25.11.2025 à 15:50
Magalie DUBOIS, Docteur en Economie du vin, Burgundy School of Business
Robin Goldstein, Director, Cannabis Economics Group, University of California, Davis
Une disposition passée inaperçue dans le budget fédéral des États-Unis signé par le président Trump pourrait bouleverser une industrie florissante : celle des boissons au THC.
Le 12 novembre 2025, le Congrès américain a voté une loi limitant les produits à base de chanvre à 0,4 mg de delta-9-tétrahydrocannabinol, autrement dit THC, par contenant. Cette mesure, après une période de grâce d’un an, interdit de facto la plupart des nombreuses boissons, gommes et cigarettes électroniques (« vapes ») au THC actuellement vendues dans les stations-service, supermarchés et bars américains. Pour comprendre l’importance de cette nouvelle, il faut d’abord expliquer comment ce marché fonctionne, et pourquoi cette interdiction pourrait être appliquée… ou ignorée.
La plante de cannabis contient plus de cent « cannabinoïdes », des composés chimiques qui interagissent avec le système endocannabinoïde humain. Le THC (tétrahydrocannabinol) est considéré principal responsable des effets psychoactifs. Légal aux États-Unis au XIXe siècle, le cannabis est progressivement interdit à partir de 1937, puis classé en 1970 comme narcotique de catégorie I – la plus strictement prohibée.
Depuis 1996, certains États américains ont commencé à légaliser le cannabis, d’abord à usage médical, puis récréatif à partir de 2012. Aujourd’hui, plus de 40 États l’autorisent sous une forme ou une autre, mais il reste illégal au niveau fédéral.
Dans ce contexte de contradictions entre lois fédérales et étatiques, une nouvelle distinction va tout changer : celle entre « cannabis » et « chanvre ».
Vous n’en avez probablement jamais entendu parler, pourtant selon Fortune Business Insight le marché des boissons au THC génère déjà plus de 3 milliards de dollars (plus de 2,6 milliards d’euros) aux États-Unis.
Tout commence en 2018, lorsque le Farm Bill américain légalise le « chanvre » – défini comme du cannabis contenant 0,3 % ou moins de THC. L’objectif initial était de relancer l’industrie du chanvre industriel pour produire des textiles et des matériaux. Mais la loi contient une ambiguïté cruciale : ce seuil de 0,3 % s’applique au poids à sec de la plante, sans préciser de norme pour les produits transformés.
Des industriels américains ont rapidement identifié une opportunité. Pour une gomme typique de 5 grammes contenant 10 milligrammes de THC, soit une dose standard, le THC ne représente que 0,2 % du poids total. Pour une boisson de 355 grammes (12 onces) la même dose, le THC ne représente que 0,003 % du poids total. Techniquement, ces produits sont du « chanvre » légal, même s’ils produisent des effets psychoactifs identiques au cannabis.
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Résultat : dès 2021, des boissons et gommes au THC psychoactif ont commencé à apparaître dans les magasins et les bars des États où aucune loi sur le cannabis récréatif n’existait.
Concernant les boissons, cette faille juridique n’aurait jamais créé une industrie de plusieurs milliards de dollars sans une percée technologique cruciale apparue au début des années 2020, la nano-émulsion.
Le THC est une molécule lipophile qui se sépare naturellement de l’eau. Pendant des années, les fabricants ont tenté de créer des boissons stables au THC. Les émulsions traditionnelles prenaient de soixante à cent vingt minutes pour produire leurs effets : vitesse bien trop lente pour concurrencer ceux de l’alcool.
La nano-émulsion change la donne. En réduisant les gouttelettes de THC à l’échelle nanométrique, cette technologie permet au THC de se dissoudre efficacement dans l’eau et d’être absorbé par l’organisme en vingt minutes environ : un délai comparable à celui d’une bière ou d’un cocktail.
Pour la première fois, les boissons au THC peuvent se positionner comme des substituts fonctionnels aux boissons alcoolisées.
L’innovation technologique ne suffit pas à expliquer le succès commercial. Les mêmes boissons au THC affichent des résultats diamétralement opposés selon leur canal de distribution.
