04.06.2025 à 16:32
Brad Harris, Professor of management, associate dean of MBA programs, HEC Paris Business School
Dans l’entreprise, tout n’est pas blanc ou noir, notamment quand on s’intéresse aux comportements s’éloignant de la norme. Tous les salariés ou presque s’éloignent des règles édictées, de façon plus ou moins grave. La recherche montre que leur motivations sont multiples et sont souvent liées à une insatisfaction professionnelle. Le type de personnalité influera sur les manifestations du mécontentement. Décryptage de nos écarts au travail.
On pense en général que les comportements déviants sur le lieu de travail sont le fait de quelques « cas isolés » – les perturbateurs qui bâclent intentionnellement leurs tâches, volent dans les caisses de l’entreprise ou entrent en conflit ouvert avec leurs collègues. Mais si la gamme de ces comportements comprenait également des transgressions plus subtiles – rêvasser, prendre des pauses café trop longues ou lancer des plaisanteries douteuses pendant une réunion ? En réalité, on trouve l’une ou l’autre de ces transgressions mineures chez la plupart des employés, ce qui modifie notre conception de la déviance au travail.
Traditionnellement, la recherche classe la déviance dans le cadre professionnel en catégories bien nettes : les mauvais comportements sont soit interpersonnels (dirigés contre des collègues), soit organisationnels (dirigés contre l’entreprise). Mais la majorité des employés ne peut pas se ranger dans des catégories rigides de « bons » ou « mauvais », et les individus ne se cantonnent pas à un seul type de transgression. En réalité, beaucoup de salariés s’adonnent à un éventail de transgressions mineures, moins gênantes.
Notre recherche a examiné différents styles ou « catégories » de transgression sur le lieu de travail. Nous avons pratiqué une méta-analyse des réactions de plus de 6 000 employés à travers 20 études primaires aux États-Unis et ailleurs, et conduit de multiples études complémentaires dans différents pays et domaines d’activité.
En ayant recours à des techniques de modélisation statistique, notre analyse des études antérieures a dégagé cinq types spécifiques de « déviants » au travail. Dans plusieurs cas, ils sont irréductibles aux catégories traditionnelles – bon/mauvais ou personne/organisation. Nous avons ensuite mené une deuxième étude comprenant 553 participants, laquelle a donné des conclusions semblables, et montré que les comportements de ces types d’individus sont liés au degré de satisfaction sur le lieu de travail, à l’intention de rotation et autres perspectives professionnelles.
Voici une liste des cinq types de « perturbateurs » que nous avons identifiés grâce à notre étude complémentaire :
À lire aussi : La déviance des cadres intermédiaires comme réponse aux tensions structurelles au sein des organisations
Les saboteurs (9 %). Cette catégorie fait montre de la même productivité basse et du même retrait que la précédente, mais avec davantage de morgue. Ces individus évitent leurs tâches, travaillent lentement, prennent de longues pauses et se montrent souvent grossiers avec leurs collègues.
Les travailleurs stagnants (21 %). Désinvestis, mais pas ouvertement nuisibles, ces employés rêvassent et arrivent occasionnellement en retard sans provoquer de troubles apparents. La plupart du temps, ils ne se font pas remarquer, mais, en cas de crise, on peut remarquer qu’ils n’assurent pas leur part d’effort. Ces travailleurs peuvent saper les tentatives de transformations organisationnelles et éroder peu à peu une culture d’entreprise positive.
Les déviants aggravés (4 %). Les fameuses « pomme pourries ». Les individus de cette catégorie s’adonnent à toutes les transgressions décrites ci-dessus, vraisemblablement en raison d’un taux élevé d’insatisfaction professionnelle.
Les déviants mineurs (27 %). Les membres de ce groupe évitent la plupart des comportements déviants et sont en général de bons citoyens sur leur lieu de travail. Même si ce pourcentage est surestimé – le biais de désirabilité sociale, ou la tendance des individus à se présenter sous un bon jour peut avoir empêché les participants de reconnaître tous leurs manquements – il reste relativement modeste, ce qui est parlant – une grande majorité des travailleurs de notre échantillon reconnaissent certaines transgressions, même mineures.
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Nos données montrent qu’il n’est pas toujours question de transgressions flagrantes : celles-ci, en réalité, restent une rareté ! Si des actes graves, comme le vol (qu’il s’agisse d’un vol caractérisé ou d’une falsification de reçus) et l’agression franche demeurent exceptionnels, des petits manquements comme rêvasser, prendre des pauses supplémentaires et faire des remarques sarcastiques, sont assez fréquents.
Il est facile de passer à côté de ces petites déviances banales, dans la mesure où elles ne suscitent pas de réactions viscérales de la part des managers ou collègues ; il n’empêche qu’elles peuvent s’ajouter et éroder, à terme, une culture d’entreprise positive de façon invisible jusqu’au moment où un incident conséquent se produit.
Les employés qui s’adonnent à des transgressions le font souvent parce qu’ils s’estiment lésés par une personne ou une situation, ou en raison de motivations plus profondes, liées à des traits de personnalité propices à la déviance. Notre étude renforce cette idée, tout en offrant un éclairage supplémentaire. Comme on pouvait s’y attendre, quand un travailleur s’estime lésé – par un patron exigeant, des collègues hostiles ou un manque de soutien de la part de l’entreprise – il a plus de chance de se rebeller par un type de transgression ou l’autre. La présence d’un supérieur au comportement excessif augmente la probabilité d’avoir des membres de la catégorie des « déviants aggravés », tandis que le fait d’être ostracisé produit le plus souvent des spécimens de celle des « travailleurs stagnants ».
On pourrait réfléchir à ce qui vient en premier – l’abus subi ou l’abus commis –, mais les schémas que nous avons mis au jour confirment des travaux antérieurs montrant un lien de causalité entre l’injustice et la déviance.
