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02.06.2025 à 16:02

Devoir de vigilance : quel bilan après l’annonce de son retrait par Macron ?

Carla Bader, Assistant Professor en Management et Stratégie, IÉSEG School of Management

Maximiliano Marzetti, Associate Professor of Law, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM - Lille Économie Management, IÉSEG School of Management

Avec la réforme Omnibus, l’Union européenne opère un retour en arrière sur le dispositif du devoir de vigilance. Avec quel bilan pour les entreprises françaises pionnières ?
Texte intégral (1865 mots)
Lors du sommet Choose France, Emmanuel Macron a appelé à un retrait total de la directive européenne sur le devoir de vigilance. FedericoPestellini/Shutterstock

Avec la réforme « Omnibus », l’Union européenne opère un retour en arrière sur le dispositif du devoir de vigilance. Pour quelles leçons de sa mise en application dans certaines entreprises françaises pionnières ? L’abrogation de la loi française 2017-339, votée à la suite du drame du Rana Plaza en 2013, obligeant les entreprises à prendre en compte les risques sociaux et environnementaux sur l’ensemble de leurs filiales, sera-t-elle envisagée ?


Le 26 février dernier, la Commission européenne présente un paquet de mesures de simplification baptisé « Omnibus ». Elles ont pour effet de reporter, voire supprimer l’application des obligations de vigilance et de reporting pour les entreprises, tout en modifiant leur champ d’application. Cette procédure Omnibus est critiquée pour son calendrier précipité, son manque de débat, l’exclusion des acteurs de la société civile… et un retour en arrière dans la création de normes sociales et environnementales.

Les lois sur le devoir de vigilance sont votées en réaction au scandale du Rana Plaza. En 2013, cet immeuble au Bangladesh abritant des ateliers de textile, sous-traitants de grandes marques comme H&M, s’effondre et entraîne la mort de plus de 1 000 salariés. La France réagit en 2017 avec une loi pionnière. La directive européenne du 13 juin 2024 étend ce concept à l’ensemble de ses États membres. Elle impose aux entreprises – d’au moins 5 000 salariés en France et de plus de 10 000 salariés dans l’Hexagone ayant leur siège social ailleurs dans le monde – de repenser leur approche des risques sociaux, environnementaux et de gouvernance.

Ce dispositif s’étend aux activités de leurs filiales et de leurs partenaires commerciaux. Une façon de responsabiliser les entreprises à tracer tous leurs sous-traitants. Pour mieux comprendre comment les entreprises françaises vivent ces évolutions, nous avons interrogé des managers de terrain dans des secteurs d’activité divers : responsables de conformité, dirigeants en responsabilité sociale et environnementale (RSE) et de contrôle qualité.

Processus itératif

Pour les entreprises interrogées, se conformer à la loi implique des ressources importantes et des capacités organisationnelles solides. Elles attestent de la nécessité à former leurs équipes et développer des systèmes de contrôle performants. C’est pourquoi les départements de conformité jouent un rôle clé, avec divers départements tels le développement durable, les directions d’achats et les équipes de qualité.

Face à une incertitude juridique s’ajoute la complexité des chaînes d’approvisionnement mondiales ; de facto, une grande difficulté dans l’établissement des cartographies de risques. La traçabilité et la transparence deviennent difficiles à assurer, notamment au-delà du premier niveau de sous-traitance où l’identification des partenaires est beaucoup moins aisée. Un dirigeant en RSE dans une entreprise de production et distribution d’articles de sport, questionne la complexité pour connaître les impacts de ses partenaires, fournisseurs ou sous-traitants :

« Si nous sommes capables d’identifier les impacts de notre activité, il n’est pas aussi évident de le faire pour les impacts sectoriels de nos partenaires. Quelle est notre connaissance des impacts du secteur de transport, du e-commerce, des services de prestations informatiques ? »

Adapter les contrats

Si certains fournisseurs sont réticents à partager les informations de leurs partenaires, l’application du devoir de vigilance est caduque pour certaines parties de la chaîne de valeur. Les entreprises n’ont pas d’autres choix que de renégocier leurs contrats avec des clauses spécifiques en matière d’éthique et de conformité ; des négociations souvent longues et potentiellement conflictuelles. Les audits environnementaux, en particulier, sont difficiles à mener en raison de réglementations différentes dans les pays comme le traitement de l’eau et la gestion des déchets par exemple :

« On peut demander des matières recyclées/recyclables à nos fournisseurs, mais comment gèrent-ils leurs déchets si au local ils ne sont pas assujettis à des exigences particulières de traitement des eaux ? », se demande un responsable conformité du secteur de la grande distribution

Pour les groupes opérant dans des secteurs d’activités très différents – tels Elo, Aedo, Engie, LVMH et d’autres –, la demande d’une cartographie unique, censée regrouper tous les risques identifiés, est souvent perçue comme ambiguë, voire inadaptée. Il leur est difficile de produire un document unique à la fois pertinent, opérationnel et fidèle à la diversité de leurs métiers et de leurs chaînes de valeur. Les managers rencontrés soulignent le caractère itératif et évolutif de ce processus, ainsi que l’importance d’ajuster en permanence les pratiques en fonction de la réévaluation continue des risques.


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Orange et Air Liquide en pointe

Le retour d’expérience des professionnels interviewés confirme un bilan positif. Les activités de conformité s’alignant sur des objectifs organisationnels plus larges, notamment les initiatives de RSE, créent souvent un chevauchement significatif entre les rapports extrafinanciers et les obligations du devoir de vigilance. Résultat ? Un effet de levier. Les entreprises s’appuient sur des outils de suivi des risques environnementaux et sociaux ainsi que sur des données extra-financières pour établir leur plan de vigilance et harmoniser leur reporting de durabilité.

Graphique avec la gouvernance du plan de vigilance d’Air Liquide
Le plan de vigilance d’Air Liquide a été salué pour l’évaluation régulière de ses sous-traitants ou ses actions de prévention ciblées ainsi que pour son mécanisme d’alerte développé en collaboration avec les syndicats. Air Liquide, FAL

Certaines entreprises, comme Air Liquide et Orange, se distinguent même par des plans de vigilance exemplaires, récompensés par le prix du Meilleur Plan de vigilance des entreprises du CAC40. Air Liquide a été saluée pour son approche globale et la transparence de la cartographie des risques, l’évaluation régulière de ses sous-traitants, ses actions de prévention ciblées et son mécanisme d’alerte développé en collaboration avec les syndicats. Orange, de son côté, a intégré la vigilance dans les formations de ses employés. Cette valorisation illustre l’importance de stratégies de vigilance solides, fondées sur la transparence, la gouvernance et le dialogue.

Les ONG en partenaire incontournable

Le rôle des ONG dans la mise en œuvre du devoir de vigilance est à la fois essentiel et source de tensions. En France, de nombreux managers reconnaissent que, si les organisations non gouvernementales jouent un rôle clé en matière de défense des droits humains et de l’environnement, leur approche est parfois perçue comme trop dogmatique. Certaines ONG se positionnent en gardiennes absolues des normes éthiques, ce qui freine la possibilité d’un travail réellement collaboratif avec les entreprises.

