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23.04.2024 à 19:06

S'éduquer avec les ignorants - et Jacques Rancière

L'Autre Quotidien

« Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse » : la redécouverte par Jacques Rancière de la pédagogie révolutionnaire de Joseph Jacotot, et ses implications en termes d’émancipation intellectuelle.
Texte intégral (2899 mots)

« Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse » : la redécouverte par Jacques Rancière de la pédagogie révolutionnaire de Joseph Jacotot, et ses implications en termes d’émancipation intellectuelle.

Publié en 1987 chez Fayard, sous-titré « Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle », « Le maître ignorant », principalement consacré à la redécouverte de l’approche bien particulière du pédagogue français Joseph Jacotot (1770-1840), joue un rôle-clé dans la construction de l’œuvre, toujours en cours, du philosophe Jacques Rancière.

Progressivement dégagé de l’influence envahissante de son maître Louis Althusser, Jacques Rancière s’est plongé, à partir de sa thèse de 1981 (« La Nuit des prolétaires – Archives du rêve ouvrier »), dans une vaste entreprise de compréhension de l’éducation populaire, tout particulièrement sous les angles de l’enseignement autodidacte, du partage des savoirs et de la possibilité d’échapper, historiquement comme de nos jours, à la malédiction de la « distinction » (l’ouvrage fondamental de Pierre Bourdieu, justement sous-titré « La critique sociale du jugement », est paru en 1978).

Étant alors l’un des rares philosophes contemporains à se préoccuper d’éducation au-delà d’une simple transmission des savoirs, et en y intégrant pleinement les rôles respectifs de l’esthétique et de la littérature (comme en témoigneront au fil de son œuvre les impressionnantes monographies orientées consacrées à Stéphane Mallarmé, à Jean-Luc Godard, à Béla Tarr ou à Philippe Beck, pour n’en citer que quelques-unes), Jacques Rancière conduit avec rigueur et passion cette investigation en forme de leçons de choses, où le savoir de celui qui occupe la position d’enseignant n’entre pas en ligne de compte. Comme il le confiait à Anne Lamalle dans un entretien pour Nouveaux Regards en 2005, il s’agissait de « faire passer dans notre présent l’actualité intempestive qu’il [Joseph Jacotot] avait eue dans un contexte intellectuel et politique très éloigné ».

En l’an 1818, Joseph Jacotot, lecteur de littérature française à l’université de Louvain, connut une aventure intellectuelle.
Une carrière longue et mouvementée aurait pourtant dû le mettre à l’abri des surprises : il avait fêté ses dix-neuf ans en 1789. Il enseignait alors la rhétorique à Dijon et se préparait au métier d’avocat. En 1792 il avait servi comme artilleur dans les armées de la République. Puis la Convention l’avait vu successivement instructeur au Bureau des poudres, secrétaire du ministre de la Guerre et substitut du directeur de l’Ecole polytechnique. Revenu à Dijon, il y avait enseigné l’analyse, l’idéologie et les langues anciennes, les mathématiques pures et transcendantes et le droit. En mars 1815 l’estime de ses compatriotes en avait fait malgré lui un député. Le retour des Bourbons l’avait contraint à l’exil et il avait obtenu de la libéralité du roi des Pays-Bas ce poste de professeur à demi-solde. Joseph Jacotot connaissait les lois de l’hospitalité et comptait passer à Louvain des jours calmes.
Le hasard en décida autrement. Les leçons du modeste lecteur furent en effet vite goûtées des étudiants. Parmi ceux qui voulurent en profiter, un bon nombre ignorait le français. Joseph Jacotot, de son côté, ignorait totalement le hollandais. Il n’existait donc point de langue dans laquelle il pût les instruire de ce qu’ils lui demandaient. Il voulut pourtant répondre à leur vœu. Pour cela, il fallait établir, entre eux et lui, le lien minimal d’une chose commune. Or il se publiait en ce temps-là à Bruxelles une édition bilingue de Télémaque. La chose commune était trouvée et Télémaque entra ainsi dans la vie de Joseph Jacotot. Il fit remettre le livre aux étudiants par un interprète et leur demanda d’apprendre le texte français en s’aidant de la traduction. Quand ils eurent atteint la moitié du premier livre, il leur fit dire de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris et de se contenter de lire le reste pour être à même de le raconter. C’était là une solution de fortune, mais aussi, à petite échelle, une expérience philosophique dans le goût de celles qu’on affectionnait au siècle des Lumières. Et Joseph Jacotot, en 1818, restait un homme du siècle passé.
L’expérience pourtant dépassa son attente. Il demanda aux étudiants ainsi préparés d’écrire en français ce qu’ils pensaient de tout ce qu’ils avaient lu. « Il s’attendait à d’affreux barbarismes, à une impuissance absolue peut-être. Comment en effet tous ces jeunes gens privés d’explications auraient-ils pu comprendre et résoudre les difficultés d’une langue nouvelle pour eux ? N’importe ! Il fallait voir où les avait conduits cette route ouverte au hasard, quels étaient les résultats de cet empirisme désespéré. Combien ne fut-il pas surpris de découvrir que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français ? Ne fallait-il donc plus que vouloir pour pouvoir ? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre ce que d’autres avaient fait et compris ? » (Félix et Victor Ratier, « Enseignement universel. Émancipation intellectuelle », Journal de philosophie panécastique, 1838, p. 155).

