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09.07.2025 à 19:30

« Au Congo, l’extractivisme détruit une économie fondée sur la relation »

David Maenda Kithoko · Gloria Menayame

La guerre en RDC dure depuis 30 ans. Inéluctables conflits tribaux ? Non : ingérences étrangères pour le contrôle des métaux. Dans un entretien avec Celia Izoard, la juriste Gloria Menayame et le politiste David Maenda Kithoko dénoncent la malédiction, au Congo, de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme une ressource pour les puissances capitalistes.

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Cet article est le second épisode d’une enquête en deux parties de Celia Izoard sur l’extractivisme minier en RDC. Premier épisode : « Un néo-colonialisme technologique : comment l’Europe encourage la prédation minière au Congo ».

Politiste, David Maenda Kithoko, 30 ans, est originaire de la ville d’Uvira, sur les rives du lac Tanganyika, à l’est de la RDC (République Démocratique du Congo). Avec sa famille, il a été réfugié successivement au Burundi, au Rwanda, aux Comores, à Mayotte puis à Lyon. Là, il a cofondé avec des amis Génération lumière, une association qui milite contre l’extractivisme et pour la paix en RDC.

Juriste, Gloria Menayame, 31 ans, a grandi dans la ville de Kisangani, sur les rives du fleuve Congo. Arrivée en France en 2017, elle fait partie de Génération Lumière et milite au sein de l’ONG Congolese Action Youth Platform (CAYP) et pour l’initiative Genocost, qui vise à faire reconnaître les crimes subis par le peuple congolais.

Propos recueillis par Celia Izoard.


Celia Izoard : Vous avez vécu la guerre pendant votre enfance au Congo. Que compreniez-vous alors du conflit ? Comment l’analysez-vous aujourd’hui ?

Gloria Menayame : J’avais 7 ans quand les forces rwandaises et ougandaises ont attaqué ma ville, Kisangani. Mon père est venu me chercher à l’école et nous sommes restés six jours dans la cave. En sortant j’ai découvert une ville méconnaissable, détruite. Un millier de personnes étaient mortes. Dans la Kisangani d’après-guerre, il y avait beaucoup de délinquance et de prostitution juvéniles. La ville à l’époque devait ressembler un peu à Goma avant qu’elle tombe ces derniers temps : il y avait partout des ONG locales et internationales. Je vivais en face du QG de la Monusco, le camp des casques bleus. Vers 14 ans, j’ai été parmi les premières personnes à être formées par l’UNICEF. Ils venaient de créer un programme pour former des jeunes à devenir des relais communautaires sur la santé et la délinquance, par exemple on animait des émissions de radio.

C’est depuis longtemps une région de mines artisanales d’or et de diamants. Tous les jeunes allaient travailler dans les mines d’or, à la « Sokimo » (Société minière de Kilo-moto). C’était une province riche. Il y avait beaucoup de « diamantifères », des gens du coin qui s’étaient enrichis en vendant des pierres précieuses.

Adolescente, je savais déjà que l’attaque de l’Ouganda et du Rwanda était liée à ces minéraux. Mais pour moi, l’expression « Diamants de sang », c’était juste un slogan, ça voulait dire que les gens se battent pour les diamants, pour en avoir plus que le voisin. Ça n’avait pas réellement de signification politique. C’est plus tard que j’ai découvert l’importance du tantale et de l’étain pour le secteur du numérique, et que j’ai compris que la guerre au Congo était liée à l’importance cruciale du commerce de métaux pour les puissances capitalistes.

Celia Izoard : Dans cette guerre qui frappe l’est du Congo depuis 30 ans, on a l’impression d’un état de chaos et de violence permanents dans lequel tout le monde meurt – des gens d’origines très diverses. Pourquoi l’appelez-vous « génocide » ?

Gloria Menayame : Au sein de l’ONG CAYP, nous parlons d’un « genocost », un génocide motivé par les gains économiques. Ce ne sont pas des guerres tribales où tout le monde est en train de s’entre-tuer, comme on nous le dit depuis l’Europe. Ce n’est pas un champ de bataille où des sauvages se massacrent parce qu’ils veulent tous avoir accès aux ressources. En RD Congo [RDC], il y a 450 ethnies et 250 langues différentes, cette pluralité n’est pas un problème en soi. La question, c’est : qui instrumentalise les groupes armés ? Derrière les revendications ethniques, foncières ou religieuses, on retrouve toujours les mêmes acteurs : le Rwanda, l’Ouganda, eux-mêmes soutenus par les grandes puissances.


À la longue, on en conclut que l’enjeu de cette guerre est de se débarrasser de la population pour avoir accès aux richesses.

Gloria Menayame

Ce n’est pas normal qu’une guerre dure 30 ans. J’ai 31 ans aujourd’hui et elle n’a jamais cessé. Elle a déjà fait 6 millions de morts et elle continue. La terreur, les exactions, l’usage du viol visent à détruire le socle social. Obliger des enfants à violer leur maman, par exemple, c’est briser toutes les règles de la société. Les femmes subissent des mutilations de leurs parties génitales, les chefs coutumiers sont systématiquement assassinés. C’est la possibilité même d’habiter ce territoire qui est détruite par les massacres. Car ce que les centaines de peuples qui vivent dans cette région ont de commun, c’est le fait d’être attaché à la terre – les noms bantous sont souvent liés à la terre. Teominaté : tu es celui/celle qui vient de telle colline, de tel endroit. Or il y a aujourd’hui dans le pays près de 7 millions de déplacés internes, plus que nulle part au monde. Le déracinement est massif. À la longue, on en conclut que l’enjeu de cette guerre est de se débarrasser de la population pour avoir accès aux richesses.

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Celia Izoard : Quand on pense à un génocide, on pense à la politique d’extermination nazie ou aux massacres des Tutsies – des crimes commis en quelques années ou en quelques mois. Mais ça peut aussi être un processus génocidaire qui se déroule sur un temps long, comme celui qui a fait disparaître la majorité des peuples autochtones de l’Amérique du Nord…

Gloria Menayame : Oui. Cette situation s’inscrit dans la continuité de l’histoire du Congo et même de sa création en tant qu’entité coloniale, en 1885, à la conférence de Berlin où les grandes puissances se sont partagé l’Afrique. Contrairement aux autres colonies, le Congo a alors été pensé comme un marché dans lequel chacune des puissances irait puiser des ressources, et ce, sans les Congolais·es. Le Congo n’existe que pour être pillé. Sous Leopold II de Belgique, c’était l’hévéa et le caoutchouc ; aujourd’hui ce sont les mines. Hier les occupants coupaient les mains des gens pour les obliger à travailler, aujourd’hui ils violent les femmes et ils précipitent les enfants dans les puits de mine. Il y est admis que la vie ne vaut rien et qu’elle peut être sacrifiée pour accéder aux ressources.


Le Congo n’existe que pour être pillé. Il y est admis que la vie ne vaut rien et qu’elle peut être sacrifiée pour accéder aux ressources.

Gloria Menayame 

Celia Izoard : Et pourtant l’armée congolaise et les groupes locaux comme les Maï Maï participent eux aussi à la terreur et à la guerre pour la prise de possession des carrés miniers…

Gloria Menayame : À la base, les Maï Maï sont des groupes d’autodéfense des villages. Ils n’avaient aucune revendication sur le contrôle des ressources. Mais ils font comme les autres : ils pratiquent la terreur et s’emparent des mines. Ils sont devenus des marchands de métaux précieux. Ils deviennent eux-mêmes bourreaux pour s’inscrire dans ce marché, dans cette économie de guerre. C’est aussi parce que la guerre a fait disparaître les autres possibilités de subsistance.


Les guerres du Kivu en République démocratique du Congo : 1994-2025

1994 Génocide au Rwanda. Le parti de Paul Kagamé l’emporte sur les extrémistes Hutus. Repli des géocidaires au Kivu.

1995 Création des Allied Democratic Forces (ADF), groupe armé ougandais affilié à l’État islamique

1996-1997 1ère guerre du Congo. Chute de Mobutu au Congo-Zaïre (actuelle RDC) après 32 ans de dictature soutenue par la France. Arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila avec l’appui du Rwanda (et du secteur minier occidental)

1998-2003 2ème guerre du Congo. Laurent-Désiré Kabila fait scission avec le Rwanda. Rébellion au Kivu soutenue par le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi

2000 Le Conseil de sécurité de l’ONU crée un groupe d’experts posté au Kivu pour surveiller les groupes armés et « réunir des informations sur toutes les activités relatives à l’exploitation illégale des ressources naturelles »

2001 En RDC, arrivée au pouvoir de Joseph Kabila, fils de Laurent Désiré Kabila

2004-2009 Guerre au Kivu. Le Rwanda soutient l’offensive du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) en RDC

2007 Accord minier RDC-Chine portant notamment sur l’extraction de cuivre et de cobalt au Katanga (sud du pays) et de diamants (province du Kasaï)

2010 Loi Dodd-Frank (USA) sur les minerais de conflit

2012-2013 Guerre au Kivu. Création du M23 (issu d’une scission du CNDP), vaincu en 2013

2016 Félix Tshisekedi devient président de RDC après des élections (truquées)

2017 Au Rwanda, Power Resources (GB) investit dans une fonderie de tantale

2018 Au Rwanda, Luma Holdings (Pologne) investit dans la fonderie d’étain en copropriété avec l’État

2019 Au Rwanda, création d’une raffinerie d’or

2021 Début de la nouvelle offensive du M23 au Kivu

2022 Annexion de la ville de Bunagana par les troupes du M23

2023 Accord de coopération entre la RDC et le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM), France

Février 2024 Accord minier UE-Rwanda

Juillet 2024 En France, l’association Génération Lumière organise une marche contre l’extractivisme

Décembre 2024 Accord minier UE-RDC

Janvier 2025 Annexion de la ville de Goma par le M23

Mai 2025 Accord minier USA-Rwanda. Accord de défense + mines USA-RDC

Celia Izoard : C’est un cercle vicieux, l’extractivisme crée la guerre, puis la guerre encourage l’extractivisme parce que l’agriculture n’est plus possible…?

Gloria Menayame : C’est ça, l’agriculture n’est pas compatible avec la guerre. La région de Goma et Bukavu, c’était vraiment traditionnellement la région nourricière, une zone volcanique, très fertile : production de lait, de pommes de terre, de fromages. Aujourd’hui le fromage et le saucisson ne se font plus à Goma. Il faut le faire venir de Gisenyi, de l’autre côté de la frontière, au Rwanda.

L’exploitation minière détruit le sol, le sous-sol, change la façon d’habiter la terre. La population de Goma et Bukavu était essentiellement formée d’agriculteurs et d’éleveurs, très attachée à la terre. Mais tout le monde se met dans le commerce des mines. À quoi bon faire de l’agriculture ? Tu vas avoir un troupeau de vaches et, du jour au lendemain, des rebelles vont venir tout brûler. Tu ne vas pas semer si ta récolte a de grandes chances d’être attaquée. Ce n’est pas viable. Donc les gens deviennent mineurs, transporteurs, vendeurs. Et comme on produit de moins en moins de nourriture dans la région, elle devient de plus en plus chère, donc il faut de plus en plus d’argent pour l’acheter. D’où vient cet argent, sinon de la vente des minerais ?

Ma ville natale, Kisangani, est presque une île sur le fleuve Congo. Si tu voulais manger du bon poisson frais, c’était là que tu allais. Quand j’étais petite, comme il y en avait tellement et qu’on ne pouvait pas le conserver, il était vendu le jour même ou jeté. Mais aujourd’hui, le poisson est devenu cher. Les Wagénias [les pêcheurs dits acrobates des chutes de Wagénia, sur le fleuve Congo] disent que « le poisson ne meurt plus », que les poissons sont tristes. Les poissons ne viennent plus, ils ne remontent plus à la surface. En fait c’est parce que le fleuve Congo est pollué, principalement par les mines.

Pêcheurs Wagénia sur la rivière Lualaba, près de Kisangani en République démocratique du Congo. Wikimedia.

Celia Izoard : L’expression la plus couramment associée au Congo est la « malédiction des ressources », qui indique le paradoxe d’un pays ravagé par la guerre et la pauvreté malgré toutes ses ressources naturelles. Mais parler de « malédiction », d’une sorte de mauvais sort, n’est-ce pas une manière de dissimuler la prédation ?

David Maenda Kithoko : Cette histoire de « malédiction des ressources » me hérisse les poils. Qui a maudit ? Qui met en place les instruments pour exécuter la malédiction ? À quel moment habiter à Bunagana devient une malédiction ? Dans la culture chrétienne, la malédiction sans cause est sans effet. Nous n’avons rien demandé. Nous n’avons rien fait d’autre que de naître et de vivre sur ce territoire.

C’est une expression qui est reprise comme si c’était une évidence. Nous sommes maudits. Ah bon ? Mais vous, quand vous exploitez ces ressources, vous n’êtes pas maudits ? Et l’Angleterre, qui a fait la Révolution industrielle grâce à toutes ses mines de charbon et de fer, pourquoi n’a-t-elle pas subi cette fameuse malédiction des ressources ?


Dire que le Congo est un « scandale géologique », c’est une manière de blâmer la victime. Tu nais sur un territoire qui, dans le regard de l’autre, est un appel. On t’a violée parce que tu étais attirante. C’est ta faute.

David Maenda Kithoko

Ça me fait penser à l’autre expression souvent employée pour parler de mon pays : le Congo serait un « scandale géologique ». C’est la formule qu’a employée le géologue belge Jules Cornet à son retour du Katanga, où il prospectait pour la colonie dans les années 1910. C’est un regard assez étrange. Il lorgne sur les cailloux. Il ne s’intéresse qu’au sous-sol, et pas aux êtres vivants qui sont au-dessus. Et il semble justifier par avance tous les crimes qui vont être commis, causés par ce « scandale géologique ». C’est une manière de blâmer la victime. Tu nais sur un territoire qui, dans le regard de l’autre, est un appel. On t’a violée parce que tu étais attirante. C’est ta faute. Ce scandale géologique a justifié la manière de tuer et de nous déshumaniser dans ce territoire. Cette idée des richesses irrésistibles semble là pour justifier les massacres, les viols, les atrocités qui ont lieu dans ma région.

Quand on parle de la France, on ne parle jamais de ses ressources minières, on parle de ce que l’esprit humain a créé, de la culture, de la gastronomie… mais pour les pays africains, on parle des minerais. Vous ne nous intéressez pas, ce sont les cailloux qui nous intéressent, vous êtes un scandale géologique. Alors qu’au Congo on a une production culturelle très importante, ne serait-ce que la musique [ndlr : Ninho, Tiakola, Dadju, SDM, Gims et Damso sont tous originaires de RDC].

Un exemple récent de cette supposée « malédiction » : l’accord minier signé en 2024 entre l’Union européenne et le Rwanda pour l’approvisionnement en métaux stratégiques, soi-disant pour la transition écologique. Génération lumière dénonce cet accord depuis plus d’un an : on sait depuis 25 ans que le Rwanda est le principal bénéficiaire des minerais de conflit pillés au Congo, et qu’il produit lui-même très peu de métaux. Or la signature de cet accord a coïncidé avec une montée en puissance de l’offensive du M23 et de l’armée rwandaise en RDC, et avec la prise de possession de Goma, de Bukavu et des principales zones minières du Kivu.

On a là un exemple très tangible de colonialisme visible, assumé. C’est une pure prédation de ressources au bénéfice des métropoles. Et on trouve toujours un argument moral pour justifier ça. Ici, les gouvernements européens utilisent l’alibi de la transition écologique pour faire accepter cette politique à leurs populations ; de même qu’à l’époque des colonies, l’argument invoqué était la défense de la civilisation contre la barbarie.

Des champs dans le Nord Kivu. Wikimedia.

Celia Izoard : Que vous inspire ce nouvel accord que viennent de conclure les USA avec la RDC et le Rwanda ? C’est un accord de paix entre le Rwanda et la RDC chapeauté par les États-Unis, qui ont signé avec chacun des deux pays un accord minier.

David Maenda Kithoko : Cet accord n’a aucune chance d’amener la paix, pas plus que les précédents. La même situation se rejoue sans cesse. En 2008, on a signé les accords de 100 ans avec la Chine, ils étaient censés durer un siècle et assurer la paix et le développement de routes et d’hôpitaux, en échange de concessions dans les mines de cuivre et de cobalt du Katanga, dans les mines d’or. Une dizaine d’années plus tard, les infrastructures ne sont pas là, mais la corruption et la pollution ont augmenté. Et la guerre se poursuit parce que les Occidentaux veulent reprendre la main sur les Chinois.


On conditionne la survie sur un territoire aux ressources de ce territoire. C’est le regard qui a toujours été porté sur le Congo.

