24.09.2025 à 19:14
La rédaction de Terrestres
Une nouvelle vague de conseils des Terrestres pour bien résister à la rentrée. Quatre livres au programme : des glaciers qui donnent le vertige, l'héritage de la lutte majeure de SOS Loire Vivante, un « manuel de dénoyade » pour s’immerger dans l’époque et un grand roman du dérèglement climatique. Bonnes lectures !
L’article Conseils #4 : Nastassja Martin, Non-noyées, un Déluge et des barrages sur la Loire est apparu en premier sur Terrestres.
Le retrait des glaciers signe la catastrophe en cours, comme un condensé d’Anthropocène. Le livre Les sources de glaces participe de la mise en récit de ces disparitions et des luttes à naître pour ne pas qu’elles sombrent dans les oubliettes de la mauvaise conscience des Modernes.
Il faut l’avouer, en matière d’édition, le beau coûte cher, et notre conseil de lecture ne déroge pas à la règle. Si ses 37€ excèdent votre budget lecture, vous pouvez feuilleter l’ouvrage en librairie, le faire commander par votre bibliothèque ou vous le faire offrir. Mais il faut dire la beauté de l’objet, le travail d’orfèvre des éditions Paulsen, la peau duveteuse de la couverture, le chemin parfaitement maîtrisé qui serpente entre textes, poèmes et photographies.
Le regard s’égare dans l’image. On peine à saisir l’échelle, le plan, la nature même de ce que l’on voit. La verticalité parfois permet de ressaisir l’ensemble, il est immense. Par ses photos, Olivier de Sépibus nous fait sentir la texture du glacier, on effleure sa peau, poreuse, craquelée, épiderme endormi d’un dragon millénaire. Mais aussi, à mesure que l’on avance dans des séries chapitrées par la poésie magnifique de René Char, peau de chagrin : la moraine gagne, la neige brunie s’épuise en filet d’eau, il ne reste plus rien de blanc et pourtant, le glacier est là, immense, métamorphosé, mais partout présent dans la forme du vallon, la pente du pierrier.
Dans un texte dont on aurait rêvé pour Terrestres, mais qui se trouve ici dans un si bel écrin que l’on ne regrette vraiment rien, Nastassja Martin nous invite à sentir-penser le glacier comme sujet, un être animé, qui se gonfle et se dégonfle dans sa lente respiration annuelle, glisse, s’étale et dont la pulsation insuffle les battements du monde, circulant de l’océan aux sommets alpins et délivrant à tous les êtres l’eau qui les fait vivre. Le glacier renferme la mémoire du monde, et sa disparition signale les pathologies de notre civilisation.
Lorsqu’on considère le glacier comme une ressource, son épuisement inexorable invite à l’action. Si c’est un stock d’eau potable, bâchons-le pour en ralentir la fonte ; si c’est une source d’informations sur l’histoire longue de notre planète, extrayons des carottes pour les conserver dans des réfrigérateurs ; si c’est un substrat qui stabilise le sol et retient la montagne, le pompage subglaciaire pourrait offrir un répit pour les villages de l’aval. Mais si le glacier est un être avec lequel nous partageons le monde, qui nous constitue et auquel nous sommes liés de mille façons, alors cette agitation ne peut suffire. Pire, elle détourne de ce que nous devons aux êtres chers lorsqu’ils disparaissent : le recueillement, la joie de les aimer et la responsabilité de leur faire une place dans nos vies et nos mémoires pour transmettre ces liens à celles et ceux qui ne les connaîtront pas. J’ai l’impression que ce livre fait cela.
On ne « sauvera » pas les glaciers des Alpes, mais on peut faire vivre leurs fantômes afin que ces géants qui ont façonné les montagnes et ses habitants persistent sous d’autres formes. Transmettre la conscience de leur puissance, de leur majesté, quand bien même celles-ci ne se manifestent plus sous l’aspect grandiose d’une immense étendue blanche mais dans les formes modestes et surprenantes de cette vie nouvelle qui émerge et s’organise là où la glace se retire.
Comme le monument au pigeon disparu dont nous parle Aldo Leopold, mais libéré des réflexes mémoriels d’une civilisation bâtisseuse qui fige dans la pierre le souvenir de ses héros, ce livre contribue à une œuvre collective : inventer des récits et bricoler des mémoires, non pas tant pour honorer les êtres disparus que pour les garder bien vivants en nous et autour nous, comme autant de petites touches qui diffractent le sublime du paysage pour en faire un milieu plein de liens, de signes et de sens.
« Revers des sources :
pays d’amont,
pays sans biens,
hôte pelé,
je roule ma chance
vers vous »René Char, Retour amont – Poèmes
Virginie Maris
► Les sources de glace, d’Olivier de Sépibus & Nastassja Martin, Paulsen, 2025
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Première enquête dans la nouvelle ligne de la collection Domaine du possible, désormais dirigée par Anne de Malleray, le livre de Martin Arnould nous replonge dans une lutte à la fois majeure et méconnue du mouvement écologiste français : le combat, à partir de 1986, de SOS Loire Vivante contre la construction programmée de plusieurs barrages sur le haut bassin de la Loire, en particulier celui de Serre-de-la-Fare qui menaçait d’engloutir vingt kilomètres de gorges sauvages entre Goudet et Solignac-sur-Loire.
En mêlant un amour palpable des lieux avec une description minutieuse des modes d’action et de l’organisation du mouvement, quelques éléments biographiques, des anecdotes, des connaissances écologiques et hydrographiques, une mise en perspective historique, Martin Arnould parvient à nous faire à la fois sentir et comprendre la lutte, notamment l’occupation résolue du site durant cinq ans, à partir de 1988, qui a fini par contraindre l’État à renoncer d’abord au barrage de Serre-de-la-Fare en 1991, puis à l’ensemble du programme d’aménagement lourd de la Loire en 1994.
Mais il faut dire aussi à quel point le livre constitue un pari éditorial réussi, qui amorce une vraie réflexion sur les manières de raconter les luttes et les expériences de l’écologie politique, pour « nourrir la critique et outiller l’action » comme le défend le nouveau manifeste de la collection.
Autour du récit principal, qui constitue la colonne vertébrale de l’ouvrage, on sinue ainsi entre les superbes dessins de Jean-Alfredo Albert (qui disent, depuis aujourd’hui, les paysages sauvés des eaux), les photographies historiques de la lutte (qui rappellent parfois la joie drôle et rageuse de celles de la lutte des femmes de Greenham) et un entretien particulièrement émouvant entre l’éditrice, Martin Arnould et son père, Jean-François, aujourd’hui âgé de 90 ans, figure de la lutte lui aussi.
Cette composition donne au livre la puissance croisée du témoignage, forcément partiel et partial, de l’un des acteurs de la lutte, et des matériaux plus bruts, qui permettent à chacun·e de s’approprier le récit, avec ses failles, ses étonnements, ses certitudes, ses doutes, ses enthousiasmes, tout en le laissant résonner avec nos propres attachements et nos propres expériences.
Je dois d’ailleurs dire que le livre m’a d’autant plus touché que nos séminaires de travail avec le collectif de rédaction de la revue se passent souvent dans ces coins de Haute-Loire que j’ai appris à aimer, et parce que j’ai aussi tenté de me bagarrer — avec nettement moins de succès — pour défendre un autre bout de Loire, plus en aval, contre un autre grand projet stupide et destructeur.
Ce côté « ouvert » d’un livre-matériaux et sa rencontre avec ma propre expérience affective et militante a d’ailleurs fait naître une interrogation — mais vos lectures feront certainement émerger d’autres questions !
Pour ma part, je n’arrête pas de me demander comment les militant·es de SOS Loire Vivante ont pu échapper à ce qui est aujourd’hui le quotidien de toute opposition à un grand projet, à savoir la violence policière constante, les expulsions du moindre début d’occupation, le fichage par les services de renseignement, bref la répression méthodique.
Le récit de la lutte n’est certes pas exempt de violence, avec notamment des incendies et des coups de fusil de la part des partisans du projet. Elle est aussi hantée par l’ombre du meurtre de Vital Michalon, tué en 1978 par la grenade d’un gendarme lors d’une manifestation antinucléaire à Creys-Malville, traumatisme durable du mouvement écologiste français.
Mais comme le concède Arnould avec un étonnement rétrospectif, les Premiers ministres successifs, de gauche comme de droite, de Rocard à Balladur, tous ont eu « l’obligeance de ne jamais envoyer les gendarmes mobiles, comme Jean-Marc Ayrault le fera à Notre-Dame-des-Landes ou Manuel Valls à Sivens » (p. 91). Pourquoi cette retenue ? Faut-il, comme semble le faire parfois l’auteur, chercher l’explication dans les formes d’organisation particulière revendiquées par SOS Loire Vivante (non-violence totale, composition politique très large, alliance avec de grandes ONG comme le WWF) ? Ou bien doit-on plutôt attribuer cette relative paix policière à un contexte politique particulier, un moment où, peut-être, le capitalisme n’a pas pleinement conscience de la menace existentielle qu’une écologie politique conséquente constitue pour lui ?
Le livre, par sa construction, laisse élégamment la question en suspens : à nous d’y réfléchir ! Ce faisant, il se place à l’endroit le plus juste pour raconter aujourd’hui un combat comme celui de Loire Vivante. Tout en contribuant à garder vivace la mémoire d’une lutte, il maintient cette mémoire ouverte : comme une matière à inspiration autant qu’à discussion.
Aurélien Gabriel Cohen
► Au pied du barrage de Martin Arnould, Actes Sud, 2025
Ce n’est pas vraiment un recueil de poésie, ni un récit de « nature writing » à la première personne, et pas un pamphlet antispéciste non plus. Non noyées est un peu tout ça, et aussi autre chose : un « manuel de dénoyade » pour respirer dans des conditions irrespirables qui explore dix-neuf « leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines » (le féminin générique est employé à travers le livre). S’auto-définissant comme « semeuse de troubles queer noire, évangéliste de l’amour et cousine aspirante de tous les êtres sensibles », Alexis Pauline Gumbs s’est imposée ces dernières années comme une penseuse incontournable des féminismes Noires, de l’écologie, et des maternités radicales.
Du « droit à l’obscurité » inspiré de la baleine à bec, aux pratiques d’alimentation collectives et circulaires des raies manta, en passant par l’abandon confiant des dauphins-pandas qui s’échouent sur les rivages, certains que la marée les ramènera à la mer, l’autrice tisse habilement savoirs naturalistes et poésie pour décrire les existences étonnamment queer, féroces, et parfois ludiques des mammifères de la mer. Au-delà des dualismes stériles – entre spirituel et politique, masculin et féminin (jusque dans le choix des polices de caractères, qui explorent une écriture dégenrée), elle pratique « l’art de l’identification » : non pas un geste de nomination, de capture ou de classification d’autres espèces, mais un mouvement par lequel on se reconnaît en elles, et avec elles.
Celles et ceux qui s’attendent à trouver ici un manifeste antiraciste pour une justice interespèces rigoureusement argumenté risquent d’être désorientés, peut-être même irrités, par l’absence de direction programmatique, par la pluie de « je t’aime » qui émaillent le texte, et par la primauté accordée à la résonance sensible plutôt qu’à la critique acérée. Pour reprendre le titre de la célèbre invitation d’Audre Lorde à nommer ce qui est structurellement invisibilisé, coulé et marginalisé, la poésie n’est pourtant pas un luxe, et encore moins quand elle rend hommage aux héritages des féministes Noires et qu’elle nous permet de nous identifier « avec une personne qui appartient soi disant à une autre espèce ». Encore faut-il accepter de ralentir. Et là encore, nous pouvons apprendre des mammifères marines : la phoque commune, lorsqu’elle plonge, peut faire tomber les battements de son cœur à trois, parfois quatre par minute (leçon 17).
Les dessins de Maya Mihindou sont d’une puissance radieuse, et à eux seuls, justifient qu’on ouvre le livre et qu’on s’y attarde – des baleines, des bateaux, des racines, des bulles et des sirènes s’entrelacent, nagent, s’affrontent, et résistent, évoquant la mue, la fugitivité, le souffle et la guérison – c’est magnifique, ça fait songer, et, comme dirait l’ami à qui j’ai envoyé des photos du livre par message, « purée, ça donne tellement envie de se faire tatouer » !
Léna Silberzahn
► Non noyées : leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines d’Alexis Pauline Gumbs,
Burn~Août / Les liens qui libèrent, 2024
Le roman de Stephen Markley intitulé Le Déluge, paru aux États-Unis en 2022, prend la forme d’une fresque sociale et politique décrivant les affres d’une civilisation prise dans la tourmente du réchauffement climatique.
Situé dans le contexte géopolitique des États-Unis, le décor dressé par l’auteur au début du roman est des plus réalistes. On y retrouve ce qui semble de plus en plus, aujourd’hui, former le tissu de nos vies quotidiennes et de notre actualité médiatique : multiplication des catastrophes écologiques, montée de la violence et du fascisme, développement des technologies numériques, de l’IA et des systèmes de surveillance.
Sur une période temporelle allant de 2013 à 2039, on suit les trajectoires de personnages mis à l’épreuve de ces bouleversements et de leurs conséquences sur les plans intime, social et politique. Des liens, frictions, échos ou dépendances se nouent entre les vies de Tony, climatologue menacé de mort pour ses travaux sur la fonte des glaces arctiques ; de Keeper, jeune prolétaire drogué et désœuvré devenu le jouet involontaire de groupes terroristes ; d’Ashir, ingénieur informaticien qui construit des systèmes de modélisation prédictifs pour tenter de limiter les effets de la crise climatique ; de Murdock, ancien démineur de l’armée américaine recruté par un groupe de saboteurs ; de Kate, jeune militante transformée en égérie internationale de la lutte écologique ; de Jackie, publicitaire BCBG avide d’ascension sociale, prête à vendre son âme aux lobbys pétroliers et industriels pour empêcher le vote d’une loi sur le climat ; ou encore celle du « Pasteur », ancien acteur hollywoodien converti à l’évangélisme qui utilise les réseaux sociaux et la réalité virtuelle pour diffuser massivement son message d’apocalypse.
Quelles réponses chacune de ces trajectoires tente d’apporter aux bouleversements engendrés par le réchauffement climatique, pour le meilleur comme pour le pire ? Markley nous fait entrer dans la tête de chaque personnage pour suivre les mouvements et métamorphoses qui s’opèrent en lui au cours du temps et face aux événements, tout en explorant les effets de résonance ou de rétroaction à distance qui se produisent entre ces lignes de vie, tissant la toile d’une intrigue complexe, prise dans les soubresauts d’une Terre en éruption.
La montée se fait tout en crescendo, augmentant en proportion du déchaînement et de la multiplication des catastrophes écologiques – montée des eaux, méga-feux, sécheresses, ouragans, tempêtes -, exacerbant les inégalités, les dominations de classe, la déshumanisation technologique et le racisme qui déchirent la société américaine contemporaine.
À mesure que l’étau climatique se resserre, toutes ces vies se trouvent emportées dans le mouvement d’une spirale collective infernale au sein de laquelle elles ne cessent de se débattre et de chercher des issues. La montée en puissance des catastrophes écologiques nourrit une angoisse grandissante et une désagrégation du corps social, se traduisant par la montée de politiques techno-sécuritaires et autoritaires qui ne font, en retour, qu’accroître les violences et les destructions.
Le roman tire sa force de la description progressive et minutieuse, quasi-scientifique, de la complexité des ressorts, à la fois politiques, économiques, sociaux et psychologiques, qui participent à la formation de cette spirale infernale. Il déplie aussi la palette des choix qui s’offrent à nous aujourd’hui pour tenter d’y répondre et leurs possibles conséquences sur notre avenir commun : transformation sociale, réforme politique, quête eschatologique, sacrifice apocalyptique ou repli identitaire violent. Sa lecture peut indéniablement susciter de l’éco-anxiété, tant la dystopie qui s’y dessine semble réaliste, fidèle portrait d’un ensemble de tendances à l’œuvre dans notre monde contemporain.
Mais il est aussi possible de le voir comme une œuvre cathartique, réveillant et explorant toutes les émotions de pitié et de terreur que peuvent susciter les bouleversements de notre époque, moins pour condamner les lecteurs à la passivité et à l’inaction que pour leur donner les moyens d’appréhender un réel de plus en plus complexe, en révélant les tensions, contradictions, et ambivalences de notre nouvelle condition.
Sophie Gosselin
► Le Déluge de Stephen Markley, Albin Michel, 2024 (traduit de l’américain par Charles Recoursé)
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L’article Conseils #4 : Nastassja Martin, Non-noyées, un Déluge et des barrages sur la Loire est apparu en premier sur Terrestres.
05.09.2025 à 10:38
Hamza Hamouchene
Penser ensemble Gaza et le climat ? Oui, car tout se tient comme le défend ici Hamza Hamouchene, qui retrace l’écocide au long cours derrière le génocide en cours. Après la destruction de l’agriculture et l’accaparement de l’eau, les projets énergétiques d’Israël jettent une lumière crue sur l’impérialisme extractiviste à l’œuvre dans la logique coloniale.
L’article La Palestine, l’impérialisme et la catastrophe climatique est apparu en premier sur Terrestres.
Cet article est basé sur un chapitre du livre collectif Rising for Palestine : Africans in Solidarity for Decolonisation and Liberation (« Se soulever pour la Palestine : les Africain·es solidaires de la décolonisation et de la libération »), édité par Raouf Farah et Suraya Dadoo, à paraître aux éditions Pluto Press début 2026.
À première vue, il peut sembler inapproprié, voire déplacé, d’aborder les enjeux climatiques et écologiques alors qu’un génocide se déroule actuellement à Gaza. Mais il ne s’agit pas seulement d’un génocide ; on assiste également à un écocide, voire à ce que certain·es décrivent comme un holocide, c’est-à-dire l’anéantissement délibéré d’un tissu social et écologique dans son intégralité. La bande de Gaza est jonchée de plus de 40 millions de tonnes de débris et de matériaux dangereux, qui recouvrent pour la plupart des restes de corps humains. Au début de l’année 2024, une grande partie des terres agricoles de Gaza était déjà ravagée, après que les vergers, les serres et les cultures de subsistance ont été anéantis par les bombardements incessants. Les oliveraies et les fermes ne sont plus qu’un tas de terre et de poussière, les munitions et les toxines contaminent les sols et les eaux souterraines, tandis que l’eau de mer au large de Gaza est saturée d’eaux usées et de déchets, après qu’Israël a coupé l’alimentation en électricité et détruit les stations d’épuration.
Saisir l’ampleur de la dévastation écologique que génère le génocide commis par Israël permet de mettre en évidence les nombreuses interconnexions entre la crise climatique et écologique et la lutte pour la libération de la Palestine. Il ne peut y avoir de véritable justice climatique à l’échelle mondiale sans la libération du peuple palestinien, de même que cette lutte de libération est intrinsèquement liée à la survie de la terre et de l’humanité.
Les propos qui vont suivre cherchent à démontrer que la destruction des écosystèmes opérée par Israël est en lien direct avec la violence coloniale que l’État hébreu déploie en Palestine, et qui a atteint son paroxysme avec le génocide en cours. Nous cherchons ici à démontrer que les dommages environnementaux ont constitué, dès le départ, un aspect essentiel du système de domination coloniale sioniste, et comment ces dégradations ont constitué un outil pour contrôler et anéantir. Par la suite, la présente analyse abordera des enjeux cruciaux tels que la vulnérabilité climatique disproportionnée imposée aux Palestinien·nes, le déploiement par Israël de stratégies d’éco-blanchiment et d’éco-normalisation pour camoufler sa stratégie d’occupation et d’apartheid, ainsi que l’écocide en cours à Gaza et la place d’Israël dans le régime du capitalisme fossile mondial. Enfin, nous évoquerons la résistance du peuple palestinien à travers des pratiques enracinées dans le respect de la terre et des cultures, qui promeuvent non seulement un rejet de la domination mais également une conception particulière de la justice environnementale, ancrée dans les luttes de libération.
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Israël a toujours décrit la Palestine d’avant 1948 comme un territoire vide et désertique, contrastant avec l’oasis florissante promise par la création de l’État d’Israël. Ce discours environnemental raciste dépeint les peuples autochtones de Palestine comme des sauvages qui négligent, voire détruisent les terres sur lesquelles ces populations vivent depuis des millénaires. Cette perspective environnementale n’est pas nouvelle, ni même propre au colonialisme israélien. En invoquant le concept d’« orientalisme environnemental », la géographe Diana K. Davis souligne que dans l’imaginaire anglo-européen du 19ᵉ siècle, les milieux naturels dans le monde arabe ont souvent été représentés comme « dégradés d’une certaine façon », ce qui impliquait la nécessité d’une intervention pour les améliorer, les restaurer, les normaliser et les réparer1.
L’idéologie sioniste de la Rédemption de la terre se reflète dans le discours construit autour des projets de boisement menés par le Fonds national juif (FNJ), une organisation parapublique israélienne. Le FNJ a cherché à recouvrir les vestiges matériels et symboliques des 86 villages palestiniens détruits lors de la Nakba en ayant recours au boisement2. Sous couvert de politiques de conservation, l’organisation a instrumentalisé la plantation d’arbres pour dissimuler la réalité des déplacements massifs de populations liés à la colonisation, du nettoyage ethnique, de la destruction de l’environnement et de la dépossession, tout en créant de nouveaux paysages destinés à remplacer les paysages autochtones.
La chercheuse Ghada Sasa décrypte avec brio ces pratiques éco-coloniales, qu’elle décrit comme relevant d’un colonialisme « vert », c’est-à-dire l’appropriation par Israël de concepts environnementalistes pour éliminer la population palestinienne autochtone et accaparer ses ressources. Elle décrit comment l’État hébreu utilise les classifications et appellations de préservation de l’environnement (parcs nationaux, forêts et réserves naturelles) pour justifier l’accaparement des terres et empêcher le retour des réfugié·es palestinien·nes, dans le but de vider la Palestine de son essence historique pour judaïser et européaniser son territoire, en effaçant l’identité palestinienne et en éliminant la résistance à l’oppression coloniale. Ces pratiques servent également à « écologiser » l’image de l’État d’Israël dans un contexte d’apartheid3.
Qu’il s’agisse de campagnes de boisement ou de l’accaparement des ressources en eau, les atteintes aux milieux naturels commises par Israël en Palestine illustrent comment la relation à la nature s’inscrit dans une logique coloniale plus vaste.
L’eau fait partie des ressources qu’Israël accapare en Palestine. Peu après la création de l’État d’Israël en 1948, le FNJ a asséché le lac Hula et les zones humides environnantes dans le nord de la Palestine historique4, au prétexte que cela était nécessaire pour agrandir les surfaces agricoles. Or, non seulement le projet n’a pas permis de dégager des terres agricoles « productives » pour les colons juif·ves européen·nes nouvellement arrivé·es, mais cela a également causé des dommages environnementaux considérables, en décimant des espèces végétales et animales essentielles4 et en polluant les eaux se déversant dans la mer de Galilée (lac de Tibériade), ce qui a eu un impact sur la qualité de l’eau du fleuve Jourdain en aval5. À peu près à la même période, la compagnie nationale des eaux israélienne Mekorot a commencé à détourner les eaux du Jourdain vers les colonies et les villes côtières israéliennes, ainsi que vers les colonies juives installées dans le désert du Naqab (Néguev)6. À la suite de l’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967, le pompage des eaux du Jourdain s’est intensifié. Aujourd’hui, le fleuve n’est plus qu’un ruisseau pollué par les déchets et les eaux usées, en particulier sa section en aval7.
Qu’il s’agisse de campagnes de boisement ou de l’accaparement des ressources en eau, les atteintes aux milieux naturels commises par Israël en Palestine illustrent comment la relation à la nature s’inscrit dans une logique coloniale plus vaste. Le colonialisme de peuplement est une forme de domination qui vient violemment perturber les relations des peuples avec leur environnement, en ce qu’il « fragilise stratégiquement la survivance collective des communautés autochtones sur leurs terres8 ». Vu sous cet angle, le colonialisme de peuplement s’apparente à une domination écologique, car il efface les relations essentielles qu’entretiennent les peuples autochtones avec leurs milieux naturels pour imposer des modèles écologiques coloniaux. Comme le fait remarquer Kyle Whyte, « les populations de colons s’efforcent de créer leurs propres écosystèmes en éradiquant les écosystèmes autochtones, ce qui exige souvent d’introduire d’autres ressources et d’autres êtres vivants9 ». À cet égard, la chercheuse Shourideh Molavi affirme elle aussi que la violence coloniale est « avant tout une violence écologique », une tentative de remplacer un écosystème par un autre. Ce point de vue est partagé par l’architecte Eyal Weizman, qui soutient que « l’environnement constitue l’un des instruments du racisme colonial, sur lequel on s’appuie pour accaparer les terres, renforcer les lignes de siège et perpétuer la violence10 ». Weizman observe qu’en Palestine, « la Nakba revêt également une dimension environnementale moins connue, à savoir le bouleversement global de l’environnement, de la météo, des sols ; la perturbation du climat local, de la végétation et de l’atmosphère. La Nakba est un processus de changement climatique imposé par la colonisation.10 »
Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « Prise de terre et Terre promise : sur l’État colonial d’Israël » d’Ali Zniber, août 2024.
Dans ce contexte où l’État israélien est responsable de la dégradation des milieux naturels en Palestine, la population palestinienne est aujourd’hui confrontée à l’intensification de la crise climatique à l’échelle mondiale. D’ici la fin du siècle, les précipitations annuelles dans la région pourraient diminuer de 30 % par rapport à la période 1961-199011. Le groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) prévoit une augmentation des températures de 2,2 à 5,1 °C, ce qui entraînera des perturbations climatiques aux effets potentiellement catastrophiques, notamment une accélération de la désertification12. L’agriculture, qui constitue la clé de voûte de l’économie palestinienne, s’en trouvera profondément impactée. Le raccourcissement des saisons de croissance des cultures et l’augmentation des besoins en eau entraîneront une hausse des prix des denrées alimentaires, ce qui constitue une menace pour la sécurité alimentaire.