En parcourant minutieusement la biographie du pédagogue de l’Université de Louvain, Jacques Rancière nous décrit d’abord avec soin le (désormais légendaire mais à l’époque presque totalement oublié) enseignement de la langue française, pratiqué uniquement à partir des « Aventures de Télémaque » (1699) de Fénelon – dont l’illustre première phrase, « Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse », est demeurée célèbre -, auprès d’étudiants néerlandophones ignorant totalement la langue française. Après ce premier chapitre (« Une aventure intellectuelle »), on passera tout naturellement à « La leçon de l’ignorant », à « La raison des égaux », à « La société du mépris », et enfin à « L’émancipateur et son singe », qui conclut l’ouvrage : en cinq étapes, voici démonté et généralisé subtilement, aux côtés de Joseph Jacotot, l’ensemble de la construction socio-politique de l’éducation et de la transmission du savoir, de la confiscation d’un élan et d’une hiérarchisation des intelligences valant hiérarchisation tout court – en toute légitimité trafiquée.

Affirmer et largement démontrer qu’il est possible à un ignorant d’enseigner ce qu’il ne connaît pas lui-même, voilà en effet une position hautement révolutionnaire – et qui jette un sérieux pavé dans la mare de ceux qui prétendent détenir un savoir – alors qu’ils ne parlent en réalité que de pouvoir. « Le maître ignorant » est une lecture sainement dérangeante, joliment savoureuse, et un palier indispensable pour accompagner Jacques Rancière sur les chemins de l’émancipation intellectuelle et populaire.

Ainsi la victoire en marche des lumineux sur les obscurants travaillait-elle à rajeunir la plus vieille cause défendue par les obscurants : l’inégalité des intelligences. Il n’y avait en fait nulle inconséquence dans ce partage des rôles. Ce qui fondait la distraction des progressifs, c’est la passion qui fonde toute distraction, l’opinion de l’inégalité. Il est bien vrai que l’ordre social n’oblige personne à croire à l’inégalité, n’empêche personne d’annoncer l’émancipation aux individus et aux familles. Mais cette simple annonce – qu’il n’y a jamais assez de gendarmes pour empêcher – est aussi celle qui rencontre la résistance la plus impénétrable : celle de la hiérarchie intellectuelle qui n’a pas d’autre pouvoir que la rationalisation de l’inégalité. Le progressisme est la forme moderne de ce pouvoir, purifiée de tout mélange avec les formes matérielles de l’autorité traditionnelle : les progressistes n’ont pas d’autre pouvoir que cette ignorance, cette incapacité du peuple qui fonde leur sacerdoce. Comment, sans ouvrir l’abîme sous leurs pieds, diraient-ils aux hommes du peuple qu’ils n’ont pas besoin d’eux pour être des hommes libres et instruits de tout ce qui convient à leur dignité d’hommes ? « Chacun de ces prétendus émancipateurs a son troupeau d’émancipés qu’il selle, bride et éperonne. » Aussi tous se retrouvent-ils unis pour repousser la seule mauvaise méthode, la méthode funeste, c’est-à-dire la méthode de la mauvaise émancipation, la méthode – l’anti-méthode – Jacotot.
Ceux qui taisent ce nom propre savent ce qu’ils font. Car c’est ce nom propre qui fait à lui seul toute la différence, qui dit égalité des intelligences et creuse l’abîme sous les pas de tous les donneurs d’instruction et de bonheur au peuple. Il importe que le nom soit tu, que l’annonce ne passe pas. Et que le charlatan se le tienne pour dit : « Tu as beau crier par écrit, ceux qui ne savent pas lire ne peuvent apprendre que de nous ce que tu as imprimé, et nous serions bien sots de leur annoncer qu’ils n’ont pas besoin de nos explications. Si nous donnons des leçons de lecture à quelques-uns, nous continuerons à employer toutes les bonnes méthodes, jamais celles qui pourraient donner l’idée de l’émancipation intellectuelle. » […]
Ce qu’il fallait surtout empêcher, c’était que les pauvres sachent qu’ils pouvaient s’instruire par leurs propres capacités, qu’ils avaient des capacités – ces capacités qui succédaient maintenant dans l’ordre social et politique aux anciens titres de noblesse. Et la meilleure chose à faire pour cela, c’était de les instruire, c’est-à-dire de leur donner la mesure de leur incapacité.

