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07.04.2025 à 11:28

Investir dans des bureaux à la Défense rapporte-t-il encore ?

Gérard Hirigoyen, Professeur émérite Sciences de Gestion, Université de Bordeaux

Même si le marché des bureaux traverse une crise profonde – 5 millions de mètres carrés inoccupés en 2024 –, il reste toujours attractif. La raison ? Sa valeur immatérielle.
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Le marché de l’immobilier d’entreprise (bureaux, commerces, entrepôts), après avoir doublé en moins de dix ans, est en crise. Marina Datsenko/Shutterstock

Même si le marché des bureaux traverse une crise profonde – 5 millions de mètres carrés inoccupés en 2024 –, il reste toujours attractif. La principale raison ? Sa valeur reste immatérielle… et non purement financière. Focus sur le quartier de la Défense à Paris qui connaît un taux de vacance de 15 %, mais qui reste un symbole de la puissance économique de la France.


Le quartier de la Défense, l’un des quartiers d’affaires les plus importants au monde, second en Europe en volume d’activités financières après la City de Londres, n’échappe pas à la crise d’ampleur constatée sur l’investissement dans la classe d’actifs « bureaux ».

Ce marché, après avoir doublé en moins de dix ans, et fait de la France l’un des premiers marchés européens, présente plus de 5 millions de mètres carrés inoccupés en Île-de-France. Le taux de vacance est désormais positionné à 3,6 % dans le quartier central des affaires de Paris (le VIIIe et une partie des Ier, IIe, IXe, XVIe et XVIIe), à 13,7 % dans les XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements. En petite couronne, le taux de vacance monte à 23,5 % et 15 % à la Défense.

En 2024, le marché des bureaux en Île-de-France traverse une phase de mutation profonde. Les zones périphériques de Paris doivent se réinventer face aux défis d’une suroffre et d’une transformation accélérée des usages. Certains plaident même pour une transformation massive des immeubles de bureaux en logements. Une telle initiative est-elle pour autant adaptée et souhaitable pour la Défense, et in fine généralisable ? Alors que l’investisseur comme l’occupant ou encore le financeur sont tous de plus en plus à la recherche de performance durable, investir dans l’immobilier de bureaux à La Défense peut-il être un acte de finance durable ?

Puissance économique de la France

La valeur de l’immobilier de bureaux ne se résume pas à la valeur économique directe issue des loyers. Sa valeur d’utilité obtenue par la somme des cash flows (ou flux de trésorerie) actualisés est assise sur une valeur immatérielle qui le transcende. Autrement dit, l’argent ne prend de la valeur au fil du temps grâce aux intérêts, mais aussi pour d’autres raisons plus impalpables.


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Comme la valeur de la tour Eiffel ne saurait être estimée qu’à l’aune d’un flux de trésorerie futur sur les tickets vendus, le quartier de la Défense n’est pas qu’un quartier d’affaires. Il est le symbole du pouvoir de la France dans le monde et de sa capacité à l’influencer. Réduire l’emprise spatiale de ce quartier, envisagez d’en modifier son identité, entrainerait irrémédiablement une évolution substantielle de l’image de la France en matière de centre de décision et de recherche, donc de terre innovante.

Dans ses bureaux se déroulent des activités tertiaires : principalement y sont abrités les sièges sociaux d’entreprises, le développement de la recherche ou encore de l’éducation. Lorsqu’il est évoqué la possibilité de reconfigurer ce quartier pour le revaloriser, il est nécessaire de prendre en compte l’impact sur la valeur territoriale d’un tel projet. L’objectif : intégrer une valeur symbolique générative d’émotions au calcul de la performance ESG.

Valeur verte et décote brune

Investir à la Défense en veillant à améliorer la durabilité des actifs permet aux parties prenantes engagées, acteurs des secteurs financiers et/ou immobilier, d’accroître leur performance environnementale, sociale et de gouvernance (ESG), d’améliorer de facto leur performance financière, du fait de l’émergence d’une valeur « verte » additionnelle ou rectificative de la « décote brune ». L’actif immobilier prend de la valeur s’il respecte les exigences environnementales. A contrario, il perd de la valeur si d’importants travaux de mise en conformité sont à réaliser.

La réhabilitation d’un immeuble vide contribue de manière plurielle à son environnement : création d’emplois directs ou indirects, suppression de la pollution visuelle d’un immeuble délabré et insalubre, etc. Par ricochet, la valeur financière de l’actif, une fois l’opération menée, s’en trouvera renforcée par une contribution à l’attractivité retrouvée du quartier. Mais le périmètre de la création de valeur et l’impact d’un tel investissement ne s’arrêtent pas là.

Emploi de bureaux et surface de bureaux

Davantage que le seul développement du télétravail imputé à la pandémie de Covid-19, l’immobilier de bureaux connaissait déjà une situation de suroffre. Sur la période 2008-2018, on observe en Île-de-France une décorrélation des courbes de croissance d’emplois de bureaux et de création de surfaces de bureaux. Pour chaque emploi de bureau, 49 m2 sont créés en moyenne, contre 28 m2 sur la période 1999 à 2007.

Ce phénomène est-il finalement la démonstration sous nos yeux de la conséquence du déracinement des entreprises, relevée dans l’étude « Vers un grand déracinement des entreprises françaises cotées ? » Ou simplement l’illustration d’une gouvernance dysfonctionnelle de la part des investisseurs empreinte de biais cognitifs et émotionnels, laissant se déployer une suroffre ?

Valeur émotionnelle

Un investisseur n’est pas uniquement considéré comme un être raisonnable, mais un être d’émotions. Il bénéficie d’une valeur émotionnelle issue du symbole que représente un actif comme un bureau à la Défense. Monétisable du fait d’une désirabilité de l’actif recouvrée, la valeur émotionnelle viendra augmenter la valeur financière.

La finance deviendrait réellement durable, en permettant, par son engagement patriotique, la transmission du patrimoine français matériel et immatériel aux générations futures ? Sous réserver qu’elle inclut également dans ses pratiques une gouvernance globale ?

Alors que les conventions fiscales peuvent favoriser l’investissement en immobilier hors de France, alors que d’aucuns envisagent d’accroître sa taxation en France, et dans un contexte de refonte de l’IFI, qui osera alors encore se risquer à qualifier l’investissement immobilier en France « d’improductif » ?

Cet article a été co-rédigé par Pascal Weber, présidente de Walreus.

The Conversation

Gérard Hirigoyen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.04.2025 à 11:28

Penser la souveraineté au niveau des entreprises et des managers

Romaric Servajean-Hilst, Professeur de stratégie et management des achats et de l'innovation collaborative Kedge Business School, Chercheur-associé au Centre de Recherche en Gestion i3 de l'Ecole polytechnique, Kedge Business School

Devant la multiplication des risques géopolitiques, la souveraineté doit être considérée à tous les niveaux des entreprises concernées, dans l’intérêt général.
Texte intégral (1813 mots)

Face aux risques de rupture d’approvisionnement et aux besoins des États, la notion de souveraineté impose d’être prise en compte à tous les niveaux des entreprises concernées, dans l’intérêt général.


« Souveraineté » est un mantra qui revient de manière appuyée dans les discours politiques comme dans ceux des dirigeants d’entreprises. Les grands chamboulements politiques, géopolitiques et économiques des dernières années et des dernières semaines, voire des derniers jours, la remettent au cœur du jeu. Le Conseil d’État y a consacré son étude annuelle en 2024 et a fait de nombreuses propositions pour améliorer la souveraineté de l’État.

Pour autant, il reste encore à pousser la réflexion jusqu’à l’échelle des entreprises françaises et de la manière dont les employés s’en emparent au quotidien.

Assurer l’autonomie de la nation

En France, le principe de souveraineté est au cœur de l’article 3 de la Constitution de 1958. Il consiste à assurer l’autonomie de la nation française dans l’exercice de son autorité. Rechercher une souveraineté dans la santé, la défense, l’agriculture, l’accès à l’énergie du peuple revient à assurer l’autonomie d’approvisionnement de chaque filière. C’est ce qui permet aux citoyens d’accéder sans risques aux produits et services associés.

Ainsi, l’État peut être amené à sécuriser certains actifs clés. Cela a été le cas en 2024 à travers l’acquisition de certains actifs d’Atos achetés par la France, afin de garantir l’autonomie de fonctionnement de systèmes militaires stratégiques. Cela peut aussi se jouer à l’échelle de plusieurs pays alliés.


À lire aussi : Quelle technologie de batterie pour les voitures électriques ? Un dilemme de souveraineté industrielle pour l’Europe


Maîtriser l’approvisionnement

Or, assurer l’autonomie d’une filière, depuis la matière première jusqu’au consommateur, passe par la maîtrise des différents maillons de ses chaînes d’approvisionnement qui sont fragmentées géographiquement et d’un point de vue organisationnel. L’autonomie n’étant pas l’autarcie, la souveraineté n’est pas affaire de fermeture mais de maîtrise de l’ouverture. À l’échelle étatique, cette maîtrise se trouve diluée par l’économie de marché et la mondialisation. Aussi, la gestion de la souveraineté est de facto en grande partie transférée vers les entreprises, sous un contrôle étatique variable, à travers les différentes filières industrielles.

Pour une entreprise, être autonome équivaut à savoir assurer la résilience de sa chaîne d’approvisionnement face aux crises successives et à venir. Il faut pouvoir assurer la continuité de sa production, donc pouvoir maîtriser ses chaînes d’approvisionnements. Les défauts de souveraineté sont apparus de manière douloureuse au gré des crises successives d’approvisionnement survenues depuis le Covid-19. Quand, par exemple, le canal de Suez a été bloqué par l’échouage du porte-conteneurs Ever-Given, des chaînes de production automobiles européennes ont été mises à l’arrêt, faute de composants électroniques disponibles.

Demande des États

Par ailleurs, les États accroissent également leurs demandes dans ce sens, à l’aide de règlements, de subventions ou d’engagements contractuels. Et cela se traduit par exemple par la relocalisation d’une usine de paracétamol ou par des campagnes de prospection afin d’extraire du lithium sur le sol français. Mais, cela suffit-il pour assurer la souveraineté ?


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Pour une entreprise, assurer la souveraineté de ses produits (ou services) nécessite de maîtriser tous les éléments de ses chaînes d’approvisionnement et de valeur : depuis les matières premières jusqu’au produit final, ainsi que l’outil de production et les pièces de rechange, mais aussi les savoirs et savoir-faire pour les élaborer, les faire fonctionner et les améliorer. Pouvoir proposer des pâtes alimentaires demande de maîtriser son approvisionnement en blé dur, et en amont des semences et autres intrants. Mais il faut également s’assurer que les pétrins, laminoirs et extrudeurs seront toujours en état de transformer la farine de blé en pâtes. Et, plus le produit est complexe, plus l’entreprise est grande et plus il est difficile de garder la maîtrise sur tous ces éléments, ainsi que le relève le baromètre de la souveraineté 2025.

Qui est le maillon faible ?

Il s’agit d’abord de savoir cartographier l’ensemble des étapes et des parties prenantes de ses chaînes d’approvisionnement et de valeur liées à chaque produit pour lequel il y a un besoin de souveraineté. Puis, il faut choisir les niveaux d’autonomie recherchés pour chacune des étapes, savoir s’il faut les réaliser en interne ou recourir à des prestataires externes. Dans ce dernier cas, il s’agit de bien choisir ses contributeurs, en premier lieu ses fournisseurs, et d’évaluer leur fiabilité. Faut-il acheter local ou dans des pays amis ? Faut-il se concentrer sur une seule source ou bien diversifier son portefeuille ? Ces questions doivent se poser à tous les instants du cycle de vie d’un produit souverain. Il s’agit alors d’apporter des réponses s’appuyant sur des critères aussi bien économiques que géostratégiques. Par exemple, en ne sous-traitant pas l’ensemble de ses activités de chaudronnerie dans des pays à bas coût, les savoir-faire ne sont pas perdus et peuvent être développés quand ils sont nécessaires. L’intérêt général est en jeu. Et, il se joue dans tous les maillons de l’entreprise.

Développer la souveraineté impose de se pencher à nouveau sur la conception des produits et des modes de production après des décennies de mondialisation. Pendant la Seconde Guerre mondiale, General Electric, manquant de matières premières, de main-d’œuvre qualifiée et de certains composants clés aux États-Unis, avait mis en place une méthode pour revoir la conception de ses produits sans certains éléments. Ainsi, fabriquer aujourd’hui des puces électroniques « Made in Europe » exige d’innover sur les produits comme sur les procédés de production, et de créer de nouvelles alliances, voire de créer de nouvelles manières d’évaluer la rentabilité de ces industries très capitalistiques.

France 24, 2025.

Manager la souveraineté

Puis au quotidien dans l’entreprise, conserver sa souveraineté s’appuie sur une vigilance constante quant à la santé et la situation de ses fournisseurs, de leurs fournisseurs et des fournisseurs de leurs fournisseurs… Il s’agit de savoir identifier les signaux faibles de défaillances financières comme logistiques qui pourraient apparaître sur chacun des maillons de la chaîne d’approvisionnement. Il s’agit aussi de surveiller les éventuelles menaces en cas de changement de stratégie ou de propriété de ces parties prenantes.

Cela requiert alors des capacités d’analyse et de projection dans un environnement changeant et instable. Il faut aussi être capable de nouer des alliances avec ses fournisseurs, voire ses concurrents, pour apporter des réponses collectives, à l’échelle de grands projets structurants – comme c’est le cas par exemple dans le domaine du spatial en Europe – mais aussi du grain de sable qui peut bloquer un engrenage complexe. Chaque élément est important.

Le Conseil d’État dans son rapport de 2024 a souligné qu’il était nécessaire de renforcer au niveau de l’État la citoyenneté afin de permettre un exercice plein de la souveraineté. Il met également en avant le besoin de renforcer les compétences techniques et scientifiques des Français. Pour pouvoir déployer ces propositions, ainsi que les autres, à un niveau étatique et macro-économique, et les rendre effectives, il conviendrait de les enrichir par un apprentissage du management de la souveraineté à tous les échelons de l’entreprise.

