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24.04.2025 à 17:51

Sur les réseaux sociaux, l’enfer, c’est les autres ? Les nouvelles logiques de surveillance entre adolescents

Yann Bruna, Maître de conférences en sociologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Tel message a-t-il été lu ? Tel interlocuteur est-il en ligne ? Sur les réseaux sociaux, chacun est aujourd’hui observé et observateur, et cela change les relations entre adolescents.
Texte intégral (1485 mots)

Les réseaux sociaux mettent aujourd’hui à la disposition de tous des outils permettant de savoir si un interlocuteur est en ligne, s’il a vu tel ou tel message, depuis quel lieu il se connecte… Un suivi qui peut se muer en surveillance intrusive, créant de nouvelles pressions au quotidien et complexifiant les relations entre adolescents.


Au cours des dernières décennies, la diffusion des technologies de l’information auprès d’une large variété de publics et les possibilités associées en matière de collecte de données ont participé au développement de nouvelles formes de surveillance.

À la surveillance de masse, pensée dans sa forte verticalité, se superpose aujourd’hui une surveillance interpersonnelle, participative, pour laquelle chacun devient à la fois observé et observateur. Les adolescents sont particulièrement concernés par l’exacerbation de cette surveillance sociale.

Pour interroger les motivations et finalités de ces pratiques de surveillance entre adolescents, nous nous appuyons sur deux enquêtes qualitatives. L’une concerne les usages de plateformes telles que Snapchat et Instagram. L’autre interroge plus spécifiquement sur la surveillance par géolocalisation.

Quels outils pour quelle surveillance ?

Les vérifications de présence ou de disponibilité des pairs adolescents deviennent de plus en plus nombreuses, intrusives et le plus souvent cumulatives.

Dans ce contexte, les plateformes communicationnelles utilisées par ces jeunes publics ne sont pas neutres. Elles promeuvent des fonctionnalités qui servent directement le suivi, en ligne comme hors ligne, de l’activité des autres. Celles qui se définissent comme des messageries instantanées précisent le moment de la dernière connexion de chaque contact ou encore si un message a bien été lu. Des informations auxquelles s’ajoutent l’heure de lecture du dit message et, le cas échéant, si le destinataire est en train d’y répondre ou non.


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D’autres, comme Snapchat, proposent également diverses métriques comme le Snapscore (reflet de l’activité en temps réel d’un individu) ou des mises en chiffres des amitiés avec des nombres de flammes (dont le maintien implique obligatoirement un partage quotidien de contenus). Des émoticônes traduisent aussi la fréquence et la régularité des conversations avec telle ou telle personne.

Plus intrusive encore, la SnapMap affiche sur une cartographie numérique la position géographique des pairs, qui trahit possiblement le versant hors ligne de leurs activités et déplacements.

Surveiller pour se rassurer, surveiller pour se justifier ?

Si le registre du possible s’étoffe donc en matière de surveillance, il reste à comprendre pourquoi et comment les adolescents collectent et exploitent ces informations. La curiosité est fréquemment invoquée dans les entretiens, mais ne s’impose jamais comme un argument pleinement satisfaisant : les jeunes interrogés démontrent, en pratique, des motivations plus complexes.

Certains adolescents déclarent ainsi surveiller pour authentifier, en vérifiant par exemple que la position géographique d’un proche correspond bien à ce qu’il avait déclaré ou, a minima, ne présage rien d’inattendu. Dans le même registre, d’autres utilisent la géolocalisation pour confirmer qu’un ami est bien parti en voyage, ou présent à son domicile en soirée.

Par un glissement presqu’inévitable, il s’agit alors pour les adolescents de surveiller pour prouver, anticipant que des contenus qui n’ont parfois que peu d’intérêt sur le moment pourront servir ultérieurement et, par exemple, déconstruire un mensonge. Les informations collectées deviennent alors envisagées comme des démonstrations irréfutables d’une situation vécue (capture d’écran d’une photo éphémère, d’une position géographique inattendue, etc.) et acquièrent une finalité probatoire.

La métaphore judiciaire fait d’autant plus sens ici que le fait de ne pas répondre à un message qui a été lu, de ne pas consulter la story d’une personne proche ou d’être géolocalisé chez quelqu’un qui ne fait pas l’unanimité au sein du groupe apparaît comme autant de situations qui peuvent rendre un adolescent justiciable d’une explication avec un ou des pairs.

Au sein de jeunes couples, il peut aussi devenir commun de surveiller pour se rassurer. Des adolescents esquissent l’existence d’un avant et d’un après, notamment pour Louane, collégienne de 14 ans, qui a demandé une géolocalisation réciproque avec son petit ami en justifiant qu’ils ne pourraient désormais « plus se mentir ».

D’autres formes de collecte informationnelle peuvent apparaître plus problématiques, notamment lorsqu’une jeune fille de notre enquête a oublié de désactiver sa position géographique auprès d’un garçon qu’elle décrit comme « insistant » et lui a révélé à son insu l’adresse de son domicile, ou encore lorsqu’un garçon harcelé s’est rendu au commissariat avec ses parents, sans penser lui non plus à se déconnecter de la géolocalisation, et en a subi les conséquences le lendemain.

Tensions et ambiguïtés

S’il est donc attendu de maîtriser avec une grande rigueur le partage de certains contenus et données personnelles en ligne, et que les adolescents interrogés présentent sans surprise le fait de « se faire griller » comme difficilement rattrapable, il demeure socialement complexe de se dissimuler.

Entre autres stratégies, certains jeunes adaptent leurs pratiques numériques à leurs destinataires, privilégiant l’utilisation de certains réseaux socionumériques sur lesquels ils « en montrent moins » avec des contacts bien précis. Il leur est aussi possible d’utiliser le « mode fantôme » sur Snapchat, mais l’irrégularité de son activation et de sa désactivation alimente les suspicions et la nécessité de se justifier.

Parmi les adolescents interrogés, la non-connexion aux plateformes communicationnelles est le plus souvent acceptable. Elle « se regrette parfois mais se comprend », alors que la déconnexion volontaire par intervalles est davantage assimilée à une volonté d’échapper à une surveillance réciproque qui s’est largement banalisée dans le quotidien des individus connectés. À tel point que la surveillance n’apparaît pas exclusivement comme une contrainte : son caractère bénéfique est également souligné à plusieurs reprises dans nos deux enquêtes.


À lire aussi : Géolocalisation des enfants : une nouvelle forme de surveillance parentale


Selon le contenu, et notamment lorsque celui-ci implique de fortes amitiés ou des relations sentimentales, consulter et prendre une capture d’écran d’une story est attendu. S’inquiéter d’une non-réponse après s’être assuré de la lecture d’un message est parfois bienvenu. Se renseigner de temps à autre sur la localisation géographique d’un proche peut s’apparenter à une marque d’attention, sinon un effort de vigilance rassurant.

Tout est ici question de mesure, d’une « bonne fréquence » et d’une utilisation raisonnée de la surveillance qui dessine les contours de son acceptabilité, même si « le mec qui screene trop, on l’évite dans les couloirs », reconnaît Florence, 15 ans.

Les adolescents contemporains se trouvent donc pris dans des logiques de surveillance d’une grande intensité par le biais des réseaux sociaux et plateformes communicationnelles. D’autant que cette surveillance dépasse souvent leurs relations interpersonnelles et s’étend aujourd’hui dans le cercle intrafamilial (outils de surveillance parentale et géolocalisation des enfants) ou dans le champ scolaire (avec Pronote comme puissant dispositif de collecte informationnelle).

The Conversation

Yann Bruna ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.04.2025 à 17:49

Vaches à lait, vaches à viande : ce qu’il faudrait changer pour notre santé et notre environnement

Michel Duru, Directeur de recherche, UMR AGIR (Agroécologie, innovations et territoires), Inrae

Changer l’alimentation des vaches, privilégier certaines races plus que d’autres, consommer moins de bœuf mais manger des viandes plus diverses… Les marges de progression sont nombreuses.
Texte intégral (2297 mots)

Changer l’alimentation des vaches, privilégier certaines races plus que d’autres, revaloriser le pâturage, consommer moins de bœuf, mais manger des viandes plus diverses… Les marges de progression sont nombreuses.