Si l’on regarde au-delà du milieu professionnel, on a également découvert que certains traits de personnalité permettent de prédire le genre de « déviant » qu’un travailleur est le plus susceptible de devenir. Un fort taux d’agréabilité, par exemple, est associée aux catégories de déviance les moins ostensibles, comme les « travailleurs stagnants » ou les « travailleurs en retrait ». Fait notable, si le fait d’être une personne consciencieuse prédit l’appartenance à la catégorie des « déviants mineurs », nos données tendent à montrer que les personnes les plus consciencieuses peuvent aussi à l’occasion être à l’origine de passages à l’acte caractérisés, en général avec un mélange de retrait et de grossièreté (rejoignant les « saboteurs »).
En bref, les personnes hautement consciencieuses ont de fortes attentes à l’égard de leur propre travail et de celui des autres, et il peut leur arriver de présenter face au stress, ou à un affront, une vive réaction qui rendra apparente leur déception.
Toute transgression a un poids sur les performances d’une équipe et la rotation au sein de celle-ci. Notre étude montre que les employés de la catégorie « déviants mineurs » ont généralement de bons résultats, offrant un soutien positif à leurs coéquipiers et un bon niveau de satisfaction au travail, tandis que ceux des catégories présentant un fort taux de déviance ont de moins bons résultats et n’offrent en général aucun soutien à leurs collègues. Cependant, si nos résultats confirment qu’une « pomme pourrie » peut nuire à toute une équipe, la déviance et ses effets peuvent s’avérer plus complexes dans certains cas.
Prenons les catégories relativement bénignes des « travailleurs stagnants » et des « travailleurs en retrait », dont les membres expriment une volonté relativement forte de démissionner et, par conséquent, obtiennent de moins bons résultats que les autres. Ces employés peuvent longtemps passer inaperçus tout en sapant le potentiel d’une entreprise.
Les travailleurs de la catégorie des « saboteurs » présentent des schémas comportementaux contradictoires : ils sont prêts à négliger entièrement certaines parties de leur travail et à se comporter grossièrement envers certains collègues, mais peuvent par ailleurs maintenir des niveaux de performance plus élevés, et se donner parfois du mal pour aider certains autres collègues. Par conséquent, les managers se trouvent souvent en zone grise : quels compromis sont admissibles, et où se trouve la frontière entre l’expression raisonnable et la violation franche ?
Nos données montrent que la plupart des employés s’adonnent plutôt à des transgressions mineures, comme prendre des pauses trop longues ou rêvasser, qu’à des actes graves comme le vol. Bien souvent, ils ne se contentent pas d’un ou deux types de déviance, mais présentent des schémas comportementaux complexes, schémas qui peuvent être prédits de façon fiable par des facteurs liés à leur personnalité et aux caractéristiques de leur situation. Si l’on n’y prête pas attention, leurs transgressions mineures, qui apparaissent souvent en réaction au burn-out ou à un moral bas, peuvent passer inaperçues, ce qui fait qu’elles ne seront pas prises en charge. Ce faisant, cela risque de conduire, en s’accumulant, à de gros problèmes pour les entreprises.
Notre étude contredit également l’idée que la transgression est le fait de quelques « pommes pourries », déterminées à créer des problèmes, et contribue à ouvrir le champ de la recherche sur une perspective visant, non plus à se demander qui est à l’origine des déviances sur le lieu de travail, mais pourquoi les travailleurs se livrent à ces comportements.
Pour beaucoup d’employés, les petites transgressions ne relèvent pas d’une intention de nuire, mais d’une tentative de gérer le stress quotidien.
Les motifs de transgression peuvent se révéler très variés. Par exemple, certains travailleurs « en retrait » peuvent prendre du recul afin de s’occuper de problèmes de santé, tandis que d’autres manifestent simplement un faible investissement personnel dans l’entreprise.
Comprendre la gamme de ces raisons pourrait permettre de mieux répondre à ces comportements.
Si la déviance est considérée en général comme un phénomène rare, notre étude montre un tableau plus complexe. D’un côté, seuls 4 % des participants ont rapporté de hauts degrés de déviance dans tous les domaines, ce qui tendrait à confirmer cette idée. Cependant, seul un quart (27 %) des employés affirme éviter absolument toute transgression. Il y a donc plus de deux tiers (69 %) des employés qui entrent dans des schémas de déviance plus légers et nuancés.
Cela nous aide à comprendre la déviance comme une part ordinaire de la vie professionnelle. Ce fait complique également la réponse que peuvent y apporter les managers : leur façon de concevoir, de pénaliser et de décourager ces transgressions.
En l’absence de leviers aidant les employés à réduire leur niveau de stress ou compensant les facteurs incontrôlables (comme le gel des salaires à l’échelle d’une entreprise), les managers peuvent être poussés à accepter certaines formes de déviance comme des impondérables, tout en restant vigilants envers les infractions les plus intentionnelles et flagrantes.
Brad Harris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:31
Necati Mert Gümüs, ATER, doctorant en science politique, Sciences Po Grenoble
Théo Malçok, doctorant en sociologie, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Dans les rues d’Antalya, un manifestant déguisé en Pikachu a été poursuivi par la police le 27 mars dernier, une scène qui aura très vite capté l’attention des médias, faisant du petit Pokémon jaune la mascotte du mouvement contestataire déclenché par l’arrestation, le 19 mars précédent du maire d’Istanbul et leader de l’opposition Ekrem Imamoglu. L’absurdité de la situation provoque le rire ; pourtant, celle-ci n’a rien d’un sketch. Cette scène prolonge plusieurs décennies d’usages contestataires du costume et de la référence aux personnages de fiction dans les manifestations contre le pouvoir et ses tendances autoritaires en Turquie.
Rappelons le contexte : depuis l’arrestation d’Ekrem Imamoglu le 19 mars dernier, les manifestations organisées en Turquie et au sein de la diaspora turque à l’étranger ne se sont pas complètement estompées, notamment grâce à la participation toujours active des cadres et des électeurs du CHP (Parti républicain du Peuple), des syndicats de gauche et des étudiants.