Hugues Charybde, le 24/04/2024
Jacques Rancière - Le maître ignorant - Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle - 10/18

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28.02.2024 à 17:58

Médecine et police : Tout diagnostic en psychiatrie est un mythe

L'Autre Quotidien

Psychiatre, narcologue avec trente ans d'expérience, auteur du livre «Addicted Person» et plusieurs autres, Alexander Gennadievich Danilin, explique comment, dans le système de la psychiatrie russe, l'amour pour un patient est remplacé par le pouvoir sur lui.
Texte intégral (4045 mots)

Psychiatre, narcologue avec trente ans d'expérience, auteur du livre «Addicted Person» et plusieurs autres, Alexander Gennadievich Danilin, explique comment, dans le système de la psychiatrie russe, l'amour pour un patient est remplacé par le pouvoir sur lui.

Kirill Gatavan

Bien qu’administrativement les systèmes de traitement psychiatrique et de traitement de la toxicomanie existent séparément l'un de l'autre, les deux (et pas seulement) sont essentiellement structurés de la même manière. Nous avons généralement un système qui, avec des variations mineures, régule divers domaines de notre vie. Ce n’est pas seulement le cas ici, mais dans notre pays, cela a toujours été ainsi. Ce système est basé sur le principe du non-amour.

La méthode de mise en œuvre de ce principe est la lutte de chacun contre tout le monde. Nous ne savons pas comment et ne voulons pas aider une personne, mais nous menons ou soutenons une lutte constante contre tout ce que nous considérons comme « anormal ».

Sans chercher à réfléchir à ce qu’est une « personne normale », nous considérons a priori comme « normal » exclusivement nous-mêmes et notre mode de vie. Certes, chacun de nous, y compris les psychiatres et les narcologues, doute fortement que sa « pensée rationnelle » et son mode de vie représentent une norme d'existence idéale. Nous avons peur que, sous couvert de « justesse », quelqu'un voie nos rêves secrets et nos passions « folles ». 

Par conséquent, la psychanalyse et la psychologie en général sont impopulaires dans notre société : nous avons peur d'être manipulés, et une personne qui se considère « normale » veut manipuler les autres - les contrôler, « posséder » ses proches.

Le principe de non-amour - le désir de pouvoir, au lieu de la compréhension et de l'empathie, devient très souvent le principe principal de l'interaction dans une famille ou dans une relation de couple (et le plus souvent ces couples se séparent). Si le principe du pouvoir régit les institutions sociales conçues pour aider les gens, alors ces institutions sociales sont mauvaises : elles ne fonctionnent pas, elles ne remplissent pas leur fonction principale. La médecine a été créée et doit être façonnée par le principe de l’amour envers la personne qui souffre. La médecine est appelée à aider son patient, et c'est là sa seule tâche. La psychiatrie russe et bien plus tard la narcologie ont été créées sur les principes du pouvoir : stigmatisation, contrôle et supervision. La « stigmatisation » est, à proprement parler, l'établissement d'un « diagnostic définitif » : « schizophrénie » ou « toxicomanie ».

Pour confirmer leur propre « normalité », une personne et une société qui n'est pas sûre de sa propre normalité ont besoin d'un groupe marginal de « malades » - « complètement anormaux » - qui seront coupables de toutes les peurs et des troubles de la vie publique.