Cela passe notamment par une sensibilisation particulière des fonctions dirigeantes et financières. Cela doit aussi passer par la sensibilisation et la formation des fonctions en charge de l’innovation, des achats et de la logistique. Ce sont leurs analyses et leurs décisions qui permettent d’abord d’assurer l’autonomie et la sécurité des produits et services souverains, à court comme à long terme. La souveraineté dans l’entreprise est une question de citoyenneté comme de gestion des ressources externes comme internes, matérielles et humaines.

Cet article a été écrit en collaboration avec Antoine Chaume, élève-ingénieur à l'Institut supérieur de l'aéronautique et de l'espace - Sup'aéro

The Conversation

Romaric Servajean-Hilst ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.04.2025 à 11:27

Travail hybride : opportunité ou risque pour fidéliser les collaborateurs clés ?

Caroline Diard, Professeur associé - Département Droit des Affaires et Ressources Humaines, TBS Education

Nicolas Dufour, Professeur affilié, PSB Paris School of Business

Certains collaborateurs sont incontournables pour l’entreprise. L’hybridation entre présentiel et distanciel permet-elle de les fidéliser ? Ou, au contraire, ouvre-t-elle la boîte de Pandore ?
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Si toutes les organisations peuvent être confrontées au risque collaborateur clé, toutes ne sont pas nécessairement armées face à ces situations. SmartPhotoLab/Shutterstock

Certains collaborateurs sont déterminants pour l’entreprise. Comment les bichonner à l’ère du télétravail ? L’hybridation des modes présentiel et distanciel permet-elle de les fidéliser ? Ou, au contraire, ouvre-t-elle la boîte de Pandore ?

Dans leur essai Le Risque collaborateur clé. Réduire les impacts liés à l’absence d’un ou de plusieurs collaborateurs clés, à paraître aux éditions Gereso en avril, Caroline Diard, professeure associée au département droit des affaires et RH de TBS Education, et Nicolas Dufour, professeur affilié au CNAM, aident les entreprises à s’armer pour faire face à cette situation.


Les derniers chiffres de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) confirment un ancrage du télétravail dans les pratiques organisationnelles : 22 % des salariés du privé télétravaillent au moins une fois par mois.

Il n’est plus question du télétravail que nous avons connu avant le confinement de mars 2020. Les accords d’entreprise se sont multipliés. Ils sont désormais fréquemment formalisés et objet de dialogue social. On assiste également à une forme d’acculturation au télétravail qui a permis de repenser l’expérience collaborateur.

On parle désormais de travail hybride. L’hybridation produit une imbrication des temps et des espaces. Il est désormais entendu que l’exercice d’une activité peut être effectué pour partie en présentiel et pour partie à distance. Le lieu d’exercice peut être varié : le domicile, un train, un avion, un espace de coworking, une salle d'attente. Au-delà de cette déspatialisation, les temps sont également multiformes et imbriqués – temps de travail, temps social, temps domestique, temps familial, temps de loisir.

Risque collaborateur clé

Le risque collaborateur clé est l’un des principaux risques en ressources humaines (RH). Si l’adage « les cimetières sont remplis de gens irremplaçables » est souvent mis en avant, la gestion de ce risque recoupe des réalités bien diverses. Le collaborateur clé peut être défini comme « celle ou celui qui possède un savoir-faire, une technique, une expertise et/ou des responsabilités uniques qui en font un élément indispensable ». Deux notions au moins sont donc au cœur de ce concept : la rareté – voire le caractère unique du personnage en question – et l’apport en termes de ressources pour l’entreprise – financières ou d’expertise.


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Le risque « collaborateur clé » peut se manifester de plusieurs manières : absence, décès, départ à la retraite, démission, révocation, conflit avec l’employeur, etc. Ce sujet, loin d’être nouveau, a été abordé dans différents champs que sont les sciences de gestion, le management des ressources humaines, l’assurance, le contrôle interne, le service juridique. Nous proposons aujourd’hui de dédier un livre à cette thématique : Le risque collaborateur clé : réduire les impacts liés à l’absence d’un ou de plusieurs collaborateurs clés.

Si toutes les organisations peuvent être confrontées au risque collaborateur clé, toutes ne sont pas nécessairement armées face à ces situations. L’enjeu de notre ouvrage est double : la prise de conscience d’un risque devenu incontournable et les moyens pour tenter de réduire les impacts liés à l’absence non planifiée d’un ou de plusieurs collaborateurs clés.

Attractivité et fidélisation

L’hybridation est devenue un élément de la marque employeur. Outil d’attractivité et de fidélisation, il est un fort levier de rétention.

Les collaborateurs clés disposent de compétences et d’expertises qui sont considérées comme rares, voire uniques, par leur entreprise. Ils sont fréquemment abordés par des cabinets de recrutement et peuvent saisir de nombreuses opportunités. Une démission de collaborateur clé pourrait mettre en danger la poursuite de certaines missions.

Certains de ces collaborateurs pourraient être tentés d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs dans un contexte relativement favorable pour l’emploi. Au quatrième trimestre 2024, le taux de chômage est quasi stable à 7,3 %. Alors que les entreprises sont confrontées à de nombreuses démissions et ruptures conventionnelles, elles ont tout intérêt à communiquer sur les possibilités en matière de lieu d’exercice du travail – domicile, nomadisme, coworking, présentiel entreprise, résidence secondaire.

Risque d’invisibilité

Le risque d’invisibilité – en dehors des cadres contractuels traditionnels – créé par l’hybridation pourrait à l’inverse créer un danger pour l’organisation. Loin du collectif de travail, le collaborateur clé peut saisir d’autres opportunités professionnelles. Le travail en coworking peut lui permettre de tisser des liens utiles pour son employabilité et lui offrir des perspectives de carrière à l’extérieur. Il pourrait aisément être « débauché », loin des yeux de l’entreprise.

« En matière de télétravail, la décision radicale de retour en arrière pourrait pousser de nombreux collaborateurs clés à la démission. Une telle vision serait pourtant un très mauvais calcul dans une période où de nombreux secteurs peinent à recruter et où l’hybridation permet de renforcer la marque employeur comme facteur d’attractivité. D’après France Travail, 57,4 % des entreprises seraient concernées. Ne lâchons pas le télétravail, cela nous priverait d’une opportunité de concilier vie personnelle et professionnelle, de limiter les déplacements et d’adopter une démarche responsable, et surtout de retenir les hommes clés. »

Les attentes sont fortes en matière de conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. Concernant les hommes clés, il serait pertinent d’accéder à toute demande en matière d’hybridation, et ce même si le télétravail n’est pas formalisé dans l’entreprise.

Télétravail à l’étranger

Les services RH ont tout intérêt à être inventifs pour retenir les collaborateurs clés. On pense notamment à la mise en place de télétravail à l’étranger, par exemple.

L’hybridation est devenue un élément de rétribution au même titre qu’une prime variable, un complément retraite, l’épargne salariale. Il s’agit d’offrir une flexibilité à la fois temporelle et géographique, avantage non pécuniaire susceptible d’être privilégié par les collaborateurs clés souhaitant envisager un lieu de vie qui est éloigné de l’entreprise par exemple.

L’hybridation n’est heureusement pas l’unique voie de satisfaction des collaborateurs clés. L’aménagement du temps de travail, la souscription d’un abonnement de coworking, un package de rémunération innovant, pourraient répondre aux attentes des collaborateurs clés.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

07.04.2025 à 11:27

Comment l’engagement ESG renforce la résilience des entreprises

Hachmi Ben Ameur, Directeur de recherche, Professeur, INSEEC Grande École

Selma Boussetta, Maître de conférences en finance, Université de Bordeaux

Et si, pour une fois, la vertu payait ? Les entreprises ayant une politique ESG volontaire seraient moins affectées par les chocs boursiers exogènes. Plusieurs raisons l’expliquent.
Texte intégral (1227 mots)

Et si une certaine vertu payait ? Les entreprises ayant une politique ESG volontaire seraient moins affectées par les chocs boursiers exogènes. Parmi les raisons qui l’expliquent figurent notamment la qualité des liens qu’elles nouent avec leurs parties prenantes.


Les pratiques ESG (relatives aux critères environnement-social-gouvernance, ndlr) des entreprises cotées sont devenues un enjeu central dans l’analyse des marchés financiers, car les investisseurs intègrent de plus en plus ces critères dans leurs décisions d’allocation de capital. Cette évolution influence directement la capacité des entreprises à attirer des financements, à réduire leur coût du capital et à bénéficier de primes de valorisation sur les marchés boursiers.

Les agences de notation ESG et les gestionnaires d’actifs accordent une importance croissante à ces critères, considérant qu’ils reflètent non seulement la performance extrafinancière des entreprises, mais aussi leur potentiel de création de valeur à long terme. Dans ce contexte, il est essentiel d’analyser l’impact des pratiques ESG sur la résilience financière des entreprises.

Sur les marchés boursiers américains, après une année 2020 exceptionnelle, la pandémie de Covid-19 a exercé un choc exogène qui les fit reculer de près de 30 points. Cet événement inédit nous donne l’occasion de comprendre l’influence du score ESG sur la résilience financière des entreprises cotées à deux niveaux. D’une part, à travers la sévérité des pertes liées au cours de l’action et d’autre part sur leur capacité de rebond post-crise. Notre étude, portant sur 1 508 entreprises cotées aux États-Unis entre décembre 2019 et juin 2021, montre que les entreprises disposant d’un meilleur score ESG ont bénéficié d’une plus grande confiance des investisseurs. Cette perception favorable du marché a permis de limiter la baisse du cours de leurs actions et d’accélérer leur retour au niveau d’avant crise.


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Facteurs de résilience

Notre étude nous a permis de comprendre que toutes les composantes ESG ne jouent pas un rôle significatif sur le potentiel de résilience des entreprises. Ainsi, si les composantes RSE du score ESG exercent une influence forte, ce n’est pas le cas de la dimension qui relève de la gouvernance. Concrètement, la résilience accrue s’explique par l’action conjointe de quatre facteurs :

Premièrement, les entreprises fortement engagées en ESG sont généralement mieux préparées à gérer les risques, ce qui leur permet de mieux traverser les périodes de turbulence économique. Elles sont souvent mieux préparées à faire face à des situations imprévues, comme une crise sanitaire, grâce à des plans de continuité d’activité bien élaborés et une réactivité accrue face aux changements rapides du marché.


À lire aussi : Effectuer des investissements responsables, ce n’est pas renoncer à leur rentabilité


L’impact de la fidélité des consommateurs

Deuxièmement, les entreprises fortement engagées en ESG bénéficient souvent d’une meilleure réputation, ce qui constitue indéniablement un atout majeur pendant les crises. La fidélité des clients et la confiance des parties prenantes sont renforcées, ce qui aide ces entreprises à maintenir leurs revenus et investissements même en période difficile.

Troisièmement, les bonnes pratiques ESG impliquent souvent des relations plus solides avec les employés et les fournisseurs. Cela peut se traduire par une plus grande réactivité et une meilleure collaboration lorsqu’il est nécessaire d’adapter rapidement les opérations en réponse à une crise.

France 24, 2025.

Quatrièmement, les entreprises qui sont à l’avant-garde de l’innovation notamment dans le développement de produits ou services plus durables envoient un signal positif aux investisseurs qui leur prêtent volontiers de meilleures capacités de résilience face aux crises environnementales. Ces entreprises sont plus aptes à répondre plus efficacement aux défis émergents.

Résistance aux futurs chocs

L’article souligne que du point de vue des entreprises, investir dans le capital environnemental et social pourrait les aider à résister à de futurs chocs et représenter une forme d’assurance efficace en période de crise. Pour les investisseurs, les politiques environnementales et sociales pourraient diminuer le risque d’exposition des entreprises en cas de crise. Les résultats suggèrent que les gestionnaires devraient se concentrer sur les pratiques environnementales et sociales pour améliorer la résilience financière, ce qui pourrait se traduire par des avantages concurrentiels significatifs.

Dit autrement, le capital environnemental et social d’une entreprise est tout aussi important que son capital financier pour évaluer sa capacité à surmonter les crises et à sur-performer à l’avenir. Il devrait à ce titre être de plus en plus scruté par les investisseurs dans leur choix de portefeuille.

De nouveaux critères pour les investisseurs ?

Alors que les défis environnementaux et sociaux prennent une importance croissante, il est intéressant de considérer la manière dont les entreprises et les marchés valorisent les pratiques ES. À l’avenir, il pourrait devenir impératif pour les entreprises non seulement d’adopter des stratégies ES en réponse aux attentes des parties prenantes, mais aussi comme un élément essentiel de leur survie et de leur prospérité dans un environnement commercial, de plus en plus incertain et volatile.

Les innovations dans le domaine de la durabilité, mais aussi les bonnes pratiques RSE, peuvent non seulement contribuer à la résilience financière, mais aussi stimuler la croissance économique et le développement social. En définitive, cette réflexion doit inciter les entreprises à repenser leurs modèles et les investisseurs à réévaluer leurs critères d’investissement, en mettant un accent plus prononcé sur les pratiques durables et responsables, non seulement pour leur impact social et environnemental positif, mais également pour leur potentiel de création de valeur à long terme.

The Conversation

Selma Boussetta a reçu des financements de ANR JCJC.

Hachmi Ben Ameur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.04.2025 à 11:26

Et McDonald’s ressuscita les jouets « pour adultes » avec un menu pixélisé

Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans

En surfant sur le succès du jeu vidéo « Minecraft » et de la sortie du film du même nom, McDonald’s propose en mars 2025 un menu Minecraft. Décryptage de la stratégie de la chaine de restauration rapide.
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Un logo pixélisé, un jouet en plastique... Avec _Minecraft_, McDonald’s joue la carte de la nostagie. McDonald’s tous droits réservés

Avec ces 170 millions de joueurs dans le monde, Minecraft ne pouvait qu’intéresser les marques. Ainsi, McDonald’s propose désormais un menu Minecraft. Décryptage de la stratégie de la chaîne de restauration rapide : quels sont les enjeux du retour des jouets en plastique chez McDo ?


