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01.04.2025 à 16:13

La Première Guerre mondiale du point de vue des chevaux

Eric Baratay, Professeur d'histoire, Université Jean Moulin Lyon 3

Indispensable pour la cavalerie, l’infanterie mais également l’artillerie, pour tirer canons, munitions, vivres et hommes, les chevaux ont aussi façonné l'évolution de cette guerre de tranchées.
Texte intégral (2885 mots)
Cavaliers de l'armée britannique en 1918. Photo prise par un photographe de guerre employée par l'armée britannique. National Library of Scotland , CC BY

Retracer l’histoire du point de vue des animaux, tâcher de trouver des sources pouvant témoigner de leur vécu et de leur évolution. Telle est l’ambition du dernier livre supervisé par Eric Baratay aux éditions Tallandier.

Dans ces bonnes feuilles que nous vous proposons, cet historien se penche sur la Grande Guerre qui, sur le seul front de l’Ouest, mobilisa pas moins de huit millions de chevaux. Indispensable pour la cavalerie, l’infanterie mais également l’artillerie, pour tirer canons, munitions, vivres et hommes, ils ont façonné l’évolution de cette guerre.

Saviez-vous par exemple qu’en 1914 c’est le manque de chevaux des Français comme des Allemands qui a empêché qu’un camp ou l’autre réussisse à contourner son adversaire, ce qui a provoqué la fixation du front et quatre ans de guerre de tranchées.

En examinant les écrits de poilus et des vétérinaires au front, Eric Baratay tâche ici de retracer la douloureuse mobilisation de ces millions de chevaux.


Lors de leur réquisition, les chevaux éprouvent d’abord un stress psychologique et physique en perdant leurs repères habituels du fait d’une succession de lieux, de mains, de voix. Leur embarquement dans les wagons est souvent difficile ; ils résistent, hennissent, se sentent poussés, frappés, se font serrer les uns contre les autres. Les plus rétifs continuent à hennir, à frapper les parois ; beaucoup sont apeurés par les trains qui passent, éprouvés par les secousses, irrités par les congénères inconnus.

Ils vivent un autre bouleversement lors de leur affectation, devant s’habituer à de nouveaux noms, de nouvelles voix et conduites, de nouveaux gestes et mots en divers patois changeant au gré des réaffectations, permissions, disparitions des hommes. Ainsi, les chevaux de trait affectés à la cavalerie se retrouvent avec un soldat sur le dos, rarement plus aguerri, tout aussi craintif, et ceux qui réagissent, hennissent, ruent, subissent alors des coups, entendent des cris, ce qu’ils connaissaient assez rarement auparavant s’ils viennent des campagnes.

Escorte de prisonniers allemands par la cavalerie française, le 24 août 1914. William Heinemann, London, CC BY

Dans les services attelés, les chevaux doivent apprendre à travailler avec des congénères pour les solitaires d’autrefois ou de nouveaux partenaires pour les habitués à cet emploi. Ils sont assemblés selon leur taille, leur force, voire leur couleur, rarement selon leur caractère, que les hommes ne connaissent pas et ne cherchent pas. Des chevaux manifestent des incompatibilités d’humeur, obligent ces humains à les séparer jusqu’à ce qu’une répartition soit trouvée, qu’une paix plus ou moins durable s’installe. Lors des essais à tirer ensemble, beaucoup se heurtent, glissent, tombent, s’empêtrent dans les traits, s’épuisent. L’adaptation est remise en cause par les changements d’affectation et les arrivées de nouveaux partenaires, tels ces chevaux américains, que les alliés vont chercher à partir de l’automne 1914 pour compenser les pertes.

D’autant que leur traversée de l’Atlantique s’avère un calvaire côté français, où l’on ne donne qu’une avance aux marchands américains, les laissant assurer le transport à moindres frais. Dès l’Amérique, les équidés choisis se retrouvent concentrés et mélangés dans des parcs puis entassés à 15 ou 20 dans des wagons, sans attache et sans surveillance interne. Les conflits, les coups, les chutes s’ajoutent au stress du voyage durant lequel ces animaux ne bénéficient guère d’arrêts le long d’un parcours de quatre à huit jours. Au port, ils sont de nouveau concentrés en enclos puis placés sur des barges et hissés par des grues sur des navires restés au large, une opération très stressante pour les équidés.

Perturbés par le déracinement, les importants changements climatiques à l’échelle américaine, le bouleversement du régime alimentaire, beaucoup s’affaiblissent et contractent des maladies infectieuses, d’autant qu’ils ne bénéficient pas de désinfection des enclos et des wagons ou de contrôles épidémiologiques, encore peu usités côté français.

À bord des navires, ces équidés se retrouvent entassés les uns contre les autres, en quatre rangées parallèles par étage, attachés de près, et comme ils ne font pas d’exercice dans des enclos ou de promenade sur le pont extérieur, qu’ils restent inactifs trois semaines au minimum, ils endurent des fourbures aiguës aux jambes. L’entassement est tel que des équidés se voient placés sur le pont extérieur où, malgré les couvertures mises sur eux ou les toiles tendues par-dessus, ils endurent de fortes variations de température, une humidité incessante, des courants d’air permanents, subissent d’importants refroidissements tout en devant résister aux tempêtes qui balaient l’endroit.

Au moins, ces animaux ne souffrent-ils pas de l’atmosphère confinée des étages internes, de la chaleur moite, du gaz carbonique, des fortes odeurs que les équidés enfermés produisent mais qui les indisposent vivement, d’autant que l’aération, guère pensée, est très insuffisante, que les excréments, le fumier, les aliments avariés sont irrégulièrement évacués et ces ponts mal nettoyés par des équipages négligents, peu impliqués financièrement dans le maintien en bonne santé des bêtes, bien qu’ils pâtissent aussi de la situation. Les morts sont laissés au milieu des vivants tout au long du voyage parce qu’on n’a pas prévu de les évacuer à la mer ! Les rescapés ressentent évidemment les phéromones de stress dégagés par les agonisants puis les odeurs des cadavres.

