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06.11.2025 à 13:34

Le loup, bouc émissaire de la bêtise humaine

Elena Meilune

Le 25 octobre, plusieurs centaines de personnes ont manifesté dans la Creuse pour réclamer « l’éradication du loup ». Des discours d’une violence symbolique rare, dans un climat où la peur supplante la raison. Alors que le loup vient d’être déclassé de la liste des espèces strictement protégées, cette hostilité menace bien plus qu’un animal […]

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Texte intégral (3979 mots)

Le 25 octobre, plusieurs centaines de personnes ont manifesté dans la Creuse pour réclamer « l’éradication du loup ». Des discours d’une violence symbolique rare, dans un climat où la peur supplante la raison. Alors que le loup vient d’être déclassé de la liste des espèces strictement protégées, cette hostilité menace bien plus qu’un animal : elle menace l’équilibre du vivant.

Le loup, comme d’autres espèces sauvages, est aujourd’hui un bouc émissaire d’un système agricole fragilisé et d’un rapport dominateur à la faune et la flore. En France, les éleveurs auront bientôt le droit de tuer des loups sans autorisation préalable, un basculement majeur qui légitime la destruction immédiate d’un animal protégé.

Pourtant, nombre d’études scientifiques convergent vers le même constat : tuer les loups ne protège pas les troupeaux, cela aggrave paradoxalement les attaques. Des mesures préventives efficaces existent et sont en grande partie soutenues par l’État. Dans plusieurs pays européens, des éleveurs ont choisi la cohabitation qui, bien qu’elle demande des efforts et de l’organisation, fonctionne.

Une peur instrumentalisée, sans fondement

Le vendredi 25 octobre, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées dans la Creuse, militant pour l’éradication du loup. Ce regroupement marque un point culminant dans une spirale de peur, d’hostilité et de violence symbolique dirigée contre le Loup gris (Canis lupus) : l’animal n’est plus seulement perçu comme un élément de la nature sauvage, mais comme un adversaire à éliminer.

Cette manifestation n’apparaît pas comme un simple incident local isolé : elle s’inscrit dans un climat plus large où l’animal prédateur devient bouc émissaire de la fragilité de certaines filières d’élevage, de l’incertitude économique des territoires ruraux, et d’une méfiance profonde envers ce que représente le loup – la nature qui reprend des droits que l’humain lui a arrachés, l’espace non-contrôlé, l’altérité.

L’enjeu est bien plus grand que la simple gestion d’une espèce : c’est tout un imaginaire collectif de la campagne, de la ruralité, de la nature et de l’agriculture qui est traversé. Quand on revendique l’éradication d’un animal, on revendique aussi une emprise totale sur les terres, la négation de la prédation naturelle, et la récusation du sauvage. Cette posture nie la complexité écologique et se fait l’écho d’une vision triomphante et destructrice de l’être humain sur la nature.

 

Il est primordial de noter ici qu’en dépit des discours alimentant la peur, plus de loups ne signifie pas plus de victimes dans les troupeaux. Entre 2018 et 2023, les populations de loups ont augmenté de 93 %. Sur la même période, la prédation a diminué de 13 %. Cette aversion pour le loup n’a ainsi aucun fondement logique.

Déclassement du loup : un recul pour l’équilibre écologique

Le 5 juin dernier, le Conseil de l’Union européenne a définitivement approuvé le déclassement du loup, celui-ci passant du statut d’« espèce strictement protégée » à celui d’« espèce protégée ». Un changement attendu depuis longtemps par certains acteurs de l’agropastoralisme.

Mais du côté des associations de protection de la nature, cette rétrogradation est qualifiée de choix politique démagogique qui n’apporte aucune solution aux véritables problématiques – bien au contraire et fragilise l’espèce dans un contexte où ses populations ne sont pas encore stabilisées.

En abaissant le niveau de protection, l’État se dote de marges pour augmenter les prélèvements ou les tirs de défense contre le loup, ce qui affaiblit sa capacité à jouer son rôle écologique. Le changement de statut ne règle pas les causes premières des attaques (troupeaux non protégés, modalités d’élevage, manque d’accompagnement technique), mais ouvre une voie facile à la destruction plutôt qu’à la cohabitation. Il établit un dangereux précédent : si une espèce emblématique comme le loup peut être rétrogradée, qu’en sera-t-il pour d’autres espèces protégées ?

Ce déclassement est moins une réponse aux réalités biologiques que le reflet d’un compromis politique face à la pression d’une partie du monde agricole. Une décision qui revient à dégainer le fusil avant même d’avoir exploré les protections possibles. Toutefois, certains pays européens ont refusé le déclassement du loup sur leur territoire, mettant en lumière le non-sens de cette mesure.

Canis lupus – Wikimedia Commons

L’État français « ouvre la chasse au loup »

À compter de 2026, la France permettra aux éleveurs de tirer sans autorisation préalable sur un loup attaquant leur troupeau. Cette mesure, présentée comme un « assouplissement » du dispositif de défense, constitue un tournant historique : elle légitime les tirs non contrôlés, sans expertise sur la réalité de l’attaque. Une telle dérégulation ouvre la porte à des abus, à des erreurs d’identification (nombre d’attaques étant le fait de chiens divagants), et banalise la violence envers la faune sauvage.

Bien que la mesure ne soit pas encore appliquée, les effets de cette radicalisation sont déjà visibles : dans la Drôme, deux loups ont été tués par des éleveurs en deux jours, les 21 et 22 octobre 2025. Ces abattages, salués par certains élus locaux, témoignent d’une escalade de la violence qui dépasse la simple légitime défense : c’est une guerre ouverte contre la vie sauvage, encouragée par la complaisance politique.

Ainsi, la peur du loup, d’abord émotionnelle et irrationnelle, devient politique ; la méfiance se transforme en doctrine d’éradication. La question n’est plus seulement de savoir comment protéger les troupeaux, mais jusqu’où notre société est prête à aller pour affirmer sa domination sur la nature.

Ce que dit la science : tuer les loups aggrave les attaques

Plusieurs travaux scientifiques convergent vers la même conclusion : les prélèvements létaux sur des populations de loups n’entraînent pas mécaniquement une baisse des déprédations sur le bétail – et peuvent au contraire les augmenter. Des modèles récents et des synthèses montrent que l’élimination de certains individus désorganise la structure sociale des meutes, modifie les territoires et favorise des phénomènes (jeunes dispersés, pairs moins expérimentés) qui augmentent le risque de contact avec du bétail.

Ces études ne sont pas anecdotiques : elles mettent en garde contre une stratégie de « solution rapide » consistant à supprimer des individus plutôt qu’à travailler sur la prévention et les mesures de protection qui fonctionnent réellement pour diminuer les attaques.

Le loup est un animal social dont la chasse et le comportement envers le gibier passent par des rôles et un apprentissage au sein de la meute. Quand on tue des individus clés (dominants, adultes expérimentés, louves reproductrices), on fragmente la société du groupe : les jeunes deviennent plus nombreux, moins encadrés, plus mobiles et plus enclins à explorer des zones périphériques où ils croisent des troupeaux faciles d’accès. Ce phénomène transforme une « prise » occasionnelle en un risque systémique, créant un cercle vicieux où la soi-disant solution alimente le problème.

Confusion entre attaques de loups et attaques de chiens

Sur le terrain, toutes les dépouilles ou indices ne permettent pas toujours d’identifier sans ambiguïté l’auteur d’une attaque. Ainsi, le nombre d’attaques sur les troupeaux attribué au loup est souvent largement surestimé car elles peuvent aussi être le fait de chiens en divagation.

Par ailleurs, les attaques des chiens divagants sont généralement plus graves que celles des loups et conduisent à la mort d’un nombre plus élevé d’ovins. Suite aux attaques, l’expertise est souvent insuffisante et les pressions politique et économique favorisent une interprétation « loup ».

Cette confusion a deux conséquences concrètes : elle alimente la stigmatisation du loup et fausse le calibrage des indemnisations et des mesures de prévention. Des systèmes d’expertise et d’indemnisation fiables, et applicables dans le cas d’attaques par des chiens, sont donc essentiels pour éviter les erreurs d’attribution et les récupérations politiques de ces événements. Si les difficultés rencontrées par les éleveurs sont bien réelles et doivent être prises en compte, ce n’est pas à la faune sauvage d’en payer le prix.

Des solutions existent et fonctionnent déjà

Il existe plusieurs méthodes éprouvées pour réduire les pertes : chiens de protection (patous) dressés et en nombre adapté, clôtures électrifiées et parcs de contention, gardiennage renforcé, accompagnement technique et diagnostics de vulnérabilité des élevages. Le recours aux patous est la méthode la plus documentée en Europe pour dissuader la prédation sans tuer l’animal sauvage. Il exige formation, entretien et accompagnement (et parfois gestion des conflits avec randonneurs). Une autre méthode, moins documentée, consiste à avoir recours à des ânes de protection qui semblent être d’excellents défenseurs des troupeaux, n’ayant pas peur de faire face au danger.

Le point clé : ces mesures de protection fonctionnent mieux combinées et avec un accompagnement technique adapté : il n’y a pas d’ « outil miracle » mais un ensemble de processus à activer selon le type d’exploitation et le territoire.

En France, un dispositif national d’aide finance tout ou partie de ces mesures – les dossiers pour 2025 étant ouverts et les types de dépenses éligibles (achat/entretien de chiens, clôtures, gardiennage, études, accompagnement technique) clairement référencés par l’État. Autrement dit : l’argent public existe pour aider la transition vers des systèmes protégés.

Les modalités (cercles de vulnérabilité, type de dépenses éligibles) sont précisées au niveau préfectoral ; plusieurs préfectures mettent à disposition des guides et simplifient les dépôts de dossier pour accélérer le versement. Bref : il existe un cadre administratif permettant de financer la plupart des mesures de prévention si les éleveurs s’en saisissent et si l’accompagnement technique est déployé.

Exemples de coexistence : l’Espagne comme cas instructif

Plusieurs zones d’Espagne notamment – où la présence du loup est ancienne et dense – montrent que la coexistence est tout à fait possible. Des pratiques d’élevage adaptées et l’acceptation d’une cohabitation réduisent fortement le conflit. Des bergers espagnols ont modernisé leurs pratiques (patous, rotations, rapprochement des bergeries la nuit, accompagnement technique) et travaillent parfois avec des ONG et autorités pour co-construire des solutions.

Ces exemples ne nient pas les difficultés (pertes réelles, fatigue du métier), mais ils prouvent que l’éradication n’est pas la solution. Les récits de bergers espagnols montrent une posture pragmatique et possible : protéger le cheptel tout en acceptant la présence d’un prédateur emblématique. À ce sujet vous pouvez (re)lire notre article « Amenaza, le film : comment cohabiter avec les loups ? ».

Des résultats de recherche soulignent que le loup évite en général les humains et les zones fréquentées : il n’est pas « audacieux » par nature vis-à-vis des humains sauf si des facteurs écologiques ou alimentaires le poussent à s’en approcher.

Cela signifie qu’investir dans des mesures qui réduisent les attractifs (restes alimentaires, moutons isolés, facilités d’accès nocturne) et qui augmentent la dissuasion humaine (présence, chiens, clôtures) restera le levier le plus fiable pour réduire les passations d’attaques. Autrement dit : la cohabitation est possible parce que le loup, s’il a le choix, évitera l’humain.

Le rôle écologique crucial du loup, mis à mal par la chasse humaine qui déséquilibre les écosystèmes

Le loup joue un rôle de régulateur clé dans les écosystèmes où il est présent. En tant que superprédateur, il contrôle les populations d’ongulés (cerfs, chevreuils, sangliers, chamois, etc.), empêchant leur surabondance. Sans lui, ces herbivores prolifèrent et exercent une pression excessive sur les forêts et les zones naturelles : jeunes pousses broutées, sols tassés, perte de régénération.

La chasse humaine, souvent présentée comme un substitut à la prédation, ne remplit pas le même rôle : elle cible les plus beaux spécimens ou les individus accessibles, tandis que le loup sélectionne les plus faibles, les malades, les jeunes, contribuant ainsi à la bonne santé génétique des populations proies. Sa présence redonne donc à la nature sa dynamique d’autorégulation, en réduisant le besoin d’intervention humaine constante.

Certains prétendent que la chasse suffit à réguler les populations d’ongulés : c’est faux. En France, les chiffres montrent que malgré plus d’un million de grands ongulés abattus chaque année, leurs effectifs n’ont cessé d’augmenter. Les populations de cervidés et de sangliers explosent, causant dégâts agricoles et appauvrissement écologique.

Pourquoi ? Parce que la chasse humaine ne remplace pas la régulation naturelle : les chasseurs prélèvent souvent les individus les plus robustes, laissent les jeunes se reproduire, et entretiennent artificiellement des densités élevées pour assurer la préservation du loisir non essentiel qu’est la chasse. Le loup, lui, cible les faibles et les malades : il agit comme un médecin de l’écosystème. Sa présence redonne à la nature sa dynamique d’autorégulation, en réduisant le besoin d’intervention humaine constante.

Sa présence contraint aussi les ongulés à modifier leur comportement, à se déplacer davantage, à éviter certaines zones – un phénomène appelé « écologie de la peur », bénéfique pour la régénération des forêts. Là où le loup est revenu, les forêts respirent à nouveau.

Yellowstone : quand le retour du loup restaure tout un écosystème

L’exemple du parc de Yellowstone, aux États-Unis, est devenu emblématique de ce qu’on appelle une cascade trophique. Réintroduits en 1995 après 70 ans d’absence, les loups ont peu à peu rééquilibré le milieu. Avant leur retour, les wapitis avaient proliféré, dévorant en masse la végétation environnante. Les rives s’érodaient, les castors avaient disparu faute de bois, les oiseaux nicheurs et les poissons déclinaient.

En régulant les populations de wapitis, les loups ont permis à la végétation de se régénérer. Les castors sont revenus, les zones humides se sont reformées, les oiseaux ont trouvé à nouveau refuge. Mieux encore : les rivières ont retrouvé leurs méandres naturels grâce à la stabilisation des berges par la végétation.

C’est une leçon écologique majeure : la disparition d’un seul grand prédateur peut dérégler tout un système, et son retour peut restaurer un équilibre que des décennies de gestion humaine n’avaient pas réussi à recréer.

Une alliance profonde : de la chasse préhistorique à la domestication

L’histoire du Loup gris et de l’humain est ancestrale, complexe, et marquée par la coopération autant que par la prédation. Bien avant l’agriculture, des groupes de chasseurs-cueilleurs et des canidés sauvages ont pu développer une relation d’entraide mutuelle : les loups, excellents pour traquer, épier, fatiguer la proie, les humains, ingénieux et capables de finition, pouvaient tirer profit d’une association souple. Des recherches récentes en cognition animale montrent que les loups possèdent des aptitudes de coopération déjà fortes, ce qui rend plausible ce type de liens préhistoriques.

Dans ce contexte, la domestication du chien n’apparaît pas comme une rupture brutale, mais comme la cristallisation d’un partenariat ancien : des loups « intéressés » à s’approcher des camps humains (pour les restes, la protection, les territoires ouverts) ont graduellement été intégrés, donnant naissance à ce compagnon fidèle que nous connaissons. Ce panorama historique permet de comprendre que le loup n’a pas été pas seulement considéré comme un adversaire, mais aussi et surtout un incroyable partenaire notre histoire.

Cohabiter plutôt que détruire : protéger le loup, c’est protéger la vie sur Terre

Il est essentiel de le rappeler : la cohabitation avec le loup n’est pas simple. Les pertes réelles subies par certains éleveurs représentent un traumatisme économique et émotionnel. Mais ces souffrances ne justifient pas une politique d’éradication, inefficace et écologiquement désastreuse. Les solutions de protection, bien qu’imparfaites, fonctionnent lorsqu’elles sont accompagnées, financées, et adaptées aux réalités locales.

Il faut soutenir les éleveurs dans cette transition, pas les enfermer dans la peur. En Espagne, en Italie, en Roumanie, la cohabitation n’est pas toujours facile mais elle est loin d’être impossible : elle repose sur la connaissance, la prévention, et une vision de long terme. En France aussi, certains éleveurs et bergers choisissent l’adaptation et l’acceptation du loup, plutôt que son extermination.

La violence dirigée contre le loup est le miroir de notre rapport au vivant. La volonté de tout maîtriser : les forêts, les cours d’eau, les saisons, les animaux. Or, chaque fois qu’une espèce est détruite, c’est la destruction d’un maillon essentiel du filet de la vie.

Le rapport destructeur à la nature conduit l’humanité à sa perte

Le loup, en réalité, ne menace pas l’humain : c’est l’humain qui menace le vivant, dont il fait pourtant lui-même partie, n’en déplaise aux suprémacistes. Cette volonté d’éradication traduit une peur plus profonde – celle de perdre le contrôle, celle de devoir partager l’espace avec d’autres formes de vie. Pourtant, cohabiter, c’est simplement reconnaître que nous ne sommes pas seuls ici.

Protéger le loup, ce n’est pas défendre un symbole romantique de la nature sauvage ; c’est défendre l’équilibre des écosystèmes dont nous dépendons. C’est préserver les forêts, les sols, les rivières, les insectes et tout ce qui rend la vie possible sur cette planète.

Si nous voulons un futur vivable, il nous faut réapprendre la modestie : accepter que la nature n’a pas besoin d’être dominée, mais comprise. Les loups ne sont pas des ennemis ; ils sont des garants silencieux de la santé du monde vivant. Et si nous sommes encore capables de les voir, de les écouter, et de les protéger, alors peut-être qu’il n’est pas trop tard – pour eux, comme pour nous.

Elena Meilune


Photographie d’en-tête : Image libre de droits – Pickpik

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05.11.2025 à 05:00

Rats : la BD de Sébastien Moro qui explore leur intelligence

Maureen Damman

Sébastien Moro explore le monde fascinant des animaux méprisés ou méconnus. Il publiera bientôt une nouvelle BD sur les rats avec le dessinateur Josselin Billard, intitulée Scélérats, actuellement en campagne de financement participatif.  Vulgarisateur, conseiller scientifique, auteur de bandes dessinées et conférencier, Sébastien Moro explore l’intelligence animale sous toutes ses formes. Rats, poissons, poules ou […]

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Sébastien Moro explore le monde fascinant des animaux méprisés ou méconnus. Il publiera bientôt une nouvelle BD sur les rats avec le dessinateur Josselin Billard, intitulée Scélérats, actuellement en campagne de financement participatif. 

Vulgarisateur, conseiller scientifique, auteur de bandes dessinées et conférencier, Sébastien Moro explore l’intelligence animale sous toutes ses formes. Rats, poissons, poules ou chèvres : il se concentre sur des espèces souvent méconnues ou mal aimées, qui révèlent pourtant des comportements et des capacités étonnantes. Ce n’est pas tout : il anime également une chaîne YouTube Cervelle d’oiseau, qui allie rigueur scientifique, pédagogie et humour pour faire découvrir les animaux autrement.

Après deux BD, il lance désormais un nouveau livre sur les rats avec le dessinateur Josselin Billard, qui s’intitulera Scélérats. Changeons notre regard sur les animaux, avec Sébastien Moro. 