À l’occasion de la sortie du film Minecraft, McDonald’s lance un menu avec jouets… pour adultes. De dimension internationale, cette opération de marketing concerne une centaine de pays. Elle s’inspire de la nostalgie du Happy Meal d’antan, tout en contournant, s’agissant de la France, l’interdiction des jouets en plastique…

Depuis le 25 mars 2025, les amateurs de pop culture et de souvenirs d’enfance peuvent retrouver chez McDonald’s France un menu d’un genre particulier : le menu Minecraft, inspiré de l’univers pixelisé du célèbre jeu vidéo et lancé à l’occasion de la sortie de Minecraft, le film, en salles le 2 avril 2025. Il est possible pour les amateurs du fast-food de commander les traditionnels menus Best Of ou Maxi Best Of, assortis d’une sauce inédite baptisée « Nether Flame » (du nom de la dimension infernale dans le jeu, ndlr) et, surtout, d’un jouet en plastique.

Un menu collector et régressif, lancé à un moment stratégique

Revisitées dans le design graphique de Minecraft, six figurines à collectionner sont proposées à l’effigie des mascottes historiques de McDonald’s (Grimace, Birdie, le Hamburglar) et des plats emblématiques, comme le Big Mac renommé Big Mac Crystal. Chaque figurine est accompagnée d’une carte collector et d’un code à scanner qui débloque un « Skin » spécial dans le jeu. Longtemps réservé aux enfants, le jouet fait donc ici son grand retour… mais dans une version pensée pour les adultes.

En parallèle, à partir du 2 avril 2025, le menu enfant a également adopté l’univers de Minecraft, tout en respectant la réglementation française : les jouets proposés sont en carton, et non en plastique.

Ce lancement intervient à un moment clé dans l’actualité de la licence Minecraft. Lors du Minecraft Live de mars 2025, ont été annoncées plusieurs évolutions majeures parmi lesquelles une refonte graphique ambitieuse (Vibrant Visuals), de nouvelles créatures et un événement in-game spécial pour célébrer la sortie du film.

En se greffant à cette actualité, McDonald’s ne se contente pas de surfer sur une tendance : il se positionne au cœur d’un écosystème culturel captant à la fois l’attention des fans du jeu comptant plus de 170 millions de joueurs mensuels dans le monde et celle des nostalgiques du Happy Meal.

La nostalgie comme ressort émotionnel et commercial

Ce « menu pour adultes » n’arrive pas sans signaux précurseurs. Le 20 février 2025, McDonald’s France lançait un message sur les réseaux sociaux Instagram et Facebook : « Je suis le seul à rêver d’un Happy Meal pour adulte ? »

Le ton était donné et le teasing lancé. Ce post a largement mis en émoi la communauté de fans de la marque demandant le retour des jouets de leur enfance.

Sur le compte Instagram, on pouvait notamment lire les commentaires suivants :

« Un Happy Meal, mais avec les vieux jouets qu’on avait avant, c’était génial », « Si McDo fait un Happy Meal adulte avec un jouet ou un livre, je prends ! »

ou bien encore :

« Faire un Happy Meal pour les adultes qui sont nés dans les années 1990 avec les jouets qui allaient avec ! »

Le 10 mars 2025, un nouveau post constitué d’une photographie d’un ancien jouet Tokio Hotel, accompagnée du message « Il y a 15 ans dans mon Happy Meal… » ravivait plus encore la flamme.

Tout cela participe d’une stratégie maîtrisée de marketing de la nostalgie, qui transforme les souvenirs en expérience de marque. En effet, pour toute une génération ayant grandi dans les années 1990 et 2000, les jouets Happy Meal faisaient partie intégrante de l’expérience McDo : figurines Disney, mini tamagotchis, gadgets loufoques… Autant de souvenirs qui, aujourd’hui, constituent des vecteurs émotionnels puissants.

Ce n’est d’ailleurs pas la première incursion de McDonald’s dans cette logique. En 2022, aux États-Unis, l’enseigne avait lancé un « Happy Meal pour adultes » avec la marque Cactus Plant Flea Market. En 2024, en Espagne, une édition spéciale proposait des figurines inspirées de la série Friends. La même année, un menu Squid Game était proposé en Australie.

Zone grise réglementaire

En France, ce retour du jouet revêt une dimension particulière. L’article 81 de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire impose, depuis le 1er janvier 2022, la fin de « la mise à disposition, à titre gratuit, de jouets en plastique dans le cadre de menus destinés aux enfants ». En ciblant – sur le territoire français – les seuls adultes, McDonald’s joue habilement sur une zone grise réglementaire, tout en assumant une stratégie générationnelle.


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L’opération fonctionne comme une passerelle entre deux territoires de nostalgie : celui de McDonald’s lui-même, marque intergénérationnelle aux codes affectifs puissants, et celui de Minecraft, jeu culte qui parle autant aux enfants d’hier qu’aux gamers d’aujourd’hui. En conciliant ces deux univers, l’enseigne réussit à capter l’attention d’un large public.

Le succès du menu Minecraft ne se fait pas attendre. Sur les réseaux sociaux, les réactions enthousiastes affluent, mêlant incrédulité « Genre c’est un vrai jouet, genre un truc en plastique ? ? ? » et enthousiasme nostalgique « Comment ça fait plaisir d’avoir des jouets physiques ! Continuez à faire des Happy Meal pour adultes s’il vous plait ». En réactivant le plaisir régressif, McDonald’s touche une corde sensible : celle d’une nostalgie réconfortante, bienvenue dans un monde traversé par l’anxiété, les incertitudes et les tensions. Dans un quotidien souvent pesant, ces petits rappels de l’enfance offrent un refuge émotionnel, léger mais puissant.

YouTube, Fiouze, 2025.

Un retour en enfance… qui interroge nos contradictions de consommateurs

Cette opération marketing n’est pas exempte d’ambiguïtés. En réintroduisant des jouets en plastique, certes pour adultes, la marque ouvre un débat que l’on pensait clos : celui de la pertinence d’objets à usage court dans un contexte de transition écologique. Bien sûr, les adultes font le choix d’acheter ces figurines (elles peuvent être acquises indépendamment du menu au tarif de 3 euros), souvent pour les collectionner. Mais une question se pose : le jouet en plastique est-il plus acceptable lorsqu’il est assumé et destiné à un public majeur ?

Dans l’esprit des nostalgiques du jouet plastique, les jouets en carton présents désormais dans les menus destinés aux enfants sont un objet de débats. En lien avec l’écho nostalgique ressenti suite à la diffusion par McDonalds France du visuel d’une enceinte musicale Tokio Hotel dont plusieurs nostalgiques disaient qu’ils l’avaient conservée et qu’elle fonctionnait toujours, on pouvait notamment lire :

« Si vous voulez faire un vrai geste écologique, supprimez carrément les jouets en carton et les livres. Ils finissent tous à la poubelle contrairement aux jouets plastiques gardés des années. Ok pour l’écologie mais intelligente ! »,

ou encore :

« La France entière réclame le retour des vrais jouets. Les cadeaux actuels finissent à la poubelle pour encore plus de déchets finalement… »

À travers ces réactions se dessine une critique implicite : en voulant supprimer le plastique à tout prix, on aurait favorisé une surconsommation d’objets perçus comme bas de gamme et moins durables, créant in fine… plus de déchets.

En attendant le retour de Diddl

Au-delà de la tension écologique, on observe un glissement dans notre culture de consommation. L’enfance devient un territoire commercial réinvesti, non plus pour les enfants eux-mêmes, mais pour les adultes qui cherchent à revivre ce qui les faisait rêver. Le phénomène dépasse largement le cas McDonald’s : le retour du chocolat Merveilles du Monde ou encore l’attachement persistant des adultes à des univers comme Hello Kitty, les Bisounours ou les Polly Pocket en témoignent.

Ces icônes de l’enfance n’ont jamais vraiment disparu, mais elles font aujourd’hui l’objet d’un véritable marché générationnel, assumé, cultivé et souvent nostalgique. Le retour de Diddl en 2025, très attendu par les trentenaires et quadragénaires, illustre également cette dynamique. À l’heure où la consommation est de plus en plus expérientielle voire émotionnelle, la nostalgie reste l’un des leviers les plus puissants du marketing. S’agissant de McDonald’s, il semble s’agir de la parfaite recette pour retrouver la frite !

The Conversation

Sophie Renault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.04.2025 à 11:26

Deezer rentable pour la première fois : quel est son modèle économique ?

Nabyla Daidj, Enseignant-chercheur en management des SI et en stratégie, Institut Mines-Télécom Business School

Longtemps, Deezer, la plateforme de streaming musical française, a cherché son modèle économique. Elle pourrait l’avoir trouvé. Retour sur vingt ans d’histoire musicale.
Texte intégral (1803 mots)

Longtemps, Deezer, la plateforme française de streaming musical, a cherché son modèle économique. Elle pourrait l’avoir trouvé. Retour sur vingt ans d’histoire musicale. Où il se confirme que, pour espérer réussir dans le numérique, il faut savoir se remettre en question régulièrement.


Les années 1990 et 2000 ont été marquées par des changements majeurs dans l’industrie des médias et en particulier dans le secteur de la musique. Ce dernier a connu une baisse des ventes physiques (CD), l’augmentation des téléchargements (sur un mode illégal mais aussi légal), un usage croissant du smartphone comme terminal privilégié pour la consommation de contenus… Le marché du streaming musical enregistre alors une croissance rapide devenant l’un des principaux moyens d’écouter de la musique dans de nombreux pays, dont la France.

C’est dans ce contexte de transformation numérique que Daniel Marhely décide de lancer en 2006 en France une plateforme de streaming musicale Blogmusik, rebaptisée Deezer, dès 2007. Les débuts de Deezer sont chaotiques sur un marché français très concurrentiel avec des acteurs déjà bien installés à l’époque, à l’instar de Spotify. Mais progressivement, Deezer réussit à se positionner comme un acteur clé avec sa plateforme de streaming au niveau international.

La fin des pertes

Après des années de performances financières assez médiocres, Deezer annonce en mars 2025, des résultats pour 2024 en nette progression avec une augmentation du chiffre d’affaires de 12 % et surtout une amélioration significative de la rentabilité : la plateforme a atteint le seuil de rentabilité pour la première fois au cours du second semestre de l’année 2024, avec un Ebitda (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) ajusté passant d’une perte de 28,8 millions d’euros en 2023 à 4 millions d’euros en 2024. Les prévisions pour 2025 sont optimistes avec des objectifs affichés pour un Ebitda ajusté positif et un flux de trésorerie disponible positif pour la deuxième année consécutive. Deezer a traversé plusieurs phases qui coïncident avec des prises de décision stratégique engageant l’entreprise à adapter notamment son modèle d’affaires.

Cette notion de modèle d’affaires s’est très largement diffusée depuis la fin de la décennie 1990. Cela correspond à la montée en puissance de tous les services et applications numériques dans un contexte de convergence des secteurs des TIC. Le modèle d’affaires (ou modèle économique) renvoie à des sens, des interprétations et des représentations multiples selon l’angle considéré (différenciation, avantage concurrentiel, innovation, disruption, partage de la valeur, etc.) et la discipline de référence (management des systèmes d’information, stratégie, entrepreneuriat, marketing digital, etc.). De fait, le modèle d’affaires est défini tour à tour comme une méthode, une démarche, un cadre d’analyse unifié, une logique, un concept, etc.

Le modèle d’affaires de Deezer sur plusieurs années peut être analysé au travers de trois dimensions principales dont certaines sont très anciennes et relèvent du champ économique « classique » :

  • la valeur : proposition, processus de création, partage de la valeur ;

  • les ressources : capacités d’innovation, « scalabilité » (passage à l’échelle et rendements croissants) ;

  • les revenus : le modèle de revenu (flux de revenus), souvent confondu avec le modèle d’affaires lui-même. Il existe plusieurs modèles de revenus parmi lesquels les formules « gratuites » (assorties ou non de publicité), payantes avec notamment les abonnements, les offres premium, etc.


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Un environnement en évolution permanente

Deezer a évolué dans un environnement technologique et réglementaire très changeant obligeant les acteurs du marché à des adaptations continues. Trois grandes périodes peuvent être identifiées avec un impact significatif sur les modèles d’affaires :

  • La fin des années 2000 : les premiers tâtonnements dans le streaming musical. Le fait marquant est bien entendu le lancement de la plateforme (avec des ressources et une démarche innovante) qui s’inspire des autres modèles existants sur le marché. Deezer a surtout testé pendant cette période des modèles de revenus (abonnements, formule premium). La proposition de valeur « accès (écoute et/ou téléchargement) à un son de très haute qualité et sans publicité » trouve son public et les premiers chiffres sont encourageants.

  • Les années 2010 : vers une transformation profonde du modèle d’affaires initial ? Cette décennie a été l’occasion, notamment pour Deezer, de « reconfigurer certaines briques » de son modèle d’affaires d’origine et d’étendre le périmètre géographique de ses activités au-delà du territoire français. Deezer poursuit la signature d’accords avec les labels de musique. La plateforme s’est enrichie avec des ressources issues de nombreux partenariats que Deezer a su développer. Plusieurs alliances sont nouées avec des opérateurs tels qu’Orange mais aussi avec d’autres acteurs du secteur des médias comme Fnac-Darty puis dans la décennie suivante avec Bouygues Telecom, Sonos, RTL+, DAZN, etc.


À lire aussi : « Homo subscriptor » : stade suprême du capitalisme numérique


Deezer réussit plusieurs levées de fonds successives et l’intégration de nouveaux actionnaires. Les processus de capture et de partage de la valeur entre les différents partenaires (offres intégrées) évoluent en conséquence. Son modèle économique est hybride, alliant des canaux de distribution direct (B2C) et indirect (B2B grâce aux partenaires).

Une licorne française

Côté consommateurs, Deezer poursuit sa croissance avec un catalogue de plus en plus étoffé, une audience en augmentation avec des offres ciblées (Deezer famille) et une mise à jour du site et de l’application (navigation plus fluide), de nouveaux contenus, des interactions directes et exclusives entre les utilisateurs et leurs artistes préférés, l’accompagnement d’artistes en leur permettant une plus grande visibilité sur la plateforme et les réseaux sociaux.