David Maenda Kithoko

D’autre part, les États-Unis ont toujours allié, soutenu et financé le Rwanda. Ça me paraît étrange qu’ils prétendent nous protéger alors qu’ils ont fabriqué la puissance militaire qui nous agresse et qu’ils continuent à le soutenir. Cet accord de « paix » me paraît d’autant moins protecteur qu’il inclut un partenariat commercial avec le Rwanda sur l’étain et le tantale, des minerais qui ont de fortes chances de continuer à provenir du Kivu livré au feu et au sang. Les États-Unis ont toujours favorisé une stratégie de maintien du chaos en RDC, qui les avantage, et semblent continuer sur cette voie.

Je suis encore plus choqué que les dirigeants congolais eux-mêmes voient cela comme une porte de sortie et ne se questionnent pas sur cette valeur cardinale : nous sommes humains, nous n’avons pas besoin d’offrir quoi que ce soit en échange de la paix. Les prémisses de cet accord « défense contre ressources » sont colonialistes. On conditionne la survie sur un territoire aux ressources de ce territoire. C’est le regard qui a toujours été porté sur le Congo. C’est comme si les Congolais·es n’avaient droit à la vie qu’en tant que pourvoyeurs de ressources. On ne les préserve pas parce qu’ils ont le droit de vivre, mais pour les intérêts économiques extractivistes.

Celia Izoard : Finalement, la malédiction, ce serait plutôt la cupidité des empires qui a transformé le pays en « ressources », ce qui fait qu’aujourd’hui, la classe politique et la population congolaise ont tendance à vouloir tirer parti de ce « scandale géologique » ?

David Maenda Kithoko : Oui, Les Congolais·es ont grandi dans un imaginaire totalement extractiviste et ont intégré cette image de leur pays comme scandale géologique. Comment sortir du modèle extractiviste quand il y a des expressions comme ça, qui banalisent le fait que tout un territoire, tout un pays, soient assignés à la mine ? À l’Assemblée nationale, le 29 mars 2024, j’ai assisté à une rencontre sur les projets de transformation de cobalt pour batteries en RDC, pour favoriser l’indépendance économique du pays. Après avoir entendu l’ambassadeur du Congo s’exprimer, je lui ai dit : « Qu’est-ce que c’est que cette manière de parler de nous ? Tout ce que tu dis là, c’est « venez acheter, venez prendre dans nos sous-sols ». » Est-ce qu’on ne peut pas se penser sans le désir européen, le désir des riches pour nos ressources ? Est-ce qu’on ne peut rien faire d’autre, jamais ? La malédiction, elle est là, de se percevoir comme ressource, de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme ressource. On a du mal à imaginer une forme de vie qui ne serait pas fondée sur la mine, on ne se projette que là-dedans. Derrière cet accord avec les Américains, il y a ce même présupposé – que, de toute façon, ce sera les mines. Dans le meilleur des cas, ce qui est dit c’est que le Congo doit exploiter ses ressources de manière équitable. Ce modèle-là sature nos imaginaires.



La malédiction, elle est là : de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme ressource. On a du mal à imaginer une forme de vie qui ne serait pas fondée sur la mine.

David Maenda Kithoko

Je suis contre. Et la santé des gens ? Et l’exploitation des forêts? Récemment, un de mes amis est parti travailler dans les mines du Nord Kivu, il est rentré malade. Il y a des rivières taries à cause des mines. On est capables d’imaginer une autre économie en Afrique, moins dépendante d’un marché mondialisé, moins violente avec la terre.

Dans ma ville natale, à Uvira, il y a le port sur le lac Tanganyka qui permet des échanges de produits agricoles et de pêche non seulement à l’intérieur du pays, mais aussi dans presque toute la région des Grands lacs. Il n’y a pas d’école d’ingénieurs nautiques, et pourtant les gens fabriquent des bateaux avec un savoir-faire exceptionnel. Il existe à Uvira une autre forme d’économie, une économie basée d’abord sur la relation. Les gens arrivent à créer des tontines, une forme d’épargne en dehors du système bancaire fondée sur la confiance. J’y ai également vu une sorte de mutualisation dans la construction des logements. Lorsqu’un jeune souhaite fonder un foyer, d’autres viennent l’aider à construire la maison et ainsi de suite. Cette économie encastrée dans la relation, ces formes de réciprocité à la Karl Polanyi, c’est précisément ce que détruit l’extractivisme minier au Congo.

Marche pour la paix en RDC et contre l’extractivisme entre Besançon le Parlement Européen de Strasbourg, juin-juillet 2024. Image : Association Génération Lumière.

Celia Izoard : Certes, on peut arrêter de s’identifier à la proie, mais il faut aussi que la prédation s’arrête… Qu’est-ce qui le permettrait, selon vous ?

David Maenda Kithoko : On dit chez nous : C’est à celui qui est ivre de travailler sur son ébriété. Le problème, c’est la demande pour ces ressources, c’est l’addiction à ces ressources. Cette société occidentalisée est régie par l’extractivisme. On bouffe les mines. Tu imagines qu’on fabrique maintenant des caleçons connectés… des gourdes connectées ! Tout ça, ce sont des minerais. Il faut lutter contre la surconsommation de métaux en Europe.

Pour aller vers cette désintoxication, il faut peut être commencer par prendre soin des objets. C’est-à-dire apprendre à réparer. Et donner à ce geste technique une ambition politique qui s’inscrit dans la réduction de la production, dans un souci du soin à la Terre et ceux et celles qui la peuplent. Le législateur doit créer un nouveau droit pour les citoyen·nes, le droit à réparer. Contraindre chaque fabricant à prévoir la réparabilité de ses produits, pour allonger la durée de vie des objets. Plus les outils durent, plus on questionne le modèle d’affaire de ces multinationales. En parallèle, il faut des politiques publiques du renoncement, appuyée par des campagnes de sensibilisation comme celle de l’Ademe [les « dévendeurs »] qui a été censurée.


Ce qui a changé, c’est qu’on met en avant, non pas seulement la corruption des élites du pays, mais aussi les dynamiques impérialistes et néo-coloniales qui l’entretiennent et qui sont la véritable cause de la guerre.

Gloria Menayame

Gloria Menayame : C’est difficile de rêver à une ouverture. Il faut comprendre que toutes les personnalités qui semblaient capables de changer le cours des choses ont été assassinées : Patrice Lumumba [1925-1961], Général Mamadou Ndala [1978-2014].

Pour autant, notre action n’est pas vaine. En 2022, la Cour internationale de justice a condamné l’Ouganda à verser 325 millions de dollars de réparations pour sa responsabilité dans la 2Guerre du Congo (1998-2003). Mais le Rwanda n’a pas été condamné, pas plus que les chefs de guerre congolais qui ont commis des exactions et qui font encore partie aujourd’hui du gouvernement de la RDC. L’ONG CAYP milite pour qu’ils soient jugés et que les responsabilités soient établies.

Chaque 2 août, le jour anniversaire du début de la 2e Guerre du Congo, nos organisations préparent une commémoration du génocide congolais. Cette date de commémoration a récemment été actée par une loi en RDC.

Pour garder espoir, on peut aussi dire que notre génération de la diaspora congolaise est mieux équipée pour comprendre et pour agir. La génération précédente nous a laissé des acquis, mais elle ne voyait le pouvoir qu’à travers une seule classe politique. C’était « Kabila dégage », parce qu’il avait été mis au pouvoir par le Rwanda, parce qu’il était corrompu – alors même qu’en RDC, beaucoup de gens le soutenaient. La diaspora ne parlait pas le même langage que les habitant·es. Aujourd’hui, nous pouvons faire signer des tribunes à des partenaires locaux à Goma ou à Kinshasa. Ce qui a changé, c’est qu’on met en avant, non pas seulement la corruption des élites du pays, mais aussi les dynamiques impérialistes et néo-coloniales qui l’entretiennent et qui sont la véritable cause de la guerre. Et cela renforce notre lien avec les habitant·es de là-bas, ça crée un pont.

Image d’ouverture : lac Kivu, 2024. Wikimedia.

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27.05.2025 à 18:33

Conseils #3 : Ailton Krenak, Petit paysan, Détroit et un environnement toxique

La rédaction de Terrestres

La rédaction de Terrestres vous partage ses coups de cœur du moment ! Au menu : la lecture des essais décoloniaux d'Ailton Krenak, le (re)visionnage d'un film sur la paysannerie en crise, une BD sur la pétro-masculinité toxique dans l'Alberta et une réflexion sur les récits de "l'effondrement" de Détroit.

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Texte intégral (3846 mots)
Temps de lecture : 10 minutes

Essais · Le Réveil des peuples de la Terre & Futur ancestral · Ailton Krenak

Ailton Krenak, une voix majeure des peuples indigènes du Brésil, a sillonné la France il y a quelques semaines, pour la première fois, à l’occasion de la publication de deux de ses ouvrages par les éditions Dehors : Futur ancestral et Le Réveil des peuples de la Terre, qui font suite aux Idées pour retarder la fin du monde en 2020. 

Il appartient à un territoire du Minas Gerais, dans le sud-est du Brésil, où il a habité et grandi sur les rives d’un affluent du Watu, fleuve sacré et grand-père du peuple Krenak. Le Watu, nom krenak du Rio Dolce, a été profané et gravement pollué en 2015, suite à la rupture de deux barrages qui retenaient les boues toxiques d’extraction minière de la firme transnationale Vale. Un nouveau traumatisme pour ce peuple, qui s’ajoute à celui de la colonisation et des multiples exils forcés. Après l’expulsion des lieux de son enfance, Ailton Krenak s’est alphabétisé et s’est engagé pour la reconnaissance du droit des peuples indigènes à vivre sur leurs terres, avec leurs cultures et leurs cosmovisions. 

Dans les années 1980, années du réveil, il œuvre en Acre avec Chico Mendes pour une Alliance des peuples de la forêt, réunissant des peuples autochtones, les seringueros, ouvriers agricoles venus du Nord-Est pour extraire le latex des hévéas, les ribeirinhos, qui vivent le long des rivières, et plus tard des communautés quilombolas, formées à l’origine par des esclaves qui fuyaient les plantations coloniales. Une « alliance affective » de communautés différentes, résultat d’affinités existentielles, qui au lieu des rivalités pour la propriété et l’échange, ont scellé des liens autour des usages de la forêt, d’un « corps-territoire » vivant au lieu d’une plateforme de ressources. 

Cette expérience, qui le conduit à rédiger l’article de la Constitution brésilienne de 1988 pour la reconnaissance des droits des peuples indigènes, lui inspire l’idée de la Florestania, qu’on pourrait traduire maladroitement par « Citoyenneté de la forêt ». Une citoyenneté reconnue pour les peuples de la forêt, pour les marges et non plus seulement ceux des cités, devenues métropoles dévoreuses de la Terre. La Florestania repeuple les imaginaires et les ouvre à la forêt, chassée par la monoculture du « peuple-marchandise », selon les termes de son ami Davi Kopenawa, avec qui il a lutté contre les orpailleurs en territoire Yanomami.

Au lieu de brésilianiser les indigènes qui auraient été « découverts », Ailton Krenak propose ainsi d’indianiser les blancs venus occuper leurs territoires. C’est un renversement de perspective, une anthropologie inversée dirait Viveiros de Castro, qui a écrit la préface du Réveil des peuples de la Terre. Le temps est lui-même inversé dans un « futur ancestral », qui fait cohabiter des temporalités habitées, concrètes, enchevêtrées, au lieu du temps unidirectionnel, écrasant le passé pour se tourner vers un futur prévisible. Comment ces « spécialistes de la fin du monde », comme les appelle Viveiros de Castro, ont-ils survécu ? « Nous ne survivons pas à la fin du monde, c’est quelque chose du monde qui survit et nous survivons avec lui », écrit Krenak.

De ce travail historique et philosophique, traversé de cosmovisions plurielles et d’une poétique de la vie, je n’ai restitué ici que quelques fragments, qui disent à quel point ces livres sont une adresse importante au monde occidental et aux questions brûlantes qui nous traversent.

Geneviève Azam

Le Réveil des peuples de la Terre & Futur ancestral, d’Ailton Krenak, Dehors, 2025


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Film · Petit paysan · Hubert Charuel

Voir (ou revoir) Petit paysan, sorti en salles en 2017, dans une actualité agricole tonitruante, entre des débats législatifs qui confirment la domination du modèle productiviste et un salon de l’agriculture qui se fait le théâtre du lynchage de la moindre perspective de transition écologique, ce film poignant nous plonge dans un univers tout en demi-teintes et révèle la beauté, la dureté et les paradoxes du monde agricole.

Pierre Chavanges a repris la ferme laitière de ses parents. Une mère envahissante, un père discrètement affectueux, une sœur vétérinaire, un vieux voisin légèrement sénile, la ferme, le troupeau, le jeune éleveur trime au milieu de cette petite communauté de destins entremêlés, à la fois solidaire et étouffante.

Le réalisateur, lui-même fils d’agriculteurs, dépeint avec finesse une sociabilité rurale faite de journées de travail immenses, d’amitiés tissées de longue date qui tiennent à quelques fils tendus entre une matinée de chasse et une soirée au bowling, d’amours naissant dans l’espace contraint du restaurant du village et des attentes familiales.

Le soir, Pierre s’abîme dans les méandres d’internet où il traque informations et témoignages concernant la fièvre hémorragique dorsale, une maladie qui affecte les troupeaux bovins. Au nom du principe de précaution, les autorités sanitaires ont ordre d’abattre l’ensemble du troupeau si une contamination se déclare. 

Après l’avoir aidée au vêlage, Pierre s’inquiète de la faiblesse de sa vache Topaze. Sa sœur vétérinaire le rassure, il s’agit d’une simple mammite, mais l’angoisse du jeune éleveur est telle qu’elle décide d’avertir les services vétérinaires départementaux, comme pour le punir de sa paranoïa. La nuit suivante, l’état de Topaze s’aggrave et le diagnostic redouté se confirme. Si la DDPP découvre l’animal malade, c’est tout son troupeau qui est condamné. Un terrible engrenage se met alors en place. 

« Et si je le dis, il se passe quoi ? Moi je sais rien faire d’autre. J’ai jamais rien su faire d’autre. » 

Sans la moindre insistance didactique, le film révèle la complexité de la condition paysanne : 

Complexité des relations entre les éleveurs et leurs animaux, à la fois outils de production, partenaires de travail et êtres sensibles avec lesquels on partage sa vie. « Tu as tué une vache » lui dit sa sœur. « J’ai sauvé les vingt-cinq autres » répond-il. La douceur des gestes de Pierre, la tendresse de la caméra qui semble caresser le flanc des vaches disent avec sensibilité l’attachement de l’éleveur à ses godelles.

Complexité des relations entre différents modèles agricoles. Avec ses trente vaches, la ferme de Pierre relève de la paysannerie. Et pourtant, chaque vache est taguée, ses variables consignées dans un « petit carnet » contrôlé mensuellement par la coopérative, tout est compté, contrôlé, testé. La petite exploitation familiale se trouve encastrée dans des logiques productives et sanitaires qu’on pourrait croire réservées à l’agriculture industrielle. 

Complexité, enfin, de nos relations à l’alimentation et à la santé, alors que nous avons créé les conditions matérielles de la catastrophe permanente. Les épizooties ne sont que la phase aiguë d’un rapport pathologique au monde animal, notre promptitude à les gérer par le massacre de milliers d’animaux sains dévoilant une forme particulièrement scandaleuse et spectaculaire d’un déni plus profond de la vie et du droit animal.

Les images sont saisissantes, la musique hypnotique, l’angoisse et la maladie circulent de l’éleveur à ses vaches, nous infiltrent. Le film avance et le piège se referme. On ne sait plus trop qui veut sauver quoi. Ses bêtes, son boulot, Bignou le petit veau orphelin qu’on lave dans la baignoire et qui dort sur le canapé, sa vie…

C’est un film beau et triste comme une impasse, qui ne donne pas de réponse mais nous invite à poser quelques bonnes questions.

Virginie Maris

Petit paysan de Hubert Charuel, Domino Films, 2017


Récit · La ville d’après. Détroit, une enquête narrative · Raphaëlle Guidée

Voilà un livre fort utile qui aurait sans doute évité certaines impasses à une partie de la collapsologie. En prenant pour objet la ville de Détroit, Raphaëlle Guidée, spécialiste de littérature comparée, démontre l’incroyable violence des catastrophes lentes. Plutôt que le spéculatif catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy, l’autrice pratique un « catastrophisme empirique » : l’examen minutieux d’une « expérience historique de précarisation collective ».

La ville américaine est le berceau du fordisme. À la fin des années 1920, 100.000 ouvriers y travaillent ; en 1955, 2 millions d’habitant·es y vivent. En 2020, alors que la population américaine a doublé, la ville a perdu les deux tiers de ses habitants. Que s’est-il passé ?