En effet, malgré l’incarcération du maire d’Istanbul, le CHP a maintenu l’organisation des primaires du parti qui ont désigné Imamoglu candidat commun de l’opposition à la prochaine élection présidentielle. Le parti a mis en place des « urnes de solidarité » permettant à toute la population de participer au scrutin et ainsi de manifester son soutien au maire incarcéré. Résultat : 15 millions de personnes se sont déplacées aux urnes.
Dans la foulée, le parti a annoncé une tournée de meetings hebdomadaires – un à Istanbul, l’autre en province –, a lancé une campagne de pétitions pour la libération des prisonniers politiques et leur a adressé des lettres de soutien. Le premier rassemblement, tenu le 29 mars à Maltepe, sur la rive asiatique d’Istanbul, a réuni selon le parti près de deux millions de personnes. Les politiques incarcérés ont également fait entendre leur voix à travers des tribunes publiées dans la presse nationale et internationale.
La position des syndicats est plus ambiguë : certains d’entre eux comme Egitim-sen (appel à la grève des enseignants) et Umut-Sen (appel à la grève et à l’arrêt de travail les 27 et 28 mars) ont très tôt affiché leur soutien au mouvement. Mais, progressivement, des désaccords stratégiques et idéologiques, notamment au moment du 1er mai, ont fractionné l’union syndicale.
En réalité, ce sont les étudiants qui représentent la force vive et créative du mouvement du 19 mars. Indépendamment des cadres partisans et syndicaux, ils développent des idées nouvelles, comme le défilé carnavalesque des étudiants des Beaux-Arts de l’Université Mimar Sinan (Istanbul), et radicalisent les propositions parfois timides des professionnels de la politique, comme le boycott des médias pro-gouvernementaux, qui a été élargi au conglomérat politico-financier de l’AKP, le parti au pouvoir, celui du président Recep Tayyip Erdogan.
La jeunesse étudiante turque dénonce les violences exercées par la police et les agents de sécurité privée dans les universités, et réclament la libération de leurs camarades détenus, lesquels adressent régulièrement des lettres au public qui sont relayées par la presse et sur les réseaux sociaux. Des lycéens prennent aussi part aux cortèges étudiants, surtout depuis que le ministère de l’éducation nationale a limogé mi-avril des enseignants critiques à l’égard du pouvoir.
Comme ils ont été expulsés de la place Saraçhane, épicentre de la mobilisation, en face de la mairie de la municipalité d’Istanbul, et réprimés dans leurs campus, ils ont investi les places et parcs publics, les salles de concert, ainsi que les cérémonies de remise de diplôme pour faire entendre leurs revendications. Des ateliers, des forums, des festivals et des défilés ont été organisés.
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D’où vient toute cette créativité ? À la manière de musiciens de jazz, les manifestants improvisent, comme l’a montré Charles Tilly, en puisant dans un « répertoire d’actions » défini par les usages qu’ils héritent de leurs ancêtres et qu’ils empruntent à leurs voisins.
Les clins d’œil à la tradition sont monnaie courante lors des manifestations en Turquie. Ces références puisent notamment dans le registre théâtral par le port de costumes et l’interprétation de personnages fictifs. Des comédiens prennent parfois part aux manifestations, comme Ferhan Sensoy lors de la révolte de Gezi en 2013. Ce comédien est connu pour avoir mené la troupe des Orta Oyuncular qui perpétue la tradition du théâtre satirique ottoman, théâtre d’ombres (Karagöz) ou en chair et en os (Orta Oyunu).
En incarnant des figures emblématiques du folklore turc, les manifestants construisent des points d’ancrage pour penser l’appartenance collective à une lignée protestataire. En 2013, le « Derviche au masque à gaz » est devenu un symbole fort de la révolte de Gezi en réunissant sur la même silhouette les singularités culturelles et contextuelles du mouvement. Ce personnage, créé par le danseur et chorégraphe Ziya Azazi, a été volontairement anonymisé par le port d’un masque pour en renforcer le pouvoir d’identification. En 2025, la figure du « Derviche au masque à gaz » réapparaît lors des manifestations de Saraçhane. Coiffé du couvre-chef traditionnel des soufis mevlevi (sikke), le derviche ne danse plus. Les bras tendus, il se confronte à une rangée de policiers qui l’aspergent de gaz lacrymogène.
À la différence de la figure du derviche qui circule d’une époque à l’autre au sein d’un même espace culturel, Pikachu, personnage mondialement connu, a rapidement traversé les frontières de la Turquie. À Beverly Hills, à Londres, à Munich ou à Paris, les manifestants du monde entier ont multiplié les références au petit Pokémon jaune en mobilisant toute la panoplie vestimentaire et iconographique de la manifestation de rue : masques, casquettes, lunettes, peluches et bien évidemment costumes.
À Paris, nous avons suivi l’homme sous le costume, Arthur, un trentenaire aficionado de la politique turque depuis son Erasmus à Istanbul en 2017. Il ne pouvait manquer l’occasion rare de marcher aux côtés de personnes originaires de Turquie pour une cause qui lui tenait à cœur. Son plan était soigneusement pensé : loué à un magicien de la banlieue parisienne, le déguisement deux pièces en pilou-pilou est enfilé dans une rue adjacente à la place de la République. Dès l’arrivée sur la grand-place, la farandole de photographies commence.
