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11.09.2025 à 17:35

Affaire Thomas Legrand : le journalisme politique malade de son corporatisme

Maxime Friot, Pauline Perrenot

Texte intégral (1579 mots)

Analyse d'un déni.

Les 5 et 6 septembre, le média d'extrême droite L'Incorrect publie trois courtes vidéos, tournées en caméra cachée et diffusées après montage (on devine de nombreuses coupes). On y voit discuter, autour d'une table de restaurant, deux journalistes – Thomas Legrand (France Inter, Libération) et Patrick Cohen (France Inter, France 5) – et deux cadres du PS – Pierre Jouvet (secrétaire général du parti) et Luc Broussy (président du conseil national). Il s'agit, en l'occurrence, d'une pratique ordinaire du journalisme politique français : des rencontres « en off » entre commentateurs et professionnels de la politique, caractérisées par un évident entre-soi (on le voit, par exemple, à l'usage du tutoiement par Thomas Legrand) et un certain mélange des genres (ici, Thomas Legrand donnant des conseils en stratégie politicienne aux cadres du PS).

La séquence a circulé à grande échelle, notamment en réaction à deux passages dans lesquels Thomas Legrand laisse entendre qu'il use de son fauteuil d'éditorialiste pour mener campagne contre Rachida Dati et en faveur de Raphaël Glucksmann – ce qui, au vu de sa passion historique pour « la gauche de gouvernement », de la ligne toujours « raisonnable » de ses éditos et de celle de son journal, n'était un mystère pour personne. C'est néanmoins en raison d'une phrase prononcée contre la ministre de la Culture (« Nous, on fait ce qu'il faut pour Dati, Patrick et moi ») qu'il sera suspendu de France Inter, à titre conservatoire, dès le lendemain (6/09).

Le journalisme politique : un problème

Égrener les partis pris, traficoter le capital politique des élus… : les journalistes politiques, éditorialistes et autres intervieweurs ont des préférences politiques et celles-ci transparaissent dans leur façon de travailler. Il ne s'agit pas là du scoop du siècle, leur prétention à l'« objectivité » et à la « neutralité » ne pouvant plus convaincre qu'eux-mêmes (et encore). Pataugeant dans le microcosme politico-médiatique, ils sont pour la plupart sociologiquement proches des professionnels de la politique, dont ils partagent en grande partie les préoccupations, les questionnements et les manières d'appréhender les rapports sociaux, au point d'apparaître régulièrement – à l'antenne comme en privé, visiblement… – comme des acteurs politiques à part entière. Nulle surprise, dès lors, à les observer se comporter tantôt en conseillers de prince, tantôt en ingénieurs en stratégie politique, fidèles à la feuille de route du journalisme de prescription qui préside à leur pratique du métier. Rien de plus banal, enfin, que de constater leur propension à se vivre comme d'authentiques faiseurs de roi et à faire étalage de leur influence et du pouvoir (supposés) de leur média sur les publics. Pour se donner de l'importance ? « Le marais centre-droit centre-gauche, on ne les entend pas beaucoup, mais ils écoutent France Inter. Et ils écoutent en masse », se félicite en tout cas Thomas Legrand.

Bref, comme nous avons coutume de l'écrire, le journalisme politique tel qu'il est pratiqué est un problème. Pour y remédier, la profession pourrait faire preuve d'autocritique et envisager des solutions. L'une d'entre elles consisterait à repenser le métier de fond en comble : du reportage et de l'enquête plutôt que du commentaire, de la transparence plutôt que du off, du fond plutôt que des sondages et de la comm'. Du journalisme plutôt que de l'éditorialisme, en somme : ce serait là un garde-fou nécessaire – quoique insuffisant – contre le mélange des genres, et la voie vers une information de qualité. Reste une deuxième porte de sortie, en forme de pis-aller : prendre acte du rôle politique des éditorialistes et garantir alors les conditions d'un réel pluralisme des expressions et des courants d'idées dans les médias audiovisuels, a fortiori de service public – on en est loin.

