Que vous détestiez Marx parce qu'il incarne le prototype du théoricien dogmatique ou que vous voyiez en lui un penseur incontournable pour saisir notre modernité, ce livre est fait pour vous ! Dans un roman passionnant, « Marx en Amérique », Christian Laval conçoit une histoire alternative : et si Marx n’était pas mort en 1883 à Londres ? Laval imagine un Marx réinventant complètement sa vie et sa philosophie en allant s’installer chez les Indiens sénécas…
Introduction à l’ouvrage de Christian Laval, Marx en Amérique (Champ Vallon, 2025), suivie d’un extrait.
Voici un livre étonnant, hors du commun. À la fois roman, récit ethnographique et manifeste politique, il nous propose un autre Marx, un Marx communiste, certes, mais très éloigné du partisan du progrès et des forces productives de certains écrits très (trop) connus. L’auteur s’appuie, certes, sur ses Cahiers de Notes Ethnographiques, sur ses dernières lettres sur la Russie, mais il s’agit quand même d’un Marx inconnu, produit de l’imagination romancière.
Marx se rend aux États-Unis et devient l’ethnologue d’une communauté indienne
Le sociologue Christian Laval nous propose un Marx, qui, après avoir organisé en 1883 un faux enterrement, avec la complicité de ses filles et de Friedrich Engels, part en Amérique pour rencontrer les Iroquois dont parlait si bien l’anthropologue américain Lewis Morgan (1818-1881). Déguisé en George Tullok, ethnologue anglais d’origine germanique, il découvre au village de Tecumseh, dans l’État de New York, une communauté de Senecas, derniers descendants de la Confédération des Iroquois, qui luttent pour garder leurs traditions communistes, démocratiques et solidaires. Fasciné par cette expérience de « communisme concret », Marx finit par s’intégrer dans cette communauté, par épouser White Wing, une institutrice veuve, et par prendre une nouvelle identité : le Seneca Clever Fox. Sa solidarité avec les Iroquois va même le conduire à faire sauter le bureau d’une entreprise de spéculation foncière responsable de l’expropriation des terres indigènes : « la dynamite, voilà l’ultime arme de la critique »…
Fasciné par cette expérience de « communisme concret », Marx finit par s’intégrer dans une communauté issue de la Confédération des Iroquois, qui luttent pour garder leurs traditions communistes, démocratiques et solidaires.
Ce nouveau Marx reçoit après quelques années la visite de son ami Engels, qui l’accuse d’être devenu rousseauiste, et de sa fille Eleanor (« Tussy ») qui le compare à son ami William Morris. Devant sa fille, « Clever Fox » se livre à un bilan auto-critique : j’ai cru, dit-il, que la liberté passait par l’esclavage du capital, j’ai même osé parler de la « grande influence civilisatrice du capital » et du rôle révolutionnaire de la colonisation anglaise de l’Asie. Sa nouvelle conception de l’histoire est inspirée d’un célèbre passage de Morgan : « la nouvelle société de l’avenir sera une résurrection, sous une forme supérieure, de la liberté, égalité, fraternité des anciennes gentes ».
1914 – Buffalo New York, Vue panoramique des indiens Iroquois. Crédits : William Alexander Drennan, Bibliothèque du Congrès.
Rêvant d’une nouvelle Confédération de tous les autochtones de l’Amérique du Nord, et, pourquoi pas, de toutes les nations du monde, le vieux Clever Fox décide, à la fin du siècle, de mettre fin à ses jours en plongeant dans les chutes du Niagara. Dans un « Cahier de notes » (imaginaire) à la fin du livre, Marx explique sa nouvelle conception dialectique de l’histoire, en rupture avec l’idéologie bourgeoise du progrès : on doit revenir en arrière pour aller de l’avant. Le communisme est un mouvement backforward, un principe antérieur élevé à un niveau supérieur.
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Un des aspects les plus intéressants – et actuels – du livre sont les réflexions de Marx sur la dimension « écologique » du mode de vie des Iroquois : le respect pour la nature, l’amour pour la Terre mère, un rapport non-propriétaire au monde, la solidarité avec tous les êtres vivants, bref, un « communisme du vivant » aux antipodes de la culture de la rapine, du gaspillage et du vandalisme de la modernité capitaliste.
Comment passer de l’expérience de vie de cette petite communauté seneca (300 âmes) à une transformation de toute la société ? Marx, ou « Clever Fox », n’a pas de réponse, mais suggère que les tentatives communistes doivent se concevoir comme des éléments d’une stratégie d’ensemble, qui combine l’expérimentation locale et la révolution.
« On va ainsi de l’avenir au passé pour repartir vers l’avenir »
Le passage qui suit est un extrait de « Marx en Amérique » (pp. 355-357). L’ouvrage se termine par un cahier imaginaire de Marx intitulé « Notes sur la démocratie communiste des Iroquois ». Dans ces pages, Marx reconnaît s’être trompé dans sa philosophie de l’histoire, linéaire et téléologique, et esquisse une auto-critique de ses propres thèses à la lumière des travaux de l’anthropologue américain Lewis Morgan qu’il avait lu attentivement.
L’erreur partait d’une idée juste selon laquelle le capital dans son développement continu allait détruire toutes les bases antérieures de la société en les intégrant dans son propre mouvement, et par cette intégration, les transformer radicalement en conditions de son propre développement. Car telle est sa force, qui est de poser sans cesse les conditions de son propre élargissement en disposant de ce qui existe et en le rendant « utile ». L’ancien monde était conservé parfois, mais rarement, comme vestige inutile et plus souvent comme dimension de l’accumulation du capital mais sous une forme méconnaissable.