À une fréquence insoutenable, manifestants comme passants harcèlent le Pokémon pour un selfie. On se croirait à Disneyland. Quelques élus locaux posent avec la mascotte. Les journalistes aussi en raffolent. On cherche à prendre le cliché ou la vidéo qui fera le buzz : Pikachu qui tient un drapeau turc ou arc-en-ciel, Pikachu qui court, Pikachu qui danse, etc. Après quelques heures à jouer un rôle, Arthur retourne, paradoxalement, à l’anonymat en ôtant son costume. La performance est suivie d’un apéro post-manif et d’une veille médiatique improvisée pour évaluer le succès de la performance. Quelques jours plus tard, on apprendra qu’une vidéo postée par un média indépendant de la diaspora turque de France a atteint plusieurs centaines de milliers de vues.
Dans les commentaires de la vidéo susmentionnée, les attaques pleuvent. En référence au drapeau arc-en-ciel, un internaute déclare : « Qui sont ces pédés ? » Un autre plonge dans le complotisme antisémite : « Ce sont les agents de Soros ! » Mais d’autres internautes félicitent les manifestants et se réjouissent de voir que Pikachu a traversé les frontières.
Les réseaux sociaux peuvent être un espace de harcèlement des opposants mais aussi d’échange, de solidarité, de retour sur expérience et de circulations des pratiques contestataires. Les manifestants s’inspirent délibérément ou par mimétisme des Reels qu’ils visionnent sur Instagram et TikTok. Certains internautes partagent des tutoriels pour apprendre aux néophytes de la révolte à éviter les caméras de surveillance ou à se protéger du gaz lacrymogène. C’est le cas par exemple des vidéos dans lesquelles les manifestants montrent comment transformer un t-shirt en masque.
Le récent mouvement étudiant de Serbie est pris pour modèle par certains influenceurs-manifestants de Turquie. C’est de ce mouvement qu’est née l’idée d’une journée de boycott général où toute dépense est proscrite. Les étudiants de Turquie ont aussi organisé des débats sur le mouvement serbe et des journalistes engagés ont réalisé des reportages avec des participants des rassemblements de Belgrade. Mais d’autres expériences comme la révolte étudiante de Hong Kong sont également sous la loupe des manifestants turcs.
À lire aussi : Serbie : la révolte des étudiants va-t-elle tout renverser ?
Une bonne partie du contenu lié au mouvement du 19 mars qui circule sur les réseaux sociaux est générée par intelligence artificielle (IA), par exemple ces images sur lesquelles on aperçoit Pikachu et des personnages des univers Marvel et DC.
Dans les contextes autoritaires, l’IA aide à contourner les mécanismes de censure et de répression. Alors qu’Ekrem Imamoglu était déjà incarcéré, le CHP a projeté, lors du meeting de Maltepe du 29 mars, un discours généré par IA prononcé par un avatar du maire d’Istanbul.
Après la fermeture du compte X d’Ekrem Imamoglu par la plateforme à la suite d’une demande des autorités turques, de nombreux internautes ont réagi en remplaçant leur photo de profil par le visage du maire. X a ensuite suspendu les comptes s’étant adonnés à cette pratique pour usurpation d’identité après avoir reçu des signalements d’autres internautes.
En réaction, les internautes d’opposition ont recouru à l’IA pour fusionner le visage d’Ekrem Imamoglu avec leur propre visage ou avec des personnages fictifs. Les progrès de l’IA ont massifié l’accès à la création de contenus et ont renouvelé les codes stylistiques de l’expression contestataire en Turquie et ailleurs. Tout type d’internaute a désormais la possibilité de prendre part à une course à l’originalité et au buzz – ce qui, dans les manifestations de rues, se donne traditionnellement à voir dans l’art de la pancarte et du slogan.
Sur les réseaux sociaux, l’image, la vidéo, la voix off et le sous-titre (utilisé pour maximiser la portée et l’impact du contenu) ont remplacé les traditionnels slogans et pancartes. Mais rappelons-le : la rue et le Web interagissent constamment. Les internautes réagissent à l’actualité politique et visibilisent les actions menées in real life. Parfois, certains contenus Internet sont imprimés et collés sur des pancartes lors des manifestations de rue. Néanmoins, la création de contenu sur Internet, même militant, suit les tendances (trends) des algorithmes et se soumet à la logique du mème (concept massivement repris et décliné).
En réalité, les contenus générés ou non par IA qui mettent en scène des manifestants costumés ou des personnages fictifs visent le plus souvent à provoquer le rire. Les émotions comme la pitié ou l’indignation jouent un rôle prépondérant dans l’adhésion à une cause, comme l’a montré le sociologue Christophe Traïni. Malgré tout, la position du rire est plus ambivalente. Car d’un côté, le rire est, comme se plaisent à dire certains manifestants, « un acte révolutionnaire » dès lors qu’il tourne en dérision le pouvoir – à l’exemple du Hirak algérien. Mais de l’autre, il peut aussi faire courir le risque d’une entertainmentisation de la révolte quand le jeu prend le dessus sur les revendications politiques et, à terme, décrédibiliser celles-ci aux yeux des militants les plus engagés.
Necati Mert Gümüs est membre fondateur de Initiative de Reforme Locale (Yerel Reform Girişimi Derneği, Turquie). Il a reçu une bourse de recherche de l'IFEA (Institut français d'études anatoliennes).
Théo Malçok ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:31
Yves Léonard, Membre du Centre d'histoire de Sciences Po et chercheur associé à l’université de Rouen-Normandie, Sciences Po
La progression très rapide de la formation Chega (« Ça suffit », classé à l’extrême droite) lui a permis de devenir, à l’issue des législatives qui viennent de se tenir au Portugal, le deuxième parti du pays en nombre de sièges au Parlement. Dans un pays où les coalitions ont, depuis quelques années, tendance à s’effondrer bien avant la fin théorique de leur mandat, l’alliance de la droite et du centre droit actuellement au pouvoir va-t-elle pouvoir durer ?
« Rien ne sera plus comme avant ! » : en cette soirée électorale bis du 28 mai 2025, dix jours après « le jour historique » des élections législatives du 18 mai, quand le parti d’extrême droite Chega est arrivé en troisième position, talonnant en nombre de voix le Parti socialiste, le leader de Chega André Ventura revendique une « victoire éclatante ». Sa formation vient de remporter deux sièges (sur quatre) dans les deux circonscriptions des Portugais de l’étranger.