« Circulez, il n'y a rien à voir »

Las, l'indécrottable corporatisme de la profession ne veut ni de l'une, ni de l'autre. Si ce n'est quelques exceptions (ici Daniel Schneidermann ou Jean-Michel Aphatie), tous se sont rués pour défendre un Thomas Legrand « dont l'honnêteté n'a jamais été remise en cause » (SNJ Radio France, 6/09) et « dont l'intégrité ne saurait être remise en cause » (Libération, 7/09). De soutiens lénifiants en inventaires des pratiques (forcément) irréprochables de Thomas Legrand – dont Acrimed a d'ailleurs régulièrement rendu compte –, l'autocritique n'a nulle part sa place. Ici, la morgue : « MON DIEU !!! Des journalistes parlent avec des sources de la situation électorale du pays !!! », s'amuse par exemple le journaliste du Monde Abel Mestre, feignant de ne pas voir le fond du problème (X, 6/09). Là, un débat classé sans suite, au prétexte que les procédés sont contraires à la déontologie journalistique ou que les vidéos proviennent d'un média d'extrême droite – lesquels sont banalisés depuis des décennies par les médias mainstream, abreuvés jour après jour par des contenus d'extrême droite…

« Longue vie (à l'antenne) à Thomas Legrand et Patrick Cohen : nous avons bien besoin d'eux », proclame encore Le Nouvel Obs sous la plume de François Reynaert (8/09), outré que l'on reproche à Thomas Legrand « d'avoir fait son métier de journaliste politique ». C'est-à-dire ? « [C]'est-à-dire discuter, échanger des propos, prendre des cafés ou des déjeuners avec des politiciens. Un journaliste économique passe son temps à voir des responsables économiques, un rubricard religieux (je l'ai été) partage des repas avec des gens d'Eglise (mais ne bouffe pas le curé), un journaliste politique rencontre des politiques. » Avec des professionnels flanqués d'un tel sens de l'éthique, et si ambitieux quant au rôle et à la vocation du journalisme, l'information politique a de beaux jours devant elle !

Bref, syndicats de journalistes et confrères ne voient pas le problème et font bloc… laissant ainsi le terrain de la critique aux médias d'extrême droite, CNews en tête, qui se sont jetés sur l'occasion pour nourrir leur fantasme d'un paysage médiatique noyauté par la gauche, crier au complot et dispenser des leçons de maintien journalistique. « Du pain bénit pour les contempteurs attitrés des antennes publiques », observe ainsi Le Monde (8/09) au moment de recenser les outrances d'une Marine Le Pen ou d'un Éric Ciotti, constituant elles-mêmes du pain bénit pour les gardiens de l'ordre journalistique : au termes de deux articles sur cette « affaire », si Le Monde s'indigne des cris d'orfraie de l'extrême droite, il n'esquisse pas le début du commencement d'une critique à l'égard de la corporation.

***

Qu'on ne s'y trompe pas : au vu des remaniements structurels et de la droitisation à l'œuvre au sein de France Inter, la mise à l'écart de Thomas Legrand vise moins à redorer « l'éthique » d'une antenne – comme le revendique sa directrice [1] – qu'à livrer d'énièmes gages à l'extrême droite et envoyer un énième signe de déférence au pouvoir en place – Rachida Dati, en l'occurrence. Un sort en outre fort injuste pour ce pauvre Thomas Legrand, alors que les pratiques incriminées sont si largement partagées : s'il saute, alors tous les éditorialistes devraient sauter aussi ! Reste que deux semaines après « l'affaire Pérou », voilà la profession de nouveau prise en flagrant délit de deux poids, deux mesures et de corporatisme aveugle. Deux séquences qui éclairent d'une lumière crue les pratiques du journalisme politique sans qu'aucune ligne ne bouge : surtout, ne changez rien.

Maxime Friot et Pauline Perrenot


[1] Comme l'indique Le Monde (6/09), Adèle Van Reeth a justifié la mise à l'écart de Thomas Legrand « en estimant que "[s]es propos […] peuvent prêter à confusion et alimenter la suspicion quant à l'utilisation de [leur] antenne à des fins partisanes" […]. "Il est de ma responsabilité de protéger la chaîne de toutes ces accusations qui sont particulièrement délétères pour le travail que vous réalisez au quotidien à l'antenne comme sur le terrain" ».

11.09.2025 à 09:58

Le 20h de France 2, en passe de gagner le concours du journal le plus réactionnaire

Texte intégral (624 mots)

Nous relayons ce communiqué de la CGT France Télévisions.