Si le déclin de la ville commence lentement dès les années 1950, Détroit plonge avec la crise de 2008 et fait faillite en 2013. Maisons et immeubles sont abandonnés par milliers ; dans le sillage des habitant·es qui quittent la ville, on déménage même les morts des cimetières. À partir d’une grande variété de sources et d’angles d’analyse, l’autrice déplie toutes les étapes des différentes métamorphoses de la ville. Les inégalités sont immenses : les quartiers pauvres, très pollués et dont les services publics disparaissent, sont habités à 80% par des Noir·es, tandis que les riches banlieues alentours comptent moins de 2% d’Afro-américains. 

Raphaëlle Guidée se tient à bonne distance critique des récits qui célèbrent naïvement le retour de la nature ou les utopies nées de la ruine, des discours catastrophistes et des thuriféraires d’un capitalisme toujours capable de renaître de ses cendres. Ces trois récits ont généralement en commun d’occulter les centaines de milliers d’habitant·es qui sont restés vivre à Détroit et leurs pratiques d’entraide, et de négliger le racisme environnemental et la ségrégation spatiale.

Une des villes les plus prospères du pays le plus riche du monde a effectivement connu un effondrement (ruine économique, défaillance des institutions politiques et des services publics, délabrement des infrastructures techniques). Pour autant, tout ne s’est pas effondré. Raphaëlle Guidée souligne l’ambivalence et les mille nuances de l’effondrement : des communautés se sont organisées pour faire face aux pénuries et des capitalistes opportunistes se sont enrichis. L’eau potable a manqué, mais des potagers ont permis d’accéder en partie à une auto-subsistance (sur des terres polluées).

Après d’autres, ce livre rappelle que le capitalisme échappe sans cesse aux verdicts que la grande colère des faits dresse pourtant contre lui. L’expérience de Détroit démontre que la survenue d’une catastrophe majeure du capitalisme n’altère pas la puissance du système qu’il l’a engendrée. Laissé à lui-même, l’effondrement exacerbe l’ensemble des maux et les concentrent sur les pauvres, spécialement les non-blancs. La suite du monde ne pourra être que le résultat d’une bifurcation provoquée activement par des individus reliés à des collectifs, veillant à stopper les acteurs et les logiques du désastre.

Quentin Hardy

La ville d’après. Détroit, une enquête narrative de  Raphaëlle Guidée, Flammarion, 2024


BD · Environnement toxique · Kate Beaton

Sans doute connaissez-vous cette BD, auquel cas vous avez peut-être dévoré ses 400 pages comme moi (et comme Barack Obama, qui en a fait l’un de ses livres préférés de l’année 2022). Kate Beaton, dessinatrice canadienne, y raconte comment, à 21 ans, elle a quitté son île de Cap-Breton en Nouvelle-Écosse pour trouver un travail dans l’industrie des sables bitumineux de l’Alberta alors en pleine explosion. Objectif : solder son prêt étudiant. 

En 2005, le pétrole de l’ouest aspire une partie des habitant·es de l’est, qui se ruent vers cet eldorado noir à des milliers de kilomètres, faute de travail à la mine, à la mer ou à l’usine. Kate est donc loin d’être la seule. Mais sur place, elle est esseulée. Welcome to Fort McMurray, ambiance raffinerie, bulldozer et froid polaire. Pour Kate, c’est le début d’une rude période de deux années entre camps, dépôts d’outils et bureaux administratifs. Elle mettra longtemps avant d’en faire le récit. 

En entamant le livre, je me suis souvenue des reportages qui, voilà plus de quinze ans, révélaient les ravages de l’extraction de sable bitumineux, ce « pire des pétroles » contre lequel les écologistes étaient vent debout. Voilà, pensais-je, l’« environnement toxique » du titre. Perdu : c’est d’un autre environnement toxique qu’il s’agit. De genre humain. Et surtout masculin. 

50 hommes pour 1 femme, c’est le ratio qui prévaut dans cette industrie hors du « monde normal », qui semble transformer la plupart des mecs en lourdauds ou en agresseurs. D’emblée, Kate est l’objet d’un harcèlement constant, auquel elle résiste tout en l’analysant — ce qui est fait avec gravité, dérision et humour tout au long du livre. Que faire avec ces hommes ? Est-ce vraiment le site qui les rend ainsi ? Qu’en est-il du « monde normal » ? « J’essaie de me rappeler qu’il y a beaucoup d’hommes qui ne m’embêtent jamais », dit régulièrement la jeune Kate, réduite à relativiser. 

Mais l’environnement naturel est bien là, lui aussi, qui apparaît au fil des pages à travers un renard à 3 pattes, des bisons ou cette plante de bureau qu’il est presque incongru de maintenir en vie « pendant qu’on tue tout le reste dehors ». Jusqu’à ces centaines de canards migrateurs morts de s’être posés dans un bassin de résidus puissamment toxique, et qui donnent son titre original à la BD — Ducks. La compagnie pétrolière avait oublié d’actionner les canons effaroucheurs. 

Plus discret dans la BD, et pourtant central dans la réalité, ainsi qu’on le comprend dans la postface de l’ouvrage : le sort des communautés des Premières nations. Les industries pétrolières se sont non seulement installées sur leurs terres mais elles les cernent de leurs pollutions, les tuant lentement. Kate Beaton ne fait pas semblant d’avoir vu et su : bien que diplômée en anthropologie, ce n’est qu’en 2008 qu’elle découvre le témoignage poignant d’une membre de la communauté Cree. La même année, aux États-Unis, naissait le slogan Drill, baby, drill!… qu’on aurait préféré pouvoir oublier.

Emilie Letouzey

Environnement toxique de  Kate Beaton, Casterman, 2023


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23.05.2025 à 13:59

Entrevoir la justice climatique : retour sur les Toxic Tour de Seine-Saint-Denis

Laurence Marty

Ile-de-France, 2014. À un an de la COP21, les mouvements climat sont en ébullition. Comment et avec qui se mobiliser ? Dans "Apprendre et lutter au bord du monde", Laurence Marty raconte de l’intérieur le déploiement du cadrage de la justice climatique. Extrait choisi auprès du collectif Toxic Tour Detox 93, qui organise des visites guidées autour des inégalités environnementales dans le 9-3.

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Texte intégral (8660 mots)
Temps de lecture : 19 minutes

Ce texte est tiré du livre de Laurence Marty, « Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique », paru aux éditions La Découverte en 2025, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».

Toxic Tour Detox 93 : traduire en justice (environnementale et climatique) les inégalités en Seine-Saint-Denis

Mercredi 24 septembre 2014, 20 h 30, Saint‑Denis, 42 rue de la Boulangerie, première réunion du collectif Toxic Tour Detox 93 (TTD93). Pour suivre l’émergence du cadrage de la justice climatique au sein du mouvement français, il nous faut repartir de la fin de l’été 2014, un an et demi avant la COP21. C’est en suivant les liens tissés à l’Aubépine – un lieu de vie collectif agricole – et en rejoignant le TTD93 que je serai confrontée pour la première fois à cette façon particulière de penser le dérèglement du climat et les questions environnementales avant tout comme des questions de justice – de race, de classe, de genre. Pour l’heure, j’ignore encore ces déplacements et même comment m’orienter dans Saint‑Denis : la nuit est en train de tomber et moi de me perdre dans les ruelles dionysiennes. Je finis par trouver le 42 rue de la Boulangerie, avec une dizaine de minutes de retard. On dirait une sorte d’épicerie, une épicerie bio, ou de produits locaux peut‑être. La réunion n’a pas commencé, mais dans l’arrière‑boutique, une petite vingtaine de personnes sont déjà assises autour de tables disposées en rectangle. Je trouve une chaise et m’assois, intimidée. Le point de départ du collectif, comme l’expliquent Agathe, Éric et George ce soir‑là, c’est que le sommet Paris climat 2015, cette grande conférence internationale censée déboucher sur un nouvel accord mondial dans un an et demi ou COP21, ne se tiendra pas à Paris comme son nom l’indique, mais au parc des expositions du Bourget, en Seine‑Saint‑Denis – ici. Or, les habitant·es de ce département, parmi les plus pauvres de France, sont aussi victimes d’inégalités environnementales (sols pollués par son passé industriel, pollution de l’air causée par la circulation automobile et le trafic aérien, précarité énergétique, pollution sonore, résidus radioactifs) et, de plus en plus, d’inégalités climatiques.

« Nous savons que le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de suraccumulation de particules de CO2 en 2100 : c’est une urgence sociale et de santé dès aujourd’hui », écriront sur tous leurs tracts les membres du TTD93. Ce qu’iels proposent de faire, en réponse, c’est d’organiser des visites guidées des lieux de pollution qui quadrillent le département – qui sont aussi des lieux d’émission de gaz à effet de serre et donc de dérèglement du climat –, et des opérations détox pour mettre en avant les luttes et alternatives des Séquano‑Dionysien·nes1 d’hier et d’aujourd’hui. Éric le répète souvent, c’est important de montrer le positif : « Le sentiment que c’est mort n’a jamais été très mobilisateur2. » Si iels savent qu’« à la fin du sommet, les décisions prises ne seront pas les bonnes », les membres du TTD93 sont déterminé·es à faire entendre leurs voix à travers les « déambulations informatives, rageuses et joyeuses » qu’iels vont organiser jusqu’à la COP3.

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Comme le raconte George ce soir de septembre, ignorer que la Seine‑Saint‑Denis est un territoire pollué est une chose impossible pour celles et ceux qui l’habitent. « Ce que nous connaissons moins, c’est la géographie de ces pollutions, l’histoire des infrastructures qui les produisent (bien plus nombreuses en Seine‑Saint‑Denis que partout ailleurs en Île‑de‑France), et celle des luttes contre leurs nuisances. » Ce que propose le TTD93 en conséquence, c’est d’apprendre, d’apprendre en marchant, en faisant l’expérience de – les toxic tours detox sont avant tout des « expériences sensibles » comme le rappellera Quentin au cours d’une réunion de décembre. La rencontre avec des collectifs agissant déjà localement sur ces enjeux de pollutions sera décisive dans ces apprentissages – du collectif Lamaze luttant pour l’enfouissement de l’autoroute A1 à Saint‑Denis au collectif Romeurope 93 qui défend les droits des personnes Roms vivant en squats ou bidonvilles, en passant par Urbaction 93 composé de riveraines de data centers à La Courneuve4. C’est avec elleux que le TTD93 élabore ses « balades toxiques » et pense les différentes prises de parole qui les rythment. Elles porteront successivement sur l’autoroute A1, la mémoire des luttes écocitoyennes dans le 93, les data centers de La Courneuve, l’aéroport d’affaires du Bourget, et les terres agricoles du Triangle de Gonesse menacées par le projet de centre commercial et de loisirs EuropaCity.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Il y a des découvertes qui feront date pour le collectif, tant elles résument à elles seules ce qu’il essaie de démontrer : la station de mesure d’Airparif, qui en bordure de l’autoroute A1, en plein Saint‑Denis, enregistre les taux les plus élevés de pollution d’Île‑de‑France5 ; la note de l’Agence de l’énergie et du climat de Plaine Commune sur les enjeux locaux de la crise climatique qui révèle que la Seine‑Saint‑Denis a été le deuxième département le plus touché par la surmortalité pendant la canicule de 20036 ; entre autres. De quoi rendre tangible l’intuition, que oui, ici aussi, pollution et dérèglement climatique sont des inégalités de plus. À Agathe d’en conclure, un soir d’avril 2015 où elle présente les actions du collectif dans un théâtre parisien, que « dans les quartiers de la Seine‑Saint‑ Denis comme dans les autres régions pauvres du monde, on peut dire que les injustices environnementales et climatiques s’ajoutent aux injustices sociales, qui sont beaucoup aussi des injustices raciales et des injustices de genre ».

Je sors de la réunion du 24 septembre 2014 avec le sentiment que ce qui se trame ici est important : j’y découvre pour la première fois les termes d’« inégalités environnementales » et d’« inégalités climatiques » dont le cadrage m’aimante – j’écris dans mon carnet le soir même (non sans en sourire aujourd’hui) : « Ça, c’est légitime politiquement et mobilisateur. » Dans l’arrière‑boutique le soir de cette première réunion, se trouvaient réuni·es des activistes du climat et des habitant·es en lutte contre les infrastructures qui les empoisonnent, une cohabitation que je n’avais jamais vue jusque‑là. Par chance, j’habite aussi le 93 – à l’est et non au nord, mais dans le 93 quand même. Je trouverai rapidement une place au sein du collectif en construction. Sous l’impulsion d’Éric, je proposerai notamment, en décembre, de me lancer dans une brochure qui reprendrait les principaux éléments des tours et qui serait, de fait, aussi une brochure sur les inégalités environnementales et climatiques qui touchent le département.

Il me faudra plusieurs mois, la tête dans le guidon à parcourir en long et en large la Seine‑Saint‑Denis et avaler des kilomètres de littérature scientifique francophone émergente7), pour m’apercevoir de l’épaisseur des luttes pour la justice environnementale et climatique dont le TTD93 s’inspire, et dont nous n’avons que si peu hérité jusqu’ici, en France. Ce n’est pas faute d’avoir mentionné ces luttes en chaque début de balade. À George de contextualiser le modèle des toxic tours au cours du premier tour sur « l’autoroute de Saint‑Denis », le dimanche 26 octobre 2014, armée d’un mégaphone pour couvrir les bruits de la circulation autour de la place de la Porte de Paris :

« Les toxic tours, c’est un format qui existe depuis une vingtaine d’années dans d’autres pays : aux États‑Unis, au Canada, en Équateur, en Afrique du Sud, entre autres – d’où leur nom anglais. Ces tours font partie d’un mouvement plus général qui s’appelle le mouvement pour la justice environnementale. »

« Ramener l’écologie à la maison » n’a rien d’anecdotique. Surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Pourtant, ce n’est qu’en lisant quelques mois plus tard l’article de la philosophe Émilie Hache « Justice environnementale ici et là‑bas » que je comprendrai les spécificités et l’ampleur de ce que déplace le mouvement pour la justice environnementale dans les luttes écologistes8. De cette lecture et de celles qui suivront, je comprendrai combien cela n’a rien d’anecdotique de « ramener l’écologie à la maison » pour reprendre les mots de la sociologue Giovanna Di Chiro9 – du moins de la ramener dans le territoire dans lequel on vit, surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

L’histoire des militant·es du mouvement pour la justice environnementale est celle d’une double dépossession pour reprendre les mots d’Émilie Hache : « dépossession tout d’abord d’un partage équitable entre les ressources et les nuisances environnementales ; dépossession ensuite de la reconnaissance d’un souci écologique ». Elle raconte comment, dans les années 1990, des membres d’une mobilisation contre un projet de construction d’un incinérateur de déchets dans la banlieue de Los Angeles – principalement des femmes racisées de classe populaire – allèrent solliciter l’aide d’associations environnementales états‑uniennes très actives, comme le Sierra Club ou l’Environmental Defense Fund (le Fonds pour la défense de l’environnement), qui leur répondirent dans un premier temps que leur combat portait sur des questions de santé publique, et non environnementales, et leur refusèrent dès lors leur soutien.

Les divergences apparues à cette occasion ont amené les acteurs du mouvement de la justice environnementale à questionner ce sur quoi porte l’écologie. « Qu’est-ce qui est environnemental et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » […] loin d’être indifférents aux enjeux environnementaux, les acteurs de ce mouvement s’en soucient pleinement, mais s’en soucient non pas comme de quelque chose d’extérieur à eux, avec lequel ils entretiendraient un rapport de loisir, même substantiel, mais comme quelque chose de potentiellement dangereux (parce que toxique, contaminé, présentant des risques d’incendie, etc.) constituant le milieu même où ils habitent, travaillent et vivent.

Emilie Hache

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes.

Exit une écologie par le haut et le dehors, centrée sur la « nature » – ou wilderness – des grandes organisations conservationnistes composées essentiellement d’hommes blancs de classes moyenne et supérieure – que Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier appellent « l’environnementalisme des riches »10. Welcome une écologie par le milieu, grassroots (littéralement enracinée dans le sol), portée principalement par des femmes racisées de milieu populaire luttant pour leur survie et celle de leurs enfants – celle de leur communauté humaine et plus‑qu’humaine – contre les industries et les politiques qui ne semblent pas considérer que leurs vies comptent11.

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes12. Le mouvement pour la justice climatique transnational, qui se compose à partir des années 2000, reprend ce double renouvellement. C’est de ces déplacements que le TTD93 tente de s’inspirer.