À cela, j’ajoutais le point décisif, qui tranchait avec toute la pensée bourgeoise du progrès, que ce mouvement même qui consiste à poser les conditions d’une accumulation toujours plus vaste n’était jamais en même temps que le mouvement de poser les conditions de sa propre fin, pas seulement par la répétition de crises toujours plus profondes mais par l’existence d’un prolétariat toujours plus nombreux et conscient qui porterait en lui, comme le capital de l’autre côté, la puissance de poser les conditions de sa victoire. Tout ceci passait par pertes et profits ce qui dans les anciennes sociétés était pourtant comme le dit Morgan le germe de la démocratie souhaitable. Mais comment pouvait-on croire comme je l’ai fait longtemps qu’en détruisant le monde ancien le capital aurait la bonté et la vertu d’accoucher d’un monde meilleur, alors que tout laisse à penser maintenant qu’il ne peut donner qu’un monde bien pire sous beaucoup d’aspects ? Il ne s’agit d’ailleurs pas ici de plus et de moins, ni de bien et de mal. Mais d’être et de non être. C’est bien ce que dit Morgan si on le lit bien. La propriété dissout la société, elle conduit au pur et simple chaos, à la destruction de ce qui fait l’humanité.
Comment pouvait-on croire comme je l’ai fait longtemps qu’en détruisant le monde ancien le capital aurait la bonté et la vertu d’accoucher d’un monde meilleur ?
Morgan remet tout en place quand il écrit que la société future naîtra d’une « reviviscence » des anciens modes de vie. C’est lumineux. Ce n’est pas la propriété qui engendre la non- propriété directement, c’est la non-propriété qui engendrera la non-propriété par un sursaut révolutionnaire de ce qui ne veut pas mourir.
L’histoire ne va pas en ligne droite, pas en zigzag non plus, elle suit un étrange mouvement, assez complexe il faut bien le dire : on doit revenir en arrière pour aller plus loin en avant. Avant-arrière, arrière-avant. C’est le « retour-avant », le « Fore-return » ou le « Vor-Rückkehr ». C’est une dialectique qui n’a rien à voir avec les jeux de mots à la Hegel, ce n’est pas de la spéculation, ce sont les processus réels. J’avais vu ça il y a longtemps lorsque j’avais écrit quelques pages sur la Révolution française, je m’étais surtout moqué de ces bourgeois qui se prenaient pour Périclès, Caton ou Cicéron. Je n’avais pas com- pris encore la nécessité et l’universalité du « retour-avant ». Les Russes me l’ont fait comprendre par leurs questionnements et leurs angoisses : « faut-il attendre le plein développe- ment du capitalisme pour espérer une révolution socialiste ? » Malheureusement en dépit de ce que j’ai un peu maladroitement essayé de leur expliquer, les meilleurs se sont ralliés à un « marxisme » amoureux du capital ! Engels me l’a confirmé.
Il n’y a pas de révolution qui n’effectue cet étrange retour en arrière non pour se figer dans le passé (là elle échoue) mais pour relancer sous une forme différente, améliorée, ce qu’il y avait de mieux dans le passé.
Échec donc. Mais en y réfléchissant plus longuement, je me suis aperçu que les héros de la Commune de Paris avaient aussi suivi la dialectique du « retour-avant », en se replongeant dans les vieilles traditions de l’autonomie communale contre l’État centralisateur, ils ont réellement inventé quelque chose de nouveau. Tout colle : il n’y a pas de révolution qui n’effectue cet étrange retour en arrière non pour se figer dans le passé (là elle échoue) mais pour relancer sous une forme différente, améliorée, « supérieure » dit Morgan, ce qu’il y avait de mieux dans le passé, ce qu’on veut sauver, ce qu’on veut prolonger et étendre. On va ainsi de l’avenir au passé pour repartir vers l’avenir. Avancer en régressant, marcher en reculant. Hegel avait eu l’intuition de ça sans doute, comme de bien d’autres choses, mais il n’a pas été jusqu’à faire l’analyse des « retours- avant » comme il faudrait la faire. C’est ce que font les Red Guns [les indiens], certes dans les conditions les plus défavorables : un « retour-avant », concept clé de la dialectique du temps, si j’ai le temps de la rédiger (ce qui m’étonnerait car j’ai bien d’autres choses à faire ou à ne pas faire !). […] »
Photo d’ouverture : réplique d’une maison sénéca en construction sur le site historique de l’État de Ganondagan New York, 1997. Crédits : Peter Flass, CC BY 4.0.
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Théâtre, rituels, danse, hypnose… Qu’est-ce que les pratiques de transe ont à nous apprendre pour conjurer l’anthropocène et ses ruines ? Dans un essai singulier, l’anthropologue Jean-Louis Tornatore s’appuie sur ces expériences corporelles et collectives pour défendre une écologie politique fondée sur les savoirs et sur la pluralité des mondes.
Que pouvons-nous apprendre des techniques de transe pratiquées dans de multiples contextes occidentaux et autochtones ? Comment les savoirs issus de ces pratiques accompagnent d’autres manières d’être, de sentir et de penser ? Pourquoi en parlons-nous autant aujourd’hui ? Dans l’ouvrage Pas de transition sans transe, l’anthropologue Jean-Louis Tornatore explore des formes de présence, des qualités relationnelles et affectives suscitées par différentes expériences théâtrales, chamaniques ou rituelles. C’est une écologie politique attentive aux phénomènes d’altération, d’amplification et d’entre-affection qui se dessine ici dans une langue remarquable. Les techniques du corps et les états de conscience parcourus dans le livre interrogent nos façons d’être ensemble, d’apprendre ensemble et de nous lier d’une façon plus juste et plus entière les un·es aux autres. C’est une autre conception du monde, de la guérison et de la politique que rendent sensibles ces expérimentations ethnographiques et somatiques.
