16.12.2025 à 16:36
Sylvain Bellefontaine, Économiste senior, spécialiste des pays émergents et en développement et analyste risque pays, en charge de l'économie internationale, de la Chine, de la Turquie, du Mexique et du Nigeria, Agence Française de Développement (AFD)
Donald Trump s’en prend avec virulence au Mexique, le présentant comme un pays trop laxiste à l’égard du passage vers son territoire de nombreux migrants, comme un hub du trafic de drogue à destination des États-Unis et comme le cheval de Troie des importations en provenance de Chine. Dans ce contexte, l’administration de gauche de Claudia Sheinbaum défend les intérêts nationaux avec pragmatisme, en donnant des gages de bonne volonté (déploiement des militaires à la frontière, mesures « anti-Chine ») mais sans représailles, contrairement au Canada. Dans un scénario de guerre commerciale universelle sans remise en cause profonde du partenariat privilégié au sein de l’espace économique nord-américain, le Mexique pourrait ressortir comme un « gagnant relatif » et préserver sa rente géoéconomique. Le scénario du pire serait bien entendu une répudiation pure et simple de l’accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM, ex-ALENA) par l’administration Trump.
Les tensions commerciales avec les États-Unis mettent en exergue l’ultra-dépendance du modèle économique mexicain vis-à-vis de la première puissance économique mondiale.
Les perspectives positives pour le Mexique en termes de commerce et d’investissements amorcées sous l’administration Biden par des mesures telles que l’Inflation Reduction Act) et suscitées par le nearshoring dans le cadre de la reconfiguration des chaines de valeur sont sérieusement remises en question depuis la réélection de Donald Trump.
Pour le gouvernement mexicain, ce contexte ajoute un degré supplémentaire de complexité à une situation marquée par une croissance économique poussive, la déliquescence du secteur pétrolier, les contraintes pesant sur les finances publiques, et les divers freins au développement socio-économique et à la transition énergétique – même si le Mexique ne présente plus les fragilités macroéconomiques des années 1980-1990 susceptibles de générer une crise de balance des paiements.
Déployé depuis les années 1960, le modèle des maquiladoras – ces usines situées à la frontière nord du Mexique (mais aussi dans le centre du pays) qui produisent des biens pour l’exportation – a structuré un écosystème transfrontalier, employant quelques 3 millions de Mexicains et profitable à des milliers d’entreprises états-uniennes.
Le Mexique a pleinement capitalisé sur les avantages comparatifs fondés sur sa position géographique privilégiée, un faible coût du travail et l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA depuis 1994 et ACEUM depuis 2020). Des économies d’échelle ont été réalisées dans certains secteurs comme l’automobile, l’électronique et l’aéronautique.
D’après l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (UNIDO), le Mexique se classait en 2023 au 9e rang en termes de contribution à la valeur ajoutée manufacturière mondiale (1,8 %). Près de 80 % de ses exportations de biens manufacturés sont des produits medium et high-tech : dans ce domaine, le Mexique occupe le 4e rang mondial derrière Taïwan, les Philippines et le Japon.
Toutefois, la production locale est constituée essentiellement de chaînes d’assemblage de produits finis ou semi-finis. La valeur ajoutée domestique intégrée dans les exportations est donc estimée à seulement 9 % des exportations totales mexicaines en 2020 (OCDE, base de données TiVA, 2020.
Profitant des tensions commerciales entre Washington et Pékin depuis 2018, le Mexique est devenu en 2023 le premier fournisseur des États-Unis. Face à la tourmente commerciale mondiale depuis le début de l’année 2025, les recettes d’exportations mexicaines vers les États-Unis ont, jusqu’à présent, affiché une bonne résistance.
La part de marché du Mexique a culminé à 15,5 % en 2024, contre 13,5 % pour la Chine (cette dernière était à 21,6 % en 2017). La part des exportations mexicaines à destination des États-Unis a crû de 79,5 % en 2018 à 83,1 % en 2024 – essentiellement des biens manufacturés ou semi-finis, mais aussi des produits agricoles et du pétrole brut. Particulièrement décrié par Donald Trump, l’excédent commercial bilatéral sur les biens avec les États-Unis s’est accru continûment depuis 2009 pour atteindre 247 milliards de dollars (210 milliards d’euros) en 2024, au deuxième rang mondial derrière la Chine (360 milliards de dollars).
L’accord de coopération sur la sécurité signé le 4 septembre 2025 entre le Mexique et les États-Unis apparaît comme un succès de la capacité de négociation de la présidente Claudia Sheinbaum.
Il fait suite à l’annonce en février du déploiement de 10 000 militaires mexicains à la frontière et à l’extradition de 55 narcotraficants vers les États-Unis au cours des huit premiers mois de l’année.
Les autorités mexicaines souhaitent désormais anticiper la révision de l’Accord Canada États-Unis Mexique (ACEUM) prévue en juillet 2026, en comptant sur une position moins radicale et plus pragmatique de l’administration Trump.
À date, le taux moyen de droits de douane acquitté par le Mexique est estimé à 5 % (contre 0,2 % en 2024), alors que le taux moyen appliqué par les États-Unis serait de 11 % au niveau mondial (contre 2 % en 2024) et de 40 % sur les importations chinoises (contre 10 % en 2024).
Selon le ministère des finances du Mexique, mi-2025, 81 % des exportations mexicaines vers les États-Unis étaient conformes à l’ACEUM et seraient entrées sur le territoire sans droits de douane, contre à peine 50 % en 2024. Cette progression s’explique notamment par des efforts en matière de traçabilité.
Par ailleurs, le Mexique cherche à diversifier ses partenaires commerciaux. Le pays est signataire de 14 autres accords de libre-échange avec une cinquantaine de pays, sans compter le nouvel Accord global modernisé avec l’UE conclu le 17 janvier 2025, en cours de ratification.
L’administration Sheinbaum vise aussi à renforcer les relations commerciales avec les pays voisins. Un exemple est l’accord avec le Brésil, renouvelé en août dernier dans le secteur agricole et des biocarburants.
En parallèle, des tarifs douaniers de 10 à 50 % devraient être imposés sur certains produits importés au Mexique, notamment venant de pays avec lesquels il n’a pas d’accord de libre-échange. Les produits en provenance de Chine et d’autres pays sans traités de libre-échange seront taxés jusqu’à 50 % afin de protéger l’emploi dans les secteurs sensibles.
En réponse, la Chine évoque des mesures de représailles envers le Mexique, devenu un partenaire commercial important au cours des dix dernières années, notamment dans l’automobile.