La vulnérabilité de la population palestinienne face au changement climatique doit être comprise dans le contexte de la violence coloniale qu’elle subit depuis un siècle : occupation, apartheid, dépossessions, déplacements de populations, oppression systémique et génocide. Comme l’a souligné Zena Agha13, ces violences exercées sur le temps long expliquent pourquoi les conséquences de la crise climatique affecteront, et affectent déjà les populations israélienne et palestinienne des Territoires palestiniens occupés (TPO) de manière profondément asymétrique. Ainsi, tandis que l’occupation continue d’empêcher les Palestinien·nes d’accéder aux ressources et de développer des infrastructures et des stratégies d’adaptation, Israël fait partie des pays les moins vulnérables au changement climatique dans la région, et des mieux préparés pour y faire face. Ainsi, en accaparant, pillant et en exerçant un contrôle sur la plupart des ressources disponibles en Palestine, des terres à l’eau en passant par l’énergie, Israël est en mesure de développer des technologies susceptibles d’atténuer certains des effets du changement climatique, aux dépens des travailleur·euses palestinien·nes et avec le soutien actif des puissances impérialistes. Pour résumer, les capacités d’adaptation au changement climatique sont profondément asymétriques entre Israël et la Palestine, et ces capacités sont déterminées en fonction de la race, de la religion, du statut juridique et des hiérarchies coloniales. On parle alors d’apartheid climatique, ou éco-apartheid14.
La vulnérabilité de la population palestinienne face au changement climatique doit être comprise dans le contexte de la violence coloniale qu’elle subit depuis un siècle : occupation, apartheid, dépossessions, déplacements de populations, oppression systémique et génocide.
La question de l’accès à l’eau illustre parfaitement cette situation profondément inégalitaire. Contrairement aux pays voisins, la région située entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée ne souffre pas de pénuries d’eau. Pourtant, les populations palestiniennes de Cisjordanie et de Gaza sont affectées de manière chronique par une crise de l’accès à l’eau, en raison de la primauté donnée aux populations juives imposée par l’occupation, et de l’apartheid pratiqué autour des infrastructures hydrauliques. Depuis le début de l’occupation de la Cisjordanie en 1967, l’État d’Israël a monopolisé les sources d’eau douce, une pratique légitimée par les accords d’Oslo II en 1995, qui ont accordé à Israël le contrôle d’environ 80 % des ressources en eau présentes sur le territoire cisjordanien. Alors qu’Israël a perfectionné ses technologies de gestion des eaux et généralisé l’accès à l’eau de part et d’autre de la « Ligne verte », il devient de plus en plus difficile pour les Palestinien·nes d’accéder aux ressources en eau en raison de l’apartheid, de l’accaparement des terres et des dépossessions. En effet, l’État hébreu contrôle les sources d’eau douce, impose des quotas d’approvisionnement stricts à la population palestinienne, interdit tous les projets d’aménagement, tels que la création de puits, et a détruit à de nombreuses reprises des infrastructures d’approvisionnement en eau mises en place par les Palestinien·nes. En conséquence, la population juive israélienne installée entre le Jourdain et la Méditerranée dispose d’abondantes ressources en eau, grâce à l’accaparement et aux technologies de dessalement de l’eau de mer, tandis que la population palestinienne est confrontée à des pénuries chroniques qui s’aggraveront sous l’effet du changement climatique.
Les disparités sont frappantes : la consommation quotidienne d’eau par habitant·e en Israël était de 247 litres en 2020, soit plus de trois fois les 82,4 litres dont dispose quotidiennement chaque Palestinien·ne de Cisjordanie15. Dans les territoires occupés, 600 000 colons israélien·nes illégaux utilisent six fois plus d’eau que les 3 millions de Palestinien·nes. En outre, dans les colonies israéliennes illégales sont consommés jusqu’à 700 litres d’eau par personne et par jour, notamment pour entretenir des équipements de luxe comme les piscines et les gazons, tandis que certaines communautés palestiniennes, qui ne sont pas rattachées au réseau de distribution d’eau, survivent avec à peine 26 litres par personne et par jour. Ceci est proche de la moyenne dans les zones sinistrées et bien moins que la quantité d’eau suffisante pour les besoins personnels et domestiques, soit entre 50 et 100 litres d’eau par personne et par jour, préconisés par les Nations Unies et l’OMS16. En 2015, seuls 50,9 % des ménages cisjordaniens bénéficiaient d’un accès quotidien à l’eau, tandis qu’en 2020, l’ONG israélienne B’Tselem estimait que seulement 36 % des Palestinien·nes de Cisjordanie jouissaient d’un accès à l’eau stable tout au long de l’année, avec un approvisionnement en eau disponible moins de 10 jours par mois pour 47 % d’entre elles et eux.
Dans les territoires occupés, 600 000 colons israélien·nes illégaux utilisent six fois plus d’eau que les 3 millions de Palestinien·nes.
La situation est pire encore à Gaza. Même avant le génocide actuel, seuls 30 % des ménages disposaient d’un accès quotidien à l’eau, un chiffre qui a fortement chuté depuis le début de l’offensive israélienne17. L’État d’Israël ne se contente pas de bloquer l’approvisionnement en eau propre et en quantité suffisante dans l’enclave de Gaza, il empêche également la construction ou la réparation d’infrastructures de gestion des eaux en bloquant l’acheminement des matériaux nécessaires. Les conséquences sont dramatiques : avant le début du génocide, 90 à 95 % de l’eau à Gaza était impropre à la consommation et inutilisable pour l’irrigation18. La pollution de l’eau était à l’origine de plus de 26 % des maladies signalées et constituait l’une des premières causes de mortalité infantile, responsable de plus de 12 % des décès d’enfants gazaouis19. En février 2025, alors que la violence génocidaire se poursuit et que la famine s’aggrave, Oxfam estimait l’eau disponible à Gaza à 5,7 litres d’eau par jour et par personne20.
Dans un tel contexte de restrictions de l’accès à l’eau, les impacts du changement climatique sur la qualité et la disponibilité de l’eau seront dévastateurs, en particulier à Gaza.
Face à l’escalade des tensions liées à l’eau, à l’environnement et au climat auxquelles sont confronté·es les Palestinien·nes, Israël se présente pourtant comme le champion des technologies vertes, du dessalement d’eau de mer et des projets d’énergie renouvelable, déployés en Palestine occupée et ailleurs. En se targuant d’être un pays développé et engagé pour le climat au milieu d’un Moyen-Orient aride et régressif, l’État hébreu utilise son image « écolo » pour justifier sa politique coloniale de dépossession, blanchir son régime de colonisation et d’apartheid et pour occulter les crimes de guerre commis contre le peuple palestinien. Les accords d’Abraham signés avec les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Maroc et le Soudan en 2020 ont permis de renforcer cette image, de même que d’autres accords conclus pour la mise en œuvre conjointe de projets environnementaux autour des énergies renouvelables, de l’agro-industrie et de l’eau. Il s’agit d’une manifestation de l’éco-normalisation, qui consiste à utiliser une forme d’« écologisme » pour blanchir et normaliser les oppressions et injustices environnementales engendrées dans le monde arabe et ailleurs21.
Officialisée en décembre 2020, la normalisation des relations entre le Maroc et Israël est issue d’un accord entre deux puissances occupantes et facilité par leur protecteur impérial (les États-Unis, sous la houlette de Donald Trump), par lequel Israël et les États-Unis ont également reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Depuis lors, les investissements et les accords réalisés par Israël au Maroc se sont multipliés, en particulier dans les secteurs de l’agroalimentaire et des énergies renouvelables.
Le 8 novembre 2022, lors de la COP 27 organisée à Charm el-Cheikh, la Jordanie et Israël ont signé un protocole d’accord sous l’égide des Émirats arabes unis, afin de poursuivre une étude de faisabilité pour deux projets interconnectés, nommés Prosperity Blue et Prosperity Green, qui constituent les deux pôles du projet global Prosperity. En vertu de cet accord, la Jordanie achètera 200 millions de mètres cubes d’eau par an à une station israélienne de dessalement d’eau de mer située sur la côte méditerranéenne, dans le cadre du projet Prosperity Blue. Cette station sera alimentée par une centrale solaire de 600 mégawatts (MW) installée en Jordanie (projet Prosperity Green), qui sera construite par Masdar, une entreprise publique émiratie spécialisée dans les énergies renouvelables. La rhétorique philanthropique déployée autour du projet Prosperity Blue masque la réalité du pillage des ressources en eau en Palestine orchestré par Israël depuis des dizaines d’années, comme nous l’avons vu plus haut, et permet à l’État hébreu de nier sa responsabilité dans les pénuries d’eau qui touchent toute la région, tout en se présentant comme un agent de la protection de l’environnement et de la maîtrise des technologies liées à l’eau. L’entreprise Mekorot, actrice majeure des activités de dessalement d’eau de mer en Israël, se positionne comme un leader mondial dans ce domaine, en partie grâce à la propagande israélienne d’éco-blanchiment. Les bénéfices générés par l’entreprise financent à la fois ses propres opérations, ainsi que l’apartheid de l’eau exercé par le gouvernement israélien à l’égard de la population palestinienne.
En août 2022, la Jordanie a rejoint le Maroc, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte, Bahreïn et Oman en signant un autre protocole d’accord avec deux entreprises israéliennes de production d’énergie, Enlight Green Energy (ENLT) et NewMed Energy, afin de mettre en œuvre des projets d’énergie renouvelable dans toute la région, notamment dans les domaines de l’énergie solaire, de l’énergie éolienne et du stockage de l’énergie. Ces initiatives renforcent l’image d’Israël en tant que plaque tournante de l’innovation en matière d’énergies renouvelables, tout en lui permettant de poursuivre son projet de colonisation et d’étendre son influence géopolitique dans la région. L’objectif est d’intégrer Israël aux sphères énergético-économiques du monde arabe en lui conférant une position dominante, et en créant de nouvelles dépendances qui renforcent la dynamique de normalisation et présentent l’État hébreu comme un partenaire indispensable. Face à l’aggravation des crises écologique et climatique, les pays qui dépendent de l’énergie, de l’eau ou des technologies contrôlées par Israël pourraient en venir à considérer que la lutte de libération des Palestinien·nes passe au second plan, cherchant avant tout à sécuriser leur propre accès à ces ressources.
Plutôt que de considérer le monde arabe comme un ensemble homogène, il est essentiel d’identifier les hiérarchies et les inégalités internes qui la structurent. La région du Golfe fonctionne comme une force semi-périphérique, voire sous-impérialiste.
L’implication d’entreprises des pays du Golfe, telles que la société saoudienne ACWA Power et l’émiratie Masdar dans ces projets coloniaux met en évidence une caractéristique structurelle majeure du monde arabe. Plutôt que de considérer la région comme un ensemble homogène, il est essentiel d’identifier les hiérarchies et les inégalités internes qui la structurent. La région du Golfe fonctionne comme une force semi-périphérique, voire sous-impérialiste. Non seulement les pays du Golfe sont nettement plus riches que leurs voisins, mais ils participent également à la capture et la ponction de la plus-value à l’échelle régionale, reproduisant ainsi les dynamiques d’extraction, de marginalisation et d’accumulation par dépossession qui caractérisent les relations entre les centres impériaux et leurs périphéries.
Les crimes horribles qu’Israël commet actuellement contre la population et les milieux naturels à Gaza sont le prolongement d’une offensive de longue date qui continue de s’intensifier, comme le souligne Shourideh C. Molavi dans son livre Environmental Warfare in Gaza. En rejetant l’idée que l’environnement ne serait que le décor inerte du conflit, Molavi montre comment les pratiques coloniales de l’État d’Israël instrumentalisent les composantes environnementales pour mener une guerre militaire à l’intérieur, et autour de la bande de Gaza10. Dans cette guerre, la destruction des zones résidentielles va de pair avec la dévastation des espaces agricoles à Gaza.
En ravageant des terres, en imposant aux agriculteur·trices palestinien·nes des restrictions sur les types et la taille des cultures autorisées, et en éradiquant pratiquement toutes les oliveraies et les plantations traditionnelles d’agrumes, Israël déploie à Gaza une violence d’ordre écologique. Outre les incursions et les massacres à répétition, les bulldozers israéliens traversent régulièrement la bande de Gaza pour décimer les cultures et détruire les serres agricoles. Comme cela a été documenté par le groupe de recherche londonien Forensic Architecture, l’État hébreu a petit à petit étendu la superficie de son no-man’s land militarisé, dite « zone tampon », le long de la frontière orientale de Gaza.
Depuis 2014, Israël a également recours à un arsenal chimique pour pulvériser régulièrement des herbicides toxiques au moyen d’avions pulvérisateurs qui détruisent les plantations agricoles palestiniennes sur de vastes portions de territoire dans l’enclave de Gaza22. Le ministère palestinien de l’agriculture estime qu’entre 2014 et 2018, les pulvérisations aériennes d’herbicides ont endommagé plus de 13 kilomètres carrés de terres agricoles à Gaza23. Mais les impacts de ces produits chimiques ne se limitent pas aux cultures ; en effet, l’ONG palestinienne de défense des droits humains Al-Mezan a averti que le bétail consommant des plantes contaminées chimiquement pourrait représenter un danger pour la santé humaine via la chaîne alimentaire24.
À Gaza, les colonisateur·trices sont engagé·es depuis longtemps dans un processus de désertification en transformant des terres agricoles autrefois fertiles en un espace aride et désolé, amputé de sa végétation.
Avant même le début du génocide, ces pratiques avaient ravagé des parcelles entières de terres arables, privant les agriculteur·trices gazaoui·es de leurs moyens de subsistance tout en offrant à l’armée israélienne une meilleure visibilité pour cibler à distance et mener des attaques meurtrières25. En conséquence, et contrairement aux vastes cultures irriguées de fraises, de melons, d’herbes aromatiques et de choux qui prospèrent dans les colonies israéliennes avoisinantes, les terres agricoles de Gaza semblent stériles et sans vie, non pas par nature mais à dessein. Au lieu de « faire fleurir le désert », les colonisateur·trices sont engagé·es dans un processus de désertification en transformant des terres agricoles autrefois fertiles en un espace aride et désolé, amputé de sa végétation.
C’est dans ce contexte de reconfiguration brutale du paysage biopolitique de Gaza (et de la Palestine historique dans son ensemble) par la colonisation qu’a eu lieu l’attaque du Hamas du 7 octobre. Depuis, les crimes commis par Israël à Gaza peuvent désormais être qualifiés d’écocide. L’étendue des dommages sur le territoire n’a pas encore été documentée, et les statistiques sont rapidement dépassées à mesure que l’État hébreu perpétue le génocide. On peut néanmoins citer ici quelques faits établis.
Comme le montre le groupe de recherche Forensic Architecture, dont les analyses s’appuient sur des images satellite, depuis le mois d’octobre 2023, les forces israéliennes ont systématiquement pris pour cible des vergers et des serres, dans une volonté délibérée de commettre un écocide et d’aggraver la famine catastrophique qui sévit actuellement à Gaza, et qui s’inscrit dans une stratégie plus large consistant à priver la population palestinienne des ressources dont elle a besoin pour survivre25. En mars 2024, environ 40 % des terres de Gaza utilisées pour la production agro-alimentaire avaient été ravagées, tandis que près d’un tiers des serres avaient été détruites, un chiffre qui s’élève à 90 % dans le nord et environ 40 % autour de la ville de Khan Younis25, au sud de la bande de Gaza. En outre, l’analyse des images satellite transmises au journal The Guardian en mars 2024 montre qu’à cette date, près de la moitié de la couverture arborée et des terres agricoles de Gaza avaient été anéanties, notamment par l’usage illégal de phosphore blanc. Comme le décrit un article du Guardian, les oliveraies et les fermes ont été réduites à des tas de poussière, les munitions et les toxines contaminent les sols et les eaux souterraines, et l’air est pollué par la fumée et les particules toxiques26. Il est très probable que la situation se soit considérablement aggravée depuis la rédaction de ces articles.
La rupture de l’approvisionnement en eau constitue l’une des facettes les plus meurtrières de l’écocide perpétré par Israël à Gaza. Avant même le début du génocide, environ 95 % des ressources en eau de l’unique nappe phréatique de Gaza étaient contaminées et impropres à la consommation ou à l’irrigation, conséquence du blocus inhumain et des attaques régulières commises par Israël pour empêcher la création et la réparation d’infrastructures de gestion des eaux et d’usines de dessalement. Depuis octobre 2023, les installations et les infrastructures hydrauliques à Gaza ont été totalement détruites, ce qui a entraîné une rupture de l’approvisionnement en eau potable et de gestion des eaux usées. Cette situation provoque de nombreux cas de déshydratation et des maladies, comme la typhoïde.
Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « En Palestine, « l’huile qu’on attend un an, les soldats la jettent en un instant » » par le Forum palestinien d’agroécologie, février 2025.
Outre les destructions directes causées par les attaques militaires, le manque de combustible a contraint les habitant·es de Gaza à abattre des arbres pour pouvoir cuisiner ou se chauffer, ce qui vient aggraver la raréfaction des arbres dont souffre actuellement le territoire. En parallèle, même les sols qui subsistent sont menacés par les bombardements israéliens et les destructions. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), bombarder des zones peuplées de manière intensive génère une contamination des sols et des eaux souterraines sur le long terme, à cause de l’afflux de munitions et parce que les bâtiments effondrés libèrent des substances dangereuses telles que l’amiante, des produits chimiques industriels et du carburant dans l’air, les sols et les eaux souterraines27. En juillet 2024, le PNUE estimait que les bombardements avaient généré plus de 40 millions de tonnes de débris et de substances nocives, recouvrant pour la plupart des restes humains. Il faudra 15 ans pour déblayer les décombres de Gaza, pour un coût qui pourrait s’élever à plus de 600 millions de dollars28.
L’écocide perpétré par Israël à Gaza s’étend jusqu’à la mer et au-delà, la côte méditerranéenne étant désormais saturée d’eaux usées et de déchets. Après qu’Israël a coupé l’approvisionnement en carburant de Gaza après le 7 octobre, les coupures d’électricité ont empêché le pompage des eaux usées vers les stations d’épuration, et 100 000 mètres cubes par jour d’eaux usées ont été déversés dans la Méditerranée. Outre la destruction des infrastructures sanitaires, les attaques contre les hôpitaux et le personnel de santé, et les restrictions sévères imposées à l’entrée de fournitures médicales sur le territoire, cette situation a créé les conditions « parfaites » propices à l’apparition de maladies infectieuses, telles que le choléra, et à la résurgence de maladies autrefois éradiquées par la vaccination, comme la polio29.
La longue liste des destructions décrites dans les paragraphes précédents ont conduit de nombreux expert·es et observateur·trices à affirmer que les attaques répétées d’Israël contre les écosystèmes à Gaza ont rendu le territoire invivable.
« Le génocide et les actes barbares perpétrés contre le peuple palestinien sont ce qui attend ceux qui fuient les Suds à cause de la crise climatique… Ce dont nous sommes témoins à Gaza est une répétition du spectacle de l’avenir. »
Gustavo Petro, président de la Colombie
Lors de la COP 28, sommet sur le climat qui s’est tenu à Dubaï en décembre 2023, le président colombien Gustavo Petro a déclaré que « Le génocide et les actes barbares perpétrés contre le peuple palestinien sont ce qui attend ceux qui fuient les Suds à cause de la crise climatique… Ce dont nous sommes témoins à Gaza est une répétition du spectacle de l’avenir.30 » Comme le dit si bien le président colombien, le génocide à Gaza est un avertissement de ce qui nous attend si nous ne nous organisons pas et ne résistons pas. L’empire et ses classes dirigeantes sont prêts à sacrifier des millions de personnes noires, basanées et blanches de la classe ouvrière pour garantir l’accumulation du capital et perpétuer leur domination. Cela se reflète clairement dans le refus de ces élites, lors de la COP 29 à Bakou, de s’engager en faveur de l’action climatique tout en continuant à financer le génocide à Gaza, de même que dans l’apartheid autour de l’accès aux vaccins lors de la pandémie de COVID-19.
Cela révèle également comment la guerre et les complexes militaro-industriels alimentent la crise climatique. En effet, l’armée américaine est l’institution qui émet le plus de CO2 au monde31. Pour ce qui est de la guerre génocidaire à Gaza, les émissions générées par l’État d’Israël ont dépassé, en deux mois seulement, les émissions annuelles de carbone d’une vingtaine des pays les plus vulnérables au changement climatique, et sont causées en grande partie par les vols cargo de l’armée américaine et la fabrication d’armes32. Les États-Unis ne se contentent pas de faciliter un génocide, ils contribuent également activement à l’écocide commis en Palestine.
Mais le lien entre la première puissance mondiale et ce qui se passe en Palestine est encore plus profond. La lutte pour la libération des Palestinien·nes est indissociable de la résistance contre le capitalisme fossile et l’impérialisme américain. La Palestine est située au cœur du Moyen-Orient, une région qui occupe une place centrale dans l’économie capitaliste mondiale, non seulement en raison des flux commerciaux et financiers qu’elle concentre, mais aussi car celle-ci constitue le noyau du système mondial des combustibles fossiles, assurant environ 35 % de la production de pétrole à l’échelle mondiale33. En parallèle, Israël cherche à devenir une plaque tournante régionale de la production d’énergie, notamment grâce aux gisements de gaz comme les champs de Tamar et Leviathan en Méditerranée, pour lesquels le pays a accordé de nouvelles licences d’exploration gazière, quelques semaines seulement après le début de sa guerre génocidaire à Gaza.
L’hégémonie américaine au Moyen-Orient, et ses effets sur le système du capitalisme fossile mondial, repose sur deux piliers : l’État d’Israël et les monarchies du Golfe. Le premier, décrit par l’ancien secrétaire d’État américain Alexander Haig comme « le plus grand porte-avions américain au monde, impossible à couler », représente le point d’ancrage de l’empire américain dans la région en participant au contrôle des ressources en combustibles fossiles, ce qui ouvre la voie à l’innovation en matière de technologies de surveillance et d’armement. Son intégration dans l’économie de la région s’opère par le biais de secteurs tels que l’agro-industrie, les énergies et la désalinisation. Pour renforcer leur domination, les États-Unis et leurs alliés s’emploient activement à normaliser la position d’Israël dans la région. Ce processus a débuté avec les accords de Camp David de 1978 et le traité de paix signé entre Israël et la Jordanie en 1994, suivis par les accords d’Abraham conclus en 2020 avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc. Avant le 7 octobre, la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite était imminente, dans le cadre d’un accord conçu sous l’égide des États-Unis qui aurait anéanti la cause palestinienne. Les actions de la résistance palestinienne ont perturbé ces plans.
La libération de la Palestine doit être un enjeu central des luttes en faveur de l’environnement et de la justice climatique à l’échelle mondiale.
Tout cela démontre que la libération du peuple palestinien ne relève pas simplement d’une question de morale ou de droits humains ; il s’agit aussi d’une confrontation directe avec l’impérialisme américain et le système du capitalisme fossile. C’est pourquoi la libération de la Palestine doit être un enjeu central des luttes en faveur de l’environnement et de la justice climatique à l’échelle mondiale. Cela implique de s’opposer à la normalisation d’Israël et de soutenir le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), notamment dans le domaine des technologies vertes et des énergies renouvelables. Il ne peut y avoir de justice climatique sans démanteler la colonie sioniste d’Israël et renverser les régimes réactionnaires des pays du Golfe. La Palestine est en première ligne sur le front international contre le colonialisme, l’impérialisme, le capitalisme fossile et la suprématie blanche. C’est pourquoi les mouvements pour la justice climatique et les organisations antiracistes et anti-impérialistes doivent soutenir la lutte de libération, et défendre le droit des Palestinien·nes à résister par tous les moyens nécessaires.
Face au cataclysme qu’elle subit, la population palestinienne continue de résister et de nous inspirer jour après jour par son soumoud (détermination, fermeté). Ce terme a de multiples significations. La chercheuse et militante palestinienne Manal Shqair le définit comme un ensemble de pratiques quotidiennes de résistance et d’adaptation aux difficultés de la vie quotidienne sous la domination coloniale imposée par Israël34. Le terme fait également référence à la persistance du peuple palestinien à demeurer sur ses terres, et à préserver son identité et sa culture face à la dépossession et aux discours qui présentent les colons juif·ves comme la seule population légitime de la région34.
Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « Démembrer et pulvériser les corps : sur la guerre d’anéantissement à Gaza » de Suzanne Beth, janvier 2025.
En introduisant le concept d’éco-soumoud, qui renvoie aux actes quotidiens de ténacité des Palestinien·nes qui emploient des moyens écologiques ancrés dans la terre afin de maintenir un lien profond avec celle-ci, les travaux de Manal Shqair nous permettent d’approfondir notre compréhension de la persévérance du peuple palestinien. Cette notion englobe les savoirs autochtones, les valeurs culturelles et les pratiques quotidiennes que les Palestinien·nes mettent en œuvre pour résister à la rupture violente de leur lien avec la terre. L’éco-soumoud repose sur l’idée que les seules réponses viables aux crises écologique et climatique sont celles qui soutiennent la quête de justice, de souveraineté et d’autodétermination du peuple palestinien, en mettant fin au régime israélien d’occupation et d’apartheid qui, en tant que colonie de peuplement, doit être démantelé. La pratique de l’éco-soumoud est ancrée dans la foi qu’il est possible de vaincre le colonialisme israélien, et véhicule l’aspiration inébranlable des populations colonisées à être elles-mêmes maîtresses de leur destin.