Même dans la vie de tous les jours, nous posons constamment des diagnostics. «Pourquoi mon mari m'a-t-il quitté?» - "Il est complètement malade." « Qui commet des crimes et des actes terroristes ? - « Les malades mentaux et les toxicomanes. » Dans notre pays, les personnes talentueuses (j'ai peur du mot « génie ») sont traitées à peu près de la même manière. Leurs propres parents considèrent souvent le désir d’un jeune homme d’écrire de la poésie ou de dessiner comme « anormal » – après tout, « cela ne fournit pas de moyens de subsistance ».

Que faire de tout ça ?

La majorité répond : « Des foules de fous et de toxicomanes encore non identifiés parcourent les rues ! » ; « Nous devons les contrôler plus strictement ! « Une détection et des tests précoces sont nécessaires ! »

Nous avons longtemps et fermement confondu médecine et police.

Le système de traitement de la toxicomanie a été créé en 1983 ; ce sont les derniers camps de travail de ce type en URSS.

Était-il nécessaire de mettre les alcooliques quelque part ?

Personne ne voulait penser au fait que l’ivresse massive est le résultat d’un sentiment d’absurdité – de « l’anomalie » de la vie humaine. Les alcooliques ont grandement gâché l’image du « paradis socialiste ».

Un nouveau domaine de la médecine – la narcologie – est devenu la dernière incarnation de la voie socialiste vers le bonheur. Un homme ivre dans la rue a été interpellé par la police, il a été amené aux urgences de l'hôpital, où un « diagnostic final » a été immédiatement posé : « Alcoolisme chronique, stade deux ». Dans le service de traitement de la toxicomanie, il a été dégrisé en quelques jours et sa gueule de bois a été éliminée, puis il a été envoyé en « ergothérapie » pendant six mois - les « patients » travaillaient en trois équipes à l'usine ZIL. Dans le service médical, où environ 40 personnes sont actuellement soignées, au milieu des années 80, il y avait jusqu'à 160 personnes à la fois, il y avait des lits superposés en prison.

C'est le bonheur, selon le modèle de traitement de la toxicomanie de la fin du socialisme : le matin, je me suis injecté, j'ai pris des pilules - et je suis allé travailler à la machine ; le soir après le travail, je me suis injecté, j'ai pris une pilule - et je suis tombé. dans un profond sommeil.

Depuis lors, beaucoup de choses ont changé, mais pas dans la partie qui concerne le principe de la relation entre le médecin et le patient - ici, les changements se produisent très lentement ou ne se produisent pas du tout. Le patient n'a toujours pas besoin de comprendre les raisons de son ivresse et de changer quoi que ce soit dans son attitude envers la vie. Ce n'est pas à celui qui boit de l'alcool d'oublier et de ne pas penser qu'il est responsable de la maladie ; du point de vue de notre narcologie, l'alcool est responsable de la maladie. Par conséquent, les médecins continuent de traiter « l’alcool » plutôt que d’aider une personne à comprendre quelque chose. Dieu pardonne! Après tout, la compréhension est le principe de l’amour. Un alcoolique doit se faire soigner. Il doit « se rendre » au médecin et prendre docilement les pilules, sans chercher à comprendre pourquoi elles sont nécessaires. Après traitement, il sera enregistré et il perdra une partie importante de ses droits et libertés. En fait, un alcoolique s'avère être quelque chose comme un criminel, seulement un criminel potentiel - il a un risque accru de commettre un crime, alors privons-le de ses droits, juste au cas où - à des fins préventives. Je ne parle même pas des toxicomanes, car la consommation de drogues est considérée comme un crime et dans ce cas, il devient totalement impossible de faire la distinction entre une maladie et un crime.

Prenons par exemple la « prévention » de la toxicomanie dans les écoles grâce au « testing », dont on parle tant. Je ne parlerai même pas du fait qu’il n’existe pas de méthodes adéquates, scientifiquement fondées et préservant la dignité humaine pour de tels « tests ». Imaginez : si soudainement votre enfant a une « propension » à consommer de la drogue, que se passera-t-il ensuite ? C'est vrai, un narcologue s'en chargera. Qu'est ce qu'il va faire?

Justement encore, il vous mettra en inscription préventive et vous prescrira... des médicaments psychoactifs.