Sur le dialogue avec les ONG, un responsable RSE dans le secteur du BTP déclare : « Très peu d’ONG collaborent avec nous, et c’est vraiment dommage. Les ONG nous reprochent de faire du profit, mais elles oublient souvent que c’est justement grâce à ce profit qu’on peut investir dans des solutions durables ou dans des outils techniques pour mesurer notre impact environnemental. Il y a quand même quelque chose de vertueux dans le profit – ce n’est pas le diable. »

Les attentes sont souvent mal alignées : les ONG méconnaissent parfois les contraintes opérationnelles, juridiques et économiques auxquelles sont confrontées les entreprises, rendant les échanges difficiles et parfois peu productifs. Une coopération plus ouverte entre entreprises et ONG serait pourtant cruciale.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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02.06.2025 à 16:01

Vocabulaire et diversité linguistique : comment l’IA appauvrit le langage

Guillaume Desagulier, Professeur de linguistique anglaise, Université Bordeaux Montaigne

Dans un futur proche, la proportion de données en langage naturel sur le Web pourrait diminuer au point d’être éclipsée par des textes générés par l’Intelligence artificielle.
Texte intégral (1894 mots)

Les agents conversationnels tels que ChatGPT facilitent parfois notre quotidien en prenant en charge des tâches rébarbatives. Mais ces robots intelligents ont un coût. Leur bilan carbone et hydrique désastreux est désormais bien connu. Un autre aspect très préoccupant l’est moins : l’intelligence artificielle pollue les écrits et perturbe l’écosystème langagier, au risque de compliquer l’étude du langage.


Une étude publiée en 2023 révèle que l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans les publications scientifiques a augmenté significativement depuis le lancement de ChatGPT (version 3.5). Ce phénomène dépasse le cadre académique et imprègne une part substantielle des contenus numériques, notamment l’encyclopédie participative Wikipedia ou la plate-forme éditoriale états-unienne Medium.

Le problème réside d’abord dans le fait que ces textes sont parfois inexacts, car l’IA a tendance à inventer des réponses lorsqu’elles ne figurent pas dans sa base d’entraînement. Il réside aussi dans leur style impersonnel et uniformisé.

La contamination textuelle par l’IA menace les espaces numériques où la production de contenu est massive et peu régulée (réseaux sociaux, forums en ligne, plates-formes de commerce…). Les avis clients, les articles de blog, les travaux d’étudiants, les cours d’enseignants sont également des terrains privilégiés où l’IA peut discrètement infiltrer des contenus générés et finalement publiés.

La tendance est telle qu’on est en droit de parler de pollution textuelle. Les linguistes ont de bonnes raisons de s’en inquiéter. Dans un futur proche, la proportion de données en langues naturelles sur le Web pourrait diminuer au point d’être éclipsée par des textes générés par l’IA. Une telle contamination faussera les analyses linguistiques et conduira à des représentations biaisées des usages réels du langage humain. Au mieux, elle ajoutera une couche de complexité supplémentaire à la composition des échantillons linguistiques que les linguistes devront démêler.


À lire aussi : L’IA au travail : un gain de confort qui pourrait vous coûter cher


Quel impact sur la langue ?

Cette contamination n’est pas immédiatement détectable pour l’œil peu entraîné. Avec l’habitude, cependant, on se rend compte que la langue de ChatGPT est truffée de tics de langage révélateurs de son origine algorithmique. Il abuse aussi bien d’adjectifs emphatiques, tels que « crucial », « essentiel », « important » ou « fascinant », que d’expressions vagues (« de nombreux… », « généralement… »), et répond très souvent par des listes à puces ou numérotées. Il est possible d’influer sur le style de l’agent conversationnel, mais c’est le comportement par défaut qui prévaut dans la plupart des usages.

Un article de Forbes publié en décembre 2024 met en lumière l’impact de l’IA générative sur notre vocabulaire et les risques pour la diversité linguistique. Parce qu’elle n’emploie que peu d’expressions locales et d’idiomes régionaux, l’IA favoriserait l’homogénéisation de la langue. Si vous demandez à un modèle d’IA d’écrire un texte en anglais, le vocabulaire employé sera probablement plus proche d’un anglais global standard et évitera des expressions typiques des différentes régions anglophones.

L’IA pourrait aussi simplifier considérablement le vocabulaire humain, en privilégiant certains mots au détriment d’autres, ce qui conduirait notamment à une simplification progressive de la syntaxe et de la grammaire. Comptez le nombre d’occurrences des adjectifs « nuancé » et « complexe » dans les sorties de l’agent conversationnel et comparez ce chiffre à votre propre usage pour vous en rendre compte.


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Ce qui inquiète les linguistes

La linguistique étudie le langage comme faculté qui sous-tend l’acquisition et l’usage des langues. En analysant les occurrences linguistiques dans les langues naturelles, les chercheurs tentent de comprendre le fonctionnement des langues, qu’il s’agisse de ce qui les distingue, de ce qui les unit ou de ce qui en fait des créations humaines. La linguistique de corpus se donne pour tâche de collecter d’importants corpus textuels pour modéliser l’émergence et l’évolution des phénomènes lexicaux et grammaticaux.

Les théories linguistiques s’appuient sur des productions de locuteurs natifs, c’est-à-dire de personnes qui ont acquis une langue depuis leur enfance et la maîtrisent intuitivement. Des échantillons de ces productions sont rassemblés dans des bases de données appelées corpus. L’IA menace aujourd’hui la constitution et l’exploitation de ces ressources indispensables.

Pour le français, des bases comme Frantext (qui rassemble plus de 5 000 textes littéraires) ou le French Treebank (qui contient plus de 21 500 phrases minutieusement analysées) offrent des contenus soigneusement vérifiés. Cependant, la situation est préoccupante pour les corpus collectant automatiquement des textes en ligne. Ces bases, comme frTenTen ou frWaC, qui aspirent continuellement le contenu du Web francophone, risquent d’être contaminées par des textes générés par l’IA. À terme, les écrits authentiquement humains pourraient devenir minoritaires.

Les corpus linguistiques sont traditionnellement constitués de productions spontanées où les locuteurs ignorent que leur langue sera analysée, condition sine qua non pour garantir l’authenticité des données. L’augmentation des textes générés par l’IA remet en question cette conception traditionnelle des corpus comme archives de l’usage authentique de la langue.

Alors que les frontières entre la langue produite par l’homme et celle générée par la machine deviennent de plus en plus floues, plusieurs questions se posent : quel statut donner aux textes générés par l’IA ? Comment les distinguer des productions humaines ? Quelles implications pour notre compréhension du langage et son évolution ? Comment endiguer la contamination potentielle des données destinées à l’étude linguistique ?

Une langue moyenne et désincarnée

On peut parfois avoir l’illusion de converser avec un humain, comme dans le film « Her » (2013), mais c’est une illusion. L’IA, alimentée par nos instructions (les fameux « prompts »), manipule des millions de données pour générer des suites de mots probables, sans réelle compréhension humaine. Notre IA actuelle n’a pas la richesse d’une voix humaine. Son style est reconnaissable parce que moyen. C’est le style de beaucoup de monde, donc de personne.

Bande annonce du film « Her » (2013) de Spike Jonze.

À partir d’expressions issues d’innombrables textes, l’IA calcule une langue moyenne. Le processus commence par un vaste corpus de données textuelles qui rassemble un large éventail de styles linguistiques, de sujets et de contextes. Au fur et à mesure l’IA s’entraîne et affine sa « compréhension » de la langue (par compréhension, il faut entendre la connaissance du voisinage des mots) mais en atténue ce qui rend chaque manière de parler unique. L’IA prédit les mots les plus courants et perd ainsi l’originalité de chaque voix.

Bien que ChatGPT puisse imiter des accents et des dialectes (avec un risque de caricature), et changer de style sur demande, quel est l’intérêt d’étudier une imitation sans lien fiable avec des expériences humaines authentiques ? Quel sens y a-t-il à généraliser à partir d’une langue artificielle, fruit d’une généralisation déshumanisée ?