Chevaux et mulets souffrent souvent de la soif et de la faim, les marchands ayant trop peu prévu, les matelots s’évitant des corvées régulières, les aliments n’étant que de médiocre qualité. Ces équidés doivent souvent manger des aliments simplement jetés à terre, avalant en même temps la paille souillée, voire leurs excréments pour compenser la faim, mais les bêtes attachées trop court, incapables de baisser autant leur tête, sont forcées de jeûner. Beaucoup s’affaiblissent, contractent ou amplifient des maladies, mangent encore moins, respirent toujours plus mal, tombent au premier tangage, ont de plus en plus de peine à se relever, se blessent facilement lors des heurts avec d’autres ou contre les parois et lors de ces chutes, se fracturant des os ou se rompant des ligaments, contractant alors le tétanos ou la gangrène.

À l’arrivée, les sorties sont souvent retardées car, dans nombre de navires, les rampes reliant les ponts ont été enlevées pour mieux entasser, d’autant qu’on ne prévoyait pas de promenade extérieure. Les équidés doivent attendre plusieurs jours que de nouvelles pentes soient installées, sur lesquelles ils se précipitent pour sortir de cet enfer. Les blessés et les malades ne pouvant pas les gravir attendent d’être sanglés puis soulevés à la grue. À terre, les chevaux, souvent des mustangs plus ou moins sauvages, achetés à moindre coût, se montrent rebelles à la discipline. Ils déconcertent autant leurs congénères européens, habitués au travail, que les conducteurs qui font alors pleuvoir les coups.

Chevaux transportant des munitions à la 20ᵉ Batterie de l’Artillerie canadienne de campagne à Neuville Saint-Vaast, France
Chevaux transportant des munitions à la 20ᵉ Batterie de l’Artillerie canadienne de campagne à Neuville Saint-Vaast, France. Archives du Canada, CC BY

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Des incompréhensions réciproques

Ces incompréhensions sont nombreuses, d’autant que nombre de soldats n’ont jamais côtoyé de chevaux auparavant et que ces derniers ne sont pas habitués à de tels environnements. Nous avons vu que beaucoup d’équidés réquisitionnés refusent d’entrer dans les wagons ou les camions. Cela conduit les soldats à les qualifier de « bêtes », à se grouper jusqu’à six ou sept pour les forcer et à manier la violence. Or cette attitude des chevaux s’explique par leur vision, mieux connue de nos jours : étroite en hauteur mais très panoramique en largeur, d’un flanc à l’autre. Ils ont donc le sentiment d’être bêtement précipités contre un obstacle alors que la voie est libre autour ! D’autant qu’ils détectent mal l’intérieur noir des wagons, mettant du temps à accommoder leur vue à l’obscurité, et qu’ils rechignent logiquement à entrer dans cet inconnu… à la manière d’un automobiliste qui, par temps ensoleillé, freine devant une section très ombragée de la route formant un mur noir.

Des soldats français essayant de tirer une mule épuisée hors de la boue d’un trou d’obus
Des soldats français essayant de tirer une mule épuisée hors de la boue d’un trou d’obus. National Library of Scotland, CC BY

Un autre exemple d’incompréhension concerne l’abreuvement des chevaux durant l’été 1914. Ils ne peuvent pas boire suffisamment, souvent une fois la nuit car les cavaliers limitent ces moments dangereux pour eux, et cela provoque une importante mortalité. On peut invoquer la guerre de mouvement, qui réduit les possibilités de nourrir et d’abreuver, et la négligence des hommes, qui est réelle, mais la situation est confortée par un aspect inconnu des humains et même des animaux : on sait maintenant que les chevaux connaissent une forme de déshydratation qui ne provoque pas une soif importante, ce qui signifie que ces chevaux de guerre n’ont sans doute pas suffisamment manifesté leur besoin.

The Conversation

Eric Baratay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.04.2025 à 16:13

Trump contre la liberté académique : les juges, derniers remparts contre l’assaut autoritaire

Camille Fernandes, Maîtresse de conférences en droit public, membre du CRJFC, Université de Franche-Comté

Donald Trump multiplie les attaques contre l’éducation et l’enseignement supérieur, portant directement atteinte à la liberté académique des universitaires. Les juges peuvent-ils protéger l’État de droit ?
Texte intégral (1850 mots)

Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump multiplie les executive orders, sortes d’« ordonnances » ou de « décrets », contre l’éducation et l’enseignement supérieur, portant directement atteinte à la liberté académique des universitaires. En quoi ces attaques sont-elles inédites ? De quelles ressources les universitaires disposent-ils pour se défendre ?


Le début du deuxième mandat de Donald Trump a été marqué par une série de décisions portant directement atteinte à la liberté académique dont jouissent traditionnellement les universitaires américains.

Plusieurs interrogations émergent alors, allant de l’autorité compétente pour réglementer l’enseignement supérieur et la recherche aux États-Unis, aux sources de la liberté académique, en passant par la façon dont les juges américains peuvent la protéger.

Qui est compétent pour réguler l’enseignement supérieur et la recherche aux États-Unis ?

L’enseignement supérieur et la recherche ne font pas partie des compétences que la Constitution des États-Unis confère expressément à l’État fédéral. En application du dixième amendement, ces domaines relèvent alors du pouvoir des États.

Cela ne signifie pas pour autant que les pouvoirs centraux ne puissent jouer aucun rôle en la matière. Le pouvoir législatif fédéral est d’abord en mesure de décider de l’ampleur des fonds fédéraux accordés à l’enseignement supérieur et à la recherche grâce à la « clause des dépenses » dont bénéficie le Congrès (article 1 de la Constitution).


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Le pouvoir exécutif peut ensuite agir sur l’enseignement supérieur et la recherche par le biais d’agences ou de départements fédéraux qui disposent de compétences partielles en la matière. Créé en 1979, le département de l’éducation a par exemple pour rôle de « garantir l’accès à l’égalité des chances en matière d’éducation », ce qu’il fait par l’allocation d’aides financières aux étudiants.