Personne ne prétend que les toxicomanes ne commettent pas des crimes, les conducteurs ivres commettent des crimes - le problème est que la police doit s'occuper de ces crimes et que la médecine doit s'occuper d'aider une personne, quelle que soit la situation dans laquelle elle se trouve. Au 19ème siècle, en Russie, il y avait un médecin très célèbre, Fiodor Petrovich Gaaz (1780 - 1853), qui a créé un système de soins médicaux pour les prisonniers presque à partir de zéro, il a aidé les criminels à survivre et de nombreux contemporains l'ont considéré comme fou pour cela. Mais le médecin ne doit pas se soucier de savoir qui se trouve devant lui - un criminel ou non : il est appelé à aider la PERSONNE. Tout médecin devrait connaître par cœur le serment d’Hippocrate. Pourquoi le serment d’Hippocrate a-t-il une pertinence minime pour la médecine des addictions et la psychiatrie ?

Parce que l'inconscient social considère le pouvoir sur l'âme des autres, et non l'amour pour eux, comme la norme.

Contrairement à la psychologie, y compris la médecine domestique, la médecine ne veut pas comprendre que l'alcoolisme et la toxicomanie - le processus d'utilisation de substances psychoactives prises en elles-mêmes (sans tenir compte des effets toxiques sur le système nerveux qu'elles provoquent sans aucun doute) - n'ont presque rien. à voir avec la notion de « maladie ».

Après tout, nos patients sont plus susceptibles de consommer de l’alcool et des drogues pour guérir quelque chose qui leur fait mal à l’âme. Il ne faut pas oublier que presque toutes les substances qui appartiennent aujourd'hui au groupe des médicaments ont été utilisées assez récemment par la médecine officielle comme médicament, et certaines sont encore utilisées à ce titre. Le mot anglais «drogues dans le monde» désigne toutes les substances psychoactives, qu'elles soient interdites par la loi ou autorisées.

La consommation d'alcool et de drogues s'avère dans un premier temps être une manière d'automédication, une tentative d'une personne de se débarrasser, au moins temporairement, de problèmes psychologiques : des injections douloureuses d'orgueil, de solitude, d'un sentiment d'absurdité de sa propre existence, de l'alexithymie - l'incapacité d'exprimer ses sentiments avec des mots - du fait qu'il est incapable de s'exprimer et de se réaliser en tant qu'être socialement et politiquement significatif. Beaucoup de choses peuvent être ajoutées ici, par exemple la comparaison constante de soi-même avec les normes d'une « belle vie » sur l'écran de télévision. La consommation d’alcool et de drogues n’est pas une maladie, mais un phénomène socio-psychologique complexe. Il s’agit d’un phénomène de fuite loin de soi-même, de ses propres pensées et sentiments. Mais la narcologie domestique ne sait pas et ne va pas apprendre à ramener une personne à elle-même. Nous ne pouvons proposer qu'à la place de certains médicaments, d'autres, et malheureusement non moins dangereux.

Les narcologues semblent croire que ce n'est pas l'alcoolique qui s'efforce systématiquement de boire, mais la vodka elle-même qui lui court après. Hélas! La vodka est dépourvue d'esprit et de jambes.

Mais si vous blâmez ce principe déraisonnable pour le comportement volontaire d'une personne, alors « à partir de là », vous pouvez, par exemple, « introduire une torpille » (en fait, de tels médicaments n'existent pas - c'est une version de la psychothérapie) ou « coder » cela - le mettre à la place de la dépendance de la volonté et de la conscience du patient à l'égard de la peur ou des procédures répétées de « torpillage » et de « codage ».

Le concept à la mode de « dépendance » n’explique rien non plus. Le concept de « dépendance pathologique », comme un sortilège, remplace l'analyse psychologique des problèmes de la personnalité humaine. On oublie que chacun de nous a un grand nombre de « dépendances », et toutes ne sont pas chimiques : dépendance à un être cher, à un métier, à des loisirs (collectionner par exemple), à ​​un mode de vie habituel, à Internet, au jeu...

Du point de vue de la fonction psychologique, ils ne sont pas différents les uns des autres. Toute « dépendance » n’est rien d’autre qu’un moyen d’auto-identification, l’un des mécanismes de défense mentale décrits par Sigmund Freud. Nous nous habituons à nos partenaires, et s'ils nous quittent, alors nous ressentons... le syndrome de sevrage (« syndrome de sevrage »), notre cœur nous fait mal, nos mains tremblent, nous cessons de dormir la nuit. Nous nous habituons à un certain style vestimentaire, et si nous sommes habillés différemment, nous ressentons un léger syndrome de sevrage : nous nous sentons mal à l'aise, anxieux et nous pouvons transpirer.