Dans les États où le cannabis récréatif est légal (en Californie ou à New York, par exemple), les boissons au THC ne sont vendues que dans des dispensaires (boutiques spécialisées dans la vente de cannabis), où elles représentent moins de 1 % des ventes totales de cannabis. En cause : les consommateurs habitués des dispensaires ne s’y rendent pas pour acheter leurs boissons quotidiennes comme ils achèteraient de la bière, par exemple, mais plutôt pour acquérir des produits plus forts comme la fleur de cannabis et les cigarettes électroniques. Une boisson au THC à 7 dollars (6 euros) offre une dose unique, alors qu’une recharge de cigarette électronique à 15 dollars (près de 13 euros) en fournit entre dix et vingt. De plus, les dispensaires doivent également composer avec des contraintes de réfrigération et d’espace qui pénalisent les produits volumineux comme les canettes.
Dans les États où le cannabis récréatif n’est pas légal comme le Texas, la Floride ou la Caroline du Nord par exemple, la situation est différente. Ces mêmes boissons au THC, étiquetées « chanvre », sont distribuées dans les supermarchés et les bars aux côtés des boissons alcoolisées. Elles sont proposées à un prix inférieur (4 ou 5 dollars, soit 3 ou 4 euros) que dans les dispensaires, en raison d’une réglementation plus souple et plus avantageuse fiscalement. Des enseignes, comme les stations-service Circle K, les grandes surfaces Target ou la chaîne de restaurants Applebee’s, ont intégré ces produits à leur offre. D’après des sources internes, les boissons au THC représenteraient 12 % du chiffre d’affaires texan de Total Wine la plus grande chaîne américaine de distribution de boissons alcoolisées.
La différence réside dans le contexte concurrentiel. Dans les supermarchés et les bars, les boissons au THC se placent face à la bière, au vin et aux spiritueux, un marché en déclin aux États-Unis, notamment chez les jeunes consommateurs.
Mais certains acteurs de l’industrie des boissons alcoolisées y voient une opportunité commerciale pour la vente sur place et à emporter. Un client ne consommant pas d’alcool et qui commandait autrefois un verre d’eau au bar peut désormais acheter un cocktail au THC et générer du chiffre d’affaires pour l’établissement.
L’interdiction votée le 12 novembre 2025 entrera en vigueur dans un an. Elle rendra illégaux au niveau fédéral la plupart des produits au chanvre psychoactif actuellement commercialisés. Mais le Texas et plusieurs autres États, souvent conservateurs, ont déjà légalisé ces produits en légiférant au niveau étatique.
Cette contradiction entre la loi fédérale et les lois étatiques n’a rien d’inédit. Plus de 40 États américains ont légalisé le cannabis médical ou récréatif alors qu’il reste interdit au niveau fédéral. Dans la pratique, les forces de l’ordre locales appliquent les lois étatiques, non les lois fédérales. Le Texas, dont l’industrie du chanvre pèse 4,5 milliards de dollars (soit 3,8 milliards d’euros), rejoint ainsi les nombreux États dont les législations entrent en conflit avec Washington.
Une distinction juridique technique (le seuil de 0,3 % de THC en poids sec établi par le Farm Bill de 2018) a créé en quelques années une industrie de plusieurs milliards de dollars qui concurrence directement le marché des boissons alcoolisées. Malgré la nouvelle tentative du Congrès pour l’empêcher, cette industrie pourrait suivre la trajectoire du cannabis récréatif : interdite au niveau fédéral, mais florissante dans les États qui choisissent de ne pas appliquer cette nouvelle mesure.
Robin Goldstein a reçu des financements de l'Université de Californie.
Magalie DUBOIS ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.11.2025 à 15:45
Bran Nicol, Professor of English, University of Surrey
Emmanuelle Fantin, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Sorbonne Université
Visionnaire de la culture numérique, Jean Baudrillard pensait l’intelligence artificielle comme une prothèse mentale capable d’exorciser notre humanité, et un renoncement à notre liberté.
Certains penseurs semblent si précis dans leur compréhension du lieu vers lequel la société et la technique nous emportent qu’ils sont affublés du titre de « prophète ». C’est le cas de J. G. Ballard, Octavia E. Butler, ou encore Donna Haraway.
L’un des membres les plus importants de ce club est le penseur Jean Baudrillard (1929-2007) – bien que sa réputation se soit amoindrie depuis une vingtaine d’années, il est désormais vaguement associé à l’époque révolue où les théoriciens français tels que Roland Barthes et Jacques Derrida régnaient en maîtres.