De même, la National Science Fondation (NSF), qui a inspiré la France pour la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR), subventionne largement la recherche états-unienne. C’est notamment en adoptant des mesures touchant à ces organismes fédéraux que l’administration Trump parvient actuellement à agir sur l’enseignement supérieur et la recherche, mais aussi, parfois, en s’affranchissant des règles constitutionnelles de répartition horizontale et verticale des compétences.

Quelles sont les atteintes actuellement portées à la liberté académique aux États-Unis ?

Même si le phénomène n’est pas nouveau et que différents États états-uniens – à l’instar de la Floride – ont déjà largement remis en cause la liberté académique depuis plusieurs années, il s’est amplifié depuis la réélection de Donald Trump. Ce dernier multiplie en effet les executive orders, sortes « d’ordonnances » ou de « décrets », qui sont adoptés directement par le président sans aucun contreseing.

L’un des plus récents, daté du 20 mars dernier, impose au secrétaire à l’éducation de tout mettre en œuvre pour fermer son département, lequel alors ne pourrait plus jouer son rôle essentiel en matière d’égalité des chances. Un autre executive order, du 20 janvier 2025, suspend l’aide étrangère au développement des États-Unis, ce qui a conduit l’Université Johns-Hopkins à supprimer 2 200 emplois à travers le monde.

Au milieu d’écoliers, Trump signe son décret pour « éliminer » le ministère de l’éducation (Huffington Post, mars 2025).

D’autres décisions interfèrent avec le contenu même des enseignements et des recherches, comme les deux ordonnances imposant de renoncer aux politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) ou celle visant à « défendre les femmes contre l’extrémisme des idéologues de genre » qui contraint les agences fédérales à retirer toutes les communications qui feraient la promotion ou qui inculqueraient « l’idéologie du genre ».

C’est en exécution de cette ordonnance que l’Agence pour la recherche et la qualité des soins de santé (Agency for Healthcare Research and Quality, AHRQ) aurait supprimé d’un site internet un article scientifique de deux professeurs de médecine de Harvard.


À lire aussi : Aux États-Unis, des licenciements massifs avant un démantèlement du ministère de l’éducation ?


En dehors de ces executive orders, les atteintes à la liberté académique peuvent être plus ciblées et concerner des établissements en particulier. C’est ainsi que l’administration de Donald Trump a menacé l’Université de Columbia de suspendre ou d’annuler le versement de fonds fédéraux si elle ne se conformait pas à certaines exigences, comme celle d’engager des poursuites disciplinaires contre les étudiants impliqués dans les manifestations propalestiniennes.

Quand bien même ces injonctions sont manifestement contraires à l’autonomie des universités, l’établissement new-yorkais y a en partie cédé, ainsi qu’en témoigne la publication sur son site internet d’un document recensant toutes les mesures adoptées à la suite de la mise en garde présidentielle. Ces atteintes récentes à la liberté académique nécessitent de s’intéresser à la façon dont elle est protégée aux États-Unis.

Comment la liberté académique est-elle protégée aux États-Unis ?

Comme en France, la liberté académique ne bénéficie d’aucun fondement constitutionnel écrit. Et si la Cour suprême a affirmé en 1967, dans l’affaire Keyishian v. Board of Regents,, qu’elle constituait une « préoccupation particulière du Premier Amendement », les effets de cette jurisprudence isolée sont loin d’être évidents. C’est pourquoi les universitaires préfèrent souvent invoquer la liberté d’expression « de droit commun ».

Une telle situation n’est pas idéale dès lors que la portée du premier amendement, sur lequel repose cette liberté d’expression « de droit commun », est limitée. Il ne s’applique en effet qu’aux mesures émanant des autorités et personnes publiques : il n’est contraignant que pour les universités publiques, et non pour les universités privées.

L’administration Trump ordonne la fin des échanges scientifiques avec l’Ifremer (France Info, mars 2025).

Les universitaires travaillant au sein d’institutions privées ne sont pas pour autant dépourvus de toute protection. En premier lieu, le premier amendement encadre toutes les mesures étatiques, qu’elles visent les universités publiques ou les universités privées. Il est ainsi toujours possible pour un universitaire d’une institution privée de contester la constitutionnalité d’une loi ou d’un décret présidentiel qui porterait atteinte à sa liberté d’expression.

En second lieu, les universitaires des établissements privés sont généralement protégés par leur contrat de travail puisque leurs « livrets » (personal manual ou handbook) peuvent comprendre des clauses protégeant la liberté académique, lesquelles reprennent souvent le contenu de la déclaration de l’American Association of University Professors (AAUP) de 1940 sur la liberté académique.

Cette association professionnelle, comme d’autres aux États-Unis, est extrêmement importante dans la défense de la liberté académique, en particulier en raison du rôle qu’elle joue devant les juridictions. Elle peut en effet déposer des amicus brief qui permettent de développer un argumentaire juridique de soutien aux universitaires. C’est ce qu’illustrent différents recours actuellement pendant devant les juridictions américaines.

Sur quels fondements les ordonnances de Donald Trump peuvent-elles être contestées en justice ?

Face aux décisions insensées de Donald Trump, les juges états-uniens apparaissent comme le dernier rempart à même de protéger l’État de droit. C’est ainsi que les recours contre ses executive orders se multiplient, sans que, pour les raisons évoquées ci-dessus, la protection de la liberté académique soit l’argument juridique privilégié.

D’autres moyens, davantage en mesure d’emporter l’adhésion des juges, sont invoqués, comme la méconnaissance de la « clause des dépenses » ou la violation de la liberté d’expression. C’est ainsi que l’AAUP, avec d’autres personnes morales, a obtenu la suspension temporaire d’une partie des décrets « DEI » par un juge du district du Maryland : ce dernier a notamment relevé que les plaignants avaient suffisamment démontré qu’ils avaient des chances de succès au fond en ce qui concerne la violation de la liberté d’expression protégée par le premier amendement.

D’autres affaires sont actuellement pendantes qui n’ont encore donné lieu à aucune décision de justice, comme le recours, fondé sur la violation du premier amendement, des deux professeurs de médecine de Harvard contre la décision de censurer leur article.