Depuis quelques années, les excès de consommation de viande sont montrés du doigt du fait de leurs impacts sur la santé et l’environnement. Dans une moindre mesure, c’est aussi le cas des produits laitiers comme les fromages. Pour faire face à ces enjeux environnementaux et sanitaires, mais aussi pour accroître notre souveraineté alimentaire, que nous disent les études scientifiques ? Comment peuvent-elles nous aider à réorganiser l’élevage pour le rendre plus durable, du champ jusqu’à l’assiette ?

Réduire notre consommation pour la planète et notre santé

Commençons par un état des lieux, en France, notre apport en protéines provient pour deux tiers des produits animaux et pour un tiers des produits végétaux. Il est en moyenne excédentaire d’au moins 20 % par rapport aux recommandations. Les bovins fournissent enfin la moitié de notre consommation de protéines animales sous forme de viandes et de laitages, le reste provenant surtout des porcs et volailles et très secondairement des brebis et chèvres.

Les recherches convergent vers une réduction nécessaire de moitié en moyenne de la consommation de viande, principalement du fait de l’augmentation de risques de cancers. Nous devrions également, d’après l’état des connaissances scientifiques, réduire notre consommation de produits laitiers mais dans une moindre mesure.

Ces réductions sont aussi encouragées par l’actuel plan national nutrition santé. Il est maintenant montré par des études épidémiologiques et des modélisations que de tels changements dans la composition de notre assiette auraient des effets bénéfiques sur notre santé (réduction du risque de maladies chroniques). Cela permettrait aussi de réduire l’impact environnemental de notre alimentation avec moins d’émissions de gaz à effet de serre, de méthane notamment qui constitue 40 % des émissions de l’agriculture, mais aussi moins de nitrates dans l’eau et d’ammoniac dans l’air.

Remplacer une partie des protéines animales par des protéines végétales, des légumineuses (lentilles, pois chiche…), rendrait aussi notre alimentation plus riche en fibres dont nous manquons cruellement. En outre, consommer plus de légumineuses permettrait de diversifier les productions végétales, un levier clef pour l’agroécologie.

Réduire notre consommation de viande ne semble de plus pas aberrant d’un point de vue historique, car celle-ci a été multipliée par deux en un siècle (passant de 42 kg par an et par habitant en 1920 à 85 kg en 2020), et elle a augmenté de plus de 50 % depuis les années 1950.

Diversifier notre consommation

Par ailleurs, notre façon de manger de la viande a changé : aujourd’hui, plus de la moitié de la viande de bovin consommée est sous forme de burger ou de viande hachée, souvent dans des plats préparés, qui sont considérés comme des « bas morceaux ». Or ces produits sont majoritairement issus de races de vaches laitières (Holstein) en fin de carrière dont le prix est attractif. Ce mode de consommation est donc défavorable aux filières de races de vaches à viandes (Blonde d’Aquitaine, Charolaise, Limousine).

Le succès des steaks hachés et des burgers à bas prix est même tel que l’on se retrouve à importer l’équivalent 30 % de notre consommation de viande de bovin. Il en résulte d’une part une baisse de souveraineté alimentaire et d’autre part un déclassement des pièces nobles des races à viande, fragilisant ainsi les élevages de race à viande. Pour faire face à ces dérives, il serait plus judicieux de consommer moins de viande, mais tous les types de viande à l’échelle d’une année.

Modifier les pratiques d’élevage pour la santé et l’environnement

Si l’on regarde maintenant du côté des protéines contenues dans la viande bovine et les produits laitiers, une autre marge de progression est aussi possible. Elle concerne l’alimentation des animaux et son impact sur la composition des produits que nous consommons.

Les produits animaux fournissent des protéines de qualité car ils sont équilibrés en acides aminés. Ils contiennent aussi des acides gras poly-insaturés, indispensables à notre santé dont notre alimentation est très déficitaire. C’est le cas des oméga-3 dont le rôle anti-inflammatoire réduit le risque des maladies chroniques : diabète, cancers, maladies cardio-vasculaires…

Cependant, la composition du lait et de la viande en oméga-3 sont très dépendantes du mode d’alimentation des animaux. Une alimentation à l’herbe (pâturage, ensilage, foin) permet d’environ doubler la teneur du lait en oméga-3, en comparaison d’une alimentation de type maïs-soja, et permet ainsi de réduire significativement notre déficit en ce nutriment.

Le lait et la viande issus d’animaux nourris à l’herbe contribuent donc à une alimentation anti-inflammatoire. Cependant en France, seulement 1/3 du lait est issu d’une alimentation à l’herbe, qu’il s’agisse de pâturage, de foin ou d’ensilage d’herbe. L’élevage bio se distingue sur ce point car l’alimentation à l’herbe est privilégiée pour des raisons économiques. Mais cette différence de composition des produits reste encore mal connue du consommateur, qui pourra également privilégier le lait le moins cher, issu d’un élevage où les vaches ne pâturent pas ou peu.

Les prairies présentent en outre l’atout d’avoir des stocks de carbone importants dans les sols, si bien que les retourner pour les transformer en terres agricoles comme cela a été souvent fait correspond à une déforestation. Faire paître des vaches est donc un moyen de conserver les prairies. D’autre part, lorsqu’elles sont bien réparties dans les paysages, les prairies jouent un rôle d’infrastructure écologique permettant de réduire les pesticides. Lorsqu’elles sont en rotation avec les cultures (prairies temporaires avec légumineuses), elles permettent également de réduire le recours aux engrais azotés de synthèse.

Bien que les prairies constituent à l'origine la base de l’alimentation des vaches, en particulier pour les races à viande, leur contribution n’a cessé de baisser au cours des cinquante dernières années ; car l’apport de céréales (maïs ensilage, blé), et d’oléoprotéagineux (soja) dans leur alimentation était le moyen le plus facile d’augmenter la production par animal et par hectare. Cependant, les vaches et leurs descendances utilisent 3,7 millions d’hectares de terres arables dédiés à la production de ces céréales et de ce soja qu’il conviendrait d’utiliser à d’autres fins.

Des vaches qui pâturent plus permettraient également d’agir sur une des principales pollutions de l’élevage : les pertes importantes d’azote et de phosphore dans l’environnement du fait d’importations massives de protéines (soja) et d’une trop forte concentration géographique des élevages (par exemple en Bretagne).

Si, à l’échelle locale, on imagine que des éleveurs échangent le fumier riche en azote et en phosphore avec des agriculteurs qui pourraient eux, leur donner en retour les ratés de cultures pour nourrir les animaux, tout le monde pourrait être gagnant. Les agriculteurs auraient ainsi accès à des apports en azote et phosphore nécessaires à la croissance des cultures et pourraient ainsi réduire l’utilisation d’engrais, les agriculteurs eux, bénéficieraient d’une source d’alimentation à faible coût et locale pour leur bête.

Réorganiser les filières, du champ à l’assiette

Une autre évolution qui permettrait à l’élevage d’être plus durable concerne le changement de type de races bovines que l’on trouve en France. Il y a aujourd’hui 3,5 millions de vaches à viande contre 3,3 millions de vaches laitières. Or les recommandations pour la santé portent bien plus sur la réduction de la consommation de viande que de produits laitiers.

De même, on sait que la viande issue des troupeaux laitiers (vaches laitières de réformes) est bien moins impactante que celle issue de troupeaux à viande puisqu’à l’échelle de la carrière de la vache, les émissions de gaz à effet de serre sont réparties entre le lait et la viande.

Cela montre l’intérêt de favoriser des races mixtes produisant du lait et de la viande (comme la race normande) ou de croiser une race à viande (Angus) avec une race laitière. La viande devient alors un co-produit du lait permettant de satisfaire nos besoins.