La résistance héroïque dont font preuve les Palestinien·nes, qui s’exprime à travers la notion d’éco-soumoud et par un profond attachement à la terre, est une source d’inspiration pour les mouvements progressistes du monde entier, en lutte pour un monde plus juste face à des désastres qui s’accumulent. Pour conclure ce chapitre, on peut citer l’écomarxiste Andreas Malm, qui établit un parallèle poignant entre la résistance du peuple palestinien et la lutte contre le réchauffement climatique :
« Qu’est-ce que le front climatique peut apprendre de la résistance palestinienne ? Que même lorsque la catastrophe est intégrale, implacable et ininterrompue, nous continuons à résister. Même lorsqu’il est trop tard, lorsque tout a été perdu, lorsque les terres ont été saccagées, nous sortons des décombres et nous nous battons. Nous ne cédons pas, nous ne nous rendons pas, nous n’abandonnons pas, car les Palestinien·nes ne meurent pas. Les Palestinien·nes ne seront jamais vaincu·es. Une armée puissante est perdante si elle ne gagne pas, mais une armée de résistance faible est gagnante tant qu’elle ne perd pas. J’espère que la guerre en cours à Gaza se terminera avec une résistance intacte, ce qui serait une victoire. La pérennité de la résistance palestinienne serait en soi une victoire, car nous continuerons à nous battre, quels que soient les désastres que vous déversez sur nous. C’est une source d’inspiration pour le front de lutte contre le changement climatique. En cela, les Palestinien·nes ne se battent pas seulement pour eux-mêmes. Ils et elles se battent pour l’humanité toute entière, pour l’idée d’une humanité qui résiste aux catastrophes, quelle qu’en soient les formes, et qui continue à se battre malgré la supériorité écrasante de ses adversaires. Je pense qu’il y a toutes sortes de raisons d’être solidaire de la résistance palestinienne, pour son propre bien, mais aussi pour le nôtre.35 »
La tâche qui nous attend est très difficile mais, pour répondre à l’appel formulé par Frantz Fanon, nous devons, dans une relative obscurité, découvrir notre mission, la remplir et ne pas la trahir36.
Illustration principale : ©Fourate Chahal El Rekaby.
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03.09.2025 à 11:58
Fatima Ouassak
Alors que la possibilité du fascisme prend corps à grande vitesse, il ne s’agit plus de convaincre, mais d’organiser le camp de l’émancipation, observe Fatima Ouassak dans ce texte incisif, qui ouvre le livre collectif « Terres et liberté ». Elle appelle à assumer la radicalité et à construire un front commun écologiste et antiraciste : l’écologie de la libération.
L’article Pour une écologie de la libération : antiracisme et écologie politique est apparu en premier sur Terrestres.
Ce texte est l’introduction par Fatima Ouassak du livre collectif qu’elle a coordonné : Terres et Liberté. Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, paru en mai 2025 aux éditions Les Liens qui Libèrent. L’ouvrage est la première parution de la collection « Écologies de la libération », que dirige Fatima Ouassak.
« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir, ou la trahir. »
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961
Nous vivons à l’aube d’un basculement historique en Occident. Mille bruits de fond le laissent entendre : l’idée même de changement structurel — vers plus de justice — rendu nécessaire par l’urgence climatique est abandonnée par les grandes puissances mondiales, et le fascisme allié au néolibéralisme gagne partout du terrain. L’horizon s’obscurcit d’une possible gestion fasciste de l’urgence climatique : plus question de partager l’eau, l’air, la terre, la possibilité de vivre bien, de vivre tout court, avec celleux décrété·es indignes d’appartenir à l’humanité. Cette possibilité du fascisme prend corps — l’air de rien — très vite.
Dans le même temps — pour partie en réaction — grandit dans le camp de l’émancipation une exigence radicale de justice : la domination des un·es sur les autres n’est plus supportable. Cette exigence est le fruit d’une prise de conscience collective : celle de militant·es, d’intellectuel·les, de syndicalistes, de paysan·nes, d’avocat·tes, d’artistes, d’éditeur·ices, de journalistes engagé·es qui partagent l’ambition de construire un front commun contre ce qui ravage le monde.
En France, ce souffle radical pointe son nez aux portes de l’écologie politique. Le terrain est favorable : depuis une dizaine d’années se tisse un début d’alliance entre luttes écologistes et antiracistes, et on voit arriver une production théorique d’une écologie décoloniale. Un travail qui s’est ancré dans des luttes locales pour les soutenir et s’en inspirer, et qui a mené, en 2020, à un mot d’ordre partagé entre écologistes et antiracistes : « On veut respirer ! ».
La question est stratégique. La lutte continue, nous sommes d’accord. Mais avec qui ? Pour quoi faire ? S’agit-il de monter en radicalité dans une course contre la montre face au grand capital acoquiné avec l’extrême droite et d’adopter une stratégie révolutionnaire ? S’agit-il au contraire d’arrondir les angles pour freiner le train qui risque de tous·tes nous précipiter dans le ravin et de se ranger derrière une stratégie de repli ? Foncer et faire feu de tout bois ? Ou se terrer et se protéger des vents mauvais ? Nous considérons ici qu’il faut en écologie, comme en tout, résister corps et âme au fascisme. Face aux possibles basculements mortifères, nous n’avons plus le temps de prendre des pincettes en faisant le dos rond.
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Partant de là, remplir notre mission, c’est assumer notre radicalité, la revendiquer. Cela risque de provoquer des controverses ? Tant mieux, vive la controverse ! Cela risque de cliver ? Encore heureux : il ne s’agit pas de convaincre les partisan·nes de la suprématie blanche de rejoindre le camp de l’émancipation. Il s’agit d’organiser le camp de l’émancipation, où nous sommes suffisamment nombreux·ses, et de construire des maquis — physiques, intellectuels et culturels. Remplir notre mission, c’est, malgré les critiques que nous pouvons lui adresser, ne pas rompre avec le champ de l’écologie. Le rapport critique à l’écologie ne doit pas viser à nous en débarrasser, mais au contraire à nous l’approprier. Répondre à notre mission, c’est aussi, dans un contexte d’extrême-droitisation des champs politique et médiatique, refuser de mettre la question raciale sous le tapis. Alors que l’antiracisme est diabolisé et que la défense de la liberté de circuler est taxée de haute trahison, du courage, il en faut. Mais personne n’a dit que notre mission était facile.
Depuis, nous sommes nombreux·ses à avoir découvert la mission de notre génération : travailler à un projet écologiste où l’égale dignité humaine est à la fois le centre et l’horizon. Reste à savoir si nous nous apprêtons à la remplir ou à la trahir. Voilà très précisément où nous en sommes aujourd’hui.
Il s’agit d’analyser précisément la singularité coloniale, islamophobe et anti-migrant·es du fascisme qui se répand aujourd’hui en Europe. Et comprendre que tout se tient : ce qui ravage la Terre ravage les populations non blanches, ce qui ravage les populations non blanches ravage la Terre.
Terres et Liberté est le premier point de ralliement que nous proposons, entre écologie et antiracisme. À l’heure où, en France, la terre se soulève aussi bien pour empêcher l’accaparement de l’eau au profit de quelques-un·es que pour dénoncer le meurtre d’un adolescent tué par la police, à l’heure où ce qui agite en silence les populations non blanches concerne l’enterrement des parents, quelle est la terre où reposer en paix ? Ici ou là-bas ? C’est une question derrière laquelle se cachent mille autres. Quelle est la terre où se reposer et vivre en paix ? Celle où faire grandir ses enfants ? Ces questionnements sont à la fois singuliers et universels. La terre ne concerne pas seulement les conditions de subsistance. Elle est aussi affaire de dignité car la libération de la terre est une condition à l’émancipation de celleux qui l’habitent.
C’est précisément cet enjeu que nous cherchons ici à explorer. Terres au pluriel car toutes ne se valent pas : elles sont souvent traitées comme le sont leurs habitant·es. Et Liberté au singulier pour rappeler que personne n’est libre si tout le monde ne l’est pas. Premier ouvrage de la collection « Écologies de la libération », Terres et Liberté vise à introduire les principaux enjeux, sujets de débat, champs d’action et luttes menées, dans une perspective croisée écologiste et antiraciste.
Une conviction nous anime : si nous y travaillons sérieusement, l’antiracisme peut devenir le nouveau souffle de l’écologie politique, et l’enrichir de joies militantes, de savoirs académiques, d’espérance, et d’une histoire pleine de détermination à vivre libres.
Terres au pluriel car toutes ne se valent pas : elles sont souvent traitées comme le sont leurs habitant·es. Et Liberté au singulier pour rappeler que personne n’est libre si tout le monde ne l’est pas.
Le maquis où il est désormais possible de verser dans un pot commun les héritages antiracistes et les héritages écologistes, c’est l’écologie de la libération. La pensée de Frantz Fanon, celle de Maria Lugones, la vision politique d’Abdelkrim El Khattabi, celle de Thomas Sankara, la libération de l’Algérie malgré cent trente-deux ans de destruction, la lutte pour protéger la terre guyanaise, la résistance en Kanaky, la résilience en Palestine… forment ce maquis où l’on peut résister pour contrer « l’écologie des frontières » mobilisée par les dirigeant·es d’extrême droite. Et où renouveler nos imaginaires, préciser nos horizons idéologiques, dans le détail. Qu’entendons-nous exactement par « racisme environnemental », « écocide », « extractivisme », « effondrement » et « fin du monde », « habiter colonial », « réparation », « justice climatique », « éthique du soin », « rhizome », « libération animale », « ancrage territorial »… ? Autant de définitions nécessaires pour déployer des outils d’émancipation.
L’écologie de la libération, c’est notre réponse à l’urgence que constituent les conséquences du dérèglement climatique et la montée en puissance des fascismes alliés au néolibéralisme en France et en Europe. C’est l’ensemble des grilles d’analyse, projets politiques et mouvements sociaux qui visent à libérer les animaux humains et non humains d’un système d’exploitation et de domination : les grilles d’analyse permettent de comprendre les ravages écologiques sur les êtres et les terres produits par la combinaison de systèmes d’oppression patriarcale, capitaliste et coloniale ; les projets politiques ouvrent des horizons écologistes à la fois anticapitalistes et anticolonialistes ; les mouvements sociaux se composent de collectifs d’habitant·es, d’associations culturelles, de tiers-lieux, d’entreprises, de syndicats, qui luttent contre le système responsable du dérèglement climatique et ses conséquences, avec au centre, les enjeux d’égale dignité humaine. Tout notre travail ici consiste à donner de la voix et du coffre à cette écologie de la libération. Se saisir des impensés et des angles morts de l’écologie politique — suprématie blanche et occidentale, rapports de domination coloniale et racisme environnemental entre autres — pour développer de nouveaux outils critiques. Une manière d’ouvrir un véritable espace antiraciste, et de participer ainsi aux ruptures et au renouvellement nécessaires dans l’écologie, en France et en Europe. La mission de notre génération est de travailler à un front commun écologiste, radicalement antiraciste. Travaillons-y vite, partout, nombreux·ses.
Image d’accueil : « Bush Babies » de Njideka Akunyili Crosby, 2017. Wikiart.
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09.07.2025 à 19:30
David Maenda Kithoko · Gloria Menayame
La guerre en RDC dure depuis 30 ans. Inéluctables conflits tribaux ? Non : ingérences étrangères pour le contrôle des métaux. Dans un entretien avec Celia Izoard, la juriste Gloria Menayame et le politiste David Maenda Kithoko dénoncent la malédiction, au Congo, de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme une ressource pour les puissances capitalistes.
L’article « Au Congo, l’extractivisme détruit une économie fondée sur la relation » est apparu en premier sur Terrestres.
Cet article est le second épisode d’une enquête en deux parties de Celia Izoard sur l’extractivisme minier en RDC. Premier épisode : « Un néo-colonialisme technologique : comment l’Europe encourage la prédation minière au Congo ».
Politiste, David Maenda Kithoko, 30 ans, est originaire de la ville d’Uvira, sur les rives du lac Tanganyika, à l’est de la RDC (République Démocratique du Congo). Avec sa famille, il a été réfugié successivement au Burundi, au Rwanda, aux Comores, à Mayotte puis à Lyon. Là, il a cofondé avec des amis Génération lumière, une association qui milite contre l’extractivisme et pour la paix en RDC.
Juriste, Gloria Menayame, 31 ans, a grandi dans la ville de Kisangani, sur les rives du fleuve Congo. Arrivée en France en 2017, elle fait partie de Génération Lumière et milite au sein de l’ONG Congolese Action Youth Platform (CAYP) et pour l’initiative Genocost, qui vise à faire reconnaître les crimes subis par le peuple congolais.
Propos recueillis par Celia Izoard.
Celia Izoard : Vous avez vécu la guerre pendant votre enfance au Congo. Que compreniez-vous alors du conflit ? Comment l’analysez-vous aujourd’hui ?
Gloria Menayame : J’avais 7 ans quand les forces rwandaises et ougandaises ont attaqué ma ville, Kisangani. Mon père est venu me chercher à l’école et nous sommes restés six jours dans la cave. En sortant j’ai découvert une ville méconnaissable, détruite. Un millier de personnes étaient mortes. Dans la Kisangani d’après-guerre, il y avait beaucoup de délinquance et de prostitution juvéniles. La ville à l’époque devait ressembler un peu à Goma avant qu’elle tombe ces derniers temps : il y avait partout des ONG locales et internationales. Je vivais en face du QG de la Monusco, le camp des casques bleus. Vers 14 ans, j’ai été parmi les premières personnes à être formées par l’UNICEF. Ils venaient de créer un programme pour former des jeunes à devenir des relais communautaires sur la santé et la délinquance, par exemple on animait des émissions de radio.
C’est depuis longtemps une région de mines artisanales d’or et de diamants. Tous les jeunes allaient travailler dans les mines d’or, à la « Sokimo » (Société minière de Kilo-moto). C’était une province riche. Il y avait beaucoup de « diamantifères », des gens du coin qui s’étaient enrichis en vendant des pierres précieuses.
Adolescente, je savais déjà que l’attaque de l’Ouganda et du Rwanda était liée à ces minéraux. Mais pour moi, l’expression « Diamants de sang », c’était juste un slogan, ça voulait dire que les gens se battent pour les diamants, pour en avoir plus que le voisin. Ça n’avait pas réellement de signification politique. C’est plus tard que j’ai découvert l’importance du tantale et de l’étain pour le secteur du numérique, et que j’ai compris que la guerre au Congo était liée à l’importance cruciale du commerce de métaux pour les puissances capitalistes.
Celia Izoard : Dans cette guerre qui frappe l’est du Congo depuis 30 ans, on a l’impression d’un état de chaos et de violence permanents dans lequel tout le monde meurt – des gens d’origines très diverses. Pourquoi l’appelez-vous « génocide » ?
Gloria Menayame : Au sein de l’ONG CAYP, nous parlons d’un « genocost », un génocide motivé par les gains économiques. Ce ne sont pas des guerres tribales où tout le monde est en train de s’entre-tuer, comme on nous le dit depuis l’Europe. Ce n’est pas un champ de bataille où des sauvages se massacrent parce qu’ils veulent tous avoir accès aux ressources. En RD Congo [RDC], il y a 450 ethnies et 250 langues différentes, cette pluralité n’est pas un problème en soi. La question, c’est : qui instrumentalise les groupes armés ? Derrière les revendications ethniques, foncières ou religieuses, on retrouve toujours les mêmes acteurs : le Rwanda, l’Ouganda, eux-mêmes soutenus par les grandes puissances.
Gloria Menayame
À la longue, on en conclut que l’enjeu de cette guerre est de se débarrasser de la population pour avoir accès aux richesses.
Ce n’est pas normal qu’une guerre dure 30 ans. J’ai 31 ans aujourd’hui et elle n’a jamais cessé. Elle a déjà fait 6 millions de morts et elle continue. La terreur, les exactions, l’usage du viol visent à détruire le socle social. Obliger des enfants à violer leur maman, par exemple, c’est briser toutes les règles de la société. Les femmes subissent des mutilations de leurs parties génitales, les chefs coutumiers sont systématiquement assassinés. C’est la possibilité même d’habiter ce territoire qui est détruite par les massacres. Car ce que les centaines de peuples qui vivent dans cette région ont de commun, c’est le fait d’être attaché à la terre – les noms bantous sont souvent liés à la terre. Teominaté : tu es celui/celle qui vient de telle colline, de tel endroit. Or il y a aujourd’hui dans le pays près de 7 millions de déplacés internes, plus que nulle part au monde. Le déracinement est massif. À la longue, on en conclut que l’enjeu de cette guerre est de se débarrasser de la population pour avoir accès aux richesses.
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Celia Izoard : Quand on pense à un génocide, on pense à la politique d’extermination nazie ou aux massacres des Tutsies – des crimes commis en quelques années ou en quelques mois. Mais ça peut aussi être un processus génocidaire qui se déroule sur un temps long, comme celui qui a fait disparaître la majorité des peuples autochtones de l’Amérique du Nord…
Gloria Menayame : Oui. Cette situation s’inscrit dans la continuité de l’histoire du Congo et même de sa création en tant qu’entité coloniale, en 1885, à la conférence de Berlin où les grandes puissances se sont partagé l’Afrique. Contrairement aux autres colonies, le Congo a alors été pensé comme un marché dans lequel chacune des puissances irait puiser des ressources, et ce, sans les Congolais·es. Le Congo n’existe que pour être pillé. Sous Leopold II de Belgique, c’était l’hévéa et le caoutchouc ; aujourd’hui ce sont les mines. Hier les occupants coupaient les mains des gens pour les obliger à travailler, aujourd’hui ils violent les femmes et ils précipitent les enfants dans les puits de mine. Il y est admis que la vie ne vaut rien et qu’elle peut être sacrifiée pour accéder aux ressources.
Gloria Menayame
Le Congo n’existe que pour être pillé. Il y est admis que la vie ne vaut rien et qu’elle peut être sacrifiée pour accéder aux ressources.
Celia Izoard : Et pourtant l’armée congolaise et les groupes locaux comme les Maï Maï participent eux aussi à la terreur et à la guerre pour la prise de possession des carrés miniers…
Gloria Menayame : À la base, les Maï Maï sont des groupes d’autodéfense des villages. Ils n’avaient aucune revendication sur le contrôle des ressources. Mais ils font comme les autres : ils pratiquent la terreur et s’emparent des mines. Ils sont devenus des marchands de métaux précieux. Ils deviennent eux-mêmes bourreaux pour s’inscrire dans ce marché, dans cette économie de guerre. C’est aussi parce que la guerre a fait disparaître les autres possibilités de subsistance.
Les guerres du Kivu en République démocratique du Congo : 1994-2025
1994 Génocide au Rwanda. Le parti de Paul Kagamé l’emporte sur les extrémistes Hutus. Repli des géocidaires au Kivu.
1995 Création des Allied Democratic Forces (ADF), groupe armé ougandais affilié à l’État islamique
1996-1997 1ère guerre du Congo. Chute de Mobutu au Congo-Zaïre (actuelle RDC) après 32 ans de dictature soutenue par la France. Arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila avec l’appui du Rwanda (et du secteur minier occidental)
1998-2003 2ème guerre du Congo. Laurent-Désiré Kabila fait scission avec le Rwanda. Rébellion au Kivu soutenue par le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi
2000 Le Conseil de sécurité de l’ONU crée un groupe d’experts posté au Kivu pour surveiller les groupes armés et « réunir des informations sur toutes les activités relatives à l’exploitation illégale des ressources naturelles »
2001 En RDC, arrivée au pouvoir de Joseph Kabila, fils de Laurent Désiré Kabila
2004-2009 Guerre au Kivu. Le Rwanda soutient l’offensive du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) en RDC
2007 Accord minier RDC-Chine portant notamment sur l’extraction de cuivre et de cobalt au Katanga (sud du pays) et de diamants (province du Kasaï)
2010 Loi Dodd-Frank (USA) sur les minerais de conflit
2012-2013 Guerre au Kivu. Création du M23 (issu d’une scission du CNDP), vaincu en 2013
2016 Félix Tshisekedi devient président de RDC après des élections (truquées)
2017 Au Rwanda, Power Resources (GB) investit dans une fonderie de tantale
2018 Au Rwanda, Luma Holdings (Pologne) investit dans la fonderie d’étain en copropriété avec l’État
2019 Au Rwanda, création d’une raffinerie d’or
2021 Début de la nouvelle offensive du M23 au Kivu
2022 Annexion de la ville de Bunagana par les troupes du M23
2023 Accord de coopération entre la RDC et le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM), France
Février 2024 Accord minier UE-Rwanda
Juillet 2024 En France, l’association Génération Lumière organise une marche contre l’extractivisme
Décembre 2024 Accord minier UE-RDC
Janvier 2025 Annexion de la ville de Goma par le M23
Mai 2025 Accord minier USA-Rwanda. Accord de défense + mines USA-RDC
Celia Izoard : C’est un cercle vicieux, l’extractivisme crée la guerre, puis la guerre encourage l’extractivisme parce que l’agriculture n’est plus possible…?
Gloria Menayame : C’est ça, l’agriculture n’est pas compatible avec la guerre. La région de Goma et Bukavu, c’était vraiment traditionnellement la région nourricière, une zone volcanique, très fertile : production de lait, de pommes de terre, de fromages. Aujourd’hui le fromage et le saucisson ne se font plus à Goma. Il faut le faire venir de Gisenyi, de l’autre côté de la frontière, au Rwanda.
L’exploitation minière détruit le sol, le sous-sol, change la façon d’habiter la terre. La population de Goma et Bukavu était essentiellement formée d’agriculteurs et d’éleveurs, très attachée à la terre. Mais tout le monde se met dans le commerce des mines. À quoi bon faire de l’agriculture ? Tu vas avoir un troupeau de vaches et, du jour au lendemain, des rebelles vont venir tout brûler. Tu ne vas pas semer si ta récolte a de grandes chances d’être attaquée. Ce n’est pas viable. Donc les gens deviennent mineurs, transporteurs, vendeurs. Et comme on produit de moins en moins de nourriture dans la région, elle devient de plus en plus chère, donc il faut de plus en plus d’argent pour l’acheter. D’où vient cet argent, sinon de la vente des minerais ?
Ma ville natale, Kisangani, est presque une île sur le fleuve Congo. Si tu voulais manger du bon poisson frais, c’était là que tu allais. Quand j’étais petite, comme il y en avait tellement et qu’on ne pouvait pas le conserver, il était vendu le jour même ou jeté. Mais aujourd’hui, le poisson est devenu cher. Les Wagénias [les pêcheurs dits acrobates des chutes de Wagénia, sur le fleuve Congo] disent que « le poisson ne meurt plus », que les poissons sont tristes. Les poissons ne viennent plus, ils ne remontent plus à la surface. En fait c’est parce que le fleuve Congo est pollué, principalement par les mines.
Celia Izoard : L’expression la plus couramment associée au Congo est la « malédiction des ressources », qui indique le paradoxe d’un pays ravagé par la guerre et la pauvreté malgré toutes ses ressources naturelles. Mais parler de « malédiction », d’une sorte de mauvais sort, n’est-ce pas une manière de dissimuler la prédation ?
David Maenda Kithoko : Cette histoire de « malédiction des ressources » me hérisse les poils. Qui a maudit ? Qui met en place les instruments pour exécuter la malédiction ? À quel moment habiter à Bunagana devient une malédiction ? Dans la culture chrétienne, la malédiction sans cause est sans effet. Nous n’avons rien demandé. Nous n’avons rien fait d’autre que de naître et de vivre sur ce territoire.
C’est une expression qui est reprise comme si c’était une évidence. Nous sommes maudits. Ah bon ? Mais vous, quand vous exploitez ces ressources, vous n’êtes pas maudits ? Et l’Angleterre, qui a fait la Révolution industrielle grâce à toutes ses mines de charbon et de fer, pourquoi n’a-t-elle pas subi cette fameuse malédiction des ressources ?
David Maenda Kithoko
Dire que le Congo est un « scandale géologique », c’est une manière de blâmer la victime. Tu nais sur un territoire qui, dans le regard de l’autre, est un appel. On t’a violée parce que tu étais attirante. C’est ta faute.
Ça me fait penser à l’autre expression souvent employée pour parler de mon pays : le Congo serait un « scandale géologique ». C’est la formule qu’a employée le géologue belge Jules Cornet à son retour du Katanga, où il prospectait pour la colonie dans les années 1910. C’est un regard assez étrange. Il lorgne sur les cailloux. Il ne s’intéresse qu’au sous-sol, et pas aux êtres vivants qui sont au-dessus. Et il semble justifier par avance tous les crimes qui vont être commis, causés par ce « scandale géologique ». C’est une manière de blâmer la victime. Tu nais sur un territoire qui, dans le regard de l’autre, est un appel. On t’a violée parce que tu étais attirante. C’est ta faute. Ce scandale géologique a justifié la manière de tuer et de nous déshumaniser dans ce territoire. Cette idée des richesses irrésistibles semble là pour justifier les massacres, les viols, les atrocités qui ont lieu dans ma région.
Quand on parle de la France, on ne parle jamais de ses ressources minières, on parle de ce que l’esprit humain a créé, de la culture, de la gastronomie… mais pour les pays africains, on parle des minerais. Vous ne nous intéressez pas, ce sont les cailloux qui nous intéressent, vous êtes un scandale géologique. Alors qu’au Congo on a une production culturelle très importante, ne serait-ce que la musique [ndlr : Ninho, Tiakola, Dadju, SDM, Gims et Damso sont tous originaires de RDC].
Un exemple récent de cette supposée « malédiction » : l’accord minier signé en 2024 entre l’Union européenne et le Rwanda pour l’approvisionnement en métaux stratégiques, soi-disant pour la transition écologique. Génération lumière dénonce cet accord depuis plus d’un an : on sait depuis 25 ans que le Rwanda est le principal bénéficiaire des minerais de conflit pillés au Congo, et qu’il produit lui-même très peu de métaux. Or la signature de cet accord a coïncidé avec une montée en puissance de l’offensive du M23 et de l’armée rwandaise en RDC, et avec la prise de possession de Goma, de Bukavu et des principales zones minières du Kivu.
On a là un exemple très tangible de colonialisme visible, assumé. C’est une pure prédation de ressources au bénéfice des métropoles. Et on trouve toujours un argument moral pour justifier ça. Ici, les gouvernements européens utilisent l’alibi de la transition écologique pour faire accepter cette politique à leurs populations ; de même qu’à l’époque des colonies, l’argument invoqué était la défense de la civilisation contre la barbarie.