L’attractivité du Mexique pour les investisseurs étrangers post-pandémie pourrait être remise en cause par la politique protectionniste de l’administration Trump, à l’origine de l’attentisme de certaines firmes et d’une possible révision de leur stratégie de nearshoring vers les États-Unis ou d’autres pays.
En 2024, le Mexique a accueilli un niveau record d’investissements directs étrangers (IDE) depuis 2013 (44 milliards de dollars, ou 37 milliards d’euros, soit 2,4 % du PIB), devenant le 9e récipiendaire mondial et le 2e parmi les pays émergents, derrière le Brésil et devant l’Inde, l’Indonésie, le Vietnam et surtout la Chine, dont les flux d’IDE se sont effondrés.
Depuis 2018, la majorité des IDE entrants au Mexique sont provenus des États-Unis ; pourtant, l’encours total demeure dominé par les entreprises européennes (54 %), devant les entreprises états-uniennes ou ayant investi depuis les États-Unis (32 %), les investisseurs chinois ne constituant que 1 % des IDE installés.
Si les flux d’IDE totaux sont demeurés très dynamiques au premier semestre 2025 (+ 2 % par rapport à 2024), ils ont baissé dans le secteur manufacturier. Des projets d’investissements ont été annulés, suspendus ou reportés depuis la réélection de Donald Trump et l’adoption de la réforme judiciaire mexicaine.
Selon le Consejo Coordinador Empresarial, un organisme autonome représentant les entreprises mexicaines, plus de 60 milliards de dollars (50,9 milliards d’euros) d’investissements seraient actuellement gelés.
Les autorités chinoises auraient, par exemple, refusé au constructeur BYD l’autorisation d’implanter une usine automobile au Mexique avec 10 000 emplois à la clé.
Le contexte international ne suscite pas d’inquiétude majeure, à ce stade, quant à un risque de dérive des comptes externes mexicains à court ou à moyen terme.
Le déficit du compte courant de la balance des paiements est structurellement modéré (- 0,9 % du PIB en moyenne sur 10 ans et - 0,3 % du PIB en 2024) et couvert par les flux nets d’IDE (2,1 % du PIB en moyenne sur 10 ans). Les réserves de change sont confortables et la Banque centrale n’intervient pas sur les marchés des changes, laissant flotter le peso librement. L’endettement externe est aussi modéré (36 % du PIB).
Le compte courant a pu profiter des mannes records de recettes touristiques (33 milliards de dollars, ou 28 milliards d’euros, soit 1,8 % du PIB en 2024), minorant le déficit de la balance des services, et surtout de remesas, c’est-à-dire les transferts d’argent de la diaspora (64 milliards de dollars, ou 54 milliards d’euros, soit 3,5 % du PIB en 2024).
Mais ces remesas, à 97 % en provenance des États-Unis, ont chuté de 6 % au premier semestre 2025 par rapport au premier semestre 2024. Leur évolution sera importante à suivre, compte tenu de leur rôle de soutien au pouvoir d’achat de nombreuses familles mexicaines. Les transferts hors virements bancaires, soit environ les trois quarts des transferts totaux, seront assujettis à une taxe de la part des États-Unis à compter de janvier 2026.
Par ailleurs, la structure de son commerce extérieur explique les difficultés du Mexique à générer des excédents commerciaux pérennes (hors période Covid), affichant un déficit de la balance des biens de 0,4 % du PIB en moyenne sur 10 ans.
En effet, dans le cadre de l’intégration industrielle nord-américaine, les importations mexicaines de biens intermédiaires ont représenté pas moins de 77 % des importations totales en moyenne depuis 2010, induisant une forte corrélation entre la dynamique des importations et celle des exportations et limitant la valeur ajoutée nette locale.
Parallèlement, la balance énergétique du Mexique est déficitaire depuis 2015
(- 1,2 % du PIB), compte tenu de la baisse de production de pétrole et de la dépendance aux produits raffinés en provenance des États-Unis.
Le solde du compte courant est aussi affecté par le déficit substantiel de la balance des revenus primaires (- 2,7 % du PIB sur 10 ans), lié aux rapatriements de profits et dividendes des nombreuses firmes étrangères implantées sur le territoire.
Au final, les tensions avec les États-Unis interrogent sur le modèle économique mexicain.
Pays émergent, le Mexique a vu sa croissance économique plafonner au niveau de celle des pays développés en moyenne sur les vingt dernières années (1,7 %), le positionnant dans le Top 10 des pays émergents et en développement les moins dynamiques. Le niveau et la volatilité de la croissance illustrent les limites de l’arrimage au marché nord-américain, en l’absence de puissants leviers de croissance endogènes (consommation, investissement public et privé, financement de l’économie par les banques).
Préserver la rente géo-économique, diversifier les marchés d’exportation et autonomiser le régime de croissance par un renforcement de la demande interne sont les principaux défis pour les prochaines années. Y répondre passera par des réformes repoussées ad vitam aeternam, notamment en matière fiscale et énergétique, de gouvernance publique et d’environnement des affaires.
Les orientations de politiques économiques et de politiques publiques seront cruciales afin de préserver les finances publiques tout en répondant aux importants besoins en termes de dépenses sociales, de retraite et d’infrastructures pour libérer le potentiel de croissance et assurer à la fois la stabilité macro-financière, le développement socio-économique et la transition énergétique du pays.
Sylvain Bellefontaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.12.2025 à 16:32
Valery Michaux, Enseignante chercheuse, Neoma Business School
L’hydrogène vert ou décarboné revient régulièrement sur le devant de la scène depuis vingt-cinq ans, drainant un flux régulier de capitaux comme le montre le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie, sorti il y a quelques semaines. Comment expliquer que, depuis aussi longtemps, cette énergie et ses technologies associées peinent à décoller, tout en continuant à susciter des investissements ? On parle d’« innovation éternellement émergente » pour désigner ce phénomène paradoxal propre à la transition.
La place de l’hydrogène vert (ou bas carbone) suscite aujourd’hui des controverses plus vives que jamais. Certains ont peur d’une récupération par le secteur des énergies fossiles, qui pourrait être tenté de promouvoir l’hydrogène bleu produit à partir de gaz naturel. D’autres annoncent l’effondrement de cette filière naissante en France.
Il faut dire que le passage brutal à l’électrique des taxis parisiens à hydrogène Hype, lancés en 2015 lors de la COP21, envoie un signal hautement symbolique de la forte déstabilisation des acteurs français de l’hydrogène. Les débats autour du potentiel de cette énergie ne sont pas nouveaux : depuis vingt-cinq ans, l’hydrogène suscite un engouement récurrent et des investissements importants, sans pour autant décoller, son adoption demeurant relativement limitée.