Parce que la linguistique relève des sciences humaines et que les phénomènes grammaticaux que nous étudions sont intrinsèquement humains, notre mission de linguistes exige d’étudier des textes authentiquement humains, connectés à des expériences humaines et des contextes sociaux. Contrairement aux sciences exactes, nous valorisons autant les régularités que les irrégularités langagières. Prenons l’exemple révélateur de l’expression « après que » : normalement suivie de l’indicatif, selon les livres de grammaire, mais fréquemment employée avec le subjonctif dans l’usage courant. Ces écarts à la norme illustrent parfaitement la nature sociale et humaine du langage.

La menace de l’ouroboros

La contamination des ensembles de données linguistiques par du contenu généré par l’IA pose de grands défis méthodologiques. Le danger le plus insidieux dans ce scénario est l’émergence de ce que l’on pourrait appeler un « ouroboros linguistique » : un cycle d’auto-consommation dans lequel les grands modèles de langage apprennent à partir de textes qu’ils ont eux-mêmes produits.

Cette boucle d’autorenforcement pourrait conduire à une distorsion progressive de ce que nous considérons comme le langage naturel, puisque chaque génération de modèles d’IA apprend des artefacts et des biais de ses prédécesseurs et les amplifie.

Il pourrait en résulter un éloignement progressif des modèles de langage humain authentique, ce qui créerait une sorte de « vallée de l’étrange » linguistique où le texte généré par l’IA deviendrait simultanément plus répandu et moins représentatif d’une communication humaine authentique.

The Conversation

Guillaume Desagulier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.06.2025 à 16:00

L’action internationale pour la biodiversité, l’autre victime de Donald Trump ?

Camille Mazé-Lambrechts, Directrice de recherche en science politique au CNRS, titulaire de la chaire Outre-mer et Changements globaux du CEVIPOF (Sciences Po), fondatrice du réseau de recherche international Apolimer, Officier de réserve Marine nationale CESM/Stratpol, Sciences Po

Jordan Hairabedian, Enseignant en climat, biodiversité et transformations socio-environnementales, Sciences Po

Mathieu Rateau, Assistant researcher en politiques environnementales., Sciences Po

Dès le premier mandat Trump et depuis son retour en janvier dernier à la Maison Blanche, les positions des États-Unis ont influencé négativement les engagements pour la biodiversité ailleurs dans le monde.
Texte intégral (2422 mots)

Une ombre nommée Donald Trump devrait planer sur la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3), qui va se dérouler à Nice (Alpes-Maritimes), en juin 2025. Dès son premier mandat et depuis son retour en janvier dernier à la Maison Blanche, Trump a altéré les positions des États-Unis. Celles-ci ont influencé négativement les engagements pour la biodiversité ailleurs dans le monde. Y compris en Europe, quoi qu’indirectement.


Le climat n’est pas le seul enjeu international à souffrir des décisions prises par le président américain Donald Trump, qui vont à l’encontre du consensus scientifique mondial sur l’environnement.

De fait, celui-ci a déjà retiré les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat, a fait disparaître l’expression même de « changement climatique » des sites de l’administration, a rétropédalé sur des mesures telles que l’interdiction des pailles en plastique et continue de soutenir les hydrocarbures et leur exploitation. De telles politiques vont à l’encontre des besoins des populations, tels que définis par la campagne One Planet, One Ocean, One Health, par exemple.

De telles décisions affectent la transition socio-écologique globale dans son ensemble, y compris en dehors des États-Unis. L’action internationale pour préserver la biodiversité devrait donc également en pâtir. Une question cruciale alors que va débuter la troisième Conférence des Nations unies pour l’océan (Unoc 3) et que les tensions se renforcent sur les arbitrages à réaliser entre climat, biodiversité, économie et autres enjeux de société.

Nous aborderons ici deux cas d’étude pour comprendre comment les politiques trumpiennes peuvent influencer le reste du monde en matière de multilatéralisme pour la biodiversité : d’abord la COP 16 biodiversité, à Cali (Colombie), qui s’est récemment conclue à Rome en février 2025, puis le Pacte vert pour l’Europe, ensemble de textes qui doivent permettre à l’Union européenne (UE) d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et d’établir un vaste réseau de zones protégées, sur terre et en mer (30 %).


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Des avancées à la COP 16 malgré le contexte international défavorable

La COP 16 sur la biodiversité, qui s’est tenue à Cali (Colombie) du 21 octobre au 1er novembre 2024, avait pour objectif d’accélérer la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal. Celui-ci est l’équivalent de l’accord de Paris sur le climat.

Il prévoit notamment la conservation de 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines, la restauration de 30 % des écosystèmes dégradés, tout en finançant l’action biodiversité à l’international. Ce dernier point fut le principal point de tension lors des négociations lors de la COP 16.

Les États-Unis ne sont pas membres de la Convention sur la diversité biologique (CDB), adoptée en 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio, qui est l’un des textes fondateurs de la diplomatie internationale en matière de biodiversité. Mais ils influencent les discussions par leur poids économique et politique.


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L’élection de Trump, survenue peu après la COP 16, et son retrait renouvelé de l’accord de Paris accompagné de politiques pro-fossiles ont rapidement assombri les perspectives de coopération internationale. Ce revirement a affaibli la confiance dans les engagements multilatéraux et a rendu plus difficile la mobilisation de fonds pour la préservation de l’environnement et la conservation de la biodiversité.


À lire aussi : La COP16 de Cali peut-elle enrayer l’effondrement de la biodiversité ?


Malgré ce contexte international préoccupant, la COP 16 a pu aboutir à des avancées notables pour donner davantage de place au lien entre biodiversité et changement climatique, laissant espérer une appréhension plus transversale de la protection de l’environnement. De fait, la deuxième partie des négociations, en février 2025, a permis d’aboutir à un accord sur les financements.

La stratégie adoptée, qui doit être déployée sur cinq ans, est supposée permettre de débloquer les 200 milliards de dollars nécessaires à la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité. Toutefois, comme certaines des cibles de ce cadre doivent être atteintes d’ici 2030, le risque est que le délai soit trop court pour permettre la mobilisation des ressources nécessaires.

En parallèle, une décision historique a permis la création d’un organe de représentation permanent des peuples autochtones ainsi que la reconnaissance du rôle des communautés afro-descendantes, afin que leurs positions soient mieux prises en compte dans les négociations. La contribution des peuples autochtones à la conservation de la biodiversité est effectivement reconnue par la CDB, bien que son ampleur soit discutée.

La COP 16 a également permis des progrès en termes de protection des océans. Une décision y a ainsi défini des procédures pour décrire les zones marines d’importance écologique et biologique (en anglais, EBSA, pour Ecologically or Biologically Significant Marine Areas).

Ceci constitue l’aboutissement de 14 ans de négociations et ouvre la voie à la création d’aires protégées en haute mer et à des synergies potentielles avec le Traité de la haute mer (Biodiversity Beyond National Jurisdiction, BBNJ).

Ce traité reste bien plus significatif que l’EBSA, ce dernier n’ayant pas de dimension contraignante. Le problème reste qu’à ce jour, seuls 29 États ont ratifié cet accord alors qu’il en nécessite 60. La perspective d’une ratification de l’accord BBNJ par les États-Unis sous la présidence de Donald Trump semble bien improbable, d’autant plus depuis la signature d’un décret en avril 2025 pour autoriser l’exploitation minière des grands fonds marins en haute mer, au-delà des zones économiques exclusives.