Mais une telle orientation est bloquée par le choix fait en France où, lors de l’abandon des quotas laitiers, de nombreux troupeaux laitiers ont été convertis en troupeaux à viande (dit allaitants) avec des races spécialisées. Il en résulte un élevage spécialisé uniquement pour la viande, devenu très vulnérable : des races lourdes, coûteuses à entretenir et à nourrir et dont une partie de veaux mâles est engraissée en taurillons, une viande jeune, peu prisée par le consommateur français. La plupart de nos voisins de l’UE ont eux bien moins de vaches allaitantes et font de la viande à partir du troupeau laitier (veaux, génisses, vaches de réforme), donc à moindre coût en gaz à effet de serre et en euros.

Construire un nouveau pacte sociétal

Toutes ces données montrent la nécessité de fortes évolutions dans notre système alimentaire. En agriculture, il s’agit d’aller vers des races mixtes produisant du lait et de la viande, et de plus laisser pâturer les vaches pour valoriser les atouts des prairies qui représentent 40 % de la surface agricole. De manière concomitante, il faudrait aussi réduire significativement notre consommation de viande en privilégiant la diversité des pièces de viande, et un peu aussi celle de produits laitiers.

Ces orientations sont nécessaires pour relever trois grands défis : celui de notre santé, de notre environnement, mais aussi de notre souveraineté alimentaire. Elles permettraient en effet d’une part de réduire les importations de soja, mais aussi de viande qui résultent entre autres d’une faible baisse de consommation en comparaison d’une forte diminution de la production, et d’autre part d’allouer les terres arables libérées à des cultures stratégiques comme les légumes et légumineuses que nous ne consommons pas suffisamment et que nous importons massivement.

Pour construire ce pacte sociétal, il importe :

  • de sensibiliser tous les acteurs aux coûts cachés de l’alimentation : excès de la consommation de viande, présence de trop d’élevages sans lien au sol du fait d’une faible autonomie protéique.

  • de s’appuyer sur des évaluations multi-critères à même de prendre en compte les impacts négatifs de l’élevage tout autant que les services environnementaux fournis principalement par les prairies. Ceci nécessite aussi une meilleure rémunération des éleveurs par le citoyen et le consommateur pour la valeur santé des produits et les services environnementaux fournis. Mais pour cela, il faudrait s’assurer de la traçabilité des produits issus de ces élevages vertueux.

The Conversation

Michel Duru est membre des conseils scientifiques de Bleu Blanc Coeur et de Pour une Agriculture Du Vivant.

24.04.2025 à 17:48

L’élevage français en quête d’avenir : accès au foncier, financement, aménagement…

Raphaël Stephens, Chercheur en sciences sociales (alimentation, innovation, transitions, sciences en société, humanités numériques), UniLaSalle

Amal azizi EP ASKRI, Enseignant chercheur en sciences économiques et titulaire de la chaire "mutation des filières d'élevage et enjeux sociétaux", UniLaSalle

De plus en plus d’éleveurs partent à la retraite sans toujours trouver des successeurs. Pour attirer de nouveaux venus dans le secteur, des aménagements importants sont nécessaires.
Texte intégral (1827 mots)

Pourra-t-on, à terme, assurer la souveraineté alimentaire française en produits d’élevages (produits laitiers, œufs et viandes) ? Face à un renouvellement générationnel insuffisant, des solutions innovantes sont à trouver d’urgence pour améliorer l’accès à la terre agricole et au financement. Reconfigurer le maillage territorial et financiariser davantage les systèmes d’élevage : ces deux actions pourraient permettre d’aboutir à une filière duale qui associerait exploitations de grande envergure et filières territorialisées.


Les attentes sociétales sont fortes envers les différentes filières d’élevage : qualité gustative, qualité environnementale, typicité, respect du bien-être animal, transparence… Or ces attentes ne peuvent être comblées que dans un contexte territorial favorable, où se rencontreraient initiatives réglementaires fortes, entrepreneuriat, innovations technologiques et organisationnelles. Assurer le renouvellement générationnel des responsables d’élevages français et européens, c’est assurer aux consommateurs-citoyens français et européens qu’ils pourront continuer à manger des viandes, œufs et laits qui satisfont leurs attentes de durabilité environnementale et sociétale. À cette exigence d’une souveraineté alimentaire de la qualité, s’ajoute celle d’une souveraineté alimentaire protéinique, afin qu’elle ne soit pas déléguée aux pays du Mercosur, à l’Amérique du Nord ou à la Chine.

D’ici à 2030, plus d’un tiers des exploitants agricoles atteindront l’âge de la retraite, selon les Chambres d’Agriculture de France. Or un exploitant sur trois ne serait pas remplacé, selon le Centre d’études et de prospective du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Des problèmes structurels menacent en effet le renouvellement générationnel des filières agricoles à long terme, les filières d’élevage ne faisant pas exception. La pérennité de la production de viandes, laitages et œufs français est pourtant cruciale pour la souveraineté protéinique de la France.

Le protectionnisme à l’ère Trump II

Au lendemain d’une paralysie sans précédent du commerce mondial en temps de pandémie, et avec le protectionnisme affiché du nouveau gouvernement Trump II, cette souveraineté protéinique est cruciale, et encore plus stratégique que la souveraineté énergétique ou numérique.


À lire aussi : Céréales, élevage ou énergie ? Les terres agricoles attisent les appétits


Il est souvent question de manque d’attractivité pour des métiers d’élevage réputés difficiles, à la fois peu rémunérateurs pour leurs exploitants au vu des investissements nécessaires, et nécessitant une astreinte importante pour s’occuper du vivant « animé ». De surcroît, ces métiers se trouvent depuis quelques années sous le feu de critiques sociétales qui ont tendance à se cristalliser autour d’interrogations sur le bien-être animal. Certes légitimes, ces préoccupations témoignent néanmoins aussi d’une incompréhension liée à un certain éloignement de la société vis-à-vis de l’agriculture et des élevages. Selon les chambres d’agriculture de France, deux exploitations sur trois ne trouveraient pas de repreneur et, niveau emploi en filières d’élevages, 80 000 équivalents temps plein (ETP) auraient été perdus entre 2010 et 2020. La question se pose alors : quels sont les modèles qui régissent actuellement les transmissions ? Et quels sont les freins, leviers et facteurs permettant d’assurer une transmission réussie ?

Dans le cadre d’une chaire sur les mutations des filières d’élevages & enjeux sociétaux développée en partenariat par UniLaSalle et le Groupe Avril, des enseignants-chercheurs et étudiants d’UniLaSalle ont interrogé un panel de parties prenantes des filières d’élevage sur les questions de renouvellement générationnel. L’étude s’est attachée à comprendre les freins et leviers pour différents contextes de transmission, dont certains gagnent en importance. En effet, si la transmission d’exploitations agricoles dans le cadre familial demeure majoritaire, la proportion de transmissions hors cadre familial a fortement progressé depuis quinze ans, passant à 34,3 % depuis 2010 contre 22,7 % avant 2010.

D’importants investissements pour le repreneur

Le renouvellement générationnel passera donc aussi par la reprise d’exploitations hors cadre familial, avec les barrières que cela représente (achat du foncier et de l’infrastructure, absence d’expérience familiale, manque de réseau…). De fait, même dans le cadre familial, d’importants investissements de modernisation peuvent s’avérer nécessaires, et ce dans plusieurs domaines :

  • les bâtiments et les infrastructures (amélioration des conditions de vie des animaux, automatisation de l’alimentation)

  • les technologies de surveillance et de gestion (capteurs de surveillance des animaux, contrôle climatique)

  • les équipements de traitement des effluents et gestion de l’environnement (fosses de stockage améliorées, gestion de l’air)

  • l’automatisation et la robotisation (distribution de l’alimentation, tri des animaux).

Ces investissements dans des innovations technologiques et numériques sont significatifs, pouvant représenter jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros pour une exploitation. De fait, chaque exploitation est unique, dans ses capacités techniques et financières, dans son histoire et ses valeurs, ainsi que par son contexte géographique. Les modèles de transmission ne peuvent donc être standardisés, car les exploitations sont trop diverses.