Celia Izoard : Que vous inspire ce nouvel accord que viennent de conclure les USA avec la RDC et le Rwanda ? C’est un accord de paix entre le Rwanda et la RDC chapeauté par les États-Unis, qui ont signé avec chacun des deux pays un accord minier.
David Maenda Kithoko : Cet accord n’a aucune chance d’amener la paix, pas plus que les précédents. La même situation se rejoue sans cesse. En 2008, on a signé les accords de 100 ans avec la Chine, ils étaient censés durer un siècle et assurer la paix et le développement de routes et d’hôpitaux, en échange de concessions dans les mines de cuivre et de cobalt du Katanga, dans les mines d’or. Une dizaine d’années plus tard, les infrastructures ne sont pas là, mais la corruption et la pollution ont augmenté. Et la guerre se poursuit parce que les Occidentaux veulent reprendre la main sur les Chinois.
David Maenda Kithoko
On conditionne la survie sur un territoire aux ressources de ce territoire. C’est le regard qui a toujours été porté sur le Congo.
D’autre part, les États-Unis ont toujours allié, soutenu et financé le Rwanda. Ça me paraît étrange qu’ils prétendent nous protéger alors qu’ils ont fabriqué la puissance militaire qui nous agresse et qu’ils continuent à le soutenir. Cet accord de « paix » me paraît d’autant moins protecteur qu’il inclut un partenariat commercial avec le Rwanda sur l’étain et le tantale, des minerais qui ont de fortes chances de continuer à provenir du Kivu livré au feu et au sang. Les États-Unis ont toujours favorisé une stratégie de maintien du chaos en RDC, qui les avantage, et semblent continuer sur cette voie.
Je suis encore plus choqué que les dirigeants congolais eux-mêmes voient cela comme une porte de sortie et ne se questionnent pas sur cette valeur cardinale : nous sommes humains, nous n’avons pas besoin d’offrir quoi que ce soit en échange de la paix. Les prémisses de cet accord « défense contre ressources » sont colonialistes. On conditionne la survie sur un territoire aux ressources de ce territoire. C’est le regard qui a toujours été porté sur le Congo. C’est comme si les Congolais·es n’avaient droit à la vie qu’en tant que pourvoyeurs de ressources. On ne les préserve pas parce qu’ils ont le droit de vivre, mais pour les intérêts économiques extractivistes.
Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « Mines, bétail, soja : comment les multinationales saignent le Brésil » d’Erika Campelo, mai 2025.
Celia Izoard : Finalement, la malédiction, ce serait plutôt la cupidité des empires qui a transformé le pays en « ressources », ce qui fait qu’aujourd’hui, la classe politique et la population congolaise ont tendance à vouloir tirer parti de ce « scandale géologique » ?
David Maenda Kithoko : Oui, Les Congolais·es ont grandi dans un imaginaire totalement extractiviste et ont intégré cette image de leur pays comme scandale géologique. Comment sortir du modèle extractiviste quand il y a des expressions comme ça, qui banalisent le fait que tout un territoire, tout un pays, soient assignés à la mine ? À l’Assemblée nationale, le 29 mars 2024, j’ai assisté à une rencontre sur les projets de transformation de cobalt pour batteries en RDC, pour favoriser l’indépendance économique du pays. Après avoir entendu l’ambassadeur du Congo s’exprimer, je lui ai dit : « Qu’est-ce que c’est que cette manière de parler de nous ? Tout ce que tu dis là, c’est « venez acheter, venez prendre dans nos sous-sols ». » Est-ce qu’on ne peut pas se penser sans le désir européen, le désir des riches pour nos ressources ? Est-ce qu’on ne peut rien faire d’autre, jamais ? La malédiction, elle est là, de se percevoir comme ressource, de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme ressource. On a du mal à imaginer une forme de vie qui ne serait pas fondée sur la mine, on ne se projette que là-dedans. Derrière cet accord avec les Américains, il y a ce même présupposé – que, de toute façon, ce sera les mines. Dans le meilleur des cas, ce qui est dit c’est que le Congo doit exploiter ses ressources de manière équitable. Ce modèle-là sature nos imaginaires.
David Maenda Kithoko
La malédiction, elle est là : de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme ressource. On a du mal à imaginer une forme de vie qui ne serait pas fondée sur la mine.
Je suis contre. Et la santé des gens ? Et l’exploitation des forêts? Récemment, un de mes amis est parti travailler dans les mines du Nord Kivu, il est rentré malade. Il y a des rivières taries à cause des mines. On est capables d’imaginer une autre économie en Afrique, moins dépendante d’un marché mondialisé, moins violente avec la terre.
Dans ma ville natale, à Uvira, il y a le port sur le lac Tanganyka qui permet des échanges de produits agricoles et de pêche non seulement à l’intérieur du pays, mais aussi dans presque toute la région des Grands lacs. Il n’y a pas d’école d’ingénieurs nautiques, et pourtant les gens fabriquent des bateaux avec un savoir-faire exceptionnel. Il existe à Uvira une autre forme d’économie, une économie basée d’abord sur la relation. Les gens arrivent à créer des tontines, une forme d’épargne en dehors du système bancaire fondée sur la confiance. J’y ai également vu une sorte de mutualisation dans la construction des logements. Lorsqu’un jeune souhaite fonder un foyer, d’autres viennent l’aider à construire la maison et ainsi de suite. Cette économie encastrée dans la relation, ces formes de réciprocité à la Karl Polanyi, c’est précisément ce que détruit l’extractivisme minier au Congo.
Celia Izoard : Certes, on peut arrêter de s’identifier à la proie, mais il faut aussi que la prédation s’arrête… Qu’est-ce qui le permettrait, selon vous ?
David Maenda Kithoko : On dit chez nous : C’est à celui qui est ivre de travailler sur son ébriété. Le problème, c’est la demande pour ces ressources, c’est l’addiction à ces ressources. Cette société occidentalisée est régie par l’extractivisme. On bouffe les mines. Tu imagines qu’on fabrique maintenant des caleçons connectés… des gourdes connectées ! Tout ça, ce sont des minerais. Il faut lutter contre la surconsommation de métaux en Europe.
Pour aller vers cette désintoxication, il faut peut être commencer par prendre soin des objets. C’est-à-dire apprendre à réparer. Et donner à ce geste technique une ambition politique qui s’inscrit dans la réduction de la production, dans un souci du soin à la Terre et ceux et celles qui la peuplent. Le législateur doit créer un nouveau droit pour les citoyen·nes, le droit à réparer. Contraindre chaque fabricant à prévoir la réparabilité de ses produits, pour allonger la durée de vie des objets. Plus les outils durent, plus on questionne le modèle d’affaire de ces multinationales. En parallèle, il faut des politiques publiques du renoncement, appuyée par des campagnes de sensibilisation comme celle de l’Ademe [les « dévendeurs »] qui a été censurée.
Gloria Menayame
Ce qui a changé, c’est qu’on met en avant, non pas seulement la corruption des élites du pays, mais aussi les dynamiques impérialistes et néo-coloniales qui l’entretiennent et qui sont la véritable cause de la guerre.
Gloria Menayame : C’est difficile de rêver à une ouverture. Il faut comprendre que toutes les personnalités qui semblaient capables de changer le cours des choses ont été assassinées : Patrice Lumumba [1925-1961], Général Mamadou Ndala [1978-2014].
Pour autant, notre action n’est pas vaine. En 2022, la Cour internationale de justice a condamné l’Ouganda à verser 325 millions de dollars de réparations pour sa responsabilité dans la 2e Guerre du Congo (1998-2003). Mais le Rwanda n’a pas été condamné, pas plus que les chefs de guerre congolais qui ont commis des exactions et qui font encore partie aujourd’hui du gouvernement de la RDC. L’ONG CAYP milite pour qu’ils soient jugés et que les responsabilités soient établies.
Chaque 2 août, le jour anniversaire du début de la 2e Guerre du Congo, nos organisations préparent une commémoration du génocide congolais. Cette date de commémoration a récemment été actée par une loi en RDC.
Pour garder espoir, on peut aussi dire que notre génération de la diaspora congolaise est mieux équipée pour comprendre et pour agir. La génération précédente nous a laissé des acquis, mais elle ne voyait le pouvoir qu’à travers une seule classe politique. C’était « Kabila dégage », parce qu’il avait été mis au pouvoir par le Rwanda, parce qu’il était corrompu – alors même qu’en RDC, beaucoup de gens le soutenaient. La diaspora ne parlait pas le même langage que les habitant·es. Aujourd’hui, nous pouvons faire signer des tribunes à des partenaires locaux à Goma ou à Kinshasa. Ce qui a changé, c’est qu’on met en avant, non pas seulement la corruption des élites du pays, mais aussi les dynamiques impérialistes et néo-coloniales qui l’entretiennent et qui sont la véritable cause de la guerre. Et cela renforce notre lien avec les habitant·es de là-bas, ça crée un pont.
Image d’ouverture : lac Kivu, 2024. Wikimedia.
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27.05.2025 à 18:33
La rédaction de Terrestres
La rédaction de Terrestres vous partage ses coups de cœur du moment ! Au menu : la lecture des essais décoloniaux d'Ailton Krenak, le (re)visionnage d'un film sur la paysannerie en crise, une BD sur la pétro-masculinité toxique dans l'Alberta et une réflexion sur les récits de "l'effondrement" de Détroit.
L’article Conseils #3 : Ailton Krenak, Petit paysan, Détroit et un environnement toxique est apparu en premier sur Terrestres.
Ailton Krenak, une voix majeure des peuples indigènes du Brésil, a sillonné la France il y a quelques semaines, pour la première fois, à l’occasion de la publication de deux de ses ouvrages par les éditions Dehors : Futur ancestral et Le Réveil des peuples de la Terre, qui font suite aux Idées pour retarder la fin du monde en 2020.
Il appartient à un territoire du Minas Gerais, dans le sud-est du Brésil, où il a habité et grandi sur les rives d’un affluent du Watu, fleuve sacré et grand-père du peuple Krenak. Le Watu, nom krenak du Rio Dolce, a été profané et gravement pollué en 2015, suite à la rupture de deux barrages qui retenaient les boues toxiques d’extraction minière de la firme transnationale Vale. Un nouveau traumatisme pour ce peuple, qui s’ajoute à celui de la colonisation et des multiples exils forcés. Après l’expulsion des lieux de son enfance, Ailton Krenak s’est alphabétisé et s’est engagé pour la reconnaissance du droit des peuples indigènes à vivre sur leurs terres, avec leurs cultures et leurs cosmovisions.
Dans les années 1980, années du réveil, il œuvre en Acre avec Chico Mendes pour une Alliance des peuples de la forêt, réunissant des peuples autochtones, les seringueros, ouvriers agricoles venus du Nord-Est pour extraire le latex des hévéas, les ribeirinhos, qui vivent le long des rivières, et plus tard des communautés quilombolas, formées à l’origine par des esclaves qui fuyaient les plantations coloniales. Une « alliance affective » de communautés différentes, résultat d’affinités existentielles, qui au lieu des rivalités pour la propriété et l’échange, ont scellé des liens autour des usages de la forêt, d’un « corps-territoire » vivant au lieu d’une plateforme de ressources.
Cette expérience, qui le conduit à rédiger l’article de la Constitution brésilienne de 1988 pour la reconnaissance des droits des peuples indigènes, lui inspire l’idée de la Florestania, qu’on pourrait traduire maladroitement par « Citoyenneté de la forêt ». Une citoyenneté reconnue pour les peuples de la forêt, pour les marges et non plus seulement ceux des cités, devenues métropoles dévoreuses de la Terre. La Florestania repeuple les imaginaires et les ouvre à la forêt, chassée par la monoculture du « peuple-marchandise », selon les termes de son ami Davi Kopenawa, avec qui il a lutté contre les orpailleurs en territoire Yanomami.
Au lieu de brésilianiser les indigènes qui auraient été « découverts », Ailton Krenak propose ainsi d’indianiser les blancs venus occuper leurs territoires. C’est un renversement de perspective, une anthropologie inversée dirait Viveiros de Castro, qui a écrit la préface du Réveil des peuples de la Terre. Le temps est lui-même inversé dans un « futur ancestral », qui fait cohabiter des temporalités habitées, concrètes, enchevêtrées, au lieu du temps unidirectionnel, écrasant le passé pour se tourner vers un futur prévisible. Comment ces « spécialistes de la fin du monde », comme les appelle Viveiros de Castro, ont-ils survécu ? « Nous ne survivons pas à la fin du monde, c’est quelque chose du monde qui survit et nous survivons avec lui », écrit Krenak.
De ce travail historique et philosophique, traversé de cosmovisions plurielles et d’une poétique de la vie, je n’ai restitué ici que quelques fragments, qui disent à quel point ces livres sont une adresse importante au monde occidental et aux questions brûlantes qui nous traversent.
Geneviève Azam
► Le Réveil des peuples de la Terre & Futur ancestral, d’Ailton Krenak, Dehors, 2025
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Voir (ou revoir) Petit paysan, sorti en salles en 2017, dans une actualité agricole tonitruante, entre des débats législatifs qui confirment la domination du modèle productiviste et un salon de l’agriculture qui se fait le théâtre du lynchage de la moindre perspective de transition écologique, ce film poignant nous plonge dans un univers tout en demi-teintes et révèle la beauté, la dureté et les paradoxes du monde agricole.
Pierre Chavanges a repris la ferme laitière de ses parents. Une mère envahissante, un père discrètement affectueux, une sœur vétérinaire, un vieux voisin légèrement sénile, la ferme, le troupeau, le jeune éleveur trime au milieu de cette petite communauté de destins entremêlés, à la fois solidaire et étouffante.
Le réalisateur, lui-même fils d’agriculteurs, dépeint avec finesse une sociabilité rurale faite de journées de travail immenses, d’amitiés tissées de longue date qui tiennent à quelques fils tendus entre une matinée de chasse et une soirée au bowling, d’amours naissant dans l’espace contraint du restaurant du village et des attentes familiales.
Le soir, Pierre s’abîme dans les méandres d’internet où il traque informations et témoignages concernant la fièvre hémorragique dorsale, une maladie qui affecte les troupeaux bovins. Au nom du principe de précaution, les autorités sanitaires ont ordre d’abattre l’ensemble du troupeau si une contamination se déclare.
Après l’avoir aidée au vêlage, Pierre s’inquiète de la faiblesse de sa vache Topaze. Sa sœur vétérinaire le rassure, il s’agit d’une simple mammite, mais l’angoisse du jeune éleveur est telle qu’elle décide d’avertir les services vétérinaires départementaux, comme pour le punir de sa paranoïa. La nuit suivante, l’état de Topaze s’aggrave et le diagnostic redouté se confirme. Si la DDPP découvre l’animal malade, c’est tout son troupeau qui est condamné. Un terrible engrenage se met alors en place.
« Et si je le dis, il se passe quoi ? Moi je sais rien faire d’autre. J’ai jamais rien su faire d’autre. »
Sans la moindre insistance didactique, le film révèle la complexité de la condition paysanne :
Complexité des relations entre les éleveurs et leurs animaux, à la fois outils de production, partenaires de travail et êtres sensibles avec lesquels on partage sa vie. « Tu as tué une vache » lui dit sa sœur. « J’ai sauvé les vingt-cinq autres » répond-il. La douceur des gestes de Pierre, la tendresse de la caméra qui semble caresser le flanc des vaches disent avec sensibilité l’attachement de l’éleveur à ses godelles.
Complexité des relations entre différents modèles agricoles. Avec ses trente vaches, la ferme de Pierre relève de la paysannerie. Et pourtant, chaque vache est taguée, ses variables consignées dans un « petit carnet » contrôlé mensuellement par la coopérative, tout est compté, contrôlé, testé. La petite exploitation familiale se trouve encastrée dans des logiques productives et sanitaires qu’on pourrait croire réservées à l’agriculture industrielle.
Complexité, enfin, de nos relations à l’alimentation et à la santé, alors que nous avons créé les conditions matérielles de la catastrophe permanente. Les épizooties ne sont que la phase aiguë d’un rapport pathologique au monde animal, notre promptitude à les gérer par le massacre de milliers d’animaux sains dévoilant une forme particulièrement scandaleuse et spectaculaire d’un déni plus profond de la vie et du droit animal.
Les images sont saisissantes, la musique hypnotique, l’angoisse et la maladie circulent de l’éleveur à ses vaches, nous infiltrent. Le film avance et le piège se referme. On ne sait plus trop qui veut sauver quoi. Ses bêtes, son boulot, Bignou le petit veau orphelin qu’on lave dans la baignoire et qui dort sur le canapé, sa vie…
C’est un film beau et triste comme une impasse, qui ne donne pas de réponse mais nous invite à poser quelques bonnes questions.
Virginie Maris
► Petit paysan de Hubert Charuel, Domino Films, 2017
Voilà un livre fort utile qui aurait sans doute évité certaines impasses à une partie de la collapsologie. En prenant pour objet la ville de Détroit, Raphaëlle Guidée, spécialiste de littérature comparée, démontre l’incroyable violence des catastrophes lentes. Plutôt que le spéculatif catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy, l’autrice pratique un « catastrophisme empirique » : l’examen minutieux d’une « expérience historique de précarisation collective ».
La ville américaine est le berceau du fordisme. À la fin des années 1920, 100.000 ouvriers y travaillent ; en 1955, 2 millions d’habitant·es y vivent. En 2020, alors que la population américaine a doublé, la ville a perdu les deux tiers de ses habitants. Que s’est-il passé ?
Si le déclin de la ville commence lentement dès les années 1950, Détroit plonge avec la crise de 2008 et fait faillite en 2013. Maisons et immeubles sont abandonnés par milliers ; dans le sillage des habitant·es qui quittent la ville, on déménage même les morts des cimetières. À partir d’une grande variété de sources et d’angles d’analyse, l’autrice déplie toutes les étapes des différentes métamorphoses de la ville. Les inégalités sont immenses : les quartiers pauvres, très pollués et dont les services publics disparaissent, sont habités à 80% par des Noir·es, tandis que les riches banlieues alentours comptent moins de 2% d’Afro-américains.
Raphaëlle Guidée se tient à bonne distance critique des récits qui célèbrent naïvement le retour de la nature ou les utopies nées de la ruine, des discours catastrophistes et des thuriféraires d’un capitalisme toujours capable de renaître de ses cendres. Ces trois récits ont généralement en commun d’occulter les centaines de milliers d’habitant·es qui sont restés vivre à Détroit et leurs pratiques d’entraide, et de négliger le racisme environnemental et la ségrégation spatiale.
Une des villes les plus prospères du pays le plus riche du monde a effectivement connu un effondrement (ruine économique, défaillance des institutions politiques et des services publics, délabrement des infrastructures techniques). Pour autant, tout ne s’est pas effondré. Raphaëlle Guidée souligne l’ambivalence et les mille nuances de l’effondrement : des communautés se sont organisées pour faire face aux pénuries et des capitalistes opportunistes se sont enrichis. L’eau potable a manqué, mais des potagers ont permis d’accéder en partie à une auto-subsistance (sur des terres polluées).
Après d’autres, ce livre rappelle que le capitalisme échappe sans cesse aux verdicts que la grande colère des faits dresse pourtant contre lui. L’expérience de Détroit démontre que la survenue d’une catastrophe majeure du capitalisme n’altère pas la puissance du système qu’il l’a engendrée. Laissé à lui-même, l’effondrement exacerbe l’ensemble des maux et les concentrent sur les pauvres, spécialement les non-blancs. La suite du monde ne pourra être que le résultat d’une bifurcation provoquée activement par des individus reliés à des collectifs, veillant à stopper les acteurs et les logiques du désastre.
Quentin Hardy
► La ville d’après. Détroit, une enquête narrative de Raphaëlle Guidée, Flammarion, 2024
Sans doute connaissez-vous cette BD, auquel cas vous avez peut-être dévoré ses 400 pages comme moi (et comme Barack Obama, qui en a fait l’un de ses livres préférés de l’année 2022). Kate Beaton, dessinatrice canadienne, y raconte comment, à 21 ans, elle a quitté son île de Cap-Breton en Nouvelle-Écosse pour trouver un travail dans l’industrie des sables bitumineux de l’Alberta alors en pleine explosion. Objectif : solder son prêt étudiant.
En 2005, le pétrole de l’ouest aspire une partie des habitant·es de l’est, qui se ruent vers cet eldorado noir à des milliers de kilomètres, faute de travail à la mine, à la mer ou à l’usine. Kate est donc loin d’être la seule. Mais sur place, elle est esseulée. Welcome to Fort McMurray, ambiance raffinerie, bulldozer et froid polaire. Pour Kate, c’est le début d’une rude période de deux années entre camps, dépôts d’outils et bureaux administratifs. Elle mettra longtemps avant d’en faire le récit.
En entamant le livre, je me suis souvenue des reportages qui, voilà plus de quinze ans, révélaient les ravages de l’extraction de sable bitumineux, ce « pire des pétroles » contre lequel les écologistes étaient vent debout. Voilà, pensais-je, l’« environnement toxique » du titre. Perdu : c’est d’un autre environnement toxique qu’il s’agit. De genre humain. Et surtout masculin.
50 hommes pour 1 femme, c’est le ratio qui prévaut dans cette industrie hors du « monde normal », qui semble transformer la plupart des mecs en lourdauds ou en agresseurs. D’emblée, Kate est l’objet d’un harcèlement constant, auquel elle résiste tout en l’analysant — ce qui est fait avec gravité, dérision et humour tout au long du livre. Que faire avec ces hommes ? Est-ce vraiment le site qui les rend ainsi ? Qu’en est-il du « monde normal » ? « J’essaie de me rappeler qu’il y a beaucoup d’hommes qui ne m’embêtent jamais », dit régulièrement la jeune Kate, réduite à relativiser.
Mais l’environnement naturel est bien là, lui aussi, qui apparaît au fil des pages à travers un renard à 3 pattes, des bisons ou cette plante de bureau qu’il est presque incongru de maintenir en vie « pendant qu’on tue tout le reste dehors ». Jusqu’à ces centaines de canards migrateurs morts de s’être posés dans un bassin de résidus puissamment toxique, et qui donnent son titre original à la BD — Ducks. La compagnie pétrolière avait oublié d’actionner les canons effaroucheurs.
Plus discret dans la BD, et pourtant central dans la réalité, ainsi qu’on le comprend dans la postface de l’ouvrage : le sort des communautés des Premières nations. Les industries pétrolières se sont non seulement installées sur leurs terres mais elles les cernent de leurs pollutions, les tuant lentement. Kate Beaton ne fait pas semblant d’avoir vu et su : bien que diplômée en anthropologie, ce n’est qu’en 2008 qu’elle découvre le témoignage poignant d’une membre de la communauté Cree. La même année, aux États-Unis, naissait le slogan Drill, baby, drill!… qu’on aurait préféré pouvoir oublier.
Emilie Letouzey
► Environnement toxique de Kate Beaton, Casterman, 2023
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23.05.2025 à 13:59
Laurence Marty
Ile-de-France, 2014. À un an de la COP21, les mouvements climat sont en ébullition. Comment et avec qui se mobiliser ? Dans "Apprendre et lutter au bord du monde", Laurence Marty raconte de l’intérieur le déploiement du cadrage de la justice climatique. Extrait choisi auprès du collectif Toxic Tour Detox 93, qui organise des visites guidées autour des inégalités environnementales dans le 9-3.
L’article Entrevoir la justice climatique : retour sur les Toxic Tour de Seine-Saint-Denis est apparu en premier sur Terrestres.
Ce texte est tiré du livre de Laurence Marty, « Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique », paru aux éditions La Découverte en 2025, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».
Mercredi 24 septembre 2014, 20 h 30, Saint‑Denis, 42 rue de la Boulangerie, première réunion du collectif Toxic Tour Detox 93 (TTD93). Pour suivre l’émergence du cadrage de la justice climatique au sein du mouvement français, il nous faut repartir de la fin de l’été 2014, un an et demi avant la COP21. C’est en suivant les liens tissés à l’Aubépine – un lieu de vie collectif agricole – et en rejoignant le TTD93 que je serai confrontée pour la première fois à cette façon particulière de penser le dérèglement du climat et les questions environnementales avant tout comme des questions de justice – de race, de classe, de genre. Pour l’heure, j’ignore encore ces déplacements et même comment m’orienter dans Saint‑Denis : la nuit est en train de tomber et moi de me perdre dans les ruelles dionysiennes. Je finis par trouver le 42 rue de la Boulangerie, avec une dizaine de minutes de retard. On dirait une sorte d’épicerie, une épicerie bio, ou de produits locaux peut‑être. La réunion n’a pas commencé, mais dans l’arrière‑boutique, une petite vingtaine de personnes sont déjà assises autour de tables disposées en rectangle. Je trouve une chaise et m’assois, intimidée. Le point de départ du collectif, comme l’expliquent Agathe, Éric et George ce soir‑là, c’est que le sommet Paris climat 2015, cette grande conférence internationale censée déboucher sur un nouvel accord mondial dans un an et demi ou COP21, ne se tiendra pas à Paris comme son nom l’indique, mais au parc des expositions du Bourget, en Seine‑Saint‑Denis – ici. Or, les habitant·es de ce département, parmi les plus pauvres de France, sont aussi victimes d’inégalités environnementales (sols pollués par son passé industriel, pollution de l’air causée par la circulation automobile et le trafic aérien, précarité énergétique, pollution sonore, résidus radioactifs) et, de plus en plus, d’inégalités climatiques.
« Nous savons que le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de suraccumulation de particules de CO2 en 2100 : c’est une urgence sociale et de santé dès aujourd’hui », écriront sur tous leurs tracts les membres du TTD93. Ce qu’iels proposent de faire, en réponse, c’est d’organiser des visites guidées des lieux de pollution qui quadrillent le département – qui sont aussi des lieux d’émission de gaz à effet de serre et donc de dérèglement du climat –, et des opérations détox pour mettre en avant les luttes et alternatives des Séquano‑Dionysien·nes1 d’hier et d’aujourd’hui. Éric le répète souvent, c’est important de montrer le positif : « Le sentiment que c’est mort n’a jamais été très mobilisateur2. » Si iels savent qu’« à la fin du sommet, les décisions prises ne seront pas les bonnes », les membres du TTD93 sont déterminé·es à faire entendre leurs voix à travers les « déambulations informatives, rageuses et joyeuses » qu’iels vont organiser jusqu’à la COP3.