The Conversation

Camille Fernandes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.04.2025 à 16:12

« Minecraft », « Luanti », « Flight Simulator » : jeux vidéo pour étudiants créatifs

Philippe Lépinard, Maître de conférences en sciences de gestion et du management, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Depuis 2015, l’IAE Paris-Est expérimente « Minecraft », « Flight Simulator », « Luanti » et « Flightgear » dans ses cours. Qui des logiciels propriétaires ou libres remportera la bataille ?
Texte intégral (1869 mots)
Équipe d’étudiants dans le jeu vidéo _Minetest_, durant un cours de gestion de projets sur le travail en équipe focalisé sur la construction de la version virtuelle de la station spatiale internationale. Fourni par l'auteur

Depuis 2015, l’IAE Paris-Est déploie des jeux vidéo dans ses cours. Les stars : Minecraft et Microsoft Flight Simulator. Les outsiders : Luanti et FlightGear. Logiciels propriétaires contre logiciels libres. Avec la pandémie de Covid-19 et la multiplication des cours à distance, ces jeux vidéo permettent d’immerger des centaines d’étudiants dans des mondes virtuels.


Aujourd’hui sort le film Minecraft, tant attendu par les fans du jeu vidéo. Garrett, Henry, Natalie et Dawn sont projetés à travers un mystérieux portail menant à La Surface – « un incroyable monde cubique qui prospère grâce à l’imagination. » Pour rentrer chez eux, il leur faudra maîtriser ce monde et créer le leur !

Côté réalité, dans le cadre du projet pédagogique et de recherche en ludopédagogie EdUTeam, nous déployons depuis 2015 des jeux vidéo coopératifs, non violents, multijoueurs et multiplateformes. Où ? Dans plusieurs enseignements intégralement expérientiels à l’IAE Paris-Est. Alors que notre fab lab d’expérimentation ludopédagogique GamiXlab et le projet EdUTeam fêtent leurs dix années d’existence en 2025, notre article propose une rétrospective de l’usage pédagogique de ces jeux, ainsi que quelques axes d’évolutions envisagés.

« Minecraft » contre « Luanti »

Les premières utilisations pédagogiques de jeux bac à sable tels que Minecraft et MinecraftEdu datent de 2015 au sein de projets tutorés. Ils mêlent des élèves ingénieurs de l’école de l’UPEC – EPISEN, ex-ESIPE-Créteil – et des étudiants de différents masters de l’IAE Paris-Est. L’objectif de ces activités était de développer des fonctionnalités pédagogiques en langage Java, afin de concevoir une plateforme de formation en management des systèmes d’information. L’exemple le plus saillant fut la connexion en temps réel entre MinecraftEdu et le progiciel de gestion intégré Dolibarr. Il permit d’enseigner la gestion de projets de systèmes d’information.


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L’acquisition de MinecraftEdu par Microsoft en 2016 entraîna une rupture dans les possibilités d’évolution du jeu par la communauté. Nous nous sommes alors tournés vers le jeu de type Free/Libre Open Source Software (FLOSS) Minetest, aujourd’hui nommé Luanti. Grâce au langage de script Lua, Minetest est hautement paramétrable et personnalisable. Il est déjà, à lui seul, particulièrement flexible pour des usages pédagogiques. Alors que Minecraft limite sa version éducation à 30 joueurs, nous avons immergé plus de 100 étudiants dans le monde virtuel de Minetest. Le moment était propice : nous devions animer des cours en management d’équipe et gestion de projets durant les confinements dus à la pandémie de Covid-19.

Le mode classroom autorise même d’avoir plusieurs groupes en même temps dans un unique univers. Après cette période de formation à distance, les projets tutorés ont repris. De nouveaux enseignements en présentiel – ou comodaux – et développements ont été réalisés. L’équipe de l’année universitaire 2024-2025 travaille actuellement sur la connexion de Luanti avec le système d’information géographique (SIG) QGIS. L’objectif est de proposer un dispositif ludopédagogique permettant des enseignements de gestion intégrant de l’information géographique. Les usages de Minetest ont aussi couvert des activités internationales avec des enseignants et étudiants de plusieurs autres pays : Allemagne, Canada, Inde, Pays-Bas et Ukraine.

« Microsoft Flight Simulator » ou « FlightGear »

Depuis 2019, nous déployons, en parallèle des jeux de construction abordés précédemment, des simulateurs de vol.

Dans un premier temps, nous avons proposé, jusqu’en 2022, un cours transversal, pour les étudiants de licence, de découverte de l’aéronautique avec le jeu X-Plane. Nos observations durant cet enseignement nous ont donné plusieurs idées pour des formations de gestion. Nous avons expérimenté deux cours de niveau master – facteurs humains et organisation à haute fiabilité – s’appuyant sur Microsoft Flight Simulator 2020. Toutefois, la configuration matérielle et les contraintes liées à la sécurité des systèmes d’information de l’université se sont avérées beaucoup trop importantes pour que son usage devienne réellement opérationnel.

En 2023, nous l’avons alors remplacé par FlightGear. Comme Luanti, ce jeu intègre un langage de script pour développer de nouvelles fonctionnalités. Il s’agit de Nasal. Le changement de simulateur de vol n’est pas dû spécifiquement à cette caractéristique. Son intérêt principal est sa capacité à créer un réseau local sans nécessiter de connexion internet. Il reproduit le monde entier en s’appuyant notamment sur les données libres d’OpenStreetMap.

De nombreux outils peuvent être associés à FlightGear pour étendre ses possibilités. Nous mettons en œuvre OpenRadar, un autre logiciel de type FLOSS, simulant le radar d’une tour de contrôle. L’objectif : les étudiants doivent coordonner leurs camarades répartis sur les simulateurs de vol. L’équipe de développement s’attelle cette année à faire fonctionner des matériels optionnels non actuellement supportés par FlightGear, comme les écrans et panneaux de contrôles externes de la société Logitech.