Mr Mondialisation : D’abord, qui êtes-vous Sébastien ? 

Sébastien Moro : « Vulgarisateur et conseiller scientifique spécialisé dans l’intelligence animale. J’ai déjà publié deux bandes dessinées : Les paupières des poissons, qui a obtenu le prix Maya et Les cerveaux de la ferme, qui a obtenu l’Open Book Prize. 

En parallèle, j’anime une chaîne YouTube intitulée Cervelle d’oiseau, j’interviens auprès d’organismes publics et privés et je donne régulièrement des conférences sur la vie et les comportements des animaux.

« Mon travail se concentre tout particulièrement sur les espèces mal-aimées, celles qui suscitent le plus de rejet ou d’indifférence. »

Je suis d’ailleurs devenu un peu incontournable sur la connaissance des poissons – au point d’apparaître dans la BD de Guillaume Meurice, Loumi, l’Odyssée du poisson pané. »

Mr Mondialisation : quelle est la particularité de votre prochaine BD, qui s’appellera Scélérats

Sébastien Moro : « C’est un travail destiné au grand public, mais les universitaires y trouveront aussi leur compte. J’essaie de produire une science rigoureuse, tout en cultivant l’émerveillement pour le monde animal.

Dans cette BD, j’ai choisi de retracer pas à pas la progression de la recherche scientifique : ce qu’on a découvert, ce qu’on a approfondi ensuite… jusqu’aux trouvailles plus anecdotiques.

La particularité de mon travail, c’est que je lis beaucoup trop d’études ! Pour ce projet, je suis parti de 1 109 publications. Je déconseille à tout le monde de faire ça, c’est complètement déraisonnable ! Sans mauvais jeu de mots, ça a vraiment dérapé. Ah, oui, les jeux de mots. Pour tout vous dire, j’ai dû freiner mon dessinateur là-dessus, sinon on n’en finissait plus. »

Mr Mondialisation : Qu’est-ce qui vous a amené à faire une BD sur le rat, probablement l’animal le plus détesté au monde, avec le moustique ? 

Sébastien Moro : « La réponse est dans la question : si j’ai choisi de parler des rats, c’est justement parce quon les trouve généralement repoussants.

Je me suis demandé : « à quoi ressemble leur monde ?« . En fait, nous passons notre temps à chercher des formes d’intelligence extraterrestres, alors qu’on est déjà entourés de formes de vie fascinantes que l’on ne comprend pas.

J’ai aussi envie de venir en aide à ces animaux mal aimés. Ils sont d’un côté essentiels à la recherche scientifique. 

« On teste énormément de choses sur eux. Et de l’autre côté, on oublie peut-être parfois de considérer que, eux aussi, ont une vie qu’ils voudraient vivre. »

On leur refuse le droit de vivre à l’air libre, le simple droit d’exister dehors. Les méthodes de “régulation” consistent la plupart du temps à la mise à mort, avec des souffrances qui durent plusieurs jours. Les rats ne peuvent pas vomir : ils ingèrent donc de petites doses de poison, qui les tuent lentement. Dans certains pays, on commence à tester des techniques contraceptives, mais c’est encore loin d’être la norme.

De l’autre, on les étudie rarement pour eux-mêmes, même si certains chercheurs leur portent un vrai respect. J’ai discuté, par exemple, avec une chercheuse britannique qui s’attache énormément à eux. Elle leur a aménagé des zones d’habitation bien plus adaptées à leur mode de vie que ce qui se fait habituellement, et elle refuse de les euthanasier. Mais elle représente plutôt une exception que la règle.

Dans la majorité des laboratoires, pour des raisons économiques et pratiques, les conditions de vie sont souvent bien moins bonnes, malgré quelques petits progrès. Les recherches en neurosciences notamment leur coûtent souvent la vie. L’évolution existe, mais elle est lente. »

Mr Mondialisation : Qu’avez-vous cherché à faire à travers une BD sur les rats ? 

Sébastien Moro : « Mon objectif, c’était de rassembler tout ce qu’on sait sur eux. Le rat est l’un des animaux les plus étudiés au monde, et pourtant, nos connaissances restent très fragmentées. Chaque équipe de recherche travaille sur un aspect bien précis — la mémoire, les émotions et la communication, le comportement social, la physiologie… — Mais personne ne prend vraiment le temps de faire la synthèse.

« Je voulais combler ce manque, offrir une vision d’ensemble : qui sont-ils, comment vivent-ils, quelles sont leurs fonctions cognitives, comment s’organisent leurs sociétés ? »

Les études de terrain, notamment, sont rarissimes. On commence à peine à en voir émerger, comme le projet Armageddon à Paris, ou un autre à Vancouver. Ces travaux sont essentiels, parce qu’on ne sait presque rien des rats sauvages : ceux des villes, des égouts, … vivent-ils différemment ? Ont-ils des comportements sociaux distincts ? On l’ignore encore.

Un des chapitres que je trouve le plus fascinant concerne la mémoire épisodique, c’est-à-dire la capacité à se souvenir d’événements vécus. C’est une question passionnante pour comprendre l’intelligence et la conscience animale même si, paradoxalement, elle sert surtout à étudier les maladies humaines comme Alzheimer. Les rats, sur ce plan, sont bluffants. Ils se souviennent de ce qu’ils ont fait, où, et quand. C’est un signe d’une vie mentale riche, d’une subjectivité, d’un monde intérieur. Ce sont des individus à part entière, pas juste des modèles de laboratoire. »

Mr Mondialisation : S’ils vivent si près de l’humain, est-ce parce qu’ils ont des aptitudes proches des nôtres ? 

Sébastien Moro : « Oui, absolument. Les rats forment des sociétés d’une complexité incroyable. Ce sont des animaux profondément coopératifs, capables d’empathie, d’altruisme et même d’un certain sens du partage équitable.

Ils s’entraident en permanence. Par exemple, si un rat a faim, un autre lui cèdera facilement une partie de sa nourriture. Ils pratiquent aussi des échanges de services, parfois dans des devises différentes : un peu de toilettage contre un morceau à manger, ou l’inverse. Et ils sont tout à fait conscients que ces échanges n’ont pas la même valeur !

On a également observé une forme de hiérarchie spatiale : dans une colonie, il existe de véritables “quartiers riches” et “quartiers pauvres”. Les groupes les plus jeunes ou instables occupent souvent les zones périphériques, tandis que les individus dominants se réservent les endroits plus sûrs et plus confortables. En fait, le rang social des individus qui habitent un terrier influence profondément la qualité et la structure du terrier, mais l’inverse est vraie aussi ! Un système de terrier bien conçu permet de favoriser une structure sociale plus stable.

Leur capacité d’apprentissage est tout aussi fascinante. Je pense notamment à une expérience célèbre, Rat Driving Car, où des chercheurs ont appris à des rats à conduire de petites voitures pour obtenir une récompense. Ce n’est pas qu’une prouesse de dressage : c’est la preuve de leur capacité d’apprentissage et d’adaptation. Et en plus, ils adorent vraiment ça et le font d’eux-mêmes dès qu’ils ont appris à conduire.

Leurs vocalisations sont aussi passionnantes. Les rats émettent des sons ultrasoniques que nous n’entendons pas, mais qui sont très expressifs. On a découvert que certains de ces sons correspondent à un véritable rire, différents qu’ils soient enfants ou adultes. Et, fait incroyable, ce rire est contagieux, un peu comme le nôtre.

Ils ressentent aussi du regret, ou encore une aversion pour l’iniquité, surtout chez les individus dominants. Et ils sont capables de comportements étonnants : Si un rat voit un congénère enfermé dans une boîte et un morceau de chocolat dans une autre boîte à côté, il va libérer le prisonnier et partager le chocolat avec lui !

« Les rats sont aussi utilisés comme modèles pour étudier la dépression. Mais cela soulève évidemment des questions éthiques : on fait naître des animaux sensibles, conscients, pour les rendre dépressifs volontairement… »

À un moment donné, il faut qu’on se demande jusqu’où on veut aller avec ça. »

Mr Mondialisation : Quel est votre objectif en partageant toutes ces connaissances ?

Sébastien Moro : « Mon but, c’est de rendre la connaissance scientifique accessible et fiable, que ce soit pour les universitaires, les associations, les institutions ou le grand public. Je veux que ces informations soient à la fois crédibles, sourcées et compréhensibles.

« Parce qu’à partir du moment où on dispose de données solides, on peut mener un débat public plus juste, plus rationnel, et surtout plus respectueux des autres animaux. »

Je travaille avec des chercheurs, des étudiants, mais aussi des associations ou des collectivités locales qui ont besoin de comprendre comment vivent les animaux avec lesquels elles cohabitent. C’est important de reconnecter la science avec la société.

Alors oui, j’ai évidemment mes biais – j’ai une certaine affection naturelle pour les animaux, je ne m’en cache pas. La vérité, c’est que tout le monde en a. Mais j’essaie d’en avoir conscience, de les assumer tout en gardant une approche rigoureuse et honnête. Ce qui m’importe, c’est que la science puisse servir à élargir notre regard, à replacer les autres espèces dans une perspective éthique et sensible, sans dogmatisme. »

Mr Mondialisation : Quand la BD Scélérats va-t-elle sortir ?

Sébastien Moro : « Si tout se passe bien, la BD sortira à l’été 2026. Mais cela dépendra du succès de la campagne de financement participatif, qui se termine le 4 janvier. Pour être honnête, ce n’est pas gagné. La période est compliquée pour les campagnes de ce type. Même Guillaume Meurice, qui a pourtant partagé le projet, n’a pas réussi à mobiliser autant qu’on l’espérait.

C’est frustrant, car Scélérats est un projet ambitieux : à la fois scientifique, artistique et politique. Il y a derrière des mois de recherche, plus d’un millier d’études consultées, un vrai travail de fond pour offrir une vision nuancée et juste du rat — un animal qu’on méprise souvent, mais qu’on ne connaît pas.

J’espère que le public saura voir la valeur de ce travail collectif, et qu’il nous permettra de mener ce projet jusqu’au bout. »

Mr Mondialisation : Depuis vos premiers ouvrages, vous militez pour une vision post-spéciste du monde animal. Scélérats s’inscrit-il dans cette démarche politique ?

Sébastien Moro : « Ce que je défends à travers mes travaux, c’est l’idée qu’on cesse de considérer les animaux comme des outils ou des ressources pour nous, comme s’ils n’avaient de valeur qu’en fonction de l’usage qu’on en fait.

Je veux en finir avec ces catégories absurdes qu’on leur impose : “toi, tu es un animal de laboratoire, ton destin c’est d’être sacrifié pour la science ; toi, tu es un animal de ferme, donc ton rôle c’est d’être mangé ; toi, tu es un animal de compagnie, donc tu passeras ta vie enfermé dans un appartement”.

Ce que j’essaie de montrer, c’est que chaque animal est un individu à part entière, avec une personnalité, une histoire, une manière unique d’exister. Et surtout, j’essaie de le faire sans anthropomorphisme. Les autres animaux ne sont pas des humains, et c’est justement ce qui est fascinant.

« Leurs émotions, leurs façons de raisonner, leurs relations sociales ne sont pas les nôtres, mais elles sont tout aussi légitimes, tout aussi dignes d’intérêt. »

Mon engagement, c’est ça : changer notre regard, cesser de hiérarchiser les animaux, et reconnaître que la valeur d’un être ne dépend pas de sa ressemblance avec nous. Ils sont différents, et c’est justement ça qui est si enrichissant ! »

Mr Mondialisation : Pouvez-vous m’en dire plus sur votre BD les paupières des poissons ? 

Sébastien Moro : « À la base, c’est l’illustratrice Fanny Vaucher qui est venue me proposer de faire un blog dessiné par ses soins sur les poissons suite à l’une de mes conférences. Rapidement, notre travail a rencontré du succès et la maison d’édition La Plage nous a contacté pour le publier sous forme de bande dessinée, qui est sortie en 2018 ! Le livre explore l’univers fascinant des poissons, un groupe pourtant immense — entre 33 000 et 35 000 espèces différentes — mais longtemps ignoré par la science.

Pendant des décennies, on n’avait presque aucune étude sur leur comportement ou leur cognition, d’abord pour des raisons techniques : il fallait pouvoir les observer, les enregistrer, les filmer sous l’eau, ce qui était très compliqué. Et puis il y a un biais très humain : on a longtemps cru que la taille du cerveau déterminait l’intelligence. Résultat, les poissons ont été exclus de la réflexion scientifique pendant des siècles. Ce n’est que depuis les années 2010-2020 que tout a explosé : les études se multiplient et révèlent des formes d’intelligence incroyablement variées.

Par exemple, certains poissons utilisent des outils, d’autres chassent en coopération avec des espèces totalement différentes — des mérous qui coordonnent leurs attaques avec des pieuvres ou des rougets, en choisissant leurs partenaires selon leur efficacité ! D’autres encore, comme le labre nettoyeur, réussissent le test du miroir – un test souvent utilisé dans l’étude de la conscience de soi. Dans une autre expérience comparative, les labres se sont même montrés plus efficaces que les chimpanzés pour résoudre la tâche !

On découvre aussi des choses surprenantes : Les poissons-chats ont des papilles gustatives sur la peau, ce qui leur permet de “goûter” à distance ; des poissons peuvent cartographier l’environnement avec l’électricité. C’est si fou les poissons électriques ; l’ancêtre commun du requin est plus éloigné du poisson rouge que le poisson rouge ne l’est… de l’être humain.

« Tout cela montre une chose : les poissons n’ont rien à envier aux mammifères. Leur intelligence est différente, mais tout aussi riche. »

C’est une science en plein essor, et j’en garde une petite frustration : j’aurais adoré faire un tome 2 ! »

Mr Mondialisation : Et les aquariums dans tout ça ? 

Sébastien Moro : « C’est une question essentielle, et pourtant… on n’a presque aucune donnée à ce sujet. Aujourd’hui, dans la plupart des aquariums publics, on ne sait pas vraiment si les conditions de vie des poissons sont adaptées à leurs besoins. Les premières études sur le bien-être des poissons en captivité commencent tout juste à arriver. 

J’ai récemment donné une conférence en Belgique sur les poissons, et un soigneur du parc zoologique Pairi Daiza est venu me voir pour me dire quelque chose de très révélateur : il m’a avoué qu’il ne s’était jamais posé la question de l’enrichissement des aquariums. C’est-à-dire : comment stimuler mentalement les poissons, leur offrir de la complexité, des défis, de la nouveauté. Depuis, ils ont commencé à s’y intéresser — et c’est encourageant.

Cela montre bien à quel point notre regard sur les poissons est encore neuf et incomplet. Pendant longtemps, on les a vus comme de simples éléments de décor, comme des “meubles vivants” derrière une vitre. Mais la science commence à nous dire autre chose : ce sont des êtres sensibles, dotés de comportements complexes, et ils méritent la même attention que les autres animaux qu’on a appris, plus tôt, à considérer. »

Mr Mondialisation : Et votre BD Les cerveaux de la ferme ? 

Sébastien Moro : « Cette BD que j’ai réalisée avec Layla Benabid repose sur environ 450 travaux scientifiques consacrés aux poules, chèvres, moutons, cochons et vaches. On y découvre à quel point les animaux utilisés en élevage [justement parce qu’on ne veut pas les catégoriser comme “animaux d’élevage”] ont des capacités cognitives et sociales étonnantes.

Par exemple, les vaches ont une hiérarchie sociale complexe, qui rappelle celle des influenceur·euses humaines. Plus une vache est âgée et plus elle est respectée : on lui cède les meilleures couchettes, les meilleurs endroits pour manger. D’un autre côté, les vaches avec le plus de copines et les plus aventureuses sont souvent celles qui mènent le troupeau, c’est celle qu’on voit toujours en avant des autres.

Les moutons savent se soigner, en choisissant les plantes aux propriétés pharmacologiques les plus adaptées à leur état de santé… ou de malaise. Les poules communiquent de manière très sophistiquée, notamment pour prévenir de la présence de prédateurs. Les mères enseignent beaucoup à leurs poussins, et ces derniers peuvent même réaliser des opérations logico-mathématiques, comme des soustractions simples à 3-4 jours de vie.

Les chèvres sont incroyablement ingénieuses et indépendantes, un peu comme Chuck Norris version ferme ! Elles aiment résoudre des défis intellectuels, mais jamais de la manière que vous attendiez. Certaines raffolent même des jeux vidéo ! 

Avec cette BD, mon objectif était de changer notre regard sur ces animaux, souvent perçus comme “des ressources” ou “du bétail”. On découvre qu’ils ont des personnalités, des stratégies sociales et des compétences uniques, et qu’il faut les considérer pour ce qu’ils sont réellement, pas pour ce qu’on croit qu’ils devraient être. »

Mr Mondialisation : Peut-on encore parler d’« intelligence animale » sans retomber dans une hiérarchie avec l’humain au sommet ?

Sébastien Moro : « Le terme “intelligence” peut se définir de beaucoup de manières différentes, selon le milieu de recherche dans lequel on se trouve, philosophie, psychologie, etc.

Chaque animal se développe dans un contexte spécifique et acquiert des compétences adaptées à son milieu. Prenons un exemple avec des poissons comme les épinoches :

  • Une population vivant dans un estuaire, où tout change constamment — marée, proies, prédateurs — développe une grande flexibilité d’apprentissage, mais une mémoire à long terme peu performante.
  • Une population qui vit dans un environnement stable dans le temps, comme un lac, aura au contraire une mémoire exceptionnelle, car elle doit se souvenir de l’emplacement des caches ou des ressources sur plusieurs mois.
By David Menke - wikicommons
By David Menke – wikicommons

Même chose avec le casse-noix de Clark : elle peut cacher jusqu’à 30 000 graines dans 10 000 cachettes différentes, retrouvées des mois plus tard avec une précision redoutable : leur mémoire à long terme dépasse largement celle de l’humain dans ce domaine précis.

Cela montre que l’intelligence n’est pas une notion universelle ni hiérarchique. On ne peut pas classer les espèces de “plus intelligentes” à “moins intelligentes”. Chaque espèce, chaque individu, excelle dans certains domaines et est complètement nulle dans d’autres, nous y compris.

En réalité, vouloir établir une hiérarchie est absurde. Si tous les individus d’une espèce étaient des clones, la survie serait compromise au moindre problème. C’est justement la pluralité des façons de réfléchir qui permet l’apparition de comportements nouveaux, et donc aux membres d’une espèce de s’adapter et de survivre. Réussir une tâche selon nos critères humains ne rend personne supérieur. »

Mr Mondialisation : En quoi la vulgarisation peut-elle devenir une arme politique pour transformer notre regard sur le vivant ?

Sébastien Moro : « La vulgarisation scientifique est un outil important, pour plusieurs raisons. La première, c’est que nos décisions dépendent de nos connaissances. Si on ignore les résultats scientifiques, on agit au hasard, ou pire : on reproduit des erreurs.

Par exemple, on pensait jusqu’aux années 2000 que les poissons ne ressentaient pas la douleur. Cette croyance a longtemps justifié des pratiques d’élevage ou de pêche qui aujourd’hui sont de plus en plus considérées comme inacceptables.