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Réinventer les modèles des entreprises agricoles

Cela dit, au-delà de cette diversité, deux difficultés ressortent systématiquement : l’accès au foncier et le problème du financement. L’ensemble des acteurs et parties prenantes des filières d’élevage, l’État et les collectivités compris, ne devraient-ils pas s’atteler à créer des modèles innovants qui viseraient un nouvel aménagement du territoire et une financiarisation accrue des exploitations ?

L’une des pistes pourrait être d’intégrer davantage d’associés non-exploitants au sein de groupements d’agriculteurs. Les investissements pourraient venir, notamment, de placements financiers commercialisés sous l’angle du soutien aux exploitations. En effet, une partie de l’épargne française pourrait être en partie « re fléchée » en faveur de la souveraineté alimentaire et protéinique de la France.

La mise en place de nouveaux produits d’épargne pourrait ainsi être encouragée par les pouvoirs publics, avec des mesures fiscales incitatives. Naturellement, une telle politique pose un risque de rétention foncière si de tels mécanismes financiers ne font pas l’objet d’un contrôle par l’ensemble des parties prenantes (par exemple si des terres sont achetées par des banques et mises hors marché en attendant le bon moment pour vendre et en tirer une plus-value importante).

Délocalisation des systèmes d’élevage

Concernant le foncier, une autre problématique concerne le maillage territorial d’exploitations et d’infrastructures industrielles de distribution (coopératives) et de transformation (industries laitières) dans certaines régions du Grand Ouest, Bretagne et Normandie en tête. Si la compétition foncière y est exacerbée, une partie des candidats à la reprise pourrait être orientée vers des régions qui connaissent des abandons massifs d’exploitations, telle que la région Centre. Une telle action suppose, toutefois, un important travail de concertation, de coordination et d’aménagement entre tous les maillons des filières laitières et viandes, pour que de nouvelles unités de distribution et de transformation puissent y être installées ou réinstallées, constituant ainsi un écosystème suffisant pour faire vivre les élevages et réduire leurs contraintes logistiques.

France 24 (2023).

En outre, un tel écosystème ne saurait se constituer sans prendre en charge le risque croissant de désertification vétérinaire dans les territoires ruraux. Cela nécessiterait d’impliquer les collectivités et les agences de santé pour améliorer l’attractivité de la profession, à travers, notamment, des mécanismes de compensation de l’astreinte inhérente au métier de vétérinaire rural.

Le rôle clé de l’État

Seul l’État, de concert avec les régions et collectivités concernées et les organisations professionnelles agricoles (OPA), semble en mesure de conduire une telle opération de délocalisation des systèmes d’élevages. Par ailleurs, la régénération du lien au sol (par la production propre d’alimentation destinée aux animaux de la ferme) permettrait aux éleveuses et éleveurs de s’affranchir en partie des fluctuations des marchés des matières premières agricoles.

De ce fait, des projets de reprise incorporant une partie du foncier dévolue à la production propre d’aliments pour leurs animaux permettraient aux candidats de développer des élevages potentiellement plus résilients, offrant des gages de stabilité pour améliorer leur accès aux crédits bancaires. Or c’est justement dans les régions où le foncier est plus abordable, plus disponible, et le moins en compétition avec d’autres cultures (céréaliculture, notamment), que cette possibilité de recréer ces liens aux sols paraît la plus aisée. Nous voyons donc que financement et foncier/lien au sol sont intimement liés. Agir simultanément sur ces deux leviers nous semble être une piste d’avenir pour assurer la survie et le maintien de filières d’élevages… à la française, et pour l’Europe.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

24.04.2025 à 17:45

Les guerres d’Israël et la question de la morale

Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po

Extraits choisis du récent ouvrage de Samy Cohen, « Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre », qui vient de paraître aux éditions Flammarion.
Texte intégral (2992 mots)

Entouré dès sa naissance en 1948 de nombreux ennemis déterminés à le faire disparaître, frappé par de multiples actes terroristes, Israël a rapidement mis sur pied un système militaire d’une redoutable efficacité… tout en affirmant son attachement à une forme d’éthique dans la conduite de la guerre et allant jusqu’à présenter son armée, Tsahal, comme étant « l’armée la plus morale du monde ». Alors que sa réaction au massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 lui vaut l’opprobre d’une large partie de la communauté internationale et des accusations de génocide, il est particulièrement éclairant de se plonger dans l’ouvrage que le politologue Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po, auteur de plusieurs livres consacrés à l’État hébreu, vient de publier chez Flammarion, Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, qui revient avec finesse et érudition sur l’évolution de la société et de l’armée d’Israël, de la formation de l’État à nos jours, et dont nous présentons ici des extraits tirés de la conclusion.


Quelles leçons tirer sur la place qu’occupe la question éthique dans la société et l’armée israéliennes ? Certains auteurs pensent que la haine et la violence sont intrinsèques à toute guerre et qu’il est vain de se poser la question de la « morale de la guerre », « la guerre pulvérise les valeurs et les lois ». Cette affirmation est discutable. Des soldats, en Israël comme ailleurs, sont en mesure de réfléchir à leurs actes, de distinguer le licite de l’illicite et de faire preuve d’humanité. C’est se dispenser de toute réflexion, surtout en cette période où le droit international humanitaire est « de moins en moins respecté ». C’est justement parce que la guerre engendre les pires sentiments, qu’il faut s’interroger sur les conditions rendant le comportement des armées moins inhumain.

Mais qu’est-ce qui est « moral » et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Un « comportement moral » n’implique pas de s’abstenir de faire la guerre dans un milieu peuplé de civils. Il y a des moments où des opérations militaires, mettant la population ennemie en danger, doivent quand même être menées, pour protéger les siens. Une armée en guerre contre le terrorisme peut être confrontée à des choix difficiles.

Un « comportement moral », surtout dans les conditions de la guerre asymétrique, s’évalue avant tout par la volonté de témoigner un minimum d’humanité aux populations civiles, par le refus d’obéir à des ordres manifestement illégaux, par la réflexion, le doute : tuer ou laisser vivre ? Des précautions sont-elles prises au moment de planifier les opérations, pour minimiser les pertes civiles ? Le système judiciaire sanctionne-t‑il les combattants qui violent la loi ? La formation donnée aux combattants en matière d’éthique est-elle suffisante ? La société civile s’érige-t‑elle en rempart contre les atrocités commises par son armée, ou au contraire laisse-t‑elle faire ? Le leadership politique, les partis, condamnent-ils les violations flagrantes des codes moraux par leurs soldats ? Au regard de ces critères, comment la société israélienne et son armée se sont-elles comportées ?

La réponse n’est pas univoque. Dans son histoire, Israël a oscillé entre brutalité et retenue. Sa trajectoire éthique comporte quatre grandes périodes, quatre grands âges : la première (1948-1960) est celle de la lutte pour la création de l’État, dans un contexte de « guerre de survie ». Elle combine faible culture démocratique et sentiment de péril national. La « pureté des armes » est ignorée par les combattants, alors que c’est justement pour cette guerre qu’elle a été inventée. Certaines unités se sont livrées à des atrocités qui n’étaient justifiées que par celles commises par l’ennemi, par pure vengeance la plupart du temps, et parfois pour terroriser une population dont on espérait le départ. Les codes moraux étaient pratiquement inexistants. Les combattants ignoraient volontiers le droit international. Il n’existait aucun mécanisme de sanctions susceptible d’inhiber les soldats tentés de se faire justice. Dans de nombreux cas, ils se livraient à des exactions sans en avoir reçu l’ordre. Par moments, rien ne distingue le comportement des forces juives de celui des milices et armées arabes, le « bon » du « méchant ». Le commandement israélien n’osait guère sévir. La société civile suivait passivement les événements à travers une presse patriotique. La direction politique au courant des crimes commis a manqué de courage et finalement a laissé faire.