Comment le Pacte vert européen s’est réinventé sous le vent trumpiste

Le vent des politiques trumpistes souffle jusque sur les côtes du continent européen. Depuis le premier mandat de Donald Trump entre 2016 et 2020 et ses décisions anti-environnementales, l’Europe a, elle aussi, ajusté ses politiques en matière d’action environnementale.

Annoncé en 2019 pour la décennie 2020-2030, le Pacte vert européen (Green Deal) a récemment cherché à se réinventer face aux décisions américaines. Dès les élections européennes de juin 2024, le Parlement s’est renforcé à sa droite et à son extrême droite, motivant une évolution de ses politiques internes.

Ainsi, en réaction au culte des énergies fossiles outre-Atlantique, l’Union européenne a récemment développé certaines dimensions du Green Deal destinées à mettre la focale sur les technologies bas carbone en Europe. En février 2025, le Pacte pour une industrie propre (Clean Industrial Deal) a ainsi été présenté, en cohérence avec le rapport Draghi de septembre 2024. Ce dernier s’inscrivait dans une logique libérale en faveur d’une stratégie de dérégulation.

Cela étant, les solutions présentées comme contribuant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le Pacte pour une industrie propre n’ont pas toujours des effets bénéfiques en matière de biodiversité. Les bioénergies, les technologies de stockage du carbone ou encore l’hydroénergie présentent des externalités négatives – c’est-à-dire, des effets indésirables – notables pour le vivant.

Il est intéressant de noter qu’à l’inverse, très peu d’actions en faveur de la biodiversité nuisent à l’action climatique, comme le montre le schéma ci-dessus. C’est ce qu’ont démontré le Giec et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) (l’instance onusienne équivalente pour la biodiversité), dans leur rapport commun de 2021, une première.

Plusieurs reculs européens sur l’environnement

En parallèle, ces volontés de dérégulation ont contribué à détricoter plusieurs mesures environnementales clés pour l’UE. Or, ces ajustements risquent de compromettre les efforts de protection de la biodiversité tout au long des chaînes de valeur économique :

  • les réglementations relatives aux critères environnement-social-gouvernance (ESG) vont être simplifiées, ce qui devrait marquer un net recul en matière de transparence et d’incitation à l’action pour les entreprises ;

  • la directive qui impose aux entreprises la publication d’informations sur la durabilité (CSRD), bien qu’elle conserve la biodiversité dans son périmètre ainsi que l’approche en double matérialité, a vu son impact réduit par l’exclusion de 80 % des organisations initialement concernées et par plusieurs reports d’application ;

  • même la taxonomie environnementale de l’UE, outil clé pour classifier des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement, a vu son périmètre revu à la baisse, ce qui limitera les effets incitatifs qu’elle devait avoir sur la transition écologique pour orienter les financements.

  • Enfin, la directive sur le devoir de vigilance (CSDDD) a été édulcorée en adoptant la vision allemande. Les impacts socio-environnementaux devront être analysés uniquement au niveau des sous-traitants directs. Cela exclut du périmètre des maillons critiques comme les exploitations agricoles, qui sont les plus en lien avec la biodiversité.

Malgré ces renoncements, plusieurs politiques publiques importantes pour la biodiversité ont pu être maintenues.

C’est notamment le cas de la Stratégie biodiversité 2030 de l’UE, de la loi sur la restauration de la nature et de la loi contre la déforestation importée (bien que reportée d’un an dans son application).

Un paquet spécifique sur l’adaptation est également attendu d’ici fin 2025 dans le cadre du Programme Horizon Europe 2025, dont la consultation publique s’est récemment terminée.

Ainsi, l’action pour le climat et la biodiversité est à la croisée des chemins. Plus que jamais, il appartient à la communauté internationale de défendre un cadre de gouvernance robuste fondé sur la science et la solidarité pour que la préservation de la biodiversité ne soit pas sacrifiée sur l’autel de la rentabilité immédiate.

Au-delà des déclarations d’intention, il faut mettre en place cette gouvernance de façon efficace, à travers des mesures politiques, des outils de protection et de surveillance adaptés, et surtout, à travers l’adaptation du droit. Une telle transdisciplinarité se révèle ici déterminante pour la solidarité écologique. En ce sens, l’Unoc est une bonne occasion, pour l’UE, de rester unie et forte face à la volonté de Trump de débuter l’exploration et l’exploitation des grands fonds marins.

The Conversation

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02.06.2025 à 15:56

Négociations Washington-Téhéran : un accord imminent sur le nucléaire iranien ?

Kevan Gafaïti, Enseignant à Sciences Po Paris en Middle East Studies, Président-fondateur de l'Institut des Relations Internationales et de Géopolitique, doctorant en science politique - relations internationales au Centre Thucydide, Université Paris-Panthéon-Assas

Donald Trump espère obtenir un de ses fameux « deals » en signant un accord avec l’Iran sur le programme nucléaire de ce dernier. Mais il reste bien des obstacles…
Texte intégral (2353 mots)

Des discussions directes sont en cours entre les représentants de l’administration Trump et ceux de l’Iran. Objectif : aboutir à un accord encadrant le programme nucléaire iranien et permettant à Washington de s’assurer que Téhéran ne pourra jamais se doter de l’arme atomique. En contrepartie, l’Iran obtiendrait la levée des sanctions économiques dont il fait l’objet. Mais après les nombreuses tractations passées et l’échec de l’accord de Vienne signé en 2015 et que Trump avait quitté lors de son premier mandat, la plus grande prudence est de mise.


« Je veux que l’Iran soit un pays merveilleux, grand et heureux, mais ils ne peuvent pas avoir d’arme nucléaire », déclarait en avril dernier Donald Trump, détonant avec son ton usuellement très véhément à l’encontre de la République islamique d’Iran, qu’il qualifiait, il y a quelques années encore, de « plus grand État sponsorisant le terrorisme ».

Si Trump se montre aujourd’hui plus avenant envers Téhéran, cela s’explique par un contexte international qui semblait difficile à imaginer il y a peu : Iraniens et Américains négocient de manière bilatérale et directe – et ce, à l’initiative du locataire de la Maison Blanche. Le déroulement de ces discussions – dont l’objectif annoncé est de parvenir à un accord encadrant le programme nucléaire iranien en contrepartie de la levée de sanctions économiques américaines – renforce chaque jour la possibilité d’une entente entre ces deux États systémiquement opposés depuis 1979.

La prudence est cependant de mise, tous les scénarios restant possibles – d’un accord approfondi à un échec des négociations et une confrontation ouverte au Moyen-Orient.

Des négociations opaques laissant entrevoir des avancées concrètes

Depuis le début de l’année 2025, des discussions directes et bilatérales entre les États-Unis et l’Iran sur le programme nucléaire de ce dernier ont été annoncées en grande pompe, mais leur contenu est et reste complètement opaque.

Menées en avril à Mascate, capitale du sultanat d’Oman, sous l’égide du ministre omanais des affaires étrangères Badr bin Hamad al-Busaidi, ces négociations ont connu plusieurs séquences, à Rome puis de nouveau à Oman, un quatrième round prévu pour le 3 mai ayant finalement été reporté.

Si aucun communiqué officiel ni image n’a filtré, des déclarations de part et d’autre laissent entrevoir une désescalade réelle et des avancées tangibles. Le vice-président américain J. D. Vance a, par exemple, déclaré le 7 mai que les négociations étaient « sur la bonne voie ».