Pour tenter de gagner le Graal de la meilleure audience devant TF1, la direction de l'information de France Télévisions semble avoir misé sur tout ce qu'il y a de plus rance dans le spectre des opinions politiques.

Lors du 20h du 9 septembre, après une ouverture classique sur le choix du futur Premier Ministre et l'indéboulonnable Nathalie Saint-Cricq qui parle de la nomination de Sébastien Lecornu comme s'il n'y avait pas eu d'autre alternative, on passe à la journée de mobilisation du 10 septembre, et là, soudain, l'information se met au garde-à-vous.

Alors que selon les instituts de sondage, près d'un Français sur deux soutient le mouvement « Bloquons tout ! », le journal de Léa Salamé occulte totalement les raisons de la colère populaire, pour ne traiter cette journée que sous l'angle du maintien de l'ordre et des perturbations à venir pour la France qui travaille.

Le sujet sur le dispositif policier mis en place fait un étalage des moyens de répression que pourront utiliser les policiers, comme s'ils n'avaient en face d'eux que des casseurs, des voyous et des black bloc, et non des citoyens avec des revendications légitimes. France 2 se met ainsi explicitement du côté de la police, quitte à mettre en danger ses équipes qui couvriront les manifestations.

Dire que « les forces de l'ordre ont appris des gilets jaunes à être plus efficaces », sans rappeler que depuis que Macron est au pouvoir la répression policière n'a jamais été aussi violente, avec des dizaines de personnes mutilées et éborgnées, et même trois personnes tuées depuis 2015, c'est tourner le dos à cette population française qui continue de défendre le droit légitime de manifester.

Léa Salamé aurait pu rappeler que la France est le pays européen le plus violent en matière de maintien de l'ordre, ou même, évoquer la note envoyée cet été par le Ministère de l'Intérieur aux forces de l'ordre. Dénoncée par les syndicats de journalistes, elle ne prend plus en compte le statut de journaliste en cas de violences urbaines. Or, comme l'explique un policier dans le sujet, « on va être à la limite entre le maintien de l'ordre et les violences urbaines ». Un mot de solidarité avec les journalistes qui risquent d'être traités comme n'importe quel manifestant aurait été le bienvenu.

Pour ne pas être en reste, pour dire quand même quelques mots du mécontentement populaire, la chefferie du 20h se livre à une manipulation grossière, que l'on a déjà vue au moment des gilets jaunes. Le téléspectateur est incité à faire un lien entre le mouvement « Bloquons tout » et l'extrême droite, puisque les seules revendications exprimées dans le journal sont celles du « trop d'impôts » et du « Nicolas qui paie ». Rien sur le naufrage des services publics, les milliardaires qui se gavent, les vraies revendications de gauche.

Pour clore le tout, ce journal pitoyable se termine par l'onction du cardinal Bustillo, un Richard Gere en soutane, qui nous prie de sortir de la lutte des classes. Félicitations pour ce journal d'Ancien Régime, pour ce journalisme de cour. Quel mépris pour les citoyens qui regardent encore le 20h et pour les journalistes qui continuent de faire leur travail, dans l'adversité !

Paris, le 10 septembre 2025

10.09.2025 à 07:00

« Le message est clair : débloquez tout ! » : hostilité médiatique contre la mobilisation du 10 septembre

Jérémie Younes

« Il faut souhaiter un échec radical de "Bloquons tout". »

- Les médias et les mobilisations sociales /
Texte intégral (3086 mots)

« Protéiforme », « nébuleux », « imprévisible », le mouvement du 10 septembre, « Bloquons tout », a attisé la curiosité des journalistes tout l'été. Mais à mesure que la date fatidique se rapprochait, les enquêtes minutieuses sur ses origines numériques ont laissé la place aux éditoriaux enflammés contre ses revendications et ses modes d'action (supposés).