Toxic Tour sur la mémoire des luttes écocitoyennes à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Parce qu’il est l’un des collectifs français qui a le plus à cœur d’importer et de traduire ce qui se trame dans les mouvements pour la justice environnementale et climatique transnationaux, le TTD93 est une source d’intérêt pour de nombreux·ses militant·es. Il y a toutes les personnes qui viennent marcher avec nous les dimanches après‑midi des balades toxiques (une soixantaine par tour en moyenne, parfois plus). Il y a toutes les sollicitations de collectifs qui souhaitent reproduire le format des toxic tours ailleurs. Et il y a les invitations de différents membres de la Coalition Climat 21 (CC21) à venir rejoindre la préparation des mobilisations qui auront lieu pendant la COP21. Pour Agathe, « c’est le côté grassroots qui leur parle, et aussi le fait que des actions du style toxic tour et le travail que l’on fait sur les inégalités pourraient plaire à des organisations internationales pour la justice environnementale ». Surtout, ce que tente de faire le TTD93 fait écho aux « chantiers » que se donne la CC21 pour décembre prochain : élargir la mobilisation, en convainquant « bien au‑delà des cercles habituels de l’écologie » (et tenter de ne plus être que ce mouvement climat majoritairement blanc de classes moyenne et supérieure) ; et « s’appuyer sur les victimes et les personnes en lutte sur le terrain » ou « communautés impactées » (la traduction la plus courante de « frontline communities » centrale dans le mouvement anglo‑saxon). Je saisirai l’enjeu immense pour certain·es membres de la coalition de ne pas/plus faire sans ces personnes et de transformer le mouvement climat en profondeur pour laisser émerger celui d’une justice climatique.

Il y a ce vif intérêt dans le mouvement pour l’espace d’enquête, d’apprentissage et de mobilisation autour de la justice climatique que constitue le TTD93, et il y a aussi les critiques qui lui seront adressées, et dont je mettrai plus de temps à percevoir les échos. De l’enthousiasme, certain·es militant·es passent à la condamnation après avoir participé à un tour (ou avoir entendu quelqu’un parler d’un tour) : les toxic tours ressembleraient à des « groupes de touristes bobos blancs en balade dans le 9‑3 ». Je caricature, mais pas tant que ça : on reproche au collectif TTD93 de manquer son objectif de « sortir de l’entre‑soi », de ne pas réussir à mobiliser les « premier·es concerné·es » par les pollutions et les inégalités qu’il dénonce, et d’être dès lors « hors‑sol » (par opposition à « grassroots », ce pour quoi il était potentiellement intéressant plus tôt). Comme si les membres du TTD93 n’étaient pas conscient·es de ce risque dans leur démarche et que ce n’était pas une tension pour elles et eux.

Mardi 4 novembre 2014, 20 heures, troisième réunion du TTD93, dans une grande salle illuminée aux néons du bâtiment colossal qu’est la Bourse du travail de Saint‑Denis. Sont présent·es les membres du TTD93 ainsi que des représentant·es du collectif Lamaze et du comité Porte de Paris, deux collectifs d’habitant·es de quartiers riverains de l’A1, avec qui le premier tour a été organisé. On débriefe. Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » – on était presque une centaine, des élus et des médias étaient présents, les différentes prises de parole se sont bien articulées, le goûter au parc Cachin était une très belle façon de conclure le tour – mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric. Je me souviens notamment d’une silhouette aperçue derrière une fenêtre des premiers étages d’une tour semblant épier notre cortège qui contrastait fortement avec le peu de personnes marchant dans les rues et boulevards que nous arpentions. Je me souviens plus encore de notre stationnement le temps d’une prise de parole au niveau d’un carrefour de l’avenue du Docteur‑Lamaze qui était lui, très passant, et des différentes réactions qu’il avait suscitées chez les piétons (essentiellement des hommes noirs et arabes à ce moment précis) que nous avions croisés : celle de nous contourner (nous prenions presque toute la place), celle de prendre un tract sans s’arrêter, voire de le refuser (tracter, c’est la solution que nous avions trouvée avec Aldo pour endiguer notre gêne). Et je me souviens enfin de ce constat partagé avec Agathe à la fin du tour : la plupart des personnes présentes, à l’exception des membres des collectifs locaux, n’étaient pas des riverain·es mais des militant·es écologistes parisien·nes intéressé·es par notre démarche. Cet intérêt n’est pas un problème en soi (au contraire), le problème c’est ce à quoi il nous fait ressembler (effectivement) : un groupe de blanc·hes de classe moyenne en vadrouille dans des quartiers populaires habités majoritairement par des personnes racisées précarisées.

Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric.

Au cours de cette première réunion de débrief, on cherche des solutions pour faire le lien avec l’ensemble des habitant·es : on pourrait afficher sur le parcours au préalable, ou encore tracter tout au long de la marche. Didier, du collectif Lamaze, rappelle qu’on a tout de même distribué plus de trois mille tracts sur les marchés et dans des endroits clés de Saint‑Denis, et qu’on avait annoncé le tour dans le Journal de Saint-Denis, « le journal le plus lu de la ville », précise‑t‑il (il m’expliquera à la fin de la réunion que l’hebdomadaire est distribué gratuitement dans toutes les boîtes aux lettres des Dionysien·nes et est une véritable « institution »). George renchérit en soulignant que les toxic tours detox sont « un projet qui s’inscrit dans la durée ». « C’est l’accumulation des tours qui est importante ». Mais pour certain·es membres du collectif, on peut d’ores et déjà aller plus loin et travailler à construire davantage les balades avec les habitant·es des quartiers qu’on sillonne. Agathe évoque ainsi une piste pour le prochain tour sur l’A1 (le collectif Lamaze souhaiterait le reproduire lors de l’événement « Lamaze enlève tes bretelles » qui aura lieu fin juin13). Elle a rencontré le directeur d’une salle de spectacle de Saint‑Denis qui a grandi dans la cité Joliot‑Curie, située en bordure de l’autoroute. Il a proposé de nous mettre en contact avec les éducateur·ices de la cité qu’il connaît bien. Et c’est ce qu’on fera : plusieurs rencontres mèneront à l’organisation d’ateliers photos avec les enfants de la cité, une soirée sur le mouvement pour la justice climatique, et la prise de parole d’une mère et membre d’une association d’aide aux devoirs du quartier au toxic tour de juin.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Si les membres du TTD93 se mobilisent en tant qu’habitant·es de la Seine‑Saint‑Denis (« On se mobilise en tant qu’habitant·es, c’est le point de départ », répètent‑iels), iels ont aussi besoin de laisser la place et la parole à d’autres Séquano‑Dionysien·nes pour que les toxic tours detox fonctionnent (politiquement et pratiquement) : les collectifs de riverain·es des infrastructures dénoncées et, plus largement, les habitant·es des quartiers arpentés. Les savoirs et la légitimité des premiers (les collectifs locaux) sont indispensables pour construire les balades. Comme l’explique Éric au cours de la soirée « Toxic Tour Detox mode d’emploi » de mars 2015 dans un restaurant îlo‑dionysien : « On n’agit pas ex nihilo, on est contre ça. Et ce pour deux raisons : on veut rendre publics des collectifs et des structures qui ont déjà accumulé énormément de connaissances, et aussi parce qu’on ne vient pas en experts écolos. On fait les balades avec eux. » La présence des seconds (les habitant·es des quartiers arpentés en général) et le fait de les intéresser (du moins autant que les militant·es écologistes blanc·hes que nous sommes) sont, en revanche, toujours des défis à relever. Un défi incontournable si le TTD93 veut éviter que ses toxic tours detox soient des sortes de « zoo sociaux » pour reprendre l’expression de Luc, impliqué dans le collectif. Depuis ce rebord, les membres du collectif tentent des choses, ratent, essaient à nouveau, réussissent ou ratent encore – un processus qui se rejoue pour chaque nouvelle balade qui arrive avec le contexte et les enjeux qui lui sont propres.

Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis.

Il y a quelque chose de difficile à tenir pour le collectif TTD93, entre sa toute récente naissance, son énergie limitée, les attentes à son égard (que ce soit celles de ses membres ou celles d’autres activistes du mouvement climat) et son contexte politique. Il faut bien partir de quelque part pour construire un mouvement pour la justice environnementale et climatique en France, et la situation de laquelle part le TTD93 n’a rien d’évident : s’il rencontre des collectifs de riverain·es dénonçant les impacts (sociaux et de pollutions chimique comme sonore) des infrastructures dont ils sont voisins, aucun d’entre eux ne mobilise le cadrage de la justice environnementale et climatique (quasi inexistant en France à l’époque), ni ne se définit comme « communautés impactées ». Presque aucun d’entre eux ne fait le lien avec le dérèglement du climat avant sa rencontre avec le TTD93 (et l’arrivée de la COP21, en fait). Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis, sans tomber dans le piège de l’imposition d’un cadre surplombant et déconnecté14, ni dans celui de l’idée reçue que les enjeux environnementaux n’intéressent pas les habitant·es des quartiers populaires15. C’est à ce croisement que se trouve le pari des toxic tours. Ensuite, comme le rappelait déjà George pendant la réunion de novembre 2014, il faut du temps pour s’enraciner et trouver les façons de problématiser ensemble ce qui ne l’avait que peu été jusque‑là. C’est sûr que, d’ici la COP, ça va être juste pour « mobiliser les quartiers populaires » dans le mouvement climat (du moins massivement), et organiser une grande « marche des intoxiqué·es », de cette façon. C’est en tout cas l’avis d’autres activistes du mouvement qui tenteront d’ouvrir, en parallèle, d’autres sentiers.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Dans la suite du chapitre dont est extrait ce passage, Laurence Marty décrit l’émergence, tout au long de l’année 2015, d’un mouvement pour la justice climatique en France à l’image de celui qui s’étend en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde depuis les années 2000.

Des activistes membres de l’alliance de collectifs étasuniens Grassroots Global Justice viennent en Ile-de-France pour présenter leur action.

Un « Appel pour la justice climatique » est lancé depuis l’ONG 350.org, appelant à « partir des luttes qui se mènent dans les quartiers depuis des années ».

Une « marche mondiale pour le climat » est préparée à Paris sur le modèle de la People’s Climate March, qui avait rassemblé plus de 300 000 personnes à New-York en 2014. Cette marche est annulée en raison des attentats du 13 novembre et de la promulgation de l’état d’urgence – à la place, une chaîne humaine est organisée à la hâte.

La COP21 passée, l’autrice revient sur une année et demi de mouvement.

À l’issue des mobilisations de la COP21, la question du sujet politique du mouvement naissant pour la justice climatique reste en suspens, comme le raconte l’une des salarié·es de la CC21 [Coalition Climat 21] à l’assemblée de bilan du mercredi 16 décembre, quelques jours seulement après la clôture des négociations et des manifestations : « Si l’organisation de la marche de New York nous a permis d’avancer plus vite en posant la question de qui sont les communautés impactées en France, elle reste irrésolue. » D’autres questions sont aussi posées : les organisations de la coalition sont‑elles parvenues à devenir une rampe de lancement pour un mouvement pour la justice climatique « fort et durable » en France16 ? Le mouvement est‑il parvenu à « sortir des cercles habituels de l’écologie » ? Comment prolonger les efforts faits pour « construire des espaces de convergence sociaux et climatiques » dans les mois à venir ? Ou encore : comment faire face à l’impensé colonial du mouvement ? Il est peut‑être encore un peu tôt pour répondre à ces questions, et ce que les militant·es se promettent surtout au cours de cette assemblée et ailleurs, c’est de poursuivre les efforts déployés dans ces directions. Nous sommes au début de quelque chose.


Image d’ouverture : photographie réalisée à l’occasion de la manifestation À nos mort·es – Climate Justice for Life, Bassin de la Villette, Paris, 28 novembre 2015. © Bruno Serralongue et Air de Paris, Romainville.

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Notes

  1. Il s’agit du nom donné aux habitant·es du département de la Seine‑Saint‑Denis, à ne pas confondre avec Dionysien·nes qui est celui des habitant.es de la ville de Saint‑Denis
  2. Notons ici que la volonté d’Éric de valoriser le territoire du 93 est au centre de ses engagements : il fait partie de l’association Accueil banlieues (dont les membres reçoivent des touristes à domicile dans le but de changer l’image des quartiers dans lesquels ils vivent) et anime des visites guidées en Seine‑Saint‑Denis avec Tourisme 93. Ces expériences et compétences seront essentielles dans la construction du collectif.
  3. Les deux citations sont extraites du premier tract du collectif annonçant le tour sur l’autoroute A1, consultable ici : <toxictourdetox93. wordpress.com/>.
  4. Les data centers sont des entrepôts qui abritent les serveurs informatiques qui font tourner internet. Voir Clément Marquet, « Ce nuage que je ne saurais voir. Promouvoir, contester et réguler les data centers à Plaine Commune », Tracés, 35, 2018. Les autres collectifs locaux avec lesquels a travaillé le TTD93 sont, entre autres, le Comité Porte de Paris (luttant pour un réaménagement du quartier Porte de Paris), des représentant·es de la lutte contre l’usine d’équarrissage de la Saria de laquelle émanait une odeur pestilentielle dans Saint‑Denis au début des années 2000, l’Association de défense contre les nuisances aéroportuaires (ADVOCNAR) de Saint‑Prix.
  5. La station de mesure Airparif (observatoire de la qualité de l’air en Île‑de‑France) mesure deux jours sur trois des quantités de particules fines et de dioxyde d’azote qui dépassent les seuils autorisés. Cause de ces mesures record : l’A1 et ses 200 000 véhicules par jour ; et non loin l’A86, qui compte 200 000 véhicules par jour également.
  6. On renvoie ici notamment à Jade Lindgaard, « À + 5 °C, des morts à la pelle en Seine‑Saint‑Denis », Mediapart, 28 juin 2014. L’Agence régionale de santé a diagnostiqué que l’augmentation de la mortalité pendant la canicule de 2003 avait été croissante avec l’âge, plus marquée chez les femmes que chez les hommes, et a aussi identifié des facteurs majeurs de risque : l’état de santé lié au niveau de vie, la qualité du logement, l’échec de la diffusion de l’information, ainsi que l’urbanisation dense, sans végétation et sans canal de refroidissement.
  7. Par exemple, Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, op. cit. et la note d’Éloi Laurent, « Les inégalités environnementales en France », Fondation de l’écologie politique, 2014. (J’ai vent du travail de la sociologue Caroline Lejeune mais elle n’a encore rien publié à l’époque.
  8. Émilie Hache, « Justice environnementale, ici et là‑bas », loc. cit. Toutes les citations d’Émilie Hache dans les paragraphes qui suivent sont extraites de cet article.
  9. Giovanna Di Chiro, « Ramener l’écologie à la maison », in Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 191‑220.
  10. Voir Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier, « L’environnementalisme des riches », in Émilie Hache (dir.), Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux, Éditions Amsterdam, Paris, 2012, par opposition à « l’environnementalisme des pauvres » théorisé par le second.
  11. On renvoie aux « Principes pour la justice environnementale » : « The principles of environmental justice », loc. cit.
  12. Sylvia N. Tesh parle à ce titre d’un deuxième âge de ces mobilisations dans son article « Environmentalism, pre‑environmentalism and public policy » (Policy Sciences, 26, 1, 1993, p. 1‑20).
  13. « Lamaze enlève tes bretelles » est une fête des quartiers nord‑est de Saint‑Denis au cours de laquelle la bretelle d’insertion d’autoroute est bloquée pendant une journée.
  14. On renvoie par exemple, sur ce risque au sein des luttes pour la justice climatique, à l’article d’Hamza Hamouchene, « Que signifie se battre pour la justice climatique au Maghreb ? », Nawat, 20 août 2016. Selon lui, les concepts anglo‑saxons de la justice environnementale et climatique sont inintelligibles. Il préfère formuler ces enjeux en termes de questions de subsistance et de souveraineté de ressources, plus immédiatement compréhensibles et déjà mobilisés dans les luttes au Maghreb.
  15. S’ils n’intéressent pas, c’est qu’ils ont été mal formulés par les militant·es écologistes. Voir par exemple ici le travail de Fatima Ouassak qui propose d’élargir l’écologie dans les quartiers populaires au rapport à l’espace et au corps ; si lutte écologique il y a dans ces quartiers, elle concerne d’abord la possibilité de se rassembler dans l’espace sans s’y sentir menacé par la police. Fatima Ouassak, La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, La Découverte, Paris, 2020.
  16. Je m’appuie ici notamment sur l’après‑midi de l’assemblée du 7 novembre consacrée au thème de « Construisons la suite », et celle du 16 décembre dédiée, entre autres, à un premier bilan des manifestations.

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06.05.2025 à 11:26

Cent ans de sabotage : résister à l’oppression politique et technologique

Jean-Marc Ghitti

Dans "Neutraliser le système techno-industriel", second tome de son "Histoire du sabotage", Victor Cachard part de la première guerre mondiale pour identifier les différents courants de cette stratégie politique aux mille nuances de résistance. Au-delà des époques et des tendances, colonisé·es, autonomes, intellos ou écolos s’accordent sur ce principe essentiel : face aux systèmes industriels aliénants, détruire c’est se défendre.