Avant de déclarer la « guerre » à l’addiction, il est utile de réfléchir à ce qu’est l’indépendance. Est-ce l’état d’un bodhisattva qui comprend que tout autour est une illusion ?

Ou est-ce l'état d'un véritable chrétien, capable « d'aimer son ennemi », de « tendre l'autre joue » - ces mêmes « schizophrènes » et « toxicomanes » ?

L’« autre joue » est la « joue » de la compréhension, du pardon et de l’amour.

Que faire... Nous n'avons pas encore appris comment la « piéger ».

Vers quel idéal d’« indépendance » ou de « normalité » aspirons-nous si nous n’avons pas encore atteint un tel niveau de perfection spirituelle ?

Apparemment, notre vie d'aujourd'hui est remplie exclusivement de valeurs de comportement addictif. La dépendance à l’égard de l’argent et le « syndrome de sevrage » dû à son absence ne sont-ils pas la principale valeur réelle de la société moderne ?

Peut-être que nous nous sentirons tous mal sans nos addictions, car sans elles, nous risquons de devenir... « anormaux » - de perdre tous les liens sociaux et toutes les valeurs matérielles avec lesquelles nous nous identifions habituellement.

Sans aucun doute, il existe une classe d'objets (y compris les produits chimiques) dont la dépendance est dangereuse pour l'homme. Le problème est que le système (pas seulement dans notre pays) cherche à marginaliser uniquement certains objets et à entamer la « lutte » habituelle contre eux, qui revient essentiellement à les remplacer par des analogues les plus proches possibles. Il suffit de lire attentivement les instructions jointes aux substances psychopharmacologiques autorisées - antipsychotiques et antidépresseurs - et de lire particulièrement attentivement la rubrique « complications ».

Le système peut être compris, car sinon il devra se déclarer marginal – lui-même !

Sans la tendance d’une personne à s’identifier aux objets du monde extérieur, aucun commerce n’est possible. Après tout, ces mêmes « objets », y compris les médicaments, sont aussi des marchandises. La tâche de toute publicité est de créer une dépendance d’une personne à l’égard d’un certain produit ou groupe de produits.

Si, au lieu de vendre des médicaments, le système aide une personne à rechercher des objets d'un ordre interne différent : vocation, sens de la vie, valeurs créatives ou spirituelles, alors il se détruira.

La seule façon normale de prévenir l’alcoolisme et la toxicomanie dans le monde s’appelle « l’éducation ». On peut argumenter autant que l'on veut, mais le pourcentage de toxicomanes parmi les personnes ayant fait des études supérieures est en moyenne cinq fois inférieur à celui des personnes ayant fait des études secondaires incomplètes. Il n’y a rien d’étonnant à cela. L’éducation donne à une personne plus d’options et de moyens de s’identifier et de trouver le sens de la vie.

Bien sûr, ce serait formidable si par le mot «éducation», nous entendions non seulement remplir l'âme humaine d'informations peu digestibles, mais aussi une pédagogie profonde et socialement active qui peut captiver et aider un individu à trouver une vocation et le sens de la vie, qui peut apprendre à résister aux difficultés et aux échecs, en attendant une personne INDÉPENDANTE sur son chemin de vie.

G. K. Chesterton a un roman « Le bal et la croix », le livre traite de la montée au pouvoir de l'Antéchrist. La première chose qu’il fait est de faire adopter au Parlement une loi créant une police psychiatrique, c’est-à-dire une police qui a le droit de déterminer qui est « normal » et qui ne l’est pas.

La recherche même d'une tendance cachée au crime s'avère criminelle, car elle prive une personne du droit de choisir sa propre voie, cette même indépendance.

Il semble qu’en nous considérant comme un « État orthodoxe », dans le domaine de l’attitude envers l’homme et son âme, nous avancions encore sur le chemin du personnage principal du roman de Chesterton.

A titre d'exemple illustratif, on peut rappeler l'histoire du concept d' état mental - c'est le nom donné à la description par un psychiatre de ses impressions lors d'une rencontre avec un patient. Lors de la rédaction d'un statut, vous ne pouvez pas utiliser de termes médicaux, il s'agit d'une description artistique de l'état du patient, qui est le principal (et unique) outil de diagnostic psychiatrique et toxicomane. Le diagnostic est établi précisément à l’aide d’une description artistique par le médecin de l’état mental du patient.