Comment parler d'un mouvement social qui n'existe pas encore ? Les premiers papiers qui s'intéressent à ce « mouvement du 10 septembre », fin juillet, travaillent d'abord à en retracer les origines numériques [1]. Les faits semblent bien établis par les différentes enquêtes journalistiques : le mot d'ordre « Bloquons tout le 10 septembre » est parti d'un obscur canal Telegram, nommé Les Essentiels, dont le positionnement politique ne fait pas de mystère, « souverainiste », « confus », « complotiste », en deux mots, « d'extrême droite ». La présentation du plan d'austérité drastique de François Bayrou, mi-juillet, et la diffusion d'une vidéo TikTok dans la foulée, propulsent la date et le hashtag sur les réseaux sociaux, qui deviennent viraux et percent la « bulle » d'extrême droite d'où ils sont sortis. Une semaine d'effervescence en ligne plus tard, les premiers papiers tombent presque simultanément dans Le Parisien et L'Humanité (22/07), avec un titre quasi identique : « "Un arrêt total et illimité du pays" : c'est quoi ces appels à bloquer la France le 10 septembre ? »

Libération produit une enquête dans la foulée (Checknews, 23/07), et Le Monde suit quelques jours plus tard : « "Bloquons tout", le 10 septembre : Aux origines d'un mouvement viral dont personne ne sait quoi faire » (6/08). Les informations de ces quatre journaux vont être largement reprises à travers la presse et focaliser une grande partie de la première « séquence » médiatique (de fin juillet à mi-août) ; une autre large partie de cette première séquence est occupée par des comparaisons avec les Gilets jaunes qui vont, elles aussi, se répandre très vite.

Si ces enquêtes sur l'itinéraire en ligne de l'appel du 10 septembre ont un certain intérêt journalistique et informationnel, la place centrale qu'elles vont occuper dans le « récit » médiatique participe à occulter d'autres aspects de la mobilisation sociale comme, au hasard, les conditions matérielles qui expliquent pourquoi tant de gens semblent prêts à « tout bloquer » contre « l'austérité ». Certaines de ces enquêtes numériques ne vont pas s'embarrasser de précautions et vont, procédant par associations et amalgames, alimenter un épouvantail : s'agit-il d'une déstabilisation extérieure, d'un mouvement fomenté par les Russes ? Le 21 août, le journaliste de BFM-TV Raphael Grably publie un fil sur X, copieusement partagé, dans lequel sont auscultés les premiers comptes qui se sont fait le relais du 10 septembre. Il pointe la nature complotiste et pro-kremlin de leurs posts : « Ils semblent avoir un petit faible pour Vladimir Poutine. D'ailleurs le second "tague" […] l'un des principaux relais pro-russes francophones. […] Forcément, avec de tels éléments, on peut avoir certaines interrogations quant à la spontanéité du mouvement, ou de son amplification par une puissance étrangère – dans un timing international pour le moins critique. »

Informatif, le thread de Raphael Grably maintient quelques précautions importantes. Ces précautions ont totalement disparu, une semaine plus tard, à l'antenne de LCI : « Poutine essaie-t-il de semer le chaos en France ? Selon nos informations Police-Justice de LCI, de notre consultant Guillaume Farde, des réseaux russes sont à la manœuvre derrière le mouvement Bloquons tout. » (29/08) L'idée d'une « manœuvre russe » va connaître un grand succès dans la presse. La Dépêche se demande si « le fantôme de Poutine plane sur l'Hexagone », dans un papier titré : « "Bloquons tout" le 10 septembre : "L'initiative des sympathisants de Moscou"… » ; « L'opération pourrait être conduite depuis Moscou », avertit Le Télégramme (29/08), qui analyse, comme La Croix (6/09), l'amplification des mots-clefs en ligne par des comptes qui ne semblent pas authentiques (une méthode nommée « astroturfing »). La « thèse russe » va aussi se retrouver sur France Info, dans Le Dauphiné Libéré (28/08), ou encore sur France 5, où Caroline Roux se demande si cela permet de « relativiser le souffle de la mobilisation » (28/08). Finalement, après une très belle floraison éditoriale, c'est la cellule « Vrai ou Faux » de France Info qui va dégonfler la psychose : « Le mouvement trouve bien son origine en France. Il ne s'agit pas d'une opération conduite depuis la Russie, même s'il y a bien des comptes et des médias russes, voire iraniens, qui participent à l'amplification de l'appel du 10 septembre. Il s'agit principalement d'une reprise opportuniste. » Confirmé quelques jours plus tard par une « source gouvernementale », citée encore sur France Info : « Nous n'avons pas détecté de campagne d'ingérence massive, d'ampleur et coordonnée. »