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Texte intégral (4172 mots)
Temps de lecture : 10 minutes

À propos d’Histoire du sabotage, tome 2 : Neutraliser le système techno-industriel, de Victor Cachard, paru en 2025 aux Éditions Libre.

Souvent nous nous payons de mots. Par exemple lorsque nous expliquons les droits sociaux par « l’évolution de la société » ou par « l’idéal démocratique ou républicain ». Encore faut-il voir comment, dans l’histoire concrète des sociétés, l’évolution s’opère, alors que l’idéal des uns n’est pas l’idéal des autres. Elle s’opère forcément par des luttes à propos desquelles il faut se demander ce qui a pu les rendre efficaces. La société, en effet, est un champ de force dans lequel le nombre n’a jamais en soi assuré aucune victoire. L’histoire politique des sociétés montre, tout au contraire, que le petit nombre prend constamment le pouvoir sur le grand nombre. S’il en était besoin, l’imposition récente d’une réforme des retraites à une grande majorité qui n’en voulait pas vient rappeler aux générations montantes toujours aussi oublieuses cette vérité fondamentale de toute science politique. Et l’on voit clairement aujourd’hui comment les droits sociaux régressent lorsque les populations perdent le courage et le goût de la lutte pour se défendre. La simple parole, telle que la relaient bien mal les enquêtes d’opinion, n’est pas en soi une lutte. Les revendications ne sont que des paroles impuissantes, voire des exutoires, si elles ne se prolongent pas en combats politiques.

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C’est pourquoi nous avons besoin, plus que d’une histoire des idéologies, d’une histoire des luttes sociales, des stratégies d’opposition et de résistance. C’est à ce besoin que vient répondre l’Histoire du sabotage que Victor Cachard nous propose en deux tomes aux Éditions Libre. Intellectuel altiligérien, libraire engagé et très mobilisé dans le mouvement des Gilets jaunes à Lyon, Victor Cachard a certainement eu une bonne idée d’éclairer l’histoire des luttes par le sabotage. Celui-ci, en effet, représente une voie moyenne entre d’un côté la parole impuissante et, de l’autre, la violence terroriste.

Le sabotage est le refus de s’en prendre physiquement aux personnes, un refus non seulement du meurtre mais aussi de tout ce qui peut blesser. Bien qu’il soit généralement considéré comme une infraction à la loi, il repose sur le respect des droits de l’homme, de l’intégrité des personnes et il est fondé à se réclamer de l’humanisme tant par les causes qu’il défend que par les moyens qu’il emploie, du moins en règle générale. Mais le sabotage ne tombe pas dans les illusions du dialogue social et des paroles inutiles : il est un réalisme politique et prend acte que toute négociation repose sur un rapport de force. Il ne s’inscrit pas dans le dilemme, d’ailleurs obsolète, entre le réformisme et la révolution. Il sait que les réformes ne peuvent s’obtenir qu’à partir d’une pression sociale sur les élites gouvernementales et il pose que détruire ou abîmer des biens matériels ou nuire aux processus productifs est un moyen moralement acceptable et politiquement efficace pour pousser aux réformes.

Le sabotage représente une voie moyenne entre d’un côté la parole impuissante et, de l’autre, la violence terroriste. Il est un réalisme politique et prend acte que toute négociation repose sur un rapport de force.

Dans le premier tome, l’auteur avait fait la préhistoire du sabotage et en avait retracé les formes historiques dans le syndicalisme révolutionnaire et le mouvement anarchiste, notamment autour d’Émile Pouget dont Cachard a aussi publié une anthologie. Le deuxième tome de l’Histoire du sabotage commence au sortir de la Première Guerre mondiale, lorsque le syndicalisme délaisse ce mode d’action. Ce second tome déploie successivement trois chronologies : celle du sabotage de guérilla, celle du sabotage libertaire des militants autonomes et celle de l’écosabotage.

Le sabot, un soulier écolo. Wikimedia.

Le sabotage n’a pas sa place dans la guerre traditionnelle, codifiée comme affrontement entre armées. Mais les guerres du vingtième siècle échappent à l’art militaire et à ses règles : elles deviennent des guerres totales où les populations civiles sont impliquées. Deux situations ont été particulièrement favorables à l’émergence d’une guerre civile permanente : les situations coloniales et les luttes internes aux populations d’un même pays entre les factions fascistes et les militants antifascistes. Dans ces deux contextes, un sabotage de guérilla se développe. Du côté fasciste, il prend la forme de ce qu’ont été les ligues anti-ouvrières en Italie ou les milices paramilitaires nazies. Du côté des partisans et des résistants, il prend la forme, par exemple, d’attaques contre des infrastructures de communication. On le trouve déjà dans les bandes de résistants espagnols contre l’invasion napoléonienne, et on l’observe même jusque dans les camps de concentration où circulent entre prisonniers des consignes clandestines pour travailler plus lentement ou mal faire le travail. Il est également le recours du colonisé contre le colonisateur.

Cachard établit une continuité entre ces actions en contexte de guerre et celles qui, après les guerres, s’en prennent aux infrastructures de communication et de production, notamment à partir des années 1970 aux Etats-Unis, avec les débuts d’une écologie de sabotage des usines polluantes.

Les sociétés de la seconde moitié du vingtième siècle construisent leur essor économique, leur administration et leur maintien de l’ordre sur l’information et l’informatique. L’industrie, l’administration et l’armée se numérisant à grande vitesse, le manuel d’écodéfense que diffuse, dans les années 1980, une association comme Earth first donne une grande place au dérèglement des systèmes informatiques. Le sabotage n’est plus seulement celui des ouvriers contre leur outil de travail à l’intérieur de l’usine mais il peut devenir la pratique citoyenne de militants contre les bases matérielles de la production industrielle et de l’organisation militaire, notamment lorsque celle-ci projette des essais nucléaires.

Cachard propose ensuite une deuxième chronologie où le sabotage n’est pas une guérilla qui s’en prend aux infrastructures, mais plutôt une attaque de principe contre la société du travail en tant que telle. Dans le contexte pacifié des années 1970, elle commence, en France, avec les situationnistes comme Debord et Vaneigem, puis passe par la référence à Deleuze et Guattari. Il s’agit, en somme, du courant le plus intellectuel de l’histoire du sabotage. Cette mouvance qui critique la place du travail aliéné en société capitaliste passe par l’opéraïsme italien, et se réfère aussi aux organisations libertaires espagnoles et catalanes.

Citation de William Dudley Haywood, fondateur de Industrial Workers of the World (IWW). Wikimedia.

À la fin des années 1960, dans ces pays, s’approfondit le clivage entre le communisme qui valorise le travail et la figure de l’ouvrier, fidèle à l’URSS, et un anticapitalisme qui voit dans le travail contraint la racine de l’aliénation. Chacune de ses branches a sa propre lecture de Marx. La première condamne le sabotage, avec l’idée que les ouvriers doivent s’approprier les outils, mais non pas les détruire ; la seconde, au contraire, justifie et pratique le sabotage en lui donnant le sens d’une révolte contre l’ordre capitaliste, un peu à la manière des luddistes dont Cachard parle longuement dans le premier tome. Cette seconde attitude est également proche des courants américains autour de la revue Radical America, qui tente d’en répandre la pratique dans l’industrie automobile des États-Unis. C’est une semblable sensibilité qu’on regroupe sous l’appellation de « mouvement des Autonomes ». Elle s’exprime dans un grand nombre de petites revues. Cachard met notamment en avant la revue Archinoir, ou encore la revue Négation.

Ces partisans du sabotage ne se laisseront pas entraîner dans la violence politique, du type « Action directe ». Ils demeurent globalement pacifistes, et même antimilitaristes. C’est au nom de la non-violence qu’ils dénoncent ou qu’ils critiquent les dégâts du travail sur la santé des travailleurs. Ils donnent à leur pratique un caractère parfois esthétique, parfois ludique, toujours expressif. Ils distillent les signes d’une résistance au travail, par l’abstention à l’égard de celui-ci et choisissent des modes de vie marginaux. Le slogan bien connu de Guy Debord « ne travaillez jamais » est tout un programme. Ce mouvement dénonce la collusion entre l’industrie et les sciences mises sous tutelle dans l’ordre technocratique, le meilleur exemple en étant le grand mathématicien Alexandre Grothendieck et son groupe « Survivre et vivre ». Ce courant crée des revues, des radios-pirates ou des rassemblements dont le plus célèbre reste celui du Larzac.

À partir des années 1980, la pratique du sabotage peut s’appuyer sur un nouveau socle idéologique : celui de l’anti-industrialisme et de la techno-critique.

Cachard se risque à une périodisation dans l’ensemble confuse et contradictoire du mouvement des Autonomes. Celui-ci se développe en marge des organisations politiques et syndicales et il donne naissance à bien des revues (plus tard à des sites Internet) comme Marge ou Camarades. Avec le journal La Gueule ouverte, il investit l’écologie politique et y introduit l’appel au sabotage. C’est par exemple dans cette revue qu’Arthur (Henri Montant) écrit, au nom de l’efficacité nécessaire des luttes : « les ‘doux’ écologistes devraient étudier sérieusement la question du sabotage. Ils découvriront peut-être que la marchandise n’est pas sacrée, et que la détruire n’est pas un acte de violence mais un geste de légitime défense ».

La Une de la revue « La Gueule Ouverte, le journal qui annonce la fin du monde », 1972.

Avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981, on assiste à une institutionnalisation de ce mouvement. L’action légale et l’appel au droit gagnent du terrain. Le sabotage décline d’autant plus qu’il devient risqué, les outils répressifs s’étant renforcés. Comme on le voit souvent, beaucoup de militants s’intègrent à la gauche politicienne et Cachard fait remarquer qu’ils investissent la vie culturelle et la presse. C’est cependant dans les luttes écologistes que la pratique du sabotage se renouvelle, comme on l’a vu dans le combat contre les OGM ou contre le TGV Lyon-Turin, avec le procès médiatique d’Erri de Luca en 2015. La pratique du sabotage peut s’appuyer sur un nouveau socle idéologique : celui de l’anti-industrialisme et de la techno-critique.

Pour rendre compte de la rencontre entre l’écologie radicale et la voie du sabotage, Cachard propose une troisième chronologie : celle de l’écosabotage. Celui-ci est déjà à l’œuvre dans la guérilla contre les infrastructures et dans la sensibilité libertaire de La Gueule ouverte. Pourtant, pour l’historiciser, l’auteur nous transporte en Amérique. Là-bas, l’émergence de Greenpeace autour de Paul Watson en 1969 se fait en réaction contre les environnementalistes qui se contentent, à la suite du Sierra Club de John Muir, de protéger la nature au nom d’une culture conservationniste tournée vers la vie contemplative et l’esthétisation des paysages. Comment ne pas voir que la sauvegarde du sauvage dans certains parcs va de pair avec l’aménagement intensif des autres zones territoriales ?

Dès la fin des années 1950, Edward Abbey importe en Amérique la tradition anarchiste des militants européens incluant la critique du capitalisme en tant que tel parce qu’il est incompatible avec l’écologie. Dans la sensibilité américaine, le sauvetage des espèces animales menacées par le développement industriel et les essais nucléaires passe au premier plan. C’est d’ailleurs un savant biologiste amoureux de la faune et de la flore, James Philips Fox, qui va s’en prendre directement, en 1969, aux installations d’une usine polluante. La critique de l’exploitation des milieux naturels rencontre les luttes anticoloniales. Au constat de la mise en réserve des Indiens s’ajoutent les multiples témoignages de l’ethnologie. L’impérialisme industriel a détruit, dans le monde entier, les économies de subsistance que les peuples avaient su établir en harmonie avec les écosystèmes. Ce qui revient à justifier le recours au sabotage par les indépendantistes, surtout si, comme en Afrique du Sud, les colons construisent un régime d’apartheid. L’histoire de l’écosabotage aux États-Unis prend appui sur la sensibilité américaine, comme le culte des super-héros mis en œuvre, par exemple, dans le roman Le Gang de la clef à molette d’Abbey, paru en 1975 et qui raconte les actions de quatre activistes contre les industries polluantes. Elle coïncide avec ce qu’on a pu observer en France chez les indépendantistes régionalistes, que Cachard évoque assez peu. On songera, par exemple, le sabotage de l’antenne ORTF de Roc’h Trédudon en 1974, puis au mouvement contre la Centrale de Plogoff à partir de 1978.

Une antenne moderne. Wikimedia.

La multitude des exemples concrets que ce livre nous donne invite le lecteur à se demander si l’on peut ranger sous le même concept, celui de sabotage, tous les actes et comportements ici évoqués. La différence est grande entre des actions spectaculaires et d’autres qui peuvent passer inaperçues. Certaines sont résolument illégales et d’autres sont si discrètes qu’elles peuvent ne pas même être repérées comme par exemple lorsqu’un ouvrier travaille lentement ou fait exprès de rater une pièce. Certaines sont revendiquées et d’autres restent cachées. Il existe un fossé entre la tricherie à l’égard d’un employeur et la détérioration d’une voie ferrée. Un fossé selon la valeur marchande de ce qui est détruit, mais aussi selon le sens qu’on lui donne. Un acte isolé comme ceux de Fox n’a sans doute pas la même portée qu’un fauchage d’OGM revendiqué par un groupe organisé à visage découvert. Et puis il y a aussi des enjeux très différents selon les contextes : agir en pleine guérilla au risque de sa vie n’est pas la même chose que la destruction d’un engin de chantier.

Ce qui est sûr, c’est qu’il existe, entre la passivité servile et la violence politique, une infinité de nuances dans les comportements de résistance. La parole, qu’elle soit directe sur le mode de la plainte ou de la récrimination, ou qu’elle soit déléguée à des organisations représentatives supposées la faire entendre dans des instances instituées, reste en-deçà de la véritable lutte sociale. Orale ou formulée dans des écrits, la parole ne peut recevoir de réponse que sous la forme d’une autre parole, celle des promesses fallacieuses des gouvernements. En répertoriant par une démarche historique la variété des modes d’action ou d’abstention, Victor Cachard a-t-il eu aussi le projet de donner certaines idées à des militants qui parfois pourraient en manquer ?

Image d’accueil : photo de Oluwaseun Sanni sur Unsplash.

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02.05.2025 à 12:41

Comment et quoi « réparer » après le colonialisme nucléaire ?

Léna Silberzahn

Les conséquences des expérimentations nucléaires en Mā’ohi Nui (Polynésie) sont irréversibles : les terres, la mer et les vies sont contaminées à perpétuité. Il faut pourtant les assumer. Mais comment réparer l’irréparable ? En commençant par se tourner vers les luttes antinucléaires, anticoloniales et féministes, suggère Léna Silberzahn dans cet essai sur l’héritage du nucléaire.

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Texte intégral (15014 mots)
Temps de lecture : 32 minutes

Août 2021. « La France coloniale doit réparation aux Polynésien·nes et aux Algérien·nes ». Accrochée au tracteur, la banderole flotte au vent, prête à partir en manifestation avec nous. Plusieurs centaines de personnes participent à ces journées d’actions et d’ateliers « contre le nucléaire et son monde » à la gare de Luméville, un des sites principaux de lutte contre le projet d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure. Plus tôt dans la semaine, des militant·es décoloniales ont réalisé une fresque murale des atolls polynésiens et du désert algérien sur la façade du bâtiment principal, et écrit : « décolonisons les luttes anti-nuk ». Grâce à leur présence, la jonction entre luttes contre la domination coloniale et contre la poubelle nucléaire prend corps, et les questions de race sont enfin mises en avant lors d’un évènement antinucléaire meusien1.

J’assiste à certains de ces échanges, je répète et reprends ces phrases. Joie – de prendre enfin à bras le corps ces questions. Gratitude – pour les personnes qui donnent de leur énergie à ce travail important. Pourtant, quelques semaines plus tard, une fois les barnums démontés et de retour au quotidien parisien, je n’arrive pas à me défaire de l’impression désagréable d’avoir gesticulé dans le vide. « Lutter contre un système énergétique et militaire qui repose sur le secret, l’extractivisme, la contamination des terres du Sud global, et l’exploitation des sous-traitant·es nécessite d’élaborer une perspective anticoloniale, féministe, anti-autoritaire et anticapitaliste ». C’est comme si nous avions dit les bons mots, rappelé les bons faits, mais sans être réellement traversé·es par leurs implications, ni parvenir à les traduire en stratégies politiques.