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Désormais, avec 60 députés sur 230, Chega devance le PS de deux sièges à l’Assemblée. André Ventura s’affirme comme « le chef de l’opposition », même si son parti a obtenu près de 5 000 voix de moins que le PS. Pour la première fois en cinquante ans de vie démocratique, l’un des deux partis phares d’un système politique longtemps qualifié de résilient est supplanté par une formation qui rejette les valeurs essentielles du « 25 Avril » et l’héritage de la Révolution des Œillets consacré par la Constitution d’avril 1976.
Au soir du 18 mai, la majorité des deux tiers à l’Assemblée, requise pour réviser la Constitution, n’est plus l’apanage du PSD et du PS. Une majorité allant du centre droit à l’extrême droite pourrait même détricoter la Loi fondamentale à son gré, comme l’une de ses composantes, l’Initiative libérale (9 députés), rejointe par Chega, l’a clairement laissé entendre au lendemain du scrutin du 18 mai, afin que la Constitution ait « moins de penchant idéologique », qu’elle reflète une « société plus libre et autonome » et que l’État cesse d’avoir un rôle central dans l’économie.
Le séisme politique est donc de forte magnitude et la scène médiatique aux abois, oscillant entre sidération feinte et affliction de circonstance. Quant à André Ventura, il peut plastronner :
« Ne comptez pas sur nous pour le politiquement correct, parce que ce parti n’est pas politiquement correct. Ne comptez pas sur nous pour dire amen à l’idéologie du genre ou à ce qui se fait dans les écoles portugaises. Ne comptez pas sur nous pour dire amen à Bruxelles ! »
Après avoir salué les Portugais de l’étranger qui ont été deux fois plus nombreux à voter pour Chega en 2025 qu’en 2024 – « les émigrés savent ce qu’est le socialisme, la social-démocratie, la corruption, la subsidio-dépendance, et ils savent ce que c’est que de devoir lutter contre » –, Ventura reprend à longueur d’interviews les éléments de langage de sa campagne « Sauver le Portugal », dont la dernière semaine a été marquée par les deux malaises très médiatisés qui l’ont vu s’affaisser devant les caméras, au point de saturer l’espace médiatique. Avant de ressusciter, tout ragaillardi, au soir du scrutin, au sortir de la messe, fidèle à ses habitudes. Et de célébrer la fin du système bipartisan en appelant à « un changement de régime », l’Alliance démocratique victorieuse déjà dans son viseur.
On aura beau jeu de rappeler que plus des trois quarts des électeurs n’ont pas voté Chega. Il n’en reste pas moins que ce parti d’extrême droite populiste et xénophobe a non seulement recueilli près de 270 000 voix de plus qu’en 2024 – plus de 1,43 million (contre 68 000 voix aux élections législatives d’octobre 2019, les premières auxquelles il concourait) –, il a aussi dicté l’agenda politique en déclenchant la crise qui a conduit, le 11 mars, à la démission du premier ministre Luis Montenegro (Parti social-démocrate, qui en dépit de ce que sa dénomination pourrait laisser croire, se situe au centre droit).
Il a surtout imposé ses thèmes de campagne – sécurité, « reconquête de l’Europe chrétienne », dénonciation de l’immigration, de la « subsidio-dépendance » et de la corruption. Au point que l’Alliance démocratique (AD) victorieuse (formée du PSD et du CDS, conservateur) a cru bon d’entonner elle aussi un discours anti-immigration en annonçant début mai l’expulsion de 18 000 migrants en situation jugée irrégulière, dont plus de 4 500 notifiés dans un délai de 20 jours.
À l’instar de plusieurs partis de sa famille politique en Europe (que l’on retrouve, au sein du Parlement européen, dans le groupe Parti populaire européen, PPE), l’AD a tenté de ne pas se faire siphonner son électorat en montrant sa détermination à contrôler l’immigration, pourtant vecteur indispensable de la croissance face au vieillissement de la population et à la chute de la natalité. Au risque de donner le sentiment de courir derrière un parti populiste et nativiste. Bref, de penser avant tout à copier, en oubliant que les électeurs préfèrent souvent l’original à la copie. Et que copier n’est pas penser.
Avec les éléments de langage et punchlines qui émaillent le discours antisystème et xénophobe de Chega, réseaux sociaux et chaînes d’infos en continu raffolent d’André Ventura, considéré comme « un bon client » dans un contexte politique nourri d’imaginaire rance et sondagier. Au point que les journalistes ont pu jouer le rôle d’« aile armée du narratif de Chega », comme l’a démontré une étude procédant à un décompte très précis des interviews télévisuelles d’André Ventura, de loin les plus nombreuses depuis 2019. Que ce soit en termes d’audience ou de production de contenus, André Ventura écrase la concurrence, tant sur Facebook et Instagram que sur TikTok et YouTube. Lors de la dernière semaine de la campagne des législatives, ses quelque 9 millions de vues sur Facebook constituent un score près de neuf fois supérieur au nombre total de vues de tous les autres leaders de partis.
Quant à la désinformation électorale et à la diffusion de fake news sur les réseaux sociaux, de récentes études ont montré qu’elles ont fortement augmenté lors des deux dernières législatives, Chega en constituant la source essentielle, de même que son alter ego Vox en Espagne. En émule de Donald Trump, dont il s’est inspiré durant sa campagne, André Ventura cherche à « inonder la zone » (flood the zone), quitte à apparaître comme « un menteur compulsif ».
Chega se nourrit de cette dynamique systémique qui tend à « faire gagner les droites » en poussant les électeurs vers une droite toujours plus extrémiste, au Portugal comme ailleurs. Quant à la puissance des algorithmes, elle confère un avantage de taille à Chega, notamment pour séduire les abstentionnistes et attirer une partie de l’électorat des moins de 34 ans, ces hommes jeunes qui votent Chega, mais aussi Initiative libérale, privilégiant un discours antisystème de défiance à l’égard des deux grands partis « attrape-tout ».