Lorsque nous l’avons relu pour écrire la nouvelle biographie qui lui est consacrée, nous nous sommes toutefois souvenus à quel point ses prédictions sur la technologie contemporaine et ses effets se révélaient prémonitoires. Sa compréhension de la culture numérique et de l’intelligence artificielle (IA) s’avère particulièrement clairvoyante – d’autant que ses écrits l’ont présentée plus de trente ans avant le lancement de ChatGPT.
Il faut bien se figurer que les technologies de communication de pointe des années 1980 nous paraissent désormais totalement obsolètes : Baudrillard écrit alors que l’entourent des répondeurs téléphoniques, des fax, et bien sûr, le Minitel, prélude médiatique franco-français au réseau Internet. Son génie résidait dans une aptitude à entrevoir au sein de ces dispositifs relativement rudimentaires une projection des usages probables de la technologie dans le futur.
À la fin des années 1970, il avait déjà commencé à développer une théorie originale de l’information et de la communication. Celle-ci s’est encore déployée à partir de la publication de Simulacres et Simulation en 1981 (l’ouvrage qui a influencé les sœurs Wachowski dans l’écriture du film Matrix, sorti en 1999).
Dès 1986, le philosophe observait :
« Aujourd’hui, plus de scène ni de miroir, mais un écran et un réseau. »
Il prédit alors l’usage généralisé du smartphone, en imaginant que chacun d’entre nous serait aux commandes d’une machine qui nous tiendrait isolés « en position de parfaite souveraineté », comme un « cosmonaute dans sa bulle ». Ces réflexions lui ont permis d’élaborer son concept le plus célèbre : la théorie d’après laquelle nous serions entrés dans l’ère de « l’hyperréalité ».
Dans les années 1990, Baudrillard a porté son attention sur les effets de l’IA, d’une manière qui nous aide à la fois à mieux comprendre son essor tentaculaire dans le monde contemporain et à mieux concevoir la disparition progressive de la réalité, disparition à laquelle nous faisons face chaque jour avec un peu plus d’acuité.
Les lecteurs avertis de Baudrillard n’ont probablement pas été surpris par l’émergence de l’actrice virtuelle Tilly Norwood, générée par IA. Il s’agit d’une étape tout à fait logique dans le développement des simulations et autres deepfake, qui semble conforme à sa vision du monde hyperréel.
Baudrillard envisageait l’IA comme une prothèse, un équivalent mental des membres artificiels, des valves cardiaques, des lentilles de contact ou encore des opérations de chirurgie esthétique. Son rôle serait de nous aider à mieux réfléchir, voire à réfléchir à notre place, ainsi que le conceptualisent ses ouvrages la Transparence du mal (1990) ou le Crime parfait (1995).
Mais il était convaincu qu’au fond, tout cela ne nous permettrait en réalité uniquement de vivre « le spectacle de la pensée », plutôt que nous engager vers la pensée elle-même. Autrement dit, cela signifie que nous pourrions alors repousser indéfiniment l’action de réfléchir. Et d’après Baudrillard, la conséquence était limpide : s’immerger dans l’IA équivaudrait à renoncer à notre liberté.
Voilà pourquoi Baudrillard pensait que la culture numérique précipiterait la « disparition » des êtres humains. Bien entendu, il ne parlait pas de disparition au sens littéral, ni ne supposait que nous serions un jour réduits à la servitude comme dans Matrix. Il envisageait plutôt cette externalisation de notre intelligence au sein de machines comme une manière « d’exorciser » notre humanité.
En définitive, il comprenait toutefois que le danger qui consiste à sacrifier notre humanité au profit d’une machine ne proviendrait pas de la technologie elle-même, mais bien que la manière dont nous nous lions à elle. Et de fait, nous nous reposons désormais prodigieusement sur de vastes modèles linguistiques comme ChatGPT. Nous les sollicitons pour prendre des décisions à notre place, comme si l’interface était un oracle ou bien notre conseiller personnel.
Ce type de dépendance peut mener aux pires conséquences, comme celles de tomber amoureux d’une IA, de développer des psychoses induites par l’IA, ou encore, d’être guidé dans son suicide par un chatbot.
Bien entendu, les représentations anthropomorphiques des chatbots, le choix de prénoms comme Claude ou encore le fait de les désigner comme des « compagnons » n’aide pas. Mais Baudrillard avait pressenti que le problème ne provenait pas de la technologie elle-même, mais plutôt de notre désir de lui céder la réalité.