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Comme le raconte George ce soir de septembre, ignorer que la Seine‑Saint‑Denis est un territoire pollué est une chose impossible pour celles et ceux qui l’habitent. « Ce que nous connaissons moins, c’est la géographie de ces pollutions, l’histoire des infrastructures qui les produisent (bien plus nombreuses en Seine‑Saint‑Denis que partout ailleurs en Île‑de‑France), et celle des luttes contre leurs nuisances. » Ce que propose le TTD93 en conséquence, c’est d’apprendre, d’apprendre en marchant, en faisant l’expérience de – les toxic tours detox sont avant tout des « expériences sensibles » comme le rappellera Quentin au cours d’une réunion de décembre. La rencontre avec des collectifs agissant déjà localement sur ces enjeux de pollutions sera décisive dans ces apprentissages – du collectif Lamaze luttant pour l’enfouissement de l’autoroute A1 à Saint‑Denis au collectif Romeurope 93 qui défend les droits des personnes Roms vivant en squats ou bidonvilles, en passant par Urbaction 93 composé de riveraines de data centers à La Courneuve4. C’est avec elleux que le TTD93 élabore ses « balades toxiques » et pense les différentes prises de parole qui les rythment. Elles porteront successivement sur l’autoroute A1, la mémoire des luttes écocitoyennes dans le 93, les data centers de La Courneuve, l’aéroport d’affaires du Bourget, et les terres agricoles du Triangle de Gonesse menacées par le projet de centre commercial et de loisirs EuropaCity.
Il y a des découvertes qui feront date pour le collectif, tant elles résument à elles seules ce qu’il essaie de démontrer : la station de mesure d’Airparif, qui en bordure de l’autoroute A1, en plein Saint‑Denis, enregistre les taux les plus élevés de pollution d’Île‑de‑France5 ; la note de l’Agence de l’énergie et du climat de Plaine Commune sur les enjeux locaux de la crise climatique qui révèle que la Seine‑Saint‑Denis a été le deuxième département le plus touché par la surmortalité pendant la canicule de 20036 ; entre autres. De quoi rendre tangible l’intuition, que oui, ici aussi, pollution et dérèglement climatique sont des inégalités de plus. À Agathe d’en conclure, un soir d’avril 2015 où elle présente les actions du collectif dans un théâtre parisien, que « dans les quartiers de la Seine‑Saint‑ Denis comme dans les autres régions pauvres du monde, on peut dire que les injustices environnementales et climatiques s’ajoutent aux injustices sociales, qui sont beaucoup aussi des injustices raciales et des injustices de genre ».
Lire aussi sur Terrestres : Margaux Le Donné et Enno Devillers-Peña, « Où est la maison ? Ende Gelände : récit d’une excursion », novembre 2019.
Je sors de la réunion du 24 septembre 2014 avec le sentiment que ce qui se trame ici est important : j’y découvre pour la première fois les termes d’« inégalités environnementales » et d’« inégalités climatiques » dont le cadrage m’aimante – j’écris dans mon carnet le soir même (non sans en sourire aujourd’hui) : « Ça, c’est légitime politiquement et mobilisateur. » Dans l’arrière‑boutique le soir de cette première réunion, se trouvaient réuni·es des activistes du climat et des habitant·es en lutte contre les infrastructures qui les empoisonnent, une cohabitation que je n’avais jamais vue jusque‑là. Par chance, j’habite aussi le 93 – à l’est et non au nord, mais dans le 93 quand même. Je trouverai rapidement une place au sein du collectif en construction. Sous l’impulsion d’Éric, je proposerai notamment, en décembre, de me lancer dans une brochure qui reprendrait les principaux éléments des tours et qui serait, de fait, aussi une brochure sur les inégalités environnementales et climatiques qui touchent le département.
Il me faudra plusieurs mois, la tête dans le guidon à parcourir en long et en large la Seine‑Saint‑Denis et avaler des kilomètres de littérature scientifique francophone émergente7), pour m’apercevoir de l’épaisseur des luttes pour la justice environnementale et climatique dont le TTD93 s’inspire, et dont nous n’avons que si peu hérité jusqu’ici, en France. Ce n’est pas faute d’avoir mentionné ces luttes en chaque début de balade. À George de contextualiser le modèle des toxic tours au cours du premier tour sur « l’autoroute de Saint‑Denis », le dimanche 26 octobre 2014, armée d’un mégaphone pour couvrir les bruits de la circulation autour de la place de la Porte de Paris :
« Les toxic tours, c’est un format qui existe depuis une vingtaine d’années dans d’autres pays : aux États‑Unis, au Canada, en Équateur, en Afrique du Sud, entre autres – d’où leur nom anglais. Ces tours font partie d’un mouvement plus général qui s’appelle le mouvement pour la justice environnementale. »
« Ramener l’écologie à la maison » n’a rien d’anecdotique. Surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.
Pourtant, ce n’est qu’en lisant quelques mois plus tard l’article de la philosophe Émilie Hache « Justice environnementale ici et là‑bas » que je comprendrai les spécificités et l’ampleur de ce que déplace le mouvement pour la justice environnementale dans les luttes écologistes8. De cette lecture et de celles qui suivront, je comprendrai combien cela n’a rien d’anecdotique de « ramener l’écologie à la maison » pour reprendre les mots de la sociologue Giovanna Di Chiro9 – du moins de la ramener dans le territoire dans lequel on vit, surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.
L’histoire des militant·es du mouvement pour la justice environnementale est celle d’une double dépossession pour reprendre les mots d’Émilie Hache : « dépossession tout d’abord d’un partage équitable entre les ressources et les nuisances environnementales ; dépossession ensuite de la reconnaissance d’un souci écologique ». Elle raconte comment, dans les années 1990, des membres d’une mobilisation contre un projet de construction d’un incinérateur de déchets dans la banlieue de Los Angeles – principalement des femmes racisées de classe populaire – allèrent solliciter l’aide d’associations environnementales états‑uniennes très actives, comme le Sierra Club ou l’Environmental Defense Fund (le Fonds pour la défense de l’environnement), qui leur répondirent dans un premier temps que leur combat portait sur des questions de santé publique, et non environnementales, et leur refusèrent dès lors leur soutien.
Les divergences apparues à cette occasion ont amené les acteurs du mouvement de la justice environnementale à questionner ce sur quoi porte l’écologie. « Qu’est-ce qui est environnemental et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » […] loin d’être indifférents aux enjeux environnementaux, les acteurs de ce mouvement s’en soucient pleinement, mais s’en soucient non pas comme de quelque chose d’extérieur à eux, avec lequel ils entretiendraient un rapport de loisir, même substantiel, mais comme quelque chose de potentiellement dangereux (parce que toxique, contaminé, présentant des risques d’incendie, etc.) constituant le milieu même où ils habitent, travaillent et vivent.
Emilie Hache
Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes.
Exit une écologie par le haut et le dehors, centrée sur la « nature » – ou wilderness – des grandes organisations conservationnistes composées essentiellement d’hommes blancs de classes moyenne et supérieure – que Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier appellent « l’environnementalisme des riches »10. Welcome une écologie par le milieu, grassroots (littéralement enracinée dans le sol), portée principalement par des femmes racisées de milieu populaire luttant pour leur survie et celle de leurs enfants – celle de leur communauté humaine et plus‑qu’humaine – contre les industries et les politiques qui ne semblent pas considérer que leurs vies comptent11.
Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes12. Le mouvement pour la justice climatique transnational, qui se compose à partir des années 2000, reprend ce double renouvellement. C’est de ces déplacements que le TTD93 tente de s’inspirer.
Parce qu’il est l’un des collectifs français qui a le plus à cœur d’importer et de traduire ce qui se trame dans les mouvements pour la justice environnementale et climatique transnationaux, le TTD93 est une source d’intérêt pour de nombreux·ses militant·es. Il y a toutes les personnes qui viennent marcher avec nous les dimanches après‑midi des balades toxiques (une soixantaine par tour en moyenne, parfois plus). Il y a toutes les sollicitations de collectifs qui souhaitent reproduire le format des toxic tours ailleurs. Et il y a les invitations de différents membres de la Coalition Climat 21 (CC21) à venir rejoindre la préparation des mobilisations qui auront lieu pendant la COP21. Pour Agathe, « c’est le côté grassroots qui leur parle, et aussi le fait que des actions du style toxic tour et le travail que l’on fait sur les inégalités pourraient plaire à des organisations internationales pour la justice environnementale ». Surtout, ce que tente de faire le TTD93 fait écho aux « chantiers » que se donne la CC21 pour décembre prochain : élargir la mobilisation, en convainquant « bien au‑delà des cercles habituels de l’écologie » (et tenter de ne plus être que ce mouvement climat majoritairement blanc de classes moyenne et supérieure) ; et « s’appuyer sur les victimes et les personnes en lutte sur le terrain » ou « communautés impactées » (la traduction la plus courante de « frontline communities » centrale dans le mouvement anglo‑saxon). Je saisirai l’enjeu immense pour certain·es membres de la coalition de ne pas/plus faire sans ces personnes et de transformer le mouvement climat en profondeur pour laisser émerger celui d’une justice climatique.
Lire aussi sur Terrestres : Alyssa Battistoni, « Le Léviathan et le climat », septembre 2019.
Il y a ce vif intérêt dans le mouvement pour l’espace d’enquête, d’apprentissage et de mobilisation autour de la justice climatique que constitue le TTD93, et il y a aussi les critiques qui lui seront adressées, et dont je mettrai plus de temps à percevoir les échos. De l’enthousiasme, certain·es militant·es passent à la condamnation après avoir participé à un tour (ou avoir entendu quelqu’un parler d’un tour) : les toxic tours ressembleraient à des « groupes de touristes bobos blancs en balade dans le 9‑3 ». Je caricature, mais pas tant que ça : on reproche au collectif TTD93 de manquer son objectif de « sortir de l’entre‑soi », de ne pas réussir à mobiliser les « premier·es concerné·es » par les pollutions et les inégalités qu’il dénonce, et d’être dès lors « hors‑sol » (par opposition à « grassroots », ce pour quoi il était potentiellement intéressant plus tôt). Comme si les membres du TTD93 n’étaient pas conscient·es de ce risque dans leur démarche et que ce n’était pas une tension pour elles et eux.
Mardi 4 novembre 2014, 20 heures, troisième réunion du TTD93, dans une grande salle illuminée aux néons du bâtiment colossal qu’est la Bourse du travail de Saint‑Denis. Sont présent·es les membres du TTD93 ainsi que des représentant·es du collectif Lamaze et du comité Porte de Paris, deux collectifs d’habitant·es de quartiers riverains de l’A1, avec qui le premier tour a été organisé. On débriefe. Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » – on était presque une centaine, des élus et des médias étaient présents, les différentes prises de parole se sont bien articulées, le goûter au parc Cachin était une très belle façon de conclure le tour – mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric. Je me souviens notamment d’une silhouette aperçue derrière une fenêtre des premiers étages d’une tour semblant épier notre cortège qui contrastait fortement avec le peu de personnes marchant dans les rues et boulevards que nous arpentions. Je me souviens plus encore de notre stationnement le temps d’une prise de parole au niveau d’un carrefour de l’avenue du Docteur‑Lamaze qui était lui, très passant, et des différentes réactions qu’il avait suscitées chez les piétons (essentiellement des hommes noirs et arabes à ce moment précis) que nous avions croisés : celle de nous contourner (nous prenions presque toute la place), celle de prendre un tract sans s’arrêter, voire de le refuser (tracter, c’est la solution que nous avions trouvée avec Aldo pour endiguer notre gêne). Et je me souviens enfin de ce constat partagé avec Agathe à la fin du tour : la plupart des personnes présentes, à l’exception des membres des collectifs locaux, n’étaient pas des riverain·es mais des militant·es écologistes parisien·nes intéressé·es par notre démarche. Cet intérêt n’est pas un problème en soi (au contraire), le problème c’est ce à quoi il nous fait ressembler (effectivement) : un groupe de blanc·hes de classe moyenne en vadrouille dans des quartiers populaires habités majoritairement par des personnes racisées précarisées.
Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric.
Au cours de cette première réunion de débrief, on cherche des solutions pour faire le lien avec l’ensemble des habitant·es : on pourrait afficher sur le parcours au préalable, ou encore tracter tout au long de la marche. Didier, du collectif Lamaze, rappelle qu’on a tout de même distribué plus de trois mille tracts sur les marchés et dans des endroits clés de Saint‑Denis, et qu’on avait annoncé le tour dans le Journal de Saint-Denis, « le journal le plus lu de la ville », précise‑t‑il (il m’expliquera à la fin de la réunion que l’hebdomadaire est distribué gratuitement dans toutes les boîtes aux lettres des Dionysien·nes et est une véritable « institution »). George renchérit en soulignant que les toxic tours detox sont « un projet qui s’inscrit dans la durée ». « C’est l’accumulation des tours qui est importante ». Mais pour certain·es membres du collectif, on peut d’ores et déjà aller plus loin et travailler à construire davantage les balades avec les habitant·es des quartiers qu’on sillonne. Agathe évoque ainsi une piste pour le prochain tour sur l’A1 (le collectif Lamaze souhaiterait le reproduire lors de l’événement « Lamaze enlève tes bretelles » qui aura lieu fin juin13). Elle a rencontré le directeur d’une salle de spectacle de Saint‑Denis qui a grandi dans la cité Joliot‑Curie, située en bordure de l’autoroute. Il a proposé de nous mettre en contact avec les éducateur·ices de la cité qu’il connaît bien. Et c’est ce qu’on fera : plusieurs rencontres mèneront à l’organisation d’ateliers photos avec les enfants de la cité, une soirée sur le mouvement pour la justice climatique, et la prise de parole d’une mère et membre d’une association d’aide aux devoirs du quartier au toxic tour de juin.
Si les membres du TTD93 se mobilisent en tant qu’habitant·es de la Seine‑Saint‑Denis (« On se mobilise en tant qu’habitant·es, c’est le point de départ », répètent‑iels), iels ont aussi besoin de laisser la place et la parole à d’autres Séquano‑Dionysien·nes pour que les toxic tours detox fonctionnent (politiquement et pratiquement) : les collectifs de riverain·es des infrastructures dénoncées et, plus largement, les habitant·es des quartiers arpentés. Les savoirs et la légitimité des premiers (les collectifs locaux) sont indispensables pour construire les balades. Comme l’explique Éric au cours de la soirée « Toxic Tour Detox mode d’emploi » de mars 2015 dans un restaurant îlo‑dionysien : « On n’agit pas ex nihilo, on est contre ça. Et ce pour deux raisons : on veut rendre publics des collectifs et des structures qui ont déjà accumulé énormément de connaissances, et aussi parce qu’on ne vient pas en experts écolos. On fait les balades avec eux. » La présence des seconds (les habitant·es des quartiers arpentés en général) et le fait de les intéresser (du moins autant que les militant·es écologistes blanc·hes que nous sommes) sont, en revanche, toujours des défis à relever. Un défi incontournable si le TTD93 veut éviter que ses toxic tours detox soient des sortes de « zoo sociaux » pour reprendre l’expression de Luc, impliqué dans le collectif. Depuis ce rebord, les membres du collectif tentent des choses, ratent, essaient à nouveau, réussissent ou ratent encore – un processus qui se rejoue pour chaque nouvelle balade qui arrive avec le contexte et les enjeux qui lui sont propres.
Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis.
Il y a quelque chose de difficile à tenir pour le collectif TTD93, entre sa toute récente naissance, son énergie limitée, les attentes à son égard (que ce soit celles de ses membres ou celles d’autres activistes du mouvement climat) et son contexte politique. Il faut bien partir de quelque part pour construire un mouvement pour la justice environnementale et climatique en France, et la situation de laquelle part le TTD93 n’a rien d’évident : s’il rencontre des collectifs de riverain·es dénonçant les impacts (sociaux et de pollutions chimique comme sonore) des infrastructures dont ils sont voisins, aucun d’entre eux ne mobilise le cadrage de la justice environnementale et climatique (quasi inexistant en France à l’époque), ni ne se définit comme « communautés impactées ». Presque aucun d’entre eux ne fait le lien avec le dérèglement du climat avant sa rencontre avec le TTD93 (et l’arrivée de la COP21, en fait). Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis, sans tomber dans le piège de l’imposition d’un cadre surplombant et déconnecté14, ni dans celui de l’idée reçue que les enjeux environnementaux n’intéressent pas les habitant·es des quartiers populaires15. C’est à ce croisement que se trouve le pari des toxic tours. Ensuite, comme le rappelait déjà George pendant la réunion de novembre 2014, il faut du temps pour s’enraciner et trouver les façons de problématiser ensemble ce qui ne l’avait que peu été jusque‑là. C’est sûr que, d’ici la COP, ça va être juste pour « mobiliser les quartiers populaires » dans le mouvement climat (du moins massivement), et organiser une grande « marche des intoxiqué·es », de cette façon. C’est en tout cas l’avis d’autres activistes du mouvement qui tenteront d’ouvrir, en parallèle, d’autres sentiers.
Dans la suite du chapitre dont est extrait ce passage, Laurence Marty décrit l’émergence, tout au long de l’année 2015, d’un mouvement pour la justice climatique en France à l’image de celui qui s’étend en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde depuis les années 2000.
Des activistes membres de l’alliance de collectifs étasuniens Grassroots Global Justice viennent en Ile-de-France pour présenter leur action.
Un « Appel pour la justice climatique » est lancé depuis l’ONG 350.org, appelant à « partir des luttes qui se mènent dans les quartiers depuis des années ».
Une « marche mondiale pour le climat » est préparée à Paris sur le modèle de la People’s Climate March, qui avait rassemblé plus de 300 000 personnes à New-York en 2014. Cette marche est annulée en raison des attentats du 13 novembre et de la promulgation de l’état d’urgence – à la place, une chaîne humaine est organisée à la hâte.
La COP21 passée, l’autrice revient sur une année et demi de mouvement.
À l’issue des mobilisations de la COP21, la question du sujet politique du mouvement naissant pour la justice climatique reste en suspens, comme le raconte l’une des salarié·es de la CC21 [Coalition Climat 21] à l’assemblée de bilan du mercredi 16 décembre, quelques jours seulement après la clôture des négociations et des manifestations : « Si l’organisation de la marche de New York nous a permis d’avancer plus vite en posant la question de qui sont les communautés impactées en France, elle reste irrésolue. » D’autres questions sont aussi posées : les organisations de la coalition sont‑elles parvenues à devenir une rampe de lancement pour un mouvement pour la justice climatique « fort et durable » en France16 ? Le mouvement est‑il parvenu à « sortir des cercles habituels de l’écologie » ? Comment prolonger les efforts faits pour « construire des espaces de convergence sociaux et climatiques » dans les mois à venir ? Ou encore : comment faire face à l’impensé colonial du mouvement ? Il est peut‑être encore un peu tôt pour répondre à ces questions, et ce que les militant·es se promettent surtout au cours de cette assemblée et ailleurs, c’est de poursuivre les efforts déployés dans ces directions. Nous sommes au début de quelque chose.
Image d’ouverture : photographie réalisée à l’occasion de la manifestation À nos mort·es – Climate Justice for Life, Bassin de la Villette, Paris, 28 novembre 2015. © Bruno Serralongue et Air de Paris, Romainville.
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06.05.2025 à 11:26
Jean-Marc Ghitti
Dans "Neutraliser le système techno-industriel", second tome de son "Histoire du sabotage", Victor Cachard part de la première guerre mondiale pour identifier les différents courants de cette stratégie politique aux mille nuances de résistance. Au-delà des époques et des tendances, colonisé·es, autonomes, intellos ou écolos s’accordent sur ce principe essentiel : face aux systèmes industriels aliénants, détruire c’est se défendre.
L’article Cent ans de sabotage : résister à l’oppression politique et technologique est apparu en premier sur Terrestres.
À propos d’Histoire du sabotage, tome 2 : Neutraliser le système techno-industriel, de Victor Cachard, paru en 2025 aux Éditions Libre.
Souvent nous nous payons de mots. Par exemple lorsque nous expliquons les droits sociaux par « l’évolution de la société » ou par « l’idéal démocratique ou républicain ». Encore faut-il voir comment, dans l’histoire concrète des sociétés, l’évolution s’opère, alors que l’idéal des uns n’est pas l’idéal des autres. Elle s’opère forcément par des luttes à propos desquelles il faut se demander ce qui a pu les rendre efficaces. La société, en effet, est un champ de force dans lequel le nombre n’a jamais en soi assuré aucune victoire. L’histoire politique des sociétés montre, tout au contraire, que le petit nombre prend constamment le pouvoir sur le grand nombre. S’il en était besoin, l’imposition récente d’une réforme des retraites à une grande majorité qui n’en voulait pas vient rappeler aux générations montantes toujours aussi oublieuses cette vérité fondamentale de toute science politique. Et l’on voit clairement aujourd’hui comment les droits sociaux régressent lorsque les populations perdent le courage et le goût de la lutte pour se défendre. La simple parole, telle que la relaient bien mal les enquêtes d’opinion, n’est pas en soi une lutte. Les revendications ne sont que des paroles impuissantes, voire des exutoires, si elles ne se prolongent pas en combats politiques.
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C’est pourquoi nous avons besoin, plus que d’une histoire des idéologies, d’une histoire des luttes sociales, des stratégies d’opposition et de résistance. C’est à ce besoin que vient répondre l’Histoire du sabotage que Victor Cachard nous propose en deux tomes aux Éditions Libre. Intellectuel altiligérien, libraire engagé et très mobilisé dans le mouvement des Gilets jaunes à Lyon, Victor Cachard a certainement eu une bonne idée d’éclairer l’histoire des luttes par le sabotage. Celui-ci, en effet, représente une voie moyenne entre d’un côté la parole impuissante et, de l’autre, la violence terroriste.
Le sabotage est le refus de s’en prendre physiquement aux personnes, un refus non seulement du meurtre mais aussi de tout ce qui peut blesser. Bien qu’il soit généralement considéré comme une infraction à la loi, il repose sur le respect des droits de l’homme, de l’intégrité des personnes et il est fondé à se réclamer de l’humanisme tant par les causes qu’il défend que par les moyens qu’il emploie, du moins en règle générale. Mais le sabotage ne tombe pas dans les illusions du dialogue social et des paroles inutiles : il est un réalisme politique et prend acte que toute négociation repose sur un rapport de force. Il ne s’inscrit pas dans le dilemme, d’ailleurs obsolète, entre le réformisme et la révolution. Il sait que les réformes ne peuvent s’obtenir qu’à partir d’une pression sociale sur les élites gouvernementales et il pose que détruire ou abîmer des biens matériels ou nuire aux processus productifs est un moyen moralement acceptable et politiquement efficace pour pousser aux réformes.
Le sabotage représente une voie moyenne entre d’un côté la parole impuissante et, de l’autre, la violence terroriste. Il est un réalisme politique et prend acte que toute négociation repose sur un rapport de force.
Dans le premier tome, l’auteur avait fait la préhistoire du sabotage et en avait retracé les formes historiques dans le syndicalisme révolutionnaire et le mouvement anarchiste, notamment autour d’Émile Pouget dont Cachard a aussi publié une anthologie. Le deuxième tome de l’Histoire du sabotage commence au sortir de la Première Guerre mondiale, lorsque le syndicalisme délaisse ce mode d’action. Ce second tome déploie successivement trois chronologies : celle du sabotage de guérilla, celle du sabotage libertaire des militants autonomes et celle de l’écosabotage.
Le sabotage n’a pas sa place dans la guerre traditionnelle, codifiée comme affrontement entre armées. Mais les guerres du vingtième siècle échappent à l’art militaire et à ses règles : elles deviennent des guerres totales où les populations civiles sont impliquées. Deux situations ont été particulièrement favorables à l’émergence d’une guerre civile permanente : les situations coloniales et les luttes internes aux populations d’un même pays entre les factions fascistes et les militants antifascistes. Dans ces deux contextes, un sabotage de guérilla se développe. Du côté fasciste, il prend la forme de ce qu’ont été les ligues anti-ouvrières en Italie ou les milices paramilitaires nazies. Du côté des partisans et des résistants, il prend la forme, par exemple, d’attaques contre des infrastructures de communication. On le trouve déjà dans les bandes de résistants espagnols contre l’invasion napoléonienne, et on l’observe même jusque dans les camps de concentration où circulent entre prisonniers des consignes clandestines pour travailler plus lentement ou mal faire le travail. Il est également le recours du colonisé contre le colonisateur.
Cachard établit une continuité entre ces actions en contexte de guerre et celles qui, après les guerres, s’en prennent aux infrastructures de communication et de production, notamment à partir des années 1970 aux Etats-Unis, avec les débuts d’une écologie de sabotage des usines polluantes.
Lire aussi sur Terrestres : Earth First, « Une décennie de zad en Angleterre », juin 2020.
Les sociétés de la seconde moitié du vingtième siècle construisent leur essor économique, leur administration et leur maintien de l’ordre sur l’information et l’informatique. L’industrie, l’administration et l’armée se numérisant à grande vitesse, le manuel d’écodéfense que diffuse, dans les années 1980, une association comme Earth first donne une grande place au dérèglement des systèmes informatiques. Le sabotage n’est plus seulement celui des ouvriers contre leur outil de travail à l’intérieur de l’usine mais il peut devenir la pratique citoyenne de militants contre les bases matérielles de la production industrielle et de l’organisation militaire, notamment lorsque celle-ci projette des essais nucléaires.
Cachard propose ensuite une deuxième chronologie où le sabotage n’est pas une guérilla qui s’en prend aux infrastructures, mais plutôt une attaque de principe contre la société du travail en tant que telle. Dans le contexte pacifié des années 1970, elle commence, en France, avec les situationnistes comme Debord et Vaneigem, puis passe par la référence à Deleuze et Guattari. Il s’agit, en somme, du courant le plus intellectuel de l’histoire du sabotage. Cette mouvance qui critique la place du travail aliéné en société capitaliste passe par l’opéraïsme italien, et se réfère aussi aux organisations libertaires espagnoles et catalanes.