Même si Deezer devient une licorne française à la fin des années 2010, son renoncement à une première tentative d’entrée en Bourse en 2015 montre aussi que le modèle d’affaires de la plateforme n’était pas encore totalement « stabilisé » et que Deezer cherche de nouveaux relais de croissance et nouvelles sources de monétisation de son audience.

France Culture 2024.
  • 2020-2025 : l’innovation au cœur du modèle d’affaires

Si la période est contrastée, l’entreprise réussit sa deuxième tentative d’entrée en Bourse (Euronext Paris) en 2022. Mais le bilan est très mitigé. Les résultats économiques et financiers ne suivent pas, si bien que le cours s’effondre.

Amélioration de l’expérience client

Parallèlement, Deezer poursuit sa stratégie d’innovation avec pour objectif l’amélioration de l’expérience client par l’établissement notamment de playlists, ainsi que le développement de son algorithme Flow, qui inclut les favoris et des recommandations personnalisées sur la base des contenus ajoutés aux favoris par les utilisateurs. Flow évolue avec l’intégration de filtres. Parmi les autres fonctionnalités nouvelles, la synchronisation des paroles est désormais proposée. Le recours à l’intelligence artificielle (IA) sert quant à lui à identifier les musiques générées par l’IA.

En matière de rémunération et de redistribution pour les droits d’auteur, c’est le modèle au prorata (market centric) qui a été adopté majoritairement par les différents acteurs du streaming musical. Les revenus d’abonnement ou publicitaires génèrent un montant global qui est réparti en proportion de tous les temps d’écoute. Ce modèle favorise les artistes les plus populaires et les morceaux les plus écoutés.

Mieux rémunérer les artistes ?

C’est dans ce contexte en 2023 que Deezer décide de lancer un modèle de streaming musical centré cette fois-ci sur l’artiste baptisé : « Artist-Centric » dans une approche plus locale et non plus globale. Au cœur de ce modèle d’affaires, l’objectif affiché est de mieux rémunérer les artistes et de mieux prendre en compte les goûts des utilisateurs pour des artistes indépendants et/ou des musiciens faisant peu d’audience.

2025 s’annonce comme une année de consolidation pour Deezer avec une trajectoire positive. Elle révèlera aussi si l’embellie récemment constatée est le signe d’une amélioration structurelle de la situation financière de l’entreprise ou si elle n’était que passagère. À suivre donc…

The Conversation

Nabyla Daidj ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.04.2025 à 17:35

L’éloignement des détenus étrangers, solution à la surpopulation carcérale ?

Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Gérald Darmanin estime qu'afin de faire face à la surpopulation carcérale, il est nécessaire de transférer les détenus étrangers dans leur pays d'origine. Une approche qui ne résiste pas à l'épreuve des faits.
Texte intégral (1691 mots)

Gérald Darmanin, le nouveau garde des sceaux, estime qu’afin de faire face à la surpopulation carcérale qui ne cesse d’augmenter d’année en année, il est nécessaire de transférer les détenus étrangers dans leur pays d’origine. L’efficacité de ces mesures martiales, répétées à l’envi, ne résiste pas à l’épreuve des faits. Pire, elles conduiraient à des effets aussi néfastes que contre-productifs. Il existe d’autres solutions pour réduire le taux d’incarcération.


Le 21 mars dernier, le garde des sceaux a adressé à l’ensemble des procureurs une circulaire les exhortant à user de tous les moyens à leur disposition pour transférer les détenus étrangers dans leur pays d’origine. Présentée dans la presse comme destinée à répondre à la surpopulation carcérale endémique qui sévit dans notre pays depuis plus de vingt ans, la mesure peut paraître frappée au coin du bon sens, le nombre de personnes étrangères incarcérées correspondant, peu ou prou, au nombre de places nécessaires pour remédier à cette situation. A l’analyse, cette solution se révèle pourtant doublement illusoire.

Alors que les prisons françaises comptent environ 19 000 ressortissants étrangers, les mesures préconisées sont loin de permettre le transfèrement de l’ensemble de ces personnes. La circulaire se garde d’ailleurs bien de fixer un quelconque objectif chiffré. D’une part, il faut avoir l’esprit qu’une grande partie d’entre eux sont placés en détention provisoire, se trouvant en attente de leurs procès ou d’une décision définitive sur les poursuites intentées à leur encontre. Et si les personnes étrangères représentent en moyenne un quart de la population carcérale, elles comptent pour un tiers des personnes provisoirement incarcérées, soit environ 8 000 détenus. Sauf à interrompre brutalement le cours des procédures judiciaires les concernant – et, partant, laisser l’infraction en cause sans aucune réponse – il ne saurait évidemment être question de les rapatrier dans leur pays d’origine avant qu’un jugement définitif n’ait été rendu à leur égard.


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Une solution illusoire et impraticable

En outre, que la personne ait été ou non définitivement condamnée, les conventions internationales encadrant ces échanges prévoient qu’aucun transfert ne peut davantage se faire sans que la personne détenue y consente expressément. Cette exigence ne disparait que pour les transferts impliquant des ressortissants d’un pays membre de l’Union européenne, lesquels ne représentent qu’une très faible proportion de la population carcérale. Par ailleurs, aucune mesure de transfèrement ne peut se faire sans l’accord des autorités du pays d’accueil. Il en est de même pour la mesure d’aménagement de peine spécifique aux personnes étrangères soumises à une obligation de quitter le territoire que constitue « la liberté conditionnelle – expulsion » : la personne est libérée avant la fin de sa peine aux seules fins de mettre à exécution, dès sa sortie de prison, son retour dans son pays d’origine. Si cette mesure ne suppose pas l’accord formel du condamné, elle requiert en revanche la délivrance d’un laissez-passer par les autorités étrangères – une procédure dont l’effectivité est aujourd’hui mise à mal par la politique du chiffre qui sévit en la matière. En imposant aux services préfectoraux de délivrer toujours plus d’OQTF chaque année, les autorités les privent d’assurer utilement le suivi de chaque situation individuelle.

Rappelons enfin que le transfert d’une personne détenue dans un autre État ne peut se faire s’il implique une atteinte disproportionnée à son droit à une vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : même si elle en a la nationalité, une personne ne peut être renvoyée dans son pays d’origine si l’essentiel de ses liens personnels et familiaux sont en France et qu’elle y réside depuis de très nombreuses années. On mesure ainsi à quel point, au-delà des effets de manche, les mesures annoncées par le ministère de la Justice ne sont absolument pas susceptibles de remédier à la surpopulation carcérale.

Ces mesures sont d’autant moins susceptibles d’y mettre fin qu’elles conduisent à occulter les véritables causes de ce phénomène. Ainsi que l’a démontré la brutale hausse des incarcérations ayant immédiatement suivi les libérations massives intervenues au plus haut de la crise sanitaire, au printemps 2020, le problème se situe moins au niveau des sorties que des entrées. Le nombre de places de prison a beau augmenter année après année, il reste toujours largement inférieur au nombre de personnes incarcérées. Face à ce constat, il n’existe dès lors que deux solutions si l’on veut vraiment en finir avec la suroccupation dramatique des prisons françaises. En premier lieu, certains acteurs préconisent d’instituer un mécanisme de régulation carcérale « automatique », prévoyant que, lorsque l’ensemble des places d’un établissement sont occupées, aucun nouveau condamné ne peut être incarcéré sans qu’un détenu ne soit libéré préalablement. La mise en œuvre de ce mécanisme suppose toutefois que le nombre de détenus soit identique ou à tout le moins proche du nombre de places. Le taux d’occupation particulièrement élevé des établissements surpeuplés – qui dépasse parfois 200 % – le rend ainsi impraticable en l’état. En l’état du flux de nouvelles incarcérations, sa mise en place supposerait en outre de renforcer considérablement les services chargés de l’aménagement des peines afin qu’ils puissent, en temps utile, faire sortir autant de personnes qu’il en rentre.

Les vraies causes de la surpopulation carcérale

C’est pourquoi il est sans doute préférable de chercher d’abord à agir sur les causes de la surpopulation carcérale. Si le taux d’incarcération a plus que doublé depuis la fin du XXe siècle c’est que, dans le même temps, le nombre d’infractions passibles d’emprisonnement a suivi la même pente ascendante et que les peines encourues pour certaines des plus poursuivies d’entre elles – à l’image des vols aggravés – n’ont également cessé d’augmenter.

Conséquence mécanique de cette évolution, le nombre personnes incarcérées comme la durée moyenne d’emprisonnement ferme n’ont fait que croître. Remédier à la surpopulation carcérale suppose alors de remettre durablement en cause une telle évolution. D’une part, en envisageant la dépénalisation des faits pour lesquels une réponse alternative à la répression paraît plus adaptée et efficace. A l’image de ce qui se pratique dans la majorité des États d’Europe de l’Ouest, mais également au Canada ou en Californie, l’abrogation du délit de consommation de produits stupéfiants, aujourd’hui passible d’un an d’emprisonnement, aurait un effet à la baisse immédiat sur la population carcérale.

De la même façon, substituer à la prison la mise à l’épreuve ou le travail d’intérêt général comme peine de référence pour certains délits – par exemple pour les atteintes aux biens – permettrait de réduire significativement le taux d’incarcération. Rappelons à cet égard que si les personnes étrangères sont surreprésentées dans les prisons françaises, cela tient avant tout à leur précarité matérielle et administrative, qui les prive bien souvent des « garanties de représentation » (un domicile stable, un logement propre permettant notamment de mettre en place une surveillance électronique) qui permettent aux autres d’échapper à la détention provisoire ou d’obtenir un aménagement de leur emprisonnement.

The Conversation

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06.04.2025 à 17:34

Le porte-avions « Charles-de-Gaulle », vitrine des ambitions françaises en Indo-Pacifique

Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l'Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP)

Le « Charles-de-Gaulle », outil militaire d’envergure, est devenu en quelque sorte un ambassadeur français hors norme dans la région Indo-Pacifique.
Texte intégral (2048 mots)

Le porte-avions Charles-de-Gaulle et son groupe aéronaval reviennent d’une mission en Indo-Pacifique, région où la France cherche à développer son influence. Illustration concrète de la stratégie mise en œuvre par Emmanuel Macron depuis 2018, ce déploiement démontre la capacité de la France à projeter une puissance aéromaritime à des milliers de kilomètres de ses côtes hexagonales.


« Un porte-avions, c’est 100 000 tonnes de diplomatie », aurait affirmé l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger (1923-2023). Apocryphe ou non, cette expression reste d’actualité tant ces navires constituent un atout majeur pour les États qui en disposent.

Déployer un porte-avions, outil opérationnel sans équivalent, constitue autant un message d’affirmation stratégique qu’un moyen d’asseoir sa crédibilité diplomatique. Dernier exemple en date : en octobre 2023 à Gaza, trois jours après le début de la guerre, l’USS Gerald R. Ford naviguait en Méditerranée orientale pour tempérer toute velléité iranienne d’intervenir dans le conflit.

Traduction française de l’adage kissingerien, les 42 000 tonnes du porte-avions Charles-de-Gaulle (CDG), navire amiral de la Marine nationale, sont un avantage hors norme pour la France. Parti de Toulon en novembre dernier, le CDG est actuellement en mer dans le cadre de la mission Clemenceau 25, un déploiement résolument tourné vers l’Indo-Pacifique, une région où la France cherche à tisser son influence, en toute autonomie.


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« Mission Clemenceau 25 : une démonstration de la puissance navale française », ministère des armées, Youtube (février 2025).

Un porte-avions n’est donc pas seulement un moyen de projection militaire essentiel, c’est aussi un appui crédible de la stratégie Indo-Pacifique française, nouvel espace géopolitique de référence où la France cherche à faire valoir ses intérêts.

Un outil opérationnel hors norme

L’utilisation du porte-avions comme outil opérationnel a parfois divisé la communauté d’experts stratégiques, notamment quand il convient de faire des choix budgétaires.

Coût prohibitif ; absence de permanence à la mer sans « sister ship » ; vulnérabilité en cas de guerre de haute intensité ; défis posés par les stratégies de déni d’accès et d’interdiction de zone (stratégies A2/AD), et par des missiles à longue portée de plus en plus performants : autant de critiques régulièrement formulées à l’encontre de l’emploi du CDG.

Pourtant, le porte-avions demeure un instrument largement utilisé et convoité au XXIe siècle. On observe un essor des flottes de porte-avions dans le monde, car elles sont perçues par de nombreux pays comme l’outil de souveraineté absolue qui leur confère la capacité à se projeter loin et longtemps.

Dans le cadre de la mission Clemenceau 25, le CDG, accompagné de son groupe aéronaval (GAN) – constitué d’une trentaine d’aéronefs et de cinq navires de guerre – mobilise près de 3 000 militaires, déployés pendant 150 jours de la Méditerranée jusqu’aux confins du Pacifique occidental.

Opérant depuis la haute mer – espace de liberté et sanctuaire stratégique –, le CDG est à la fois une base aérienne embarquée, une centrale nucléaire et un centre de commandement. Le tout est un mécanisme parfaitement synchronisé capable de catapulter, puis de faire apponter en pleine mer, des dizaines d’aéronefs par jour.

Véritable ville flottante, le porte-avions CDG est néanmoins un instrument mobile, il peut parcourir près de 1 000 km par jour et engager le feu à plus de 2 000 km. De plus, ses divers senseurs (radars, sonars, satellites) assurent une bulle informationnelle pour agir efficacement dans tous les champs et milieux de conflictualité (mer, terre, air, fonds marins, cyber, espace).

« Le porte-avions Charles-de-Gaulle, une ville de 42 000 tonnes », France 24 (2023).

L’ensemble de ces capacités permettent aux marins français de remplir un large éventail de missions : défense aérienne et antimissile, combat naval, frappe contre la terre, opération amphibie, lutte anti-sous-marins, interception maritime, protection du transport maritime, entre autres. Outil souple et polyvalent, le CDG est le symbole de l’autonomie stratégique française ainsi qu’un instrument crédible qui facilite les coopérations avec des nations partenaires.