« Il faut souhaiter un échec radical de l'opération "Bloquons tout" »

D'abord intéressés par sa « diffusion technique » et par les comparaisons plus ou moins hasardeuses avec le mouvement des Gilets jaunes, les médias vont changer de ton aux alentours de la mi-août, quand les mots d'ordre de la mobilisation vont se préciser, et que la plupart des organisations politiques, syndicales, associatives ou militantes de la gauche vont se joindre une à une à la date du 10 septembre. Un « virage à gauche toute », comme le notent de nombreux médias, qui va s'accompagner d'un changement de registre. Ainsi d'Yves Thréard qui, dès le 18 août, explose dans Le Figaro :

Avec ses amis, le chef des Insoumis cherche à récupérer le mouvement « Bloquons tout » pour le gauchiser et mettre ainsi sa partition en musique. Jean-Luc Mélenchon se reprend à rêver du Grand Soir. L'occasion lui en est donnée par « Bloquons tout ». […] L'ingénieur du chaos s'imagine, tous les jours depuis huit ans, en Vladimir Ilitch Lénine parti à l'assaut du palais d'Hiver… L'ancien sénateur socialiste devenu « Lider Maximo » pense aujourd'hui que le moment est plus propice que jamais.

Le lendemain, le rédacteur en chef du Télégramme, Samuel Petit, embraye sur le même ton :

La France aime jouer à se faire peur. L'approche de la rentrée sociale et de la journée « Bloquons tout » du 10 septembre donne de l'appétit aux politiques dont cette peur est le fonds de commerce. En s'appropriant une colère protéiforme, l'ultra gauche confirme ainsi sa stratégie du chaos.

Dans L'Opinion (25/08), Éric Le Boucher adopte un style plus lyrique, mais pas moins consternant :

Pauvre Bayrou, pauvres de nous. Deux tiers des Français approuvent la journée du « Bloquons tout, le 10 septembre », selon un sondage Toluna-Harris Interactive pour RTL. Le mauvais état d'esprit de l'opinion publique est le cœur du problème du « mal français » […] Au fond de leur tête, les Français ont sans doute compris qu'il fallait faire des économies mais le système sondagique et médiatique les en détourne au lieu de les y amener. […] « Débloquons tout ! » devrait être le slogan de politiciens qui auraient réellement le souci du peuple. […] La France hélas est paralysée par la défense démagogique du monde d'hier. Bloquons tout, pleurons tous. Pauvre Bayrou, pauvres de nous. »

N'en jetez plus !

« L'heure est si grave, écrit quant à lui Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (27/08), que notre devoir de Français devrait être aujourd'hui d'encourager le gouvernement Bayrou en sursis, qui fait ce qu'il peut, sans majorité parlementaire, d'aller plus loin encore dans sa politique d'assainissement. À ceux qui crient : "Bloquons tout !", il ne faut pas avoir peur de répondre : "Débloquons tout !" À ceux qui s'insurgent contre l'austérité, rappelons que, plus on tardera à agir, plus l'addition sera lourde. »

« Que reste-t-il à "bloquer" dans un pays paralysé ? », se demande Bertille Bayard dans Le Figaro (27/08) : « Ce mouvement entend mobiliser sur un mot d'ordre, "Bloquons tout", stupéfiant. Il faut au contraire tout débloquer. Et vite. » Jean-Michel Aphatie n'en pense pas moins sur X (20/08) :

Est-il légitime d'envisager « tout bloquer » ? Quel mandat l'autorise ? Quel débat l'a décidé ? Qui va « tout bloquer » ? Une minorité ? Oui, bien sûr, comme toujours dans ces situations. Rien de démocratique, donc. Juste l'ivresse de penser mener un juste combat, en se moquant de ceux qui ne seraient pas d'accord. […] L'imaginaire français est ainsi fait que la rêverie parfois gomme la réalité. Ici et aujourd'hui, le réveil pourrait être terriblement douloureux. C'est pour cette raison qu'il fait [sic] souhaiter un échec radical de l'opération : « Bloquons tout ».