« Il n’existe aucune loi qui encadre le bien-être des animaux d’aquaculture. Sans données fiables diffusées au grand public, il est impossible de changer la situation. »

Deuxième raison : l’empathie se développe avec la connaissance. Plus on comprend un être, plus on se soucie de lui. Mon travail consiste à transposer ces découvertes pour le grand public : montrer que ces animaux, même très différents de nous, ont des vies complexes, des émotions et une richesse mentale souvent inattendue. Par exemple, un rat n’est pas juste un nuisible : c’est un individu qui joue, coopère, souffre et ressent.
En vulgarisant ces informations, on peut changer les comportements, améliorer le bien-être animal et inciter à des décisions politiques ou sociales plus justes.

Le livre sur les rats poursuit exactement cet objectif : réveiller notre attention sur la manière dont nous les traitons, notamment dans les laboratoires ou dans nos villes, où les cages et les conditions de vie sont souvent inadaptées. »

Mr Mondialisation : À l’heure où la biodiversité s’effondre, que dit le sort des rats de notre rapport au monde sauvage et au partage du territoire ?

Sébastien Moro : « On pourrait poser la même question pour les humains : partout où l’homme s’installe, les rats s’installent aussi. Ces animaux sont incroyablement adaptés à nos modes de vie. Lorsque l’humain étend son territoire, les rats suivent. Et à chaque expansion humaine, la biodiversité locale s’effondre. Les rats peuvent alors poser problème, par exemple en mangeant les œufs des oiseaux locaux. Originaire de Chine du Nord et de Mongolie, le rat a été transporté par l’homme dans le monde entier. Dans les nouveaux environnements, il s’adapte rapidement et exploite les ressources disponibles, parfois au détriment d’autres espèces.

« On ne peut pas penser les rats sans penser l’humain. Si l’on souhaite réduire les dommages causés par ces rongeurs, il faudrait peut-être que les humains limitent eux-mêmes leur impact sur l’environnement. »

En milieu urbain, les problèmes liés aux rats ont souvent des racines politiques et sociales : ce sont dans les quartiers les plus pauvres qu’ils deviennent gênants. Ces problématiques sont donc liées à des décisions publiques et non aux rats eux-mêmes. Les rats sont un symptôme, pas une cause. Ne sachant comment réagir, comme à notre habitude, nous les tuons. »

Mr Mondialisation : Guillaume Meurice signe la préface. Vous partagez avec lui un goût pour la satire politique. Peut-on rire de tout, y compris du spécisme ?

Sébastien Moro : « Oui, et c’est même très important. L’humour est un outil de critique sociale puissant : il permet d’aborder des sujets sérieux de manière légère, moins frontale. 

Guillaume Meurice dénonce des absurdités politiques avec un ton satirique. Cela ouvre la discussion et facilite la réflexion. L’humour permet aussi de mettre en lumière le spécisme, de montrer à quel point notre société sous-estime et méprise certains animaux, mais aussi les incohérences profondes entre nos idées et nos actes les concernant. Des auteurs comme Insolent Veggie réussissent également à traiter ces sujets avec humour. Il faut les deux : le sérieux et l’humour.

Le sérieux est indispensable pour appuyer nos arguments avec des données fiables. Par exemple, avec cette émission de France Culture. L’humour, lui, permet d’ouvrir les esprits, de faire réfléchir sans braquer, et même parfois de mettre en lumière des comportements humains absurdes vis-à-vis des animaux.

Dans le fond, rire de certaines injustices ou absurdités n’enlève rien à leur gravité ; au contraire, cela peut aider à changer le regard des gens, de manière subtile mais efficace. »

Mr Mondialisation : À qui s’adresse Scélérats : aux amoureux des animaux, aux sceptiques, ou à ceux qui n’y avaient jamais pensé ?

Sébastien Moro : « Scélérats s’adresse à absolument tout le monde. Il vise le grand public, y compris ceux qui ne se sont jamais intéressés aux rats, pour leur faire découvrir ces animaux et leur offrir une vision complète et nuancée.

Il s’adresse aussi à ceux qui aiment déjà les rats, afin d’approfondir leur connaissance et d’améliorer la relation qu’ils ont avec ces animaux. Même les municipalités ou les laboratoires peuvent en tirer profit : pour penser l’urbanisme autrement, mieux gérer la cohabitation avec les rats, ou offrir aux étudiants et chercheurs une vision d’ensemble solide sur ces animaux.

Le livre est conçu pour les adolescents et les adultes, mais surtout pour les passionnés et les curieux. Scélérats est donc à la fois un outil éducatif, scientifique et citoyen, capable de toucher un public très large et diversifié. »

Mr Mondialisation : Enfin, si les rats pouvaient parler, que nous diraient-ils selon vous ?

Sébastien Moro : « J’adore cette question, car elle met en évidence ce qui nous échappe. Et en fait, on ne peut pas vraiment y répondre. Si je disais : “Ils diraient ceci”, cela reviendrait à leur attribuer des pensées humaines. Or, les rats ne réfléchissent pas comme nous. S’ils pouvaient s’exprimer, ce serait quelque chose comme:
“Donnez-nous plus à manger, arrêtez de nous tuer.”

Certains aimeraient peut-être aussi un foyer sûr et un peu d’attention, des caresses ou des chatouilles, mais pas tous. Les rats communiquent déjà, mais pas avec des mots humains. Certes, ils distinguent les langues humaines et peuvent différencier le néerlandais du japonais, mais de là à construire des phrases comme nous, ça ne correspond pas à leurs propres échanges.

Ils nous “parlent” déjà à travers leurs comportements, leurs vocalisations et leurs interactions. La vraie question, c’est de savoir si nous sommes capables de les écouter et d’agir en conséquence, plutôt que de chercher à les faire parler comme des humains. »

Mr Mondialisation : Et les outils d’intelligence artificielle (IA) dans tout ça ? 

Sébastien Moro : « Il ne faut pas trop idéaliser l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, l’IA ne peut pas encore analyser tout le contexte environnemental et social, tous les évènements qui se déroulent au moment où un animal produit un son. Les communications animales sont très différentes des nôtres et souvent extrêmement subtiles.

Même chez les animaux qui vocalisent, une simple variation d’intonation peut signifier autre chose. Nous pouvons en comprendre certaines, mais cela reste limité. Par notre biais humain nous interprétons surtout ce qui passe par le son, alors que beaucoup d’espèces utilisent d’autres modes de communication.

Par exemple, les poissons communiquent essentiellement par odeurs et échanges chimiques, et chez les rats, il existe même une “odeur de la coopération”, un signal chimique qui indique l’entraide entre individus. L’IA peut aider à traiter de grandes quantités de données, mais elle est encore loin de pouvoir comprendre réellement le langage et les interactions complexes des animaux. »

Pour retrouver le travail de Sébastien Moro sur les réseaux sociaux, c’est par ici. Sentez-vous libre de participer à sa campagne de financement participatif pour sa BD Scélérats.

Maureen Damman

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04.11.2025 à 05:00

Pierre Rigaux : « Les animaux ont aussi un intérêt à défendre »

Mr M.

Interviewé alors qu’il sortait des urgences suite à un agression physique survenue en forêt de Fontainebleau, Pierre Rigaux a répondu à nos questions tant sur la chasse à courre que sur la sortie de son dernier livre, L’Androsace et le cochon. Rencontre avec un naturaliste passionné. Depuis des années, de par ses écrits, ses vidéos […]

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Texte intégral (4346 mots)

Interviewé alors qu’il sortait des urgences suite à un agression physique survenue en forêt de Fontainebleau, Pierre Rigaux a répondu à nos questions tant sur la chasse à courre que sur la sortie de son dernier livre, L’Androsace et le cochon. Rencontre avec un naturaliste passionné.

Depuis des années, de par ses écrits, ses vidéos et son association, Pierre Rigaux ne cesse d’interroger la place que s’arroge l’être humain au milieu des autres êtres vivants. Dans L’Androsace et le cochon, il décortique et pousse à se questionner sur la question du vivant.

Pourquoi protégeons-nous l’androsace et non le cochon, alors que l’animal, contrairement aux plantes, est un être sentient ? Quel rapport entretenons-nous réellement avec la nature ? Souhaitons-nous la préserver pour ce qu’elle est, ou pour ce qu’elle nous apporte ? Éléments de réponses avec un des visages de la défense animale et environnementale en France.

L’Androsace et le cochon. Photo de Marie Waclaw

Mr Mondialisation : J’ai appris quelques minutes avant cette interview que vous avez été blessé hier, lors du filmage d’une chasse à courre en forêt de Fontainebleau… Comment allez-vous ?

Pierre Rigaux : « Plutôt bien, merci. J’ai mal au nez à cause d’un hématome au niveau de la racine nasale. Je m’en vais porter plainte juste après notre entretien, avec le certificat du médecin des urgences… J’ai en effet été agressé physiquement par des veneurs lors d’une opération en forêt de Fontainebleau, le mardi 21 octobre. Avec des membres de mon association, Nos Viventia, nous filmions le déroulé de la chasse. Ce qui a rendu furieux les veneurs, c’est que nous étions sur le point d’avoir des images de la mise à mort du cerf.

Nous n’y sommes jamais parvenus à Fontainebleau. D’une part, parce que cet équipage de vénerie n’arrive que rarement à attraper les cerfs qu’il poursuit. D’autre part, il a droit d’accès aux pistes forestières en voiture. Ce n’est pas notre cas : à pied, nous sommes forcément moins rapides. Là, le cerf a tenté de s’en sortir en revenant près de la route… Il a été pris dans un fourré tout proche, mais les chasseurs ont tout fait pour qu’on ne puisse pas y accéder.

Veneurs en forêt de Fontainebleau ©Pierre Rigaux

En vénerie, la mise à mort du cerf se fait avec une dague ou un épieux, ce qui est source d’une immense souffrance pour l’animal. Les veneurs le savent et ne veulent surtout pas que les gens aient accès à ces images. D’ailleurs, alors que nous étions agressés, nous avons entendu un coup de feu. Je garde espoir que, grâce à notre présence, ils aient voulu faire au plus vite en abattant le cerf avec un fusil… »

Mr Mondialisation : Avez-vous espoir que votre plainte aboutisse ?

Pierre Rigaux : « J’ai bon espoir que l’homme qui m’a frappé soit inquiété, en effet. La violence est unilatérale. Eux prétendent que nous sommes violents, alors qu’il n’en ont aucune preuve, ni la moindre image le démontrant. En l’occurrence, nous faisons tout pour garder notre calme, malgré les intimidations et menaces verbales. Nous ne pouvons nous permettre d’avoir des gestes déplacés. À l’inverse, eux ne sont que très rarement inquiétés, malgré nos preuves.

Toutefois, nous obtenons parfois des victoires. C’est le cas avec un concours canin, récemment dénoncé, qui relâche des oiseaux d’élevage pour « entraîner » les chiens. La Centrale Canine a déclaré qu’il fallait désormais pratiquer le no kill. Cela signifie lâcher les oiseaux, les faire repérer par les chiens d’arrêt et ne pas les tuer… C’est loin d’être la panacée, mais ça reste une avancée.

D’ailleurs, le communiqué de la CC est intéressant car il y est dit, en résumé, que la société évoluant, ce genre de pratiques donne une mauvaise image du milieu. Tout ça pour dire qu’ils se contrefoutent des perdrix, mais qu’ils n’ont d’autre choix que de s’adapter car les mœurs changent. L’objectif reste que ce genre de « loisir » disparaisse car l’élevage des perdrix et faisans est une pratique absolument sordide. »

Poussin de perdrix dans un élevage pour la chasse en Loire-Atlantique, issu d’une enquête de terrain ©Pierre Rigaux

Mr Mondialisation : Que faire face à cette violence ? Pouvons-nous espérer que la chasse à courre, décriée par une majorité de Français, cesse enfin ?

Pierre Rigaux : « Oui, j’y crois. C’est une pratique qui est dénoncée par une immense majorité de Français. Pour l’anecdote, en expliquant mon agression à l’infirmière et au médecin qui m’ont soigné, ils m’ont dit ne pas savoir qu’il y avait de la chasse à courre à Fontainebleau, alors qu’ils y habitent. Si ce type de chasse était plus visible – car beaucoup de véneries ont lieu en forêts privées – elle serait encore plus combattue. Ce qui est frappant concernant la chasse à courre, c’est que les gens se mobilisent quand ça les touche directement. Par exemple, quand une route est bloquée ou qu’un cerf est tué à quelques mètres de chez eux – pratique au demeurant illégale.

« contrairement à d’autres types de chasses, le prétexte de régulation ne peut être avancé » 

Sur le terrain, de plus en plus d’associations se mobilisent. J’ai espoir que cela finisse par vraiment faire bouger les lignes, notamment sur le plan politique. Malheureusement, le lobbying fait rage. Certaines personnalités politiques hautes placées, comme Gérard Larcher [ndlr : Les Républicains, président du Sénat], soutiennent la chasse à courre : c’est forcément plus compliqué à arrêter. D’autant que les veneurs ont aussi le pouvoir de l’argent. Ils ont le matériel, les chevaux, les chiens… C’est une activité pratiquée par des personnes de classes très aisées, mis à part pour les suiveurs et ceux qui effectuent les basses besognes.

D’ailleurs, leurs insultes préférées sont de dire que nous sommes au chômage ou au RSA… simplement parce que, tout comme eux, nous sommes présents sur le terrain ! La différence étant que pendant qu’ils s’amusent, nous travaillons à documenter ce qu’ils tentent de cacher. »

Gérard Larcher, le 26 mai 2009 au Sénat. Wikimedia.

Mr Mondialisation : Votre dernier livre, L’Androsace et le cochon, vient de sortir. Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire ?

Pierre Rigaux : « J’ai ressenti le besoin de clarifier un sujet qui semble évident, mais en réalité s’avère complexe, à savoir la notion de protection du vivant ou de la nature. Les discours habituels sur le vivant sont flous, au point qu’on ne sait plus ce qu’on veut protéger.

Par exemple, des naturalistes ou écologues parlent de préserver la biodiversité tout en défendant l’élevage dit « extensif ». Ils défendent l’idée que le pâturage entretient des prairies utiles à une certaine biodiversité de plantes, insectes, oiseaux. Cela signifie que pour défendre des populations végétales ou animales dites « sauvages », on encourage l’exploitation et l’abattage d’autres animaux, comme les vaches ou les brebis. Défendre le vivant, ce serait donc tuer des mammifères dans un abattoir ? Qui veut-on réellement défendre ? 

Il est absolument crucial et vital pour notre survie de préserver la biodiversité, c’est-à-dire la diversité des formes de vie. Cette diversité est à la base du fonctionnement des écosystèmes qui nous font vivre. Pour autant, je prône en même temps une écologie centrée sur l’intérêt des individus, qui revient à défendre l’intérêt général. Encore faut-il savoir quels individus ont un intérêt à défendre. Or, les humains ne sont pas les seuls à en avoir. Les animaux non-humains en ont aussi.

Défendre la mésange, manger l’agneau… ©Unsplash

Naturaliste-écologue de formation et profession, il s’avère que dans ce milieu, on se retrouve facilement moqué quand on devient végane et qu’on défend un agneau plutôt que la côtelette. Ces mêmes moqueries que le milieu naturaliste subit quand il défend sa petite mésange.

Il faut sortir au maximum de ces affects et se demander quels individus ont des intérêts. Si le naturaliste défend la mésange pour elle-même, alors il doit défendre aussi l’agneau. S’il défend seulement la mésange, c’est sans doute qu’il défend en réalité son intérêt personnel humain. À savoir un monde où chantent les mésanges, tout en savourant sa côtelette. »

Mr Mondialisation : Dans le livre, l’androsace tient un rôle symbolique dans notre rapport au vivant. Si elle peut disparaître, dans le sens où l’androsace en elle-même n’est pas nécessaire au maintien de la vie sur Terre, elle incarne les sacrifices que nous faisons subir à la nature. Ceux-là même qui, en cascade, nous mènent à une destruction globale des écosystèmes. Une forme de rappel de l’effet papillon ?

Pierre Rigaux : « L’androsace est une plante de montagne menacée par le réchauffement climatique. Ce n’est pas tant sa disparition qui entraînerait un effet papillon, mais les symptômes mêmes de sa disparition. Ils seraient significatifs d’une cause plus grave, qui créerait alors l’effet papillon.

Cette plante, nous devons la protéger en tant que maillon de la biodiversité, sans pour autant protéger un pied pour lui-même. En effet, en tant que plante, un pied d’androsace n’a pas d’intérêt à défendre. Dire le contraire reviendrait à prôner la préservation de chaque laitue, à ne pas couper un pied de salade dans son potager. Défendre l’androsace pour elle-même relève de l’affect.

Plante d’altitude, l’androsace pousse souvent dans des conditions difficiles ©Wikipedia

Car oui, l’androsace est également habitée par le biais affectif : tout simplement, je serais triste si la plante venait à disparaître. Elle s’est adaptée à son milieu pendant des milliers d’années, c’est une merveille de la nature que je souhaite préserver. Nous devons donc lutter contre sa possible disparition et la protéger. Tout comme nous devons protéger le cochon, qui a plus d’intérêt à vivre pour lui-même qu’une androsace.

« le droit français protège plus un individu plante qu’un individu animal ou gibier, qui lui, peut être massacré. Ce déséquilibre permet de justifier toutes sortes de pratiques atroces vis-vis des animaux. »

Enfin, l’androsace tient un rôle symbolique. Elle possède ce « pouvoir » des espèces protégées. D’ailleurs, lorsqu’un site naturel est menacé de construction ou d’exploitation, on se dépêche de mettre des espèces dans des dossiers. Puis, on tente de les classer en espèce protégée. Cela revêt de l’aspect pratique, car c’est un argument qui permet ensuite de bloquer des projets de bétonisation. »

Mr Mondialisation : Et pour cela, vous évoquez le concept de sentience. Si l’androsace n’est pas consciente de son existence – jusqu’à preuve du contraire – le cochon l’est. Et pourtant, le cochon est tué quand l’androsace est protégée. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Pierre Rigaux : « Nous en sommes là car l’androsace symbolise le fait que l’on protège la nature uniquement pour les humains. Cela ne dérange personne de protéger l’androsace. C’est un acte qui n’entraîne aucun changement dans notre quotidien, ne bouleverse pas nos habitudes.

Protéger l’androsace plutôt que le cochon, un choix entièrement auto-centré ©Unsplash

Le cochon, lui, touche un mode de vie que peu de personnes sont prêtes à modifier dans l’intérêt de l’animal. Même en sachant que son exploitation ne répond en rien à ses besoins essentiels, qu’il est sentient et donc ressent la peur, la joie, la souffrance ou le stress, nous préférons détourner le regard en apportant une définition biaisée – qui nous arrange – au terme de « vivant » pour ne pas avoir à le protéger. »

Mr Mondialisation : Comment sortir du cadre de l’entre-soi et faire bénéficier le plus de monde possible de cette réflexion ? Comment faire entendre à celles et ceux qui ne connaissent que le bitume que la préservation de la nature est essentielle ? Qu’ils sont directement concernés par ce sujet ?