Traversé par plusieurs figures du pragmatisme, dont les travaux du philosophe américain William James, l’ouvrage trace des connexions inhabituelles entre des domaines généralement tenus séparés. Ici, l’anthropologie, le théâtre, le soin et la politique dialoguent avec des préoccupations et des luttes contemporaines, en particulier les combats féministes et autochtones pour la préservation de la terre. Diverses expériences, accompagnées de lectures précises, rendent visibles des liens peu étudiés entre différentes pratiques qui articulent corps, présence et politique : dans le théâtre pauvre de Jerzy Grotowski, les imaginations chamanes, l’hypnose, les rituels éco-féministes ou le théâtre d’Oc. De nombreux terrains et commentaires d’ouvrages offrent une profondeur remarquable au livre. Les différents chapitres permettent d’étudier finement ce que l’Anthropocène fait à nos manières de désirer, de nous relier et de nous inscrire dans ce monde.
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Professeur émérite à l’Université de Bourgogne, connu pour ses travaux en anthropologie du patrimoine, Jean-Louis Tornatore traverse avec un œil curieux, sincère, séduit ou inquiet des esquisses de vie, des lignes d’expériences vives, dans les plis de la modernité tardive. La transformation précipitée du monde a sensiblement appauvri les milieux, produit de l’inconsistance et causé la détérioration voire l’anéantissement des expériences communes et politiques du monde. En réponse à cette situation, l’auteur traque les milieux épais, les densités récalcitrantes, en interrogeant nos manières de perdre ou de reprendre corps en ce monde. Son travail oppose à la « sorcellerie capitaliste » (Pignarre et Stengers, 2007) de nouveaux arts de la présence et de la réciprocité, de nouvelles aptitudes attentionnelles et affectives. Face à la fragilisation des énergies vitales qui entretiennent la qualité résiduelle de notre être-au-monde, Jean-Louis Tornatore propose d’étudier les circonstances qui abîment ou consolident « le sentiment élémentaire de soi » au centre de la vie sociale, culturelle et collective.
Dès lors, plusieurs questions apparaissent.
Contre l’accélération et l’atomisation des vies humaines, quelles expériences quotidiennes et collectives du monde soutenir ? Boire un verre, manifester, jouer ensemble au football ou assister à un concert peut-il suffire ? De telles questions appellent à mieux décrire la spécificité de notre époque. Dans le système économique que nous connaissons aujourd’hui, les individus sont appelés à « se retrouver » et se dépenser dans des univers marchands qui identifient la dépense à la consommation. Avec le marketing expérientiel, ces univers donnent lieu à de multiples offres qui prônent l’autonomie, la liberté, le défoulement ou l’exaltation des « consommateurs », dans des infrastructures de plus en plus énergivores et numérisées. Les sociétés consuméristes organisent la dépense, le surplus et l’excès, comme des soupapes destinées à rendre le reste supportable. Le monde devient un « instrument » pour la recherche de sensations vives et instantanées. Les organisations promettent un « supplément de vie » : des expériences rares, fortes, exceptionnelles, voire inoubliables. C’est un monde accessible, performant, efficace et stimulant qui s’étend à la surface du globe. Un monde fait par des humains pour des humains, produisant en cascade une sorte d’acosmie – une perte de monde –, en évacuant la richesse des milieux et la variété des formes de vie qui le composent par ailleurs. En bref, ce n’est plus un monde auquel on apprend à se rendre disponible, sensible ou attentif, mais un terrain de jeu pour l’expansion et le récit de soi (Hachette et Huët 2021, pp.32-35).
À rebours des intensités promues dans un tel système, Jean-Louis Tornatore recherche l’alliage épais de l’expérience, de la politique, du soin et de l’esthétique. Cet alliage requiert et interroge l’énergie, la présence, le bios de nos actions, la disponibilité aux choses et aux êtres qui nous environnent et nous interpellent. En lien avec les techniques du corps, du souffle et du rythme dans le théâtre, l’hypnose ou la transe cognitive contemporaine, Jean-Louis Tornatore se demande constamment : que faire de notre besoin de présence, de notre besoin d’une vie plus réelle, plus nécessaire et plus attentionnée ? Quelles expériences préservent la possibilité de ressentir fortement – en actes, en textures, en ondes sensibles et partagées – notre participation à la composition d’une vie commune, a minima d’une expérience commune, même fragile, de la vie ? L’ouvrage nous rappelle alors à une richesse oubliée, perdue, désertée par la modernité avancée : la variété des manières qu’ont les sociétés humaines d’entretenir la présence, de célébrer une appartenance à un corps étendu de mouvements, de textures et de formes – à travers des rituels de possession, des jeux, des danses, des pratiques chamanes ou théâtrales. Toutes ces médiations matérielles, techniques et corporelles, qui font l’épaisseur des mondes humains. L’ouvrage peut être lu comme un témoignage en faveur de ces expériences ; un plaidoyer attentif à ce qu’elles produisent, en termes d’humanité, de présence et de participation.
Photo Raoul Croes sur Unsplash.
Certains lieux, certaines atmosphères, certaines façons de donner forme et qualité à nos gestes présentent peut-être davantage d’importance ou de bénéfices que d’autres, à l’heure où nous recherchons des formes de vie plus sobres – matériellement parlant –, et plus intéressantes à vivre, pour l’ensemble des humains, à commencer par les populations les plus fragiles et précaires (Monnin, 2023).