Photo : compte flickr Les Rayonnantes

La décolonisation n’est pas une métaphore2, rappellent justement Eve Tuck et K. Wayne Yang, et tout le monde à ces journées aurait approuvé. Certes, nous étions une vaste majorité de blanc·hes, mais personne à ce rassemblement à l’est de l’hexagone français ne pensait que la décolonisation ne puisse être réduite à une question de bonne posture (même très militante). C’est pourtant exactement ce à quoi j’avais eu l’impression de participer, malgré moi, en me contentant de saupoudrer quelques mots-clés ici et là, en dénonçant scrupuleusement les violences impériales dans nos manifestes, et en écrivant des mots certes nécessaires mais largement incantatoires sur des pancartes. Impression désagréable de reproduire cette fameuse « sympathie-sans-lien » entre hexagone et colonies départementalisées ou régionalisées (les « Outre-mer »), décrite par Malcom Ferdinand dans sa critique des mouvements écologistes hexagonaux, « où les soucis des autres là-bas sont admis sans pour autant en reconnaître les liens matériels, économiques et politiques3 ».

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Que mettre concrètement derrière des mots aussi immenses que « décoloniser » et « réparer », au-delà des postures et des bonnes étiquettes ? Et quels ponts construire entre luttes contre la poubelle nucléaire hexagonales et luttes de survivant·es irradiées par les expérimentations impériales de la France ? Lorsqu’on prend la mesure de l’insuffisance des politiques de reconnaissance actuelles (1), et face à l’ampleur dévastatrice du péril nucléaire, il peut être difficile de savoir par où commencer (2). Cependant, des luttes contemporaines et passées esquissent les fondements essentiels de la réparation : restituer, au-delà des simples chiffres et des indemnités individuelles (3), restaurer les terres, au-delà des seules existences humaines (4), reprendre ses déchets (5), reconnaître l’intégralité des faits (6), faire circuler les récits des survivantes (7), et construire des solidarités transnationales au-delà de l’État (8).

L’échec de la politique publique de reconnaissance et de réparation des conséquences des essais nucléaires

« Si vous me plantez un couteau dans le dos de 20 cm et que vous le retirez de 15 cm, il n’y a pas de progrès. Si vous le retirez complètement, ce n’est pas un progrès. Le progrès, c’est de guérir la blessure que le coup a causée. »

Malcom X

Entre 1960 et 1996, l’État Français a fait exploser plus de 200 bombes nucléaires à des fins expérimentales dans ses colonies. Lorsque la campagne d’essais algérienne prend fin après à la guerre d’indépendance4, et tandis que les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni se sont engagés à arrêter les essais atmosphériques5, la France poursuit ses expérimentations en Ma’ohi Nui6, au-dessus des atolls de Moruroa et de Fangataufa, puis dans les sous-sols et sous les lagons des mêmes atolls.

Conséquences de ces 193 « essais » dans le Pacifique : des enfants mort-nés, des leucémies, lymphomes, cancers de la thyroïde, du poumon, du sein, et de l’estomac « inexpliqués », une nourriture impropre à la consommation sur des dizaines d’années7, et une partie de l’île de Moruroa qui menace de s’effondrer à cause de forages et de crevasses dans le basalte.

Illustration : HTJ @htjdesigns

Aujourd’hui, la pression des associations et des lanceurs et lanceuses d’alerte fait craqueler cinquante ans de mensonges d’État au sujet de l’ampleur du dispositif d’expérimentation8. Grâce au bras de fer judiciaire mené par les associations comme Moruroa e tatou et celle des Vétérans des Essais Nucléaires (AVEN), des centaines de documents ont été déclassifiés ces vingt dernières années. Depuis la loi Morin de 2011, un Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) est censé indemniser les personnes ayant développé une des 23 maladies radio-induites reconnues.

En 2023, alors que 171 pays ont voté pour la résolution d’aide aux victimes intitulée « Le lourd héritage des armes nucléaires », seuls quatre l’ont rejetée : la Corée du Nord, la Russie, le Royaume-Uni et la France.

Tandis que son principal instigateur présente cette loi comme une « solution transparente, juste et rigoureuse pour que notre pays puisse tourner la page et être en paix avec lui-même9 », divers militant·es Maohi relèvent au contraire « l’échec de la politique publique de reconnaissance et de réparation des conséquences des essais nucléaires10 ». À titre comparatif, aux États-Unis, un tel dispositif existe depuis le Radiation Exposure Compensation Act de 1990 (RECA), qui reconnaît 29 maladies – même s’il demeure lui aussi largement insuffisant au regard des dommages subis11.

En 2023, alors que 171 pays ont voté pour la résolution d’aide aux victimes intitulée « Le lourd héritage des armes nucléaires », seuls quatre l’ont rejetée : la Corée du Nord, la Russie, le Royaume-Uni et la France. C’est d’ailleurs pour faire la lumière sur les réparations promises et le manque de volonté politique et scientifique qu’a été ouverte une commission d’enquête parlementaire (dont les auditions ont repris en janvier 2025). Force est de constater : les indemnités de la loi Morin ne sont pas à la hauteur des conséquences coloniales de l’atome en Ma’ohi nui. Mais quel dispositif le serait ?

« Réparer »

Dans le dictionnaire, le mot « réparation » renvoie au fait de « remettre en l’état initial, rétablir », « faire disparaître, corriger »12. Pris en ce sens, « réparer » les conséquences du nucléaire est évidemment impossible : le sol et les vies ont été contaminés pour des dizaines de milliers d’années – à des échelles si vastes et complexes que même les technologies les plus avancées ne peuvent les mesurer ou en prévoir les conséquences à long terme. Dans ces contextes, la notion même de « réparation » peut sonner comme une imposture solutionniste, à la manière du lexique désormais courant de l’« adaptation » et de la « résilience »13 qui exhortent les populations à vivre avec les catastrophes et leurs innombrables contaminations. Prétendre que la France puisse « réparer » quoi que ce soit après le colonialisme nucléaire, n’est-ce pas déjà contribuer à une forme de déni, motivé par la volonté de « tourner la page » et de « faire la paix avec nous-mêmes », pour reprendre les mots de Morin ?

Œuvre de Bobby Holcomb, ©tous droits réservés

De toute évidence, une discussion sérieuse sur la réparation commence par la reconnaissance de l’irréparable, c’est-à-dire l’impossibilité de « solutionner » ou de gérer le désastre nucléaire comme un simple paramètre de plus dans l’administration des choses. Parmi les principes fondamentaux de l’ONU concernant le droit à la réparation figure la garantie de non-répétition14 : réparer le passé, c’est déjà garantir que des faits similaires ne se produiront plus dans le futur. Considérant que l’industrie nucléaire, tant civile que militaire, repose sur une chaîne de production et de contaminations coloniales irréversibles, il est antithétique de proclamer une « paix » sans avoir préalablement procédé à une dénucléarisation et à une décolonisation totales des sociétés française et maohi. Ni déni, ni résignation : c’est dès lors le difficile pari affectif à relever quand on veut faire exister la possibilité d’une justice – forcément non idéale, lacunaire, et jamais achevée – après les violences.

« Réparer » les conséquences du nucléaire est évidemment impossible : le sol et les vies ont été contaminés pour des dizaines de milliers d’années.

Si en découvrant le corpus de la pensée écologique, l’écoféminisme a directement résonné en moi, c’est qu’il nourrit une attention particulière aux blessures, au passé et à l’inestimable, au-delà des illusions comptables de la compensation et du recouvrement. Les titres des recueils et articles écoféministes sont à cet égard sans appel : Healing the wounds15 (Guérir les blessures), Reweawing the world16 (Retisser la Terre)… à rebours des yeux rivés sur « la » catastrophe à venir et sa temporalité de l’urgence, les pensées de l’écologie issues des rangs féministes et décoloniaux ont ceci en commun de penser la question écologique d’emblée comme une question d’héritage et de guérison. Cela ne veut pas dire qu’elles sont obnubilées par le passé et une hypothétique restauration d’un état antérieur aux préjudices : elles participent plutôt d’une forme d’écologie post-apocalyptique17 en offrant un lieu à partir duquel nous pouvons nous regarder et agir sous un nouvel angle. Leurs présupposés : l’émancipation passe par une exhumation des expériences des violences et des moyens d’y résister. L’invisibilisation de ces violences et les fantasmes de table rase sont une impasse. La révolution est aussi une question de guérison, qui implique cet art complexe et paradoxal de faire exister les blessures tout en voulant faire disparaître leurs origines.

Nous ne sommes pas les premièr·es à nous interroger ainsi : les personnes et les luttes traversées par la question de comment réparer l’irréparable face à des injustices vécues et innommables, sont nombreuses. La confrontation au passé esclavagiste étatsunien, notamment, a posé de nombreux jalons concernant les pensées et pratiques de la restitution, de la mémoire, de la reconnaissance historique qu’exige la « réparation ». Que pouvons nous apprendre de luttes anticoloniales, qui, dans le Pacifique et ailleurs, mobilisent le terme de réparation pour avancer leur cause ?

Oscar Temaru en tête de la manifestation contre la reprises des essais de Moruroa à Papeete en 1995. Photo : ©Moruroa. Mémorial des essais nucléaires français

Restituer (au-delà des procédures d’indemnisation individuelles)

La discussion autour des réparations a le mérite de mettre la restitution, et non la rétribution, au cœur des processus de justice. Mais le propre du fait nucléaire est de tuer, de contaminer, et de détruire irréversiblement – de rendre la restitution précisément impossible.

Dans un tel contexte, il est courant de conclure que la réparation implique d’établir des équivalences, notamment monétaires. La procédure d’indemnisation prévue par le CIVEN a le mérite d’exister, et remplit partiellement cette fonction. En ce qu’elle applique le « principe de présomption de causalité », elle représente certes une avancée majeure pour les associations de victimes : il « suffit » de remplir un certain nombre de conditions afin qu’un lien entre la maladie et les explosions soit admis, sans avoir à établir scientifiquement une causalité entre la pathologie et l’exposition aux radiations. On compte néanmoins 98% de refus dans la période 2011-2017, et seules 385 personnes ont été reconnues victimes (sur 1061 demandes reçues) après la réforme du comité sur la période 2018–2023. À titre indicatif, les modélisations récentes estiment qu’au moins 150 000 personnes seraient éligibles18… Quand on sait la difficulté de constituer un dossier (au vu des barrières linguistiques, géographiques ou encore administratives), et le découragement qui découle des nombreux refus dans les premières années, force est de constater qu’« inversion de la charge de la preuve » il n’y a pas vraiment eu.

On peut, tout d’abord, interroger le conditionnement de l’indemnisation au remplissage de longs dossiers. Tous·tes les Maohis, ne sont-ils et elles pas victimes – même celles et ceux qui ne sont pas directement touché·es par une maladie radio-induite – du fait de l’irradiation de leur environnement, des maladies de leurs proches, ou la crainte de tomber malade soi-même ? La justice française a déjà par le passé forcé des employeurs à verser des indemnités aux travailleurs de l’amiante pour compenser ce qu’elle qualifie de « préjudice d’anxiété »19. Dans la même veine, on pourrait argumenter que le fait de vivre toute sa vie avec la crainte de développer une maladie radio-induite constitue un préjudice en tant que tel. L’automaticité de l’indemnisation pour tous les habitant·es des archipels, défendue par plusieurs personnes de cette lutte, permettrait de reconnaître que tous ceux qui vivaient dans les îles au moment des essais sont victimes.

On pourrait argumenter que le fait de vivre toute sa vie avec la crainte de développer une maladie radio-induite constitue un préjudice en tant que tel.

Par ailleurs, à un niveau plus fondamental, le calcul pour « indemniser » un cancer n’est-il pas toujours périlleux ? Certains vont jusqu’à refuser de faire les démarches administratives, précisément car ils les perçoivent comme une manière de postuler une forme d’équivalence entre une maladie mortelle et une somme d’argent. À l’instar du projet de loi de 2021 porté par le député indépendantiste Moetai Brotherson Brotherson (devenu président de la Polynésie depuis), on pourrait envisager de passer du registre de « l’indemnisation » à celui de la complète prise en charge de la maladie (prise en charge qui comprend également les soins, accompagnements, et compensations d’éventuelles pertes de revenus)20. En l’état, certain·es malades ont certes obtenu une indemnisation du Civen, mais la prise en charge des frais médicaux engagés pour le traitement de maladies radio-induites reste à charge des Polynésiennes : soit à titre individuel pour les frais non remboursés, soit au travers de la caisse de prévoyance sociale (CPS). L’ex-président du Conseil d’Administration de la CPS Patrick Galenon estime ainsi qu’entre 1985 et 2023, les maladies radio-induites en Ma’ohi nui ont couté près de 900 millions d’euros, dont 89% ont été payés par le régime de santé ma’ohi. Il souhaite le remboursement de ces dépenses par l’État français.

Manifestation de Hiti Tau contre la reprise des essais à Papeete en juillet 1995. Photo : ©Mururoa, Mémorial des essais nucléaires français

Comme le rappelle le penseur Olúfẹ́mi O. Táíwò, la réparation ne saurait se réduire à un mécanisme matériel ou symbolique de réparation des torts passés : depuis des siècles, les diverses luttes le voient comme un acte de construction d’un monde plus juste (worldmaking). Développant cette vision « constructive » de la réparation, il rappelle que les revendications de réparation des mouvements noirs se concentrent moins sur des paiements individuels que sur l’obtention de fonds pour construire des institutions noires autonomes et améliorer leur vie communautaire21. Or, en faisant le « cadeau » du statut de territoire autonome à la Polynésie, l’État français s’est désengagé des frais de santé, tout en s’assurant de garder la mainmise sur les fonctions régaliennes comme la défense. La construction, à minima, d’un centre spécialisé dans le traitement des cancers, et plus largement, de centres de santé communautaires paraît dans ce contexte essentielle. On pourrait s’inspirer ici de la lutte contre les injustices historiques et les impacts durables de la traite transatlantique des esclaves : « la composante financière des réparations n’a de sens que si elle s’inscrit dans une visée holistique et renforce l’intégralité de notre processus d’autoréparation22 ».

Restaurer (au-delà de l’humain)

À l’instar de celui qui a abouti à bombarder le « désert » algérien, le processus du choix des atolls polynésiens doit beaucoup à l’image de ces vastes espaces comme espaces« vides ». L’image des atolls de Moruroa et la région de Reggane comme Terra Nullus est symptomatique d’une longue histoire raciste d’invisibilisation des formes de vie autochtones23. Elle reflète également une vision éminemment anthropocentrée : la rhétorique insistante concernant la « faible densité de population » trahit la conviction que les non-humains et l’environnement n’ont jamais été ne serait-ce que perçus comme étant dignes de considération. Les récits des conséquences des explosions sont pourtant accablants : poissons morts par milliers, diminution par deux de certaines populations d’oiseaux (allant jusqu’à la disparition pour certaines), coraux et habitats détruits, arbres vaporisés et sectionnés. À Moruroa, il est toujours interdit aux militaires de se baigner et de consommer du poisson24. La gestion de l’après ne fait que confirmer l’absence totale de considération pour l’environnement et la santé de celleux qui en dépendent : deux puits ont été creusés afin de stocker 570 tonnes de déchets radioactifs, des endroits qui « présentent une instabilité géomécanique avérée25 » selon la CRIAAD. Quant aux sols, une des techniques de « nettoyage » consiste à gratter au bulldozer les zones contaminées, pour regrouper les déblais et recouvrir le tout de béton. En complément de cette bétonisation partielle des atolls, 3 200 tonnes de déchets radioactifs, dont des fusées, avions, et autres engins lourds ont été immergées dans l’océan26.

L’image des atolls de Moruroa et la région de Reggane comme Terra Nullus est symptomatique d’une longue histoire raciste d’invisibilisation des formes de vie autochtones.

Contre la politique du ministère des Armées et du CEA qui n’effectuent ou ne prévoient aucun traitement d’ampleur des conséquences environnementales des expérimentations excepté la surveillance du site27, le Conseil économique, social, environnemental et culturel local préconise à minima une dépollution en profondeur, ainsi que « la mise en place d’une redevance (que l’on pourrait estimer à 150 Francs pacifique/m2/mois), au titre de la location des laboratoires vivants que sont Moruroa et Fangataufa, transformés en dépotoirs nucléaires28 ».

Les femmes autochtones du Canada désignent par « rematriement29 », la réhabilitation des relations des peuples autochtones avec leurs terres ancestrales. Contre la marchandisation et l’exploitation des territoires, la rematriation vise à honorer les connexions spirituelles et culturelles des populations à leurs terres et à réhabiliter les pratiques de soin propres aux systèmes matrilinéaires autochtones. Le contexte et les pratiques ne sont évidement pas comparables en Maohi Nui, mais le mouvement autour de la rematriation rappelle que le vol de terres ou d’objets ne peut être traité comme simple atteinte à une « propriété privée » qu’on peut se contenter de rapatrier ou de restituer. Réparer le vol d’une terre implique de restaurer les traditions, les tissus de relations interspécifiques, ainsi que les cultures qui étaient attachés à ces terres – des éléments pour l’instant absents des discussions.

Illustration de Margaux Bigou (sa page Instagram).