Pierre Rigaux : « Je dois reconnaître que je suis un peu démuni sur ce sujet, mais je dirais quand même qu’il y a toujours l’argument des intérêts humains. Nous devons rappeler sans cesse qu’on doit tout faire pour préserver la biodiversité, car elle vitale pour nous. Par conséquent, je pense qu’il faut passer par la transmission des connaissances. Éduquer sur ce sujet pour motiver la lutte politique et, parallèlement, faire comprendre que nous ne sommes pas les seuls à avoir des intérêts.

C’est peut-être un peu utopique, certes. Car même le premier argument, anthropocentré, donne peu de résultats face aux choix économico-politiques dominants. Comment motiver les gens pour une lutte encore plus large que celle des intérêts humains ? Faut-il parier sur notre intelligence, en nous basant sur les connaissances et en luttant contre les croyances ?

Protéger la biodiversité, un choix pour tous qui doit être l’affaire de tous ©Unsplash

En effet, les connaissances confirment que les animaux – au moins une grande partie d’entre eux – ont des plaisirs et des souffrances. Les plantes, elles, n’en ont pas – jusqu’à preuve du contraire. L’eau et la roche évidement non plus. Or, tout un système de croyances, lié notamment au courant New Age ou simplement à l’inculture en la matière, entretient une confusion bien pratique pour défendre mollement le « vivant », la « nature » ou la « vie », tout en continuant à massacrer le cochon.

« Je connais bien le milieu de la chasse et en parler me sert de porte d’entrée pour pointer plus globalement la protection du vivant. »

Je sais que L’Androsace et le cochon sera peu lu ou vu, contrairement à ce que je fais sur les réseaux. Là, je peux essayer de ne pas prêcher que les convaincus. J’y parle de la souffrance subie par le cerf ou le renard, des faits concrets qui sont davantage partagés que des réflexions plus longues. En faisant réfléchir sur ce que nous faisons subir aux animaux, je tente justement de dépasser l’entre-soi et de pousser le plus de monde possible à la réflexion. »

Mr Mondialisation : Pour nos lecteurs et lectrices qui voudraient vous aider, comment procéder ?

Pierre Rigaux : « Le plus simple est de partager les informations diffusées par Nos Viventia. Nous avons besoin de ressources financières pour acheter notre matériel ou défrayer nos déplacements. Si on le peut financièrement dans les prochains mois, nous aimerions aussi embaucher, pour décupler notre action. L’argent de l’association ne me revient pas personnellement. D’ailleurs, les droits d’auteur de mes livres lui sont entièrement reversés.

Canard colvert propulsé par une machine pour être abattu, lors d’un concours de chiens dans la Meuse ©Pierre Rigaux

Ceux qui le souhaitent peuvent aussi nous rejoindre en forêt, sur le terrain : ils peuvent nous contacter directement pour proposer leur aide. L’un des critères principaux est de savoir garder son calme face aux menaces et aux insultes… Mais toutes les bonnes volontés sont les bienvenues car plus nous serons nombreux, plus nous avons de chance de faire cesser des pratiques qui détruisent les animaux et la nature, au profit de l’humain. »

Entretien réalisé par Marie Waclaw


Photo de couverture : Pierre Rigaux devant une manifestation de chasseurs, durant les universités du parti REV ©Pierre Rigaux

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03.11.2025 à 10:29

Soudan, Haïti, Yémen… Ces tragédies passées sous silence

Elena Meilune

Le monde est en proie à de multiples catastrophes humanitaires : guerres, famines, déplacements massifs, effondrement des services publics. Pourtant, la plupart de ces crises restent largement absentes des gros titres. Regard sur ces drames oubliés. Il existe des destructions si persistantes qu’elles semblent avoir cessé d’exister dans les yeux du monde occidental. Quand l’information […]

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Texte intégral (3262 mots)

Le monde est en proie à de multiples catastrophes humanitaires : guerres, famines, déplacements massifs, effondrement des services publics. Pourtant, la plupart de ces crises restent largement absentes des gros titres. Regard sur ces drames oubliés.

Il existe des destructions si persistantes qu’elles semblent avoir cessé d’exister dans les yeux du monde occidental. Quand l’information sélectionne la proximité idéologique, géographique ou culturelle, qui reste-t-il pour les peuples abandonnés ? Ces crises humanitaires ne disparaissent pas parce qu’on les tait : elles s’aggravent.

Des millions de vies basculent dans l’oubli : violences sexuelles massives, famines orchestrées, villes rayées de la carte, exodes interminables. Invisibilisées dans les médias possédés majoritairement par des milliardaires d’extrême droite, ces tragédies continuent d’exister dans l’ombre. Il est urgent de regarder ce que l’on ne veut plus voir : les victimes du silence.

Soudan : guerre civile, famine et déplacement massif

Depuis l’éclatement du conflit en avril 2023 entre l’armée soudanaise et les Forces de soutien rapide (FSR), le Soudan est plongé dans ce que l’ONU qualifie de « pire crise humanitaire et de déplacement au monde ». Depuis 2023, 12 millions de personnes ont été déplacées.

Et le drame humanitaire a récemment atteint un nouveau sommet. Le 26 octobre 2025, les Forces de soutien rapide (FSR) ont pris El-Fasher, capitale du Darfour du Nord, grâce notamment au soutien militaire des Émirats arabes unis, accusés d’avoir intensifié leurs livraisons d’armes à la milice. Les FSR auraient massacré plus de 2 000 civils non armés en à peine quelques jours.

Plus de 460 personnes ont été tuées dans une maternité, tandis que 6 000 femmes enceintes se retrouvaient privées de soins vitaux. Les infrastructures sanitaires, les écoles et les camps de réfugiés sont désormais des cibles récurrentes : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a recensé 185 attaques contre des établissements de santé, faisant à elles seules plus de 1 200 morts depuis 2023. Au total, près de 150 000 personnes ont été tuées en deux ans et demi de guerre.

Aujourd’hui, 30 millions de personnes – dont 15 millions d’enfants – ont besoin d’une aide humanitaire d’urgence. La famine est confirmée dans dix régions et continue de s’étendre. La majorité des hôpitaux dans les zones touchées par le conflit ne sont plus opérationnels, tandis que des maladies comme le choléra, la dengue ou le paludisme se propagent.

Les FSR utilisent les violences sexuelles comme arme de terreur pour humilier, contrôler et forcer au déplacement des populations. Dans un rapport publié le 10 avril 2025, Amnesty International documente des viols, viols en réunion, esclavage sexuel et tortures infligés à des femmes et des filles parfois âgées de 15 ans seulement, dans plusieurs États du pays.

Yémen : dix ans de guerre, famine, femmes et enfants en première ligne

Depuis plus de dix ans, le Yémen fait face à une guerre civile qui oppose les rebelles houthistes et le gouvernement d’Abdrabbo Mansour Hadi. Une crise oubliée qui continue pourtant, aggravée par l’arrêt « brutal et irresponsable » de l’aide américaine. Près de 20 millions de personnes – soit environ la moitié de la population – dépendent de l’aide humanitaire au Yémen. 4,8 millions de personnes – dont une majorité de femmes et d’enfants – sont déplacées au sein du pays. La malnutrition aiguë touche 2,3 millions d’enfants.

Au Yémen, les femmes subissent un calvaire quotidien exacerbé par le conflit. Elles vivent l’obligation de porter le niqab, le mariage d’enfants, la violence domestique, les crimes d’honneur… Leur voix est souvent muselée, et leur corps devient terrain de domination. Selon Amnesty International, il s’agit d’un des « pires endroits au monde pour une femme ».

Tigré (Éthiopie) : conflit armé, accès humanitaire bloqué, population piégée

Dans la région du Tigré, au nord de l’Éthiopie, malgré un accord de paix signé en 2022, la situation humanitaire demeure critique. Le conflit armé entre les forces armées éthiopiennes (aidées par l’armée érythréenne) et le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) s’est poursuivi en 2024, entraînant crimes de guerre dont l’horreur dépasse l’entendement.

Un rapport conjoint de Physicians for Human Rights et de l’Organization for Justice and Accountability in the Horn of Africa (OJAH) révèle l’ampleur de violences sexuelles menées par les armées éthiopienne et érythréenne contre des femmes et des enfants tigréen·nes. Un rapport de la commission d’enquête sur le génocide au Tigré recense également plus de 480 000 témoignages de femmes ayant subi ces violences sexuelles génocidaires.

Les médecins décrivent des violences d’une brutalité extrême : viols collectifs, mutilations génitales, insertion d’objets tranchants ou de pierres dans les organes reproducteurs, transmission volontaire du VIH. Certaines victimes avaient entre 1 et 12 ans. Les soldats affirmaient vouloir « éteindre » l’ethnie tigréenne, soit en stérilisant les femmes, soit en les forçant à enfanter des enfants issus de leurs bourreaux.

Entre 2020 et 2022, la guerre a fait des centaines de milliers de morts. 700 000 personnes déplacées sont encore dans l’attente de rentrer chez elles. Des zones entières sont encore sous siège humanitaire alors que la majorité de la population est en situation d’insécurité alimentaire. À l’heure actuelle, les tensions montent entre l’Éthiopie et l’Érythrée.

Gaza : un cessez-le-feu fragile au milieu d’un génocide toujours en cours

Malgré l’annonce officielle d’un cessez-le-feu entré en vigueur le 10 octobre 2025, la situation des Palestinien·nes continue de se détériorer. Les bombardements israéliens se sont poursuivis depuis. Le 28 octobre, Benyamin Netanyahou a ordonné de « mener immédiatement des frappes puissantes » sur la bande de Gaza. Les bombardements ont fait 100 morts – dont 46 enfants – et 200 blessés, le soir même. Cela amène le bilan à plus de 200 morts et des centaines de blessés par les frappes israéliennes depuis la « trêve ».

L’aide humanitaire est toujours largement insuffisante pour répondre à la famine et à la destruction massive des infrastructures. Israël laisse rentrer les camions au compte-goutte, ne respectant pas l’accord signé et le droit international.

À Gaza, plus de 10 % de la population a été tuée ou blessée depuis 2023, dont des dizaines de milliers d’enfants. Plus de 78 % des bâtiments ont été détruits, 94 % des hôpitaux sont hors service, et un enfant sur cinq souffre de malnutrition aiguë sévère. Depuis octobre 2023, 220 journalistes ont été tués à Gaza par l’armée d’Israël – État considéré par des complices du génocide comme « seule démocratie du Moyen-Orient ».

Un rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies publié en mars 2025 fait également état des violences sexuelles et procréatives (ainsi que d’autres formes de violence basée sur le genre) perpétrées par l’armée israélienne sur le peuple palestinien.

Cette catastrophe humanitaire s’inscrit dans une histoire beaucoup plus ancienne, celle de la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestinien·nes ont été expulsé·es de leurs terres lors de la création d’Israël. Depuis, occupation, colonisation et blocus ont perpétué une mécanique d’oppression et de dépossession. Pour aller plus loin, vous pouvez (re)lire notre article Pourquoi parle-t-on (autant) de Gaza en France ?.

République démocratique du Congo (RDC) : une tragédie qui dure depuis 1994

La République démocratique du Congo vit une tragédie prolongée. La nouvelle offensive du M23 – soutenu par le Rwanda – a fait basculer 2025 dans une guerre ouverte. L’accord de Washington (cessez-le-feu RDC-Rwanda) et le processus de Doha (dialogue Kinshasa-M23) patinent ; le cessez-le-feu n’est pas respecté et l’embrasement régional menace.

Au-delà des joutes diplomatiques, c’est la population qui paie. 28 millions de personnes sont en insécurité alimentaire aiguë. 4,75 millions d’enfants de moins de 5 ans qui souffrent ou risquent de souffrir de malnutrition aiguë. L’accès humanitaire est entravé.

Au cœur de cette tragédie, les femmes et les filles paient un tribut effroyable. Le viol est utilisé depuis des années comme arme de guerre : viols collectifs, esclavage sexuel, mutilations génitales et grossesses forcées sont documentés par l’ONU et de nombreuses ONG.

Cette catastrophe s’inscrit dans une histoire plus longue : depuis les années 1990, la RDC a connu un génocide qui a emporté plus de six millions de vies en dix ans – morts directs des violences, mais aussi famines, maladies et effondrement des services, conséquence directe de la guerre. Aujourd’hui encore, des millions de personnes sont déplacées, privées d’eau, de soins et d’éducation, tandis que la pauvreté structurelle étouffe toute résilience.

Burkina Faso (Sahel) : terrorisme, déplacement interne massif, zones assiégées

Au Sahel, le Burkina Faso est l’un des pays les plus affectés par les violences armées et les groupes terroristes. Plus de 2 millions de déplacés internes étaient recensés à la fin de mars 2023 et depuis le début de l’année 2025, plus de 230 000 personnes ont dû être déplacées à cause des violences djihadistes. Les besoins humanitaires sont élevés mais l’accès est entravé, les convois d’aide subissent des attaques répétées.

À la fin du mois de mai 2025, moins d’un tiers des personnes dans le besoin ont pu être traitées pour malnutrition aiguë. 179 000 personnes – dont plus de 25 000 enfants – ont été admises pour ce traitement. Les enfants sont les premières victimes du conflit : selon un rapport de l’ONU publié en mars 2025, 2 483 violations graves contre 2 255 enfants ont été constatées, dont certains ont été victimes de violations multiples, entre le 1er juillet 2022 au 30 juin 2024.

Somalie : insécurité, crise alimentaire et sécheresse chronique

En Somalie, la situation continue de se détériorer entre persistance du conflit – avec notamment la nouvelle offensive du groupe armé islamiste Al-Shabaab qui gagne du terrain, profitant du paysage politique fragmenté – et aggravation de la crise alimentaire.

Le pays cumule des facteurs de crise et la malnutrition est aggravée par l’augmentation de la fréquence des sécheresses et des irrégularités météorologiques. Plus de 4,4 millions de personnes font face à l’insécurité alimentaire. En mai 2025, l’ONG Care annonçait déjà que le nombre d’enfants de moins de cinq ans souffrant de malnutrition avait bondi de 1,7 à 1,8 million en quelques mois à peine. Parmi eux, près de 500 000 risquaient de mourir sans aide urgente. Mais à mesure que les besoins augmentent, le financement humanitaire diminue.

Les violences sexuelles (« viols, esclavage sexuel, grossesses forcées, prostitution forcée, stérilisations forcées, mariages forcé et d’autres formes de violences sexuelles d’une gravité comparable ») liées aux conflits sont également légion. Le taux de prévalence de l’excision ou des mutilations génitales féminines s’élève à 99 %. Près de la moitié des filles somaliennes sont mariées de force avant 18 ans et 16 % d’entre elles, avant 15 ans.

Haïti : violence des gangs, effondrement économique, crise alimentaire

Haïti traverse une crise historique qui a pris, en 2024-2025, une dimension catastrophique. Les groupes criminels contrôlent environ 85 % de Port-au-Prince et étendent leur emprise dans d’autres régions stratégiques. Meurtres, enlèvements et attaques coordonnées paralysent le pays : eau, électricité, santé, nourriture, transport… l’accès à tout service essentiel est devenu précaire, voire inexistant. Plus de 5,4 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë et une moitié de la population peine chaque jour à manger.

Dans ce chaos, les violences sexuelles se sont généralisées. Les survivantes ont très peu accès à des soins déjà proches de l’effondrement : seuls 20 à 40 % des établissements de santé fonctionnent encore, et deux Haïtiens sur cinq n’ont plus accès aux soins vitaux. L’impunité est la norme dans un système judiciaire presque à l’arrêt.

Les enfants figurent parmi les victimes les plus exposées. Environ 500 000 vivent sous la coupe des groupes criminels qui utilisent au moins 30 % de mineurs dans leurs rangs : enrôlement forcé, exploitation sexuelle, travail illégal, violences extrêmes. 703 000 Haïtiens sont aujourd’hui déplacés à l’intérieur du pays, dont 25 % d’enfants, vivant dans des camps informels majoritairement situés en zones criminelles.

Afghanistan : répression totale et crise humanitaire sans précédent

Quatre ans après la chute de Kaboul, l’Afghanistan vit sous un régime de terreur. Les talibans ont démantelé l’appareil judiciaire, remplacé par une justice religieuse arbitraire : arrestations et disparitions forcées, tortures, châtiments corporels publics, exécutions extrajudiciaires. Les journalistes, défenseurs des droits humains et anciens fonctionnaires sont régulièrement pris pour cibles. La minorité hazara chiite continue de subir des attaques meurtrières.

22,9 millions de personnes – près de la moitié de la population – avaient besoin d’aide humanitaire au printemps 2025 et la situation n’a guère évolué depuis. Une large majorité de la population vit dans la pauvreté. Le retour forcé d’Afghan·es depuis le Pakistan et l’Iran met à genoux des services de base déjà effondrés.

Les femmes et les filles sont encore les principales victimes de ce régime. L’Afghanistan est devenu un épicentre mondial de l’érosion des droits des femmes : interdiction aux filles d’aller à l’école au-delà du primaire, interdiction d’université, licenciement massif, impossibilité de se déplacer sans un tuteur masculin.

Depuis 2024, la loi sur la « vertu » institue une surveillance totale : voix bâillonnée, présence publique réduite à néant. L’accès aux soins, notamment à la santé sexuelle et reproductive, est gravement limité. Les conséquences de l’apartheid de genre sont dramatiques : explosion des mariages précoces, hausse attendue de la mortalité maternelle, crise de santé mentale et effondrement de l’autonomie économique féminine. Selon l’ONU, cette loi sur la morale pourrait « rendre invisible et sans voix la moitié de la population afghane ».

Elena Meilune


Photographie d’en-tête : Des enfants réfugiés du Sud Soudan étudient sous un arbre @Wikimedia Commons

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31.10.2025 à 20:35

Fonds marins, présidente et condamnation de Total : les 10 bonnes nouvelles de la semaine

Maureen Damman

Vous avez un petit coup de mou ? Lisez nos bonnes nouvelles de la semaine.  1. Deux membres de plus signent le moratoire contre l’exploitation minière des fonds marins  Antigua‑et‑Barbuda (dans les Caraïbes) et la Roumanie ont annoncé leur adhésion à un moratoire visant à suspendre l’exploitation minière des fonds marins, portant à 40 le […]

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Texte intégral (994 mots)

Vous avez un petit coup de mou ? Lisez nos bonnes nouvelles de la semaine. 