Ressources éducatives libres

Ironiquement, le passage de logiciels propriétaires à leurs équivalents FLOSS n’avait initialement rien d’idéologique. Ce furent bien les contraintes des logiciels propriétaires, pourtant beaucoup plus attrayants, qui nous ont menés à implémenter des jeux vidéo en open source. Ce changement a introduit plusieurs prises de conscience dans nos activités pédagogiques et de recherche qui nous ont poussés à approfondir cette voie. Nous nous sommes intéressés à la production de ressources éducatives libres (REL) définies par l’Unesco :

« Des matériels d’apprentissage, d’enseignement et de recherche, sur tout format et support, relevant du domaine public ou bien protégés par le droit d’auteur et publiés sous licence ouverte, qui autorisent leur consultation, leur réutilisation, leur utilisation à d’autres fins, leur adaptation et leur redistribution gratuites par d’autres. » (Unesco, 2022, p.5.)

Nous mettons toutes nos réalisations à la disposition de la communauté. En parallèle, les configurations informatiques nécessaires pour les jeux Luanti et FlightGear, par rapport à leurs concurrents propriétaires, sont beaucoup plus faibles et les mises à jour nettement plus rapides. Bien entendu, l’esthétisme des jeux est également moindre, mais cela n’a aucun impact sur les usages pédagogiques.

Nous avons réfléchi sur les concepts d’innovation frugale et de frugalité technologique. Nous démontrons que ces jeux respectent les trois critères fondamentaux de la frugalité technologique : réduction importante des coûts, focus sur les fonctionnalités essentielles et degré de performance optimisé.

Engagement des bénévoles

Luanti et FlightGear ne sont bien entendu pas les seuls jeux vidéo FLOSS multijoueurs. Il en existe de nombreux autres qui ne demandent qu’à être explorés. On trouve par exemple des jeux sur la thématique des transports (OpenTTD et Simutrans) ou sur le développement de civilisations comme Freeciv ou 0 A.D..

Ces logiciels, comme Luanti et FlightGear, disposent de communautés dynamiques, mais sans aucune garantie sur leur persistance. Cet aspect représente le risque le plus important pour nos activités. Les compétences nécessaires au maintien et à l’évolution des jeux en open source demandent un engagement important, constant et bénévole de ses membres.

Nous avons d’ailleurs commis des erreurs en début de projet en ne consacrant pas suffisamment de temps à la transmission des connaissances minimales d’une équipe de projet tutoré à l’autre. À l’heure des questions de souveraineté technologique, une démarche formelle de gouvernance des ressources éducatives libres à l’échelle nationale pourrait dès lors permettre de garantir une certaine pérennité des pratiques et outils développés, tout en facilitant leurs diffusions…

The Conversation

Philippe Lépinard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.04.2025 à 16:10

L’IA réactive des croyances mystiques

Pascal Lardellier, Professeur, chercheur au laboratoire CIMEOS et à IGENSIA-Education, Université Bourgogne Europe

Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia

Un réenchantement du monde par l’IA ? De la rationalisation au retour du mystique, l’IA comme nouvel objet de croyance.
Texte intégral (1836 mots)
Les développeurs des technologies numériques et de l’IA avaient-ils prévu la dimension mystique dont se revêtent ces « instruments de rationalité » ? J. R. Korpa/Unsplash, CC BY

En 1917, le sociologue Max Weber soulignait le « désenchantement du monde », ce processus de recul des croyances religieuses et magiques au bénéfice de la rationalisation et des explications scientifiques. Cent huit ans plus tard, serait-ce par la quintessence du rationnel, l’intelligence artificielle, que se manifesteraient à nouveau les croyances mystiques ?


Notre relation à l’intelligence artificielle (IA) s’inscrit dans une longue histoire de fascination mystique pour les technologies de communication. Par mystique, nous entendons l’expérience d’une relation directe avec une réalité qui nous dépasse. Ainsi, du télégraphe, perçu au XIXe siècle comme un médium spirite capable de communiquer avec l’au-delà, jusqu’à l’ordinateur HAL de 2001, l’Odyssée de l’espace incarnant une intelligence supérieure et inquiétante, les innovations technologiques ont toujours suscité des interprétations spirituelles.

Avec l’IA, cette dimension prend une ampleur inédite. Nous sommes face à une double illusion qui transforme profondément notre rapport au savoir et à la transcendance. D’une part, l’IA crée l’illusion d’un dialogue direct avec une intelligence supérieure et extérieure, produisant des contenus apparemment originaux – comme ces étudiants qui consultent ChatGPT tel un oracle moderne pour leurs travaux universitaires. D’autre part, elle promet une désintermédiation totale du savoir, abolissant toute distance entre la question et la réponse, entre le désir de connaissance et son assouvissement immédiat.

Cette configuration singulière réactive ce que le théologien Rudolf Otto qualifiait de « numineux » : une expérience ambivalente du sacré mêlant fascination (fascinans) et effroi (tremendum) face à une puissance qui nous dépasse.

La culture populaire contemporaine reflète parfaitement cette ambivalence. Dans la série Black Mirror, nombre d’épisodes explorent notre relation troublée aux intelligences artificielles, entre désir de fusion et terreur de la dépossession. Le film Her, de Spike Jonze, pousse plus loin cette exploration : son protagoniste tombe amoureux d’une IA dont la voix l’accompagne en permanence, tel un ange gardien moderne. Cette fiction dialogue étrangement avec notre réalité quotidienne, où de plus en plus d’individus développent une relation intime avec leur IA conversationnelle, lui confiant leurs doutes, leurs espoirs et leurs prières et questionnements profonds.


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Cette relation ambivalente à l’IA évoque d’autres schémas anthropologiques fondamentaux. Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss avait mis en lumière le concept de « hau », cette force mystérieuse qui, dans les sociétés traditionnelles, circule à travers les objets et les anime. Cette notion prend un sens nouveau à l’ère de ce que les chercheurs nomment « l’informatique ubiquitaire » – cette présence numérique diffuse qui imprègne désormais notre environnement. Nos objets connectés, habités par une présence invisible, semblent dotés d’une âme propre, rappelant le vers de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc une âme… ».