La médiation discrète, mais efficace, d’Oman a ainsi permis de rétablir des canaux de communication (à l’image de l’accord de Vienne, ou JCPOA de 2015, dont les négociations secrètes entre Iraniens et Américains s’étaient également déroulées à Mascate).

Washington exige un arrêt net de l’enrichissement de l’uranium, estimant que le niveau actuel est trop élevé. Téhéran souligne, pour sa part, son droit à un nucléaire civil. Malgré des divergences de fond, les deux parties partagent désormais un langage commun : celui du compromis pragmatique. Le ministre iranien des affaires étrangères Abbas Araghchi qualifie de « constructifs » ces échanges bilatéraux, tandis que le Guide suprême Ali Khamenei, plus circonspect, estime que certaines exigences américaines restent « excessives et scandaleuses ».

Le caractère fastidieux des négociations ne saurait masquer le fait que le dialogue se poursuit, avec une fréquence inédite depuis 2018 et la sortie américaine du JCPOA, ce qui dévoile un infléchissement stratégique majeur de part et d’autre. Dans cette séquence encore incertaine, le choix d’Oman, acteur patient et neutre, symbolise une volonté commune d’éviter la rupture et d’explorer les marges d’un possible accord.

Un accord sur le nucléaire iranien, un scénario désormais crédible

Malgré des tensions persistantes et la difficulté de déceler précisément les points d’achoppement dans ces discussions, les négociations entre les États-Unis et l’Iran ont progressé vers ce qui pourrait être un accord-cadre bilatéral, en dehors du cadre du Conseil de sécurité des Nations unies ou du P5+1 (le groupe des cinq membres permaments du Conseil de sécurité + l’Allemagne). Donald Trump a même annoncé le 15 mai que l’Iran aurait « en quelque sorte » accepté les termes d’un futur accord.

Après des échanges d’ordre politique à Oman, Téhéran et Washington sont, selon Mascate, convenus de s’entendre sur des aspects techniques du programme nucléaire iranien. Sur une base régulière quasi hebdomadaire, les négociateurs américains et iraniens se retrouvent ainsi à Rome et à Mascate pour former des groupes de travail et établir un cadre général de discussions.

Le contenu précis d’un potentiel accord reste cependant difficile à déterminer, tant les parties elles-mêmes sont encore en phase de tractation, sans qu’aucune information officielle et substantielle ne filtre. Il est cependant possible d’avancer que s’il y avait un nouvel accord, ce dernier serait bien différent du JCPOA de 2015, tant la situation présente est distincte de celle d’il y a dix ans.


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Depuis la constatation de l’obsolescence de l’accord de Vienne causée par le retrait américain de 2018, l’Iran enrichit son uranium à environ 60 % selon l’AIEA (ce qui est techniquement proche de l’enrichissement à 90 % nécessaire pour fabriquer une arme nucléaire). Pourtant, Téhéran n’a jamais explicitement affirmé vouloir développer une arme atomique, arguant même d’une fatwa du Guide suprême Khamenei qualifiant une telle arme de « contre-islamique » par nature. Les États-Unis, pour leur part, semblent chercher à conclure rapidement un accord, Trump espérant obtenir « son deal » après avoir fait échouer celui négocié par l’administration Obama.

Les demandes américaines se cantonnent au seul domaine nucléaire (écartant d’office d’autres sujets, comme la politique régionale de Téhéran ou son programme balistique) sans vouloir s’encombrer d’un accord aussi technique que celui de 2015, long de plusieurs centaines de pages : Donald Trump déclarait ainsi à la mi-mai qu’il n’avait « pas besoin de 30 pages de détail. Cela tient en une phrase : ils ne peuvent pas avoir d’arme nucléaire. »

La persistance de défis majeurs avant un accord

Bien que des avancées notables dans ces négociations se fassent jour (le principe même que Téhéran et Washington renouent le dialogue est positif en soi), de réels défis restent à surmonter avant la conclusion d’un accord nucléaire durable. Aux divergences et voix dissonantes au sein même des deux États impliqués s’ajoutent des tensions régionales, Israël et les monarchies arabes du golfe Persique étant réfractaires, à des degrés divers, à un accord Téhéran-Washington.

Côté iranien, le Guide suprême Ali Khamenei estime que certaines exigences américaines sont « dépourvues de sens » et fait preuve d’un lourd scepticisme quant à l’issue des pourparlers. Le ministre iranien des affaires étrangères a ainsi récemment rappelé que l’enrichissement de l’uranium iranien était un droit « non négociable ».

Côté états-unien, bien que l’administration Trump puisse conclure un accord exécutif sans l’aval du Congrès, le pouvoir législatif est un paramètre incontournable dans ces négociations avec l’Iran. Alors que la perspective des élections de mi-mandat, traditionnellement défavorables au parti présidentiel, commence à peser sur les équilibres politiques, le Congrès a exprimé le 8 mai 2025, par une résolution non contraignante, une opposition significative menaçant la pérennité de tout accord. Bien que majoritaires à la Chambre des représentants et au Sénat, les élus républicains restent usuellement farouchement opposés à tout rapprochement ou accord avec l’Iran, qui pourrait être perçu comme une forme de faiblesse à leurs yeux. Par ailleurs, des groupes de pression pro-israéliens tels que l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) ou le CUFI (Christians United for Israel) pèsent de tout leur poids pour s’opposer à un tel rapprochement.


À lire aussi : Le sionisme chrétien, une influence majeure sur la nouvelle administration Trump


Côté Moyen-Orient enfin, Israël se cantonne à un réflexe pavlovien, affirmant depuis des décennies que l’Iran serait sur le point d’obtenir l’arme nucléaire, ce qui constituerait une menace existentielle à son encontre. Tel-Aviv s’est maintes fois dit prêt à lancer une action militaire unilatérale contre les installations nucléaires iraniennes, quitte à justement déclencher une escalade incontrôlable. Benyamin Nétanyahou, reçu à Washington par le président Trump début avril, n’a pas fait varier sa ligne sur ce sujet.

Les monarchies arabes du golfe Persique suivent également ce dossier de près et ont adopté une position plus mesurée qu’il y a dix ans : elles cherchent à s’assurer du parrainage politique de Washington et de sa protection contre toute menace réelle ou potentielle, iranienne ou infra-étatique. Ces mêmes États arabes du golfe Persique renouvellent par ailleurs un dialogue fourni avec l’Iran.

Les Européens, définitivement hors jeu du dossier nucléaire iranien ?

Si l’Union européenne a longtemps incarné un médiateur diplomatique central dans les négociations nucléaires avec l’Iran, elle semble aujourd’hui complètement délaissée. Avec l’échec du JCPOA et son incapacité à maintenir des relations économiques (malgré INSTEX, mécanisme de troc avec l’Iran lancé par les Européens), l’UE a malheureusement perdu en crédibilité aux yeux de Téhéran, l’alignement de facto sur les sanctions extraterritoriales américaines dès mai 2018 achevant la confiance iranienne.

Les négociations de Vienne, pourtant lancées dès 2021 par l’administration Biden et auxquelles les diplomates européens continuent de participer, n’ont jamais abouti à un résultat concret et rien ne semble indiquer une évolution à cet endroit. Pis encore, l’auteur a relevé au cours d’entretiens avec des diplomates des pays européens signataires du JCPOA qu’ils n’étaient ni informés ni consultés par leurs homologues transatlantiques, qui les laissent complètement dans l’ignorance quant au lancement et au déroulé de leurs négociations bilatérales.