Reprendre ses déchets

En contexte de réparation décoloniale, il est souvent question de restitution. Sachant que l’impérialisme écologique repose non pas seulement sur le pillage des ressources et savoirs, mais également sur l’utilisation de terres du Sud global comme décharges30, il pourrait être pertinent de se mettre en chantier sur des démarches de rapatriement vers le Nord global : libérer les terres Mao’hi n’impliquerait-il pas de reprendre certains des déchets les plus polluants pour les traiter dans l’Hexagone ?

Qui est ce « nous » implicitement désigné par les communs négatifs ?

Les recherches autours des « communs négatifs » soulignent la nécessité de prendre soin collectivement des nuisances et des déchets, à défaut de pouvoir en faire table rase. Il semble en effet essentiel de reconnaître les limites de la centralisation étatique pour « permettre à des collectifs de se réapproprier démocratiquement des sujets qui leur échappaient jusqu’à présent31 ». Néanmoins, qui est ce « nous » implicitement désigné par les communs négatifs ? La gestion démocratique de nuisances imposées de l’extérieur constitue-t-elle véritablement un horizon désirable ? Ne devrions-nous pas plutôt tenir les véritables responsables pour coupables et les contraindre à rendre des comptes et à traiter leurs nuisances ? « Vous, vous proposez quoi ?32 » est la première question systématiquement adressée par l’industrie nucléaire aux militant·es contre l’enfouissement des déchets, souvent formulée d’un ton supérieur et autosatisfait. Comme si la gestion de leurs déchets nous incombait. Comme si l’absence de solution viable pour les résidus des activités nucléaires justifiait leur maintien, alors qu’elle ne constitue en réalité qu’un argument supplémentaire en faveur du démantèlement de cette industrie. Les Maohis devraient évidement être décisionnaires en matière des déchets nucléaires. Mais ce n’est pas que « leur » problème. Cela devrait être aussi, voire surtout, celui des Français·es de l’Hexagone.

Reconnaître (sans preuves « irréprochables »)

« En Polynésie, certains disent qu’il faut tourner la page. Mais comment tourner une page si elle n’est pas écrite ? Comment la tourner avant de l’avoir lu ? »

Mereana Reid Arbelot, députée et membre du parti indépendantiste Polynésien

« Sans la Polynésie, la France ne se serait pas dotée de la force nucléaire et donc de la force de dissuasion (…). Cette contribution que vous avez apportée, je veux la reconnaître solennellement aujourd’hui devant vous ». Pour le gouvernement français, la « reconnaissance du fait nucléaire » a eu lieu avec la prise de parole de François Hollande en 2016, et cinq ans plus tard, avec celle d’Emmanuel Macron, lorsqu’il affirme que « la nation a une dette à l’égard de la Polynésie française » du « fait d’avoir abrité ces essais (…) dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres ». De véritables excuses officielles se font encore attendre, et les mots sont encore en décalage avec les faits : contre l’imaginaire contractuel du sacrifice consenti invoqué à travers les concepts de « contribution » et de « dette », il convient de rappeler que les expérimentations nucléaires ne sont pas le fruit d’un commun accord, mais une démonstration des violences coloniales et racistes.

Par ailleurs, certaines associations revendiquent depuis de nombreuses années la reconnaissance de nombreuses victimes oubliées et indirectes des essais nucléaires, c’est-à-dire des ascendant·es, des conjoint·es, ou des descendant·es des malades. Elles soulignent d’abord le préjudice que constitue le fait de devoir prendre soin d’un proche très malade ou de l’accompagner jusqu’à la mort, et revendiquent l’indemnisation à la mesure des souffrances endurées par les patient·es et aidant·es (sur les victimes par ricochet, voir l’article de Naïké Desquesnes, « La bombe, ses femmes et ses enfants »). Elles soulignent également le cynisme inhérent au fait d’élargir les critères d’indemnisation lorsqu’il est question d’une génération qui disparaît lentement, tout en refusant de reconnaître les descendant·es, encore bien vivant·es, atteint·es de maladies transgénérationnelles.

Poster « Oppose French Terrorism », Nouvelle Zélande, 1989. ©Museum of New Zeland Te Papa Tongareva

Sur ce sujet, l’action politique patine sur un océan de controverses opposant, d’un côté, les conclusions épidémiologiques de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)33, et de l’autre, des expertises de pédopsychiatres34 et des études indépendantes35 dénonçant une science asservie au lobby nucléaire et soulignant l’absence de véritables registres des malformations ou des accidents périnataux. Interrogé à ce sujet lors de la commission d’enquête de 2024, Florent de Vathaire, directeur de recherche à l’INSERM, affirme qu’« étudier les pathologies pour comprendre ces effets est totalement impossible. Il existe tellement d’autres facteurs en jeu que la puissance statistique reste insuffisante pour de telles études, sauf dans des populations très vastes et dans le cas d’expositions très importantes. » Au lieu de déduire qu’il faut donc avancer en s’appuyant sur d’autres choix méthodologiques et politiques, il conclut : « or, nous voulons des résultats irréprochables36 ».

Comme le savent les victimes des désastres difficilement quantifiables et mesurables du dit Anthropocène « l’irréprochabilité » des démonstrations scientifiques a souvent pour effet de préserver le statu quo, et le « fétichisme des mesures37 » peut rapidement devenir un moyen d’écarter la vérité telle que la formulent les non-expert·es. Les recherches en histoire des sciences qui étudient la production sociale de l’ignorance ont d’ailleurs parfaitement détaillé les mécanismes par lesquels le « doute » scientifique a été instrumentalisé pour faire obstacle à la vérité ou à l’action politique38. Les producteurs de pesticides n’ont-ils pas frénétiquement commandé des recherches sur les menaces alternatives qui planaient sur les abeilles pour détourner l’attention de la toxicité des néonicotinoïdes39 ?

Le propre des maladies « anthropocéniques » est de ne pas avoir de cause unique et facilement identifiable. Cela fait d’ailleurs longtemps que le contentieux des maladies professionnelles l’admet.

Le propre des maladies et contaminations « anthropocéniques » est de ne pas avoir de cause unique et facilement identifiable40, et cela fait d’ailleurs longtemps que le contentieux des maladies professionnelles l’admet : refusant de faire peser sur les épaules des victimes la charge de la preuve d’une causalité spécifique par un seul agent toxique, la lutte des syndicats contre les maladies professionnelles a systématiquement consisté à établir une « présomption d’origine ». Dans le cas de l’amiante par exemple, la justice distingue la causalité juridique de la causalité scientifique (entendue au sens strict)41.

Ces exemples sont autant d’éléments qui soulignent les limites d’une procédure de justice et de reconnaissance qui dépend exclusivement de mesures de laboratoire, soulevant des questions profondes sur les potentiels, les limites et la prétention des sciences à garder le monopole sur la production du savoir et à trancher des questions de réparation. Il se pourrait que rendre compte des conséquences coloniales de l’atome implique d’élargir les méthodes et le groupe de personnes considérés comme étant dignes de contribuer à la compréhension du réel.

Tandis que le système onusien vante depuis longtemps les mérites des savoirs autochtones et des « traditional ecological knowledges » (TEK), force est de constater que les populations concernées ne sont pas considérées comme étant détentrices de savoirs au sujet de leurs propres expériences. Comme le note Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193, fondée en 2014 pour obtenir la vérité et des indemnisations au sujet des expérimentations nucléaires : alors même que les prêtres qui vivaient sur les îles Gambier avaient fait d’importantes observations concernant la natalité des enfants grâce à leurs registres de baptême, il a fallu « des écrits de chercheurs et de journalistes pour que le sujet cesse d’être qualifié de passionnel42 ».

Œuvre de Bobby Holcomb, ©tous droits réservés

La reconnaissance implique certainement de faire un travail de recherche et de mémoire. À cet égard, la construction d’un Institut du Cancer de Polynésie française en 2021, et le projet de construction d’un mémorial à long terme semblent être d’importantes avancées. Encore faut-il que ces différentes institutions ne deviennent pas « le lieu d’une seule parole43 » médicale et étatique, voire « un outil de propagande de l’État44 ». De manière similaire, il importe de continuer à lutter pour l’ouverture complète des archives, mais leur déclassification ne remédiera pas au problème d’une histoire racontée du point de vue des administrations, écrite « de l’encre du vainqueur », qui « nie l’histoire des vaincus (…) comme des crachats sur nos intelligences45 ».

« Reconnaître le fait nucléaire obligerait l’État à reconnaître le fait colonial »

Chantal Spitz

En effet, au-delà de l’accès aux documents labellisés secret défense par le gouvernement, l’injustice épistémique des cinquante dernières années consistant à systématiquement tourner en dérision les paroles maohi constitue un enjeu central de la réparation. Continuer le travail d’histoire orale et d’exhumation de témoignages des premier·es concerné·es déjà débuté par des personnes comme la militante lesbienne féministe et antinucléaire Zohl dé Ishtar46 ou encore Bruno Barillot, militant antimilitariste de l’Observatoire des Armements47, irait en ce sens.

« Un souvenir de quelqu’un qui a vécu les choses, c’est quand même mieux qu’un souvenir d’historien. Je le dis sans méchanceté, mais ça arrange bien l’État d’avoir de moins en moins de témoins vivants », nous glisse Mereana Reid Arbelot, députée et rapporteuse de la commission d’enquête parlementaire sur les essais nucléaires en Ma’ohi nui. Comme le note Chantal Spitz, « reconnaître le fait nucléaire obligerait l’État à reconnaître le fait colonial48 ». Elle souligne ici le paradoxe inhérent au fait de trop attendre de la part de dispositifs mis en place par un État ayant commis des atrocités coloniales en premier lieu… et la nécessité, qui en découle, de faire avancer la question des réparations en deçà et au-delà de l’État.

Raconter

« Il importe les pensées avec lesquelles nous pensons d’autres pensées.
Il importe les histoires avec lesquelles nous racontons d’autres histoires.
Il importe quelles histoires font les mondes et quels mondes font des histoires. »

Donna Haraway49

Même de l’autre côté de la barricade, quand on lutte contre le nucléaire, on se trouve souvent confronté·e au côté supposément anonyme, abstrait et insaisissable de cette menace. De manière symptomatique, Günther Anders, un des pionniers de l’écologie politique et de la lutte antinucléaire continentales, développe sa notion de supraliminarité – ce qui est trop grand pour être perceptible et imaginable – dans le contexte de son engagement contre la bombe atomique. Certains parlent même d’aphénoménalité des dangers modernes, et a fortiori du nucléaire : les pires menaces contemporaines, à savoir la radioactivité, la pollution atmosphérique, ou encore l’IA, sont imperceptibles pour beaucoup de gens.

Le voilier Le Fri en 1975. Photo : ©Mururoa, Mémorial des essais nucléaires français

Mais cette imperceptibilité du danger ne concerne pas tout le monde. Certes, les expérimentations nucléaires participent d’une violence lente, « une violence qui se produit progressivement et hors de vue, une violence de destruction retardée qui est dispersée dans le temps et dans l’espace, une violence qui n’est généralement pas du tout considérée comme de la violence50 ». Pourtant, les nuisances ne sont pas « inimaginables » ou invisibles, mais bien plutôt externalisées, et invisibilisées. Pour le dire plus simplement, les témoignages, les images et les récits sont là – nous ne leur accordons juste pas assez d’attention. Les appels anciens et récents autour du déploiement d’une « imagination » pour se figurer les catastrophes restent pertinents51 – mais peut-être faudrait-il avant tout commencer par écouter les survivant·es et exhumer les archives post-apocalyptiques déjà existantes.

L’entrée dans « l’Anthropocène » inverse la flèche temporelle de la modernité : les peuples opprimés sont les premiers à vivre l’avenir qui attend l’Europe continentale. Comme l’écrit la militante Hinewirangi Kohu, membre du Nuclear Free and Independent Pacific Movement, « Nous, les peuples autochtones de l’océan Pacifique, (…) nous sommes les premiers témoins de la destruction, car la plupart d’entre nous vivons sur la ligne de front du nucléaire – mais vous la verrez bientôt52 ». Les militantes et militants Maohi nui nous livrent des récits depuis des dizaines d’années. Souvent relégués au rang de « littérature » ou de poésie, leurs témoignages cassent les statuts, font compter d’autres mémoires, et offrent des descriptions précieuses du ravage environnemental et colonial.

Peut-être faudrait-il avant tout commencer par écouter les survivant·es et exhumer les archives post-apocalyptiques déjà existantes.

Dans un contexte où le militantisme de femmes antinucléaires a récemment fait l’objet d’une attention particulière en France53, nous gagnerions à nous intéresser à la riche littérature antinucléaire et anticoloniale du Pacifique, largement issue d’autrices comme Déwé Gorodé en Kanaky ou Grace Molisa au Vanouatu.

En Maohi Nui, les représentantes antinucléaires de l’Océanitude54 ne manquent pas. Pour ne citer que quelques exemples, l’île des rêves écrasés de Chantal Spitz55 retrace la généalogie d’une famille depuis la venue des premiers navigateurs français jusqu’à l’installation d’une base de missiles nucléaires dans l’île fictive de Ruahine. À l’instar de nombreuses œuvres de la littérature océanienne, le recueil de Rai Chaze, Vai : La rivière au ciel sans nuages56, narre plusieurs vécus de cancer. Plus récemment, Mutismes, publié en 2002 par Titaua Peu57 met en lumière les violences sociales et culturelles produites par la colonisation avant de terminer par un récit des révoltes de 1995 (voir l’encadré sur ce sujet dans l’entretien avec Hinamoeura Morgant-Cross).

Comme l’écrit Magali Bessone, « la réparation ne modifie pas le passé, mais elle peut modifier le récit que l’on fait sur le passé : réparer, c’est d’abord établir un récit historique sans failles ni silences où les crimes et les morts retrouvent leur place58 ». À partir de quelles voix et par quels moyens façonne-t-on une mémoire commune ? Comment construire un rapport de force à travers le foisonnement de contre-histoires ? À nous de les lire, de les faire circuler et de leur faire de la place dans nos généalogies politiques.

Couverture du livre « Pacific women speak : why haven’t you known?  » du WWNFIP (Women Working for a Nuclear Free and Independent Pacific), 1987, Green Line.

Se relier (au-delà de l’État)

Comment cet héritage nous oblige-il nous, en tant que militant·es antinucléaires de l’hexagone qui refusons la contamination de nos territoires par 17 km de galeries radioactives sous le sol meusien au 21ème siècle ? Cette question mériterait évidemment qu’on s’y penche plus longuement que ne le fait cet essai, et surtout, collectivement. Les archives de militant·es écologistes allié·es des luttes contre le colonialisme nucléaire fournissent néanmoins une première source d’inspiration.

Dans les années 1970 et 1980, les réseaux de solidarité transnationaux entre les nations du Pacifique sont foisonnants59. Bien avant la célèbre affaire du Rainbow Warrior en 1985, où les services secrets français coulèrent le navire de Greenpeace mobilisé pour protester contre les essais nucléaires de la France aux alentours de Moruroa, des équipes internationales organisent déjà des « croisières contestataires » pour sensibiliser et ralentir les expérimentations à partir de 1972. Revendiquant la souveraineté des peuples autochtones, et refusant la militarisation de leurs terres par des puissances nucléaires, diverses associations, partis politiques indépendantistes, syndicats et Églises océaniennes forment ainsi en 1975 le mouvement pour un Pacifique libre et dénucléarisé (Nuclear Free and Independent Pacific) à Fidji, alors indépendante depuis cinq ans.

Plusieurs comités locaux solidaires se forment en Europe, dont celui des femmes œuvrant à un Pacifique libre et dénucléarisé au Royaume Uni (WWNFIP : Women Working for a Nuclear Free and Independent Pacific). Le WWNFIP publie 43 numéros de 1985 à 1999 pour informer ses lectrices et lecteurs des événements dans la région du Pacifique. Les militantes organisent également plusieurs tournées de témoignages de femmes du Pacifique de 1985 à 1996, les invitant au camp de paix de Greenham Common, à une conférence féministe à Brighton, et dans divers groupes locaux anti-nucléaires à travers le pays. Elles publient les discours de ces tournées dans un recueil intitulé Pacific Women Speak – Why Haven’t you Known60, et le résultat de leur travail d’enquête dans le pacifique dans Daughters of the Pacific61. Si les initiatives françaises sont moins institutionnalisées, et prennent plus de temps à se former62, elles existent, et les instances gouvernementales de l’époque craignent d’ailleurs le rapprochement entre indépendantistes, écologistes et instances religieuses63. Parmi l’équipe internationale du navire contestataire Le Fri, on compte un pasteur français.