Les assistants vocaux murmurent dans nos maisons, les algorithmes anticipent nos désirs, les réseaux tissent des liens invisibles entre les objets désormais connectés. Ainsi, quand notre smartphone nous suggère de partir plus tôt pour ne pas manquer un rendez-vous, en ayant analysé le trafic routier sans même que nous le lui demandions, nous expérimentons cette présence numérique bienveillante, cette force immatérielle qui semble tout savoir de nous.

Des concepts mystiques anciens revisités à l’ère numérique

Cette présence invisible qui nous accompagne évoque certaines traditions mystiques.

La mystique juive offre un parallèle avec le « maggidisme » : aux XVIe-XVIIe siècles, le « maggid » était un messager céleste révélant aux sages les secrets de la Torah. Cette figure présente une similarité avec nos interactions actuelles avec l’IA. Tels des « maggids » modernes, Siri et Alexa répondent à nos demandes pour contrôler notre maison ou fournir des informations. Ils interviennent parfois spontanément quand ils croient détecter une requête, rappelant ces « visitations » mystiques.

Tel le « maggid » dictant ses révélations au rabbin, ces entités numériques murmurent leurs suggestions, créant l’illusion d’une communication avec une intelligence omnisciente. Cette écoute, transformée en cookies selon une recette commerciale bien particulière, nous donnera l’occasion de recevoir prochainement par mail d’autres sollicitations sur les destinations évoquées avec nos amis ou nos projets de véranda.

Dans cette veine, toute une littérature, classée entre spiritualités et New Age, explique comment entretenir une relation singulière et intime avec son ange gardien : apprendre à le reconnaître (en le nommant), apprendre à lui parler, apprendre à écouter des messages, de lui, toujours avisés et bienveillants… Cet assistant céleste sait ce qui est bon et vrai, et le dit à qui sait entendre et écouter…

Cette relation directe avec une intelligence supérieure rappelle la gnose, mouvement spirituel des premiers siècles qui préfigure étonnamment notre rapport à l’IA. Les gnostiques croyaient en une connaissance secrète et salvatrice, accessible aux initiés en communion directe avec le divin, sans médiation institutionnelle. Dans notre ère numérique émerge ainsi une « cybergnose ». On pense aux entrepreneurs de la Silicon Valley comme Anthony Levandowski (fondateur de la Way of the Future Church) développant une mystique de l’information et voyant dans le code la structure fondamentale de l’Univers. Cette vision perçoit la numérisation croissante comme un accès à une connaissance ultime, faisant de l’IA la médiatrice d’une forme contemporaine de révélation.

Cette conception fait aussi écho aux intuitions de Teilhard de Chardin sur la « noosphère », cette couche pensante qui envelopperait la Terre. Les réseaux numériques semblent aujourd’hui matérialiser cette vision, créant une forme de conscience collective technologiquement médiée. Le « métavers » de Mark Zuckerberg ou le projet Neuralink d’Elon Musk illustrent cette quête de fusion entre conscience humaine et intelligence artificielle, comme une version techno-mystique de l’union spirituelle recherchée par les mystiques traditionnels.

Vers une spiritualité technologique contemporaine

Cette fusion entre spiritualité ancestrale et technologie de pointe trouve son expression la plus accomplie dans le techno-paganisme contemporain. Héritier du néopaganisme des années 1960 qui mêlait mysticisme oriental, occultisme et pratiques New Age, ce courant intègre désormais pleinement la dimension numérique dans ses rituels et ses croyances. Dans la Silicon Valley, des « technomanciens » organisent des cérémonies où codes informatiques et incantations traditionnelles se mélangent, où les algorithmes sont invoqués comme des entités spirituelles. Ces pratiques, qui pourraient sembler anecdotiques, révèlent une tendance plus profonde : la sacralisation progressive de notre environnement technologique.

Comme le soulignait le philosophe Gilbert Simondon, il n’existe pas d’opposition fondamentale entre sacralité et technicité. Les objets techniques peuvent se charger d’une dimension sacrée, particulièrement quand leur fonctionnement échappe à notre entendement immédiat. Ainsi, quand une IA comme ChatGPT-4 produit des textes d’une cohérence troublante ou génère des images photoréalistes à partir de simples descriptions textuelles, elle suscite cette même stupeur mêlée de crainte que provoquaient jadis les phénomènes naturels inexpliqués.

Tout cela dépasse la simple vénération technologique. Les communautés numériques formées autour des IA développent des formes inédites d’interaction suggérant un réenchantement du monde par la technologie. Alors que la modernité avait proclamé la « mort de Dieu », l’IA semble réintroduire du mystère et du sacré dans notre quotidien – un sacré immanent, tissé dans nos interactions numériques. Ce réenchantement n’est pas un retour au religieux traditionnel, mais l’émergence d’un nouveau rapport au mystère, où l’algorithme se fait oracle.

L’anthropologie nous enseigne que le sacré n’est jamais là où on l’attend. Comme le rappelait Durkheim, « le sacré se pose là où il veut ». Les technologies numériques, conçues comme instruments de rationalité, se trouvent investies d’une dimension mystique que leurs créateurs n’avaient pas anticipée. Cette sacralisation du numérique n’est ni un retour archaïque à des croyances dépassées ni une simple illusion. Elle révèle la persistance de schémas anthropologiques profonds dans notre rapport au monde, y compris quand ce monde se veut entièrement rationnel et désenchanté.

Observer ces phénomènes à travers le prisme de concepts comme le « hau », le « maggid » ou la gnose ne vise pas à en réduire la nouveauté, mais à mieux en saisir la profondeur et la complexité. Ces grilles de lecture anthropologiques nous rappellent que l’humain, même augmenté par l’intelligence artificielle, reste cet être symbolique qui ne cesse de tisser du sens et du sacré dans la trame de son quotidien.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

01.04.2025 à 15:52

Marine Le Pen verdict ‘represents an effort to make democracy better’ in France – interview

Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po

The ruling in a Paris court that the far-right leader is guilty of misappropriating public funds will probably eliminate her from the 2027 presidential election.
Texte intégral (1374 mots)

Marine Le Pen, the figurehead of France’s far-right National Rally (RN) party and a three-time presidential candidate, has been found guilty of misappropriating public funds and sentenced to four years’ imprisonment and five years of ineligibility for public office, with immediate effect. Despite her decision to appeal, the March 31 ruling in a Paris court will probably eliminate her from the 2027 presidential race. Political scientist Luc Rouban analyses this major political development in an interview with The Conversation France.