1. Deux membres de plus signent le moratoire contre l’exploitation minière des fonds marins 

Antigua‑et‑Barbuda (dans les Caraïbes) et la Roumanie ont annoncé leur adhésion à un moratoire visant à suspendre l’exploitation minière des fonds marins, portant à 40 le nombre de pays qui soutiennent cette suspension. (Reporterre)

2. Plus de calèches à Prague !

La ville de Prague a décidé de mettre fin aux calèches touristiques dans le centre-ville, en résiliant le contrat de location conclu en 1994 entre la corporation des cochers et charretiers de Bohême et de Moravie et la ville. Les conseillers municipaux soulignent que les chevaux souffrent dans les rues et que cela devait cesser. (radio cz)

3. Présidente de folie en Irlande 

Catherine Connolly a été élue présidente de l’Irlande avec plus de 63 % des voix. Elle est connue pour son engagement envers la justice sociale, le climat et des droits humains, et pour ses positions critiques envers Israël. Connolly veut promouvoir des politiques centrées sur le logement, la lutte contre les inégalités et la protection de l’environnement. (L’humanité)

4. Un revenu de base pour les artistes permanent

L’Irlande a annoncé que son programme de revenu de base pour les artistes deviendra une mesure permanente. Un rapport rendu public révèle qu’un euro investi dans ce dispositif génère 1,39 € de bénéfice social et économique, selon les promoteurs, grâce à une hausse de la production artistique et une amélioration du bien‑être des bénéficiaires. (Guettapen)

5. L’Europe va peut-être mieux défendre les personnes intersex

Le Conseil de l’Europe travaille sur une nouvelle recommandation destinée à renforcer les droits des personnes intersexes au sein de ses États membres. Une première au Conseil de l’Europe, notamment sur la protection contre les interventions médicales non consenties, la reconnaissance juridique de l’identité selon les caractéristiques sexuelles et la non‑discrimination basée sur les « caractéristiques sexuelles ». (COE)

6. La tortue verte marine va mieux ! 

Au congrès mondial de la nature de l’UICN à Abou Dhabi, la tortue verte marine (Chelonia mydas) a été reclassée de « en danger d’extinction » à  « préoccupation mineure », grâce aux décennies d’efforts de conservation réalisés à travers le monde. Son habitat reste cependant menacé, surtout les plages de ponte, à cause de la pollution marine, la destruction des zones côtières et les effets du changement climatique sur ses cycles de reproduction. (FranceInfo)

7. TotalEnergies enfin condamné ! 

Le tribunal judiciaire de Paris a condamné TotalEnergies pour « pratiques commerciales trompeuses », estimant que le groupe avait induit les consommateurs en erreur en affirmant qu’il visait la neutralité carbone d’ici 2050 et qu’il était un acteur majeur de la transition énergétique, alors qu’il continuait à investir massivement dans les hydrocarbures. Une décision qualifiée de « première mondiale » contre une major pétro‑gazière pour écoblanchiment. (LaRelèveetlaPeste)

8. Total, toujours Total !

Le tribunal administratif de Rouen a ordonné à TotalEnergies de démanteler son terminal méthanier au Havre. Estimant que les conditions justifiant l’installation, comme la menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz, n’étaient plus remplies. (Ouest-France)

9. Les Français plus généreux !

Les dons effectués par les Français ont augmenté et atteignent désormais en moyenne 222 euros par donateur, un niveau comparable à celui d’avant la crise sanitaire. (France Info) (France générosités)

10. Un président audacieux aux Seychelles !

Le Président des Seychelles, Patrick Herminie, a annoncé l’arrêt d’un complexe hôtelier luxueux financé par le Qatar sur l’île de l’Assomption, véritable refuge de biodiversité. Cette décision marque un tournant pour la protection de l’atoll d’Aldabra, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. (BBC)

– Mauricette Baelen

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31.10.2025 à 20:35

Factures, milliardaires et taxe Zucman light : les 10 infos de la semaine

Maureen Damman

Vous n’avez pas eu le temps de suivre l’actualité ? Voici 10 infos à ne surtout pas manquer cette semaine. 1. Les temps sont durs…  Environ 36 % des Français ont des difficultés à payer leurs factures d’énergie. Les foyers les plus modestes sont particulièrement touchés, avec des factures impayées qui risquent de provoquer des coupures ou […]

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Texte intégral (1114 mots)

Vous n’avez pas eu le temps de suivre l’actualité ? Voici 10 infos à ne surtout pas manquer cette semaine.

1. Les temps sont durs… 

Environ 36 % des Français ont des difficultés à payer leurs factures d’énergie. Les foyers les plus modestes sont particulièrement touchés, avec des factures impayées qui risquent de provoquer des coupures ou des surcoûts. Les dispositifs d’aide publique, comme les tarifs sociaux et les fonds d’urgence, restent insuffisants pour couvrir les besoins croissants. (RadioFrance)

2. Mangez les riches, disait Rousseau ! 

Les 308 personnes les plus riches au monde génèrent des émissions de CO₂ supérieures à celles de 118 pays réunis. Leurs investissements dans les secteurs fossiles (gaz, pétrole, mines) ont produit en 2024 environ 586 millions de tonnes d’équivalent CO₂. (Reporterre)

3. Les journalistes empêchés de faire leur travail 

Selon Reporters sans frontières, au moins 30 journalistes ont été contraints ou empêchés de travailler dans l’année écoulée pour avoir enquêté sur l’environnement. D’autres journalistes dans des pays comme Madagascar, RDC, Brésil, etc., font face à des menaces, intimidations ou confiscations pour avoir abordé la pollution, les violations environnementales ou l’exploitation minière. (RSF)

4. 50 000 manifestants contre les inondations meurtrières à Valence

En Espagne, un an après les inondations meurtrières, une manifestation réunit 50 000 personnes à Valence. Des pluies torrentielles avaient provoqué la mort de 229 personnes, une des pires catastrophes climatiques de l’histoire récente espagnole. Environ 50 000 manifestants ont marché à Valence pour rendre hommage aux victimes et protester contre la gestion de la crise par les autorités régionales, notamment en dénonçant les alertes tardives. (Huffington Post)

5. Taxe Zucman light : Fausse Bonne Idée mais rejetée également ! 

La taxe Zucman et sa version « light » ont été rejetées hier soir à l’Assemblée. La “taxe Zucman light”, proposée par le Parti socialiste, ne s’appliquait pas aux grandes fortunes comme Vincent Bolloré. L’essentiel des richesses susceptibles d’être imposées (biens professionnels, holdings, actifs divers) n’étaient pas suffisamment visées par cette version “light”. PS et gouvernement tentent le compromis. (L’humanité) (Libération)

6. 562 personnes mortes des faits de la police depuis 20 ans

Depuis l’affaire Traoré en 2005, 562 personnes sont mortes lors d’une interaction avec les forces de l’ordre, avec un record de 65 morts en 2024. Les victimes sont majoritairement de jeunes hommes racisés, souvent issus de milieux populaires et des quartiers périurbains. La technique du “parechocage” et l’extension du droit de tirer sur des véhicules refusant d’obtempérer ont renforcé le danger dans ces situations. (Basta!)

7. Trump partout, justice nulle part ! 

Le parti ultralibéral de Javier Milei soutenu par Trump a remporté une victoire aux élections législatives partielles en Argentine, obtenant environ 41 % des voix au niveau national et remportant 64 sièges sur 127 à la Chambre des députés. Cette réussite renforce la majorité parlementaire de Milei, lui permettant de poursuivre ses réformes économiques libérales, notamment en matière de fiscalité et du travail. (les2rives)

8. Les banques se protègent contre la pauvreté

En novembre 2026, les découverts bancaires supérieurs à 200 euros seront soumis aux mêmes règles que le crédit à la consommation, dans le cadre d’une directive européenne transposée par une ordonnance française. Cela signifie que les banques devront au préalable évaluer la solvabilité du client (revenus, charges, antécédents de crédit) avant d’accorder un découvert dépassant ce seuil.  Les découverts déjà autorisés avant cette date ne seront pas affectés. (Francebleue)

9. Netanyahu accuse le Hamas 

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a ordonné des frappes immédiates sur la bande de Gaza, accusant le Hamas d’avoir violé le cessez‑le‑feu en vigueur. Le gouvernement israélien déclare que ces frappes constituent une réponse directe aux actions du Hamas et visent à reprendre la pression militaire sur l’enclave palestinienne. Cette décision intervient dans un contexte de tensions extrêmes et d’efforts diplomatiques fragiles pour maintenir ou relancer une trêve. (RadioFrance)

10. Crise humanitaire au Soudan 

Le Soudan traverse actuellement la plus grande crise humanitaire du monde, aggravée par la guerre entre le général Abdel Fattah al‑Burhane et le général Mohamed Hamdan Daglo. Les combats ont provoqué des massacres, des déplacements massifs et des pénuries vitales (alimentation, eau, santé).(Contre-attaque)

 – Mauricette Baelen

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31.10.2025 à 03:55

Éducation non-genrée : filles ou garçons, même combat ?

S. H.

Pour Philippe Godard, l’émancipation commence dès l’enfance. L’auteur, plusieurs fois publié chez Mr Mondialisation, nous invite aujourd’hui à repenser la « fabrique » des filles et garçons, afin de rompre avec le patriarcat et les rôles imposés. Et s’il suffisait d’une pédagogie non genrée pour libérer l’avenir de toute forme de domination ? Loin des […]

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Texte intégral (7772 mots)

Pour Philippe Godard, l’émancipation commence dès l’enfance. L’auteur, plusieurs fois publié chez Mr Mondialisation, nous invite aujourd’hui à repenser la « fabrique » des filles et garçons, afin de rompre avec le patriarcat et les rôles imposés. Et s’il suffisait d’une pédagogie non genrée pour libérer l’avenir de toute forme de domination ? Loin des polémiques artificielles, une réflexion de fond, urgente.

« On ne naît pas femme, on le devient ! » relève de nos jours de l’évidence – et heureusement ! L’affirmation en miroir est tout aussi vraie : « On ne naît pas homme, on le devient », avec tout le cortège de soumissions qui s’attache aux femmes, de virilisme et de domination que traînent les hommes… Une caractéristique non pas absolue, mais assez généralisée et dont les mâles profitent, à l’inverse de ce qui est attaché au statut des femmes.

Une question cruciale se dissimule derrière ces affirmations : puisque nous sommes les produits d’une construction sociale à l’œuvre dès la naissance, celle qui nous fait « devenir » femme, ou homme, pourquoi ne pourrions-nous pas envisager de nous construire autrement ? Et même de lutter contre ce qui nie les femmes, et contre ce rapport qui ne profite qu’aux hommes ? De détruire cette éducation qui transforme les filles en femmes (soumises) et les garçons en hommes (dominateurs) ?

Posons donc cette double affirmation à un autre niveau, à un autre âge, puisque nos parents et le monde adulte en général nous font d’abord devenir des filles et des garçons pour qu’ensuite nous devenions des adultes conformes, femmes ou hommes :

« On ne naît pas fille, on le devient. »
« On ne naît pas garçon, on le devient. »

Car si être femme est très largement une construction sociale, familiale, éducative et surtout normative, s’il en est de même pour les hommes, alors, le plus déterminant de cette construction se produit durant l’enfance et l’adolescence, avant l’entrée dans l’âge adulte.

Au premier âge, se joue déjà beaucoup de ce qui concerne le futur rapport de chaque individu à la domination et à la soumission. Puis, à l’adolescence, le choc de la puberté implique de faire un choix, binaire ou non binaire, mais un choix dans tous les cas, quelle que soit l’orientation adoptée, ou même si l’hésitation s’installe.

Une voie se joue durant l’enfance

Nous croyons souvent que l’âge adulte est celui de l’« autonomie » ; mais sommes-nous, femmes et hommes, si autonomes que cela si nous sommes enserrés depuis l’enfance dans des liens qui menottent, ceux de la domination et de la soumission ? Comment nous en libérer ? Filles et garçons n’auraient-ils pas un combat convergent à mener, chacun d’un côté du mur qui les sépare, mais pour, dans tous les cas, briser ce mur qui leur impose une manière de vivre dissocié.e.s les unes des autres ? Domination ou soumission, division jusqu’à l’hostilité, rien de cela n’a d’intérêt !

@Alex Green /Pexels

Pour sortir du virilisme, du patriarcat, de la violence sociale, de la violence machiste, de la vision binaire du genre, homme ou femme, il existe à coup sûr une voie qui se joue durant l’enfance. En sortir implique de mettre en œuvre une pédagogie de l’émancipation, lorsque les enfants « deviennent » peu à peu, dans le lent processus de l’éducation, ce qu’ils seront une fois adultes. Ce processus au long terme occupe la majeure partie du temps de leur enfance, et la détruit souvent lorsque les adultes façonnent des enfants conformes pour produire des adultes normés…

Par la suite, en atteignant l’âge adulte, le risque est grand que les valeurs culturelles reconnues et acceptées par la société soient trop bien enracinées dans chaque individu pour que nous puissions les modifier, les réorienter, mieux : les nier et construire un rapport aux autres enfin émancipé et émancipateur.

Adulte, il nous est difficile de rompre avec la domination comme avec la soumission puisque nous y avons consenti – ou que nous n’avons pas réfléchi aux conséquences ultimes de notre consentement à la norme… Ne vaudrait-il pas mieux travailler l’équité, l’intelligence, la réflexion et l’émancipation durant le processus éducatif plutôt que d’espérer faire bouger les positions des femmes et des hommes une fois adultes et leurs convictions culturelles, selon leur sexe et selon leur genre, bien établies ?

Notre objectif est de balayer un champ de réflexion le plus large possible, dans l’espoir de sortir enfin de l’impasse où, désormais, l’ensemble des règles sociales nous a conduit.e.s, femmes et hommes – avec bien entendu un avantage énorme aux êtres de pouvoir, de domination, qui sont pour la plupart des hommes, sans oublier les autres facteurs qui entrent en ligne de compte dans notre société de domination et de soumission. De soumission de la majorité acceptant la domination de certains, ou n’ayant pas encore trouvé la voie pour s’en libérer. S’en émanciper.

Fille ou garçon ? Enfant !
Pour une pédagogie non genrée

La pédagogie se constitue de tout ce qui, dans l’enfance, relève de l’accompagnement du jeune individu par les adultes qui l’entourent et qui prennent soin de lui. Elle ne se satisfait pas de méthodes éducatives toutes faites et prêtes à l’emploi, mais suppose un rapport constamment revisité entre les adultes et l’enfant, à partir de l’observation de cet enfant, là, particulier, qui, pour développer sa personnalité, n’a nul besoin de standards éducatifs – de normes.

La pédagogie est en outre – c’est essentiel – une transmission depuis l’enfant vers les adultes qui l’entourent. En effet, les enfants eux aussi communiquent leur état, bien-être ou mal-être, leurs envies, leurs craintes, dans un processus de transmission qui, s’il est bien compris par les adultes, sera émancipateur pour tous, enfants et adultes.

Cependant, dans l’immense majorité des familles actuelles, la réalité est très éloignée de ce schéma idéal, et les enfants deviennent trop souvent des adultes discriminants, racistes, virilistes, soumis ou dominateurs, opposés à toute émancipation. Pas tous, cependant, car certains adultes ne tombent pas dans la norme et la répression.

S’il en est ainsi, en toute logique, c’est que des éléments déterminants dans la constitution du genre, du rapport général de l’individu aux autres, à la société dans ses dimensions abstraites – l’ordre, la liberté, l’équité, l’adelphité – se jouent durant toute la période « pédagogique ». Durant l’enfance. C’est d’ores et déjà une certitude, à ce stade : « On ne naît pas fille, on le devient ; on ne naît pas garçon, on le devient. »

Pour une pédagogie de l’émancipation

Lorsque naît un enfant, peu importe son sexe biologique. Ce n’est pas à ce niveau que se situent les enjeux principaux dans les premiers jours, les premiers mois, voire les premières années de la vie. Si nous nous référons à ce qu’attend tout nouveau-né de son environnement le plus proche, peu importe qu’il « soit » fille ou garçon. Il a besoin de soins adaptés, de nourriture, de chaleur, de contacts physiques, de regards – les muscles des yeux du tout-petit sont les premiers à être adultes, à peine quelques semaines après sa naissance 1.

@PNW Production/Pexels

L’environnement doit être « suffisamment bon », pour reprendre la fameuse formule de Winnicott. Cette formule fait sens : les parents ou les adultes qui prennent soin de cet enfant ne devraient surtout pas viser à être « parfaits », ce qui n’a aucun sens en la matière et qui limiterait la capacité de l’enfant à grandir. En effet, face à des parents « parfaits », ou qui se veulent tels et en font une sorte de sacerdoce, les enfants, en grandissant, développent des sentiments ambivalents : ils peuvent parfois considérer leurs parents comme parfaits, ce qui peut s’accompagner d’un malaise important car eux-mêmes ne pourront jamais, ou alors très difficilement, atteindre à leur tour ce niveau de supposée perfection.

Mieux vaut donc des parents absolument pas maltraitants, et « suffisamment bons », attentifs, attentionnés et ouverts, qui laissent de la liberté à leurs enfants et ne leur imposent pas un cadre rigide ou l’image d’adultes inégalables… Cette conception de la pédagogie est cruciale pour la suite du développement de l’enfant et pour vaincre – ou pas – le patriarcat.

En effet, si nous voulons que les enfants soient des individus heureux et émancipés, la pédagogie doit se donner pour tâche d’observer avant de transmettre, et de ne transmettre qu’en fonction de ce que le pédagogue – le parent ou l’adulte qui s’occupe de l’enfant – aura observé. C’est dire qu’une pédagogie émancipatrice n’est pas à sens unique, de l’adulte vers l’enfant, mais circulaire.

L’adulte observe l’enfant autant que l’enfant observe l’adulte et le monde dans lequel il vient d’arriver et dans lequel il grandit ; puisqu’il s’agit de transmettre, l’enfant transmet ce qu’il ressent, ce qu’il comprend, pose des questions, et l’adulte transmet ce qu’il sait, ce qu’il croit savoir, ses doutes aussi. La transmission est équitable, même si, bien entendu, l’adulte reste dans une position différente. A priori, il se trouve plus à même que l’enfant d’expliquer le monde, mais l’enfant a sur l’adulte la supériorité d’avoir devant lui un terme plus long, une durée de vie supérieure.

Dans cette transmission, les deux pôles ne sont pas équivalents ; aucun ne l’emporte sur l’autre, il ne s’y mène aucun jeu de pouvoir. Ce qui compte est qu’enfants et adultes s’observent les uns les autres, se découvrent, se comprennent, se questionnent. Le résultat recherché par l’enfant comme par l’adulte consiste en la capacité, chez l’un comme chez l’autre, à prendre en compte l’Autre, à affirmer sa propre personnalité, à ne pas nier celle de l’Autre. La conception qu’un être est un Autre, que sa vie est tout aussi importante que la mienne, naît dès l’enfance, et peut rester toute la vie chevillée au corps, au mental, à la vision du monde de l’individu.

« La liberté des autres prolonge la mienne. »

Tel est le sens profond de la « maxime » de Bakounine : « La liberté des autres prolonge la mienne. » L’Autre participe de ma liberté, et je participe de la liberté de l’Autre. Rien à ce moment là n’implique le genre ou le sexe biologique, juste le refus de la domination et de la soumission.

Ne pas « genrer » l’éducation de l’enfant !

Si les adultes prennent en compte cette nécessaire liberté pour le développement de l’enfant dont ils prennent soin, que l’enfant puisse aller vers là où, peu à peu, il aura envie, besoin, de s’orienter, il n’y a alors plus aucune raison de « genrer » l’éducation d’un tout-petit, puis d’un enfant, et même d’un adolescent. À la condition de n’avoir comme but que son émancipation, d’être convaincu qu’un enfant – que les adultes autour de lui ne cherchent qu’à rendre libre – a bien assez de ressources en lui pour y parvenir. Ne pas genrer ne signifie pas « dégenrer » ; il s’agit juste, à ce stade, d’une neutralité qui est le gage de la véritable liberté de choix de l’enfant qui grandit.

