de protection.
Cette vigilance résiduelle du cerveau ne se limite d’ailleurs pas aux secousses hypniques : elle se retrouve aussi dans l’effet de première nuit.
Il n’est pas rare, lorsqu’on dort dans un nouvel endroit pour la première fois, de mal dormir, ou moins bien dormir que d’habitude, et l’évolution semble aussi en être la cause. Lors de cette première nuit, une partie de notre cerveau, et plus précisément l’hémisphère gauche, reste plus éveillée que l’autre. L’objectif ? Surveiller l’environnement pour détecter d’éventuelles menaces pour se réveiller rapidement en cas de danger.
Un mécanisme de protection que l’on retrouve aussi chez certaines espèces animales, comme les oiseaux et les dauphins, qui dorment avec un hémisphère (et même un œil) éveillé pour rester en alerte.
L’évolution n’est bien sûr pas la seule fautive possible. Certains facteurs peuvent également favoriser ces sursauts nocturnes : le stress, la consommation excessive de caféine ou de nicotine, et même certains médicaments !
Si ces sursauts nocturnes peuvent être surprenants, voire agaçants, ils restent totalement bénins dans la grande majorité des cas. Ils rappellent simplement que la transition entre l’éveil et le sommeil est un mécanisme complexe, encore imprégné des traces de notre passé évolutif.
Astrid Thébault Guiochon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.03.2025 à 12:30
Alain Bourmaud, Science des matériaux, Université Bretagne Sud (UBS)
Camille Goudenhooft, Enseignante-Chercheuse en mécanique des matériaux et des assemblages, ENSTA Bretagne
Loren Morgillo, Post-Doc spécialisé dans l'analyse des textiles en fibres naturelles, Université Bretagne Sud (UBS)
Des chercheurs étudient les propriétés de fibres antiques issues de bandelettes de momie ou de voiles de bateau, pour mieux comprendre comment le lin peut si bien résister aux attaques du temps.
Les fibres de lin ont, depuis des millénaires, accompagné le développement de nos civilisations, en raison de leurs performances exceptionnelles, mais aussi de la finesse et du confort des textiles qu’elles permettent de confectionner.
Aujourd’hui, leur usage revient à la mode dans le textile, car le lin pousse en France métropolitaine et se développe dans le secteur des matériaux composites, pour ses propriétés mécaniques remarquables et parce qu’il permet de mettre au point des produits plus respectueux de l’environnement.
En étudiant des fibres de lin datant de plusieurs millénaires, nous cherchons à faire le lien entre passé et présent, afin de nous aider à concevoir des composites biobasés et durables. En effet, les matériaux archéologiques en lin, par exemple les bandelettes de momies égyptiennes, sont des témoins extraordinaires qui peuvent nous apprendre de nombreuses choses sur la durabilité de ces fibres — notamment comment peuvent évoluer leurs propriétés mécaniques ou biochimiques au cours du temps.
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Le lin, domestiqué par les humains depuis près de 10 000 ans, accompagne depuis toujours le développement des civilisations les plus avancées
C’est l’Égypte antique qui en a développé à la fois les pratiques culturales, mais aussi l’extraction de ses fibres et leur transformation, posant ainsi les bases de l’industrie textile que nous connaissons aujourd’hui. Les fibres de lin permettaient à l’époque la réalisation de fils et de textiles d’une grande finesse, très prisés et utilisés à la fois pour la réalisation de vêtements luxueux, mais aussi pour confectionner les plus prestigieux parements funéraires.
Dès cette époque est apparue la notion de recyclage, les textiles en lin étant la plupart du temps réutilisés, sous forme de bandelettes de momies ou encore en voiles de bateaux.
De plus, dans l’Égypte ancienne mais aussi plus tardivement, dans l’Europe du Moyen Âge ou de la Renaissance, les textiles en lin, compte tenu de leur valeur, étaient couramment utilisés comme monnaie d’échange et de négociation.
Enfin, les fibres de lin ont depuis l’Antiquité guidé les développements de la marine et en sont un des fils rouges. Utilisées par les Grecs ou Égyptiens anciens pour le calfatage des coques et la réalisation des voiles, leur culture soutenue en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles a fortement contribué au développement de la marine à voile en France par la réalisation de voiles, cordages ou encore vêtements de matelots.
Fortement concurrencées pour l’habillement, le linge de maison ou les usages techniques par le coton à partir du XVIIIe siècle, puis par les fibres synthétiques depuis le XXe siècle, le lin connaît aujourd’hui un renouveau, que ce soit encore une fois dans le nautisme pour la réalisation de coques ou ponts de bateaux ainsi que de voiles biobasées, mais aussi dans le secteur industriel des transports, par exemple, pour réaliser des pièces d’habillage intérieur et d’isolation pour les voitures.
En 2023, l’Égypte représente environ 1 % de la production mondiale de lin, la positionnant parmi les huit principaux pays producteurs à l’échelle mondiale.
Aujourd’hui, le premier producteur mondial de lin textile est la France, dont les surfaces cultivées s’élèvent à 186 000 hectares en 2024 — pour une production d’environ 200 000 tonnes de fibres. En effet, le climat de la côte nord-ouest de la France, caractérisé par une parfaite alternance de jours ensoleillés, une forte humidité et des températures douces, offre aujourd’hui des conditions idéales pour la culture du lin. Cette production reste très minoritaire par rapport aux fibres de coton (26 millions de tonnes dans le monde), mais significative par rapport aux fibres longues de chanvre qui ne concernent que quelques milliers d’hectares en France.