Tout au long du livre, Jean-Louis Tornatore explore l’efficacité thérapeutique et politique de l’activité mythico-rituelle des sociétés humaines. L’auteur propose d’envisager certaines techniques chamanes, théâtrales ou cognitives comme autant de pratiques « éthopoiétiques », « fabricatrices ou transformatrices des manières d’être, de sentir, de penser » (Tornatore, 2023, p.57). En particulier, l’auteur explore des expériences cathartiques, libératrices, soustractives et multiples qui opèrent des formes d’affranchissement et de redisposition dans l’existence. Les « techniques négatives » dans le théâtre de Jerzy Grotowski, la « déparole » dans l’hypnose de François Roustang ou « l’entrée en transe » chez Corine Sombrun décrivent des vecteurs de déprise, des chemins de séparation et de renouvellement.
La transe étudiée par Jean-Louis Tornatore rafraîchit quelque chose, stimule les éléments d’altérité au cœur de l’identité personnelle, décrivant « un travail de déprise au sens de se déprendre des gestes et attitudes communément signifiants afin de pouvoir donner libre cours aux impulsions, à se rendre disponible, à se dépouiller, à favoriser une sorte d’abandon ou de lâcher-prise : une déprise pour un lâcher-prise et une ouverture sur un état de conscience amplifiée. » (Tornatore, p.63-64). Ce mouvement de déprise rejoint une région latente, sombre et perméable de l’être : se départir des présupposés, s’ouvrir aux potentialités d’une expérience plus intime et plus rare de soi. Un état de présence qui renoue avec l’intimité d’une énergie déliée, résiduelle et souple. Une expérience impure, poreuse et fluide, ouverte à la plus grande plasticité.
Jean-Louis Tornatore offre ici une lecture « soustractive » de la transe : se séparer des choses qui encombrent ou encodent les mouvements, diminuer les résistances intérieures et les inhibitions acquises, se disposer à la présence, se rendre à la lumière. Le « corps qui s’émeut » est ici l’opérateur, la clé principale de sélection, d’affranchissement et de déprise. Avec Jerzy Grotowski, l’anthropologue explore diverses façons de « déconditionner la perception », « retourner à l’état de l’enfant », « plonger dans un monde plein de couleurs et de sons, le monde éblouissant, inconnu, stupéfiant, le monde dans lequel nous sommes transportés par curiosité, par enchantement, expérience du mystère et du secret » (Grotwski, cité par Tornatore, p.65).
Parce qu’elles permettent de rendre les mots aux gestes et le sens au corps, les « techniques négatives » étudiées dans l’ouvrage apparaissent toutes comme des lignes d’épure, de déprise et de recréation. L’auteur témoigne en faveur des subjectivités résiduelles produites par de telles expériences : ce que la transe dénoue, épuise, défait et libère dans son passage. Ou encore : le style de présence spéciale qui apparait avec elle. Cette expérience ne relève ni d’une écologie ésotérique, élective et cryptée, ni d’une compétence valorisée sur un marché de biens et services. Plus expérimentale, elle correspond aux possibilités latentes, chemins d’apprentissage et de perfectionnement, qui élargissent les modalités de connaissance dont les sociétés humaines, à divers degrés, peuvent se rendre capables.
Une telle perspective requiert de penser, en-deçà d’un plurivers enchanté et métaphorique, « des réalités différentes qui résultent de pratiques différentes », en abordant les différences de réalité « comme des effets d’actes » : une ontologie politique attentive à « la manière dont les choses et les personnes peuvent se différencier, se transformer, s’altérer par rapport à elles-mêmes » (Tornatore, p.191). Jean-Louis Tornatore parvient ici à interrompre les gloses infinies d’une perspective « naturaliste » (« nature is one, cultures are many »), pour montrer quelles relations unissent nos états de présence aux variations ontologiques du monde. Les qualités du monde sont indissociables des gestes qui en façonnent l’expérience. Les réalités diffèrent les unes des autres parce qu’elles sont immanentes aux textures, aux qualités d’êtres et de choses, où communiquent et transitent ces différences.
Photo Diver Zhang sur Unsplash.
Dans l’ouvrage, l’accent porte moins sur une version supérieure, idéale ou fusionnelle d’une communauté qui serait « à venir », que sur les circonstances fragiles et provisoires qui en accomplissent l’expérience, depuis ce monde – une perspective, elle aussi, partielle et située. Aucun désir de fusion, d’unité retrouvée, de symbiose ou de dissolution du moi, mais une série de gestes depuis lesquels renouveler l’expérience provisoire et singulière de la vie en commun : notre participation à un champ plus réel et plus vaste d’individuation.
La question, ici, pourra paraître naïve ou étrangement sobre : comment favoriser les situations qui recréent des manières d’entrer en rapport avec ce monde ? Comment nourrir les pratiques capables de faire consister de telles expériences ? Tracer un plan de communication entre les êtres implique de ne pas étouffer ou condamner la pluralité réelle des modes d’existence au profit d’un seul, en particulier quand il s’agit de composer, en un même monde, une multiplicité de différences en relation. Si la limite entre subjectivité et cosmos peut être poreuse, la nécessité d’inclure sans étouffer, de rendre participable sans obstruer, devient plus nécessaire encore. Peut-on donner consistance aux communications entre les êtres, sans perdre leurs différences ou la possibilité d’une différenciation immanente aux rencontres engagées ? Un tel mouvement est palpable chez Jean-Louis Tornatore comme dans les « cosmoformes » décrites par le philosophe contemporain Pierre Montebello : des prises de forme qui entretiennent une relation étroite à la terre parce qu’elles instaurent des passages et des zones mixtes de communication entre les êtres qui la peuplent, « comme si les formes exhaussaient le monde dans des lignes expressives » (Montebello, 2015, p.156). En référence aux animaux, aux pratiques chamanes ou aux parures corporelles amazoniennes, Pierre Montebello souligne lui aussi la valeur d’une « manière de composer avec le monde, avec ses éléments lumineux, colorés, ses matières et ses pigments, ses étoffes et ses densités, ses lignes de forces et ses champs magnétiques (…) une certaine manière de faire consister la nature et ses matériaux » (Montebello, 2015, p.138).