« Il ne s’agit plus, dès lors, d’élever « une fille » ou « un garçon », mais un enfant ! »

@Pavel Danilyuk/Pexels

Il ne s’agit plus, dès lors, d’élever « une fille » ou « un garçon », mais un enfant ! La distinction n’est pas sans objet. Lorsqu’on demande aux futurs parents s’ils préféreraient une fille ou un garçon, ils disent le plus souvent que cela n’a pas d’importance. Pourtant, lorsqu’ils se rendent à l’échographie, c’est plus de neuf parents sur dix qui demandent le sexe de l’enfant à venir. Et qui, par la suite, se préparent à accueillir une fille ou un garçon, et non plus un enfant, tout simplement.

Il y a donc du chemin à parcourir pour reconnaître, dans un premier temps, qu’une partie du « problème » est profondément enracinée dans notre mode de perception des enfants, et pour, ensuite, résoudre enfin cette discrimination potentielle qui ne dit pas son nom et qui, pourtant, va jouer un rôle déterminant dans la vie de l’enfant que les parents n’attendent que sous une bannière spécifique : garçon ou fille !*

Dans une famille suffisamment bonne et dans laquelle la transmission est circulaire, l’enfant se trouve libre de construire sa personnalité sans tenir compte de quelque genre que ce soit, tant que, dans le déroulement de sa croissance, il en est là où le processus de construction n’est pas encore genré.

Qu’il le devienne à un certain moment, par exemple à la « pré-adolescence » (pour reprendre une classification qui, de toute façon, est discutable), donc, vers les dix ou douze ans, ou plus tard, au moment de la puberté, cela n’est pas niable. Il y a un moment où l’être humain se pose la question de son genre, de ses attirances, de ses désirs, du mode de leur satisfaction, et non seulement en ce qui concerne le genre, mais pour tout ce qui comporte un choix dans l’existence : place dans l’échelle sociale, acceptation ou refus du consensus, critique ou acceptation de la norme, des normes, position par rapport aux parents et à leurs convictions, et ainsi de suite.

Durant la petite enfance et même par la suite, il n’est pas du tout certain que la question du genre soit vitale dans le développement de l’individu. Il n’est à coup sûr pas souhaitable que les adultes introduisent dans la vie de l’enfant un thème aussi crucial pour sa future vie adulte que l’appartenance de genre.

C’est à l’enfant d’introduire lui-même cette réflexion et de s’y confronter lorsqu’il le jugera utile, lui et lui seul – et il le jugera forcément utile à un moment, c’est une évidence, au plus tard lorsque débutera, ou pas, une activité sexuelle. Imposer un tel thème serait vouloir prendre le pouvoir sur un pan essentiel de la vie de l’enfant, voire déterminer son avenir à sa place.

@Kevin Ye/Pexels

Liberté, équité, adelphité

Le questionnement sur le genre ne peut être délié de ceux sur la liberté, sur l’équité et sur l’adelphité. Isoler le genre comme un domaine de réflexion autonome, sans lien avec la réflexion sur la liberté, l’équité et l’adelphité, suppose que l’individu pourrait « penser » son genre, ou même le genre, indépendamment du contexte social, politique, ethnologique, philosophique, éthique et même économique. Ce n’est pas le cas, et ce n’est que par commodité qu’il est possible de parler du genre sans faire entrer une myriade de facteurs dans la discussion.

Il est évident qu’on ne peut pas non plus parler de tout à propos de quelque domaine que ce soit sans risquer de tomber dans l’idéologie, l’intolérance et… l’impuissance à changer le monde. Car tel est le but de cette remise en question d’une certaine conception genrée de l’enfance : changer le monde. Ne serait-ce que pour qu’il atteigne un niveau de tolérance qui rende la vie possible, ce qui n’est plus le cas pour tous les individus de cette planète. Parlons donc de la pédagogie qui voudrait ne pas genrer les enfants trop tôt, afin que ce soit eux-mêmes qui construisent leur genre.

Liberté, en premier lieu. Car poser le genre comme une part de l’identité de l’individu est une nécessité, et cette nécessité implique la liberté dans toutes ses dimensions : l’individu ne peut se « genrer » que dans la liberté. Elle est une condition à son choix mûri et réfléchi, et à la pleine expression de ses désirs. L’enfant comprend peu à peu son corps, découvre les différences avec d’autres corps, y compris le sexe biologique. Mais d’autres différences se font jour. L’enjeu est peut-être, dans cette compréhension des différences entre les individus, de conserver la possibilité de se construire en se comparant aussi aux autres.

La liberté de l’enfant, par rapport à la construction de son genre, se situerait dans cette possible comparaison sans que cela soit discriminant. L’enfant choisit alors son mode d’être au monde, sa position par rapport à un groupe, sa volonté de dominer, ou de ne pas être soumis, ou au contraire son inclination vers la soumission en croyant éviter la domination, et ainsi de suite.

Nous nous concentrons sur la construction du genre, mais celle-ci s’opère aussi dans les choix de l’enfant, depuis la possibilité de vouloir être dominant jusqu’à l’acceptation d’être soumis. Tel est bien l’idée émise par Beauvoir dans « On ne naît pas femme, on le devient » : c’est l’éducation qui amène les femmes à se soumettre aux hommes.

Pourquoi donc ce « choix » qui n’en est pas un, celui de la soumission, serait-il lié uniquement au sexe biologique ? S’il était vraiment libre, si les parents ne l’orientaient pas, l’enfant ne serait-il pas plutôt tourné vers le refus d’être dominé, le refus de se soumettre ? Pour cela, encore faut-il une pédagogie de la liberté, qui n’induise surtout pas l’idée qu’une femme est dominée et un homme dominant.

Équité, ensuite. L’enfant, dans ses choix fondamentaux pour le reste de sa vie, devrait constater une équité de traitement, quels que soient ses choix. Si certaines orientations sont ouvertement favorisées au détriment d’autres, alors, le petit garçon deviendra un homme, et la fille se soumettra, pour être conforme à ce que la société attend d’elle, à l’image de la gentille petite fille qui pleure et se fait jolie, etc., ce qui lui assure la tendresse intéressée du « premier sexe ». Pour éviter ce type de choix aliéné, encore faut-il que les parents, les adultes qui entourent l’enfant et notamment les éducateurs, tous les adultes en réalité, traitent filles et garçons de manière équitable.

Inutile de dire qu’en la matière, nous sommes très loin du compte. Ce qui implique que les parents doivent « retordre » la réalité dans le sens de l’équité de traitement. Il n’y a sans doute aucune recette prête à l’emploi pour réaliser cet objectif, mais il est certain que la prise de conscience de l’inéquité de traitement entre filles et garçons est essentielle, pour aller vers… l’équité et la travailler, en famille, en groupe, à tous les niveaux de la société.

Adelphité, enfin. L’adelphité évite le mot « fraternité », qui place les hommes en position exemplaire, et de sororité, concept à travers lequel ce sont les femmes qui sont l’exemple. En grec, adelphos désigne le frère et adelphê la sœur. Le terme d’adelphité implique ainsi une relation égalitaire entre sœurs et frères, entre hommes et femmes.

@cottonbro studio/Pexels

Il ne s’agit pas seulement de vocabulaire mais bien de dire, sans la moindre ambiguïté, qu’il y a équité, et en l’occurrence égalité parfaite, dans la possibilité de fonder une relation « adelphe » entre hommes et hommes, entre hommes et femmes, entre femmes et femmes, entre personnes binaires et non binaires, et que le genre ne devrait pas être un critère essentiel dans nos choix relationnels, tout en laissant la possibilité qu’il soit essentiel dans certains cas si les individu.e.s concerné.e.s le souhaitent.

Ainsi, l’adelphité ne suppose pas qu’il faille abolir les réunions non mixtes ni les imposer ; il y a des réunions mixtes et des réunions non mixtes ! « Adelphité » affirme juste qu’il y a égalité entre femmes et hommes, qu’il n’y a pas la moindre raison de privilégier un genre sur l’autre, un sexe sur l’autre, un type de relation sur un autre. L’adelphité comme objectif complète et donne tout leur sens à la liberté et à l’équité.

Liberté, équité, adelphité pourrait ainsi incarner une pédagogie non genrée, égalitariste, tournée vers l’avenir, positive dans la considération que les relations entre les individus, entre les groupes, entre les genres fonctionnent « tous azimuts », sans la moindre discrimination d’aucune sorte.

S’envoler de la famille :
pourquoi et comment gagner sa liberté ?

Les parents, ou les adultes qui prennent soin d’un enfant (éducatrices de jeunes enfants, éducateurs spécialisés, professeur.e.s des écoles, éducatrices sportives, etc.) ont une responsabilité fondamentale, que beaucoup peuvent avoir tendance à minorer : les principaux responsables d’un enfant seraient ses parents – ce qui est très logique mais pas certain à 100 % – ou alors les professeur.e.s – une confusion entretenue par l’intitulé même de leur ministère, « Éducation nationale », alors que ce dont il s’agit relève de l’« instruction publique »…

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Nous constatons, dans notre société, une certaine propension à nous dégager des responsabilités en les transférant sur d’autres personnes, plus proches ou « plus qualifiées », peu importe le motif que nous inventons pour… nous rassurer. Or, le contexte dans lequel vit l’enfant est, dans son ensemble, essentiel dans la lutte contre le patriarcat, et la complexité de nous en libérer doit entrer en ligne de compte dans le processus de cette émancipation, chez l’enfant comme chez nous, adversaires résolu.e.s du patriarcat.

Ainsi, cette lutte pour s’envoler de la famille ou de l’institution où est placé l’enfant, lutte pour sa propre liberté, est rendue plus complexe du fait que les adultes ne sont souvent pas assez conscients de leur rôle et ne savent pas se situer dans la constellation éducative qui gravite autour de l’enfant. Si certains adultes jouent un rôle majeur dans cette constellation, cela ne signifie pas pour autant que d’autres adultes, plus éloignés du centre, de l’enfant, n’aient pas eux aussi une importance qui peut être cruciale à certains moments.

Une constellation éducative émancipatrice ou toxique

Le docteur Louis Le Guillant écrivait, en conclusion de Jeunes « difficiles » ou temps difficiles ? :

« L’adulte ne peut se contenter de poser des problèmes aux enfants et aux adolescents. Il doit aussi les résoudre. Sans quoi, je le crains, ni son ‘‘amour de la jeunesse’’, ni son savoir n’en feront tout à fait l’éducateur dont ils ont besoin. Est-il besoin de dire que cet éducateur ‘‘existant’’ et engagé doit se garder d’imposer et même de proposer avec trop d’insistance – ou de séduction – ses façons de voir et d’agir, qu’il doit connaître et respecter l’individualité des jeunes êtres qui lui sont confiés. Pendant longtemps encore, les attraits et les dangers de la domination menaceront les hommes 2. »

Le contexte – situations et personnages qui forment la constellation éducative – est sous-estimé dans la plupart des visions actuelles, qu’elles soient essentialistes ou relativistes.

Selon les visions essentialistes, en effet, les filles sont ainsi et les garçons comme ça ; il est inutile de chercher à modifier la réalité, et d’ailleurs, la société fonctionne avec des filles qui se transforment en femmes et des garçons qui deviennent des hommes. Les défenseurs de ce type de raisonnement – dont nous doutons pour notre part que cela relève de la raison ou même de la simple observation, car il ne s’agit que d’un confort de la pensée, ou plutôt du « non penser » – ne pourront jamais participer à l’évolution de la société, et encore moins aller vers l’émancipation des groupes, des individus, de l’humanité dans son ensemble.

Quant aux visions relativistes, elles nous ramènent à l’impuissance en affirmant que tous les individus sont différents – ce qui est vrai, par définition ! – et qu’il est donc impossible de tracer un programme général ; dans ce type de raisonnement apolitique, il est toujours supposé que « général » signifie « standard » et que tout programme d’action est donc forcément normatif.

La réalité se situe en dehors de ces deux visions : ni essence ni hasard de la naissance, mais « vérité » de l’éducation, du rôle des éducateurs, et plus généralement du type de transmission qui se joue pour tous les êtres humains et chacun en particulier. La pédagogie joue un rôle cardinal. Selon le type d’observation et de transmission qui se déroule entre les générations, les enfants seront normés ou pas, sauront ou non se révolter, deviendront ou pas autonomes…

Contre la norme, dans les diverses rébellions possibles, dans la recherche de cette autonomie si difficile à conquérir, se jouent toutes les questions fondamentales du genre et les positions politiques de l’individu devenant peu à peu adulte.

Il semble paradoxal que dans une société comme la nôtre, prétendument libérale voire libérée, les prédispositions du jeune enfant soient à ce point contrariées que nous subissons encore le patriarcat et la domination de la violence, de la bêtise et de la norme. En effet, les tout-petits et les jeunes enfants sont biologiquement orientés vers la coopération, et même l’empathie vers les plus faibles. De nombreuses expériences, depuis la fin du siècle précédent, montrent en effet que les tout-petits se placent du côté de ceux qui sont maltraités, qui sont dans les problèmes, qui ont besoin de notre aide et de notre solidarité 3.

@Polesie Toys /Pexels

Les rapports humains « automatiques », ceux qui seraient forcément majoritaires dans l’espèce humaine si le contexte pouvait être neutre, sont ainsi marqués par l’entraide plutôt que l’affrontement, et par la considération pour l’autre plutôt que la volonté de l’asservir. Certes, cette affirmation reste abstraite. Cependant, son intérêt ici est de constater que le choix d’une éducation « non genrée » est le plus logique, le plus évident, le plus positif pour l’enfant, puisqu’une éducation non genrée correspond précisément et profondément à ce que pensent et vivent les enfants : non-domination et refus de l’asservissement ou de l’humiliation. Or la hiérarchie des genres est une forme de domination, d’asservissement, voire d’humiliation.

Échapper à la domination et à la soumission

L’éducation que reçoivent la plupart des enfants et qui les conditionne à ces rapports de domination et de soumission s’inscrit à contresens des premières expériences des tout-petits et des jeunes enfants. Elle constitue une forme de distorsion de l’esprit et des réflexions des jeunes êtres humains, pour les orienter à toute force vers de prétendues valeurs qui ne sont pas les leurs à la naissance. Caractériser ainsi l’éducation reçue comme responsable principale des processus de domination genrée, donc du patriarcat, est une étape fondamentale dans toute entreprise d’émancipation. Ses conséquences sont nombreuses.

« c’est l’ensemble de l’éducation qui doit être remis en question, en famille, à l’école, à tous les niveaux de la société ».

Tout d’abord, c’est l’ensemble de l’éducation qui doit être remis en question, en famille, à l’école, à tous les niveaux de la société. Ensuite, il est possible à des parents ou des adultes d’élever des enfants en dehors des processus patriarcaux du moment qu’ils ont pris conscience du fonctionnement des oppressions de genre et qu’ils peuvent influer sur le contexte de l’enfant. Enfin, dans une constellation éducative, certains éléments jouent un rôle négatif ; et il est important de les identifier et de faire en sorte que l’enfant ou l’adolescent s’en détache.

Ces processus émancipateurs se mettent en place en fonction d’axes d’accompagnement de l’enfant, qui sont des valeurs à proprement parler : des certitudes qui charpentent le processus d’émancipation lui-même. Ces valeurs sont principalement la liberté, l’équité et l’adelphité. Bien entendu, chaque famille, chaque constellation éducative, en ajoute d’autres, l’important étant que ces autres valeurs, ces autres axes éducatifs, n’entrent pas en contradiction avec ces trois piliers indispensables, selon nous, à une éducation non genrée et émancipatrice.

Soulignons cependant la nécessité de ne pas imposer ces valeurs lors de processus autoritaires – ce qui reviendrait à les nier. C’est ce que proposait Gérard Mendel : « Est Valeur à notre sens seulement ce que la progression du déconditionnement à l’Autorité aura permis d’asseoir collectivement 4. » Une valeur imposée par la force n’est pas une valeur sociale, opérante ; elle n’est qu’un cadre rigide que tout individu en recherche d’émancipation voudra fissurer ou briser pour s’en échapper.

Quant aux adultes qui ne veulent pas reproduire le cercle infernal du patriarcat, ils se trouvent dans la meilleure situation possible : des enfants à accompagner depuis leur naissance qui n’ont pas, dans leurs gènes, la volonté de dominer ou de se soumettre ; la certitude des dispositions biologiques et sociales de l’enfant pour l’émancipation, la découverte du monde, l’exubérance de la vie, à l’inverse de tout processus d’oppression ; la possibilité de cultiver ses valeurs afin de faire progresser le déconditionnement au contexte autoritaire et répressif, et d’asseoir collectivement, avec d’autres enfants et d’autres adultes, ces valeurs qui sont la base d’une éducation non genrée. Contre le patriarcat, l’aliénation, la soumission et la domination.

Alliance plutôt que conflit

L’enfant, à sa naissance, tisse une alliance avec les adultes qui l’entourent et veillent sur lui, à commencer par sa mère qui devient ainsi la figure d’attachement primaire. On peut penser que l’enfant est contraint de faire alliance avec ceux qui lui prodiguent des soins, mais on peut aussi estimer que c’est l’inverse et que, loin d’être une contrainte, c’est un souhait profondément enraciné dans l’être humain : l’alliance avec ceux qui nous entourent est la manière la plus humaine et la plus évidente de vivre pleinement notre vie d’êtres humains, quel que soit notre genre.

En effet, il se construit entre l’enfant et sa ou ses figures d’attachement principales un lien qui doit être analysé. Ce n’est pas un lien qui emprisonne mais bien un lien qui libère car l’enfant comme ses figures d’attachement vivent en symbiose (au sens étymologique, ils « vivent ensemble »). Ce qui se joue entre eux n’est pas une relation d’autorité mais une relation d’alliance, et ce fait est essentiel. Les premiers muscles qui, chez l’enfant, deviennent « adultes » sont ceux qui permettent de maintenir les globes oculaires fixes, parce que ce n’est que par le regard que le tout-petit peut signifier du lien, lui qui ne peut encore se mouvoir seul, et encore moins parler pour exprimer des pensées complexes.

@Rasmus Svinding /Pexels

Dès sa naissance, l’enfant joue une partition dans la constellation d’éducateurs qui se penche sur lui ; cela aboutit à ce qu’il les accepte, se lie à eux, dans une relation qui est de confiance, de considération, d’entraide mutuelle, d’harmonie au sens musical du terme comme au sens banal. Nulle part dans cette relation ou ces relations nous ne trouvons trace d’autorité, car personne n’a autorité sur qui que ce soit, ni au sens d’authority, l’autorité constituée, formelle, ni à celui de leadership, l’autorité morale ou psychosociale. C’est une relation d’une autre nature qui se crée spontanément, et qui est déconditionnée à l’autorité.