Des innovations qui ne trouvent pas leur public, il y en a beaucoup, mais le cas de l’hydrogène est un peu différent. Nous nous sommes penchés sur le sujet pour tenter de résoudre ce paradoxe qui dure depuis les années 2000, à travers une étude longitudinale socioéconomique sur l’hydrogène.
Habituellement, les analyses classiques se concentrent sur les caractéristiques de l’innovation en elle-même pour expliquer leur adoption ou non-adoption : dans le cas de l’hydrogène, elles portent sur les technologies liées à la production et la distribution d’hydrogène vert et décarboné, sur leurs caractéristiques (coûts, rendement énergétique, facilité d’utilisation, etc.), sur les effets de réseaux (existence d’infrastructures de production et de stations de rechargement) ou sur les utilisateurs et les consommateurs.
L’originalité de notre recherche qui s’intéresse plus particulièrement à la mobilité, repose sur une autre grille d’analyse : l’approche dite multiniveau, qui resitue les innovations dans un contexte de concurrence avec d’autres technologies répondant aux mêmes besoins, tout en prenant en compte les conséquences des évolutions géopolitiques et sociétales sur les secteurs économiques.
Elle met en outre l’accent sur la façon dont le contexte politique, sociologique et géopolitique est susceptible de créer dans le temps assez de tensions pour déstabiliser les usages des acteurs du secteur.
Nos résultats montrent un phénomène propre à la transition énergétique que nous avons appelé : « innovations perpétuellement émergentes ». Ce phénomène ne peut être compris qu’en tenant compte de trois éléments distincts fortement corrélés.
Tout d’abord, l’analyse d’une innovation verte ne peut faire abstraction des évolutions induites par le contexte géopolitique sur les représentations collectives de ce qu’est la transition énergétique et comment la gérer.
Ensuite, ces évolutions transforment le contexte de concurrence et d’arbitrages entre différentes innovations vertes visant à répondre aux mêmes besoins de décarbonation.
Enfin, il existe des phénomènes de verrouillage sociotechnique autour de certaines innovations vertes qui viennent encore modifier le contexte de ces concurrences intertechnologiques et influencer à leur tour les arbitrages de tous les acteurs du secteur.
L’hydrogène est un très bon exemple de ces technologies perpétuellement émergentes.
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Reprenons le cours de son histoire. Jérémy Rifkin, prospectiviste américain, publie en 2003 un ouvrage qui va faire le tour du monde, l’Économie hydrogène.
Pour faire face à la diminution des ressources en pétrole, explique-t-il, il faudra développer une économie décentralisée fondée sur la production locale d’énergies renouvelables et le stockage de cette énergie intermittente dans l’hydrogène vert.
La représentation collective qui se construit à l’époque autour de ce gaz vert est marquée par le fait que les véhicules électriques à l’hydrogène ne rejettent que de l’eau et que le produire localement diminuera la dépendance de l’occident aux pays pétroliers. Cette vision s’érige en mythe partout dans le monde à mesure que le problème du changement climatique devient central.
Outre ne rejeter que de l’eau, l’hydrogène vert est aussi neutre en carbone. Cette vision va influencer le développement de l’hydrogène dans la mobilité, d’abord aux États-Unis puis, à partir du début des années 2010, en Europe. Dès 2015, plusieurs régions en France et en Europe lancent des expérimentations locales autour d’écosystèmes hydrogène dédiés à la production et à la mobilité locale.
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Entre 2015 et 2019, on observe une déstabilisation du moteur thermique dans la mobilité et le renforcement de cette vision de la transition très centrée sur les émissions de gaz à effet de serre et la qualité de l’air dans les villes (notamment à la suite du scandale sanitaire du dieselgate).
Dès 2019-2020, l’UE met en place des normes beaucoup plus strictes et les constructeurs sont forcés de s’adapter. Ils se tournent alors vers la seule technologie mature à l’époque : la voiture électrique à batterie. En effet, si l’hydrogène est évoqué de longue date dans le futur de la mobilité, les véhicules à batterie sont dans la course depuis plus longtemps. La troisième génération de batteries est déjà présente, le réseau de recharges, bien que sommaire, existe. Et le carburant – l’électricité – ne pose aucun problème.
Face à l’hydrogène qui ne possède aucune infrastructure, les jeux sont faits. Les expérimentations en la matière passent au second plan et les territoires hydrogène prennent du retard. En théorie de l’innovation, ce phénomène est connu sous le nom d’effet de verrouillage, qui se crée autour d’une technologie qui devient dominante.
Entre 2020 et 2022, les experts considèrent toutefois encore l’hydrogène comme une technologie clé dans la mobilité lourde. C’est sans compter sur la vitesse extrêmement rapide des effets de verrouillage. Environ 320 000 camions électriques et 220 modèles étaient en circulation fin 2022 dans le monde : une hausse spectaculaire et totalement inattendue, même par les experts. À titre de comparaison, il n’y avait que 12 modèles de poids lourds hydrogène à pile à combustible disponibles fin 2022 dans le monde.
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2022 marque aussi le début de la guerre en Ukraine, qui va déclencher une crise énergétique et une flambée de l’inflation qui achèveront de reléguer l’hydrogène au second plan dans la mobilité. Parallèlement, notre vision de la transition évolue beaucoup à cette période. L’énergie devient une ressource précieuse que l’on ne peut plus gaspiller : la philosophie de l’économie circulaire est de plus en plus intégrée.
Or fabriquer de l’hydrogène vert (ou décarboné) à partir d’électricité renouvelable est moins efficace qu’utiliser directement cette électricité, en raison des pertes liées aux rendements de conversion. Face aux limites planétaires, il est impératif de prolonger la durée de vie de nos objets de consommation tout en garantissant leur recyclage complet. Les Allemands saisissent dès 2023 cette opportunité pour imposer une nouvelle vision de l’hydrogène qui permettrait de continuer à utiliser nos bonnes vieilles voitures thermiques.
Lors de la décision finale pour interdire les moteurs thermiques en 2035 à l’échelle européenne, l’Allemagne force les autres pays européens à laisser la porte ouverte : les moteurs thermiques resteront autorisés, à condition d’avoir recours à des e-fuels ou des carburants de synthèse liquides « zéro émission » produits à partir d’hydrogène vert ou décarboné.
Cette décision a pour effet de continuer à déstabiliser la filière hydrogène dans la mobilité car les investisseurs ne savent finalement plus sur quelles technologies hydrogène parier : gaz/pile à combustible ? Liquide/moteur thermique ?