Et de retrouver « l'imaginaire français » décrié par Aphatie dans les colonnes du Parisien : « C'est un caravansérail de revendications sans grande cohésion, parfois même contradictoires mais qui se retrouvent dans un même fond de sauce, le ras-le-bol. De quoi ? D'un peu tout. Une exaspération toute française. » (Nicolas Charbonneau, 7/09).

Fin août, une étude confirme les craintes des éditorialistes, qui avaient pu, au départ, à la faveur des comparaisons avec les Gilets jaunes, prendre le mouvement du 10 septembre pour un mouvement « poujadiste », « anti-taxes », issu des « profondeurs du pays ». Le Monde (31/08) met en avant les recherches du politiste Antoine Bristielle pour la Fondation Jean-Jaurès, qui affirme en titre que : « Le mouvement du 10 septembre "est structuré presque exclusivement autour de sympathisants de la gauche radicale" ». Le doute n'étant plus permis, les commentaires redoublent de violence. Parmi tous les morceaux de bravoure éditocratique, celui de Sébastien Le Fol, encore dans Le Télégramme (6/09), mérite d'être cité longuement, tant il condense bien « l'esprit » de cette deuxième séquence médiatique, résumé par le mot d'ordre : « Débloquons-tout » :

L'étonnant, dans cet appel du 10 septembre, c'est son nihilisme assumé. Ses thuriféraires ont renoncé à tout dialogue. Ils ne proposent rien. Le chaos apparaît comme leur seul horizon. Selon le philosophe André Comte-Sponville dans « L'Express », « c'est le triomphe de la haine et du ressentiment ». On se demande si leur slogan « bloquons tout ! » n'est pas mal choisi. Que reste-t-il à bloquer dans ce pays si écrasé par la verticalité du pouvoir, si contraint par la bureaucratie ? Chaque jour, artisans, commerçants, agriculteurs, entrepreneurs, jeunes et tant d'autres Français se disent plutôt : « Si seulement on pouvait débloquer la France ! ». La passion française pour l'État occulte une évolution importante : il existe dans les profondeurs du pays une aspiration à la responsabilité et une demande de dispersion du pouvoir. Le message est clair : débloquez tout !

C'est un bingo.

Le journalisme en direct des préfectures et des instituts de sondage

Sur RMC (8/09), Apolline de Malherbe donne la parole à son nouveau chroniqueur, un certain Louis Sarkozy :

Selon un sondage pour La Tribune Dimanche, 46% des Français disent soutenir la mobilisation du 10 septembre […] La gauche, fière d'elle-même comme toujours, gesticule bruyamment pour s'approprier le mouvement. […] Cette même gauche aime tout ce qui détruit, tout ce qui ralentit, tout ce qui déconstruit le pays. Tout appel à la grève est pour elle une aubaine […] Tout ce qui mène à notre effacement, à notre division, est teinté de rouge. Disons-le une fois pour toute, la gauche française œuvre aujourd'hui à la déconstruction de la France.

Il en va là d'un autre grand classique du traitement journalistique des mobilisations sociales : le sondage d'opinion, tendanciellement défavorable à tous les mouvements sociaux. Publié le 6 septembre dans La Tribune Dimanche, ce sondage, dont le résultat s'énonce simplement (« Près d'un Français sur deux soutient le mouvement »), va être repris par une dépêche AFP le lendemain puis par la quasi-totalité des médias les jours suivants : Le Parisien, Paris-Normandie, Midi Libre, Sud-Ouest, Le Nouvel Obs, L'Est Républicain, RTL, France Info, BFM-TV, CNews ou France 24, etc.