Si les ressorts du vote Chega sont multiples, ils s’inscrivent dans un contexte de discrédit d’un système politique assimilé à la corruption, où les effets délétères des scandales à répétition se manifestent à chaque élection, les précédentes législatives, début 2024, l’ayant déjà montré.
Pourtant, au cours des derniers mois, Chega a traversé de fortes turbulences pour un parti qui ambitionne de « nettoyer le Portugal » (Limpar Portugal). Plusieurs de ses élus ont été épinglés pour diverses malversations et manquements à l’éthique. Rien n’y fait : André Ventura reste, pour une partie de l’opinion, celui qui peut « sauver le Portugal ».
Le sentiment d’insécurité – même si le directeur de la police portugaise a rappelé que « le Portugal est, heureusement, l’un des pays les plus sûrs au monde » –, la peur de l’autre empreinte de racisme, la frustration, la difficulté à se projeter vers l’avenir, la persistance des inégalités, tous ces ingrédients nourrissent ce « ressentiment de classe sans conscience de classe » analysé naguère par Wendy Brown. Un ressentiment qu’attise Chega dans une rhétorique qui se dit « ni saudosiste, ni futuriste », mais dont les ressorts sont d’essence salazariste avec un recours systématique à cette volonté de « sauver le Portugal » en dénigrant les « valeurs d’Avril » héritées de la révolution des Œillets. Le tout imprégné d’un discours trumpiste transnational qui vise à construire « une alliance civilisationnelle » en Europe en transformant ses systèmes politiques en « des nations chrétiennes comme la Hongrie ».
« La tâche n’est pas si compliquée. Nous devons rentrer chez nous et gagner chacun nos propres élections. Gagner, tout simplement », a rappelé le 27 mai Viktor Orban à Budapest lors de la réunion annuelle de la CPAC (Conservative Political Action Conference). CPAC à laquelle Ventura a participé en 2024 et en 2023 aux côtés d’Orban, l’un de ses modèles.
Si la stratégie de Luís Montenegro et de l’AD s’est révélée payante à court terme – près de 150 000 voix gagnées par rapport aux législatives de mars 2024 et 12 députés supplémentaires confortant sa base parlementaire –, elle répond à une volonté affichée de retrouver une stabilité politique disparue (la dernière mandature législative arrivée à son terme remonte à 2019) et d’incarner une confiance renouvelée dans le système politique.
Synonyme d’attractivité et gage supposé de croissance, cette stabilité suscite une quête effrénée. C’est en son nom que le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa, qui a pris la décision à trois reprises en trois ans – un record – de dissoudre l’Assemblée, vient de reconduire Luís Montenegro dans ses fonctions de premier ministre, ce dernier ayant été relégitimé par le scrutin du 18 mai après avoir pourtant été mis en cause et soupçonné de conflits d’intérêt avec son entreprise familiale Spinumviva. Ce sont « les garanties de stabilité » données par les responsables des principaux partis qui ont justifié la décision du chef de l’État. L’horizon politique du premier ministre s’est-il pour autant dégagé ?
L’effondrement de son principal concurrent, le Parti socialiste, semble éclaircir l’horizon. Passé de 42 % des suffrages à moins de 23 % en l’espace de trois ans, depuis les législatives de janvier 2022 qui lui avaient donné la majorité absolue des sièges à l’Assemblée (120 députés sur 230), le PS a perdu la moitié de ses sièges au Parlement (58 dans la nouvelle législature) et se trouve plongé dans une crise dont rien ne dit qu’il trouvera rapidement les clés pour l’enrayer.
Son secrétaire général Pedro Nuno Santos, qui avait succédé à Antonio Costa en décembre 2023, a annoncé sa démission le soir même du scrutin. Assumant sa part de responsabilité dans l’échec collectif, il a exprimé sa volonté de prendre du recul et de ne plus avoir à composer avec un chef du gouvernement dont la légitimé est, selon lui, plus qu’écornée par « l’affaire Spinumviva » pour laquelle il avait émis le souhait de convoquer une commission d’enquête parlementaire.
Le recentrage de son discours lors de la campagne n’a rien changé. Pour une partie des cadres du parti et pour ses adversaires, « PNS » incarnait une ligne trop à gauche, voire un gauchisme nimbé du souvenir de cette « geringonça » (alliance PS, PC et Bloc de gauche entre 2015 et 2019) stigmatisée par la droite et l’extrême droite. La guerre de succession a déjà commencé, l’aile centriste incarnée par José Luís Carneiro, ancien ministre de l’intérieur, ayant pris les devants en déclarant par avance ne pas s’opposer au vote du prochain budget. La traversée du désert risque d’être longue pour un parti divisé et affaibli par l’évaporation de son électorat traditionnel (seniors et femmes), alors que les prochaines échéances électorales – municipales à l’automne et présidentielle début 2026 – s’annoncent difficiles.
Le reste de la gauche n’est pas en meilleur état. La lente érosion du PC se poursuit (4 sièges avant les législatives, 3 désormais), alors que le Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda) n’a plus qu’une députée (contre 4 sièges en 2024). Seul le parti Livre (Libre) peut se réjouir de compter deux députés supplémentaires (6 sièges) en confortant son ancrage urbain auprès des jeunes. Dans cette traversée du désert qui s’annonce, la gauche sait pouvoir compter sur sa culture de résistance mise à l’épreuve sous la longue dictature salazariste. À condition peut-être de construire sans tarder les conditions d’une union préalable à toute reconquête et de « sortir de l’obsession du débat sur le “fascisme”, cet “autre” dont la simple évocation parait garantir la moralité et la légitimité des partis et des systèmes existants ».