Cette marginalisation est aujourd’hui diplomatique et serait demain économique en cas d’accord : la perspective d’une levée des sanctions américaines primaires (c’est-à-dire visant uniquement les entités américaines) s’accompagnerait d’un maintien voire d’un durcissement des sanctions secondaires (s’appliquant de facto aux entités non américaines, donc européennes). Le marché iranien (90 millions de consommateurs férus de produits occidentaux) serait alors ouvert exclusivement aux États-Unis, laissant les Européens complètement hors jeu. Cela serait le produit non pas d’un désintérêt européen pour la question, mais le signe d’une perte de crédibilité stratégique et économique de Bruxelles. Sans bouclier bancaire crédible et levier politique autonome et sincère, les Européens (et la France au premier rang) sont durablement exclus du « Grand Jeu » iranien.

The Conversation

Kevan Gafaïti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.06.2025 à 15:56

Océan et climat : quelles options pour demain ? Un regard sur la recherche en France

Devi Veytia, Dr, École normale supérieure (ENS) – PSL

Adrien Comte, Chargé de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Frédérique Viard, Directrice de recherche en biologie marine, Université de Montpellier

Jean-Pierre Gattuso, Research Professor, CNRS, Iddri, Sorbonne Université

Laurent Bopp, Research Professor, CNRS, École normale supérieure (ENS) – PSL

Marie Bonnin, Research Director in marine environmental law, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Yunne Shin, Chercheuse en écologie marine, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Le congrès de l’ONU sur les océans débutera à Nice, le 9 juin. Comment l’océan peut-il nous aider à atténuer le changement climatique et à nous y adapter ? La recherche française est mobilisée.
Texte intégral (3576 mots)

Dans quelques jours, la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3) se tiendra en France, à Nice (Alpes-Maritimes). Elle réunira des dirigeants, des décideurs, des scientifiques et des parties prenantes du monde entier dans le but « d’accélérer l’action et de mobiliser tous les acteurs pour conserver et utiliser durablement l’océan », avec à la clé, peut-être, un « accord de Nice » qui serait constitué d’une déclaration politique négociée à l’ONU et de déclarations volontaires — c’est, du moins, l’objectif des organisateurs, la France et le Costa Rica.

Pour soutenir ces décisions, des informations scientifiques sont indispensables – quel est le statut des recherches dans le monde et, en France, pour exploiter les solutions que l’océan peut offrir face à la crise climatique ?


La France joue un rôle essentiel pour progresser vers l’objectif de conserver et utiliser durablement l’océan, puisqu’avec la deuxième plus grande zone économique exclusive du monde, elle détient une grande partie du pouvoir d’orientation concernant l’utilisation des ressources océaniques.

Cependant, remplir un mandat aussi nécessaire qu’ambitieux d’accélération et de mobilisation de l’action ne sera pas simple. Les discussions de l’Unoc 3 se dérouleront dans un contexte où l’océan est confronté à des défis sans précédent dans l’histoire de l’humanité, notamment en raison des impacts de plus en plus prégnants du changement climatique.

Ces effets se manifestent avec une intensité croissante dans toutes les régions du monde, de la surface aux eaux les plus profondes de l’océan Austral autour du continent antarctique aux zones côtières densément peuplées où les risques climatiques s’accumulent, affectant notamment les pêcheries.

Les options fondées sur l’océan pour atténuer le changement climatique (par exemple en utilisant des énergies renouvelables marines qui limitent l’émission de gaz à effet de serre) et s’adapter à ses impacts (par exemple en construisant des digues) sont essentielles.

Pour optimiser leur déploiement, une synthèse exhaustive et objective des données scientifiques est indispensable. En effet, une évaluation incomplète des preuves disponibles pourrait en effet conduire à des conclusions biaisées, mettant en avant certaines options comme particulièrement adaptées tout en négligeant leurs effets secondaires ou des lacunes critiques dans les connaissances.

Au milieu de ce maelström de défis, quelle est la contribution de la France à la recherche et au déploiement d’options fondées sur l’océan ?

Grâce à une étude de 45 000 articles publiés entre 1934 à 2023, nous montrons que les chercheurs français publient une part importante des recherches scientifiques mondiales sur les options d’adaptation, mais qu’il reste néanmoins de nombreux leviers d’actions.

Par exemple, l’expertise scientifique française pourrait être développée au service de recherches sur l’adaptation des petits États insulaires en développement, qui sont particulièrement vulnérables au changement climatique. Par ailleurs, il conviendrait d’amplifier les recherches sur les options d’atténuation, par exemple dans le domaine des énergies marines renouvelables.

Les options fondées sur l’océan, c’est quoi ?

L’océan couvre 70 % de la surface de la Terre et a absorbé 30 % des émissions humaines de dioxyde de carbone. Pourtant, jusqu’à récemment, il était négligé dans la lutte contre le changement climatique.

Aujourd’hui, de nombreuses options fondées sur l’océan émergent dans les dialogues entre scientifiques, décideurs politiques et citoyens. Ces « options fondées sur l’océan » concernent des actions qui :

  • atténuent le changement climatique et ses effets en utilisant les écosystèmes océaniques et côtiers pour réduire les émissions de gaz à effet de serre atmosphériques ; il s’agit ici par exemple d’interventions utilisant l’océan pour la production d’énergie renouvelable ;

  • soutiennent l’adaptation des communautés et des écosystèmes côtiers aux impacts toujours croissants du changement climatique ; la gestion des pêches et la restauration des écosystèmes mais aussi la construction d’infrastructures protégeant les côtes des submersions font partie de ces options.

Analyser la recherche grâce à l’IA

L’un des rôles clés de la science est de fournir une synthèse impartiale des données scientifiques pour éclairer les décisions. Cependant, l’explosion du nombre de publications scientifiques rend de plus en plus difficile, voire impossible, de réaliser ces évaluations de manière exhaustive.

C’est là qu’interviennent l’intelligence artificielle (IA) et les grands modèles de langage, qui ont déjà un succès notable, depuis les robots conversationnels aux algorithmes de recherche sur Internet.

Dans un travail de recherche en cours d’évaluation, nous avons étendu ces nouvelles applications de l’IA à l’interface science-politique, en utilisant un grand modèle de langage pour analyser la contribution de la France dans le paysage de la recherche sur les options fondées sur l’océan. Grâce à ce modèle, nous avons classé environ 45 000 articles scientifiques et dédiés aux options fondées sur l’océan.

nombres d’articles par thématiques et par pays
Pays classés en fonction de leur production d’articles scientifiques pour différents types d’options fondées sur l’océan. Exemples pour chacune de ces options : les énergies renouvelables (parcs éoliens offshore, les turbines marémotrices) ; éliminer ou stocker le CO₂ (le stockage du carbone capturé dans le fond des océans, les approches de géo-ingénierie pour séquestrer le carbone) ; accroître l’efficacité (la réduction des émissions des navires grâce à des moteurs plus efficaces) ; développer des actions de conservation (protection ou restauration des écosystèmes marins et côtiers) ; réaliser de l’évolution assistée (développer des coraux génétiquement tolérants à la chaleur pour lutter contre l’élévation des températures de la mer) ; développer des infrastructures et technologies (les digues, les barrières antisubmersion, les systèmes d’alerte météorologique) ; agir sur les leviers socioinstitutionnels (modifier les pratiques de pêche dans les communautés côtières touchées). Devi Veytia et collaborateurs, Fourni par l'auteur

Au niveau mondial, nous constatons que la recherche est inégalement répartie puisque 80 % des articles portent sur les options d’atténuation. Les auteurs de travaux de recherche affiliés à la France jouent ici un rôle important, car ils sont parmi les principaux contributeurs des travaux dédiés aux options d’adaptation.