L’arraisonnement du voilier contestataire Le Fri aux abords de Moruroa. Photo : ©Moruroa, Mémorial des essais nucléaires français

Par ailleurs, plusieurs députés et représentants des Églises manifestent en 1973 dans les rues de Papeete en tant que « Français contre la bombe ». La lutte du Larzac a été particulièrement active dans le tissage de liens, invitant des militants anticoloniaux sur leur occupation, organisant une visite de paysan·nes à Tahiti pour rencontrer des femmes de la coopérative de Hiti Tau et échanger autour de pratiques agricoles. Quatre militants originaires du Larzac sont d’ailleurs mis en examen pendant les révoltes de 1995 à Tahiti.

Que « la France doive réparation aux Polynésien·nes et aux Algérien·nes », cela semble une évidence. Mais qui, de « la France », doit œuvrer pour cette réparation ? Les ex-présidents, puisque ce sont eux qui ont délibérément choisi les atolls de Moruroa et Fangataufa pour leurs expérimentations funestes ? Toute la population de l’hexagone, qui profite aujourd’hui de la « sécurité » assurée par le statut de puissance nucléaire obtenu sur le dos des peuples colonisés ? Quelle responsabilité attribuer aux Français·es blanc·hes, descendant·es de cette histoire coloniale, sachant que les Maohis doivent vivre avec l’héritage du colonialisme nucléaire ?

Que « la France doive réparation aux Polynésien·nes et aux Algérien·nes », cela semble une évidence. Mais qui, de « la France », doit œuvrer pour cette réparation ?

Comme le souligne Taiwo, les descendant·es des colons doivent assumer leurs responsabilités dans la construction d’un système plus juste, non pas parce qu’ils sont individuellement « responsables » des injustices du passé, mais parce qu’ils bénéficient de privilèges en lien avec cette héritage historique. La responsabilité éthique et politique qu’il invoque n’est pas aussi nette et linéaire qu’une responsabilité au sens juridique du terme – dont la définition n’est d’ailleurs plus adaptée aux possibilités de destruction sur plusieurs générations.

Quiconque a déjà pris part à une lutte contre un grand Projet Inutile et Imposé sait toute l’importance de s’y prendre tôt. Si possible avant que les déclarations d’utilité publique ne soient proclamées et les expropriations ordonnées. Et au plus tard avant le début des travaux. « C’est plus dur de mobiliser après », comme on dit. Pourtant, la vie dans les ruines du capitalisme racial ne peut pas être (seulement) une affaire de débrouille affinitaire. La réparation est un pilier essentiel de la justice environnementale, et les luttes écologistes hexagonales ont encore beaucoup à apprendre lorsqu’il s’agit de mobiliser sur des lieux de défaite. Dans la continuité des éthiques du care féministes, du travail des comités « vérité et justice » ou des luttes syndicales pour les maladies professionnelles, il nous faut collectivement envisager des institutions de solidarité, des transferts de fonds et des pratiques de « rematriement » qui s’occupent des vivant·es, après que la violence se soit abattue sur eux, et à échelle transnationale.


L’illustration de couverture est une œuvre de l’artiste HTJ. Son compte Instagram : @htjdesigns

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Notes

  1. Pour les discussions, conseils, et relectures, j’adresse mes sincères remerciements à C., M., Pia, Marie, Naïké, Renda Belmallem, Emilie, Geneviève, Quentin, François, et plus généralement, à tous les camarades contre le nucléaire et son monde.
  2. Eve Tuck, K. Wayne Yang, La décolonisation n’est pas une métaphore, Sète, Rot-Bo-Krik, 2022, trad. de Jean-Baptiste Naudy.
  3. Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Le Seuil, 2019, p. 24 ; également cité dans Émilie Hache, De la génération : Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, Les Empêcheurs de penser en rond, 2024, p. 224.
  4. Un article des accords d’indépendance de 1962 permettait à la France d’utiliser les sites du Sahara jusqu’en 1967, malgré la libération du pays.
  5. Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires du 5 août 1963, signé à Moscou.
  6. En cohérence avec les appellations et pratiques militant·es anticoloniales locales, ce texte utilise le terme Ma’ohi Nui pour désigner la Polynésie Française, et « Maohis » pour décrire les Polynésiens et Polynésiennes. Sur un tel choix, voir notamment Smith, Linda Tuhiwai. Decolonizing Methodologies : Research and Indigenous Peoples, Zed Books, 2012.
  7. Sebastien Philippe, Tomas Statius, Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, PUF, 2021.
  8. Bruno Barillot parle de négationisme nucléaire. Cf. Bruno Barrillot, « Human rights and the casualties of nuclear testing », Journal of Genocide Research, vol. 9, n°3, Routledge, 2007. Voir aussi Thomas Fraise, « Comment cacher un nuage ? L’organisation du secret des essais atmosphériques français (1957-1974) », Relations internationales, vol. 194, n°2, Presses Universitaires de France, 2023 ; Renaud Meltz, « Associer et dissimuler. Les essais nucléaires en Polynésie française, un “deuxième contact” entre secret et mensonge », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 70‑3, n°3, Belin, 2023.
  9. Déclaration de M. Hervé Morin. Journal officiel des débats à l’Assemblée nationale, 26 juin 2009, p.5661 cité dans : Yannick Barthe, Les retombées du passé : le paradoxe de la victime, Éditions du Seuil, 2017, p. 193.
  10. Moetai Brotherson, « Rapport sur la proposition de loi de M. Moetai Brotherson et plusieurs de ses collègues visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français (3966), n°4237, déposé le mercredi 9 juin 2021 », 2021, p. 28.
  11. Kylie M. Allen, « Indigenous Nuclear Injuries and the Radiation Exposure Compensation Act (RECA) : Reframing Compensation toward Indigenous-Led Environmental Reparations », Arizona Journal of Environmental Law and Policy, vol. 10, n°2, 2019 ; Marie I. Boutté, « Compensating for Health : The Acts and Outcomes of Atomic Testing », Human Organization, vol. 61, n°1, 2005.
  12. Sur le site du Centre de ressources textuelles et lexicales, en ligne, consulté en octobre 2024.
  13. À ce sujet, voir Thierry Ribault, Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs, 1e édition, L’Échappée, 2021.
  14. Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, consulté le 21 mars 2025.
  15. Ynestra King, « Healing the wounds : feminism, ecology, and the nature / culture dualism », dans Alison M. Jaggar et Susan R. Bordo (éds.), Gender/body/knowledge: feminist reconstructions of being and knowing, New Brunswick, Rutgers University Press, 1989 ; Petra Kelly, Healing the wounds: the promise of ecofeminism, Philadelphia, New Society Publishers, 1989. Irene Diamond, « Artists as Healers : Envisionning Life-giving Culture », dans Gloria Orenstein (éd.), Reweaving the World: The Emergence of Ecofeminism, 2nd edition, San Francisco, Sierra Club Books, 1990.
  16. Irene Diamond, Reweaving the World: The Emergence of Ecofeminism, 2nd edition, San Francisco, Sierra Club Books, 1990.
  17. Carl Cassegård, Håkan Thörn, « Toward a postapocalyptic environmentalism ? Responses to loss and visions of the future in climate activism », Environment and Planning E : Nature and Space, vol. 1, n°4, 2018, p. 574.
  18. Sébastien Philippe, Sonya Schoenberger, Nabil Ahmed, « Radiation Exposures and Compensation of Victims of French Atmospheric Nuclear Tests in Polynesia », Science & Global Security, vol. 30, n°2, Routledge, 2022.
  19. Ce préjudice connait récemment un élargissement à d’autres substances. Le 11 septembre 2019, la Cour de cassation a rendu un arrêt considérant que « tout salarié exposé à une substance nocive ou toxique pourra demander réparation à son employeur, du fait des obligations de sécurité de ce dernier ».
  20. En outre, la proposition de loi introduit de nouveaux concepts, tel celui de la « prise en charge » et non plus uniquement de l’« indemnisation » du préjudice. « En l’état actuel du droit, la reconnaissance d’un lien entre la maladie et l’exposition aux rayonnements ionisants donne lieu au versement d’une indemnisation, dont le montant peut varier de quelques milliers à quelques centaines de milliers d’euros, sans que ne soit toujours prise en compte les soins du quotidien, directement ou indirectement liés au traitement de la maladie – c’est ainsi le cas, par exemple, des soins associés au traitement d’un cancer cutané. »
  21. Olúfẹmi O. Táíwò, Reconsidering Reparations, Oxford University Press, 2022.
  22. International Consultative Preparatory Forum (ICPF) for the Pacific Alliance Gathering of Colonised Peoples & Sovereign Peoples Union for Global Justice through Decolonisation and Reparations (document pdf).
  23. Un biais qu’on retrouve d’ailleurs chez certains pionniers de la protection de la nature, et notamment dans le mouvement de conservation de la wilderness étatsunienne. Voir par exemple William M. Denevan, « The Pristine Myth : The Landscape of the Americas in 1492 », Annals of the Association of American Geographers, vol. 82, n°3, Routledge, 1992.
  24. Bablet JP Gout B. Goutière G, Les atolls de Mururoa et de Fangataufa Polynésie française. Tome III – Le milieu vivant et son évolution, Commissariat à l’énergie atomique CEA DIRCEN, 1995.Cité dans Sebastien Philippe, Tomas Statius, Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, op. cit.
  25. Rapport sur la proposition de loi de M. Moetai Brotherson et plusieurs de ses collègues visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français (3966), n° 4237, déposé le mercredi 9 juin 2021.
  26. La Convention de Londres sur la prévention de la population des mers résultant de l’immersion des déchets était ratifiée par 37 pays, dont la France (qui s’est réservé le droit de ne pas appliquer les dispositions de cette convention « si celle-ci était interprétée comme faisant obstacle à des activités estimées nécessaires à la défense nationale ». « Convention sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion de déchets » (document pdf), consulté le 30 octobre 2024.
  27. Moetai Brotherson, « Rapport sur la proposition de loi de M. Moetai Brotherson et plusieurs de ses collègues visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français (3966), n° 4237, déposé le mercredi 9 juin 2021 », op. cit.
  28. CESEC, « Vœu relatif au fait nucléaire » (document pdf), 2020.
  29. Le terme a été introduit par l’auteure Stó:lō Lee Maracle Lee Maracle, I Am Woman : A Native Perspective on Sociology and Feminism, Raincoast Books, Press Gang Publishers, 2002. Il est mobilisé par de nombreuses luttes et autorise une diversité de définitions. Voir par exemple Cyndi Suarez Dempsey Donald Soctomah, Darren Ranco, Mali Obomsawin, Gabriela Alcalde, Kate, « Land Rematriation : A Conversation with Cyndi Suarez, Donald Soctomah, Darren Ranco, Mali Obomsawin, Gabriela Alcalde, and Kate Dempsey », Non Profit News | Nonprofit Quarterly, 2024, consulté le 23 mars 2025.
  30. Max Liboiron, Polluer, c’est coloniser, Éditions Amsterdam, 2024, trad. de Valentine Leÿs.
  31. « Entretien avec Alexandre Monnin enregistré à la Ferme de la Mhotte par Rieul Techer et Sylvia Fredriksson », 2017, consulté le 9 avril 2025.
  32. « « Mais vous, vous proposez quoi ? » Luttes contre le nucléaire et sa gestion des déchets », 2016, infokiosques.net, consulté le 9 avril 2025.
  33. « Essais nucléaires et santé – Conséquences en Polynésie française », Inserm, consulté le 15 octobre 2024.
  34. « Conséquences génétiques des essais nucléaires : l’étude accablante du docteur Christian Sueur en Polynésie », Observatoire des armements/CDRPC, consulté le 8 novembre 2024.
  35. « Les atteintes aux enfants », Observatoire des armements/CDRPC, consulté le 8 novembre 2024.
  36. « Compte rendu n°10. Audition de M. Florent de Vathaire. 29 mai 2024 », Assemblée Nationale.
  37. René Riesel, Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008.
  38. Naomi Oreskes, « The fact of uncertainty, the uncertainty of facts and the cultural resonance of doubt », Philosophical Transactions of the Royal Society A : Mathematical, Physical and Engineering Sciences, vol. 373, n°2055, Royal Society, 2015.
  39. Stéphane Foucart, La fabrique du mensonge : comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, Gallimard, coll. « Folio », 2014.
  40. Celia Izoard, « Cancer : l’art de ne pas regarder une épidémie », Terrestres, 2020.
  41. Marion Bary, « L’indemnisation des victimes de l’amiante en droit français », JURIS-Revista da Faculdade de Direito, vol. 19, 2013.
  42. « Compte rendu n°2. Audition du Père Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193, et Mme Léna Normand, première vice‑présidente de l’association », Assemblée Nationale, 2024.
  43. « Compte rendu n°2. Audition du Père Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193, et Mme Léna Normand, première vice‑présidente de l’association », op. cit.
  44. L’association 193 a d’ores et déjà annoncé son retrait du projet de mémorial, « qui finalement n’est autre qu’un outil de propagande de l’État ». Cité dans Caroline Perdrix, « L’association 193 se retire du projet de centre de mémoire des essais nucléaires – Radio1 Tahiti », 2019 (consulté le 9 avril 2025).
  45. Chantal Spitz, « Lettre ouverte de Polynésie », Multitudes, n°1, 2018, p. 18.
  46. Zohl Dé Ishtar, Daughters of the Pacific, Spinifex Press, 1994.
  47. Bruno Barillot, Victimes des essais nucléaires : histoire d’un combat, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 2010.
  48. Chantal Spitz, « Lettre ouverte de Polynésie », Multitudes, op. cit.
  49. Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2020, trad. de Vivien Garcia.
  50. Rob Nixon, Slow violence and the environmentalism of the poor, Harvard University Press, 2011, p. 2.
  51. Sur « l’impensabilité » du dérèglement climatique, et l’importance de l’imagination pour y faire face, voir par exemple Amitav Ghosh, Le Grand Dérangement : d’autres récits à l’épreuve du changement climatique, Wildproject, 2021, trad. de Morgane Iserte et Nicolas Haeringer. Günther Anders, et dans sa lignée, Hans Jonas et Jean-Pierre Dupuy, creusent également cette hypothèse.
  52. Hinewirangi Kohu, « Foreword I », dans Zohl Dé Ishtar (éd.), Daughters of the Pacific, Spinifex Press, 1994, p. vii.
  53. Renée Conan, Anne Laurent, Femmes de plogoff, Éditions la Digitale, 2010 ; Starhawk, Rêver l’obscur : femmes, magie et politique, Cambourakis, 2015, trad. de Morbic ; Gwyn Kirk, Alice Cook, Des femmes contre des missiles : rêves, idées et actions à Greenham Common, Cambourakis, 2016, trad. de Cécile Potier ; Xavière Gauthier, Isabelle Cambourakis et Sophie Houdart, Retour à La Hague : Féminisme et nucléaire, Cambourakis, 2022.
  54. L’auteur Paul Tavo (originaire du Vanuatou) propose de désigner les pensées décoloniales du Pacifique par « océanitude », en réponse à la négritude. Pour une étude plus poussée de ce courant, voir Anaïs Maurer, « Océanitude », Francosphères, vol. 8, n°2, Liverpool University Press, 2019. Audrey Ogès, Violences coloniales et écriture de la transgression : Étude des oeuvres de Déwé Görödé et Chantal Spitz, Éditions L’Harmattan, 2016.
  55. Chantal Spitz, L’île des rêves écrasés, Au vent des îles, 2008.
  56. Rai Chaze, Vai : La rivière au ciel sans nuages, Creat Space, 2013.
  57. Titaua Peu, Mutismes, Au Vent des Iles, 2021.
  58. Magali Bessone, « Reconnaître, réparer, restituer », dans Racismes de France, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2020.
  59. Clémence Maillochon, Les réseaux de militants contre les essais nucléaires français (1959 – 1996), thèse de doctorat, Université de Mulhouse, 2023.
  60. Women Working for a Nuclear Free and Independent Pacific (ed.). Pacific Women Speak, Green Line, 1987.
  61. Ishtar, Zohl Dé. Daughters of the Pacific, Spinifex Press, 1994.
  62. Bruno Barrillot témoigne ainsi des premières réticences de Greenpeace France : « Il se trouvait que Greenpeace Nouvelle-Zélande avait publié une brochure avec des témoignages de Polynésiens en anglais. A Paris, même à Greenpeace, on disait “C’est encore un coup des anglophones qui attaquent la France”… En effet, les témoignages étaient effarants sur les maladies et sur le déroulement des essais à Moruroa. Donc, le directeur de Greenpeace France, avait demandé que le centre de recherche de Lyon puisse aller vérifier ces témoignages sur place. Comme j’étais le seul disponible à l’époque, on m’a envoyé à Tahiti. » Voir Jean-Marie Collin, « Bruno BARRILLOT, “Vérité et Justice” pour les victimes des essais nucléaires », 2018.
  63. Clémence Maillochon, Les réseaux de militants contre les essais nucléaires français (1959 – 1996), op. cit., p. 193.

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