L'autre approche habituelle, qui va faire florès, est bien entendu celle de l'angle sécuritaire : le journalisme de préfecture. Dès le 19 août, Le Figaro, dans un papier titré « L'extrême gauche tente de noyauter la mobilisation née sur internet », évoque les notes des « renseignements territoriaux » : « Les Renseignements territoriaux (ex-RG) analysent ainsi, jour après jour, ce qui se passe sur internet, mais aussi dans les meetings, les AG. La gendarmerie, elle aussi, tente de capter les signaux plus ou moins faibles dans les campagnes. » Quelques jours plus tard, le 27 août : « INFO RTL : "Bloquons tout le 10 septembre" : le mouvement s'étend mais "peine à se structurer", ce que révèle la note du renseignement territorial ». Là encore, les journalistes de RTL ont pu consulter une « note » de la source neutre et objective que constituent les renseignements territoriaux. Quelques jours plus tard, le 2 septembre, c'est une « INFO Le Parisien » qui fend l'actualité : « Mouvement du 10 septembre : grèves, blocages, sabotages… La note d'alerte des services de renseignement ». Le ton se fait plus grave, et « dans un document de six pages que le Parisien - Aujourd'hui-en-France a pu consulter, les renseignements territoriaux et la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris alertent sur de possibles actions violentes, des sabotages et des opérations contre des secteurs stratégiques de l'économie ». « L'alerte » n'allait pas rester bien longtemps sans réponse. Toujours dans Le Parisien, et du même auteur (8/09) : « Les autorités vont faire appel à près de 80 000 agents des forces de l'ordre pour ce mercredi. Le ministère de l'Intérieur prône la "fermeté". » Des informations qui vont se retrouver dans toute la presse, sans que quiconque ne songe à les mettre en question. Le soir-même, alors que le gouvernement est tombé sur le vote de confiance à l'Assemblée nationale, Bruno Retailleau, ministre de l'Intérieur démissionnaire, est l'invité « exceptionnel » du 20h de Léa Salamé (France 2), qui ne mâche pas ses mots dans son lancement : « Il était le ministre le plus important et le plus populaire du gouvernement Bayrou, bonsoir Bruno Retailleau. » D'abord invité à commenter la chute du gouvernement Bayrou et les scénarios politiciens, Retailleau est questionné par Léa Salamé sur le 10 septembre, là aussi sans concession : « Bruno Retailleau, est-ce que vous vous attendez à une journée très suivie mercredi, et est-ce que vous vous attendez à des actions violentes ? »

La nouvelle vedette du 20h de France 2 ne relancera pas le ministre de l'Intérieur lorsqu'il affirmera qu'il « ne tolèrera aucun blocage, aucune violence, aucune action, évidemment, de boycott ». Elle ne lui posera pas non plus de question sur le schéma national des violences urbaines, diffusé cet été, et qui suspend tout simplement la « liberté de la presse » en contexte de « violences urbaines », contre lequel s'insurgent pourtant des dizaines de sociétés de journalistes, y compris celles de France Télévisions. Fait assez rare pour être souligné, qui en dit long sur le climat journalistique, le syndicat de journalistes SNJ-CGT a glissé dans son appel à la grève des 10 et 18 septembre une « invitation » aux journalistes « à documenter avec rigueur – par l'enquête, le reportage et l'analyse – la mobilisation sociale qui se dessine et de ne pas tomber dans la caricature gouvernementale [...] du "chaos" » C'est raté pour Léa Salamé.

Le court sujet diffusé par le 20h avant de donner la parole à Retailleau est lui aussi caractéristique d'une antienne éditoriale qui a monopolisé beaucoup d'espace médiatique : l'inquiétude des entreprises face au 10 septembre. On la retrouve sur France Info (« Bloquons Tout : stocks renforcés et télétravail, comment les entreprises se préparent », 8/09), BFM-TV, qui interroge le patron d'Intermarché Thierry Cotillard (8/09) ; Libération, qui se fait l'écho de cet entretien (« "Bloquons tout" le 10 septembre : le patron d'Intermarché a renforcé ses stocks par "crainte" des actions », 8/09) ; Ouest-France (« "La France n'a pas besoin de ça" : "Bloquons tout" vu par le monde économique des Côtes-d'Armor », 9/09) ; RTL (« "Bloquons tout" le 10 septembre : quels sont les secteurs qui risquent d'être paralysés ? », 8/09) ; Ici Hérault (« La situation politique du moment inquiète les artisans de l'Hérault », 3/09) ; et, à vrai dire, absolument partout. Le Medef sera lui aussi abondamment interrogé dans la presse à propos du 10 septembre, et son président Patrick Martin reprendra sur France Info (27/08) le refrain installé par l'éditocratie : « Le vrai sujet n'est pas de bloquer, c'est de débloquer le pays. »

Comment, donc, parler d'un mouvement social qui n'existe pas encore ? En faisant comme d'habitude, et avant même que la première poubelle ne brûle.

Jérémie Younes


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