Nous ne pouvons plus considérer que des différences de nature, données a priori, séparent les êtres selon des frontières infranchissables et des lignes d’incommunicabilité absolue. Comme le remarque Jean-Louis Tornatore avec finesse : « il est un terme récurrent, celui d’intelligence, qui désignerait le ‘champ informationnel’ auquel la transe donnerait accès (…) un terme, au demeurant, parfaitement ambivalent, en tant qu’il n’annule pas mais laisse planer la perspective d’une altérité, d’une extériorité à l’œuvre : ‘une autre intelligence’, à la fois comme présence et comme possibilité de vivre ‘un plus grand que soi’ » (Tornatore, p.172).
Lire aussi sur Terrestres : Baro d’evel et Barbara Métais-Chastanier, « Les beaux gestes », juillet 2024.
De telles communications, continuums intensifs de présence et d’altération n’existent jamais seuls. Le lieu se mue en domicile à chaque fois qu’un « jeu avec le monde » engendre une zone impersonnelle ou transpersonnelle de consonnance avec les êtres, et « l’invention d’une nouvelle manière d’être dans le monde par les formes elles-mêmes » (Montebello, 2015, p.149). Si les êtres ont une chance d’être constitués par leurs relations, ils entretiennent une consonance avec le monde qui nécessite de penser ensemble les rapports d’obligation et de réciprocité dans les pratiques matérielles qui les convoquent. Il s’agit alors d’étudier les circonstances d’éclosion, les conditions d’émergence de la présence : l’ensemble des actes où se cultive le sentiment de la réalité des êtres qui nous entourent.
À travers la question de la présence, Jean-Louis Tornatore effleure souvent, d’une façon délicate et discrète, l’importance des êtres qui longent nos expériences – altérités, proches ou disparus – lorsque nous leur laissons la possibilité de nous aider à vivre, de nous orienter ou de nous questionner. L’ouvrage invite à ne pas mépriser la réalité de ces présences qui nous accompagnent de façon plus ou moins continue, intense ou ombrageuse ; à respecter l’ambiguïté, le secret, la part d’ombre et mystérieuse des situations de communication avec des réalités qui ne sont pas nécessairement immédiates et transparentes.
Plusieurs observations montrent qu’un rituel humain, impur et imparfait, comporte quelque chose de plus, de plus grand et de plus troublant, lorsque « l’issue est ouverte quant à la qualité proprement symbolique ou efficace de ce moment » (Tornatore, p.114). À chaque instant, l’essai donne de l’importance à ces multiples versions de nous-mêmes, virtuelles et pressenties, à travers lesquelles nous recherchons une manière plus substantive et réelle d’exister. Nous avons parfois besoin d’être pris dans un mouvement plus grand pour savoir qui nous sommes, rencontrer les formes et les gestes qui nous sollicitent, et nos façons personnelles d’y répondre. Un tel état de disponibilité indique que nous vivons alors à l’écoute des multiples versions de nous-mêmes et des êtres – altérités, disparus ou êtres virtuels – capables de frayer un chemin jusqu’à nous, à travers et au-delà, « non pas une recherche de sens mais une entrée de la personne toute entière dans le sens de la vie » (Tornatore, p.150).
De là aussi la force kinésique, l’efficace ou le secret du rituel, la reconnaissance de sa ligne spéculative : « C’est un art des passages, des transitions et des transgressions, un art de transe – si on revient au sens étymologique du mot : transeo, transire : aller au ou par-delà, passer, traverser. Mais comme la vie pour James est un tissu ou un enchaînement d’expérience, les choses et leurs expériences sont ensemble en transition, en sorte qu’il n’est nul besoin de basculer de l’objectif au subjectif, ou de la réalité réelle au fantasme et à l’imagination, ou du monde terrestre à un monde lunaire ou je ne sais quoi. » (Tornatore, 2023b). Si l’existence réside davantage dans un ensemble d’opérations transitives d’influences, d’impressions, d’écoute et de transformations intimes, silencieuses et progressives, comment se laisser agir sans trancher contre ou en faveur de ce qui, multiplement, nous ouvre, nous change et nous guide ? (Rafanell i Orra, 2023). Comment laisser une véritable chance à ces rencontres importantes par lesquelles nous sentons que nous devons passer pour réaliser notre humanité ? À rebours d’un pluralisme béat ou d’un connexionnisme généralisé, l’auteur nous invite à prendre soin des affinités, des connivences plus intimes dans lesquelles doter nos expériences de valeurs et de qualités.