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Pourtant, cette situation tout à fait originale continue d’expliquer pourquoi partout dans le monde, on maintient un niveau d’investissement dans cette technologie, et pourquoi elle reste perçue comme une solution pour le futur, parmi les autres.
L’hydrogène est un couteau suisse, que l’on peut utiliser pour substituer des matières premières ou des énergies fossiles dans le cadre de nombreux processus industriels, y compris pour fabriquer des fertilisants bas carbone. Le récent rapport de l’Agence internationale de l’énergie montre une progression sans précédent des investissements dans les e-fuels à base d’hydrogène vert ou décarboné.
Il demeure toutefois en concurrence avec d’autres solutions, avec lesquelles il est comparé en matière de coûts financiers et énergétiques, d’impacts environnementaux et de consommation de ressources. Quelles technologies gagneront cette saine rivalité ? Il n’y a pas de bonne réponse, tout dépendra des cas d’usage.
Valery Michaux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.12.2025 à 16:31
Marion Tissier-Raffin, Maîtresse de conférences en droit public, Université de Bordeaux
Hachem Benissa, Chercheur postdoctoral, Université de Bordeaux
Dans le projet de loi de finances 2026 figure la suppression des aides personnelles au logement (APL) pour les étudiants étrangers. Une proposition qui s’inscrit dans la politique d’« attractivité sélective » consacrée par le plan « Bienvenue en France » de 2018.
Parmi les nombreuses mesures du projet de loi de finances 2026 encore en débat, l’article 67 porte sur la suppression des aides personnelles au logement (APL) pour les étudiants étrangers extra-européens, à l’exception de ceux qui bénéficient d’une bourse sur critères sociaux. Les étudiants ressortissants de l’Union européenne, boursiers et non boursiers, représentant environ 25 % des étudiants étrangers, ne sont pas concernés car ils sont protégés par le droit communautaire.
En revanche, l’écrasante majorité des étudiants extra-européens en mobilité internationale et une partie des étudiants étrangers résidant en France sont visés. En effet, pour bénéficier d’une bourse de l’enseignement supérieur sur critères sociaux, il faut être domicilié fiscalement en France depuis au moins deux ans.
On estime que seuls 2 à 3 % des étudiants extra-européens, au nombre de 315 000 environ, sont éligibles à une telle bourse. Cela signifie donc que plus de 300 000 étudiants étrangers extra-communautaires ne sont pas boursiers et qu’ils risquent – si l’article 67 du projet de loi de finances est voté en l’état – de perdre leur APL dès la rentrée universitaire 2026, ce qui représente entre 100 et 250 euros d’aides financières mensuelles en moins pour se loger.
Cette proposition s’inscrit d’abord dans la continuité de la politique d’attractivité sélective des étudiants internationaux consacrée dans le plan « Bienvenue en France » en 2018. Ce plan ambitionnait d’attirer 500 000 étudiants étrangers en 2027 en multipliant par quinze les frais d’inscription pour les étudiants extra-européens, passant de 178 euros à 2 770 euros pour une inscription en licence et de 254 euros à 3 770 euros pour celle en master.
Il s’agissait de remédier au déclassement de la France dans les rankings internationaux en développant une stratégie d’attractivité ciblée sur les étudiants internationaux solvables, c’est-à-dire ceux qui sont suffisamment fortunés pour ne pas faire reposer le coût de leur formation en France sur le seul financement public par l’impôt.
La suppression des APL pour les étudiants extra-européens non boursiers s’inscrit dans la même logique économique. Seuls ceux capables de financer le coût de leurs études, mais aussi leur logement, sont dès lors « bienvenus en France ». Ces mesures tendent donc à abandonner toute ambition d’accueil universaliste des étudiants internationaux dans les universités françaises.
Cette proposition s’inscrit ensuite dans la continuité du durcissement des conditions d’accès des étrangers à la protection sociale. En effet, lors des débats parlementaires concernant la loi Immigration du 25 janvier 2024, un article proposait d’instaurer une condition de séjour régulier de cinq ans en France pour bénéficier de certaines prestations sociales, ce qui incluait les APL. Mais le Conseil constitutionnel l’avait censuré pour des raisons procédurales.
Les parlementaires du groupe « Les Républicains » avaient alors fait une seconde tentative en déposant une proposition de loi référendaire reprenant la même proposition. Le Conseil constitutionnel avait cette fois-ci censuré la mesure sur le fond (Décision n° 2024-6 RIP du 11 avril 2024. Si ce dernier a rappelé qu’il est possible de conditionner l’accès à certaines prestations sociales à une durée de résidence, celle de cinq ans était disproportionnée au motif qu’elle portait une atteinte excessive aux droits fondamentaux à la protection sociale des étrangers résidant de manière régulière et stable en France.
En mars 2025, une troisième proposition de loi était donc déposée, visant cette fois à conditionner l’accès des étrangers à certaines prestations sociales à une condition de résidence de deux ans.
Toutes ces propositions revendiquent un argument principal, celui de la théorie de l’appel d’air migratoire, à savoir que « l’accès immédiat aux prestations sociales constitue de fait un élément d’attractivité concernant la migration ». Non seulement aucune étude n’est venue étayer une telle théorie, mais aucun de nos partenaires européens n’a fixé de conditions d’antériorité de résidence aux étrangers pour bénéficier des aides au logement.
Surtout, lors de trois tentatives précédentes, les étudiants étrangers étaient exclus de leur application pour le bénéfice des APL. Si l’article 67 du projet de loi de finances était voté, il serait donc encore plus restrictif et instaurerait un véritable traitement différencié selon la nationalité et la durée de résidence des étrangers dans l’aide au logement.
Or, il existe des doutes sérieux quant à la légalité d’un tel traitement différencié, au regard de la Constitution française mais aussi par rapport aux règles du droit européen. En effet, la directive européenne sur le permis unique reconnaît que les nationaux et les étrangers titulaires d’un titre de séjour qui les autorise à travailler, ce qui inclut la carte de séjour pour motifs d’études, doivent bénéficier d’une égalité de traitement au regard des prestations sociales.
Au-delà des questions juridiques, il faut rappeler que la situation sociale des étudiants étrangers est loin d’être particulièrement enviable, notamment dans le secteur du logement. Comme le souligne l’Observatoire de la vie étudiante, les étudiants de nationalité étrangère sont moins nombreux à toucher les APL que ceux de nationalité française (61 % contre 73 %).
Dans certaines régions de France, les étudiants extra-européens en mobilité internationale sont par ailleurs parfois exclus de l’accès aux résidences étudiantes du Crous. Ces derniers sont donc souvent contraints de se loger dans le parc locatif privé, dans lequel les prix sont plus élevés et les pratiques discriminatoires plus répandues. Ils n’ont alors souvent pas d’autres choix que de se loger dans des habitats précaires ou chez un tiers, ce qui les expose à diverses formes d’inégalités et de prédation, incluant le harcèlement et le chantage.