[…]

La deuxième séquence (1960-2000) tranche avec le passé de manière significative. Des évolutions internes et internationales vont favoriser l’éclosion d’une nouvelle culture, d’une véritable conscience morale. Depuis la victoire de juin 1967, le contexte sécuritaire régional s’est apaisé. Les combattants qui expriment leurs « dilemmes moraux » lors d’une guerre sont perçus comme des héros. La justice internationale s’invite dans les affaires intérieures des États, ce qui n’est pas sans impacter l’armée israélienne. La haute hiérarchie militaire, s’inspirant des armées occidentales, devient plus sensible au droit international. Celui-ci est enseigné dans les écoles d’officiers. L’armée se dote d’un code éthique. La démocratie se consolide, la société s’autonomise par rapport au politique, les associations se multiplient, la population acquiert une capacité de jugement critique, ne faisant plus confiance aveuglément au gouvernement.

La guerre du Kippour en 1973 voit éclore un mouvement de protestation chez des soldats qui osent réclamer des comptes aux dirigeants, et vont obtenir leur démission. La question éthique surgit de manière éclatante avec une manifestation gigantesque contre la guerre du Liban et le massacre des camps de Sabra et Chatila. C’est à cette époque qu’apparaissent des figures morales telles que le colonel Gueva et les objecteurs de conscience. Tous refusent d’obéir à des ordres imposant à la population ennemie des souffrances inutiles. Les familles de soldats n’acceptent plus le sacrifice aveugle de leurs enfants. Elles veulent savoir pourquoi leur pays part en guerre. Les ONG de défense de droits de l’homme se multiplient et portent à la connaissance du public toute violation de la loi. Le système judiciaire gagne en indépendance. La brutalité gratuite, les sévices, voire la torture, comme ceux qui se sont manifestés pendant la première Intifada, ne sont plus acceptés de la même manière. Ils sont d’ailleurs notablement freinés par des généraux refusant les appels de la droite à la répression violente. Les journalistes se sont faits, eux aussi, plus critiques.

Le troisième acte coïncide avec l’apparition des attentats-suicides de la seconde Intifada. Il devient difficile de ne pas répliquer à des actes barbares par des actions similaires. Le discernement tend à disparaître, les civils palestiniens sont associés à la cause terroriste. Apeurés, les soldats sur le terrain ne savent pas si l’homme (ou la femme) qui s’avance vers eux est un terroriste ou un civil inoffensif. Les délais de réaction se réduisent. On tire volontiers pour éviter tout risque. Le droit international est mis au banc des accusés, au motif qu’il ne protège pas les démocraties contre le terrorisme. […]

La régression par rapport aux décennies précédentes est palpable, sans renouer pour autant avec les années 1940-1950. Les massacres ne sont plus de mise. Tsahal n’a jamais adopté les méthodes des groupes terroristes. Elle ne veut pas se trouver au banc des accusés pour crimes de guerre. Elle n’entend toutefois pas se laisser totalement brider par le droit international. Elle fait le nécessaire pour montrer autant que possible qu’elle est une armée « morale », mais ses efforts s’arrêtent là où commencent les risques pour ses soldats. Elle module sa riposte en essayant de tenir compte de ces deux contraintes.

Le terrorisme va détruire les codes moraux et déstabiliser la démocratie, créant un climat psychologique nouveau dans l’armée comme dans la société. L’opinion publique connaît une dérive tangible vers la droite. Un processus qui va s’accentuer avec les attaques du Hezbollah et les roquettes du Hamas entre 2005 et 2010. L’éthique du combat, l’humanisme, la protection des populations civiles lors des conflits armés, le respect du droit international humanitaire, toutes ces règles qui s’imposent aux démocraties en guerre comme autant d’exigences morales, qui dans le passé étaient au cœur du débat public, se sont effritées.

Dans la société, les questions éthiques ne font plus débat. Ceux qui osent les aborder sont très minoritaires et vite accusés de trahison. Achever un terroriste blessé – rendu inoffensif – devient pour beaucoup d’Israéliens une « obligation morale ». C’est l’ère des soldats qui « tirent et qui ne pleurent pas ». Quant à leurs familles, elles se mobilisent afin que l’armée ne fasse prendre aucun risque à leurs enfants. Tout comportement « moral » est perçu comme inadéquat. L’objection de conscience se fait rarissime.

[…]

Ces extraits sont issus de Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, de Samy Cohen, qui vient de paraître aux éditions Flammarion. Flammarion

La quatrième et dernière période renvoie à la guerre dans la bande de Gaza due à l’agression du Hamas, le 7 octobre 2023. Le contexte n’est pas celui d’une attaque terroriste classique, comme celles que les Israéliens connaissent bien, mais celle d’une agression qui vise l’extermination. Des dizaines de milliers d’habitants ont dû être évacués, ce qui n’était pas arrivé depuis la guerre d’Indépendance en 1948. Il s’agit pour Tsahal d’« en finir » avec cette menace. La société meurtrie, traumatisée, réclame vengeance. L’envie d’en découdre domine fût-ce au prix de vastes destructions. Le nombre impressionnant de pertes civiles dans la bande de Gaza n’intéresse pas les citoyens israéliens. Tsahal a une dette particulière envers ses citoyens qu’elle n’a pas su protéger.

Contrairement aux slogans répétés avec insistance, il n’y a pas eu de « génocide ». Mais la rage emporte tout – les dilemmes, les hésitations, les précautions – et brouille les repères entre la démocratie et les organisations terroristes. Il faut frapper fort, vite, au mépris de la souffrance endurée par les civils. Aucun volet humanitaire n’a été mis en place. « Qu’ils se débrouillent ! », pourrait être le mot d’ordre de Tsahal. C’est aussi le retour aux bombes lourdes qui ne laissent aucune chance à ses destinataires.

La démocratie israélienne a subi un revers. Une démocratie doit marquer clairement la frontière qui la sépare des groupes terroristes, qui s’attaquent délibérément à des populations civiles. Israël a pris le risque de brouiller cette frontière. En tuant des civils, une démocratie délégitime sa propre lutte et fait oublier la cause qu’elle défend.

[…]

L’« armée la plus morale au monde » ?

L’expression « Tsahal, l’armée la plus morale au monde » est un non-sens. On ne peut utiliser une qualification aussi lapidaire sur une période de plus de soixante-quinze ans, et compte tenu des nombreuses violations du droit. Tout dépend des périodes considérées, de la nature de la menace, du type d’opérations conduites. C’est une notion indéfendable, par ailleurs, tant la comparaison avec d’autres armées est difficile. La plupart des Israéliens sont convaincus que Tsahal se comporte mieux que les armées américaine, britannique et française.

Aucune étude comparative sérieuse, prenant en compte l’ensemble des données utiles, le contexte géostratégique, les particularités du terrain, le risque encouru par les soldats, les circonstances dans lesquelles des civils sont tués, n’a été entreprise pour étayer une pareille affirmation.

Dans les « jeux olympiques de la morale », la société israélienne s’est attribuée d’office la « médaille d’or », sans préciser à qui reviendraient l’argent et le bronze. Le célèbre militant de la paix, Uri Avnery, écrivit ironiquement que s’il devait classer les armées, il dirait que « Tsahal est plus morale que l’armée russe et moins que l’armée suisse. La seule armée morale est celle qui ne combat pas. »

Cette notion est d’autant plus vaine que Tsahal ne constitue pas, sociologiquement, un ensemble homogène. Il conviendrait de parler « des » Tsahal au pluriel, chaque grande unité étant dotée de sa propre sous-culture. Les unités versées dans la haute technologie, comme l’armée de l’air et les services de renseignement, se distinguent de l’infanterie, au contact quotidien de la population palestinienne qu’elle s’efforce de contrôler. L’armée de terre elle-même est traversée de multiples courants. Du côté des « good guys », les parachutistes, le Nahal, composés d’éléments plus disciplinés et sensibles aux questions éthiques. À l’autre bout de la chaîne, Golani, Guivati, la brigade Kfir et Magav, souvent commandés par des officiers issus du sionisme religieux, peuplés de militaires originaires des couches défavorisées ou de colons. Entre les deux, des unités dont le comportement dépend de la personnalité du commandant et de la dangerosité du secteur d’affectation.