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La force de l’ouvrage réside dans un argument simple et bienfaisant : les formes que nous donnons à nos expériences collectives – qu’elles soient rituelles, physiques ou politiques – disent en faveur de quels mondes, de quels êtres et de quelles réalités nos gestes se consolident. L’imagination chamanique, l’hypnose, la transe cognitive et les états de conscience parcourus dans l’ouvrage décrivent un « pouvoir de transformation de nos relations avec les êtres et les choses » (Tornatore, p.152). Le théâtre de Jerzy Grotowsky, par exemple, est présenté comme « une expérience singulière et personnelle, accomplie dans le silence et la solitude, « à côté des autres », une quête des origines qui repose sur l’idée que la vie humaine est liée à la totalité du monde et se fabule comme un geste de réparation permettant de retrouver ce que l’humanité a perdu » (Tornatore, p.65).
L’Anthropocène intensifie la question du statut des expériences que nous choisissons de vivre, que nous désirons abandonner ou au contraire exhausser. De surcroît, l’Anthropocène éclaire en négatif ces instants privilégiés, ces évènements considérables, et tend à « dignifier » certaines expériences – transes, hypnoses, expériences théâtrales et rituels – qui, dans un capitalisme productiviste (système de prolifération d’entités matérielles : objets, inventions, flux de marchandises…) ont eu tendance à moins compter où à ne compter que sur un mode d’existence marchand.
Du fait des doutes qui le traversent, qu’il n’hésite pas à faire apparaitre, Jean-Louis Tornatore ne verse jamais dans un exotisme ingénu, mais interroge la discipline anthropologique avec une rare acuité, sans complaisance, avec un mélange d’attachement et d’inquiétude, d’incertitude et d’engagement. Loin d’offrir des lignes d’évasion évanescentes ou romantiques en tablant sur l’existence d’autres mondes pour des sociétés occidentales fatiguées ou « la petite solution rustine New Age, pour Blancs faussement contrits, subitement inquiets et concernés » (Tornatore, p.226), l’auteur décrit l’anthropologie comme l’occasion d’une interrogation politique, ontologique et somatique touchant aux conséquences pratiques de nos relations à autrui. Ici, le geste anthropologique décrit moins une façon d’échapper au réel pour en supporter le désastre ou la cruauté que l’occasion d’en prendre soin et d’en réviser la teneur, contre les multiples entreprises de laminage, de capture et de destruction qui en dégradent l’existence.
« Comment créer des espaces intersectionnels aux limites de notre compréhension pour se rencontrer dans une nouvelle zone ? Comment créons-nous les feux de camp, des feux de frontière qui invitent les autres à nous rendre visite ? » (Shawn Wilson, dans Tornatore, 2023b). Il ne s’agit plus, alors, de choisir entre différentes « options cosmologiques » (entre le naturalisme et l’animisme par exemple) mais, plus radicalement, entre différentes façons de vivre, différentes activités ou manières d’habiter les lieux. Sans minorer notre besoin d’accomplissement, de connexion et de chaleur. En prenant soin des qualités, textures et impressions sensibles à partir desquelles s’exercent des facultés et se façonnent des milieux.
En somme, ce n’est pas seulement ce que nous faisons qui compte, mais aussi l’acuité, la présence, la disponibilité ou l’implication dans certains gestes, qui permettent d’apprendre à sentir et départager entre des sources durables d’accomplissement et des passe-temps aliénants et inconsistants (Lorde, 1984, pp.52-53 ; Rigoulet et Bidet, 2023).
En contraste avec les intensités brèves, sensationnelles et périssables des « marchandises émotionnelles » qui prolifèrent à la surface du monde (Illouz, 2019), chérir la qualité affective de nos gestes permettrait d’entrevoir d’autres formes de vie : des façons nouvelles de désirer, d’agir et de ressentir façonnées par des attachements et des facultés s’exerçant au fil du temps, une « capacité à déterminer pour soi-même, comme projet politique, une vie qui soit suffisamment bonne » (Viveiros de Castro, 2021, p.209). Les entreprises, leurs offres de biens ou d’expériences investissent désormais une large part de nos interactions, de nos comportements, de nos imaginaires et de nos identités, en remplaçant « les véritables différences par des différences factices, par des distinctions narcissiques qui répètent à l’infini la morne identité des consommateurs » (Viveiros de Castro, 2021, p.208).
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La situation climatique dans laquelle nous sommes engagés dramatise la question des agencements relationnels et matériels à travers lesquels nous demeurons capables de résister à l’absence d’horizon – social, existentiel et politique –, et esquissons de réelles possibilités de vie. Ce déplacement ne concerne pas seulement les hétérotopies, les univers alternatifs ou les communautés qui cherchent à s’émanciper des grandes métropoles. Pour être partagée, la possibilité d’un monde habitable devrait s’inscrire dans des pratiques de vie, d’exigence et de création qualitativement différentes. « Peut-on rechercher cette intensité et dans le même temps raviver sa capacité à développer « toute une logique tranquille de la différence » demandant patience, temps long et mémoire, capacité de décentrement et élargissement de soi pour englober en soi le souci d’autres formes de vie ? » (Hachette et Hüet, 2021, p.35). Dans la perception d’un monde abîmé, appauvri et menacé, de nombreux travaux documentent aujourd’hui la résurgence du primat de l’expérience, dans des activités plus légères pour la terre et plus chaleureuses. La pointe avancée du réel, ce que chacun perçoit et priorise comme une chose ou une expérience importante, se déplace aujourd’hui pour de nombreuses personnes. D’autres façons de répondre à la vie et de s’y orienter s’expérimentent et se constituent.