Un instrument de coopération crucial

En service depuis 2001, les déploiements du GAN sont systématiquement l’occasion d’interactions avec les marines et armées étrangères. À cet égard, la mission Clemenceau 25 a porté à un niveau inédit les partenariats de la Marine nationale en Indo-Pacifique, structurés autour de trois moments clés : l’exercice de sécurité maritime La-Pérouse 25, mené avec huit nations riveraines de la région dans les détroits d’Asie du Sud-Est (Malacca, Lombok, Sonde) ; l’exercice trilatéral Pacific Steller aux côtés des États-Unis et du Japon ; et l’exercice annuel franco-indien Varuna.

Symbole des bonnes relations qu’entretient la France dans la région, le CDG a, pour la première fois de son histoire, fait escale aux Philippines (Subic Bay), en Indonésie (Lombok, où le ministre Sébastien Lecornu s’est rendu) et a fait une étape remarquée à Singapour.

Agrégateur de coopération maritime en temps de paix, pierre angulaire des flottes modernes, permettant une montée en puissance des forces partenaires et renforçant la confiance et l’interopérabilité, le GAN peut également être en facteur de désescalade politique en temps de crise. Outre le déploiement américain en Méditerranée mentionné plus haut, un autre exemple date de 1995, quand les États-Unis avaient déployé deux porte-avions dans le détroit de Formose en réponse à des tirs de missiles lancés par Pékin dans les eaux territoriales taïwanaises.

Le GAN est donc un puissant levier politique que la France exploite pour affirmer ses ambitions en Indo-Pacifique.

« La France, un point d’entrée stratégique dans l’Indo-Pacifique », Marine nationale (2024).

Stratégie Indo-Pacifique, au-delà du narratif

À partir de mai 2018, Emmanuel Macron, a formalisé une stratégie Indo-Pacifique française pour légitimer et crédibiliser le statut de la France en tant que puissance régionale.

À travers l’exercice de la souveraineté dans les collectivités de la zone, ce nouveau narratif est une opportunité pour la diplomatie française de valoriser ses attributs de puissances diplomatiques, culturelles, économiques et surtout militaires dans cette vaste région.

Ainsi, la France cherche à promouvoir une vision singulière, celle d’un espace Indo-Pacifique libre, ouvert, respectueux du droit international et favorisant une approche multilatérale. Et refusant toute logique de bloc, le président Macron encourage l’ensemble des partenaires à être libres de la coercition chinoise sans pour autant s’aligner systématiquement sur les États-Unis.

Pour le ministère des armées, les déclinaisons opérationnelles de la stratégie Indo-Pacifique impliquent la protection de 1,8 million de Français résidant dans les collectivités françaises de la zone. Il s’agit également de contribuer aux opérations nationales et européennes en mer Rouge et dans l’océan Indien, afin de renforcer la sécurité maritime dans ces régions.

En complément des forces prépositionnées en permanence dans les collectivités françaises de la région et des missions régulières de la Marine nationale et de l’Armée de l’air et de l’espace dans la zone, le déploiement du CDG constitue ainsi un signal stratégique fort, qui crédibilise la stratégie portée par l’État.

Un gage de crédibilité… et de rentabilité ?

Déployée en autonomie malgré la tyrannie des distances, notamment grâce à une escorte complète de frégates et à la présence du bâtiment ravitailleur Jacques-Chevallier, la mission Clemenceau 25 a permis de démontrer la capacité de la France à utiliser sa force aéromaritime loin du territoire hexagonal pendant plusieurs mois.

Le GAN est aussi la vitrine de l’excellence française à travers la diversité des technologies et des armements mis en œuvre. Le Rafale M F4.1, le sous-marin nucléaire d’attaque de classe Suffren, ou encore les frégates multimissions sont autant de « porte-étendards » et de potentiels contrats à l’exportation pour l’industrie française de l’armement.

En 2024, la France est devenue le deuxième exportateur mondial d’armements, et certains de ses plus gros clients, comme l’Inde, l’Indonésie et les Émirats arabes unis, sont des nations de l’Indo-Pacifique. Le déploiement du GAN relève donc aussi du soutien à l’exportation de la base industrielle et technologique française.

Instrument crédible, multimodal et polyvalent, dont les fonctions dépassent le strict cadre militaire, le GAN est un atout de première main pour la France. En attendant la mise en service du nouveau porte-avions (à l’horizon 2038), le Charles-de-Gaulle restera le « meilleur ambassadeur » français dans la zone Indo-Pacifique.

The Conversation

Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.04.2025 à 17:33

Climat et agriculture : pour éviter le risque de surchauffe, le levier du méthane

Marc Delepouve, Chercheur associé au CNAM, Docteur en épistémologie, histoire des sciences et des techniques, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Bertrand Bocquet, Professeur des Universités, Physique & Science, Technologie et Société, Université de Lille

En éliminant les énergies fossiles, on réduit les émissions de gaz à effet de serre… mais également de dioxydes de soufre à l’effet refroidissant. Comment éviter toute surchauffe transitoire ?
Texte intégral (2629 mots)

Limiter l’utilisation des énergies fossiles doit permettre de lutter contre le réchauffement climatique. Or, à court terme, il faut aussi prendre en compte l’autre conséquence de la décarbonisation de l’économie : la baisse des émissions de dioxydes de soufre, qui ont, au contraire, un effet refroidissant sur la planète. Pour pallier le risque de surchauffe transitoire, il existerait pourtant un levier précieux : réduire les émissions de méthane liées à l’agriculture.


L’agriculture est sous tension. Aujourd’hui source de problèmes écologiques, sanitaires, sociaux et même éthiques du fait des enjeux de souffrance animale, elle pourrait se situer demain du côté des solutions. Elle pourrait constituer le principal levier pour répondre au risque d’un épisode de surchauffe du climat.

La réduction de l’utilisation des énergies fossiles, rendue nécessaire pour l’atténuation du changement climatique, porte en effet un tel risque. Le recours aux énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel…) provoque des émissions de dioxyde de carbone (CO2), dont l’effet de serre réchauffe le climat. Mais la combustion d’un grand nombre de ces produits fossiles s’accompagne de l’émission de dioxyde de soufre (SO2) qui possède un effet refroidissant sur le climat et génère des aérosols qui ont eux aussi un effet refroidissant.

Au plan global, l’impact du CO2 en termes de réchauffement est plus fort que le pouvoir refroidissant du SO2 et constitue la première cause du changement climatique. Se passer des énergies fossiles, ce que nous nommerons dans cet article défossilisation de l’énergie, est donc au cœur des stratégies d’atténuation du changement climatique.

Le problème, c’est que les effets sur le climat d’une baisse des émissions de CO2 mettent du temps à se faire sentir du fait de la durée de vie élevée du CO₂ dans l’atmosphère. En comparaison, les effets d’une chute des émissions de SO2 sont quasiment immédiats, la durée de vie de ce gaz n’étant que de quelques jours dans la troposphère et de quelques semaines dans la stratosphère.

Si elles ne prennent en compte ces différences de temporalité, les stratégies d’atténuation pourraient conduire à un épisode de surchauffe momentané du climat. Les rapports du GIEC ont notamment exploré ces incertitudes : à l’issue d’un arrêt rapide des fossiles, l’effet réchauffant lié à la fin des émissions de SO2 se situerait très probablement dans la fourchette de 0,11 °C à 0,68 °C.


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Afin de répondre à ce risque, certains promeuvent des solutions de géo-ingénierie, dont certaines sont porteuses de risques environnementaux majeurs. Pourtant, une solution simple qui ne présente pas de tels risques existe.

Elle repose en premier lieu sur la diminution rapide des émissions anthropiques de méthane, tout d’abord celles issues de l’agriculture, du fait de l’élevage de bétail notamment. Cette option est politiquement sensible, car elle nécessite l’appropriation de ces enjeux et la mobilisation du monde agricole et des consommateurs.

Pour ce faire, il est essentiel que des recherches ouvertes soient menées avec et pour la société.


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De la surchauffe à l’emballement

Revenons d’abord sur l’effet refroidissant des émissions de SO2 émis par les énergies fossiles. Cet effet sur le climat résulte de l’albédo du SO2, c’est-à-dire du pouvoir réfléchissant du SO2 pour le rayonnement solaire. Cet albédo intervient à trois niveaux :

  • tout d’abord, directement par le SO2 lui-même,

  • ensuite, par l’intermédiaire de l’albédo des aérosols que génère le SO2,

  • enfin, ces aérosols agissent sur le système nuageux et en augmentent l’albédo. En leur présence les nuages sont plus brillants et réfléchissent plus de rayonnement solaire vers l’espace.


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Ce n’est pas tout. Au risque d’un épisode de surchauffe dû à la baisse des émissions de SO2, s’ajoute celui d’une amplification du réchauffement par des phénomènes laissés sur le côté par les modèles climatiques et les scénarios habituels. Par exemple, des hydrates de méthane des fonds marins pourraient mener à des émissions subites de méthane. Autre exemple, sous les glaciers polaires, des populations de micro-organismes émetteurs de méthane ou de dioxyde de carbone pourraient se développer massivement du fait de la fonte des glaces.

La question prend une nouvelle importance : depuis 2024, l’ampleur du réchauffement se situe au-dessus de la fourchette probable prévue par le GIEC. La température moyenne de l’année 2024 a dépassé de plus de 1,5 °C le niveau de référence de l’ère préindustrielle. Pour le mois de janvier 2025, ce dépassement est de 1,75 °C, et de 1,59 °C en février, malgré le retour du phénomène climatique La Niña qui s’accompagne généralement d’un refroidissement temporaire des températures.

S’agit-il d’une tendance de fond ou seulement d’un écart passager ? À ce jour, il n’existe pas de réponse à cette question qui fasse l’objet d’un consensus entre les climatologues.

Réduire les émissions de méthane, une carte à jouer

Réduire rapidement les émissions de méthane d’origine humaine permettrait de limiter considérablement le risque d’épisodes de surchauffe, et ceci sans occasionner d’autres risques environnementaux.

Le méthane est, à l’heure actuelle, responsable d’un réchauffement situé dans une fourchette de 0,3 °C à 0,8 °C, supérieure à celle du SO2. Quant à la durée médiane de vie du méthane dans l’atmosphère, elle est légèrement supérieure à dix ans.

Dix ans, c’est peu par rapport au CO2, mais c’est beaucoup plus que le SO2 et ses aérosols. Autrement dit, réduire les émissions de méthane permettrait de limiter le réchauffement à moyen terme, ce qui pourrait compenser la surchauffe liée à l’arrêt des émissions de SO2.

Durée de vie médiane de plusieurs composés chimiques dans l'atmosphère. Fourni par l'auteur

Mais pour cela, il faut qu’il existe une réelle stratégie d’anticipation, c’est-à-dire une réduction des émissions de méthane d’origine humaine qui surviennent de façon plus rapide que la défossilisation de l’énergie (baisse des émissions de CO2), sans pour autant affaiblir les ambitions relatives à cette dernière.

Où placer les priorités ? À l’échelle mondiale, les émissions anthropiques de méthane sont issues :

  • à hauteur d’environ 40 %, d’activités agricoles (rizières en surface inondée, élevage de ruminants…),

  • à 35 %, de fuites liées à l’exploitation des énergies fossiles,

  • et pour environ 20 %, de déchets (fumiers, décharges, traitement des eaux…).

On peut donc considérer que 35 % des émissions s’éteindraient avec la défossilisation. D’ici là, il est donc urgent de réduire les fuites de méthane liées à l’exploitation des énergies fossiles tant que celle-ci n’est pas totalement abandonnée.

Mais comme ce levier ne porte que sur un bon tiers des émissions de méthane, il reste prudent de miser sur l’agriculture, l’alimentation et la gestion des déchets.

Favoriser l’appropriation locale

Réduire les émissions de méthane de l’agriculture peut, par exemple, passer par une modification des régimes alimentaires des ruminants, par le recours à des races moins émettrices de méthane, par l’allongement du nombre d’années de production des ruminants, par des changements dans le mode de culture du riz, ou par la récupération du méthane issu de la fermentation des fumiers. Il existe une grande diversité de procédés techniques pour réduire les émissions de méthane d’origine agricole.

Ces procédés sont le plus souvent à mettre au point ou à perfectionner et restent à développer à l’échelle internationale. Ils requièrent des innovations techniques, une adaptation des marchés et une appropriation par les agriculteurs. Leur déploiement ne peut suffire et ne pourra être assez rapide pour répondre à l’urgence qu’il y a à diminuer drastiquement les émissions de méthane. La question de la réduction de certaines productions agricoles et de certaines consommations alimentaires se pose donc.

Réduire de façon conséquente la consommation de viande de ruminants, de produits laitiers et de riz est possible… si les comportements de consommation individuels suivent. Cela exige une forme de solidarité mais aussi des décisions politiques fortes. Cela passe par une appropriation pleine et entière des enjeux climatiques par les agriculteurs, par les consommateurs et par l’ensemble des parties prenantes des questions agricoles et alimentaires.

La dimension locale serait une voie pertinente pour mettre en œuvre des solutions. À cet égard, les GREC (groupes régionaux d’experts sur le climat) pourraient jouer un rôle majeur.

Nous avons notamment identifié deux leviers : la dimension de forum hybride de la démocratie technique (espace d’échanges croisés entre savoirs experts et savoirs profanes), qui peut être prolongée par une dimension de recherche-action-participative (RAP).

Au niveau régional, ils permettraient de mettre en débat les connaissances scientifiques en matière de changement climatique, comme ce cas a priori contre intuitif de surchauffe planétaire liée à la défossilisation. Ils pourraient contribuer à la définition de stratégies déclinées localement en solutions concrètes et nourrir des questionnements nécessitant un travail de recherche.

Les GREC pourraient ainsi impulser des démarches participatives de recherche et d’innovation et, par exemple, s’appuyer sur des dispositifs d’interface sciences-société (boutiques des sciences, tiers-lieux de recherche, fablab, hackerspace…). Pour cela, ils pourraient s’appuyer sur des approches RAP qui permettent de co-produire des savoirs avec des chercheurs, d’avoir une meilleure appropriation des résultats de recherche pour des applications concrètes et d’impliquer des citoyens et/ou des groupes concernés au travers de leur participation active à toutes les étapes du projet de recherche et de ses applications.

Par la création d’un réseau international, les GREC pourraient favoriser des synergies entre les actions locales et contribuer à définir et à renouveler les stratégies nationales et internationales, tout ceci, non par le haut comme de coutume, mais par le bas.