Cela renvoie aussi à la notion d’« accompagnement », car ce terme a, parmi ses divers sens, celui d’accompagnement musical : dans une pièce musicale, certains instruments jouent à certains moments la partie principale, tandis que d’autres sont dans l’accompagnement. Ainsi, nous constatons là encore que ce n’est pas une affaire d’autorité, mais bien d’alliance, ou d’harmonie, pour suivre la métaphore musicale, à l’inverse de ce qu’est, au fond, le patriarcat qui oblige à suivre le chef d’orchestre et interdit de tenter une sérénade autonome !

Le déconditionnement à l’autorité est donc inné. Biologiquement humain, pourrait-on dire : l’être humain naît sans rapport d’autorité inscrit en lui. Bien entendu, cela ne dure pas longtemps, car bientôt, les parents, la famille élargie, l’école surtout ont le pouvoir et ressentent même souvent le devoir d’instiller un tel rapport autoritaire, patriarcal, aliénant. Pas partout cependant, pas tous les parents, pas toutes les éducatrices ou éducateurs. Or, il est fondamental que le rapport inné entre les êtres humains ne soit pas d’autorité, mais d’alliance. D’où la nécessité de retrouver, partout où nous le pouvons, ce rapport entre nous, déconditionné au pouvoir : l’autorité n’est pas une valeur ; l’alliance avec l’univers, oui !

Un même combat ?

Dans la famille, dans les lieux d’éducation, les adultes peuvent repousser l’idée d’une éducation genrée, dans la mesure où il s’agit de refuser toute éducation oppressive et aliénante. Les progrès, dans les milieux éducatifs, de la prise de conscience antipatriarcale peuvent laisser espérer que parents et éducateurs sont de plus en plus nombreux à considérer le virilisme comme un désastre. Ils sont, certes, encore à l’heure actuelle, plutôt minoritaires. Il s’agit donc plutôt d’initier un processus cyclique vertueux, en convainquant parents et éducateurs qu’une éducation non genrée est possible, souhaitable pour les enfants, quel que soit leur sexe biologique.

Reste à mener le combat. Ensemble ? La question a déjà été posée, à de très nombreuses reprises, et a reçu de multiples réponses. Lorsque les Afro Américains luttaient pour la reconnaissance de leurs droits civiques, l’une des questions centrales et quotidiennes de leur lutte était de savoir la part que pouvaient prendre les Blancs – ou qu’ils ne devaient surtout pas prendre. De même, dans les luttes pour l’équité dans le traitement des genres, contre les discriminations sexistes de toutes natures, la question de la mixité ou de la non mixité de la lutte peut se poser – ou se pose parfois de manière impérative.

« L’important est de ne surtout pas donner de recette ».

L’important est de ne surtout pas donner de recette. Au fil du temps, et sur la base de la cohérence fondamentale d’une pédagogie non genrée avec la recherche de son émancipation par l’individu qui grandit, ce qui sera utile pour atteindre ce résultat s’imposera au long du processus. D’autant que nous ne pouvons déterminer d’avance et arbitrairement la moindre valeur. Il s’agissait juste ici de montrer la cohérence profonde, qui fait sens politiquement, entre l’émancipation des individus et la possibilité d’une éducation non genrée.

Une attention particulière restera cependant nécessaire pour éviter que les garçons prennent le pouvoir dans ce combat qui peut être commun et partagé. Car la soif de pouvoir est, fondamentalement, l’ennemi à abattre.*

Un « même » combat n’est pas un combat où les oppressions particulières, contre les filles qui en subissent davantage sans le moindre doute, sont oubliées, gommées ou minorées, bien au contraire. Il s’agit et s’agira toujours, à l’inverse, de prendre ces oppressions comme base pour collectiviser le combat, élargir à toutes les oppressions en montrant leur caractère systémique et pas seulement conjoncturel.

Le patriarcat est une structure sociale. Il fait système. Lutter contre l’oppression particulière des filles, lutter contre les tendances machistes à considérer les hommes comme plus aptes à telle ou telle tâche, lutter contre toutes les formes du patriarcat… implique de lutter contre l’oppression tout court. Contre toutes les formes qu’elle revêt, dont le patriarcat est l’une des plus criantes et des plus fondamentales.

« La liberté des filles prolonge celle des garçons ! »

Les garçons ont en réalité, comme les filles, tout à gagner à un monde émancipé dans lequel les idées de domination/soumission seront mortes de notre lutte commune contre l’oppression, pour l’émancipation, l’alliance, la liberté, l’équité, l’adelphité. Pour paraphraser Bakounine et pour en finir avec la doxa patriarcale qui ne voit que l’oppression des filles comme condition de la domination des garçons : « La liberté des filles prolonge celle des garçons ! »

– Philippe Godard*


  1. Pour davantage de précision, lire, par exemple, Bébé sapiens. Du développement épigénétique aux mutations dans la fabrique des bébés, Érès, 2017, ouvrage collectif issu d’un colloque tenu à Cerisy-la-Salle en 2017.
  2. Éditions du Scarabée, des CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active), 1977.
  3. Voir par exemple Bébé sapiens, ouvrage cité, ou Édouard Gentaz, Comment les émotions viennent aux enfants, Nathan, 2023.
  4. Pour décoloniser l’enfant, Payot, 1971, p. 163.

* Contact : philippe.godard@autistici.org

Illustration d’entête @Pavel Danilyuk/Pexels

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30.10.2025 à 02:31

Interview zinzin de Kazaya, duo hip-hop écolo-futuriste

Renard polaire

Ils arrivent sans prévenir, mais leur son résonne fort. Le nouveau groupe Kazaya vient de sortir un chanson de hip-hop/funk écolo jamais vue : Extreme Hot Trip ! Embarquons dans le vaisseau de cet ovni musical, direction notre planète en surchauffe. Interview aussi délurée qu’urgente. Mené par Elsa Davoine et Hadi Rassi (Ami des lobbies), […]

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Texte intégral (3291 mots)

Ils arrivent sans prévenir, mais leur son résonne fort. Le nouveau groupe Kazaya vient de sortir un chanson de hip-hop/funk écolo jamais vue : Extreme Hot Trip ! Embarquons dans le vaisseau de cet ovni musical, direction notre planète en surchauffe. Interview aussi délurée qu’urgente.

Mené par Elsa Davoine et Hadi Rassi (Ami des lobbies), le nouveau groupe Kazaya joue la carte de la parodie pour alerter autant que pour rassembler autour de problématiques sociétales bien connues. Résultat ? Extreme Hot Trip, un premier titre éponyme aussi surprenant que précis. 

« la musique est le vecteur idéal, car c’est un art qui touche tout le monde. »

Une démarche née d’une complicité artistique ancienne. « En 2017, nous avons monté la série The Krapules. Elle évoquait déjà les thématiques de l’environnement, l’évasion fiscale, le néo-colonialisme ou encore la fabrication des jouets… Kazaya s’est naturellement inscrit comme une sorte de continuité », introduit Elsa.

« On faisait déjà de la musique tous les deux, sans pour autant avoir porté un projet aussi loin » poursuit Hadi. « On souhaitait parler de ce qui nous remue, et on s’est dit que la musique était le vecteur idéal, car c’est un art qui touche tout le monde. »

Dans ce tout premier clip, le duo incarne un couple, le Voyageur et la Voyageuse, projeté en 2050 à bord d’une capsule touristique, sur les restes fumants de notre planète. Rencontre faussement légère avec ce binôme du troisième type, entre présent et futur, humour et lucidité…

Interview

Mr Mondialisation : Voyageurs du futur, comment se porte Elon Musk, visionnaire de génie qui, dès 2025, avait tout compris au tourisme spatial ?

Bienvenue à bord d’Extreme Hot Trip, le voyage qui survole notre monde en flammes ! ©Nebularts

Le Voyageur : « Ma foi, il se porte très bien ! Il a toujours été très fort dans la création de joujoux. Après Space X, c’est lui qui a eu l’idée de génie de créer Extreme Hot Trip, surfant sur les catastrophes climatiques ! De ce qu’on en sait, l’industrie est fleurissante, même s’il ne reste que peu de milliardaires pour en profiter. Dommage qu’en parallèle, son programme sur Mars n’ait pas marché. Il a réalisé seulement sur place qu’il n’arrivait pas à respirer… C’est bête, c’était une riche idée. »

Mr Mondialisation : Quant à vous, Elsa et Hadi, en quoi ce projet fait-il écho à vos engagements personnels ?

Elsa : « À l’instar de The Krapules ou d’Ami des lobbies, Kazaya se positionne toujours dans l’humour et la prise de recul. L’environnement y est une thématique cruciale, car elle concerne toutes les couches de la société. Même les ultra-riches, qui se sentent protégés, devraient comprendre qu’ils finiront par subir les conséquences de son dérèglement… »

« Avec Kazaya, parler d’environnement s’est révélé être une évidence. C’est un sujet à la fois vaste et complexe qu’on a essayé d’aborder de façon simple, car il touche tout le monde. » 

Hadi Rassi @DominiqueValles

Hadi : « J’ai toujours été attiré par l’art engagé, ça me pulse, mais j’aime aussi la légèreté et ce que l’humour peut porter en terme de réflexion. L’art est un prolongement de la vie, j’aime l’utiliser pour porter les questions qui bouillonnent en moi… Je trouve cela étrange qu’on puisse reprocher aux artistes de s’engager, car c’est justement un moyen de défendre nos valeurs en touchant du monde. Avec Kazaya, parler d’environnement s’est révélé être une évidence. C’est un sujet à la fois vaste et complexe qu’on a essayé d’aborder de façon simple, car il touche tout le monde. »

Mr Mondialisation : Couple intergalactique, en 2050, Donald Trump vient de fêter ses 101 ans et d’atomiser le dernier Parc National américain. Heureusement, il reste New York inondé ! Quels souvenirs gardez-vous de ce voyage si exotique ?

La Voyageuse : « Récemment, nous avons appris que Trump s’est fait greffer des bras et jambes bioniques, et s’est fait numérisé le deuxième hémisphère de son cerveau ! Bon, il s’avère que du coup, il s’est fait hacker et qu’on l’a retrouvé il y a quelques jours en train d’embrasser un afro-américain… Mais à part ça, oui, il est en pleine forme ! »

Le Voyageur : « Personnellement, j’adore Donald. Il a bien fait de s’attaquer aux Parcs Nationaux. Soyons honnêtes : ils ne servent pas à grand-chose. Et, économiquement parlant, ils n’ont rien de viables. D’ailleurs, on s’est dit qu‘il pourrait les remplacer par des forêts de data centers ! Ce serait tellement beau, avec des petites LED qui brillent de partout…

©Nebularts

Sans doute aussi beau que New York. Sous l’eau, la ville est tellement plus intéressante qu’avant. Nous avons pu embrasser la Statue de la Liberté, nous l’avons même taguée avec nos noms ! Quel souvenir merveilleux. En effet, maintenant que les États-Unis ont effacé toute trace des autochtones, des Afro-américains, des gays et des femmes – enfin, sauf celles qui servent de reproductrices – c’est quand même beaucoup plus agréable à visiter… »

Mr Mondialisation : Par ailleurs, votre vaisseau touristique consomme très peu d’énergie, grâce à une fabuleuse batterie de 3 tonnes conçue à partir de minerai rare extrait par des enfants esclaves. Le prix à payer pour voyager propre ?

« Personnellement, je suis pour la propreté. Je me lave trois fois par jour »

La Voyageuse : « Personnellement, je suis pour la propreté. Je me lave trois fois par jour, j’ai toujours avec moi mon dressing portable, je considère que c’est essentiel d’être propre. Quant au fait de dire que les enfants sont des esclaves, c’est un peu poussif : à cet âge-là on a de l’énergie à revendre. Et c’est toujours mieux que de les laisser traîner dans les rues ! »

Le Voyageur : « Je pense que le plus important quand on part en vacances, c’est quand même le confort et le bien-être. C’est la base pour profiter d’un beau voyage… On ne peut pas se remettre en question sur tout, sinon, on ne fait plus rien ! On est en 2050, on sait que c’est foutu, les enfants aussi… Esclaves ou non, ça ne change pas grand chose à leur avenir. Ce qu’il faut retenir, c’est que nous avons passé un très beau séjour, et ça, c’est l’essentiel. »

Hadi et Elsa, artistes conscients et engagés, chantent pour alerter ©Cédric Gouyvenoux

Mr Mondialisation : Retour en 2025. Considérez-vous l’humour et la musique comme des armes clés contre l’obscurantisme ?

Elsa : « Oui, clairement. Il existe d’autres moyens de lutter, comme la recherche, le journalisme, les documentaires… Toutefois, dans une époque où nous subissons la montée du climatoscepticisme, du repli sur soi et du fascisme, les gens ont besoin de se détendre, de se défouler, et de trouver des moments pour rire face à l’éco-anxiété. C’est important d’offrir ces moments de fête, et de pouvoir rire collectivement. C’est pour cela que nous avons fait le choix de l’humour. »

« Quand des régimes fascistes arrivent au pouvoir, la culture est l’un des premiers domaines touchés. » 

Elsa Davoine @DominiqueValles

Hadi : « La culture en général est une arme contre l’obscurantisme. Quand des régimes fascistes arrivent au pouvoir, la culture est l’un des premiers domaines touchés car elle fait preuve d’humanisme, permet de débunker les fake news… La musique comme l’humour sont des moyens de faire passer des messages. Je le constate aussi dans les festivals où je suis invité : nous y venons en tant que militants, mais essayons aussi de faire la fête.

L’humour est essentiel pour se battre, c’est une arme très puissante, et probablement plus utile que de montrer du doigt. Ce n’est pas un hasard si quand Bolloré est arrivé chez Canal +, il a fait disparaître Les Guignols… »

Elsa : « En cela, il nous a semblé important d’utiliser des costumes colorés, sur un clip léger. Quant au funk et hip-hop, ce sont par essence des musiques contestataires, nées de couches sociales défavorisées qui subliment leurs difficultés par la joie. Saisir notre pouvoir d’action par la musique et la danse, c’est un moyen de le partager, pour faire face ensemble.

« Kazaya s’est inspiré des années 1970, qui marquent une prise de conscience populaire » 

L’écologie n’est pas nécessairement punitive. Kazaya s’est inspiré des années 1970, qui marquent une prise de conscience populaire : il y avait alors de l’espoir, l’envie de construire des choses nouvelles, autour d’un élan joyeux et imaginatif. Je suis persuadée qu’on peut retrouver cet élan là !

D’ailleurs, l’usage du fond blanc dans notre clip est symbolique : il connote à la fois une société hyper high-tech, stérilisée, mais aussi l’image d’une page blanche à écrire, d’un futur qui n’est pas encore là et sur lequel nous pouvons agir. »

Mr Mondialisation : Trêve de bavardages. À ce qu’il paraît, la capsule permet de parcourir des forêts en flammes, en toute sécurité. Après l’Australie, espérez-vous pouvoir visiter les ruines d’Amazonie ?

Le Voyageur : « En réalité, nous avons au départ hésité entre la Tasmanie et l’Amazonie. Extreme Hot Trip sélectionne des séjours avec plusieurs alternatives, uniquement autour de villes et de lieux ayant subi le réchauffement climatique. Par exemple, un pays touché par la sécheresse proposera du quad, un autre touché par les pluies torrentielles offrira des visites en deltaplane… On peut surfer dans un lieu ayant subi un tsunami, plonger dans un autre recouvert par la montée des eaux…

En ce qui nous concerne, nous avons trouvé les feux de forêt magnifiques ! Et finalement, la Tasmanie s’est imposée par défaut toutefois car l’Amazonie n’est plus à la carte. En fait, il s’avère que Bolsonaro a aussi pris du Composé V… et a rasé l’Amazonie. Se déplacer pour simplement y faire trois petits sauts, on n’y a pas trouvé d’intérêt… Finalement, aller en Tasmanie était un bon calcul avant que la région ne disparaisse à son tour. »

Kazaya prépare d’autres chansons dans la foulée d’Extreme Hot Trip… à surveiller de près ! ©Cédric Gouyvenoux

Mr Mondialisation : Quel prochain voyage préparez-vous avec Kazaya ?

La Voyageuse : « Nous avons pensé faire une chanson sur le diable de Tasmanie. C’est vraiment trop mignon ! On en a croisé un lors de notre voyage, qui est un peu devenu notre mascotte. On aurait bien aimé le rapporter chez nous pour le relooker… »

Le Voyageur : « Cependant, faire une chanson sur un animal carbonisé, on s’est dit que ça ne plairait pas tant que ça, finalement. Par la suite, nous avons pensé écrire sur un arbre en feu. C’est tellement beau, un arbre en feu ! Mais il faut le voir en vrai pour comprendre. Alors, à défaut d’un projet précis, nous continuons d’explorer la question de la biodiservi… Biovidersi… Enfin, le concept de préservation de la nature. »

Mr Mondialisation : Et quel prochain voyage préparez-vous avec Kazaya… pour 2026 ?

Hadi : « Nous allons continuer l’aventure Kazaya avec pour objectif la réalisation d’un EP de 5/6 titres. Avant cela, nous souhaitons d’abord travailler sur un triptyque, qui inclura Extreme Hot Trip.

Kazaya se décline également sur scène, notamment au sein de festivals engagés ©Nadia Genet

Nous allons également poursuivre notre travail sur scène, Kazaya ayant déjà pu se produire dans différents festivals comme Les Résistantes, avec nos costumes, une mise en scène élaborée, une chorégraphie… Extreme Hot Trip devient alors une chanson qui s’étend sur 15 minutes, durant lesquelles nous faisons participer le public. À terme, nous imaginons un spectacle de 45min à 1h, prêt pour 2026...»

D’ici-là, c’est-à-dire 2026 comme 2050, Mr Mondialisation remercie chaleureusement Kazaya d’avoir joué à merveille le jeu de notre entretien spatio-temporel.

– Entretien réalisé par Marie Waclaw


Source image d’en-tête : ©Nebularts

 

 

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29.10.2025 à 05:00

Le déclic écolo : un mythe à déconstruire

Mr M.

Images choc, documentaires percutants ou expériences bouleversantes… Nombreux sont ceux qui rapportent avoir vécu ce fameux « déclic », les amenant à prendre conscience des enjeux environnementaux. Largement ancré dans nos imaginaires, le scénario du « choc, puis de l’épiphanie conduisant soudainement à un changement de mode de vie » n’est pourtant pas si fréquent […]

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Texte intégral (2385 mots)

Images choc, documentaires percutants ou expériences bouleversantes… Nombreux sont ceux qui rapportent avoir vécu ce fameux « déclic », les amenant à prendre conscience des enjeux environnementaux. Largement ancré dans nos imaginaires, le scénario du « choc, puis de l’épiphanie conduisant soudainement à un changement de mode de vie » n’est pourtant pas si fréquent dans la réalité, selon Maxence Mautray, doctorant en sociologie de l’environnement à l’Université de Bordeaux. Décryptage.