Ceux qui ne jurent que par l’« armée la plus morale au monde » ignorent la complexité de Tsahal. C’est un mythe qui sert à étouffer tout débat sur la question de l’éthique. Il ne faut pas toucher à l’armée, vache sacrée de la société. Ce cri émerge d’ailleurs chaque fois que Tsahal se retrouve sur la sellette. Un véritable bouclier se lève alors pour défendre sa réputation.

Ce mythe ne s’éteindra pas à la publication de ce livre. Il résistera d’autant mieux qu’il renvoie à des croyances profondément enracinées, celle de la « supériorité morale » d’Israël sur les autres nations, qu’a analysée Daniel Bar-Tal, mais aussi à celle de la tradition biblique juive, source de l’« humanisme » du peuple juif. De plus, il favorise la cohésion sociale. Il autorise l’amnésie, le déni des moments pénibles. Il est une glace dans laquelle la société aime se regarder. Surtout, Tsahal « ce sont nos enfants, notre père, notre frère, notre sœur », des amis proches, qui « ont perdu leur vie pour nous protéger ». Bref, c’est la société israélienne. L’amour pour Tsahal interdit d’imaginer que « nos soldats » soient capables de transgresser des interdits. Tout élément de preuve en sens contraire est considéré comme « injuste », visant à délégitimer l’existence d’Israël.

La force de ce mythe, son aptitude à surmonter l’épreuve du temps, tient à sa capacité à forger une conscience collective, et au rôle qu’il joue dans la construction identitaire du pays.

The Conversation

Samy Cohen a reçu un financement de son laboratoire de recherche, le CERI/Sciences Po, pour sa mission de terrain en Israël, en novembre 2022.

24.04.2025 à 17:45

L’arrestation d’Ekrem Imamoglu : quand Erdogan tente d’éliminer toute possibilité d’alternance

Necati Mert Gümüs, ATER, doctorant en science politique, Sciences Po Grenoble

Analyse de l’« ekremisme », c’est-à-dire de la politique conduite à Istanbul par le maire Ekrem Imamoglu, actuellement emprisonné par le régime turc.
Texte intégral (2991 mots)

Ce qu’Erdogan veut détruire en envoyant en prison Ekrem Imamoglu, ce n’est pas seulement la candidature d’un homme susceptible de le battre à la prochaine présidentielle. C’est aussi, voire surtout, un modèle de gouvernance, celui que l’édile déchu a instauré à Istanbul au cours de ses six années en tant que maire, qui privilégie la démocratie directe et qui montre qu’une autre voie que celle, autoritaire et verticale, chère au pouvoir est possible.


Le mercredi 19 mars au matin, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu a été placé en garde à vue avec 105 autres personnes sous les accusations de corruption et d’aide au terrorisme. Il est manifeste que cette opération vise cet homme politique et son équipe stambouliote, c’est-à-dire les cadres de la municipalité d’Istanbul, les maires d’arrondissement et les conseillers. L’opinion publique, tant nationale qu’internationale, s’accorde largement pour qualifier cette affaire de procès politique.

C’est pourquoi les médias internationaux s’interrogent sur les raisons pour lesquelles Ekrem Imamoglu est actuellement la cible du pouvoir. Dans les analyses, l’accent est principalement mis sur le profil personnel d’Imamoglu. En résumé, il est souvent présenté comme « un homme politique issu d’une famille sunnite et conservatrice, menant une vie séculaire, qui prie mais consomme de l’alcool », en opposition au président Erdogan, perçu comme un dirigeant religieux et conservateur. Toutefois, ce type d’analyses normatives et simplistes est insuffisant pour comprendre les dynamiques en jeu : le profil d’Imamoglu, largement répandu dans le paysage politique de la Turquie, ne se distingue pas fondamentalement de celui de nombreux autres responsables politiques d’opposition.

En réalité, la raison pour laquelle Imamoglu est visé par le pouvoir est qu’il contribue progressivement à briser l’illusion d’absence d’alternative construite par un parti hégémonique, l’AKP (Parti de développement et de justice, au pouvoir), qui prétend détenir le monopole du soutien des masses depuis le début des années 2000. Dans le contexte d’autoritarisme compétitif de la Turquie, l’émergence de la politique d’Ekrem Imamoglu et de son équipe, que nous qualifions d’« ekremisme » (Ekremizm) ou de « politique ekremiste » (Ekremist siyaset), a commencé à éroder cette dynamique, depuis l’accession d’Imamoglu au poste de maire d’Istanbul en 2019, par sa gouvernance locale, son approche politique et ses succès électoraux.

Le secret de la performance électorale de la politique ekremiste : mobilisation citoyenne et volontariat

Depuis sa candidature en 2014 à la mairie de Beylikdüzü (l’un des arrondissements d’Istanbul), Ekrem Imamoglu a remporté toutes les élections auxquelles il a participé. Ces succès s’expliquent en grande partie par un modèle de campagne fondé non seulement sur la mobilisation des militants de son parti mais aussi, et surtout, sur la mobilisation citoyenne au sens large. Ce modèle permet au candidat d’isoler sa campagne électorale des dysfonctionnements de son parti, le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), tels que les conflits internes et le manque de militants actifs, tout en lui assurant l’accès aux ressources humaines nécessaires à sa mise en œuvre.


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Lors des élections municipales de 2014, une première équipe composée de plus de 500 volontaires avait été constituée. En 2019, les « Volontaires d’Istanbul » (Istanbul Gönüllüleri), un groupe formé par d’anciens membres de l’association Oy ve Ötesi — une association indépendante d’observation électorale, active depuis 2014 —, a décidé de soutenir la candidature d’Imamoglu. Ce collectif, composé majoritairement de membres ou d’électeurs du CHP ainsi que d’électeurs d’autres partis d’opposition, est devenu la principale organisation citoyenne de la stratégie électorale ekremiste.

Ekrem Imamoglu s’adresse aux volontaires lors de la Rencontre des Bénévoles d’Istanbul au début de sa campagne électorale pour les élections locales de 2024. 29 février 2024, Istanbul. Necati Mert Gümüs, Fourni par l'auteur

Les Volontaires d’Istanbul disposent aujourd’hui de représentations dans les arrondissements de la ville, les universités, et même à l’étranger depuis les élections de 2023. Ils ont activement mobilisé des citoyens bénévoles pour protéger les votes en faveur d’Imamoglu lors des élections locales de 2019 et 2024. Dans un contexte de perte de confiance dans le système électoral, marqué depuis le début des années 2010 par des accusations croissantes de fraudes et de manipulations des urnes, les Volontaires d’Istanbul ont réussi à se déployer dans tous les bureaux de vote d’Istanbul et à publier les résultats lors des élections municipales de 2019.

Ce modèle s’est progressivement diffusé à l’échelle nationale. Lors des élections générales de 2023, sous le nom de Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri), l’organisation a mobilisé plus de 100 000 citoyens à travers tout le pays pour assurer la sécurité électorale en faveur de Kemal Kilicdaroglu, candidat commun soutenu par Ekrem Imamoglu et l’Alliance de la Nation de l’opposition commune. En 2024, les Volontaires d’Istanbul ont également aidé d’autres candidats du CHP à mettre en place leurs propres réseaux de sécurité électorale. Par exemple, les Volontaires de Bursa (Bursa Gönüllüleri) ont été constitués pour soutenir la campagne de Mustafa Bozbey, candidat du CHP à la mairie métropolitaine de Bursa.

Les Volontaires d’Istanbul jouent également un rôle actif dans les campagnes électorales de 2019 et 2024 d’Ekrem Imamoglu. Ils mènent diverses activités telles que le porte-à-porte, les visites à domicile, les contacts avec les commerçants ainsi que la distribution de tracts électoraux dans des espaces publics comme les sorties de métro ou les places. Ces actions sont même adaptées aux caractéristiques socio-économiques des quartiers ciblés, avec des discours et des approches ajustés en conséquence.