Le fait de tomber amoureux d’une IA ou de s’en remettre à sa décision est un problème humain, non pas un problème propre à la machine. Encore que, le résultat demeure plus ou moins le même. Le comportement de plus en plus étrange de Grok – porté par Elon Musk – s’explique simplement par son accès en temps réels aux informations (opinions, assertions arbitraires, complots) qui circulent sur X, plateforme dans laquelle il est intégré.
De la même manière que les êtres humains sont façonnés par leur interaction avec l’IA, l’IA est dressée par ses utilisateurs. D’après Baudrillard, les progrès technologiques des années 1990 rendaient déjà impossible la réponse à la question « Suis-je un être humain ou une machine ? »
Il semblait confiant malgré tout, puisqu’il pensait que la distinction entre l’homme et la machine demeurerait indéfectible. L’IA ne pourrait jamais prendre plaisir à ses propres opérations à la manière dont les humains apprécient leur propre humanité, par exemple en expérimentant l’amour, la musique ou le sport. Mais cette prédiction pourrait bien être contredite par Tilly Norwood qui a déclaré dans le post Facebook qui la révélait au public :
« Je suis peut-être générée par une IA, mais je ressens des émotions bien réelles. »
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
24.11.2025 à 16:33
Susana Ridao Rodrigo, Profesora catedrática en el Área de Lengua Española (UAL), Universidad de Almería
On associe volontiers les dictateurs aux discours tonitruants et exaltés d’un Hitler ou d’un Mussolini et à une mise en scène exubérante pensée pour galvaniser les foules. Franco, lui, a fait exactement l’inverse : les prises de parole de l’homme qui a verrouillé l’Espagne pendant près de quarante ans se distinguaient par une élocution froide et monotone et un style volontairement très austère.
Francisco Franco (1892-1975) a été le chef de l’État espagnol de la fin de la guerre civile (1936-1939) jusqu’à sa mort. Le régime franquiste a instauré une dictature autoritaire, qui a supprimé les libertés politiques et a établi un contrôle strict sur la société. Pendant près de quarante ans, son leadership a profondément marqué la vie politique, économique et culturelle de l’Espagne, dont l’empreinte durable a souvent fait et fait encore l’objet de controverses.
Mais d’un point de vue communicationnel, peut-on dire que Franco était un grand orateur ?
Cela dépend de la façon dont on définit « grand orateur ». Si l’on entend par éloquence la capacité à émouvoir, persuader ou mobiliser par la parole – comme savaient le faire Churchill ou de Gaulle –, Franco n’était pas un grand orateur. Cependant, si l’on analyse sa communication du point de vue de l’efficacité politique et symbolique, son style remplissait une fonction spécifique : il transmettait une impression d’autorité, de distance et de contrôle.
Son éloquence ne visait pas à séduire le public, mais à légitimer le pouvoir et à renforcer une image de stabilité hiérarchique. En ce sens, Franco a développé un type de communication que l’on pourrait qualifier de « discours de commandement », caractérisé par une faible expressivité et une rigidité formelle, mais qui cadrait avec la culture politique autoritaire du franquisme.
Sur le plan verbal, Franco s’appuyait sur un registre archaïque et protocolaire. Son lexique était limité, avec une abondance de formules rituelles (« tous espagnols », « glorieuse armée », « grâce à Dieu ») qui fonctionnaient davantage comme des marqueurs idéologiques que comme des éléments informatifs.
Du point de vue de l’analyse du discours, sa syntaxe tendait à une subordination excessive, ce qui générait des phrases longues, monotones et peu dynamiques. On observe également une préférence pour le mode passif et les constructions impersonnelles, qui diluent la responsabilité de l’émetteur : « il a été décidé », « il est jugé opportun », « il a été nécessaire ».
Ce choix verbal n’est pas neutre ; il constitue un mécanisme de dépersonnalisation du pouvoir, dans lequel la figure du leader est présentée comme l’incarnation de l’État, et non comme un individu qui prend des décisions. Ainsi, sur le plan verbal, Franco communique davantage en tant qu’institution qu’en tant que personne.
C’est un aspect caractéristique de sa communication. Franco avait une intonation monotone, avec peu de variations mélodiques. D’un point de vue prosodique, on pourrait dire que son discours présentait un schéma descendant constant : il commençait une phrase avec une certaine énergie et l’atténuait vers la fin, ce qui donnait une impression de lenteur et d’autorité immuable.