Les fibres de lin possèdent une structure et des propriétés mécaniques hors norme qui sont liées à leur fonction dans la plante et à la structure de cette dernière.
La plante de lin est en effet dotée d’une élongation exceptionnelle : sa croissance est rapide, atteignant une hauteur d’environ un mètre pour un diamètre de tige de quelques millimètres seulement.
Pour tenir debout, elle a développé des fibres d’un diamètre d’environ 15 microns et ayant une longueur de quelques centimètres (celles de bois ne font que quelques millimètres) et regroupées en faisceaux très cohésifs de quelques dizaines d’unités. Ces faisceaux de fibres, répartis en périphérie de la tige, en assurent la stabilité, même en cas de vent ou de pluies soutenues. La nature a ainsi mis au point un modèle mécanique très performant qui peut être une source de bio-inspiration pour la conception des matériaux.
Depuis le début du XXe siècle, les variétés de lin actuelles ont fait l’objet de longues années de sélection variétale afin de produire les plantes les plus riches en fibres et les plus résistantes aux maladies. Les agriculteurs français ont ainsi développé des savoir-faire cruciaux, permettant la récolte de fibres aux qualités optimales — en particulier l’accumulation de chaleur nécessaire à la croissance de la plante, en fonction de la température journalière ; et le rouissage au champ, qui consiste à laisser les tiges de lin reposer dans le champ pendant 3 à 6 semaines, pendant lesquelles des micro-organismes décomposent les tissus entourant les fibres, les préparant ainsi aux étapes de transformation subséquentes.
Cependant, cette culture est confrontée aujourd’hui à de nombreux aléas climatiques. Pour les contrecarrer, la profession travaille à la mise au point de nouvelles variétés plus résistantes à la sécheresse, à la sélection de zones de culture moins arides, et aussi au développement de cultures hivernales.
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Si les fibres de lin sont de plus en plus utilisées, dans les textiles ou même les matériaux techniques en raison de leurs performances mécaniques, des verrous scientifiques subsistent pour accélérer le développement de leur usage dans le secteur des matériaux ; par exemple, mieux comprendre leur comportement mécanique et structural sur le long terme, notamment en milieu extérieur, est un point clef.
L’étude de leurs défauts structuraux, qui sont des sites de faiblesses mécaniques mais aussi des portes d’entrée pour l’eau et les micro-organismes tels que les bactéries, micro-organismes et champignons, est aujourd’hui un enjeu scientifique important.
Le projet Anubis se veut être un pont entre archéologie, archéométrie (l’analyse quantitative de vestiges archéologiques) et science des matériaux.
Notre approche est d’étudier des objets archéologiques très anciens, parfois âgés de plusieurs millénaires, pour comprendre l’évolution de leurs propriétés et de leur structure au fil du temps. Nos travaux portent principalement sur des fibres de lin égyptiennes issues de textiles mortuaires, de filets de pêche ou encore de vêtements de figurine, sélectionnés par les archéomètres de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire.
Nous travaillons ainsi sur des petits fragments de textiles anciens (de quelques millimètres), prélevés en bordure des œuvres, en utilisant des techniques de caractérisation le moins destructives possible. Elles nous apportent des enseignements sur leurs propriétés, qui peuvent aussi renseigner les archéologues sur de possibles usages anciens. Le nombre de défauts peut, par exemple, être un indicateur de l’usure de la pièce textile.
Pour déterminer les performances mécaniques de ces fibres de lin anciennes, leur constitution biochimique ou bien leur structure, nous utilisons des techniques de pointe. C’est, par exemple, la microtomographie sous rayonnement synchrotron, qui utilise les rayons X pour obtenir des images en coupe d’une extrême précision d’un objet ou d’un matériau, comme les fibres dans notre cas. Elle permet non seulement d’obtenir une vue en 3D de la structure externe, mais aussi d’analyser en détail la structure interne.
Ces expériences nous permettent par exemple de visualiser les porosités au sein de leurs défauts structuraux. Il est aussi possible de réaliser des cartographies de propriétés mécaniques dans des sections de fibres de lin.
L’ensemble de ces travaux de recherche nous a permis de proposer différents scénarios de dégradation des fibres de lin au fil du temps, selon leurs conditions de dégradation, et de mieux cerner leurs points faibles. Nous avons ainsi observé que les défauts des fibres anciennes, tels que les fissures et les porosités, affectent directement leurs performances. Cependant, certaines fibres sans défaut et protégées de l’humidité peuvent conserver leur intégrité. Par exemple, des fibres provenant d’un tissu trouvé sous terre dans des conditions extrêmement sèches, d’un filet de pêche protégé par de la résine, ou d’un tissu conservé dans une tombe où les conditions atmosphériques sont très stables, présentent un état de conservation similaire à celui des fibres contemporaines.
Nous poursuivons ces travaux aujourd’hui avec d’autres techniques d’analyse : génétique pour tenter d’identifier les espèces de lin cultivées auparavant ou des études mécaniques plus approfondies ; mais aussi en étudiant d’autres fibres, en particulier du coton viking ou péruvien.
Le projet Anubis est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Alain Bourmaud a reçu des financements de l'ANR via le projet ANUBIS (ANR-21-CE43-0010)
Camille Goudenhooft a reçu des financements de l'ANR-21-CE43-0010 – ANUBIS
Loren MORGILLO a reçu des financements de l'ANR (Projet FLOEME - ANR-21-CE10-0008).