The Conversation

Bertrand Bocquet est membre du Réseau de recherche sur l'innovation (https://rri.univ-littoral.fr/)

Marc Delepouve ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.04.2025 à 17:32

Aux États-Unis, Trump à l’assaut de l’éducation, entre censure, coupes budgétaires et répression

Esther Cyna, Maîtresse de conférences en civilisation des États-Unis, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, les assauts contre l’éducation prennent une ampleur inédite et se déclinent au plan fédéral comme dans les districts scolaires.
Texte intégral (1982 mots)

Aux États-Unis, voilà quelques années que les programmes scolaires et les universités sont régulièrement pris pour cible par les militants ultraconservateurs. Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, cet assaut contre l’éducation prend une ampleur inédite et se décline au niveau fédéral comme dans les districts scolaires.


Le jeudi 20 mars, devant un groupe d’écolières et d’écoliers mis en scène à la Maison Blanche, Donald Trump a signé un décret (executive order) visant à démanteler le ministère de l’éducation aux États-Unis.

Si la suppression complète du ministère nécessitera un vote du Congrès, le décret marque néanmoins un affaiblissement certain de l’agence fédérale et symbolise l’assaut mené par Trump et son gouvernement contre l’éducation publique et l’État fédéral.

Les attaques du gouvernement Trump et du Parti républicain contre l’éducation publique et l’enseignement supérieur n’ont fait que s’amplifier depuis son premier mandat. L’abolition du ministère de l’éducation, la censure des programmes scolaires et des livres accessibles aux élèves, la promotion de l’enseignement privé religieux subventionné par les impôts publics et la répression des universités sont autant de stratégies au sein d’une guerre contre l’éducation, la recherche et, plus largement, contre les discours allant à l’encontre des récits ultraconservateurs et nationalistes chrétiens défendus par le gouvernement états-unien actuel.

Sabrer l’État fédéral

Depuis l’arrivée au pouvoir de Trump en janvier 2025, le ministère de l’efficacité gouvernementale (Department of Government Efficiency, DOGE) dirigé par Elon Musk a décimé les rangs de l’administration fédérale états-unienne.

Plus de 100 000 employés de l’État fédéral ont d’ores et déjà perdu leur emploi. Les licenciements les plus drastiques ont visé les ministères du logement et du développement urbain ainsi que celui de l’éducation et font l’objet de batailles judiciaires à l’issue incertaine. Le gouvernement a également annoncé supprimer des milliards de dollars de financement à la recherche dans le domaine de la santé.


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S’en prendre ainsi à l’État fédéral a plusieurs conséquences pour l’éducation, même s’il faut rappeler que l’éducation aux États-Unis est surtout une affaire d’États fédérés et de districts scolaires. Environ 10 % seulement du coût de l’éducation publique aux États-Unis provient de l’État fédéral, la majeure partie provenant de sources locales (c’est-à-dire de l’impôt foncier des districts scolaires) et des États fédérés.

Le rôle de l’État fédéral en matière d’éducation est traditionnellement plutôt faible, à deux exceptions près : le financement du programme « Title I », créé en 1965, qui prévoit des fonds fédéraux supplémentaires pour les élèves les plus pauvres et celui d’IDEA, établi en 1975, par lequel l’État fédéral finance les programmes spécialisés pour les enfants en situation de handicap. Avec la destruction complète ou partielle du ministère, ces deux populations, particulièrement vulnérables, risquent ainsi de perdre toute chance de poursuivre un cursus scolaire adapté à leurs besoins spécifiques.

Prônant le « retour de l’éducation au peuple », qui n’est pas sans rappeler l’arrêt ayant aboli le droit fédéral à l’avortement en 2022, Trump et le Parti républicain orchestrent ainsi une dépossession des pouvoirs fédéraux au profit d’échelles plus locales, aux dépens des enfants les plus défavorisés.

Censurer les programmes scolaires

Depuis plusieurs années, le Parti républicain promeut le retrait des écoles et bibliothèques de livres traitant de questions d’identité ethno-raciale, de genre et de sexualité et la censure des contenus des programmes scolaires qui évoquent, par exemple, le passé esclavagiste et ségrégationniste des États-Unis ainsi que les inégalités qui persistent dans la société états-unienne.

Ces livres interdits dans les écoles américaines (France 24, mai 2023).

En s’immisçant dans les processus par lesquels les districts scolaires locaux et les universités prennent des décisions sur le contenu et la manière d’enseigner, les militantes et militants conservateurs veulent imposer à la jeunesse des récits négationnistes ainsi qu’une vision de la population des États-Unis binaire, blanche, chrétienne, niant jusqu’à l’existence des personnes qui ne correspondraient pas à cette norme fantasmée.

Cette stratégie de censure est principalement portée à l’échelle locale et celle des États, même si l’État fédéral a symboliquement marqué son adhésion à la mouvance ultraconservatrice en interdisant des livres au sein des seules écoles qu’il gère directement, les académies militaires.

Pour le reste des écoles publiques du pays, seuls les législatures des États et les conseils des districts scolaires locaux ont le pouvoir de prendre des décisions quant aux livres disponibles dans les écoles. Dès 2021, des groupes de mères d’élèves ultraconservatrices tels que Moms 4 Liberty se sont saisis de cette échelle locale pour faire progresser leur vision malgré la défaite de Trump à l’élection présidentielle.

Abolir la séparation entre Église et État à l’école

Le projet idéologique des républicains est celui d’un nationalisme chrétien ultraconservateur ; à ce titre, le gouvernement soutient les écoles religieuses. Lors de son premier mandat, Trump avait clairement affiché son soutien à la privatisation de l’éducation et aux programmes de financement public d’écoles privées lorsqu’il avait nommé Betsy DeVos à la tête du ministère de l’éducation.

La branche judiciaire, dominée par les juges nommés par Trump durant son premier mandat, joue un rôle clé dans l’avancée de ce projet religieux. Au printemps 2025, la Cour suprême des États-Unis va s’exprimer sur la question de la religion à l’école dans le cadre d’un arrêt très attendu, en déterminant si la création d’une école publique en ligne, dans l’Oklahoma, dont la gestion est déléguée à un archidiocèse catholique, constitue une violation de la Constitution. Si la Cour suprême déclare que l’école en question est compatible avec la Constitution, il sera alors légal de financer des écoles religieuses publiques par les impôts.

En 2021, la Cour suprême avait déjà empiété sur la séparation entre Église et État en déclarant dans l’arrêt Kennedy v. Bremerton School District que le coach de football d’une école publique pouvait prier publiquement pendant les matchs de son équipe.

Contrôler et punir les universités

Les universités états-uniennes, diabolisées depuis des décennies par les conservateurs comme des bastions d’« idéologie gauchiste » et identifiées comme des menaces à l’hégémonie conservatrice, sont victimes d’attaques sans précédent depuis la chasse aux sorcières des années de maccarthysme.

Les mécanismes sont cette fois différents, Trump ayant principalement utilisé le levier financier pour punir les universités de leurs politiques sportives quant aux personnes transgenres, pour les manifestations propalestiniennes de 2024 et, plus largement, pour les thématiques de recherche de ces institutions.


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L’université de Columbia a marqué, fin mars 2025, un tournant majeur en cédant à des demandes extrêmes du gouvernement Trump qui menace d’y supprimer des programmes de recherche fédéraux à hauteur de 400 millions de dollars. En acceptant de renoncer à l’autonomie des départements d’études du Moyen-Orient, d’études africaines-américaines et asiatiques, en plus de s’être engagée à durcir la répression des manifestations étudiantes et d’interdire le port du masque sur le campus, la prestigieuse institution new-yorkaise montre que les universités états-uniennes ne seront sans doute pas le lieu de la résistance à Trump.

Attaquer l’éducation : une stratégie d’extrême droite

Pendant sa campagne de 2016, Trump avait déclaré « adorer les personnes mal éduquées », puisqu’il voit en elles un électorat docile et réceptif à ses discours mensongers, trompeurs et antifactuels.

Jouant sur plusieurs échelles, des districts scolaires à l’État fédéral en passant par les universités, le gouvernement Trump mène aujourd’hui une offensive musclée contre la liberté d’expression, pourtant prônée comme une valeur phare du Parti républicain. Les stratégies d’attaque contre l’éducation – lorsqu’elle n’est pas privée, religieuse et ne promeut pas la vision nationaliste chrétienne blanche du parti au pouvoir – témoignent d’une volonté d’étouffer la pensée critique.

Cette menace pour la démocratie états-unienne, mise à mal par la concentration du pouvoir du gouvernement Trump, est symptomatique des régimes d’extrême droite. En vidant de leur substance le système d’éducation publique et en s’attaquant frontalement aux universités, les républicains espèrent façonner les pensées et les paroles des citoyennes et citoyens états-uniens, de leur futur électorat, créant ainsi une nouvelle génération dépourvue des compétences requises pour participer activement à la démocratie et repousser l’oppression totalitaire.

The Conversation

Esther Cyna ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.04.2025 à 17:30

Comac : la menace chinoise pour Airbus et Boeing

Raymond Woessner, Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Université

La Comac (Commercial Aircraft Corporation of China) prend son envol dans la galaxie des constructeurs aéronautiques mondiaux. Airbus, l’ayant aidée à décoller, s’en mord-il les doigts ?
Texte intégral (2310 mots)
Comac ARJ21-700 de Chengdu Airlines en phase d’atterrissage. LP2Studio/Shutterstock

La Comac (Commercial Aircraft Corporation of China) prend son envol dans la galaxie des constructeurs aéronautiques mondiaux. L’avionneur européen Airbus, qui l’a aidée à décoller, s’en mord-il déjà les doigts ?


Depuis plusieurs décennies, Airbus et Boeing sont les maîtres du ciel dès lors qu’il s’agit de jets court, moyen et long-courriers. Mais désormais une entreprise chinoise, la Commercial Aircraft Corporation of China (Comac), s’est invitée au jeu.

Faute d’avoir raté la révolution industrielle, l’industrie aéronautique chinoise avait travaillé avec des Allemands dans les années 1920, des Italiens dans les années 1930, des Soviétiques dans les années 1950, des Américains et des Français dans les années 1970 et 1980… Or, ne pas avoir d’avion Made in China, c’était se trouver « à la merci des autres », avait déploré le président Xi Jinping en 2014. Comment l’industrie chinoise en général a fait des bonds de géant, pourquoi son aviation civile n’en ferait-elle pas autant ? Et que signifierait cette émergence à l’échelle globale ?

Échecs russes, canadiens et chinois

Les normes de sécurité de l’aviation civile sont particulièrement élevées. Le transport aérien est déjà le mode de transport le plus sûr au monde et son but ultime est d’atteindre 0 accident. C’est pourquoi les matériaux utilisés et les systèmes de contrôle comptent parmi les plus élaborés qui soient. Du fait de la recherche d’une moindre pollution, les technologies évoluent en permanence.

C’est ainsi que l’aviation civile russe, incapable de suivre le mouvement malgré son passé glorieux, a sombré. Ou que les Canadiens de Bombardier ont été rachetés par Airbus.


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En Chine, le désir d’avions nationaux remonte aux années 1990 lorsque Aviation Industry Corporation of China (Avic), basé à Pékin, voulait produire des MacDonnell Douglas MD-90 américains sous licence. Mais en 1998 le projet avait tourné court, car les Américains redoutaient un copier-coller à leur détriment. En 2008, le gouvernement chinois a alors compris qu’il lui fallait mettre d’énormes moyens en œuvre, avec deux projets menés en parallèle.

Marché de dupes pour Airbus

Airbus a été invité à assembler des A320 en Chine, par l’intermédiaire d’une joint-venture avec Avic qui a été implantée dans la zone franche de Tianjin. Il s’agit du 4e site mondial d’assemblage des A320 après ceux de Toulouse (Haute-Garonne), de Hambourg (Allemagne) et de Mobile aux États-Unis. Plus de 700 avions y ont déjà été assemblés et la cadence s’accélère, en 2026, avec l’ouverture d’une deuxième ligne de fabrication. Tianjin assure également la finition des A350 destinés à la Chine. Airbus a créé tout un écosystème : l’usine de matériaux composites de Harbin, la fabrication de pièces de rechange, la formation du personnel, le centre de recherche de Suzhou pour l’environnement et celui de Shenzhen pour la digitalisatio.

En même temps que l’arrivée d’Airbus comme manufacturier, le gouvernement a créé la Comac, Commercial Aircraft Corporation of China. L’entreprise est contrôlée à 31,6 % par l’État et à 26,3 % par la municipalité de Shanghai, s’y ajoutent des industriels chinois de l’aviation, dont Avic, et de la métallurgie : Baoshan Steel, Chinalco, Sinochem. Du point de vue de l’organisation industrielle, la Comac s’inspire d’Airbus, avec des usines réparties un peu partout en Chine et l’assemblage final effectué à Shanghai. Le but de la Comac est de construire une gamme complète d’appareils, et peut-être même, un jour, de très gros quadriréacteurs et des avions supersoniques.

L’ARJ21, premier-né

Dès l’Airshow China de 2014, le représentant d’Airbus voyait poindre la concurrence de la COMAC. On passerait alors du couple Airbus-Boeing à un oligopole mondial à trois. Mais la gestation des projets chinois est longue. En octobre 2008 a volé l’Advanced Regional Jet for the 21st Century (ARJ21). Ce biréacteur de 90 places ressemble finalement au vieux MD-90 avec ses réacteurs placés à l’arrière et son empennage haut, et 181 commandes de l’ARJ21 ont été passées immédiatement sur décision gouvernementale.

Avion COMAC ARJ21
Le Comac ARJ21 est un avion régional bimoteur, premier jet pour passagers développé et produit en série en République populaire de Chine, utilisé par la compagnie indonésienne TransNusa. alphonsusjimos/Shuttertstock

Huit ans plus tard, en 2016, Chengdu Airlines a effectué le premier vol commercial de l’ARJ21. Une vingtaine de sous-traitants américains, le Français Zodiac pour les toboggans d’évacuation et d’autres Européens jouent un rôle essentiel dans l’équipement de l’avion. Près de 120 appareils sont en service auprès de diverses compagnies chinoises et du transporteur indonésien TransNusa, le seul opérateur étranger de Comac jusqu’à présent.