Le vote de l’article 67 contribuerait donc à renforcer la logique discriminatoire et la précarité résidentielle à laquelle sont déjà exposés les étudiants étrangers en France.
Plus globalement, la suppression des APL risque d’aggraver la précarité multidimensionnelle que connaissent ces étudiants. Ils figurent parmi les plus touchés par les difficultés financières : 40 % d’entre eux déclarent ne pas être en mesure de couvrir leurs besoins essentiels (alimentation, loyer, gaz ou électricité), contre 16 % des étudiants français. Par ailleurs, 30 % ont eu recours à l’aide alimentaire ou estiment qu’ils en auraient eu besoin, contre 8 % des étudiants français. Ils sont également davantage affectés par des problèmes de santé : 42 % d’entre eux présentent des signes de détresse psychologique, contre 35 % des étudiants français.
Le témoignage des étudiants met en lumière un isolement accru, doublé d’une perception d’invisibilité et d’un enfermement dans une boucle inégalitaire, vouée à s’aggraver avec la suppression des APL. Or, toute cette précarité multidimensionnelle compromet la régularité de leur parcours académique et in fine leur réussite académique, alors même que les études constituent le motif principal de leur arrivée en France.
L’argument économique invoqué pour la suppression des APL interroge car la mesure n’a pas fait l’objet d’étude d’impact ni d’évaluation chiffrée des économies escomptées. À l’inverse, l’apport économique des étudiants étrangers en France est systématiquement passé sous silence, alors que leurs dépenses mensuelles moyennes du quotidien rapportent à l’État 2,8 milliards d’euros. En occupant des emplois, souvent précaires et en tension, ces étudiants cotisent par exemple aux caisses sociales, sans pouvoir toujours bénéficier des prestations chômage. De plus, la mesure risque de ne pas être applicable à de nombreuses nationalités en vertu des clauses d’égalité inscrites dans plusieurs accords bilatéraux signés avec des pays tiers, dont ceux du Maghreb.
À défaut d’argument économique, la proposition de supprimer les APL pour les étudiants extra-européens semble donc davantage relever d’une mesure idéologique que d’une mesure pragmatique. Or, cette instrumentalisation politique des étudiants étrangers risque de nuire à l’attractivité de l’enseignement supérieur français en décourageant certains étudiants de choisir la France, et d’aggraver encore plus leur précarité économique et sociale.
Marion Tissier-Raffin a reçu des financements publics de la Région Nouvelle-Aquitaine.
Hachem Benissa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.12.2025 à 15:13
Sara Hoummady, DMV, PhD, Associate professor in ethology and animal nutrition, UniLaSalle

Geriatric veterinary care is in great shape, with dogs and cats living on average 11.3 years, according to French data. Our knowledge of how to accompany them in later life is expanding fast. We now know that simple changes can do wonders for an old cat or dog’s comfort and quality of life. The main trick is for pet owners not to stand by idly as their four-legged companions’ age.
A study of over two million cats and four million dogs has enabled us to better define their different life stages.
Cats enter old age at around 10 years old. This period is then divided into mature, senior and super-senior stages.
The same study points out that it’s less uniform for dogs, for whom old age depends heavily upon size.
Small dogs (toy and small breeds weighing less than 9 kg, such as Chihuahuas or Cavalier King Charles Spaniels) enter their third age at around 7 years old, then become seniors at around 12 years old.
Medium to large dogs weighing more than 9 kg, such as Welsh Corgis, Golden Retrievers and Australian Shepherds, for example, reach this stage earlier: around 6.
Not to panic, however: the new stage needn’t mean that the end is near. Rather, it may just be time to pay greater attention to your pet and to gradually adjust their environment, medical and care routine to help them age in the best possible conditions.
But before we even talk about “healthy ageing”, it’s useful to recall what ageing is: a natural, gradual and inevitable process. Over time, animals become less tolerant of environmental stress and their cells accumulate damage, leading to various physiological changes.
So, what do we mean by a dog or cat ageing “in good health”? A recent consensus article in which I participated offers a definition adapted to our pets: an elderly animal in good health is one that retains sufficient capacity and resilience to meet its physical, behavioural, social and emotional needs, while maintaining a stable and positive relationship with its human.
Some signs are completely normal: greying hair, slight tartar build-up, thinner skin, and slightly duller senses–these bear no noticeable impact on quality of life.
On the other hand, mobility issues that hinder access to resources (difficulty getting up, climbing stairs or interacting easily with you) should not be considered simply as signs of ageing. The same goes with the first signs of cognitive dysfunction (a syndrome that has some similarities with Alzheimer’s disease) when a dog or cat struggles to find its food bowl or seems lost in the house, for example. These cases call for veterinary advice.
Quality of life therefore becomes the central criterion for assessing whether an animal is ageing harmoniously. In dogs and cats, the concept of frailty, derived from human geriatrics, is now used (see table below).
Animals classified as frail are more prone to developing diseases and should be monitored more closely.
The major advantage of this approach is that, as in humans, frailty detected early can sometimes be mitigated. Hence the importance of regular screening and early support to best care for our elderly companions.
The first step is to make the animal’s environment more accessible so that it can easily reach all its resources: food, water, resting and hiding spots, contact areas, etc. A few props and adjustments can make a real difference, including small steps to climb onto the sofa, armchairs, firm and low cushions, or raised bowls for dogs and cats suffering from osteoarthritis, etc.
Increasing the number of access points is also useful: two or three feeding areas, several places to sleep, and more litter trays that are easy to step over. Some commercial litter trays are too high for cats with osteoarthritis; a wide tray with a low rim can be much more comfortable.
Maintaining a calm and positive relationship is essential. Behaviour that is considered “undesirable” should always be investigated by a vet and a behaviourist (or a veterinary behaviourist): it may reflect a need, discomfort or difficulty. A cat that scratches the carpet rather than its scratching post, for example, may simply be looking for a less painful position. Some animals also become more anxious or reactive with age or certain medical conditions; it is therefore important to understand the cause rather than punish them, at the risk of damaging the relationship and failing to resolve the issue.
Cognitive and physical stimulation must continue, but adapted to the animal’s abilities. “Puzzle feeders” (or interactive bowls, where animals have to solve puzzles to get their food) are still useful, provided they are chosen according to the animal’s condition: a scratch mat or an interactive bowl that can be pushed by the nose are preferable to a system that requires complex leg movements. Games, learning and small training sessions are still beneficial; sometimes it is enough to shorten the sessions and use very enticing rewards (think small pieces of chicken breast or sausage, etc.).