Le concept même de « statut mental » appartient à l’innocent existentialiste chrétien Karl Jaspers. Il voulait dire qu'en tant que psychiatre, vous devriez écrire un court article – une sorte d'essai – sur la personne assise en face de vous. Mais pour Jaspers, le diagnostic ne se limitait en aucun cas à cela. Le médecin a dû ranger la description sur son bureau et la relire quelques jours plus tard, en réfléchissant à ce qu'il avait en tête lorsqu'il avait rédigé son essai. Pour Jaspers, « l’état mental » était un moyen de développer l’empathie – la sympathie pour le patient, un moyen de comprendre son âme. Dans la psychiatrie soviétique, apparemment en raison de la difficulté de former l'empathie (et pourquoi la former - à cette époque, une personne n'était pas censée avoir une âme), seule la première étape a été préservée - l'écriture du statut lui-même, qui est devenu un idéal, un outil de pouvoir sur le patient. Vous n'avez plus besoin d'écrire un essai, puis de l'analyser et de le modifier vous-même ou avec l'aide de collègues, en comprenant de plus en plus profondément le patient, en sympathisant avec lui. C’est assez simple, sans utiliser de termes, pour décrire les symptômes de la maladie que le médecin a remarqués… à première vue. Ce tout premier regard devient le principal outil de diagnostic : la stigmatisation.

Faire un diagnostic « au premier coup d’œil » est facile. C'est particulièrement simple s'il n'y a que deux diagnostics de ce type : « schizophrénie » et « addiction » (il y en a un de plus, mais il est de moins en moins utilisé), et même ceux-là aujourd'hui s'efforcent de plus en plus de se confondre.

Tout dépend donc exactement de la manière dont le médecin «plisse les yeux», révélant des « symptômes » au lieu d'une âme vivante.

C'est la technologie du pouvoir.

Que notre monde devienne le monde de l'Antéchrist du roman de Chesterton, à mon avis, dépend de notre volonté de réfléchir à nouveau à ce que signifient les mots « aider une personne », à la façon dont le désir d'aimer diffère du désir de pouvoir.

Alexander Gennadievich Danilin


Danilin pratique la psychothérapie dans des cliniques de Moscou depuis plus de 20 ans. Il est membre de l' Association psychanalytique internationale et chef de l'unité de toxicomanie de l'hôpital pour toxicomanes n°17 ​​de Moscou. Les médias Le livre de Danilin LSD : Hallucinogènes, Le phénomène psychédélique et de dépendance a été retiré du marché par les agents du Service fédéral de contrôle des drogues de Russie et du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie. Ses articles sur les problèmes de la psychiatrie russe ( Dead End , Tout diagnostic en psychiatrie est un mythe , ont souvent suscité de vives controverses.


L’article original a été publié dans la revue Discours, une excellente revue russe indépendante d'art et d'analyse avec une édition horizontale, dont le contenu est déterminé par le vote de la communauté ouverte d'auteurs. “nous écrivons sur la culture, la science et la société, parlons de nouvelles idées et d'art contemporain, publions des interviews de personnes dont le discours direct vaut la peine d'être entendu, et le travail d'artistes du monde entier - des films et de la musique à la peinture et à la photographie.” une belle découverte.


06.02.2024 à 18:51

Théâtre et politique, par Giorgio Agamben

L'Autre Quotidien

Il est pour le moins singulier qu'on ne s'interroge pas sur le fait, non moins inattendu qu'inquiétant, que le rôle de leader politique soit de plus en plus assumé par les acteurs à notre époque : c'est le cas de Zelensky en Ukraine, mais la même chose s'était produite en Italie avec Grillo (éminence grise du Mouvement 5 étoiles) et même avant aux Etats-Unis avec Reagan. Il est certainement possible de voir dans ce phénomène une preuve du déclin de la figure de l'homme politique professionnel et de l'influence croissante des médias et de la propagande sur tous les aspects de la vie sociale. Mais il est clair en tout cas que ce qui se passe implique une transformation du rapport entre politique et vérité sur laquelle il faut réfléchir.
Texte intégral (1157 mots)

Il est pour le moins singulier qu'on ne s'interroge pas sur le fait, non moins inattendu qu'inquiétant, que le rôle de leader politique soit de plus en plus assumé par les acteurs à notre époque : c'est le cas de Zelensky en Ukraine, mais la même chose s'était produite en Italie avec Grillo (éminence grise du Mouvement 5 étoiles) et même avant aux Etats-Unis avec Reagan.