La résurgence du carnaval, du bal folk, des arts populaires et des danses traditionnelles en France atteste des lignes de coexistence qui maillent et traversent les milieux qui ne cessent de croire au monde, tout en soulignant la nécessité d’expériences susceptibles de modifier la physionomie matérielle et affective des lieux. « L’ascèse du geste, comme une musique répétitive, vise l’éclosion du sens dans l’épuisement du corps » (Tornatore, p.244). Honorer certaines formes de coexistence, en soutenir la possibilité, la valeur et la nécessité : tel est l’argument-force qui traverse les différentes séquences du livre de Jean-Louis Tornatore. C’est un essai plein d’appétit, d’appétence, de tendresse et de courage, un livre dont les mouvements attestent d’une quête durable, importante, inquiète parfois, énigmatique et sincère. « Je vois l’anthropologie comme une discipline marquée par les syndromes de la perte et de la disparition » (Tornatore, 2023b). Un livre-amulette, rieur et sombre, qui révise en profondeur la notion même de participation : indissociablement politique, somatique et théâtrale.
Comment laissons-nous notre activité, nos rencontres, nos émotions et nos sensibilités contribuer à la formation d’une ascèse, ou la volonté de faire un peu mieux, de nous lier d’une façon plus sensible, plus délicate ou plus réelle à ce monde ? C’est, en effet, une qualité d’être, de présence et de tempérament qui semble se vouloir ou se dessiner tout au long de l’ouvrage, évoquant certaines observations d’Angelo Pellegrino à propos de l’écrivaine italienne Goliarda Sapienza. Dans l’un de ses textes consacrés à l’autrice de L’Art de la joie et du Rendez-vous à Positano, Angelo Pellegrino parle d’une propension à transfigurer la réalité la plus commune :
« Goliarda, de même qu’elle savait cuisiner des mets sublimes avec les plus pauvres ingrédients – je me souviens d’un plat qu’elle appelait « caviar des pauvres », à base d’oignons et d’aubergines grillés et coupés très fins, d’huile et d’aromates -, pouvait transformer une lumière particulière, une idée, le visage d’une femme, une émotion, une simple phrase en quelque chose de grand, d’universel. Elle avait une capacité de transfiguration de la réalité qui transcendait toute pauvreté. Où que ce fût, et peu importe les conditions matérielles, avec elle, on se sentait toujours riche ; ce n’est pas une exagération. (…) Les jours se suivaient, toujours merveilleux, de ce genre de merveilleux que seul un écrivain, peut-être, peut apprécier dans toutes ses nuances. Pour elle, il n’y avait qu’une unité de mesure du temps : la journée. À l’intérieur de celle-ci, il fallait accomplir tout ce qui pouvait rendre la vie digne d’être vécue. Tout se jouait dans cet intervalle, le véritable échec pour Goliarda était de perdre une journée. »
(Pellegrino, 2015, p.26 et 33)
Dans un écho troublant, le livre de Jean-Louis Tornatore explore la centralité de la présence dans différentes expériences à même d’agrandir nos champs de perception et la qualité de nos attentions à ce qui existe. Si l’auteur écrit d’une plume décidée, énergique et précise, c’est pour contester la manière dont nos mondes et leurs aménagements laissent trop peu de place à ces états de disponibilité, d’ouverture, ces états-lisières et liminaux dans lesquels se créent les expériences susceptibles de nous initier. Les formes singulières et qualitatives de coprésence qui requièrent de nouveaux engagements, mais rendent sensibles à d’autres versants de l’infini : en particulier, son versant intensif, généreux et réel, et non sa tendance extensive, empilant les mondes partes extra partes sans transformer en retour la texture des êtres qui en participent.
Références bibliographiques
Hachette Pauline et Huët Romain, 2021. « Turbulences. Dépense, énergie et intensification de la vie », Socio-anthropologie, n°44, 23-40.
Illouz Eva (dir.), 2019. Les marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme. Éditions Premier Parallèle.
Lorde Audre, 2018 [1984]. Sister outsider. Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme. Éditions Mamamelis.
Monnin Alexandre, 2023. Politiser le renoncement. Éditions Divergences.
Montebello Pierre, 2015. Métaphysiques cosmomorphes. Éditions Les Presses du Réel.
Pellegrino Angelo, 2015. Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue. Éditions Le Tripode.
Pignarre Philippe et Stengers Isabelle, 2007. La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement. Éditions La Découverte.
Rafanell i Orra Josep, 2023. Petit traité de cosmoanarchisme. Éditions Divergences.
Rigoulet, Vincent et Bidet, Alexandra, 2023. Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant. Éditions du Croquant.
Tornatore Jean-Louis, 2023. Pas de transition sans transe. Éditions Dehors.
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On a beau se réjouir de l’arrêt de l’A69, en voyant le chantier on se dit que le mal est fait. Pas du tout, explique Nelo Magalhães. Car avec les autoroutes, le pire est à venir : tout au long de leur utilisation, il faudra constamment agrandir et rebâtir pour parer aux dégâts des poids lourds. Merci le libre échange !
Au-delà du chantier, l’ubuesque cycle de vie d’une autoroute
La décision du tribunal administratif de Toulouse d’annuler les autorisations environnementales de l’autoroute A69 a mis le chantier à l’arrêt, suscitant moult indignations auprès des partisans de cette infrastructure. Parmi les arguments avancés, celui que la construction est achevée aux deux tiers revient fréquemment : par conséquent il serait « ubuesque » (selon le ministre des Transports) de ne pas finir l’ouvrage. Après tout, on pourrait admettre que les importants dommages environnementaux de cette autoroute, bien documentés, sont déjà là et accepter l’irréversibilité du processus. L’histoire environnementale des grandes infrastructures conteste fondamentalement ce récit. Le cycle de vie d’une infrastructure, quelle qu’elle soit, ne suit pas une loi technique, par exemple propre aux matériaux qui la constituent. Il est de bout en bout politique, attaché à l’usage que des forces sociales entendent lui assigner. De plus, il dépasse largement la période de construction : une fois mise en service, l’infrastructure est sans cesse étendue, approfondie, rigidifiée et maintenue… jusqu’à l’étape du démantèlement.