À la fin des années 1960, dans ces pays, s’approfondit le clivage entre le communisme qui valorise le travail et la figure de l’ouvrier, fidèle à l’URSS, et un anticapitalisme qui voit dans le travail contraint la racine de l’aliénation. Chacune de ses branches a sa propre lecture de Marx. La première condamne le sabotage, avec l’idée que les ouvriers doivent s’approprier les outils, mais non pas les détruire ; la seconde, au contraire, justifie et pratique le sabotage en lui donnant le sens d’une révolte contre l’ordre capitaliste, un peu à la manière des luddistes dont Cachard parle longuement dans le premier tome. Cette seconde attitude est également proche des courants américains autour de la revue Radical America, qui tente d’en répandre la pratique dans l’industrie automobile des États-Unis. C’est une semblable sensibilité qu’on regroupe sous l’appellation de « mouvement des Autonomes ». Elle s’exprime dans un grand nombre de petites revues. Cachard met notamment en avant la revue Archinoir, ou encore la revue Négation.
Ces partisans du sabotage ne se laisseront pas entraîner dans la violence politique, du type « Action directe ». Ils demeurent globalement pacifistes, et même antimilitaristes. C’est au nom de la non-violence qu’ils dénoncent ou qu’ils critiquent les dégâts du travail sur la santé des travailleurs. Ils donnent à leur pratique un caractère parfois esthétique, parfois ludique, toujours expressif. Ils distillent les signes d’une résistance au travail, par l’abstention à l’égard de celui-ci et choisissent des modes de vie marginaux. Le slogan bien connu de Guy Debord « ne travaillez jamais » est tout un programme. Ce mouvement dénonce la collusion entre l’industrie et les sciences mises sous tutelle dans l’ordre technocratique, le meilleur exemple en étant le grand mathématicien Alexandre Grothendieck et son groupe « Survivre et vivre ». Ce courant crée des revues, des radios-pirates ou des rassemblements dont le plus célèbre reste celui du Larzac.
À partir des années 1980, la pratique du sabotage peut s’appuyer sur un nouveau socle idéologique : celui de l’anti-industrialisme et de la techno-critique.
Cachard se risque à une périodisation dans l’ensemble confuse et contradictoire du mouvement des Autonomes. Celui-ci se développe en marge des organisations politiques et syndicales et il donne naissance à bien des revues (plus tard à des sites Internet) comme Marge ou Camarades. Avec le journal La Gueule ouverte, il investit l’écologie politique et y introduit l’appel au sabotage. C’est par exemple dans cette revue qu’Arthur (Henri Montant) écrit, au nom de l’efficacité nécessaire des luttes : « les ‘doux’ écologistes devraient étudier sérieusement la question du sabotage. Ils découvriront peut-être que la marchandise n’est pas sacrée, et que la détruire n’est pas un acte de violence mais un geste de légitime défense ».
Avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981, on assiste à une institutionnalisation de ce mouvement. L’action légale et l’appel au droit gagnent du terrain. Le sabotage décline d’autant plus qu’il devient risqué, les outils répressifs s’étant renforcés. Comme on le voit souvent, beaucoup de militants s’intègrent à la gauche politicienne et Cachard fait remarquer qu’ils investissent la vie culturelle et la presse. C’est cependant dans les luttes écologistes que la pratique du sabotage se renouvelle, comme on l’a vu dans le combat contre les OGM ou contre le TGV Lyon-Turin, avec le procès médiatique d’Erri de Luca en 2015. La pratique du sabotage peut s’appuyer sur un nouveau socle idéologique : celui de l’anti-industrialisme et de la techno-critique.
Pour rendre compte de la rencontre entre l’écologie radicale et la voie du sabotage, Cachard propose une troisième chronologie : celle de l’écosabotage. Celui-ci est déjà à l’œuvre dans la guérilla contre les infrastructures et dans la sensibilité libertaire de La Gueule ouverte. Pourtant, pour l’historiciser, l’auteur nous transporte en Amérique. Là-bas, l’émergence de Greenpeace autour de Paul Watson en 1969 se fait en réaction contre les environnementalistes qui se contentent, à la suite du Sierra Club de John Muir, de protéger la nature au nom d’une culture conservationniste tournée vers la vie contemplative et l’esthétisation des paysages. Comment ne pas voir que la sauvegarde du sauvage dans certains parcs va de pair avec l’aménagement intensif des autres zones territoriales ?
Lire aussi sur Terrestres : Rolling Thunder, « Comment faire plier une entreprise : la méthode SHAC », novembre 2023.
Dès la fin des années 1950, Edward Abbey importe en Amérique la tradition anarchiste des militants européens incluant la critique du capitalisme en tant que tel parce qu’il est incompatible avec l’écologie. Dans la sensibilité américaine, le sauvetage des espèces animales menacées par le développement industriel et les essais nucléaires passe au premier plan. C’est d’ailleurs un savant biologiste amoureux de la faune et de la flore, James Philips Fox, qui va s’en prendre directement, en 1969, aux installations d’une usine polluante. La critique de l’exploitation des milieux naturels rencontre les luttes anticoloniales. Au constat de la mise en réserve des Indiens s’ajoutent les multiples témoignages de l’ethnologie. L’impérialisme industriel a détruit, dans le monde entier, les économies de subsistance que les peuples avaient su établir en harmonie avec les écosystèmes. Ce qui revient à justifier le recours au sabotage par les indépendantistes, surtout si, comme en Afrique du Sud, les colons construisent un régime d’apartheid. L’histoire de l’écosabotage aux États-Unis prend appui sur la sensibilité américaine, comme le culte des super-héros mis en œuvre, par exemple, dans le roman Le Gang de la clef à molette d’Abbey, paru en 1975 et qui raconte les actions de quatre activistes contre les industries polluantes. Elle coïncide avec ce qu’on a pu observer en France chez les indépendantistes régionalistes, que Cachard évoque assez peu. On songera, par exemple, le sabotage de l’antenne ORTF de Roc’h Trédudon en 1974, puis au mouvement contre la Centrale de Plogoff à partir de 1978.
La multitude des exemples concrets que ce livre nous donne invite le lecteur à se demander si l’on peut ranger sous le même concept, celui de sabotage, tous les actes et comportements ici évoqués. La différence est grande entre des actions spectaculaires et d’autres qui peuvent passer inaperçues. Certaines sont résolument illégales et d’autres sont si discrètes qu’elles peuvent ne pas même être repérées comme par exemple lorsqu’un ouvrier travaille lentement ou fait exprès de rater une pièce. Certaines sont revendiquées et d’autres restent cachées. Il existe un fossé entre la tricherie à l’égard d’un employeur et la détérioration d’une voie ferrée. Un fossé selon la valeur marchande de ce qui est détruit, mais aussi selon le sens qu’on lui donne. Un acte isolé comme ceux de Fox n’a sans doute pas la même portée qu’un fauchage d’OGM revendiqué par un groupe organisé à visage découvert. Et puis il y a aussi des enjeux très différents selon les contextes : agir en pleine guérilla au risque de sa vie n’est pas la même chose que la destruction d’un engin de chantier.
Ce qui est sûr, c’est qu’il existe, entre la passivité servile et la violence politique, une infinité de nuances dans les comportements de résistance. La parole, qu’elle soit directe sur le mode de la plainte ou de la récrimination, ou qu’elle soit déléguée à des organisations représentatives supposées la faire entendre dans des instances instituées, reste en-deçà de la véritable lutte sociale. Orale ou formulée dans des écrits, la parole ne peut recevoir de réponse que sous la forme d’une autre parole, celle des promesses fallacieuses des gouvernements. En répertoriant par une démarche historique la variété des modes d’action ou d’abstention, Victor Cachard a-t-il eu aussi le projet de donner certaines idées à des militants qui parfois pourraient en manquer ?
Image d’accueil : photo de Oluwaseun Sanni sur Unsplash.
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02.05.2025 à 12:41
Léna Silberzahn
Les conséquences des expérimentations nucléaires en Ma’ohi Nui (Polynésie) sont irréversibles : les terres, la mer et les vies sont contaminées à perpétuité. Il faut pourtant les assumer. Mais comment réparer l’irréparable ? En commençant par se tourner vers les luttes antinucléaires, anticoloniales et féministes, suggère Léna Silberzahn dans cet essai sur l’héritage du nucléaire.
L’article Comment et quoi « réparer » après le colonialisme nucléaire ? est apparu en premier sur Terrestres.
Août 2021. « La France coloniale doit réparation aux Polynésien·nes et aux Algérien·nes ». Accrochée au tracteur, la banderole flotte au vent, prête à partir en manifestation avec nous. Plusieurs centaines de personnes participent à ces journées d’actions et d’ateliers « contre le nucléaire et son monde » à la gare de Luméville, un des sites principaux de lutte contre le projet d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure. Plus tôt dans la semaine, des militant·es décoloniales ont réalisé une fresque murale des atolls polynésiens et du désert algérien sur la façade du bâtiment principal, et écrit : « décolonisons les luttes anti-nuk ». Grâce à leur présence, la jonction entre luttes contre la domination coloniale et contre la poubelle nucléaire prend corps, et les questions de race sont enfin mises en avant lors d’un évènement antinucléaire meusien1.
J’assiste à certains de ces échanges, je répète et reprends ces phrases. Joie – de prendre enfin à bras le corps ces questions. Gratitude – pour les personnes qui donnent de leur énergie à ce travail important. Pourtant, quelques semaines plus tard, une fois les barnums démontés et de retour au quotidien parisien, je n’arrive pas à me défaire de l’impression désagréable d’avoir gesticulé dans le vide. « Lutter contre un système énergétique et militaire qui repose sur le secret, l’extractivisme, la contamination des terres du Sud global, et l’exploitation des sous-traitant·es nécessite d’élaborer une perspective anticoloniale, féministe, anti-autoritaire et anticapitaliste ». C’est comme si nous avions dit les bons mots, rappelé les bons faits, mais sans être réellement traversé·es par leurs implications, ni parvenir à les traduire en stratégies politiques.
La décolonisation n’est pas une métaphore2, rappellent justement Eve Tuck et K. Wayne Yang, et tout le monde à ces journées aurait approuvé. Certes, nous étions une vaste majorité de blanc·hes, mais personne à ce rassemblement à l’est de l’hexagone français ne pensait que la décolonisation ne puisse être réduite à une question de bonne posture (même très militante). C’est pourtant exactement ce à quoi j’avais eu l’impression de participer, malgré moi, en me contentant de saupoudrer quelques mots-clés ici et là, en dénonçant scrupuleusement les violences impériales dans nos manifestes, et en écrivant des mots certes nécessaires mais largement incantatoires sur des pancartes. Impression désagréable de reproduire cette fameuse « sympathie-sans-lien » entre hexagone et colonies départementalisées ou régionalisées (les « Outre-mer »), décrite par Malcom Ferdinand dans sa critique des mouvements écologistes hexagonaux, « où les soucis des autres là-bas sont admis sans pour autant en reconnaître les liens matériels, économiques et politiques3 ».
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Que mettre concrètement derrière des mots aussi immenses que « décoloniser » et « réparer », au-delà des postures et des bonnes étiquettes ? Et quels ponts construire entre luttes contre la poubelle nucléaire hexagonales et luttes de survivant·es irradiées par les expérimentations impériales de la France ? Lorsqu’on prend la mesure de l’insuffisance des politiques de reconnaissance actuelles (1), et face à l’ampleur dévastatrice du péril nucléaire, il peut être difficile de savoir par où commencer (2). Cependant, des luttes contemporaines et passées esquissent les fondements essentiels de la réparation : restituer, au-delà des simples chiffres et des indemnités individuelles (3), restaurer les terres, au-delà des seules existences humaines (4), reprendre ses déchets (5), reconnaître l’intégralité des faits (6), faire circuler les récits des survivantes (7), et construire des solidarités transnationales au-delà de l’État (8).
« Si vous me plantez un couteau dans le dos de 20 cm et que vous le retirez de 15 cm, il n’y a pas de progrès. Si vous le retirez complètement, ce n’est pas un progrès. Le progrès, c’est de guérir la blessure que le coup a causée. »
Malcom X
Entre 1960 et 1996, l’État Français a fait exploser plus de 200 bombes nucléaires à des fins expérimentales dans ses colonies. Lorsque la campagne d’essais algérienne prend fin après à la guerre d’indépendance4, et tandis que les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni se sont engagés à arrêter les essais atmosphériques5, la France poursuit ses expérimentations en Ma’ohi Nui6, au-dessus des atolls de Moruroa et de Fangataufa, puis dans les sous-sols et sous les lagons des mêmes atolls.
Conséquences de ces 193 « essais » dans le Pacifique : des enfants mort-nés, des leucémies, lymphomes, cancers de la thyroïde, du poumon, du sein, et de l’estomac « inexpliqués », une nourriture impropre à la consommation sur des dizaines d’années7, et une partie de l’île de Moruroa qui menace de s’effondrer à cause de forages et de crevasses dans le basalte.
Aujourd’hui, la pression des associations et des lanceurs et lanceuses d’alerte fait craqueler cinquante ans de mensonges d’État au sujet de l’ampleur du dispositif d’expérimentation8. Grâce au bras de fer judiciaire mené par les associations comme Moruroa e tatou et celle des Vétérans des Essais Nucléaires (AVEN), des centaines de documents ont été déclassifiés ces vingt dernières années. Depuis la loi Morin de 2011, un Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) est censé indemniser les personnes ayant développé une des 23 maladies radio-induites reconnues.
En 2023, alors que 171 pays ont voté pour la résolution d’aide aux victimes intitulée « Le lourd héritage des armes nucléaires », seuls quatre l’ont rejetée : la Corée du Nord, la Russie, le Royaume-Uni et la France.
Tandis que son principal instigateur présente cette loi comme une « solution transparente, juste et rigoureuse pour que notre pays puisse tourner la page et être en paix avec lui-même9 », divers militant·es Maohi relèvent au contraire « l’échec de la politique publique de reconnaissance et de réparation des conséquences des essais nucléaires10 ». À titre comparatif, aux États-Unis, un tel dispositif existe depuis le Radiation Exposure Compensation Act de 1990 (RECA), qui reconnaît 29 maladies – même s’il demeure lui aussi largement insuffisant au regard des dommages subis11.
En 2023, alors que 171 pays ont voté pour la résolution d’aide aux victimes intitulée « Le lourd héritage des armes nucléaires », seuls quatre l’ont rejetée : la Corée du Nord, la Russie, le Royaume-Uni et la France. C’est d’ailleurs pour faire la lumière sur les réparations promises et le manque de volonté politique et scientifique qu’a été ouverte une commission d’enquête parlementaire (dont les auditions ont repris en janvier 2025). Force est de constater : les indemnités de la loi Morin ne sont pas à la hauteur des conséquences coloniales de l’atome en Ma’ohi nui. Mais quel dispositif le serait ?
Dans le dictionnaire, le mot « réparation » renvoie au fait de « remettre en l’état initial, rétablir », « faire disparaître, corriger »12. Pris en ce sens, « réparer » les conséquences du nucléaire est évidemment impossible : le sol et les vies ont été contaminés pour des dizaines de milliers d’années – à des échelles si vastes et complexes que même les technologies les plus avancées ne peuvent les mesurer ou en prévoir les conséquences à long terme. Dans ces contextes, la notion même de « réparation » peut sonner comme une imposture solutionniste, à la manière du lexique désormais courant de l’« adaptation » et de la « résilience »13 qui exhortent les populations à vivre avec les catastrophes et leurs innombrables contaminations. Prétendre que la France puisse « réparer » quoi que ce soit après le colonialisme nucléaire, n’est-ce pas déjà contribuer à une forme de déni, motivé par la volonté de « tourner la page » et de « faire la paix avec nous-mêmes », pour reprendre les mots de Morin ?
De toute évidence, une discussion sérieuse sur la réparation commence par la reconnaissance de l’irréparable, c’est-à-dire l’impossibilité de « solutionner » ou de gérer le désastre nucléaire comme un simple paramètre de plus dans l’administration des choses. Parmi les principes fondamentaux de l’ONU concernant le droit à la réparation figure la garantie de non-répétition14 : réparer le passé, c’est déjà garantir que des faits similaires ne se produiront plus dans le futur. Considérant que l’industrie nucléaire, tant civile que militaire, repose sur une chaîne de production et de contaminations coloniales irréversibles, il est antithétique de proclamer une « paix » sans avoir préalablement procédé à une dénucléarisation et à une décolonisation totales des sociétés française et maohi. Ni déni, ni résignation : c’est dès lors le difficile pari affectif à relever quand on veut faire exister la possibilité d’une justice – forcément non idéale, lacunaire, et jamais achevée – après les violences.
« Réparer » les conséquences du nucléaire est évidemment impossible : le sol et les vies ont été contaminés pour des dizaines de milliers d’années.
Si en découvrant le corpus de la pensée écologique, l’écoféminisme a directement résonné en moi, c’est qu’il nourrit une attention particulière aux blessures, au passé et à l’inestimable, au-delà des illusions comptables de la compensation et du recouvrement. Les titres des recueils et articles écoféministes sont à cet égard sans appel : Healing the wounds15 (Guérir les blessures), Reweawing the world16 (Retisser la Terre)… à rebours des yeux rivés sur « la » catastrophe à venir et sa temporalité de l’urgence, les pensées de l’écologie issues des rangs féministes et décoloniaux ont ceci en commun de penser la question écologique d’emblée comme une question d’héritage et de guérison. Cela ne veut pas dire qu’elles sont obnubilées par le passé et une hypothétique restauration d’un état antérieur aux préjudices : elles participent plutôt d’une forme d’écologie post-apocalyptique17 en offrant un lieu à partir duquel nous pouvons nous regarder et agir sous un nouvel angle. Leurs présupposés : l’émancipation passe par une exhumation des expériences des violences et des moyens d’y résister. L’invisibilisation de ces violences et les fantasmes de table rase sont une impasse. La révolution est aussi une question de guérison, qui implique cet art complexe et paradoxal de faire exister les blessures tout en voulant faire disparaître leurs origines.
Nous ne sommes pas les premièr·es à nous interroger ainsi : les personnes et les luttes traversées par la question de comment réparer l’irréparable face à des injustices vécues et innommables, sont nombreuses. La confrontation au passé esclavagiste étatsunien, notamment, a posé de nombreux jalons concernant les pensées et pratiques de la restitution, de la mémoire, de la reconnaissance historique qu’exige la « réparation ». Que pouvons nous apprendre de luttes anticoloniales, qui, dans le Pacifique et ailleurs, mobilisent le terme de réparation pour avancer leur cause ?
La discussion autour des réparations a le mérite de mettre la restitution, et non la rétribution, au cœur des processus de justice. Mais le propre du fait nucléaire est de tuer, de contaminer, et de détruire irréversiblement – de rendre la restitution précisément impossible.
Dans un tel contexte, il est courant de conclure que la réparation implique d’établir des équivalences, notamment monétaires. La procédure d’indemnisation prévue par le CIVEN a le mérite d’exister, et remplit partiellement cette fonction. En ce qu’elle applique le « principe de présomption de causalité », elle représente certes une avancée majeure pour les associations de victimes : il « suffit » de remplir un certain nombre de conditions afin qu’un lien entre la maladie et les explosions soit admis, sans avoir à établir scientifiquement une causalité entre la pathologie et l’exposition aux radiations. On compte néanmoins 98% de refus dans la période 2011-2017, et seules 385 personnes ont été reconnues victimes (sur 1061 demandes reçues) après la réforme du comité sur la période 2018–2023. À titre indicatif, les modélisations récentes estiment qu’au moins 150 000 personnes seraient éligibles18… Quand on sait la difficulté de constituer un dossier (au vu des barrières linguistiques, géographiques ou encore administratives), et le découragement qui découle des nombreux refus dans les premières années, force est de constater qu’« inversion de la charge de la preuve » il n’y a pas vraiment eu.
On peut, tout d’abord, interroger le conditionnement de l’indemnisation au remplissage de longs dossiers. Tous·tes les Maohis, ne sont-ils et elles pas victimes – même celles et ceux qui ne sont pas directement touché·es par une maladie radio-induite – du fait de l’irradiation de leur environnement, des maladies de leurs proches, ou la crainte de tomber malade soi-même ? La justice française a déjà par le passé forcé des employeurs à verser des indemnités aux travailleurs de l’amiante pour compenser ce qu’elle qualifie de « préjudice d’anxiété »19. Dans la même veine, on pourrait argumenter que le fait de vivre toute sa vie avec la crainte de développer une maladie radio-induite constitue un préjudice en tant que tel. L’automaticité de l’indemnisation pour tous les habitant·es des archipels, défendue par plusieurs personnes de cette lutte, permettrait de reconnaître que tous ceux qui vivaient dans les îles au moment des essais sont victimes.
On pourrait argumenter que le fait de vivre toute sa vie avec la crainte de développer une maladie radio-induite constitue un préjudice en tant que tel.
Par ailleurs, à un niveau plus fondamental, le calcul pour « indemniser » un cancer n’est-il pas toujours périlleux ? Certains vont jusqu’à refuser de faire les démarches administratives, précisément car ils les perçoivent comme une manière de postuler une forme d’équivalence entre une maladie mortelle et une somme d’argent. À l’instar du projet de loi de 2021 porté par le député indépendantiste Moetai Brotherson Brotherson (devenu président de la Polynésie depuis), on pourrait envisager de passer du registre de « l’indemnisation » à celui de la complète prise en charge de la maladie (prise en charge qui comprend également les soins, accompagnements, et compensations d’éventuelles pertes de revenus)20. En l’état, certain·es malades ont certes obtenu une indemnisation du Civen, mais la prise en charge des frais médicaux engagés pour le traitement de maladies radio-induites reste à charge des Polynésiennes : soit à titre individuel pour les frais non remboursés, soit au travers de la caisse de prévoyance sociale (CPS). L’ex-président du Conseil d’Administration de la CPS Patrick Galenon estime ainsi qu’entre 1985 et 2023, les maladies radio-induites en Ma’ohi nui ont couté près de 900 millions d’euros, dont 89% ont été payés par le régime de santé ma’ohi. Il souhaite le remboursement de ces dépenses par l’État français.
Comme le rappelle le penseur Olúfẹ́mi O. Táíwò, la réparation ne saurait se réduire à un mécanisme matériel ou symbolique de réparation des torts passés : depuis des siècles, les diverses luttes le voient comme un acte de construction d’un monde plus juste (worldmaking). Développant cette vision « constructive » de la réparation, il rappelle que les revendications de réparation des mouvements noirs se concentrent moins sur des paiements individuels que sur l’obtention de fonds pour construire des institutions noires autonomes et améliorer leur vie communautaire21. Or, en faisant le « cadeau » du statut de territoire autonome à la Polynésie, l’État français s’est désengagé des frais de santé, tout en s’assurant de garder la mainmise sur les fonctions régaliennes comme la défense. La construction, à minima, d’un centre spécialisé dans le traitement des cancers, et plus largement, de centres de santé communautaires paraît dans ce contexte essentielle. On pourrait s’inspirer ici de la lutte contre les injustices historiques et les impacts durables de la traite transatlantique des esclaves : « la composante financière des réparations n’a de sens que si elle s’inscrit dans une visée holistique et renforce l’intégralité de notre processus d’autoréparation22 ».
À l’instar de celui qui a abouti à bombarder le « désert » algérien, le processus du choix des atolls polynésiens doit beaucoup à l’image de ces vastes espaces comme espaces« vides ». L’image des atolls de Moruroa et la région de Reggane comme Terra Nullus est symptomatique d’une longue histoire raciste d’invisibilisation des formes de vie autochtones23. Elle reflète également une vision éminemment anthropocentrée : la rhétorique insistante concernant la « faible densité de population » trahit la conviction que les non-humains et l’environnement n’ont jamais été ne serait-ce que perçus comme étant dignes de considération. Les récits des conséquences des explosions sont pourtant accablants : poissons morts par milliers, diminution par deux de certaines populations d’oiseaux (allant jusqu’à la disparition pour certaines), coraux et habitats détruits, arbres vaporisés et sectionnés. À Moruroa, il est toujours interdit aux militaires de se baigner et de consommer du poisson24. La gestion de l’après ne fait que confirmer l’absence totale de considération pour l’environnement et la santé de celleux qui en dépendent : deux puits ont été creusés afin de stocker 570 tonnes de déchets radioactifs, des endroits qui « présentent une instabilité géomécanique avérée25 » selon la CRIAAD. Quant aux sols, une des techniques de « nettoyage » consiste à gratter au bulldozer les zones contaminées, pour regrouper les déblais et recouvrir le tout de béton. En complément de cette bétonisation partielle des atolls, 3 200 tonnes de déchets radioactifs, dont des fusées, avions, et autres engins lourds ont été immergées dans l’océan26.
L’image des atolls de Moruroa et la région de Reggane comme Terra Nullus est symptomatique d’une longue histoire raciste d’invisibilisation des formes de vie autochtones.
Contre la politique du ministère des Armées et du CEA qui n’effectuent ou ne prévoient aucun traitement d’ampleur des conséquences environnementales des expérimentations excepté la surveillance du site27, le Conseil économique, social, environnemental et culturel local préconise à minima une dépollution en profondeur, ainsi que « la mise en place d’une redevance (que l’on pourrait estimer à 150 Francs pacifique/m2/mois), au titre de la location des laboratoires vivants que sont Moruroa et Fangataufa, transformés en dépotoirs nucléaires28 ».
Les femmes autochtones du Canada désignent par « rematriement29 », la réhabilitation des relations des peuples autochtones avec leurs terres ancestrales. Contre la marchandisation et l’exploitation des territoires, la rematriation vise à honorer les connexions spirituelles et culturelles des populations à leurs terres et à réhabiliter les pratiques de soin propres aux systèmes matrilinéaires autochtones. Le contexte et les pratiques ne sont évidement pas comparables en Maohi Nui, mais le mouvement autour de la rematriation rappelle que le vol de terres ou d’objets ne peut être traité comme simple atteinte à une « propriété privée » qu’on peut se contenter de rapatrier ou de restituer. Réparer le vol d’une terre implique de restaurer les traditions, les tissus de relations interspécifiques, ainsi que les cultures qui étaient attachés à ces terres – des éléments pour l’instant absents des discussions.