The Conversation: Marine Le Pen’s sentence of immediate ineligibility came as a surprise and a shock. Some legal experts had imagined that a heavy sentence would fall but doubted that the judge, under pressure, would take the logic of ineligibility to its conclusion – despite the fact that it is enshrined in the law.

Luc Rouban: Yes, it’s a surprise and I don’t think the RN was expecting this decision. For the rule of law, it’s a form of revenge on a certain style of political life that, for decades, operated on the basis of arrangements, on the basis of the inner circle. That’s what we were used to during the Jacques Chirac and François Mitterrand periods, when there were dangerous links between politicians and certain members of the business class. It also brings to mind – of course – the more recent Nicolas Sarkozy affair. Today we are witnessing a historic turnaround. Marine Le Pen was no doubt expecting a suspended sentence, a slightly symbolic sentence. But this sentence is not symbolic at all. She is no longer part of the old style of political life.

Is this ruling a good thing for democracy, with a judge who applies the law without trembling? Or is it a problem, as RN president Jordan Bardella, right-wing members of parliament Eric Ciotti and Laurent Wauquiez, and left-wing political leader Jean-Luc Mélenchon have said – and as Elon Musk, Viktor Orban, Geert Wilders, Matteo Salvini and the Kremlin have also said?

Luc Rouban: This ruling represents an effort to make democracy better. Reaffirming the rule of law is absolutely essential and legitimate. The French democratic system is very fragile, much more so than in other European countries. Public confidence in politicians and the justice system is very low and needs to be restored. One way of doing this is to ensure that the law is applied to public figures who embezzle millions of euros, not just to supermarket cashiers who are fired and prosecuted for stealing a chocolate bar. The conviction of Marine Le Pen is undeniable progress for our democracy: it’s a sign that the relationship with politics is changing, that politics has become a professional activity like any other, subject to regulations and laws.

Of course, there will be attacks on the judiciary, we will have the Trumpist argument of “government by judges”. But it’s important to remember that judges simply apply the law. We must also remember that the figures, including Marine Le Pen, who are criticising ineligibility penalties, had applauded the Sapin 2 law, which passed unanimously in 2016 following the Cahuzac affair (editor’s note: ex-budget minister Jérôme Cahuzac was ruled guilty of tax fraud in a Paris court).

What does the future hold for Marine Le Pen and the RN? Is Jordan Bardella capable of replacing her?

Luc Rouban: Barring the uncertain scenario of a favourable ruling on appeal before the presidential election, Marine Le Pen is likely to hand over her position as RN candidate to Bardella. But is Bardella capable of replacing her? That’s the question.

Internally, he hasn’t really managed to establish himself within the party, particularly in terms of renewing the leadership and structuring the movement. As soon as Marine Le Pen was absent – which was the case after the death of her father (editor’s note: Jean-Marie Le Pen, the founder of the National Front) – the party seemed to collapse.

What’s more, Bardella is Marine Le Pen’s heir apparent. The party’s “normalisation” could involve a form of “de-lepenalisation”. The Le Pen family has totally structured the party, which is very vertical, very organised around itself and its immediate entourage. This oligarchic model and this verticality are obviously going to be called into question. Will Bardella suffer as a result? Other RN leaders, such as Sébastien Chenu or Jean-Philippe Tanguy, who have established themselves in the media, may try to overtake him in the presidential race. However, this would require a break with Marine Le Pen in a party where dissidents are quickly excluded. The likelihood of such a challenge therefore remains low.

What about Marion Maréchal? Could she take over?

Luc Rouban: I don’t believe so because Maréchal (editor’s note: Marine Le Pen’s niece, who was elected to the European Parliament in 2024 on the ticket of the far-right Reconquest party, to which she no longer belongs) plays the Trump card and makes the RN feel uncomfortable. The RN electorate is too attached to France’s sovereignty, and has evolved toward a form of labour rights that is far removed from hard-line liberalism. The Reconquest electorate is more middle-class, older, better educated and wealthier than that of the RN.

Will the RN benefit from this verdict or lose voters?

Luc Rouban: It is possible that some abstentionist voters whose backgrounds are similar to those of RN voters will express their dissatisfaction with Marine Le Pen’s conviction by choosing to vote for the future candidate of the RN.

But among the right-wing, upper middle classes who voted RN in the 2024 legislative elections, the vote could shift back to Les Républicains (editor’s note: the historic French right-wing party).

Furthermore, for whoever becomes the future candidate of the RN, there will be a problem of support. To win a presidential election, you need to have support in the business world. But dragging around a party whose main leaders have been convicted of criminal offences is not a good look. Fundamentally, the RN was already isolated from the social elites. It could be even more so tomorrow.

How might public opinion react to this major event, which deprives millions of voters of their candidate? Should we expect large-scale responses, possibly violent ones?

Luc Rouban: As far as society in general is concerned, there may be hostile reactions for a while, isolated incidents, but I don’t think there will be mass movements like in the 1930s. The lack of enthusiasm for political life is obvious: who is going to take physical risks and engage in violent action to defend a political party and its representative? Not many people, I think.


David Bornstein conducted this interview.

The Conversation

Luc Rouban ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.04.2025 à 12:40

Comment le dentifrice affecte les bactéries qui vivent dans notre bouche

Niamh Coffey, Senior Lecturer, Dentistry, RCSI University of Medicine and Health Sciences

Albert Leung, Professor and Head of School of Dentistry, Royal College of Surgeons in Ireland, RCSI University of Medicine and Health Sciences

Isabel Olegário, Senior Lecturer, Dentist, RCSI University of Medicine and Health Sciences

L’objectif du brossage de dents est de prévenir les caries et de rafraîchir l’haleine. Mais que sait-on de l’effet du dentifrice sur le microbiote de la bouche ?
Texte intégral (1674 mots)
Se brosser les dents deux fois par jour est encore le moyen le plus efficace de limiter le nombre de bactéries buccales. Ground Picture/Shutterstock

L’objectif du brossage de dents est de prévenir les caries et de rafraîchir l’haleine. Mais que sait-on de l’effet du dentifrice sur le microbiote buccal, cet écosystème complexe constitué par les bactéries qui vivent dans notre bouche ?