Autonomie stratégique chinoise

Par le jeu de la sous-traitance et de la fourniture d’éléments très avancés, les avions d’Airbus, de Boeing et de la Comac intègrent en réalité de nombreux éléments communs. Mais un avion n’est pas un scooter ou une voiture. Il est encastré dans des politiques de souveraineté nationale d’autant plus qu’il partage des éléments avec les avions de guerre.

En 2019, du fait de l’agressivité du président Trump à l’encontre la Chine, une coopération technique avait été lancée entre la Comac et l’United Aircraft Corporation (UAC) russe pour la construction du CR929. Un futur rival sur le marché des long-courriers Airbus A350 et Boeing 787 voire B777.

Avion COMAC CR929
Le CR929, en coopération technique avec les Russes, n’a jamais vu le jour. testing/Shutterstock

Il aurait dû entrer en production en 2025, mais la Comac et l’UAC ont rompu leur pacte en 2023. Les Chinois continuent à développer le projet seuls… Le gouvernement chinois – tout comme celui de la Russie – cherche à s’émanciper de ce qu’il considère comme une mise sous tutelle. Dès 2016, il a fondé l’Aero Engine Corporation of China (AECC) fusion de différents établissements industriels publics chinois forte de 72 000 salariés. « Un pas stratégique », selon le président de la République Xi Jinping.

AECC veut alors construire des réacteurs civils, outre les moteurs militaires qu’elle produit déjà. La cible est le développement de réacteurs pour tous types d’avions civils, gros porteurs inclus. Le moteur CJ-1000A devrait progressivement se substituer aux motorisations de la CFM, la joint-venture de Safran et de General Electric, qui assemble des réacteurs en Chine à partir de composants fabriqués aux États-Unis et en France.

Remplacer Aribus et Boeing ?

Rien n’est simple. Ryanair avait été associé à la conception du C919 et affirmait en vouloir 700 exemplaires, alors qu’elle est une compagnie qui n’utilise que des Boeing 737. Mais le marché ne sera pas conclu avant le milieu des années 2030 parce que, selon Michael O’Leary, le patron de Ryanair, le marché chinois est servi en premier.

Les perspectives qui s’ouvrent sont vertigineuses pour la Weltanschauung, la manière de voir et de comprendre le monde. De part et d’autre de l’Atlantique, depuis des décennies, on a raisonné en termes de coopération et concurrence entre les entreprises. En Chine, on a appris de l’Occident. On apprend encore sans que l’intention finale soit évidente. S’agit-il de créer une troisième étoile dans le firmament des avionneurs, à côté d’Airbus et de Boeing, tous réunis par des liens très forts par l’intermédiaire de leurs fournisseurs ? ou de prendre leur place ? À moyen terme, la croissance du marché aérien est telle qu’il y aura des débouchés pour tout le monde. Mais au-delà ?

The Conversation

Raymond Woessner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.04.2025 à 17:30

Les conflits au sein d’une équipe : coup de frein ou coup de boost pour la créativité ?

Brad Harris, Professor of management, associate dean of MBA programs, HEC Paris Business School

Le conflit n’est pas toujours un problème quand il s’agit de stimuler la créativité, au contraire. Reste que tout va dépendre de la nature du conflit et des personnes impliquées.
Texte intégral (1445 mots)

Pour de nombreuses équipes, la notion de « bon conflit » relève du mythe. La plupart du temps, les désaccords sont perçus comme une entrave, en particulier lorsqu’ils opposent des personnalités fortes ou portent sur des choix stratégiques. Et si, bien gérées, certaines confrontations au sein d’une équipe pouvaient aider à faire éclore de nouvelles idées ?


La recherche s’intéresse depuis longtemps à l’impact des conflits d’équipe sur la créativité. Selon certains chercheurs, un « bon » conflit peut la stimuler ; selon d’autres, il nuit au potentiel créatif. Jusqu’à présent, les travaux ont dit tout et son contraire. La plupart des études ont tendance à mettre tous les conflits dans le même panier, ou, au mieux, à les classer grossièrement entre conflits liés aux tâches et conflits interpersonnels, en supposant qu’ils affectent tous les membres de l’équipe de façon identique. Mais nous le voyons maintenant, cette approche est trop simpliste.

Des recherches récentes, dont les nôtres, montrent qu’on obtient un tableau plus clair de la situation en examinant un facteur clé : le rôle des individus dans l’équipe, et en particulier leur statut au sein du réseau. En particulier, des effets intéressants se produisent au cours des conflits impliquant les membres clés : ceux qui occupent une position centrale dans le flux des tâches. Grâce à ces résultats, les dirigeants auront un nouvel outil d’analyse pour comprendre l’impact des conflits sur leurs équipes et adopter des mesures concrètes afin que ces tensions stimulent la créativité au lieu de l’entraver.

Le côté (parfois) positif du conflit

Dans toute équipe, des désaccords sur les tâches – qu’il s’agisse de la répartition des ressources, de la prise de décision ou de l’organisation du travail – sont inévitables. Ces conflits, appelés « conflits de tâche », sont souvent considérés comme bénéfiques par la recherche traditionnelle, qui y voit une source de nouvelles perspectives, un moteur de discussion et, s’ils sont bien gérés, un levier pour stimuler la créativité.

Pourtant, les données disent tout autre chose, et l’histoire est souvent plus complexe. Notre étude est née de la volonté de mieux comprendre ces résultats parfois contradictoires.


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En analysant les réseaux de 70 équipes travaillant au développement de nouveaux produits, nous avons constaté que les conflits de tâche impliquant des membres clés peuvent effectivement stimuler la créativité, en incitant l’équipe à repenser son travail – mais seulement à certaines conditions. Plus précisément, ces désaccords n’ont d’effet créatif que dans les équipes dont les membres partagent largement les mêmes objectifs. Ce constat reste valable même en tenant compte de tous les autres conflits de tâche existants au sein de l’équipe.

Lorsqu’un membre-clé – celui dont les autres dépendent pour des informations essentielles – entre en conflit sur une tâche, l’équipe est contrainte de prendre du recul, de réévaluer la situation et d’explorer de nouvelles approches. Cela l’oblige à sortir du mode pilotage automatique et, si un objectif commun est clairement partagé, cela favorise une attitude plus flexible et ouverte aux idées nouvelles – le moteur même de la créativité.

En revanche, en l’absence d’objectifs partagés, ces conflits n’apportent aucun véritable bénéfice créatif. Et ce n’est pas surprenant : pourquoi se fatiguer à remettre en question le statu quo si l’on n’est pas aligné sur le résultat à atteindre ? Finalement, ce que l’on considère traditionnellement comme des conflits d’équipe généraux ne contribue pas à la créativité ; c’est au cœur même de l’équipe que les véritables dynamiques créatives émergent.

La face obscure du conflit

À l’inverse, les tensions personnelles – appelées « conflits relationnels » – ont un impact bien différent. Ces conflits ne portent pas réellement sur le travail en lui-même, mais résultent plutôt de frictions entre des personnalités ou de problèmes interpersonnels.

Les travaux de recherche ont déjà bien établi que les conflits relationnels nuisent à la créativité au sein des équipes. Mais notre étude va plus loin : lorsque ces tensions impliquent des membres clés, leurs effets sont encore plus délétères. En fragilisant la cohésion du groupe (son « ciment »), ces conflits érodent la confiance et le sentiment de sécurité indispensables à l’émergence d’idées nouvelles.


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Lorsque les membres clés possèdent une forte intelligence émotionnelle, les effets les plus néfastes de ces conflits peuvent être atténués. En d’autres termes, cette compétence leur permet de gérer les tensions personnelles sans compromettre la cohésion de l’équipe, même lorsqu’apparaissent des désaccords. Une preuve de plus que les talents les plus précieux des entreprises sont non seulement ceux qui excellent dans leur domaine, mais aussi ceux qui savent gérer l’aspect humain.

Tirer profit du conflit

Alors, comment les managers peuvent-ils exploiter le potentiel créatif des conflits tout en en limitant les effets négatifs ? Voici quelques mesures concrètes à adopter :

  • définir des objectifs communs : en instaurant des objectifs partagés, les dirigeants favorisent un cadre où les conflits de tâche deviennent constructifs. Lorsque tous les membres avancent dans la même direction, les désaccords sur la manière d’y parvenir sont plus facilement surmontés, encourageant ainsi la réflexion et l’adaptabilité de l’équipe ;

  • développer l’intelligence émotionnelle : les conflits relationnels impliquant des membres clés peuvent fragiliser la cohésion de l’équipe. Il est donc essentiel de doter ces acteurs stratégiques des compétences émotionnelles nécessaires pour gérer les tensions interpersonnelles. Recruter des profils dotés d’une intelligence émotionnelle élevée ou les former à ces compétences permet de désamorcer les conflits sans nuire à l’unité du groupe, ce qui préserve ainsi son potentiel créatif ;

  • repenser le conflit : tous les conflits ne sont pas néfastes – ni bénéfiques – de la même manière. Une bonne structuration d’équipe prend en compte à la fois le rôle des membres clés et l’impact de leurs désaccords sur la dynamique collective. Les dirigeants doivent cesser de voir le conflit uniquement comme un obstacle et l’envisager aussi comme un levier de créativité, à condition de bien identifier qui est impliqué et comment cela est géré.

De manière générale, la recherche traditionnelle sur les conflits d’équipe adopte souvent une approche uniforme, considérant les conflits de tâche et relationnels comme s’ils impactaient tous les membres de la même manière. Grâce aux avancées dans l’analyse des dynamiques d’équipe, notre étude montre au contraire que les conflits impliquant des membres centraux du réseau ont un impact disproportionné sur la cohésion et la créativité du groupe.

Les conflits impliquant ces membres clés ne peuvent pas être ignorés : leurs répercussions se propagent à l’ensemble de l’équipe, influençant sa dynamique et son efficacité.

The Conversation

Brad Harris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.04.2025 à 17:29

Crypto-art et marché : les NFT, révolution ou mirage ?

Zhe Yuan, Associate professor, Pôle Léonard de Vinci

Elissar Toufaily, Enseignante Chercheuse en marketing digital, Pôle Léonard de Vinci

Insaf Khelladi, Professeur Associé en Marketing, Pôle Léonard de Vinci

Qu’ont apporté les NFT au marché de l’art ? Oblitérées par l’effondrement du marché, les possibilités offertes par ces jetons n’ont pas encore été pleinement explorées par les artistes.
Texte intégral (1879 mots)

Alors que la Paris Blockchain Week, du 8 au 10 avril 2025, s’apprête à explorer les dernières tendances du Web3, la place des jetons non fongibles, ou NFT, dans l’art physique suscite encore des débats. Entre innovation, spéculation et défis juridiques, ces actifs numériques redéfinissent-ils la propriété artistique ou restent-ils une bulle incertaine ?


L’intégration des jetons non fongibles ou Non-Fungible Tokens (NFT) dans l’industrie de l’art transforme la manière dont les œuvres sont perçues, échangées et valorisées. En marge du salon NFT Paris de février 2025, un collectionneur a divisé une peinture à l’huile de Georges Braque en 144 images haute définition, frappées sur la blockchain bitcoin via le protocole Ordinals et vendues sous forme de NFT.

Ces jetons non fongibles ne confèrent pas la propriété de l’œuvre originale, mais offrent une part des revenus générés par son exploitation (expositions, locations). Toutefois, cette approche dépend fortement des termes contractuels spécifiques de chaque NFT, car la plupart d’entre eux ne garantissent pas un partage des revenus avec les détenteurs.


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Ce modèle soulève de nombreuses interrogations sur la valeur, la liquidité et la viabilité des NFT dans le marché de l’art traditionnel. Ces nouvelles formes de propriété numérique sont-elles de simples outils spéculatifs ou annoncent-elles une révolution dans la manière dont nous collectionnons et investissons dans l’art ?

NFT et marché de l’art : entre spéculation et usage réel

Les recherches récentes indiquent que la valeur perçue des NFT repose sur deux dimensions principales : la spéculation et l’utilité. Alors que le marché de l’art physique est traditionnellement basé sur la rareté et l’authenticité, les NFT ont introduit un nouveau paradigme dans lequel la valeur repose souvent sur l’engouement des communautés numériques et la dynamique des marchés financiers.

Un phénomène similaire est identifié dans la mode et l’industrie du luxe : bien que les NFT puissent représenter des actifs numériques uniques, leur valeur repose davantage sur l’effet de mode et l’engagement communautaire que sur un usage pratique.

Ainsi, 95 % des NFT n’auraient aujourd’hui plus de valeur, et l’intérêt des consommateurs tend à s’éroder lorsque l’effet de nouveauté disparaît. De la même manière, dans l’art, plusieurs collections NFT ont vu leur valeur s’effondrer après des pics de spéculation. Ce constat souligne une problématique essentielle : comment rendre les NFT artistiques réellement attractifs et durables ?

Les défis de la tokenisation des œuvres d’art physiques

Toutes les œuvres ne sont pas adaptées à la transformation en NFT. Trois éléments conditionnent leur succès. Tous d’abord, la notoriété et la rareté de l’œuvre. Des artistes établis, comme Beeple ou Damien Hirst, ont réussi à vendre des NFT à des prix élevés grâce à leur renommée préexistante. À l’inverse, un artiste émergent devra s’appuyer sur une stratégie de communauté pour créer une demande.


À lire aussi : Art contemporain : Damien Hirst, un pas de deux avec le capitalisme


Ensuite, le modèle économique du NFT. Les jetons liés à des œuvres physiques doivent garantir une exploitation commerciale viable (locations, expositions). Sans un modèle économique clair, la valeur de ces crypto-actifs risque de s’effondrer rapidement.

Enfin, la dépendance aux tendances spéculatives. La valeur des NFT est souvent corrélée aux fluctuations du marché des cryptomonnaies. Cette volatilité freine l’adoption des NFT par les collectionneurs traditionnels et les investisseurs institutionnels.