Cette priorité de la recherche sur l’adaptation est également présente dans les travaux des chercheurs affiliés à des institutions de petits États insulaires en développement, qui présentent un risque élevé de dangers côtiers exacerbés par le changement climatique, avec les évènements climatiques extrêmes et l’élévation du niveau de la mer.

Proportion de pays donnant la priorité à la recherche sur les options d’atténuation par rapport aux options d’adaptation, selon que les États soient côtiers ou enclavés sans accès à la mer ou qu’il s’agisse de petits États insulaires en développement. Par exemple, 81,2 % des petits États insulaires en développement publient plus de recherches sur les options d’adaptation que sur les options d’atténuation. Devi Veytia et collaborateurs, Fourni par l'auteur

La recherche sur les réseaux sociaux et dans les médias

L’impact de la recherche française s’étend bien au-delà de ses frontières, suscitant l’intérêt via les réseaux sociaux et les médias traditionnels à travers l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Australie.

À mesure que l’accès à l’information et aux plateformes de diffusion accroît la portée et l’influence de l’opinion publique dans l’élaboration des politiques, il devient crucial non seulement de communiquer, mais aussi d’impliquer d’autres acteurs afin de traduire la science en dispositions réglementaires et, à terme, en actions concrètes.

planisphere illustrant la présence de la recherche sur les réseaux sociaux
Origine géographique et quantité des posts mentionnant une recherche publiée par un auteur affilié à une institution française (y compris les posts sur les sites d’actualités, les blogs, X, LinkedIn, BlueSky, Facebook, Reddit, YouTube, etc.). Devi Veytia et collaborateurs, à partir des données Altmetric (2025), Fourni par l'auteur

Quels obstacles pour passer de l’idée à l’action ?

Cette évolution, de l’idée à l’action, est une progression classique dans le cycle de vie d’une intervention. D’abord, un problème ou un impact potentiel est identifié, ce qui motive la recherche scientifique à en étudier les causes et à développer des solutions pour y répondre. Une fois cette étape franchie, l’intervention peut être intégrée dans la législation, incitant ainsi les parties prenantes à agir. Mais ce processus est-il applicable aux options fondées sur l’océan, ou y a-t-il des obstacles supplémentaires à considérer ?

Nous avons étudié cette situation en France pour deux options technologiques prêtes à être déployées et d’ores et déjà mises en œuvre : les énergies marines renouvelables, proposées pour atténuer le changement climatique, et les infrastructures construites et technologies d’adaptation sociétales face à la montée du niveau des mers.

Concernant les énergies marines renouvelables – une intervention jugée efficace à l’atténuation du changement climatique et dont les risques sont bien documentés et modérés –, le déploiement en France semble lent au regard du reste du monde (ligne en pointillé dans la figure ci-dessous).

augmentation des effets du chagement climatiques, des recherches, legislations et actions qui s’ensuivent
Le cycle de vie de l’idée à l’action pour les énergies marines renouvelables en France. De haut en bas, la figure représente un diagramme à barres de l’anomalie de la température ( °C) de surface de la mer (période de base : 1961-1990, source : Ranier et al. 2006), le nombre de publications par an prédites comme pertinentes par notre grand modèle de langage (ligne jaune), l’action mesurée par la capacité électrique installée (MW) en France (ligne bleue continue, (source : statistiques sur les énergies renouvelables de l’Irena) et pour les autres pays (ligne bleue en pointillé), et le nombre de documents législatifs français identifiés (carrés roses) en utilisant une recherche par mot clé du texte intégral du document (sources : Faolex et Ecolex). Devi Veytia et collaborateurs, avec les données précisées dans la légende, Fourni par l'auteur

En revanche, les leviers d’actions en faveur des infrastructures d’adaptation sociétales semblent plus mobilisés face aux pressions croissantes exercées par les risques climatiques côtiers.

Ainsi, nous constatons qu’à mesure que l’élévation du niveau de la mer s’accentue et, par conséquent, entraîne un besoin croissant de protections côtières, la recherche, la législation et l’action (représentée par le nombre de communes françaises exposées aux risques côtiers bénéficiant d’un plan de prévention des risques naturels (PPRN)) augmentent également, en particulier après 2010.

En résumé, concernant les énergies marines renouvelables, la France accuse un certain retard dans le passage de l’idée à l’action par rapport au reste du monde. Cela pourrait s’expliquer par une priorité accordée à d’autres mesures d’atténuation (par exemple, l’énergie nucléaire). Cependant, nous ne devrions pas nous limiter à une ou à quelques options dans l’objectif d’accroître notre potentiel d’atténuation global. La France a la possibilité d’investir davantage dans les recherches et actions d’atténuation.

La France affiche un très bon bilan en matière de recherche et de mise en œuvre d’options d’adaptation au changement climatique. Par ailleurs, sur ce type d’options, nous avons constaté un besoin global de recherche dans les pays en développement exposés aux risques côtiers — ce qui pourrait ouvrir de nouvelles opportunités, pour les institutions de recherche françaises, en termes de soutien à la recherche et de renforcement de leurs capacités dans ces domaines.

Alors que nous approchons de l’Unoc 3 – un moment critique pour la prise de décision – une chose est claire : il n’y a pas une seule solution mais des choix sont nécessaires ; il est donc essentiel de trouver les moyens d’évaluer et de synthétiser rapidement les preuves scientifiques pour éclairer nos actions d’aujourd’hui, ainsi que proposer de nouvelles pistes de recherche en amont des actions innovantes de demain.

The Conversation

Devi Veytia a reçu des financements du Programme Prioritaire de Recherche (PPR) « Océan et Climat », porté par le CNRS et l’Ifremer.

Frédérique Viard a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) et de l'Europe (programme Horizon Europe).

Jean-Pierre Gattuso a reçu des financements de Comission européenne, Fondation Prince Albert II de Monaco.

Laurent Bopp est Membre du Conseil Scientifique de la Plateforme Ocean-Climat. Il a reçu des financements de recherche dans le cadre de projet de mécennat de la société Chanel et de de Schmidt Sciences.

Marie Bonnin a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) et de l'Europe (programme Horizon Europe).

Yunne Shin a reçu des financements de l'Europe (programme Horizon Europe)

Adrien Comte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.06.2025 à 15:54

Près d‘un étudiant sur cinq se réoriente à bac +1 : ajustement, rupture ou échec ?

Dorian Vancoppenolle, Doctorant en Sciences de l'Éducation et de la Formation, Université Lumière Lyon 2

Près d’un jeune sur cinq se réoriente après une première année dans le supérieur. Un record qui interroge sur les dynamiques de réussite et d’orientation.
Texte intégral (1805 mots)

Alors que les lycéens reçoivent leurs résultats sur Parcoursup, les étudiants qui envisagent de changer de voie se connectent de nouveau à la plateforme. Près d’un sur cinq choisit désormais de se réorienter après une première année dans l’enseignement supérieur. Un record qui soulève des questions cruciales sur les dynamiques de réussite, d’inégalités et d’orientation.


Depuis les années 1960, la massification scolaire a permis un accès élargi au baccalauréat, puis aux études supérieures, sans toutefois mettre fin aux inégalités : celles-ci se recomposent à travers la hiérarchisation des parcours, la segmentation des filières ou encore des effets d’orientation différenciée selon l’origine sociale et le genre.