Avec l’affaiblissement du PS, le premier ministre dispose d’un atout tactique de premier plan. D’abord pour mettre le PS sous pression lors des prochains débats au Parlement, notamment lors du vote du budget, en invoquant son sens des responsabilités et la sacro-sainte stabilité face à une extrême droite à l’affût. Quitte à en faire un simple supplétif de sa politique néolibérale. Ensuite, tout en ayant écarté l’idée d’un « accord permanent de gouvernance » tant avec le PS – reviviscence du « Bloc central » en vigueur de 1983 à 1985 –, qu’avec Chega – « Non c’est non » selon sa ligne de conduite depuis 2024 –, Luis Montenegro a précisé qu’il dialoguera avec toutes les formations politiques « dans la recherche des meilleures solutions législatives et gouvernementales pour répondre aux besoins des Portugais. » Si l’idée d’une révision constitutionnelle, qui « n’est pas une priorité du gouvernement », est provisoirement écartée, la menace d’une telle révision qui, pour la première fois depuis 1976, pourrait se passer de l’aval du PS, souligne la sujétion de celui-ci et le nouveau positionnement de Chega à la tête de l’opposition.
Ce nouveau statut de Chega, outre les pouvoirs qu’il lui confère (deux représentants au Conseil d’État, nomination de trois juges au Tribunal constitutionnel, participation à la composition des listes de membres de l’autorité régulatrice de la Communication sociale et du Conseil supérieur de la Magistrature), contribue non seulement à le « banaliser » en le faisant accéder de plain-pied au mécano institutionnel, mais à renforcer ce « dissensus contraignant » souvent invoqué au sein de l’Union européenne pour dire que l’extrême droite n’a pas besoin d’être au pouvoir pour être influente.
Pour l’Alliance démocratique et le premier ministre Luis Montenegro, le risque est grand de voir Chega continuer de prospérer en jouant alternativement, sinon simultanément, la carte du politiquement incorrect et de la normalisation pour finir d’affaiblir le système bipartisan en s’attaquant au PSD et asseoir sa propre hégémonie. Au sein du parti dirigé par Luís Montenegro depuis l’été 2022, certains appellent de leurs vœux un dialogue renforcé avec André Ventura, transfuge de ce parti. C’est le cas notamment de l’ancien premier ministre (2011-2015) et ancien mentor de Ventura, Pedro Passos Coelho, parfois présenté comme le parfait antidote de Chega au sein du parti qu’il a longtemps présidé.
Bref, des dissensions sont déjà perceptibles au PSD et risquent de s’aviver dans la perspective de l’élection présidentielle début 2026. À peine annoncée, la candidature de l’une de ses figures de proue, Luís Marques Mendes, a suscité des réserves, alors que le propre prédécesseur de Montenegro à la tête du PSD, Rui Rio, vient de faire savoir qu’il soutiendra la candidature de l’amiral Gouveia e Melo dont il sera le mandataire national pour « unir les Portugais ». Chega semblant bien placé pour renforcer son ancrage local lors des prochaines municipales, notamment au sud du Tage – le 18 mai, il est arrivé en tête dans quatre districts de la région d’Alentejo –, les prochains mois s’annoncent d’autant plus compliqués que la stabilité invoquée repose sur des tactiques et des jeux d’appareil très éloignés des principales préoccupations de citoyens lassés par ces campagnes permanentes. De quoi alimenter un peu plus ressentiment et désenchantement, sans apporter de réponses, sinon celles d’une extrême droite à la vision déformée.
Yves Léonard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:31
Dominique Andolfatto, Professeur de science politique, Université Bourgogne Europe
Plus de trois mois après son ouverture, le « conclave » sur les retraites touche à sa fin (prévue le 17 juin). La très contestée réforme de 2023, reculant l’âge du départ à la retraite de 62 à 64 ans, pourrait-elle être remise en cause ? La CGT, qui est sortie des négociations, appelle à une nouvelle manifestation pour son abrogation ce jeudi 5 juin. Au même moment, les députés communistes et ultramarins soumettront au vote une résolution pour l’abrogation du report de l’âge de la retraite à 64 ans.
Lors de sa déclaration de politique générale, le 14 janvier 2025, François Bayrou rouvrait l’épineux dossier sur la réforme des retraites, mal refermé en 2023, après des manifestations réunissant plus d’un million de personnes, le recours contesté à l’article 49 alinéa 3 et le rejet d’un référendum sur le sujet par le Conseil constitutionnel. Le premier ministre faisait alors une proposition spectaculaire : ouvrir ce qu’il dénommait un « conclave » sur la question, en d’autres termes, une négociation nationale interprofessionnelle sur les retraites avec les partenaires sociaux.
Il s’agissait de réfléchir à de nouvelles perspectives pour le système de retraite et sa soutenabilité, d’apaiser les colères et, plus tactiquement, d’installer le gouvernement dans la durée, en s’assurant d’une neutralité des gauches comme de l’extrême droite, favorables à une révision de la réforme de 2023. C’était aussi un geste inattendu pour renouer le dialogue avec les partenaires sociaux – organisations patronales et syndicales – et les remettre dans le jeu, alors que ces acteurs historiques du système de protection sociale s’étaient sentis mis à l’écart de la réforme de 2023.
À quelques jours de l’échéance finale, quel est l’état des lieux de ces négociations ?
Dès la mi-février, François Bayrou adressait aux partenaires sociaux un courrier de cadrage très serré. Si les parties prenantes du conclave avaient toute liberté pour « discuter de l’ensemble des paramètres » du système des retraites, « sans totem ni tabou », le premier ministre fixait pour priorité le « retour à l’équilibre financier à un horizon proche ». Or ce dernier avait dramatisé la situation lors de sa déclaration de politique générale, évoquant un déficit de plus de 40 milliards d’euros, s’appuyant sur des données contestées qui ne seront pas validées par la Cour des comptes. Selon l’institution, le déficit serait de plus de 6 milliards d’euros dès 2025. Si aucune mesure n’était prise, il doublerait d’ici 2035 puis quadruplerait d’ici 2045.