Il est certainement possible de voir dans ce phénomène une preuve du déclin de la figure de l'homme politique professionnel et de l'influence croissante des médias et de la propagande sur tous les aspects de la vie sociale. Mais il est clair en tout cas que ce qui se passe implique une transformation du rapport entre politique et vérité sur laquelle il faut réfléchir. Que la politique ait à voir avec le mensonge est en fait évident ; mais cela signifiait simplement que l'homme politique, pour atteindre des objectifs qu'il croyait vrais de son point de vue, pouvait dire des mensonges sans trop de scrupules.

Ce qui se passe sous nos yeux est quelque chose de différent : il n’y a plus d’utilisation du mensonge à des fins politiques, mais au contraire, le mensonge est devenu en soi le but de la politique. Autrement dit, la politique est purement et simplement l’articulation sociale du faux.

On comprend donc pourquoi l’acteur est aujourd’hui nécessairement le paradigme du leader politique. Selon un paradoxe qui nous est devenu familier de Diderot à Brecht, le bon acteur n'est pas en fait celui qui s'identifie passionnément à son rôle, mais celui qui, gardant son sang-froid, le tient à distance, pour ainsi parler. Il paraîtra d'autant plus vrai qu'il cachera moins son mensonge. La scène théâtrale est le lieu d'une opération sur la vérité et le mensonge, dans laquelle la vérité se produit en exhibant le faux. Le rideau se lève et se ferme précisément pour rappeler aux spectateurs l'irréalité de ce qu'ils voient.

Ce qui définit aujourd’hui la politique – devenue, comme on l’a dit, la forme extrême du spectacle – est un renversement sans précédent du rapport théâtral entre vérité et mensonge, qui vise à produire le mensonge par une opération particulière sur la vérité. La vérité, comme nous avons pu le constater au cours des trois dernières années, n’est en réalité pas cachée et reste en effet facilement accessible à quiconque veut la connaître ; mais si auparavant - et pas seulement au théâtre - la vérité était obtenue en montrant et en démasquant le mensonge ( veritas patefacit se ipsam et falsum ), désormais le mensonge est produit, pour ainsi dire, en exposant et en démasquant la vérité (d'où l’importance décisive du débat sur les fake news). Si le faux était autrefois un moment dans le mouvement du vrai, désormais la vérité ne vaut que comme un moment dans le mouvement du faux.

Dans cette situation, l'acteur est pour ainsi dire chez lui, même si, par rapport au paradoxe de Diderot, il doit en quelque sorte se dédoubler. Aucun rideau ne sépare plus la scène de la réalité, qui - selon un expédient que les metteurs en scène modernes nous ont rendu familier, en obligeant les spectateurs à participer à la pièce - devient le théâtre lui-même. Si l’acteur Zelensky est si convaincant en tant que leader politique, c’est précisément parce qu’il parvient à proférer toujours et partout des mensonges sans jamais cacher la vérité, comme si cela n’était qu’une partie incontournable de son acte. Lui - comme la majorité des dirigeants des pays de l'OTAN - ne nie pas que les Russes aient conquis et annexé 20 % du territoire ukrainien (qui a d'ailleurs été abandonné par plus de douze millions de ses habitants) ni que sa contre-offensive échoua complètement ; ni que, dans une situation où la survie de son pays dépend entièrement de financements étrangers qui peuvent cesser à tout moment, ni lui ni l'Ukraine n'ont de réelles chances devant eux. C’est pourquoi, en tant qu’acteur, Zelensky est issu de la comédie. Contrairement au héros tragique, qui doit succomber à la réalité de faits qu'il ne connaissait pas ou qu'il croyait irréels, le personnage comique nous fait rire car il ne cesse d'exhiber l'irréalité et l'absurdité de ses propres actions. Cependant, l'Ukraine, autrefois appelée Petite Russie, n'est pas une scène comique et la comédie de Zelensky ne se transformera finalement qu'en une tragédie amère et bien réelle.

Giorgio Agamben, 19 janvier 2024
Traduction LAQ.
L’article d’origine est paru chez l’éditeur Quodlibet.

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