Les défis réglementaires et technologiques

L’intégration des NFT dans l’art soulève également des problématiques juridiques et techniques majeures. Un flou juridique persistant. À ce jour, les détenteurs de NFT ne disposent pas toujours de droits clairs sur l’exploitation de l’œuvre. L’incertitude réglementaire rend difficile l’intégration des NFT dans les galeries et musées.

En outre, selon une étude réalisée en 2022, plus de 80 % des NFT créés gratuitement sur OpenSea étaient en réalité des copies non autorisées ou des œuvres plagiées.

Cette situation met en lumière une industrie qui, malgré un fort potentiel, repose encore largement sur une dynamique spéculative et un cadre réglementaire fragile.

D’une part, ce marché est illiquide et volatil. Contrairement à l’art traditionnel, où les œuvres sont vendues à des prix plus ou moins stables sur le long terme, les NFT connaissent des fluctuations extrêmes. En outre, la majorité des jetons restent invendus ou voient leur prix chuter drastiquement après l’euphorie initiale.

D’autre part, l’adoption est freinée par la complexité technique. Le Web3 souffre encore d’un manque d’ergonomie. Pour rendre les NFT accessibles, il faudrait simplifier leur usage, notamment en intégrant des interfaces grand public similaires à celles d’Amazon ou d’Apple Pay.

Les NFT artistiques peuvent-ils s’imposer durablement ?

Malgré ces défis, certaines stratégies peuvent rendre les NFT plus attractifs et mieux intégrés au marché de l’art. En outre, des modèles hybrides (ou phygitaux, c’est-à-dire physiques et digitaux) peuvent voir le jour en associant un NFT à un certificat d’authenticité blockchain et en offrant des expériences exclusives aux collectionneurs.

Guerlain avait ainsi lancé les « CryptoBees », où chaque NFT était lié à un projet écologique, combinant art et impact environnemental.

Par ailleurs, le cadre légal et contractuel de certains NFT pourrait être repensé pour garantir la redistribution des bénéfices à leurs détenteurs ou garantir l’authenticité d’un objet à l’image des initiatives comme le consortium Aura blockchain (LVMH, Prada, Cartier), qui certifie l’authenticité des objets de luxe.

Enfin, l’accès aux NFT peut être davantage facilité, notamment en supprimant la complexité technique ; par exemple par la gestion des « wallets », la détention de clés privées et la compréhension des gas fees ou frais de fonctionnement du réseau.

En février, un spécialiste Web3 de Google pour la zone Asie Pacifique a annoncé sur la scène d’un festival crypto que son entreprise « étudie des moyens de réduire les barrières à l’entrée afin que les utilisateurs du Web 2.0 puissent facilement accéder aux services du Web3 comme le Bitcoin », ce qui pourrait démocratiser l’usage des NFT.

Des perspectives pour les marques

Certains projets NFT offrent des droits commerciaux aux détenteurs, leur permettant d’exploiter l’image de leur NFT à des fins entrepreneuriales. Par exemple, les membres du Bored Ape Yacht Club (BAYC), détenteurs de jetons non fongibles du même nom, disposent de droits commerciaux complets sur leur NFT, leur permettant de créer des entreprises ou des produits dérivés reprenant le personnage figurant sur leur jeton. Notons que malgré ce modèle, ces NFT ont perdu 93 % de leur valeur par rapport à leur pic de valorisation d’avril 2022.

Ce concept, souvent qualifié de decentralized branding (« stratégie de marque décentralisée »), ouvre de nouvelles perspectives d’empouvoirement entrepreneurial où les collectionneurs deviennent des acteurs économiques à part entière.

Les NFT peuvent-ils s’implanter dans le monde de l’art ?

Les NFT ont introduit un nouveau paradigme dans le marché de l’art, en ouvrant des opportunités inédites pour les artistes et collectionneurs. Toutefois, leur adoption reste entravée par des défis structurels étroitement liés aux NFT : spéculations excessives, absence de cadre réglementaire clair et complexité technologique.

Pour s’imposer durablement, les NFT devront dépasser leur statut d’objets spéculatifs et proposer une véritable valeur ajoutée aux acteurs du marché de l’art. Leur succès reposera sur la transparence des transactions, l’authenticité certifiée et la création d’expériences engageantes pour les acheteurs. Les initiatives combinant art physique et numérique pourraient ainsi favoriser une transition progressive vers un modèle plus stable et attractif.

Le record de Beeple, dont l’œuvre « Everydays — The First 5000 Days » a été vendue aux enchères pour 69 millions de dollars en 2021, a attiré l’attention du monde entier, avant que la chute vertigineuse des cours ne les chasse du devant de la scène. Mais le véritable avenir des NFT dépend de la capacité des artistes, des plateformes, des systèmes juridiques et des institutions culturelles à construire conjointement un écosystème plus fiable, plus inclusif et plus facile à utiliser.


Les autrices remercient M. Guoxiong Liang (CHtresor Art) et la galerie Aesthetica pour leurs contributions documentaires.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

05.04.2025 à 16:53

Algérie – France : quel bilan réel de l’immigration depuis l’indépendance ?

Jean-Baptiste Meyer, Directeur de recherche (Centre Population et Développement), Institut de recherche pour le développement (IRD)

France et Algérie sont socialement et démographiquement imbriquées. Un à deux français sur dix a un lien avec l’Algérie. Les descendants des migrants ont des réussites scolaires et professionnelles égales ou supérieures à la moyenne.
Texte intégral (2236 mots)

Alors que l’immigration nord-africaine est souvent associée à des images négatives - pauvreté, délinquance, radicalisation - par une partie de la classe politique et des médias, plusieurs études montrent que les enfants et petits-enfants d'immigrés algériens réussissent aussi bien - voire mieux - que l’ensemble de la population française au plan scolaire et professionnel.


L’intégration entre les populations de l’hexagone et celle de son ancienne colonie n’a jamais été aussi forte. Près de deux millions de migrants nés en Algérie sont enregistrés en France au début du XXIᵉ siècle) alors qu’au moment de l’indépendance, seuls 400 000 d’entre eux résidaient dans l’hexagone.

Outre les deux millions de migrants algériens, il faut ajouter les descendants de ces personnes migrantes et celles issues d’unions mixtes, qui le multiplient plusieurs fois. Selon le chercheur Azize Nafa, les estimations varient mais concordent sur le fait qu’au moins six millions de personnes constituent cette population transnationale et que dix à douze millions de personnes ont un lien passé et/ou présent avec l’Algérie, en France – soit entre un et deux Français sur dix.

Ainsi, les deux pays se révèlent être démographiquement et socialement imbriqués. Ils conforment un continuum sociétal bien éloigné d’une représentation, politique et imaginaire, de séparation.

Un « binôme » franco-algérien quasi unique dans le monde

Le cas est exceptionnel dans le monde. Seuls les États-Unis d’Amérique et le Mexique peuvent être comparés au binôme franco-algérien. Ainsi, 9 personnes sur 10 émigrées d’Algérie choisissent la France pour destination, et 9 mexicains sur 10 choisissent les États-Unis. Ni l’Allemagne et la Turquie (56 % des personnes immigrées de ce dernier pays choisissent le premier), ni le Royaume-Uni et l’Inde (18 % seulement), ou l’Australie avec ses voisins asiatiques ne montrent une telle intensité/exclusivité de la relation migratoire.

Ces situations d’exception sont dues à plusieurs facteurs : la proximité géographique, liée à un différentiel de développement socio-économique important et l’existence de réseaux sociomigratoires transfrontaliers.


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La phase historique génératrice de cette transnationalisation est surtout consécutive à la période coloniale. C’est la croissance économique au nord, couplée à la croissance démographique au sud, qui a induit ces flux et poussé à cette intégration. Il s’agit d’une forme traditionnelle d’immigration de main-d’œuvre qui ne va pas sans soubresauts entre les États d’accueil et d’origine. Mais elle façonne durablement une société dont les clivages antérieurs – coloniaux ou guerriers – sont parfois reproduits mais aussi éventuellement transformés par la migration.

C’est d’ailleurs le sens qu’il faut donner à l’accord de 1968 tant décrié aujourd’hui, car supposé injustifié. Il venait stabiliser les flux d’une libre circulation instituée par les accords d’Évian. Ce régime d’exception n’est pas un privilège gratuit accordé par la France à l’Algérie : il s’agit d’une adaptation mutuelle à des conditions postcoloniales de coopération. Selon [Hocine Zeghbib], l’accord représente « un compromis entre les intérêts mouvants » des deux pays. Il a sans aucun doute permis à la France de disposer d’une main-d’œuvre extrêmement utile pour son développement économique durant la deuxième moitié des trente glorieuses.

L’image durable de l’ouvrier algérien peu qualifié

Entre 1962 et 1982, la population algérienne en France a doublé comme le rappelle Gérard Noiriel. Les films télévisés de Yamina Benguigui et de Mehdi Lallaoui, soigneusement documentés et abondamment nourris de travaux d’historiens, ont popularisé une représentation durable de cette immigration, essentiellement constituée de travailleurs, venus soutenir l’économie française en expansion de l’après-guerre.

Main-d’œuvre masculine, peu qualifiée, dans des logements précaires et des quartiers défavorisés, la vision s’impose d’une population différente et distincte de celle de bon nombre de natifs. Les catégories socioprofessionnelles dont elle relève sont celles des employés et des ouvriers à un moment où l’avènement de la tertiarisation post-industrielle fait la part belle aux emplois en cols blancs. Ces derniers supplantent les premiers qui deviennent minoritaires à partir de 1975, sur les plans économiques, sociaux et symboliques. Mais ces catégories restent pourtant majoritaires chez les travailleurs immigrés dans les premières années de la migration.

Des secondes et troisièmes générations qui réussissent

Au-delà d’un apport passager et ancien au marché du travail, est-on désormais confronté à ce que certains pourraient décrire comme un « fardeau » socioculturel ?

Les constats empiriques – notamment ceux de Norbert Alter – démontrent le contraire. Ils révèlent la combativité et la créativité accrues des jeunes issus de l’immigration, et leurs réalisations effectives et reconnues, dans divers domaines, notamment socio-économiques.

Les recherches qualitatives que nous avons pu mener font état, depuis plusieurs décennies déjà, de réussites exemplaires de personnes issues de l’immigration, algérienne, maghrébine et autre. Nombreux sont les cas d’entrepreneurs, artistes, chercheurs, journalistes et autres dont les parcours de vie professionnelle s’offrent en référence positive. Mais ce ne sont pas des exceptions qui confirmeraient une supposée règle du passif, du négatif, migratoire. Ces cas n’ont rien d’anecdotique ou d’exceptionnel. Les statistiques disent la même chose.

Plusieurs enquêtes récentes comme Trajectoires et Origines TeO2 menée par l’INED en 2020 ainsi que l’enquête emploi de l’Insee, font état d’une réussite éducative et socioprofessionnelle des descendants de l’immigration maghrébine en France.

Catégories socioprofessionnelles des actifs occupés (2020)

Thomas Lacroix. Marocains de France à la croisée des chemins. In Mohamed Berriane (dir.). Marocains de l’extérieur – 2021, Fondation Hassan II pour les Marocains Résidant à l’Etranger. INSEE.

Pour les deuxièmes et troisièmes générations, cette réussite s’avère statistiquement comparable, équivalente et même parfois supérieure, à l’ensemble de la population française. Ainsi les catégories « artisans, commerçants et chefs d’entreprise » de même que celle des « cadres et professions intellectuelles supérieures » sont mieux représentées (29 %) dans les populations issues de l’immigration maghrébine que pour la moyenne des Français (26 %).

L’image d’une population immigrée globalement ségréguée et défavorisée mérite donc quelques corrections fondamentales.

Concernant les marocains de l’extérieur, l’enquête emploi de l’Insee analysée par Thomas Lacroix montre que la première génération demeure moins favorisée, avec une catégorie ouvrière surreprésentée par rapport à la population générale. En revanche, pour les Algériens, la proportion des ouvriers y est à peine supérieure à celle de l’ensemble tandis que celle des cadres et professions intellectuelles a même un point de pourcentage au-dessus. Le paysage social a donc significativement évolué depuis l’indépendance.

Cela est dû en partie à l’éducation qui permet des rattrapages rapides des populations immigrées vis-à-vis des natifs. De ce point de vue, les résultats de l’enquête Trajectoire et origines de l’INED confirment les statistiques de l’Insee, montrant qu’après deux générations, les niveaux de performance dans l’enseignement supérieur sont équivalents entre les deux populations – ce rattrapage se réalise même dès la première génération lorsque ses ressortissants viennent de couples mixtes.

Un brassage synonyme d’intégration malgré des discriminations

Le brassage apparaît ainsi comme un facteur significatif d’intégration et d’égalité. Toutefois, selon cette enquête et à la différence de celle de l’Insee, le débouché sur le marché du travail est un peu moins favorable pour les personnes issues de l’immigration que pour les natifs. Les auteurs expliquent cette différence par une discrimination persistante envers les populations d’origine étrangère, maghrébine en particulier, en s’appuyant sur les travaux de Dominique Meurs.

Cette persistance de formes de discrimination, ainsi que les situations sociales désavantageuses dont souffre la première génération immigrée ne sont pas sans conséquences. Cette situation nuit bien sûr à cette population, mais nourrit également du ressentiment. C’est dans ce contexte que germent des discours haineux à son égard ou, à l’inverse, vis-à-vis de la France. D’un côté, on opère l’amalgame entre immigration et délinquance au vu de conditions sociales dégradées ; de l’autre s’expriment d’acerbes dénonciations à propos de la méfiance subie par les migrants d’Algérie. Pourtant, ces discours ne reflètent pas la totalité des liens, pour beaucoup indissolubles et féconds, que le temps a tissés entre ce pays et la France.

Changer de regard

Les constats précédents nous invitent à reconnaître ce que les circulations trans – méditerranéennes ont produit : une société qui déborde chacune de ses parties et dont l’intégration s’avère globalement positive. Certes, des inégalités perdurent ainsi que des souffrances et des acrimonies. Mais ces difficultés demeurent limitées et ne devraient guère constituer la référence majeure de politiques, de part et d’autre de la Méditerranée, qui abîmeraient le lien social entre des populations mêlées, sur des territoires souvent partagés.

The Conversation

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