Les stratégies de sensibilisation des acteurs de l’environnement – associations, ONG et même des acteurs publics – ne tendent qu’à une chose : le passage à l’action. À coup de slogans percutants, ils espèrent provoquer ce fameux « déclic », celui qui ne nous fera plus jamais voir les choses de la même manière, celui qui provoque un vrai changement de comportement au quotidien : devenir végétarien, réduire ses déchets ou encore laisser la voiture au garage le temps d’un aller-retour en vélo… Et au delà des écogestes, s’engager vers le militantisme pour une écologie politique.

L’association “Gestes propres” lance en 2022 une campagne de sensibilisation sur les conséquences des petits déchets abandonnés. – Crédits : Gestes propres

« Moi, je pense que les gens ne font pas d’efforts »

Derrière cette rhétorique du déclic, qu’est-ce qui nous pousse véritablement à nous engager, ou pas, en faveur de l’environnement ? Ne s’agit-il que d’une simple question de prise de conscience, voire de bonne volonté ? 

C’est dans le cadre de sa thèse que Maxence Mautray, jeune chercheur en sociologie de l’environnement à l’Université de Bordeaux (France), s’est posé la question. Il a alors recueilli le témoignage d’une centaine de ménages, « aux profils (genre et âge) et conditions de vie (revenu, statut familial, type d’habitat, etc.) très variés », ciblés par une politique locale de réduction des déchets ménagers.

Pourquoi certains d’entre eux se montrent-ils plus enclins à adopter les écogestes recommandés que d’autres ? Pour Hélène, vétérinaire de 41 ans dans la région, la réponse est simple : « Moi, je pense que les gens ne font pas d’efforts. Je pense qu’il faudrait avoir des messages un peu choc, pour qu’ils prennent conscience du changement climatique ».

Question de motivation…ou de conditions ?

Si ce discours est largement répandu, il doit cependant être nuancé, prévient le chercheur dans un article du journal scientifique The Conversation. L’engagement dans la réduction de ses déchets domestiques résulte plutôt d’un « processus diffus dans le temps, face auquel nous ne sommes pas tous égaux ». Loin d’être une question de simple motivation, l’adoption pérenne de pratiques écologiques dépend surtout de la position sociale des individus, de leurs routines et des contraintes liées à leurs conditions de vie. 

Si une expérience ou un événement marquant peut être vécu comme un déclic par certains, « il est cependant bien plus la conclusion, plutôt que le point de départ, d’un cheminement individuel vers l’adoption de pratiques écologiques au quotidien », explique Maxence Mautray.

« Ce processus, menant à une plus forte sensibilité environnementale, n’est effectivement pas qu’une question de motivation, car il est fortement influencé par des variables sociologiques, notamment le genre, l’âge et le niveau de diplôme ».

Cette vision du déclic individuel est également remise en question par la journaliste Victoria Berni-André dans son ouvrage Vivant·es et dignes – Des petits gestes à l’écologie politique, où elle souligne que l’engagement écologiste est souvent le fruit d’un cheminement collectif et contextuel, plutôt que d’une révélation personnelle soudaine.

La journaliste Victoria Berni-André, dans son ouvrage Vivant·es et dignes – Des petits gestes à l’écologie politique, souligne que l’engagement écologiste est souvent le fruit d’un cheminement collectif et contextuel, plutôt que d’une révélation personnelle soudaine @Aleksandra Dergacova

Près d’une moitié (44%) des femmes interrogées se disent par exemple « très sensibles à l’environnement », contre 38% des hommes. Alors que 49% des plus jeunes répondants (18-29 ans) estiment l’être également, seuls 30% des personnes de 75 ans ou plus optent pour cette réponse, « le pourcentage diminuant à mesure que l’âge augmente ».

Le niveau d’éducation semble également déterminant : 53% des personnes ayant obtenu un master ou un doctorat se classent dans la catégorie « très sensibles à l’environnement », contre 35% pour les répondants ne possédant aucun diplôme. Pourtant, certains ne perçoivent pas toujours le rôle majeur joué par leur capital économique, culturel et social dans leur engagement. « Ma formation, c’est un master environnement et développement durable et mon mari est chargé d’un service environnement. Donc on a toujours fait attention à l’environnement. Mais moi, le truc vraiment déclencheur, ça a été le film Demain », explique Sandrine lors d’un entretien.

Être écolo ou économe ?

Au-delà de ces facteurs, les conditions de vie des citoyens jouent aussi un rôle déterminant dans la mise en pratique de leur sensibilité écologique. « Aussi, en restant sur la question des déchets, composter en appartement est plus complexe qu’en maison avec jardin. Acheter en vrac demande parfois de se déplacer dans plusieurs commerces et d’allouer un plus grand budget aux courses », illustre le chercheur dans The Conversation. En plus de l’âge, du genre et du niveau de diplôme, « le pouvoir d’achat et la mobilité sont donc des facteurs structurels importants dans l’adoption de pratiques écologiques ». L’engagement est aussi parfois une simple question d’étiquette : est-on écolo ou d’abord économe ?

« Si les ménages précaires semblent se dire moins sensibles à l’environnement que les autres, l’observation de leurs pratiques de consommation et de vie met en lumière des modes de vie sobres, bien que non choisis ».

Ainsi, nombreux sont les ménages qui adoptent sans le définir comme tel, des gestes « bons pour la planète » : achats de seconde main, déplacements en transport en commun, tourisme local ou réparation des objets du quotidien. Un autre exemple est celui du gaspillage alimentaire. Chez Daniel, 58 ans et en recherche d’emploi, « les restes, on les mange ». Pas question de gaspiller. « J’ai pas les moyens de faire des courses tous les jours et de jeter ». Cet exemple illustre les propos de Victoria Berni-André, qui dans Vivant·es et dignes, évoque comment les pratiques écologiques des personnes précaires sont souvent invisibilisées.

Finalement, « les classes moyennes supérieures et aisées se montrent ainsi plus enclines à adopter le zéro déchet, dans sa forme promue par l’institution étudiée. Pour autant, les classes modestes ne semblent pas dénuées de considérations écologiques concernant les déchets, mais en appellent à des univers de références différents, ce qui les étiquète comme des individus à  »éduquer » en priorité », alors que paradoxalement, elles en font souvent déjà plus que bien d’autres.

Grand Lieu Communauté (France), propose une campagne de sensibilisation de réduction des déchets en 2021. – Crédits : Grand Lieu Communauté

Déconstruire le mythe du déclic

Ici, la question des inégalités sociales et du sentiment d’injustice qu’elles génèrent dans la population prend tout son sens devant les « efforts » à faire pour le climat. « Selon les usagers rencontrés, l’application uniforme du principe du pollueur-payeur aux déchets est inadaptée, dans la mesure où les ménages ont conscience d’être bien moins pollueurs que d’autres acteurs auxquels ils se comparent, comme les industries ou les grandes fortunes, par exemple »

Si sensibiliser les individus aux enjeux climatique reste incontournable, il s’agit plutôt « de relativiser une forme spécifique de sensibilisation basée sur le déclic individuel comme point de départ de l’engagement écologique ». Pour le chercheur, « prioriser la mise en capacité d’agir et la valorisation des bonnes pratiques déjà en cours chez les ménages », y compris des plus précaires, semble plus pertinent dans un contexte d’inégalités sociales et environnementales criantes.

Des militant·es plantent des arbres contre les méga-bassines @Victoria Berni-André

Finalement, cette étude pointe en filigrane le poids des mots et des discours dans l’argumentaire écologiste. Est-il réellement inclusif ? Qui convainc-t-on (vraiment) lorsqu’on parle d’environnement ? Dans Vivant·es et dignes, la journaliste Victoria Berni-André critique d’ailleurs l’approche individualiste de l’écologie par les petits gestes, soulignant que de telles stratégies peuvent occulter les dimensions sociales et politiques de l’engagement écologiste. Elle soulève la question de l’inclusivité dans les discours écologistes et plaide pour une écologie qui prenne en compte les réalités vécues de toutes et tous, en particulier les plus marginalisé·es.

Aure Gemiot


Photo de couverture par David de Pixabay

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28.10.2025 à 05:00

À échelle industrielle, le chauffage au bois est anti-écolo

Mr M.

Si le chauffage au bois semble écologique à échelle individuelle, sa popularité le rend moins vert qu’on ne le croit… En effet, à dimension industrielle, le bois peut polluer ! Explications.  Depuis la flambée des prix du gaz (+11,7% en juillet 2024 et +4,38% en janvier 2025) et de l’électricité ces dernières années avec une […]

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Texte intégral (2834 mots)

Si le chauffage au bois semble écologique à échelle individuelle, sa popularité le rend moins vert qu’on ne le croit… En effet, à dimension industrielle, le bois peut polluer ! Explications. 

Depuis la flambée des prix du gaz (+11,7% en juillet 2024 et +4,38% en janvier 2025) et de l’électricité ces dernières années avec une hausse de 137,17% entre 2007 et 2024, le chauffage au bois connaît un regain spectaculaire, vanté comme la solution miracle pour une transition énergétique « verte ». En France, plus de 7,5 millions de foyers en sont équipés selon l’ADEME, et la filière bois bénéficie d’un soutien public massif, avec diverses aides de l’État comme le fonds Air-bois, le coup de pouce chauffage ou la prime Rénov’.  

Mais derrière cette image rassurante se cache une réalité bien plus sombre, faite de déforestation, de pollution, de spéculation et d’exploitation industrielle des forêts primaires à l’autre bout du monde. Derrière la flamme, un désastre écologique et social souvent ignoré, qu’on pourrait presque qualifier de greenwashing. Enquête sur une filière qui, sous couvert d’écologie, détruit des écosystèmes.

Le mythe d’une énergie neutre en carbone

Depuis le Grenelle de l’environnement, le bois-énergie est présenté comme « neutre en carbone : le CO₂ émis lors de la combustion serait compensé par celui absorbé lors de la croissance des arbres. Ce principe, martelé par l’ADEME, la filière bois et la Commission européenne, a permis au bois d’être classé comme énergie renouvelable. Résultat : la France a fait du bois la première source d’énergie renouvelable du pays, représentant plus de 33 % de la production d’énergie renouvelable nationale.

Mais cette équation est trompeuse. Le collectif scientifique EASAC (European Academies Science Advisory Council) a démontré dès 2018 que brûler du bois libère instantanément le carbone stocké, alors que la replantation et la croissance d’un arbre prennent des décennies, voire des siècles.  L’EASAC insiste également sur la notion de carbon payback period  : le temps nécessaire pour que la repousse des arbres compense le CO₂ émis lors de la combustion. Ce délai est souvent bien plus long que ce que les politiques climatiques exigent pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris. 

Pire, un article du Monde, L’énergie tirée des forêts polluerait plus que le charbon, estime que la combustion de biomasse forestière émet en réalité plus de CO₂ par unité d’énergie produite que le charbon ou le gaz, à cause de la faible densité énergétique du bois et de l’humidité résiduelle. Les conclusions d’un nouveau rapport de Greenpeace Canada, intitulé De la biomasse à la biomascarade, sont sans appel : la ruée vers l’or vert est néfaste autant pour les forêts que pour le climat.

Comme le rappelle Axel Richard, chargé de mission « bois domestique » pour le Syndicat des énergies renouvelables (SER), dans un article de Vert : 

À cela s’ajoute le « cycle de vie du chauffage au bois dans son ensemble, il ne faut pas oublier l’énergie utilisée pour fabriquer les appareils, transporter le bois, traiter et recycler les déchets »

Forêts primaires sacrifiées : l’envers du décor

Le chauffage au bois est tellement à la mode qu’il a un véritable impact sur les écosystèmes, que ce soit dans les forêts primaires d’Amérique du Nord, de Russie, d’Europe de l’Est ou d’Asie du Sud-Est. Et pour répondre à la demande européenne et asiatique, des millions de tonnes de granulés sont importées chaque année.

En France, près de 30 % des granulés consommés proviennent déjà de l’étranger selon Inter-pellet. Au Royaume-Uni, la centrale de Drax, l’une des plus grandes d’Europe, brûle chaque année plus de 7,5 millions de tonnes de pellets, importés en grande partie des États-Unis et du Canada, selon l’ONG Biofuelwatch.

Un rapport de l’ONG américaine Natural Resources Defense Council (NRDC) publié en 2023 dénonce la destruction massive des forêts anciennes du sud des États-Unis, abritant des écosystèmes uniques. Les images satellites montrent des coupes rases sur des milliers d’hectares, remplacées par des plantations industrielles pauvres en biodiversité. Même constat en Estonie et en Lettonie, où les forêts primaires sont livrées à l’industrie du granulé, comme l’a révélé une enquête du Guardian en 2022.

Avec toutes autorisations Roya Ann Miller.

Les forêts indonésiennes qui disparaissent

En Indonésie, la situation est dramatique. Selon un rapport d’Auriga et Earth Insight (2024), la production de biomasse pour l’exportation a multiplié la pression sur les forêts tropicales, déjà ravagées par l’huile de palme.  Des millions d’hectares de forêts riches en biodiversité sont convertis en plantations de bois-énergie, mettant en péril les populations locales et la faune endémique, comme les orangs-outans ou les tigres de Sumatra, augmentant ainsi leur risque d’extinction. Le rapport souligne que plus de la moitié des concessions destinées à la production de biomasse se trouvent dans des zones abritant ces espèces menacées.

À Bornéo, selon un article de Reporterre une communauté autochtone a dû quitter ses terres sacrées pour qu’une multinationale fabrique des granulés de bois, et exporte vers… la France. Heureusement, sur place, des associations de protection de la biodiversité résistent. C’est le cas de Kalaweit, qui ne baisse pas les bras face à l’acharnement des gouvernements et entreprises à détruire les écosystèmes naturels.

Pollution de l’air : un coût sanitaire massif et ignoré

Vendu avec une image d’Épinal, le chauffage au bois, loin d’être inoffensif, est l’une des principales sources de pollution de l’air en hiver dans les zones urbaines et rurales.

La combustion du bois domestique représente une source majeure d’émissions de particules fines (PM2,5 et PM10) en France. Selon les données du CITEPA (Centre Interprofessionnel Technique d’Études de la Pollution Atmosphérique), le secteur résidentiel est le premier émetteur des PM10 et PM2,5 en France (respectivement 34% et 53% en 2018), dont la quasi-totalité provient de la combustion des appareils de chauffage.

En Île-de-France, le chauffage au bois est responsable de 87 % des émissions de PM2,5 du secteur résidentiel, qui lui-même représente 54 % des émissions totales de PM2,5 dans la région, selon l’étude de DRIEAT IDFLes PM2,5, plus petites, pénètrent profondément dans les poumons et la circulation sanguine, augmentant les risques graves, tandis que les PM10 irritent surtout les voies respiratoires supérieures, provoquant maladies respiratoires, cardiovasculaires et cancers.

Des maladies chroniques

Selon une étude de Santé publique France en 2025, entre 12 000 et 78 000 nouveaux cas de maladies chroniques (respiratoires, cardiovasculaires, métaboliques) chez les adultes sont attribuables annuellement à l’exposition aux particules fines, dont une part provient du chauffage au bois. Les effets sont particulièrement graves chez les enfants, les personnes âgées et les personnes déjà malades chroniques.

Les pics de pollution aux particules fines observés lors des vagues de froid sont directement corrélés à l’utilisation massive des poêles et cheminées, souvent anciens et mal entretenus, à l’inverse des équipements modernes qui restent minoritaires. D’autant plus qu’en Île-de-France, environ 36 % des utilisateurs de chauffage au bois l’utilisent pour le confort, souvent avec des équipements anciens ou mal entretenus, émettant ainsi des quantités importantes de particules fines.

Greenwashing et impasse énergétique

Le principal argument des promoteurs du bois-énergie est la « neutralité carbone ». Mais, comme le rappelle le Natural Resources Defense Council (NRDC) dans une étude de 2021, cette neutralité est un leurre : « La combustion du bois libère immédiatement du carbone, mais la repousse des arbres prend des décennies pour réabsorber ce carbone, ce qui entraîne une augmentation des concentrations de CO₂ atmosphérique pendant des décennies, voire des siècles, aggravant ainsi le changement climatique à court terme. »

La politique européenne, qui classe la biomasse comme énergie renouvelable, encourage une fuite en avant : au lieu de réduire la consommation et d’investir dans l’isolation des logements et des millions de passoires énergétiques, on multiplie les chaufferies industrielles et on importe du bois à l’autre bout du monde. 

En 2022, dans le cadre du paquet climatique Fit for 55, la Commission européenne a confirmé et ajusté la directive RED II, qui reconnaît la combustion du bois comme une source d’énergie renouvelable permettant aux États membres d’atteindre leurs objectifs de transition énergétique. Toutefois, cette approche est vivement critiquée par de nombreuses ONG et experts qui dénoncent un greenwashing : malgré l’existence de critères de durabilité, ceux-ci sont jugés insuffisants pour prendre en compte les impacts réels de la biomasse sur la biodiversité et le climat. 

Les ONG, comme Greenpeace, dénoncent une « arnaque climatique » et appellent à exclure la biomasse forestière de la liste des énergies renouvelables. Sylvain Angerand, fondateur de Canopée, affirme :

« La biomasse forestière est présentée comme une solution verte, alors qu’elle détruit les forêts anciennes, libère d’importantes quantités de CO₂ et détourne les financements publics qui devraient être consacrés aux véritables solutions renouvelables »

Spéculation, précarité et dépendance

L’essor du chauffage au bois a aussi des conséquences sociales dans notre société déjà fracturée géographiquement. Sans parler du prix d’achat et de pose de poêles (souvent plusieurs milliers d’euros), la flambée des prix du granulé, passé de 300 à plus de 600 euros la tonne, met en difficulté des milliers de ménages qui avaient investi dans des équipements déjà coûteux. 

Les aides publiques, mal ciblées, ont favorisé la spéculation et l’industrialisation du secteur, au détriment des petits producteurs locaux. En Bretagne, en Auvergne ou dans le Jura, des filières artisanales peinent à survivre face à la concurrence des grands groupes et des importations. Cette dépendance à une ressource mondialisée fragilise la sécurité énergétique des territoires. En cas de crise géopolitique ou de mauvaise récolte, les prix s’envolent, et l’accès à l’énergie devient incertain. La promesse d’une énergie « locale et souveraine » s’effondre face à la réalité du marché globalisé.

Alternatives : sobriété, rénovation, circuits courts

Face à ce constat, il est urgent de repenser en profondeur notre rapport à l’énergie et à la forêt. Le chauffage au bois ne peut être considéré comme une solution écologique que s’il repose sur une gestion réellement durable, locale et limitée de la ressource. Il doit rester une option marginale, réservée aux circuits courts, et non devenir le pilier d’une politique énergétique à grande échelle.

La priorité doit aller à la rénovation thermique des bâtiments, à la réduction de la consommation et à la protection stricte des forêts primaires, en France comme à l’étranger.

La transition écologique ne peut se faire au prix de la biodiversité mondiale ni sur le dos des populations locales victimes de la déforestation. Des alternatives existent : isolation performante, pompes à chaleur alimentées par des énergies renouvelables, solaire thermique, réseaux de chaleur urbains ou mieux : 

 Ces solutions, combinées à une vraie politique de sobriété, permettraient de réduire la demande de bois-énergie et de préserver les forêts pour les générations futures.

–  Maureen Damman


Photo de couverture : Pexels.

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