Pendant ces campagnes, les volontaires recueillent les retours positifs et négatifs des citoyens, fournissant ainsi des données à la fois qualitatives et quantitatives pour orienter la stratégie électorale. En dehors des périodes électorales, les Volontaires d’Istanbul collaborent également avec la municipalité métropolitaine d’Istanbul sur des projets de volontariat urbain, notamment en matière de politiques sociales ou de protection des animaux. Ces initiatives semblent alors contribuer de manière significative à renforcer le soutien électoral à Imamoglu, en particulier parmi les femmes et les populations urbaines précarisées.

Une communication directe et participative avec les citoyens dans les processus politiques

Ekrem Imamoglu n’hésite pas à établir une communication directe et participative avec les citoyens en dehors des périodes électorales, et à les impliquer dans les processus politiques. Il est régulièrement visible dans l’espace public en interaction individuelle et directe avec les habitants d’Istanbul et ses électeurs : dans les rues, sur les places, lors de visites aux commerçants ou sur les marchés.

Désormais reconnu comme un homme politique habile dans l’art de la répartie et du dialogue spontané, Imamoglu informe continuellement les citoyens et les invite à exprimer leurs idées et propositions. Par exemple, au lendemain de la défaite de l’opposition lors de l’élection présidentielle de 2023, il a publié, tôt le matin, une vidéo dans laquelle il promettait un « changement » avant de lancer, le 4 juillet 2023, un site Internet intitulé « Le changement pour le pouvoir » (İktidar için Değişim), invitant les citoyens à partager leurs opinions sur celui-ci pour un renouveau du CHP et de la Turquie. Selon les données publiées, le site a reçu plus d’un million de visites et plus de 100 000 contributions.

Les retours de ces électeurs modifient sa ligne politique, ce qui crée chez ses sympathisants le sentiment d’être écoutés. Imamoglu a déclaré le 27 juillet 2023 que la majorité des suggestions portaient sur une demande de changement à la tête du CHP. Par la suite, lors du 38e Congrès ordinaire du CHP, le 4 novembre 2023, il a soutenu la candidature, qui allait être victorieuse, d’Özgür Özel contre celle du président sortant du parti, Kemal Kilicdaroglu, qui avait perdu contre Erdogan lors de l’élection présidentielle de 2023. Il était le seul maire des grandes métropoles du CHP ayant soutenu publiquement l’opposition au sein de son parti.

Cette stratégie se retrouve également dans les conflits et blocages opposant la municipalité d’Istanbul au gouvernement central. Pétitions, sondages, forums et ateliers participatifs comptent parmi les outils les plus fréquemment utilisés. Cette approche permet à Imamoglu de construire un leadership autonome, en dehors du cadre de son parti, et de s’appuyer sur un soutien populaire direct.

La gouvernance ekremiste : participation citoyenne et transparence

La Turquie est marquée depuis longtemps par une dérive autoritaire et par une perte de transparence dans la gouvernance publique. Si l’on considère l’approche descendante et autoritaire adoptée dans les projets du gouvernement central, ainsi que les mobilisations locales qui y réagissent — telles que les revendications pour l’abolition des entretiens discriminatoires dans les recrutements publics —, on comprend mieux pourquoi le modèle de gouvernance publique instauré par la politique ekremiste à l’échelle locale émerge comme une alternative significative qui repose sur la participation citoyenne et la transparence.

Les bases de ce modèle ont été posées dès 2010, lorsque Ekrem Imamoglu est devenu président de la section locale du CHP à Beylikdüzü. Il y a mis en place une structure organisationnelle horizontale au sein des cellules de quartier du parti, en intégrant activement les bénévoles dans un esprit participatif. Par exemple, il a fondé des Maisons de solidarité dirigées par des femmes dans plusieurs quartiers. Il a aussi appliqué un quota de genre de 50 % au sein de la direction locale du parti, si bien que, déjà à cette époque, la moitié des membres de la section étaient des femmes, et la représentation féminine dépassait les 40 % à la fois dans les structures de quartier et dans la direction de la section.

Cette stratégie a permis d’élargir la base militante et de dynamiser la structure locale du parti. Après avoir été élu maire de Beylikdüzü en 2014, Imamoglu a poursuivi cette politique de recrutement des femmes et féminisation de la direction municipale. Il a également maintenu une communication directe avec les citoyens à travers les Journées citoyennes organisées en présentiel. Enfin, il a intégré le modèle des maisons de solidarité à la municipalité en fondant des centres de vie sociale accessibles à tous.

Immédiatement après les élections municipales de 2019, la nouvelle administration d’Ekrem Imamoglu dans la municipalité métropolitaine d’Istanbul (IBB) a commencé à diffuser en direct les séances du conseil municipal d’Istanbul et à enregistrer en vidéo les entretiens d’embauche. Tandis que le nombre de femmes employées par la mairie augmentait de manière significative, le tout premier plan local d’action pour l’égalité a été élaboré en 2021. Pour renforcer la démocratie participative locale, deux institutions clés ont été créées : l’Agence de planification d’Istanbul (IPA) et le Conseil de la ville d’Istanbul.

Les bureaux de l’Agence de planification ont non seulement développé des outils de participation, mais ont également proposé des politiques publiques élaborées de manière participative. Par exemple, le bureau KonkurIstanbul soumet régulièrement des projets urbains, tels que les places publiques, à des votes citoyens (comme pour le projet de la place Taksim en 2020, auquel ont participé 209 000 Stambouliotes). Le bureau Vision2050, quant à lui, a élaboré le plan stratégique de développement de la ville sur 25 ans à l’aide d’ateliers, d’enquêtes et de groupes de discussion.

Le Bureau des statistiques d’Istanbul publie les données municipales via un portail de données ouvertes (IBB Açik Veri Portali), tout en menant des enquêtes régulières sur divers sujets. Pour la première fois dans l’histoire de la ville, le Conseil de la ville d’Istanbul a mis en place des mécanismes participatifs locaux tels que des assemblées, des groupes de travail, des forums, des cafés participatifs, le budget participatif dans lequel la municipalité élabore une partie de son budget aux projets proposés et votés par les habitants et des initiatives comme Istanbul demande aux enfants, Istanbul demande aux personnes âgées ou encore l’atelier avec les communautés roms. Ces mécanismes visent à inclure la société civile et divers groupes sociaux dans la gouvernance locale.

L’application mobile IBB Senin informe des millions de citoyens sur les projets de la mairie tout en recueillant leurs opinions via des sondages. La direction de la planification urbaine de la municipalité a également lancé plusieurs projets de planification participative, couvrant presque tous les arrondissements d’Istanbul. Le plan le plus emblématique reste « Beyoglu est à toi » (Beyoglu Senin).

Suivi de près par l’opinion publique, le programme IBB Miras (Patrimoine municipalité métropolitaine d’Istanbul) privilégie, depuis 2019, des projets de restauration qui transforment les bâtiments historiques en espaces publics gratuits accessibles à la population et aux organisations de la société civile. Parmi les exemples notables, citons des bibliothèques ouvertes aux jeunes et aux étudiants (comme Casa Botter, les bibliothèques sur les ports, ou encore la bibliothèque du trolleybus), des ateliers et des espaces d’exposition pour les associations locales, ou des forums citoyens dans des lieux tels que le Musée Gazhane, le Musée Baruthane, le lieu culturel Çubuklu Silolar. De plus, la municipalité garantit la transparence en ouvrant les chantiers au public et aux experts.

Un modèle en danger

Les résultats des élections locales de 2019 et 2024 ont permis à l’opposition en Turquie à développer une voie alternative face au pouvoir central autoritaire. La politique d’Ekrem Imamoglu lui a permis d’exercer une domination politique au niveau local d’Istanbul malgré l’hégémonie de l’AKP au niveau national.

Par ailleurs, en diffusant les dispositifs et mécanismes de ce modèle aux arrondissements de la ville d’Istanbul et au pays entier, la politique ekremiste a construit une nouvelle façon de faire la politique et a contribué à renforcer une alternative politique d’envergure. L’opposition en Turquie risque aujourd’hui de perdre son alternative la plus tangible si elle ne parvient pas à faire face aux attaques d’Erdogan.