Illustrons ces aspects avec le cas de l’autoroute.
Sa définition reflète des choix de mobilité bien particuliers. Il s’agit d’une voie « réservée à la circulation mécanisée libérée de tout accès direct des riverains ainsi que de toute intersection à niveau avec d’autres circulations ». Exiger la fluidité, c’est imposer une infrastructure inaccessible aux habitants la bordant, aux usagers non-motorisés, et imposer la construction d’imposants échangeurs et raccordements lors de croisements avec d’autres routes, voies ferrées ou canaux. L’autre élément clé tient à l’exigence d’une « vitesse de base élevée » (110 à 140 km/h selon les pays). Ce choix a des effets majeurs sur le tracé autoroutier : la pente doit être faible, les courbes assez longues et les largeurs des voies importantes pour des questions de sécurité. Comme le territoire n’est pas du tout adapté à ces exigences, le travail de transformation des reliefs et des sols par les terrassements est immense : en France, en moyenne 100 mètres cubes de terre sont déplacés par mètre linéaire.
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Une fois construite, l’autoroute est loin d’être figée. Les premiers projets autoroutiers l’anticipent généralement en imposant un important terre-plein entre les voies dans la perspective d’en ajouter de nouvelles. Or le trafic ne disparaît pas mais augmente avec les nouvelles constructions (phénomène dit du trafic induit) : on élargit ainsi la 2×2 à 2×3 puis 2×4 voies. Pour rouler à une vitesse élevée dans des conditions de sécurité jugées admissibles, les chaussées sont plus larges qu’auparavant (3,5 m contre 2,5 m). L’emprise moyenne d’une autoroute est donc de 10 hectares par kilomètre.
Travaux de construction de l’A75, tronçon Béziers-Pézenas, 2009. Wikimedia.
Le dernier choix politique essentiel concerne la circulation de camions toujours plus lourds. Comme les ports ou aéroports, l’autoroute est dimensionnée pour le véhicule le plus volumineux. Les ingénieurs, comme les administrations et les politiciens, le savent depuis les années 1950 : un camion représente des millions de voitures, car l’impact sur la chaussée est exponentiel au poids (le road damage calculator réalise les calculs en ligne). Le choix du libre-échange par l’Union européenne, qui autorise et encourage le passage de camions toujours plus lourds, a des effets matériels considérables : épaisseur, rigidité des sous-couches, traitement du sol et du sous-sol consolidés avec de la chaux et du ciment. La libre circulation des marchandises, au cœur de sa constitution, repose toujours plus sur le fret routier, avec aujourd’hui des méga-camions de 60 tonnes. L’épaisseur des routes a ainsi décuplé au XXe siècle, passant de 10 cm à plus de 130 cm.
Ne pas terminer une autoroute, c’est éviter non seulement les émissions du trafic, mais également l’entretien permanent des chaussées et des ponts pour la circulation des poids lourds.
Ce choix explique à lui seul l’importance de l’entretien et de la maintenance des routes, troisième phase politique de leur vie : ces opérations ne sont pas redevables d’une loi technique, mais bien du fret routier, qui a été multiplié par six en soixante ans. Ainsi, on constate déjà des déformations importantes en 1981 sur les voies lentes d’une section de l’autoroute A1 (Paris-Lille), ouverte en 1968. À l’époque elle avait déjà supporté 56 millions de véhicules dont 21 % de poids lourds : elle reçoit aujourd’hui 100 000 véhicules par jour dont 25 à 35 % de semi-remorques bien plus lourds qu’à l’époque. Si les ingénieurs jugent que la durée de vie d’une chaussée autoroutière est d’une vingtaine d’années, ce pronostic sera nettement réduit avec une intense circulation de camions. Le raisonnement est identique pour les 12 000 ponts autoroutiers en France, dont 7 % menaceraient de s’effondrer d’après un rapport du Sénat. S’il faut en moyenne 30 tonnes de sable et de gravier par mètre linéaire pour construire une autoroute, cette infrastructure en consomme bien plus au cours du temps. L’extraction de ces matières, de très loin la plus importante du pays, est aujourd’hui destinée à plus de 80 % aux travaux publics, et en particulier l’entretien des routes. C’est un véritable cercle vicieux, qui se poursuit tant que cet usage-là de l’infrastructure prédomine.
Ne pas terminer une autoroute, c’est non seulement éviter les émissions du trafic qu’elle supporterait sur un temps très long, mais également l’entretien permanent des chaussées et des ponts pour la circulation des poids lourds. C’est éviter l’ouverture et l’extension de nouvelles carrières, de centrales à béton et à bitume, et la gestion des masses immenses de déchets. C’est s’épargner la lourde question de son démantèlement futur. Le gain de l’arrêt du chantier de l’A69 est donc considérable. Avec la votation suisse de novembre, qui a mis un coup d’arrêt à l’extension des autoroutes du pays, cet épisode vient également rappeler qu’il n’y a pas de loi de l’histoire qui impose l’accumulation infinie d’infrastructures. Parfois elles ne s’étendent plus, et parfois elles ne sont même plus construites.
Une autoroute embouteillée en Allemagne, carte postale de 1972. Wikimedia.
Image d’accueil : travaux d’élargissement de l’A480, 2019. Wikimedia.
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