Walks can be adapted, in particular by using comfortable and safe bags to carry the dog when it is too tired, either for part or all of the walk. The important thing is to continue to give the animal access to the outdoors.
Finally, diet is key when caring for older animals. Ageing leads to changes in digestion and a gradual loss of muscle mass. It is therefore recommended to choose a diet that is easily digestible, has a smell and taste that appeal to your pet, and is specifically formulated for the needs of senior animals. Raw meat should be avoided: it’s often unbalanced in terms of minerals, which can be harmful to older animals, who are particularly sensitive to excess phosphorus or inappropriate calcium/phosphorus ratios. They also present an increased health risk, as their immune systems are less effective.
On the other hand, combining dry food (kibble) and wet food (terrine, mousses, etc.) is often beneficial. A cooked, homemade meal (following the advice of a vet) can also help an animal regain its appetite. And for the fussiest eaters, a simple trick may suffice: warm the wet food slightly to enhance its smell and make it more appealing.
Regular vet check-ups are still essential, particularly to keep up to date with vaccinations and worming. Ageing weakens the immune system, making senior animals more vulnerable and requiring regular protection against infectious diseases and parasites.
Geriatric consultations aim to monitor the ageing process, which is unique to each individual. The first consultation is often the longest to allow for an in-depth discussion and include additional tests where necessary. These initial findings will serve as a reference for follow-up visits. Ideally, this monitoring should begin at the start of the third age. The frequency of consultations then depends on the animal’s trajectory: every six months if signs of frailty appear, or once a year if its condition remains stable.
The challenge is no longer just to extend the lifespan of our furry friends, but to, above all, prolong their health. After all, we want them to enjoy it as long as possible, much as we would for humans.
Sara Hoummady is a member of AFGASP (French Association of Animal Geriatrics and Palliative Care). She received a grant from the FVE (European Veterinary Federation) for her work on feline ageing. She was part of a committee set up by a pet food manufacturer to discuss healthy ageing in dogs and cats.
16.12.2025 à 15:11
Laurent Mériade, Professeur des universités en sciences de gestion - Agrégé des facultés - IAE - CleRMa, Université Clermont Auvergne (UCA)
Dans les journaux, à la télévision ou au Parlement, des chiffres sont souvent sortis comme des arguments irréfutables. Mais de quoi parlent les chiffres ? Le pouvoir magique qui leur était associé il y a plusieurs siècles a-t-il complètement disparu ? Un chiffre est-il toujours incontestable ? Une réflexion encore plus indispensable à l’heure de l’IA toute-puissante.
Dépenses de santé, émissions de gaz à effet de serre, aides publiques aux entreprises, taux de délinquance, coût de la dette, de la fraude fiscale, du système de retraite, des aides sociales… Les dirigeants usent et souvent abusent de chiffres pour justifier leurs décisions ou encore leurs manières de faire ou, parfois, de ne pas faire.
En ce moment, à l’occasion de la discussion de la loi de finances pour 2026 au Parlement, nous assistons tous les jours à des batailles de « chiffres » entre parlementaires. Cependant, peut-on réellement s’y fier ? Et quelles significations leur accorder ?
Les mathématiciens attribuent, depuis l’époque mésopotamienne (environ 3000 av. notre ère) trois principales significations aux chiffres : économique, idéologique et mystique.
Les tablettes d’argile cunéiforme retrouvées à cette époque représentent à 80 % des textes administratifs de nature d’abord économique comportant principalement des données chiffrées. Il peut s’agir des dimensions d’un champ ou d’une maison, des rations de nourriture, des effectifs de soldats d’une armée, ou encore les volumes d’un stock.
À lire aussi : La gouvernance par les nombres ne façonne-t-elle pas trop les politiques publiques ?
Les nombres remplissaient aussi un rôle idéologique, notamment en fonction de leur importance. On peut citer le nombre 3 600 qui signifie à la fois « totalité » et « innombrable ». Les chiffres pouvaient également posséder une signification mystique. Les anciens Mésopotamiens associaient certains nombres à des divinités. Par exemple, on utilisait ou insérait le 15 (associé à la déesse de l’amour et de la guerre, Ishtar) pour montrer la puissance du nombre.
D’une manière étonnamment similaire à celle des Mésopotamiens, de nos jours, les gestionnaires considèrent aussi que leurs matières premières que représentent les chiffres sont à la fois le résultat d’une technique de calcul, d’une philosophie, et d’une représentation de la réalité. Cette signification en trois dimensions qui jalonne l’histoire des chiffres pousse à analyser plus en détail les manières dont ces chiffres (ou nombres) sont produits, alors même que nous disposons de peu d’outils pour évaluer la valeur scientifique de ces chiffrements.
Dans l’un de nos derniers articles, nous montrons que la valeur scientifique de ces chiffrements provient avant tout de leur pertinence, qui correspond à une mesure de l’utilité d’une réponse. Elle est une indication de l’importance de cette réponse pour un objectif important. Les chiffres pertinents sont ceux étroitement liés à un problème et les ignorer modifierait le problème.
Globalement, les travaux en gestion ou en économie retiennent trois formes de pertinence – pratique, théorique, sociétale – souvent rattachées aux vertus intellectuelles d’Aristote :
la pertinence pratique correspond à l’utilité d’un chiffre pour une question ou un problème particulier (la techne aristotélicienne) ;
la pertinence théorique correspond à la connaissance intellectuelle produite par ce chiffre (l’episteme) ;
la pertinence sociétale ou sociale correspond au savoir pratique commun produit (la phronesis).
L’étude de la pertinence des chiffres consiste souvent à interroger les utilisateurs de ces chiffres. Il est cependant difficile de juger de cette pertinence pour le plus grand nombre, car leurs utilisateurs les communiquent souvent en fonction de leurs propres subjectivités et intérêts particuliers.
À travers l’analyse de la production des chiffres des dépenses et coûts hospitaliers en France, nous montrons que les pertinences pratique, théorique et sociétale des chiffres sont avant tout déterminées par leurs méthodes de calcul. Ces méthodes sont souvent la partie invisible des chiffres.