En contexte de réparation décoloniale, il est souvent question de restitution. Sachant que l’impérialisme écologique repose non pas seulement sur le pillage des ressources et savoirs, mais également sur l’utilisation de terres du Sud global comme décharges30, il pourrait être pertinent de se mettre en chantier sur des démarches de rapatriement vers le Nord global : libérer les terres Mao’hi n’impliquerait-il pas de reprendre certains des déchets les plus polluants pour les traiter dans l’Hexagone ?
Qui est ce « nous » implicitement désigné par les communs négatifs ?
Les recherches autours des « communs négatifs » soulignent la nécessité de prendre soin collectivement des nuisances et des déchets, à défaut de pouvoir en faire table rase. Il semble en effet essentiel de reconnaître les limites de la centralisation étatique pour « permettre à des collectifs de se réapproprier démocratiquement des sujets qui leur échappaient jusqu’à présent31 ». Néanmoins, qui est ce « nous » implicitement désigné par les communs négatifs ? La gestion démocratique de nuisances imposées de l’extérieur constitue-t-elle véritablement un horizon désirable ? Ne devrions-nous pas plutôt tenir les véritables responsables pour coupables et les contraindre à rendre des comptes et à traiter leurs nuisances ? « Vous, vous proposez quoi ?32 » est la première question systématiquement adressée par l’industrie nucléaire aux militant·es contre l’enfouissement des déchets, souvent formulée d’un ton supérieur et autosatisfait. Comme si la gestion de leurs déchets nous incombait. Comme si l’absence de solution viable pour les résidus des activités nucléaires justifiait leur maintien, alors qu’elle ne constitue en réalité qu’un argument supplémentaire en faveur du démantèlement de cette industrie. Les Maohis devraient évidement être décisionnaires en matière des déchets nucléaires. Mais ce n’est pas que « leur » problème. Cela devrait être aussi, voire surtout, celui des Français·es de l’Hexagone.
« En Polynésie, certains disent qu’il faut tourner la page. Mais comment tourner une page si elle n’est pas écrite ? Comment la tourner avant de l’avoir lu ? »
Mereana Reid Arbelot, députée et membre du parti indépendantiste Polynésien
« Sans la Polynésie, la France ne se serait pas dotée de la force nucléaire et donc de la force de dissuasion (…). Cette contribution que vous avez apportée, je veux la reconnaître solennellement aujourd’hui devant vous ». Pour le gouvernement français, la « reconnaissance du fait nucléaire » a eu lieu avec la prise de parole de François Hollande en 2016, et cinq ans plus tard, avec celle d’Emmanuel Macron, lorsqu’il affirme que « la nation a une dette à l’égard de la Polynésie française » du « fait d’avoir abrité ces essais (…) dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres ». De véritables excuses officielles se font encore attendre, et les mots sont encore en décalage avec les faits : contre l’imaginaire contractuel du sacrifice consenti invoqué à travers les concepts de « contribution » et de « dette », il convient de rappeler que les expérimentations nucléaires ne sont pas le fruit d’un commun accord, mais une démonstration des violences coloniales et racistes.
Par ailleurs, certaines associations revendiquent depuis de nombreuses années la reconnaissance de nombreuses victimes oubliées et indirectes des essais nucléaires, c’est-à-dire des ascendant·es, des conjoint·es, ou des descendant·es des malades. Elles soulignent d’abord le préjudice que constitue le fait de devoir prendre soin d’un proche très malade ou de l’accompagner jusqu’à la mort, et revendiquent l’indemnisation à la mesure des souffrances endurées par les patient·es et aidant·es (sur les victimes par ricochet, voir l’article de Naïké Desquesnes, « La bombe, ses femmes et ses enfants »). Elles soulignent également le cynisme inhérent au fait d’élargir les critères d’indemnisation lorsqu’il est question d’une génération qui disparaît lentement, tout en refusant de reconnaître les descendant·es, encore bien vivant·es, atteint·es de maladies transgénérationnelles.
Sur ce sujet, l’action politique patine sur un océan de controverses opposant, d’un côté, les conclusions épidémiologiques de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)33, et de l’autre, des expertises de pédopsychiatres34 et des études indépendantes35 dénonçant une science asservie au lobby nucléaire et soulignant l’absence de véritables registres des malformations ou des accidents périnataux. Interrogé à ce sujet lors de la commission d’enquête de 2024, Florent de Vathaire, directeur de recherche à l’INSERM, affirme qu’« étudier les pathologies pour comprendre ces effets est totalement impossible. Il existe tellement d’autres facteurs en jeu que la puissance statistique reste insuffisante pour de telles études, sauf dans des populations très vastes et dans le cas d’expositions très importantes. » Au lieu de déduire qu’il faut donc avancer en s’appuyant sur d’autres choix méthodologiques et politiques, il conclut : « or, nous voulons des résultats irréprochables36 ».
Comme le savent les victimes des désastres difficilement quantifiables et mesurables du dit Anthropocène « l’irréprochabilité » des démonstrations scientifiques a souvent pour effet de préserver le statu quo, et le « fétichisme des mesures37 » peut rapidement devenir un moyen d’écarter la vérité telle que la formulent les non-expert·es. Les recherches en histoire des sciences qui étudient la production sociale de l’ignorance ont d’ailleurs parfaitement détaillé les mécanismes par lesquels le « doute » scientifique a été instrumentalisé pour faire obstacle à la vérité ou à l’action politique38. Les producteurs de pesticides n’ont-ils pas frénétiquement commandé des recherches sur les menaces alternatives qui planaient sur les abeilles pour détourner l’attention de la toxicité des néonicotinoïdes39 ?
Le propre des maladies « anthropocéniques » est de ne pas avoir de cause unique et facilement identifiable. Cela fait d’ailleurs longtemps que le contentieux des maladies professionnelles l’admet.
Le propre des maladies et contaminations « anthropocéniques » est de ne pas avoir de cause unique et facilement identifiable40, et cela fait d’ailleurs longtemps que le contentieux des maladies professionnelles l’admet : refusant de faire peser sur les épaules des victimes la charge de la preuve d’une causalité spécifique par un seul agent toxique, la lutte des syndicats contre les maladies professionnelles a systématiquement consisté à établir une « présomption d’origine ». Dans le cas de l’amiante par exemple, la justice distingue la causalité juridique de la causalité scientifique (entendue au sens strict)41.
Ces exemples sont autant d’éléments qui soulignent les limites d’une procédure de justice et de reconnaissance qui dépend exclusivement de mesures de laboratoire, soulevant des questions profondes sur les potentiels, les limites et la prétention des sciences à garder le monopole sur la production du savoir et à trancher des questions de réparation. Il se pourrait que rendre compte des conséquences coloniales de l’atome implique d’élargir les méthodes et le groupe de personnes considérés comme étant dignes de contribuer à la compréhension du réel.
Tandis que le système onusien vante depuis longtemps les mérites des savoirs autochtones et des « traditional ecological knowledges » (TEK), force est de constater que les populations concernées ne sont pas considérées comme étant détentrices de savoirs au sujet de leurs propres expériences. Comme le note Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193, fondée en 2014 pour obtenir la vérité et des indemnisations au sujet des expérimentations nucléaires : alors même que les prêtres qui vivaient sur les îles Gambier avaient fait d’importantes observations concernant la natalité des enfants grâce à leurs registres de baptême, il a fallu « des écrits de chercheurs et de journalistes pour que le sujet cesse d’être qualifié de passionnel42 ».
La reconnaissance implique certainement de faire un travail de recherche et de mémoire. À cet égard, la construction d’un Institut du Cancer de Polynésie française en 2021, et le projet de construction d’un mémorial à long terme semblent être d’importantes avancées. Encore faut-il que ces différentes institutions ne deviennent pas « le lieu d’une seule parole43 » médicale et étatique, voire « un outil de propagande de l’État44 ». De manière similaire, il importe de continuer à lutter pour l’ouverture complète des archives, mais leur déclassification ne remédiera pas au problème d’une histoire racontée du point de vue des administrations, écrite « de l’encre du vainqueur », qui « nie l’histoire des vaincus (…) comme des crachats sur nos intelligences45 ».
« Reconnaître le fait nucléaire obligerait l’État à reconnaître le fait colonial »
Chantal Spitz
En effet, au-delà de l’accès aux documents labellisés secret défense par le gouvernement, l’injustice épistémique des cinquante dernières années consistant à systématiquement tourner en dérision les paroles maohi constitue un enjeu central de la réparation. Continuer le travail d’histoire orale et d’exhumation de témoignages des premier·es concerné·es déjà débuté par des personnes comme la militante lesbienne féministe et antinucléaire Zohl dé Ishtar46 ou encore Bruno Barillot, militant antimilitariste de l’Observatoire des Armements47, irait en ce sens.
« Un souvenir de quelqu’un qui a vécu les choses, c’est quand même mieux qu’un souvenir d’historien. Je le dis sans méchanceté, mais ça arrange bien l’État d’avoir de moins en moins de témoins vivants », nous glisse Mereana Reid Arbelot, députée et rapporteuse de la commission d’enquête parlementaire sur les essais nucléaires en Ma’ohi nui. Comme le note Chantal Spitz, « reconnaître le fait nucléaire obligerait l’État à reconnaître le fait colonial48 ». Elle souligne ici le paradoxe inhérent au fait de trop attendre de la part de dispositifs mis en place par un État ayant commis des atrocités coloniales en premier lieu… et la nécessité, qui en découle, de faire avancer la question des réparations en deçà et au-delà de l’État.
« Il importe les pensées avec lesquelles nous pensons d’autres pensées.
Donna Haraway49
Il importe les histoires avec lesquelles nous racontons d’autres histoires.
Il importe quelles histoires font les mondes et quels mondes font des histoires. »
Même de l’autre côté de la barricade, quand on lutte contre le nucléaire, on se trouve souvent confronté·e au côté supposément anonyme, abstrait et insaisissable de cette menace. De manière symptomatique, Günther Anders, un des pionniers de l’écologie politique et de la lutte antinucléaire continentales, développe sa notion de supraliminarité – ce qui est trop grand pour être perceptible et imaginable – dans le contexte de son engagement contre la bombe atomique. Certains parlent même d’aphénoménalité des dangers modernes, et a fortiori du nucléaire : les pires menaces contemporaines, à savoir la radioactivité, la pollution atmosphérique, ou encore l’IA, sont imperceptibles pour beaucoup de gens.
Mais cette imperceptibilité du danger ne concerne pas tout le monde. Certes, les expérimentations nucléaires participent d’une violence lente, « une violence qui se produit progressivement et hors de vue, une violence de destruction retardée qui est dispersée dans le temps et dans l’espace, une violence qui n’est généralement pas du tout considérée comme de la violence50 ». Pourtant, les nuisances ne sont pas « inimaginables » ou invisibles, mais bien plutôt externalisées, et invisibilisées. Pour le dire plus simplement, les témoignages, les images et les récits sont là – nous ne leur accordons juste pas assez d’attention. Les appels anciens et récents autour du déploiement d’une « imagination » pour se figurer les catastrophes restent pertinents51 – mais peut-être faudrait-il avant tout commencer par écouter les survivant·es et exhumer les archives post-apocalyptiques déjà existantes.
L’entrée dans « l’Anthropocène » inverse la flèche temporelle de la modernité : les peuples opprimés sont les premiers à vivre l’avenir qui attend l’Europe continentale. Comme l’écrit la militante Hinewirangi Kohu, membre du Nuclear Free and Independent Pacific Movement, « Nous, les peuples autochtones de l’océan Pacifique, (…) nous sommes les premiers témoins de la destruction, car la plupart d’entre nous vivons sur la ligne de front du nucléaire – mais vous la verrez bientôt52 ». Les militantes et militants Maohi nui nous livrent des récits depuis des dizaines d’années. Souvent relégués au rang de « littérature » ou de poésie, leurs témoignages cassent les statuts, font compter d’autres mémoires, et offrent des descriptions précieuses du ravage environnemental et colonial.
Peut-être faudrait-il avant tout commencer par écouter les survivant·es et exhumer les archives post-apocalyptiques déjà existantes.
Dans un contexte où le militantisme de femmes antinucléaires a récemment fait l’objet d’une attention particulière en France53, nous gagnerions à nous intéresser à la riche littérature antinucléaire et anticoloniale du Pacifique, largement issue d’autrices comme Déwé Gorodé en Kanaky ou Grace Molisa au Vanouatu.
En Maohi Nui, les représentantes antinucléaires de l’Océanitude54 ne manquent pas. Pour ne citer que quelques exemples, l’île des rêves écrasés de Chantal Spitz55 retrace la généalogie d’une famille depuis la venue des premiers navigateurs français jusqu’à l’installation d’une base de missiles nucléaires dans l’île fictive de Ruahine. À l’instar de nombreuses œuvres de la littérature océanienne, le recueil de Rai Chaze, Vai : La rivière au ciel sans nuages56, narre plusieurs vécus de cancer. Plus récemment, Mutismes, publié en 2002 par Titaua Peu57 met en lumière les violences sociales et culturelles produites par la colonisation avant de terminer par un récit des révoltes de 1995 (voir l’encadré sur ce sujet dans l’entretien avec Hinamoeura Morgant-Cross).
Comme l’écrit Magali Bessone, « la réparation ne modifie pas le passé, mais elle peut modifier le récit que l’on fait sur le passé : réparer, c’est d’abord établir un récit historique sans failles ni silences où les crimes et les morts retrouvent leur place58 ». À partir de quelles voix et par quels moyens façonne-t-on une mémoire commune ? Comment construire un rapport de force à travers le foisonnement de contre-histoires ? À nous de les lire, de les faire circuler et de leur faire de la place dans nos généalogies politiques.
Comment cet héritage nous oblige-il nous, en tant que militant·es antinucléaires de l’hexagone qui refusons la contamination de nos territoires par 17 km de galeries radioactives sous le sol meusien au 21ème siècle ? Cette question mériterait évidemment qu’on s’y penche plus longuement que ne le fait cet essai, et surtout, collectivement. Les archives de militant·es écologistes allié·es des luttes contre le colonialisme nucléaire fournissent néanmoins une première source d’inspiration.
Dans les années 1970 et 1980, les réseaux de solidarité transnationaux entre les nations du Pacifique sont foisonnants59. Bien avant la célèbre affaire du Rainbow Warrior en 1985, où les services secrets français coulèrent le navire de Greenpeace mobilisé pour protester contre les essais nucléaires de la France aux alentours de Moruroa, des équipes internationales organisent déjà des « croisières contestataires » pour sensibiliser et ralentir les expérimentations à partir de 1972. Revendiquant la souveraineté des peuples autochtones, et refusant la militarisation de leurs terres par des puissances nucléaires, diverses associations, partis politiques indépendantistes, syndicats et Églises océaniennes forment ainsi en 1975 le mouvement pour un Pacifique libre et dénucléarisé (Nuclear Free and Independent Pacific) à Fidji, alors indépendante depuis cinq ans.
Plusieurs comités locaux solidaires se forment en Europe, dont celui des femmes œuvrant à un Pacifique libre et dénucléarisé au Royaume Uni (WWNFIP : Women Working for a Nuclear Free and Independent Pacific). Le WWNFIP publie 43 numéros de 1985 à 1999 pour informer ses lectrices et lecteurs des événements dans la région du Pacifique. Les militantes organisent également plusieurs tournées de témoignages de femmes du Pacifique de 1985 à 1996, les invitant au camp de paix de Greenham Common, à une conférence féministe à Brighton, et dans divers groupes locaux anti-nucléaires à travers le pays. Elles publient les discours de ces tournées dans un recueil intitulé Pacific Women Speak – Why Haven’t you Known60, et le résultat de leur travail d’enquête dans le pacifique dans Daughters of the Pacific61. Si les initiatives françaises sont moins institutionnalisées, et prennent plus de temps à se former62, elles existent, et les instances gouvernementales de l’époque craignent d’ailleurs le rapprochement entre indépendantistes, écologistes et instances religieuses63. Parmi l’équipe internationale du navire contestataire Le Fri, on compte un pasteur français.
Par ailleurs, plusieurs députés et représentants des Églises manifestent en 1973 dans les rues de Papeete en tant que « Français contre la bombe ». La lutte du Larzac a été particulièrement active dans le tissage de liens, invitant des militants anticoloniaux sur leur occupation, organisant une visite de paysan·nes à Tahiti pour rencontrer des femmes de la coopérative de Hiti Tau et échanger autour de pratiques agricoles. Quatre militants originaires du Larzac sont d’ailleurs mis en examen pendant les révoltes de 1995 à Tahiti.
Que « la France doive réparation aux Polynésien·nes et aux Algérien·nes », cela semble une évidence. Mais qui, de « la France », doit œuvrer pour cette réparation ? Les ex-présidents, puisque ce sont eux qui ont délibérément choisi les atolls de Moruroa et Fangataufa pour leurs expérimentations funestes ? Toute la population de l’hexagone, qui profite aujourd’hui de la « sécurité » assurée par le statut de puissance nucléaire obtenu sur le dos des peuples colonisés ? Quelle responsabilité attribuer aux Français·es blanc·hes, descendant·es de cette histoire coloniale, sachant que les Maohis doivent vivre avec l’héritage du colonialisme nucléaire ?
Que « la France doive réparation aux Polynésien·nes et aux Algérien·nes », cela semble une évidence. Mais qui, de « la France », doit œuvrer pour cette réparation ?
Comme le souligne Taiwo, les descendant·es des colons doivent assumer leurs responsabilités dans la construction d’un système plus juste, non pas parce qu’ils sont individuellement « responsables » des injustices du passé, mais parce qu’ils bénéficient de privilèges en lien avec cette héritage historique. La responsabilité éthique et politique qu’il invoque n’est pas aussi nette et linéaire qu’une responsabilité au sens juridique du terme – dont la définition n’est d’ailleurs plus adaptée aux possibilités de destruction sur plusieurs générations.
Quiconque a déjà pris part à une lutte contre un grand Projet Inutile et Imposé sait toute l’importance de s’y prendre tôt. Si possible avant que les déclarations d’utilité publique ne soient proclamées et les expropriations ordonnées. Et au plus tard avant le début des travaux. « C’est plus dur de mobiliser après », comme on dit. Pourtant, la vie dans les ruines du capitalisme racial ne peut pas être (seulement) une affaire de débrouille affinitaire. La réparation est un pilier essentiel de la justice environnementale, et les luttes écologistes hexagonales ont encore beaucoup à apprendre lorsqu’il s’agit de mobiliser sur des lieux de défaite. Dans la continuité des éthiques du care féministes, du travail des comités « vérité et justice » ou des luttes syndicales pour les maladies professionnelles, il nous faut collectivement envisager des institutions de solidarité, des transferts de fonds et des pratiques de « rematriement » qui s’occupent des vivant·es, après que la violence se soit abattue sur eux, et à échelle transnationale.
L’illustration de couverture est une œuvre de l’artiste HTJ. Son compte Instagram : @htjdesigns
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L’article Comment et quoi « réparer » après le colonialisme nucléaire ? est apparu en premier sur Terrestres.
30.04.2025 à 10:03
Naïké Desquesnes
Les expérimentations nucléaires françaises en Ma’ohi Nui (Polynésie) ont rendu malades et tué des milliers de travailleurs polynésiens, appelés et militaires de métropole. Par effet ricochet, ils ont aussi atteint les épouses et les enfants, pourtant éloigné·es de Tahiti. Naïké Desquesnes a enquêté sur le long combat mené par les veuves de la métropole dans l’ombre de la bombe et de sa raison d’État.
L’article La bombe, ses femmes et ses enfants est apparu en premier sur Terrestres.
Celles qui pleurent leurs maris défunts ou leurs enfants mort-nés ne font pas que pleurer. Elles luttent, aussi. Beaucoup pour les autres. Et enfin, pour elles. Durant l’année 2024, plusieurs femmes de victimes des essais nucléaires à Maohi Nui (nom de la Polynésie Française) se sont retrouvées devant des tribunaux administratifs dans différentes villes de France1. Aucune de ces procédures n’a jusqu’à présent abouti. Mais, avec leurs avocat·es, les veuves tiennent le coup : la multiplication des audiences pour être reconnues « victime par ricochet », statut qui désigne celles et ceux qui ont souffert et souffrent encore de la situation et de la perte d’un être cher, est une nouvelle tentative vers la modification de l’actuelle loi de réparation – la loi Morin. Ce statut a déjà été concédé aux victimes de l’amiante, d’accidents médicaux ou d’attentats. Alors, qu’attend le législateur ?, se demandent celles dont j’ai recueilli la parole.
Entre 1960 et 1996, la France a effectué 210 essais nucléaires, 17 au Sahara algérien, ancienne colonie française, et 193 en Polynésie, toujours « territoire d’outre-mer » de la France. De sa maison du Lot, Arlette Dellac, 83 ans et une voix encore pleine d’énergie, raconte. Gérard, son mari, ne peut plus parler. « Il est encore vivant mais gravement touché par une maladie dégénérative vasculaire », dit-elle en s’excusant de devoir s’interrompre durant l’entretien pour lui ouvrir la porte des cabinets. « Le 13 février 1960, la première bombe française explose en Algérie. Il est réquisitionné, lui le jeune appelé de 22 ans, et, sous les ordres d’un officier, il plante le drapeau français dans le cratère, au point zéro. La zone est si contaminée qu’après 24 heures sous la douche de décontamination, le compte Geiger crépite toujours quand on le passe sur les cheveux ! ». L’appelé rentre très vite dans le Lot, rencontre Arlette, devient plombier zingueur. En 1991, il contracte un cancer de la peau, qui lui vaudra 38 opérations au visage.
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Des dizaines d’articles, livres, rapports, émissions de radio ou documentaires ont raconté l’histoire de Gérard Dellac et celle des milliers d’autres irradié·es par les campagnes d’essais, en Algérie et, surtout, à Maohi Nui2. Aujourd’hui, alors que les survivants se font de plus en plus rares, leurs femmes sortent de l’invisibilité. Il n’en a pas toujours été ainsi : elles se sont d’abord activées dans l’ombre, épaulant leurs maris tout au long de cette bataille fastidieuse de l’obtention du statut de victimes. Souvent seules, lorsque leurs conjoints ont été emportés par les cancers, elles ont affronté ce que l’expert et lanceur d’alerte Bruno Barillot appelait le « négationnisme nucléaire » : le mensonge3 puis l’obstruction d’État, le secret-défense jusqu’en 2021 et l’ouverture de 80% des archives, les officiers qui refusent de parler, l’absence de volonté politique, des autorités françaises qui prétendent durant 50 ans, contrairement à d’autres pays, que leurs expérimentations étaient « propres » et ne représentaient aucun problème pour la santé.
Au milieu des années 1990, alors même que la dernière campagne de tirs à Maohi Nui orchestrée par Jacques Chirac a fait l’objet de protestations partout dans le monde [voir l’entretien avec Hinamoeura Morgant-Cross], l’omerta tombe. D’anciens appelés racontent publiquement leurs maladies contractées dix, vingt ou trente ans après être revenus en France. C’est à cette époque qu’Arlette et Gérard montent au front : « On a d’abord été devant les tribunaux militaires pour réclamer une pension ». Une dermatologue avait fait le lien entre son cancer de la peau et la descente dans le cratère atomique en 1960. « Le tribunal d’Albi nous répond que ‘l’irradiation est une circonstance aggravante comme le soleil’ et que ‘l’Armée n’est pas responsable’, alors on fait appel ! On va devant les juges à Toulouse, à Nantes, jusqu’au Conseil d’État ! ». Parallèlement, Arlette et Gérard lancent un appel à témoignage dans le journal L’Ancien d’Algérie et commencent à rencontrer d’autres jeunes appelés qui souffrent de pathologies cancéreuses, mais aussi cardiaques.
Cette médiatisation prend un tour nouveau avec la création de deux associations en 2001. L’Association des Vétérans des Essais Nucléaires (AVEN) d’une part, dont Arlette est l’une des instigatrices. Parmi les fondateurs, le lanceur d’alerte Bruno Barrillot mais aussi le docteur Jean-Louis Valatx, ancien médecin chef de l’Armée. À plusieurs milliers de kilomètres, à Maohi Nui, une association jumelle voit le jour la même année, Moruruoa e Tatou. La défense des victimes civiles et militaires s’organise alors grâce à ces deux associations, avec l’appui du cabinet d’avocats Teissonnière et Topaloff, spécialisé dans les maladies professionnelles, ainsi que de médecins alliés. « Je vais rapidement aider à constituer les dossiers, pour réunir les preuves devant les tribunaux, raconte Arlette. En 2002, je reçois la page 14 du livret médical de mon mari, l’Armée n’a pas jugé bon de m’envoyer le reste. J’apprends qu’il a reçu la dose de 15 millisieverts (mSv) en quelques minutes alors que la dose à ne pas dépasser est de 1 mSv par an. »
« Mon mari est décédé en 1998 d’un cancer foudroyant. Il avait 47 ans. Il avait passé 10 mois sur la base d’Hao lorsqu’il avait 20 ans, en 1971, lors de son service militaire. »
Françoise Grellier
Arlette a, pourrait-on dire, de la chance : « lorsqu’on demandait les dossiers médicaux, les archives militaires répondaient bien souvent qu’elles ne possédaient aucun document ». À l’AVEN, de nombreuses femmes s’engagent à des postes de responsabilité. C’est le cas d’Anne Tardieu, longtemps présidente de l’antenne Finistère, qui s’occupera particulièrement de l’accompagnement des veuves, ou encore de Françoise Grellier, la présidente actuelle, que je rencontre non loin du Mont Saint Michel, par une journée pluvieuse de l’été 2024. « Mon mari est décédé en 1998 d’un cancer foudroyant. Il avait 47 ans. Quelques années plus tard, je me rends à une réunion de l’AVEN, dans le Finistère. C’est plein à craquer ! Là, je suis frappée par les récits des vétérans : leurs problèmes de dos, de digestion, d’arthrose, c’est exactement ce dont mon mari souffrait, très jeune. Il avait passé 10 mois sur la base d’Hao lorsqu’il avait 20 ans, en 1971, lors de son service militaire. J’ai compris que les récits des autres m’aideraient à apaiser l’incompréhension. Alors je me suis engagée, pas forcément pour moi car son cancer n’est pas reconnu, mais pour tous les autres. »
Françoise adhère à l’AVEN en 2003. « C’est comme travailler à temps plein ! », confesse-t-elle. Alors que nous quittons le bar, la tenancière nous interpelle : « J’ai entendu votre conversation. Mon père a piloté les avions qu’on envoyait après la bombe pour prélever la radioactivité. Mon frère est né avec un doigt en moins, ma mère a toujours dit que c’était à cause de son géniteur ! ». Françoise la presse de rejoindre l’association. Sur la route qui me ramène au camping, je retourne ce témoignage surprise dans ma tête, ébranlée par ce qu’il signifie : combien de contaminations ont pris la forme d’anecdotes familiales, de ces « on dit » qui nous échappent et étouffent en sourdine la douleur des mères ?