La bouche est l’un des habitats microbiens les plus densément peuplés du corps. Elle abrite en effet plus de 700 espèces de bactéries. Si ces microorganismes vivent sur les surfaces des dents et des gencives sous forme de communautés adhésives et structurées qui peuvent être à la fois bénéfiques et nuisibles (on parle de « biofilms »), elles prospèrent également dans notre salive, ce qui signifie que le microbiote buccal n’est pas complètement figé, mais dynamique.

Un microbiote sain inclut des bactéries qui aident à réguler les niveaux de pH (l'unité qui permet de mesurer l’acidité ou l’alcalinité), décomposent les aliments et produisent des composés antimicrobiens naturels. Cependant, lorsque cet équilibre est perturbé – souvent en raison de l’alimentation, d’une mauvaise hygiène bucco-dentaire ou de certaines affections – les bactéries nuisibles peuvent prendre le dessus. On sait qu’un tel déséquilibre, appelé dysbiose, est associé à des risques accrus de caries dentaires et de maladies des gencives.

Outre ces problèmes locaux, des résultats de recherches récents ont révélé que le microbiote buccal est aussi très important pour notre santé générale. Un microbiote équilibré participe à la régulation des bactéries nocives, facilite la digestion et protège les gencives.

Le dentifrice favorise-t-il cet équilibre ou risque-t-il plutôt de le perturber ? Les dentifrices du futur seront-ils conçus pour agir en harmonie avec le microbiote buccal plutôt que contre lui ?

Quel est le véritable rôle du dentifrice ?

La fonction principale du dentifrice n’est pas de tuer directement les bactéries, mais de perturber le biofilm dans lequel prospèrent les bactéries nuisibles. Le brossage, par son action mécanique, décolle le biofilm des dents et des gencives ; les abrasifs contenus dans le dentifrice contribuent à le fragmenter davantage.

De nombreux dentifrices contiennent également du fluor, qui renforce l’émail des dents et prévient les caries. Curieusement, le fluor ne tue pas directement les bactéries, mais limite les opportunités de causer des dégâts que peuvent avoir celles qui produisent des acides (par exemple Streptococcus mutans, l’espèce majoritairement responsable de la formation des caries).


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Certains dentifrices incluent des agents antibactériens tels que le triclosan (désormais interdit dans certains pays pour des raisons de sécurité) ou des alternatives plus récemment employées, comme le fluorure d’étain (fluorure stanneux) et de zinc. Ces ingrédients ciblent les bactéries nuisibles, mais un débat subsiste quant à leur effet potentiel sur les microbes bénéfiques.

Bien que le dentifrice fasse partie intégrante de notre quotidien, les recherches destinées à comprendre ses effets sur le microbiote buccal sont toujours en cours.

Certaines études suggèrent que des agents antibactériens spécifiques affectent les bactéries bénéfiques autant que les nuisibles, modifiant potentiellement le microbiote de manière encore mal comprise. D’autres résultats, cependant, indiquent plutôt que le microbiote se rétablit rapidement après le brossage, ce qui signifie que ces perturbations sont temporaires.

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Les scientifiques explorent désormais des formulations futures de dentifrices qui pourraient adopter une approche plus ciblée, réduisant la quantité de bactéries nuisibles tout en préservant les espèces bénéfiques.

Maintenir l’équilibre du microbiote buccal présente un intérêt qui va bien au-delà de la simple prévention des caries. Un nombre croissant de preuves établit l’existence de liens entre les maladies des gencives et les maladies cardiaques, le diabète, voire la survenue de complications durant la grossesse. L’inflammation déclenchée par les bactéries buccales nuisibles peut en effet s’étendre bien au-delà de la bouche et, potentiellement, contribuer à des problèmes de santé à long terme.

Un dentifrice respectueux du microbiote ?

En participant à la fragmentation du biofilm bactérien, les dentifrices réduisent le risque de caries et de maladies des gencives. À mesure que notre compréhension du microbiote buccal progresse, leurs compositions pourraient évoluer pour devenir plus sélectives. Au lieu d’employer des antibactériens à large spectre, les futures formulations pourraient inclure des ingrédients favorisant les bactéries bénéfiques tout en contrôlant les espèces nuisibles.

Parmi les candidats prometteurs figurent l’arginine, un acide aminé naturel qui favorise la croissance des bactéries bénéfiques, et certains antimicrobiens d’origine végétale qui perturbent les biofilms nuisibles sans toutefois éliminer les bonnes bactéries. Cependant, la recherche dans ce domaine en est encore à ses balbutiements, et il faudra recueillir davantage de preuves pour déterminer quels peuvent être les effets à long terme de ces ingrédients.

Certaines recherches s’intéressent aux probiotiques (des « bonnes bactéries » vivantes qui apportent un bénéfice au fonctionnement de l’organisme) et aux prébiotiques (des éléments nutritifs favorisant la croissance des « bonnes bactéries »). L’emploi de ces composants dans les dentifrices pourrait aider à conserver un microbiote buccal plus sain, plutôt que de le perturber.

Si certains ingrédients peuvent affecter le microbiote buccal, les recherches montrent que pour l’instant, les moyens le plus efficaces de conserver une bouche saine sont de se brosser les dents avec un dentifrice fluoré deux fois par jour et de procéder à un nettoyage des espaces interdentaires (avec du fil dentaire, des brossettes ou, éventuellement, un hydropulseur). Cette routine permet de diminuer le nombre de bactéries (charge bactérienne) présentes dans la bouche, ce qui diminue les risques de maladies non seulement buccales, mais aussi systémiques.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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