En France, par exemple pour l’année 2023, les coûts hospitaliers totaux annuels (publics et privés) étaient évalués environ à 100 milliards d’euros dans l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) voté par l’Assemblée nationale, 122 milliards d’euros par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et à 248 milliards d’euros par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
Ces dépenses hospitalières sont dépendantes du coût d’une journée d’hospitalisation. En France, depuis la réforme de la tarification à l’activité (T2A), les frais d’hospitalisation sont, pour une partie, remboursés aux établissements hospitaliers selon un tarif moyen du séjour du patient (tarif à l’activité dont la méthode de calcul est, elle aussi, très contestable). Pour l’autre partie (reste à charge), ils sont facturés aux usagers ou à leur mutuelle par journée de présence du patient dans l’hôpital. Pour l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (ATIH), le coût moyen d’une journée d’hospitalisation dans un hôpital public français est environ de 700 euros, mais il est de 600 euros dans les services de médecine, 950 euros dans les services de chirurgie et environ de 2 000 euros en soins intensifs.
Cette journée d’hospitalisation est facturée aux patients ou à leurs caisses d’assurance maladie en moyenne 1 400 euros dans un service de médecine, mais elle est facturée en chirurgie en moyenne 1 700 euros et en moyenne 3 000 euros en soins intensifs. Pour le cabinet EY, en 2025, ce coût d’une journée d’hospitalisation est encore différent. Il est en moyenne de 873 euros en médecine et de 365 euros dans un service de soins et de réhabilitation (SSR).
Comme le dénonçait le député (et médecin) Cyrille Isaac-Sibille lors d’une récente commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale : « Plus personne ne sait évaluer les dépenses de santé ! »
Dans notre étude, nous montrons que la fiabilité des chiffres produits provient avant tout de la pertinence de leur méthode de calcul. Pour cela, dans un groupe de travail constitué de gestionnaires, de chefs de service, de cadres de santé et de médecins d’un centre français de lutte contre le cancer chargés de l’analyse des chiffres produits dans cet établissement, nous identifions que la pertinence de la méthode de calcul du coût d’une journée d’hospitalisation peut être mesurée par quatre principaux critères : causalité, traçabilité, exhaustivité et représentativité (ou CTER model).
La causalité consiste à comprendre et à expliquer l’origine des chiffres calculés c’est-à-dire la force du lien entre le chiffre calculé et ses éléments de calcul. Par exemple, dans le cas des coûts d’une journée d’hospitalisation, s’assurer du lien entre le chiffre calculé et les principaux déterminants de ce chiffre : nombre ou temps de personnel de santé présents près du patient dans une journée, durée du séjour, coût d’un repas, nombre et coût des prises médicamenteuses ou des actes d’imagerie, etc.
La traçabilité permet de s’assurer de la fiabilité des informations de calcul et de leur possibilité de recueil. Par exemple, pour le calcul du coût d’une journée d’hospitalisation, être certain de pouvoir recueillir des informations fiables concernant la durée exacte d’un séjour hospitalier, le coût d’un repas pris durant ce séjour, le coût exact d’un acte d’imagerie médicale, le nombre de médicaments pris et leurs coûts, etc.
L’exhaustivité de la méthode est déterminée par le niveau de détail des informations utilisées pour calculer un chiffre. Si pour calculer le chiffre final on utilise des calculs de moyennes (par exemple, les durées moyennes de séjour pour le coût d’une journée d’hospitalisation), l’exhaustivité est faible. Si l’on utilise des éléments spécifiques (par exemple, la durée spécifique de chaque séjour hospitalier), l’exhaustivité est plus importante. Plus on utilise des éléments de calcul spécifiques et détaillés plus l’exhaustivité est grande. Plus on utilise des valeurs moyennes ou médianes, moins l’exhaustivité est grande.
Le respect de ces trois premiers critères permet de s’assurer de la précision des chiffres produits. On peut considérer qu’un chiffre est imprécis s’il ne respecte pas, ou s’il ne le fait que partiellement, ces trois principes.
Face aux flux de données chiffrées que l’on reçoit tous les jours, il parait essentiel de vérifier la pertinence des méthodes de calcul avant celle des chiffres qu’elles produisent. La mobilisation des quatre critères de pertinence des méthodes de calcul produits par nos travaux (CTER) peut permettre de concevoir cette justification. Dans la plupart des situations, cela devrait être à l’utilisateur de ces chiffres (celui qui les communique) de justifier un ou plusieurs de ces critères (a minima la causalité ou la traçabilité).
Mais on pourrait également imaginer le développement de dispositifs ou outils de vérification de ces critères de pertinence des méthodes de calcul à l’image du fact-checking qu’opèrent déjà des sites d’information spécialisés sur les chiffres communiqués ou utilisés (AFP Factuel, Le vrai ou faux de France Info, Désintox d’Arte). En intégrant ces critères dans leurs algorithmes, les outils d’intelligence artificielle (IA) peuvent être également un précieux recours dans ces opérations de vérification des méthodes de calcul avant celles des chiffres.
Laurent Mériade a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR) et de l'Union Européenne (FEDER) pour mener ses travaux de recherche notamment dans le cadre de la chaire de recherche "Santé & Territoires" de l'Université Clermont Auvergne dont il est co-titulaire.
16.12.2025 à 15:11
Olivier Bessy, Professeur émérite, chercheur au laboratoire TREE-UMR-CNRS 6031, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA)
L’ultra-trail, qui implique de courir au moins 80 kilomètres, fascine et séduit un public toujours plus nombreux. Que recherchent les coureurs dans cette course faite d’efforts prolongés et de longues traversées intérieures ?
Au sein des pratiques du trail (marche-course sur sentier), l’ultra-trail se détache de manière singulière depuis les années 1990-2000. Cette discipline va révolutionner la course à pied en milieu naturel en un quart de siècle, en proposant une offre croissante et en répondant aux attentes de toujours plus de coureurs en quête d’extrême et d’ailleurs. Mais plus que le nombre relatif d’ultra-trails organisés et d’ultra-traileurs recensés, c’est bien l’imaginaire associé à cette pratique qui contribue à son engouement actuel, en dépassant l’univers des adeptes et en attirant les médias.
Vivre un ultra-trail est devenu le nec plus ultra pour une certaine frange de la population, car cette discipline incarne en les hybridant les imaginaires de performance, d’aventure, de quête de soi, de solidarité et de nature.
Les trois grands événements pionniers en témoignent. L’ultra-trail du Mont-Blanc (UTMB) bat chaque année le record de demandes d’inscriptions (75 000 demandes en 2025) et de personnes présentes dans l’espace Mont-Blanc pendant la semaine de l’événement (100 000 personnes), sans oublier le nombre considérable de spectateurs en ligne sur Live Trail. Il en est de même pour Le Grand Raid de La Réunion qui a aussi atteint cette année des sommets de fréquentation (7 143 inscrits pour 60 000 demandes) dont 2 845 inscrits pour la mythique Diagonale des fous. Les Templiers qui se disputent dans les Causses autour de Millau (Aveyron) complètent le trio mythique. En 2025, on dénombre 15 000 coureurs inscrits (pour 90 000 demandes) dont 2 800 au Grand Trail des Templiers, la course reine et 1 500 à l’Endurance ultra-trail.