Il faut être solide et entourée lorsque, devant les tribunaux et à la place des maris, les veuves prennent en plein visage le mépris et la mauvaise foi de l’État français. Les ouvriers, nettoyeurs ou chauffeurs qu’elles représentent devant les cours de justice, n’avaient pas droit aux dosimètres alors qu’ils travaillaient en zones contaminées. Dans l’impossibilité de prouver leur exposition à la radioactivité, elles se retrouvent face à des verdicts qui leur refusent justice.
En 2006, Unutea Hirshon, femme politique Maohi, indépendantiste et anti-nucléaire, présente un rapport accablant écrit par la commission d’enquête sur les essais nucléaires de l’Assemblée de Maohi Nui. « Pour la première fois, des parlementaires élus décidaient de faire leur propre expertise sur les essais nucléaires français, contre l’avis de l’État », lit-on sur le très instructif site internet du Mémorial des essais, fondé à la suite du rapport pour diffuser des connaissances étouffées ailleurs. En avril 2009, un verdict historique et fortement médiatisé est rendu au tribunal du travail de Papeete en faveur de huit victimes Maohi des essais à Moruroa. Le tribunal reconnaît explicitement les fautes commises par l’État et le Commissariat à l’énergie atomique.
En juin 2010, après un an et demi de travail parlementaire et de négociation avec les associations, la loi Morin est votée. « On l’a attendue 10 ans ! » s’exclame Arlette, dont le mari a été le premier à être indemnisé. La législation concède enfin un droit à la réparation dans le cas de 21 types de cancers contractés à la suite des irradiations. Mais elle occulte le préjudice subi par les populations non militaires, « au grand soulagement des législateurs un temps pris de vertige à l’idée du nombre de personnes qu’il s’agirait alors de prendre en considération4 » si les victimes civiles étaient reconnues. L’association Moruroa e tatou exprime sa déception dès la promulgation de la loi. Quant aux membres de l’AVEN, en insistant sur la fierté d’avoir servi la France5 et sur une position « ni pour ni contre le nucléaire », ils et elles facilitent l’obtention d’une loi spécifique tout en contribuant à l’inégalité de traitement entre militaires et habitant·es. « Je ne suis pas contre la politique de dissuasion de la France. Mon mari est resté fier d’avoir contribué à la puissance nationale, me dit Arlette. On voulait surtout être reconnus, comme les soldats morts pour la patrie le sont en période de guerre. »
En 2010, la législation concède enfin un droit à la réparation dans le cas de 21 types de cancers contractés à la suite des irradiations. Mais elle occulte le préjudice subi par les populations non militaires.
Les sept premières années, sur 1 108 dossiers reçus, le ministre de la Défense n’a accordé que 17 indemnisations et le CIVEN, 136 ; sur ces 30 bénéficiaires, seuls 4 Maohi étaient concernés.
La loi est laborieusement améliorée au fil des ans. En 2017, la charge de la preuve est inversée : c’est désormais au CIVEN de prouver que le cancer n’est pas radio-induit. En 2018, le seuil de 1 millisievert est introduit7. En 2019, deux autres maladies sont ajoutées à la liste. Ces aménagements tardifs permettent une augmentation spectaculaire du taux d’acceptation des demandes. En 15 ans, 2 846 personnes ont saisi le Comité, 1 026 ont été reconnues victimes8. « 60% des dossiers que je dépose sont aujourd’hui acceptés », se félicite Cécile Labrunie, avocate au sein du cabinet TTLA & associés, spécialisé dans la défense des victimes de maladies professionnelles et de scandales sanitaires. Pour la députée Mereana Reid Arbelot, « c’est mieux qu’il y ait une loi plutôt qu’il n’y en ait pas ! Mais elle mérite un bon toilettage, au mieux une refonte totale. De nombreux·ses Polynésien·nes n’y ont pas recours, à cause de la difficulté de constitution des dossiers. Il est évident qu’il faudrait que la commission d’indemnisation ait une antenne à Tahiti ! ». La députée pose la question suivante : le statut de victime ne devrait-il pas être élargi à toutes les personnes travaillant sur le territoire lors de la période des essais atmosphériques ?
« Pour toutes les veuves, je plaide le préjudice moral d’accompagnement, explique Maître Labrunie, entre deux rendez-vous. Quand on apprend à 35 ans que son mari va décéder dans quelques mois et qu’on a un enfant de 5 ans. Quand on avait une vie commune et qu’on pouvait espérer passer encore un peu de temps ensemble. C’est le bouleversement des conditions d’existence qu’il s’agit de faire reconnaître ! Ces femmes ont assuré seules l’éducation des enfants, ont dû déménager lorsqu’elles ne pouvaient plus payer les charges d’un logement. Parfois, je plaide aussi le préjudice patrimonial : quand un époux ou un père était encore en activité et qu’il y a perte économique ». C’est ce qu’Arlette résume en quelques mots : « Tout d’un coup, on porte tout : la charge émotionnelle, domestique, économique ».
La charge domestique, quand ce sont les femmes qui assurent généralement ce rôle, prend une nouvelle dimension : « C’est comme être seule. Il ne pouvait plus jouer son rôle de père, je m’occupais des trois enfants, les nourrir, les habiller, les amener à l’école, les écouter, écouter leurs histoires et leurs pleurs », se rappelle encore Anne, dont le plus jeune fils avait 10 ans quand son père, ingénieur agronome, est tombé malade. La mère de famille, devenue veuve à 50 ans, raconte l’ultra-vigilance forcée au sein de l’espace domestique, lorsque, durant les dernières années, elle doit par exemple s’assurer que son mari ne répond pas au téléphone car il n’arrive plus à comprendre les appels. Sans oublier le rôle d’aide-soignante, d’infirmière, « les nuits à veiller », les rendez-vous chez le médecin puis à l’hôpital, l’administration des traitements.
D’autres, qui se destinaient au travail de femme au foyer, se sont au contraire retrouvées à devoir subitement chercher du travail, au décès de leur conjoint. « J’en ai rencontré une qui s’est remariée aussitôt, presque du jour au lendemain, pour pouvoir nourrir ses enfants », me dit Françoise Grellier, qui rappelle aussi le contexte traditionnel des années 1970-1980, quand les femmes n’avaient pas les mêmes conditions économiques qu’aujourd’hui.
« Les veuves se sont d’abord battues pour leurs conjoints, elles n’ont pas pensé à se battre pour leurs droits propres. »
Cécile Labrunie, avocate
Gisèle Laumes9 était mariée à un capitaine de frégate qui avait assisté à cinq essais nucléaires en 1968 sur l’atoll de Moruroa depuis le porte-avion Clémenceau. En 1991, on diagnostique au vétéran un cancer du colon. Il meurt quatre ans plus tard. Elle se souvient : « le matin, c’était l’angoisse à l’idée d’aller à la boîte aux lettres. J’avais peur des analyses médicales et de devoir mentir à mon mari pour le rassurer ». Gisèle a vu la retraite de son mari tomber de 15 000 francs à 3 500 francs : « Heureusement que j’ai les légumes du potager et que j’aime jardiner ! », reconnaît-elle. Quand il décède, elle a 50 ans. « Le calvaire de la maladie et cet accompagnement qui nous isole m’ont empêché d’imaginer me remettre un jour en couple. J’avais trop peur de le revivre une deuxième fois ! », confesse-t-elle.
« La bataille devant les tribunaux administratifs n’essuie que des rejets, regrette Cécile Labrunie, son avocate. Le juge considère que les actions sont prescrites, car les victimes disposent depuis plus de 4 ans des informations les amenant à porter plainte. » Elle ajoute : « Les veuves se sont d’abord battues pour leurs conjoints, elles n’ont pas pensé à se battre pour leurs droits propres. Du côté du Civen, je vois qu’il n’y a pas d’opposition à ce que les familles soient aussi indemnisées. Il faut maintenant la volonté du législateur », tempête-t-elle. L’avocate, avec son confrère Maître Neuffer, conseil historique de l’association Moruora e Tatou et des familles des anciens travailleurs de Moruroa et Fangataufa, milite pour un barème d’indemnisation au titre du préjudice moral et d’accompagnement des conjoints, enfants, petits-enfants a minima. « Je me suis faite insulter par ma belle-famille, ils disaient que je voulais juste du fric, se rappelle douloureusement Gisèle. Ce que je veux, c’est que l’État reconnaisse sa responsabilité dans ma souffrance, l’argent n’est pas important ! ».
L’absence de prise en compte, aussi bien par l’État et sa justice que par la société, des spécificités du travail invisible fourni selon une répartition des tâches assignée par le genre est une expérience singulière, auquel on se confronte à travers le récit des autres victimes. Entendre les vécus communs, se sentir concernées par la même histoire, permet souvent de révéler la légitimité des vécus qui sont considérés comme ne valant pas grand-chose. « J’ai aidé à constituer les dossiers de nombreuses veuves, car j’avais eu les mêmes difficultés, témoigne Anne Tardieu. Au téléphone, on pouvait se parler pendant des heures ! Elles me disaient : heureusement qu’il y a l’association, pour se rendre compte qu’on n’est pas seules ».
Dans la série « Atolls irradiés », lire aussi : Hinamoeura Morgant-Cross, « En Polynésie, ‘La grandeur de la France, je la porte avec ma leucémie’ », avril 2025.
En 2012, Anne Tardieu est à l’initiative d’un voyage jusqu’à Tahiti, entrepris avec une dizaine d’autres veuves rencontrées à travers l’association AVEN. Plusieurs bénéfices ressortent de cette aventure collective dans un territoire dont elles ont tant entendu parler sans y avoir jamais mis les pieds. D’abord, continuer à nourrir les liens interpersonnels, mais cette fois dans une expérience joyeuse – il s’agit aussi, l’espace de quelques jours, de sortir la tête des dossiers médicaux. Ensuite, rencontrer à Tahiti les membres de l’association Moruroa e Tatu, avec qui elles sont en contact depuis de nombreuses années. Enfin, réaliser ce que la bombe française a fait de ce côté du globe, ce qu’il y a de spécifique dans l’expérience des habitant·es de Maohi Nui. Les veuves, tout en embrassant la cause des victimes, se confrontent aussi à des discours contre l’État français, son programme nucléaire, sa colonisation. « Il y avait cette bombe gravée au-dessus de la croix de Lorraine, c’était quelque chose », se souvient Françoise en évoquant le mémorial à Papeete, un monument décoré par des artistes Maohi, où sont réunies des pierres provenant de Hiroshima et de Nagasaki et des différents sites d’essais nucléaires à travers le monde. « On se racontait nos histoires, complète Anne Tardieu. On se sentait plus proches les unes des autres ».
Sur la page web dédiée aux veuves du Mémorial virtuel10, je découvre ce message : « Le vécu de ces veuves mériterait bien plus que quelques lignes sur le ‘Mémorial virtuel’, tant leurs histoires personnelles et familiales sont poignantes. C’est cette femme polynésienne d’un docker de Moruroa qui a appris subitement que son homme venait d’être évacué de toute urgence à Paris et qui n’a reçu qu’un cercueil quelques jours plus tard. C’est aussi cette jeune femme de militaire qui apprend que son mari a été hospitalisé à l’hôpital militaire de Percy et qui, convoquée par la hiérarchie militaire de son mari, est enjointe sous la menace de garder le secret qui emportera son mari à la mort.11 ». C’est la vie d’une habitante de Maohi Nui qui est évoquée en premier. Une priorisation salutaire et juste, alors que, parmi les expériences féminines face à l’atome, que le combat des veuves a rendu visibles, les luttes des femmes Maohi sont encore trop souvent absentes.
« Je pense que mes enfants sont morts parce que mon mari travaille à Moruroa. »
Une mère Maohi
Je suis touchée par ces femmes blanches âgées contraintes à des dizaines d’années de lutte contre l’État français, comme je suis indignée par l’oubli qui frappe d’autres expériences. Celles que je lis, par exemple, dans cette brochure de témoignages recueillis par Greenpeace International, Testimonies : witnesses of French nuclear testing in the South Pacific, publiée en août 1990, quelques années avant les premiers récits des militaires irradiés du Sahara. Plusieurs femmes y prennent la parole, comme cette mère Maohi, dans un texte intitulé « Mon bébé est devenu tout dur, dur comme le bois »12. Son mari travaillait à Moruroa.
Notre premier enfant est née en 1975. Elle a tout le temps des douleurs à l’estomac mais elle va à l’école et ça se passe bien. Mon deuxième était prématuré de 7 mois et demi, il est mort le jour de sa naissance. Mon troisième enfant est arrivé à terme. Il est mort deux semaines plus tard. Sa peau se décollait aussitôt qu’on la touchait. Eugène, mon 4e bébé, est mort à 2 mois. Il a été hospitalisé à Tahiti. Il est devenu rigide comme du bois, on ne pouvait plus ouvrir ses poings. On m’a empêchée d’être avec lui durant les deux semaines à l’hôpital. Puis ils ne m’ont pas donné de certificat de décès. Notre 5e enfant est vivant, il va bien. La 6e est née à terme. Mais les médecins ont dit qu’elle était prématurée, elle est morte le lendemain. Pourtant elle pesait 3 kilos. Le septième est vivant et se porte bien. Mon huitième est né prématuré à 6 mois et demi. Mon neuvième, une fille, est morte à 8 mois. Le dixième enfant est né au milieu de l’année 1985. Elle a été opérée du cœur en France. Elle va devoir y retourner pour une nouvelle opération. Elle semble aller bien. Je n’ai pas de problèmes de santé. Mes sœurs non plus, elles n’ont pas eu de problèmes avec leurs enfants, sauf deux fausses couches. Je pense que mes enfants sont morts parce que mon mari travaille à Moruroa.
Sur 12 enfants nés, seuls 6 ont survécu.
D’autres femmes, Thérèse, Maeva, et Toimata, certes minoritaires parmi la vingtaine d’autres témoignages, livrent leur mémoire singulière, passée sous silence de ce moment historique, celui de l’arrivée sur leurs îles du Centre d’expérimentation du Pacifique en 1963. Et avec lui, le débarquement de milliers de militaires français et de travailleurs, celui aussi de l’alcool et de la prostitution, des scientifiques qui prélèvent sans explication, qui se taisent ou bien disent que tout ira bien, des poissons intoxiqués qui causent la maladie grave de la ciguatera13.
Puis elles mettent des mots sur les spécificités de la condition des femmes en territoire irradié. Leur lecture révèle l’autre front sur lequel se battent aujourd’hui les victimes et les associations : celle des répercussions des irradiations sur l’ADN et donc sur les enfants qui naissent, mais aussi des conséquences psychologiques sur celles qui portent le travail de soin. Thérèse raconte que, sans savoir pourquoi, sur Tureia, « toutes les femmes enceintes sont évacuées de l’île à partir du cinquième mois ». Elle se rappelle aussi de cet enfant « en bonne santé ». Puis, « quand elle a eu 5 ans, elle a commencé à avoir des problèmes aux yeux, elle est aujourd’hui paralysée et ne peut plus marcher ». Maeva raconte que son enfant de 19 mois, son aîné, est né sans anus. Opéré à Paris, « il doit y retourner pour une seconde opération ». Hinano témoigne : « J’ai eu un bébé prématuré qui a été emmené en avion militaire à Tahiti. Le jour d’après, j’ai reçu un message disant qu’il était mort. Son corps ne m’a jamais été renvoyé, je n’ai jamais reçu de certificat de décès, ce qui veut dire qu’officiellement le bébé est toujours vivant. Je ne sais pas comment retrouver l’infirmière militaire qui a pris mon enfant. Je ne sais pas ce que je peux faire. Même maintenant, après des années, j’en fais des cauchemars. »
Du combat des veuves à celui des Maohi ayant porté des enfants malades, les diverses expériences de l’atome permettent de révéler la spécificité de l’expérience des femmes à l’irradiation, puisque la division genrée du travail les amène à exercer le travail domestique, celui du soin – sans oublier le fait de porter et donner naissance. « Ma fille est infertile : même si on ne peut pas prouver quoi que ce soit, je garderai toujours le doute », me glisse Françoise Grellier lors de notre entrevue. Devoir accepter une infertilité, faire le deuil de fausses couches à répétition, porter dans l’anxiété une grossesse parce qu’on pense que l’enfant va mourir en naissant, se faire prendre son bébé par l’hôpital à peine on vient de le mettre au monde, sont des expériences matérielles et intimes de femmes, qu’il devient urgent de relégitimer, tant elles sont encore invisibilisées, parfois au sein même des associations de victimes. D’autres endroits du monde ont vu des collectifs spécifiques émerger : les Mères en colère de la Hague en France, le collectif MamaBecq ou Happy Island à Fukushima au Japon14. À Maohi Nui, ces thématiques liant maladie, corps de femmes, reproduction et soin aux enfants peuplent pourtant les fictions : des romancières ma’ohi (Rai Chaze, Chantal T. Spitz ou Titaua Peu) visibilisent les conséquences sanitaires du Centre d’Expérimentation du Pacifique – du nom de la structure installée par la France pour la réalisation des essais nucléaires (ouverte en 1963 et aujourd’hui fermée). Dans ces fictions, si les employés du nucléaire sont des hommes, ce sont les femmes qui meurent de cancer, le plus souvent aux parties du corps associées à la reproduction, les seins ou l’utérus.
« Comment concevoir qu’un choix industriel ou gouvernemental signifie que nous soyons porteurs de gènes difformes et que nos petits enfants seront mort-nés si nos enfants ont de la chance », demande ainsi la romancière et poétesse américaine Marge Piercy dans son livre, La mort lente, en 1982. C’est cette quête de sens et de justice sur la transmission entre générations que mènent aussi nombre de parents contaminés par l’atome. Je rencontre Michel Tanemaruatoa Arakino dans le bar de son village, à la périphérie de Lyon. Ce Maohi de 64 ans est venu en France pour se soigner et lutter pour la reconnaissance des maladies radio-induites. Ancien scaphandrier au service contrôle biologie de l’armée de 1981 à 1999, il a été irradié à 27 ans en 1987 après un essai nucléaire sur l’atoll de Mururoa. « Je veux une prise en charge médicale par l’État de mes maladies et de celles de mes enfants à travers un véritable plan sanitaire, explique-t-il. Qu’on n’ait pas besoin de prouver qu’on était là à tel endroit ». Michel Tanemaruatoa a cinq enfants, qui ont tous des maladies rares étranges, handicaps ou malformations. « J’ai repris des études de bio pour comprendre pourquoi mes enfants ont des maladies inconnues », ajoute-t-il.
« Dès qu’il s’agit du nucléaire, il y a volonté de cacher. »
Christian Sueur, pédopsychiatre
Une initiative personnelle qui témoigne de la difficulté à être soutenu par la communauté scientifique, plus prompte à dénier le caractère « scientifique » de certaines études établissant le lien entre les expositions aux radiations des parents et différentes pathologies15 qu’à s’atteler à en ouvrir d’autres. C’est ce que dénonce le docteur Christian Sueur, dont l’étude publiée en 2018 a été dénigrée par un rapport de l’Inserm16. Responsable de l’unité pédopsychiatrique du centre hospitalier de Maohi Nui jusqu’en 2017, il a observé que, sur 271 enfants consultés pour des troubles envahissants du développement, 69 ont développé des anomalies morphologiques et/ou des retards mentaux. Pour le pédopsychiatre, ces pathologies sont liées à des déficiences génétiques susceptibles d’avoir été provoquées par des retombées radioactives sur les grands-parents. Les objections de « non-scientificité » rencontrées à la suite de ces analyses sont symptomatiques de la « fabrique de l’ignorance17 » d’une communauté de chercheurs concentrés sur l’échec à « prouver scientifiquement » l’imputabilité de pathologies génétiques transgénérationnelles, et donc à décréter que l’hypothèse d’une responsabilité des retombées nucléaires vis-à-vis des pathologies neurodéveloppementales constatées en surnombre chez les enfants Maohi, n’est pas « scientifique ». « Dès qu’il s’agit du nucléaire, il y a volonté de cacher, confiait-il au Parisien18. Je constate que dans les archipels comme les Tuamotu, rares sont les médecins civils. En revanche, on note la présence de médecins militaires. Je ne remets pas en cause leurs capacités de diagnostic ou de thérapie mais je m’interroge sur leur indépendance et leur transparence ».
L’écrivaine Maylis de Kerangal a posé son vélo pour fouler la « zone critique », comme elle la nomme : le sol où sont enfouis des tonnes de déchets radioactifs, à la Hague, d’où je suis moi-même originaire. Dans son texte « Sol bouleversé », écrit à l’occasion de l’exposition L’âge atomique : les artistes à l’épreuve de l’histoire (Musée d’Art Moderne de Paris, 2024), elle parle de cette radioactivité dont les « retombées, telles les spores d’un virus insaisissable et mortel, exportaient toujours plus loin les conséquences sanitaires de l’explosion ». C’est face à cette « exportation des conséquences » dans leurs vies, leurs corps et ceux de leurs enfants, que les personnes que j’ai rencontrées luttent. Leurs questions font résonner celles que j’ai enfouies en moi, qui suis née sur cette « zone critique », celle des contaminations diffuses et silencieuses, des fuites qui disparaissent des rapports, des taux de leucémie trop élevés.
Et pourtant : on ne critique pas la bombe. Au contraire, plusieurs veuves défendent la politique de dissuasion française et l’importance de l’arsenal nucléaire.
Alors que j’écris les dernières lignes de ce reportage, je suis à nouveau perturbée par le choc de l’ignorance collective et de la puissance des combats de celles dont j’ai recueilli ou collecté l’histoire. Comment est-il possible qu’autant de victimes soient encore aujourd’hui ignorées ? Qu’aucun Comité d’indemnisation des victimes des essais n’ait encore été installé à Tahiti ? Que les voix qui s’élèvent, puissantes et sans appel, soient si implacablement étouffées ? C’est que le négationnisme nucléaire reste solide. Et qu’il en faut, des décennies, pour le fissurer. Les femmes de l’AVEN, Françoise, Anne, Arlette, Gisèle, et des dizaines d’autres sœurs disséminées partout en France et sur les territoires colonisés, continuent de lui porter des coups. C’est cette histoire populaire de lutte dont nous héritons qu’il faut continuer à écrire, alors que le récit dominant fabrique des avenirs radieux et atomiques pour le monde entier.
Mais il y a autre chose qui me perturbe : cette admiration et cette colère que je ressens en écoutant ces femmes vieilles et fortes, dont l’État a gâché la vie au nom de la puissance française, se heurte à l’incrédulité quand je lâche le téléphone. Autant de douleurs vécues et de mépris reçus, et pourtant : on ne critique pas la bombe. Au contraire, plusieurs d’entre elles défendent la politique de dissuasion française et l’importance de l’arsenal nucléaire. Que faire de cette ligne de rupture, alors qu’elles viennent de rejoindre ma cosmogonie des militantes inspirantes, aux côtés des Britanniques de Greenham Common, de celles et ceux qui ont marché à Bure avec les Bombes Atomiques, des voisines de cœur du collectif Piscine Non Merci à la Hague ? N’ont-elles rien à se dire ? Ou, au contraire, peuvent-elles fomenter des alliances ? Je n’oublie pas en effet que cette ligne de rupture empêche ces « femmes de », attachées au statut militaire de leurs maris, de s’entendre véritablement avec celles et ceux qui luttent en Maohi Nui – « trop militant » me dira la présidente de l’AVEN. Il est certain qu’Hinamoeura Morgant-Cross [voir entretien] n’est pas du genre à ménager l’État français, mais plutôt à vouloir faire exploser le système colonial nucléaire.
Je sens pourtant que nous perdrons en puissance à faire de ces lignes de clivage des murs qui nous sépareraient. Que les témoignages recueillis ici exposent d’autres manières de lutter, qui ne sont pas moins valables que d’autres. Qu’il est une invitation à renforcer nos imaginaires féministes face à des destins malmenés par la combinaison du patriarcat et du système nucléaire-colonial. Qu’il faut nous rencontrer, partager nos expériences meurtries. Dire nos désaccords et trouver l’endroit où, ensemble, au coude à coude, nous luttons contre l’injustice.
Les photos illustrant ce reportage ont été prises par le réalisateur Larbi Benchiha, qui prépare un film sur le voyage à Tahiti des veuves des victimes des essais à Maohi Nui. Larbi Benchiha a réalisé plusieurs documentaires sur les essais nucléaires français au Sahara et dans les atolls de Maohi Nui, comme Bons baisers de Moruroa (2016) ou encore Vent de sable, le Sahara des essais nucléaires (2008), présenté à New York en mars 2025 au festival World Beyond War et à Rio de Janeiro le 25 mai 2025 à l’International Uranium Film Festival.
Les deux illustrations dans l’article sont les œuvres de l’artiste HTJ. Son compte Instagram : @htjdesigns
L’image d’accueil est l’œuvre de l’artiste Margaux Bigou. Son compte Instagram : @margauxbigou
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