L’accès aux études supérieures est plus large, mais inégal selon les filières, ce qui limite l’effet redistributif de la massification. Le système éducatif français tend ainsi à reproduire, voire à produire, des inégalités sociales, culturelles et scolaires tout au long des parcours, malgré l’idéal méritocratique affiché par les pouvoirs publics.


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Aujourd’hui, l’un des effets les plus visibles de ces tensions réside dans les trajectoires étudiantes après le bac, en particulier lors de la première année, marquée par un taux de réorientation important.

Conséquence indirecte de la massification scolaire, la réorientation n’est pas nécessairement un aveu d’échec. Elle devient une étape de redéfinition des trajectoires, révélant à la fois les aspirations des jeunes et les limites d’un système qui, tout en se démocratisant, continue de reproduire des inégalités sociales.

Dans un contexte marqué par les réformes du bac, de l’accès aux études de santé et de la refonte du diplôme universitaire de technologie (DUT) en bachelor universitaire de technologie (BUT), ces constats interrogent : pourquoi tant de jeunes entament-ils une réorientation après une seule année, et quelles en sont les conséquences ?

Notre analyse porte sur les données Parcoursup entre 2018 et 2023, en se concentrant sur les étudiants qui se sont réinscrits après une première année dans le supérieur. Seuls les parcours passés par la plateforme sont pris en compte, ce qui exclut les formations hors Parcoursup, comme certaines écoles privées ou classes préparatoires internes, en raison de l’absence de données disponibles.

Des ajustements progressifs de parcours

Contrairement à l’idée reçue selon laquelle une réorientation serait synonyme de rupture totale, les données montrent que la plupart des étudiants restent dans un univers disciplinaire proche de leur formation d’origine. Celles et ceux qui commencent une licence de sciences humaines et sociales, de droit ou de sciences expérimentales poursuivent souvent dans ces mêmes domaines ou dans des filières voisines. La logique dominante n’est donc pas celle du grand saut, mais plutôt celle de l’ajustement progressif.

Certaines formations font néanmoins figure de points de départ majeurs. C’est le cas de la filière santé, qu’elle s’appelle « première année commune aux études de santé (Paces) » ou « parcours accès santé spécifique (Pass) » : chaque année, une partie importante des étudiants s’en détourne après la première année, en se réorientant vers des licences scientifiques, des diplômes du secteur sanitaire et social ou, plus rarement, vers les filières juridiques ou littéraires. Malgré sa réforme, le Pass reste ainsi un espace de réajustement des parcours très fréquent.

À l’inverse, d’autres filières apparaissent comme des points d’arrivée privilégiés. Les brevets de technicien supérieur (BTS), en particulier, accueillent chaque année un grand nombre d’étudiants venus d’horizons très divers : université, santé, sciences humaines, etc.


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Enfin, certains domaines, comme les licences Arts, Lettres, Langues ou Droit, Économie, Gestion, connaissent des flux relativement stables : les réorientations y restent internes, comme si les étudiants cherchaient moins à changer de cap qu’à modifier leur angle d’approche (contenus, options, établissements, etc.).

En somme, nous pouvons affirmer que les trajectoires étudiantes se complexifient. Derrière ces mouvements, il ne faut pas voir un simple signe d’instabilité : les réorientations dessinent de nouvelles manières de construire un projet, par essais, par détours et par réajustements.

La réorientation mobilise des ressources inégalement distribuées

Les titulaires d’un bac général sont surreprésentés parmi les étudiants en réorientation après une première année dans l’enseignement supérieur : ils représentaient 73 % des candidats acceptant une nouvelle proposition en 2023, contre 68 % en 2019. À l’inverse, la part des bacheliers technologiques et professionnels parmi les étudiants en réorientation a reculé entre 2019 et 2023, passant respectivement de 22 % à 19 % et de 10 % à 8 %. À des fins de contextualisation, les titulaires d’un bac général représentaient 54 % des diplômés du bac en 2022, contre 20 % pour les technologiques et 26 % pour les professionnels, ce qui indique une plus forte réorientation des généralistes.

Cette dynamique peut refléter une plus grande flexibilité des parcours ou, à l’inverse, des obstacles spécifiques freinant la mobilité académique des autres bacs.

Durant la même période, une logique semblable se retrouve du côté des catégories sociales : les enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures passent de 30 % à 32 % du public en réorientation, tandis que les enfants d’ouvriers reculent de 14 % à 11 %. Ces chiffres sont à mettre en regard de leur poids dans la population (21,7 % pour les cadres, 18,6 % pour les ouvriers) et parmi les bacheliers : un quart des titulaires du bac sont issus d’un milieu de cadres. Leur surreprésentation en réorientation s’inscrit donc dans une continuité sociale.

La réussite scolaire précédente a aussi une influence : les réorientés sans mention au bac représentaient 47 % du public en 2018, contre 33 % en 2023. Dans le même temps, la part des mentions « assez bien » augmente, devenant même majoritaire en 2022 (36 %). Cette évolution suit celle du système d’évaluation, qui est marqué par l’essor du contrôle continu.

Enfin, le sexe administratif révèle des disparités genrées : en 2023, 59 % des réorientés sont des filles contre 41 % de garçons, en hausse par rapport à 57 % et 43 % en 2018. Ces écarts sont cohérents avec les taux d’obtention du bac (93 % des filles contre 88 % des garçons en 2022), mais aussi avec des stratégies différenciées de choix d’orientation selon le genre.

Comment l’expliquer ? La réorientation mobilise des ressources inégalement distribuées : compréhension des mécanismes d’affectation, capacité à formuler des vœux stratégiques, anticipation des calendriers, accès à un accompagnement souvent familial ou encore confiance en sa légitimité à changer de voie. Autant d’éléments qui prolongent la critique d’un système scolaire méritocratique en apparence, mais inégalitaire dans les faits.

Une première année d’exploration de l’enseignement supérieur ?

L’évolution des usages de Parcoursup montre une chose : les étudiants utilisent de plus en plus la première année pour « tester », voire réajuster, leur orientation. Ce n’est pas un mal en soi : expérimenter, essayer, se tromper fait partie de la vie étudiante. Mais, cela suppose que les institutions suivent, avec des capacités d’accueil adaptées, un accompagnement renforcé, et surtout une équité entre les primo-entrants et les réorientés.

Or, sur ces points, les politiques publiques accusent un retard : les réorientations ne sont ni anticipées ni outillées, et les étudiants les plus fragiles restent ceux qui en payent le prix.

Les lycéens et les étudiants souhaitant se réorienter en première année d’études supérieures passent par la même plateforme. Ce phénomène complexifie la gestion des places, car les candidats peuvent postuler tout en restant inscrits dans leur formation actuelle. Pensée comme un outil d’accès à l’enseignement supérieur, Parcoursup joue désormais aussi un rôle central et parfois flou dans les réorientations.

La réorientation ne peut pas être considérée comme un échec, c’est souvent la preuve d’un ajustement lucide. Encore faut-il que les outils suivent, et que les logiques d’exclusion ne se perpétuent pas. Plutôt que de juger les étudiants qui changent de voie, il est temps de reconnaître qu’au vu de l’évolution du système éducatif, la première année d’études est devenue un moment d’exploration souvent nécessaire.

Il s’agit maintenant collectivement de faire en sorte qu’elle ne devienne pas une fabrique de tri social. Cela suppose d’adapter les bourses, logements, et dispositifs d’aide aux étudiants déjà inscrits dans le supérieur. C’est une manière de réduire les inégalités de « mobilité scolaire ».

The Conversation

Dorian Vancoppenolle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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