The Conversation

Necati Mert Gümüs est membre fondateur de Initiative de Reforme Locale (Yerel Reform Girişimi, Turquie). Il a reçu des financements de l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) pour ses recherches doctorales.

24.04.2025 à 17:45

Après les camps : les trajectoires de vie des rescapés revenus en France

Denis Monneuse, Researcher - Deputy head of the diversity and inclusion chair, EDHEC Business School

Présentation des résultats d’une étude portant sur les parcours de vie de 625 survivants des camps de concentration.
Texte intégral (1593 mots)

Dimanche 27 avril, hommage sera rendu à la mémoire des victimes de la déportation de la Seconde Guerre mondiale. Seules 56 000 personnes sont revenues en France des camps de concentration ou d’extermination nazis. Leurs destinées ultérieures, hormis celles d’une poignée de personnalités, demeurent largement méconnues. Une étude récente vient combler, au moins en partie, ce manque.


Ce 27 avril, Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation, est l’occasion de commémorer le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration.

Certains survivants rentrés en France en 1945 sont connus : Robert Antelme, Stéphane Hessel, Jorge Semprun, Germaine Tillion, Simone Veil, Elie Wiesel… Mais que sont devenus les 56 000 autres rescapés qui, eux, sont restés anonymes ? Parmi eux, 3 800 avaient été déportés parce qu’ils étaient juifs ; la plupart des autres l’avaient été en tant que résistants. Plus de 70 % d’entre eux étaient de sexe masculin.

Une sociologie qui reste à écrire

L’horreur des camps est connue. « À quelques rectifications mineures près, le débat est clos sur les faits », assurait déjà, il y a trente ans, l’historien François Bédarida. En revanche, on en sait peu sur ce que sont devenus les rescapés après 1945, car leurs témoignages s’arrêtent généralement à leur retour en France. Quant aux études psychologiques et médicales, elles portent surtout sur ceux qui ont émigré en Israël ou aux États-Unis et se focalisent sur les séquelles physiques et mentales.

Pour contribuer à une sociologie des survivants, j’ai analysé le parcours de 625 d’entre eux et étudié les différences avec leurs contemporains.

Une mobilité sociale ascendante

La grande majorité d’entre eux bénéficia d’un temps de convalescence (huit mois en moyenne) avant de reprendre leurs études ou leur activité professionnelle. Ils étaient généralement pressés de se remettre au travail afin de se réinsérer dans la société, si bien que certains retrouvèrent leur emploi malgré des séquelles persistantes. Les plus atteints durent cependant se réorienter vers des métiers moins exigeants physiquement.

Les femmes rescapées présentent un taux d’activité supérieur de 50 % à la moyenne des Françaises à l’époque. Celles (majoritairement juives) dont la famille avait été décimée n’avaient guère d’autre choix que de travailler. Quant aux anciennes résistantes, elles étaient peu désireuses de devenir femmes au foyer.

La majorité des survivants s’est redirigée vers son métier initial ou celui de son père : la continuité prévaut. Une minorité profita toutefois de la possibilité qui lui était offerte de reprendre des études pour changer d’emploi.

Les professions tournées vers autrui, que ce soit dans le domaine médical ou l’enseignement, sont sur-représentées. De même pour les métiers prestigieux (l’art, la recherche, le journalisme…) ou liés à l’honneur (l’armée par exemple) ; on peut y voir une soif de revanche. On note aussi une sur-représentation d’artisans et de commerçants. Cette volonté d’indépendance provient du désir d’une partie d’entre eux d’échapper à la hiérarchie et aux ordres qui leur rappelaient de mauvais souvenirs.

Ils ne laissèrent pas passer l’ascenseur social des Trente Glorieuses puisqu’un tiers d’entre eux connut une nette mobilité ascendante par rapport au milieu social de leurs parents ou à leur situation professionnelle précédant leur arrestation. Seuls 2 % connurent un déclassement.


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Moins d’enfants, mais autant de divorces

Leur mise en couple fut assez rapide, aussi bien chez les célibataires que chez les veufs. Les survivantes se marièrent souvent dès 1946. Il faut dire qu’elles avaient du « retard » par rapport à l’âge moyen du mariage qui était autour de 23 ans à l’époque. Certaines témoignent que, pour elles, le premier homme convenable était le bienvenu, car il représentait l’occasion de quitter le domicile parental ou de se réinsérer pour celles dont la famille avait été décimée.

Les rescapées épousèrent généralement des hommes mûrs, car les « jeunets » de leur âge leur semblaient trop insouciants et superficiels pour les comprendre. Les rescapés, eux, attendirent généralement de retrouver une situation professionnelle stable avant de songer au mariage. Les anciens déportés furent deux fois moins nombreux que leurs contemporains à rester célibataires. Ceux qui restèrent célibataires furent essentiellement ceux qui souffraient le plus de séquelles physiques et mentales.

Plus de 10 % des mariages furent entre rescapés. Ces mariages endogames concernaient deux fois plus les anciens résistants que les juifs, sans doute parce que les réseaux de la Résistance puis les associations d’anciens déportés étaient propices aux rencontres.

Paradoxalement, les mariages endogames présentent un taux de divorce deux fois plus élevé que les autres. Si le vécu commun des survivants pouvait les rapprocher, cette base n’était pas nécessairement suffisante pour construire un couple durable.

Plus globalement, le taux de divorce des rescapés se situe dans la moyenne nationale. Les mariages précoces, y compris en secondes noces, ne furent pas toujours heureux. Le quotidien de la vie à deux put rapidement sembler banal et médiocre par rapport au bonheur du retour idéalisé dans les camps. Les rescapés divorcèrent deux fois moins souvent que les rescapées, notamment parce que, d'après les témoignages, les épouses de survivants étaient plus tolérantes aux séquelles que les époux des survivantes.

L’enfantement, par sa symbolique, était souvent vécu comme une victoire sur le nazisme et sur la mort, en particulier chez les juifs. L’empressement à créer une famille ne déboucha toutefois pas sur des familles nombreuses puisque les survivantes eurent en moyenne 1,9 enfant contre 2,4 pour leurs contemporaines. Cet écart s’explique par des mariages plus tardifs que la moyenne, des enfantements qui réveillaient le passé qu’une partie d’entre elles avaient cherché à oublier, mais aussi, tout simplement, par des séquelles telles que le vieillissement prématuré.

Le camp comme catalyseur

Quelle fut l’influence des camps sur les croyances ? « Ni pardon ni oubli » fut la ligne adoptée par la majorité des rescapés.

L’expérience concentrationnaire déboucha rarement sur de l’antigermanisme primaire : celui-ci fut limité et décroissant, malgré des critiques sur la faible dénazification mise en place en Allemagne.

Le ressentiment visait surtout des personnes spécifiques : tel SS ou tel kapo (un déporté chargé de superviser les autres déportés), particulièrement cruel, ou bien encore tel milicien à l’origine de leur arrestation. Une forte minorité de survivants (environ 30 %) semble être retournée sur les lieux de son ancien camp en guise de « travail de mémoire ».

Les plus jeunes d’entre eux qualifiaient parfois leur expérience concentrationnaire d’« université ». Si ce terme peut choquer, il est indéniable que ces quelques mois ou années ont marqué leur esprit. La plupart des survivants ont acquis une vision pascalienne de la condition humaine : ils disent avoir côtoyé le pire, mais aussi le meilleur à l’instar de liens de fraternité exceptionnels noués avec quelques camarades de déportation.

On peut se livrer à l’uchronie : leur vie eût-elle été radicalement différente s’ils n’avaient pas été déportés ? Paradoxalement, si l’on compare le chemin parcouru par les anciens déportés, avant leur arrestation et après leur rapatriement, on note relativement peu de discontinuités. Peu sont tombés dans le nihilisme ou disent que « Dieu est mort dans les camps ».

La déportation semble avoir été un catalyseur plutôt qu’une rupture : elle a renforcé leurs traits de caractère, leurs valeurs et leurs convictions politiques.

The Conversation

Denis Monneuse ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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