Mais pourquoi tant de personnes choisissent de réaliser des efforts aussi extrêmes ? Nous avons cherché à le comprendre en réalisant une centaine d’entretiens et 300 micro-questionnaires auprès de participants à la Diagonale des Fous et à l’UTMB entre 2021 et 2024.
Au tournant des années 1980-1990, la société hypermoderne valorise la recherche de la performance, l’intensification de son mode de vie et la mise en spectacle de soi-même.
Le culte de la performance est devenu le modèle dominant de production de son existence : chacun est invité à explorer ses limites, à faire la preuve de son excellence et à s’inventer. La pratique de l’ultra-trail répond au culte inquiet du « moi performant » pour reprendre l’expression de Jean-Jacques Courtine qui traverse les sociétés occidentales en se différenciant du « moi soumis » et fait écho à la généralisation de « l’héroïsme de masse ».
L’ultra-traileur aime vivre des sensations extrêmes en se confrontant à des situations inhabituelles aux confins de ses possibilités. Il aime gérer l’imprévisible et flirter symboliquement avec la mort afin de réenchanter sa vie. L’ultra-trail compense un quotidien trop monotone et se révèle comme antidote à une identité défaite. Vivre ne suffit plus, il faut se sentir exister.
La mise en spectacle de soi complète ce tableau. L’ultra-traileur recherche généralement une scène inégalée de visibilité de son exploit. Plus c’est dur, plus il pense devenir un héros aux yeux des autres et pouvoir en retirer des bénéfices à fort rendement symbolique sur les réseaux sociaux et la scène de la vie sociale. C’est l’individu qui devient le théâtre premier d’exploration, objet-sujet d’expérience.
Ce paradigme est gouverné par une logique d’accélération propre à l’économie capitaliste mondialisée qui demande à chacun d’optimiser ses ressources pour gagner en efficacité, en engageant une course contre le temps, en ayant recours aux dernières innovations technologiques mais aussi en adoptant de manière croissante des conduites dopantes. Ces dernières sont observables dans la prise d’anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) qui sont consommés dans le but de maximaliser les chances de relever le défi engagé, alors qu’il s’agit de médicaments qui peuvent être néfastes pour la santé en situation d’effort extrême.
Eddy, 42 ans, Parisien et cadre supérieur dans une grande entreprise témoigne :
« Se mesurer à la Diagonale des Fous, il n’y a pas mieux pour se prouver qu’on est encore capable de réaliser des choses intenses. C’est un défi de l’extrême et du courage qui me convient parfaitement, car tu te fixes un temps et tu cherches à performer par tous les moyens pour le réaliser. »
Face à ces excès d’existence et aux nouveaux enjeux sociétaux, une autre forme culturelle émerge durant la décennie 2010 : la transmodernité telle que la nomme la philosophe Rosa-Maria Rodriguez Magda. Inspirée par les travaux des sociologues Edgar Morin et Hartmut Rosa, elle fait cohabiter deux modèles : celui ancien mais toujours actif du technocapitalisme et celui émergent de l’écohumanisme. La transmodernité renouvelle la vision de l’habiter notre monde en hybridant les modèles de référence. La quête de sens devient alors centrale pour réguler cette tension contemporaine en cherchant à fabriquer de la cohérence dans nos modes de vie. L’écohumanisme s’observe dans les signes ténus d’un nouvel art de vivre visible dans un nouveau rapport à soi et au temps, un nouveau rapport aux autres et à l’environnement.
Un nouveau rapport à soi et au temps s’instaure dans la mesure où l’expérience ultra-trail s’inscrit sur un continuum allant de la recherche de la performance à la quête intérieure et alternant moments d’accélération et de décélération. Courir un ultra-trail s’inscrit dans une temporalité longue qui favorise les moments de décélération propices à « l’entrée en résonance ». Cette approche est reprise par le sociologue Romain Rochedy qui analyse l’ultra-trail « comme un espace de décélération ».
D’après mes recherches, un nouveau rapport aux autres se manifeste aussi. Si l’ultra-traileur s’enferme souvent dans sa bulle pour aller le plus vite possible ou continuer simplement à avancer, il est aussi de plus en plus soucieux de partager des moments de solidarité, d’émotion et de communion collective. Participer à un ultra-trail permet en effet de tisser des liens sociaux favorisés par l’effacement de la personne au profit du langage du corps et de l’expérience collective vécue qui transcendent les différences.
Un nouveau rapport à la nature apparaît enfin. Dans leur pratique, les ultra-traileurs alternent la domestication d’une nature considérée comme une adversaire et l’immersion dans une nature enveloppante représentée comme une partenaire. La pratique de l’ultra-trail peut être appréhendée comme une plongée dans les profondeurs de « la » et de « sa » nature car elle offre à chacun la possibilité de se construire un rapport intime entre « le faire avec » et « l’être avec » la nature.
Éric, 48 ans, Toulousain et kinésithérapeute déclare :
« Chaque ultra-trail auquel je participe, je le vis comme une introspection. Je suis à l’écoute de mon corps. Je prends mon temps afin de le déguster à la recherche d’émotions particulières. Je tisse des relations privilégiées avec les autres coureurs et la nature. Toutes ces épreuves favorisent des trajectoires individuelles qui constituent au final un tout collectif. C’est un moment de cohésion sociale qui n’est pas courant. »
L’ultra-trail reflète les paradoxes de notre époque tiraillée entre deux paradigmes : l’accélération hypermoderne et la décélération transmoderne. Participer à ce type d’épreuve renforce le sentiment d’identité pour des personnes en quête de repères plus consistants, comme si l’exploration de ses limites physiques venait remplacer les limites de sens que ne donne plus l’ordre social. Il s’agit alors de reprendre en main son destin, de tisser un fil qui relie le soi réel à un soi possible admirable.
L’ultra-trail devient ainsi une métaphore de notre époque, car il symbolise l’ambivalence des modèles de référence mobilisés. Cette pratique permet à chaque postulant de sortir de soi en allant au-delà de ses repères habituels et en revenir pour être davantage résilient par rapport aux affres de la vie. Elle rime alors avec une forme de renaissance. C’est pourquoi la quête de l’ultra est si forte aujourd’hui.
Olivier Bessy est l’auteur de Courir sans limites. La révolution de l’ultra-trail (1990-2025) (Outdoor éditions, 2025).
Olivier Bessy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.