Le rythme était lent, presque liturgique, avec de nombreux silences. Cette lenteur n’était pas fortuite : dans le contexte politique de la dictature, elle contribuait à la ritualisation du discours. La parole du caudillo ne devait pas être spontanée, mais solennelle, presque sacrée.
Son timbre nasal et son articulation fermée rendaient difficile l’expressivité émotionnelle, mais renforçaient la distance. Ce manque de chaleur vocale servait la fonction propagandiste. Le leader n’était pas un orateur charismatique, mais une figure d’autorité, une voix qui émanait du pouvoir lui-même. En substance, sa voix construisait une « éthique du commandement » : rigide, froide et contrôlée.
Sa communication non verbale était extrêmement contrôlée. Franco évitait les gestes amples, les déplacements ou les expressions faciales marquées. Il privilégiait une kinésique minimale, c’est-à-dire un langage corporel réduit au strict nécessaire.
Lorsqu’il s’exprimait en public, il adoptait une posture rigide, les bras collés au corps ou appuyés sur le pupitre, sans mouvements superflus. Ce contrôle corporel renforçait l’idée de discipline militaire et de maîtrise émotionnelle, deux valeurs essentielles dans sa représentation du leadership.
Son regard avait tendance à être fixe, sans chercher le contact visuel direct avec l’auditoire. Cela pourrait être interprété comme un manque de communication du point de vue actuel, mais dans le contexte d’un régime autoritaire, cela consistait à instaurer une distance symbolique : le leader ne s’abaissait pas au niveau de ses auditeurs. Même ses vêtements – l’uniforme, le béret ou l’insigne – faisaient partie de sa communication non verbale, car il s’agissait d’éléments qui transmettaient l’idée de la permanence, de la continuité et de la légitimité historique.
Le charisme n’est pas un attribut absolu, mais une construction sociale. Franco ne jouait pas sur une forme de charisme émotionnel, comme Hitler ou Mussolini, mais il avait un charisme bureaucratique et paternaliste. Son pouvoir découlait de la redéfinition du silence et de l’austérité, car dans un pays dévasté par la guerre, son style sobre était interprété comme synonyme d’ordre et de prévisibilité. Son « anti-charisme » finit donc par être, d’une certaine manière, une forme de charisme adaptée au contexte espagnol de l’après-guerre.
Du point de vue de la théorie de la communication, quel impact ce style avait-il sur la réception du message ? Le discours de Franco s’inscrivait dans ce que l’on pourrait appeler un modèle unidirectionnel de communication politique. Il n’y avait pas de rétroaction : le récepteur ne pouvait ni répondre ni remettre en question. L’objectif n’était donc pas de persuader, mais d’imposer un sens.
En appliquant là théorie de la communication du linguiste Roman Jakobson, on constate que les discours solennels de Franco, la froideur de son ton, visaient à forcer l’obéissance de l’auditoire en empêchant toute forme d’esprit critique et en bloquant l’expression des émotions.
Au fil du temps, son art oratoire n’a évolué qu’en apparence. Dans les années 1950 et 1960, avec l’ouverture du régime, on perçoit une légère tentative de modernisation rhétorique, tout particulièrement dans les discours institutionnels diffusés à la télévision. Cependant, les changements étaient superficiels : Franco usait de la même prosodie monotone et du même langage rituel. En réalité, le média télévisuel accentuait sa rigidité. Face aux nouveaux dirigeants européens qui profitaient de la caméra pour s’humaniser, Franco apparaissait anachronique.
L’exemple de Franco démontre que l’efficacité communicative ne dépend pas toujours du charisme ou de l’éloquence, mais plutôt de la cohérence entre le style personnel et le contexte politique. Son art oratoire fonctionnait parce qu’il était en accord avec un système fermé, hiérarchique et ritualisé. Dans l’enseignement de la communication, son exemple sert à illustrer comment les niveaux verbal, paraverbal et non verbal construisent un même récit idéologique. Dans son cas, tous convergent vers un seul message : le pouvoir ne dialogue pas, il dicte.
Aujourd’hui, dans les démocraties médiatiques, ce modèle serait impensable ; néanmoins, son étude aide à comprendre comment le langage façonne les structures du pouvoir, et comment le silence, lorsqu’il est institutionnalisé, peut devenir une forme de communication politique efficace.
Susana Ridao Rodrigo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.