Le « conclave » s’ouvrait fin février. Il consistait en une réunion hebdomadaire des partenaires sociaux et devrait rendre ses conclusions (éventuelles) au bout de trois mois. S’il s’agissait d’un « accord d’un nombre suffisant d’organisations », François Bayrou promettait de le traduire en un projet de loi qui serait soumis au Parlement.
Cependant, dès la première réunion, Force ouvrière (FO), troisième syndicat français en termes de représentativité, préférait quitter le « conclave ». Le syndicat déplorait que la lettre de cadrage se concentre sur le déficit, oubliant l’âge du départ à la retraite. Sans compter un véritable tir de barrage de plusieurs ministres sur le sujet. Bref, l’opinion semblait oubliée. Plus intéressant (et peu commenté), FO assénait implicitement une leçon de syndicalisme au gouvernement : elle refusait – en tant qu’organisation syndicale – d’être intégrée dans un processus de décision politique et « instrumentalisée ». En d’autres termes, le syndicat doit s’en tenir au rôle de porte-parole des salariés et à défendre leurs revendications sans participer au processus décisionnel, conformément au principe d’« indépendance politique » qui fonde l’identité de FO.
Restaient six organisations dans le jeu : trois patronales, quatre syndicales. L’une des premières devait également quitter la table à la mi-mars : l’U2P, l’organisation des entreprises artisanales et des professions libérales. Elle considérait qu’il était inutile de laisser croire qu’un retour aux 62 ans serait possible et de se perdre en conjecture. Cela ne pourrait qu’alourdir le « poids de notre protection sociale » alors que, selon l’U2P, des « mesures drastiques » s’imposent, notamment repousser l’âge légal de départ à la retraite » tout en permettant un départ anticipé de « personnes exposées à une forme d’usure professionnelle », dont l’espérance de vie est réduite.
Enfin, la CGT, second syndicat français en termes de représentativité, hésitante depuis la sortie de FO du « conclave », annonçait aussi le quitter après de nouvelles déclarations de François Bayrou, le 16 mars : il estimait un retour aux 62 ans impossible, compte tenu notamment du contexte international. Pour la secrétaire générale de la CGT, c’était là « enterrer » le conclave. Elle annonçait donc, dans un vocabulaire caractéristique, qu’« après consultation de la base », la CGT quittait ce dernier et appelait « les salariés à se mobiliser » et à construire un nouveau « rapport de force ».
Restaient en lice cinq organisations sur huit, avec deux absences de la CFTC, la plus petite des confédérations syndicales représentatives, en désaccord avec certains thèmes abordés. Il est vrai que les échanges vont alors se poursuivre sur des thématiques élargies. Une nouvelle « feuille de route » était en effet établie à la mi-avril. Elle proposait de discuter de l’ensemble de l’État-providence et de possibles redistributions de ressources entre les différentes branches qui le composent (assurance-maladie, famille, retraite…). Si la CFTC, attachée à la branche « famille », désapprouvait cette approche plus globale, la CFDT, première organisation syndicale représentative, favorable – au contraire de FO – à une co-construction de l’action publique, se félicitait que puisse s’ouvrir un « second round de discussions ».
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Au fil des réunions hebdomadaires, les diverses modalités de financement des retraites ont été examinées : augmentation des cotisations patronales, part de capitalisation dans le financement (épargne retraite, fonds de pension), TVA sociale (transfert d’une partie de cotisations des entreprises pour financer la retraite sur la TVA, et donc augmentation de celle-ci d’un ou deux points). Aucun accord n’a véritablement émergé sur ces différents aspects, les syndicats étant particulièrement opposés à une TVA sociale (qui pèserait notamment sur les plus modestes) et les organisations d’employeurs rejetant toute cotisation nouvelle.
Dans la dernière période, le Medef, a semblé faire de la TVA sociale la solution pour sortir du déficit des retraites, cette dernière favorisant une baisse des cotisations sociales des entreprises et, en conséquence, leur compétitivité mais aussi les salaires nets. Emmanuel Macron, interrogé sur ce déficit, reprenait aussi l’argument lors de l’émission télévisée « Les enjeux de la France », le 13 mai.
La « gouvernance » et le « pilotage » du système des retraites ont donné lieu à d’autres échanges. Les syndicats et les patronats n’ont pratiquement plus qu’un rôle symbolique au sein de celle-ci, contrairement à ce qui avait été imaginé par les fondateurs de la Sécurité sociale en 1945. Une élite administrative spécialisée a pris la relève. La reconquête d’un rôle politique au sein de la gouvernance du système semble séduisante pour les syndicats mais les organisations patronales restent dubitatives, compte tenu de la complexité de celui-ci.
Les différentes parties prenantes encore autour de la table ont finalement décidé de prolonger leurs échanges jusqu’au 17 juin. Un accord est-il envisageable entre les cinq ? C’est la conviction de la CFDT qui escompte toujours un « bougé sur l’âge ». Il ne sera sans doute pas général mais, au cas par cas, en fonction de la pénibilité du travail ou d’impératifs d’égalité de genre. Pour la CFTC, il est probable que, d’une façon ou d’une autre, il faudra prévoir aussi des augmentations de cotisations afin d’assurer la pérennité du système.
In fine, pas d’abrogation de la réforme de 2023 en vue mais des ajustements et, à court terme probablement, des pensions moins bien revalorisées ou des cotisations alourdies. L’arithmétique est implacable. Tout cela sera-t-il mentionné dans l’accord escompté, faute duquel on parlerait d’un nouvel échec syndical ? Ce n’est pas certain. À son degré de technicité ou de cosmétique, on pourra juger si ce dialogue social inédit a relancé effectivement la démocratie sociale ou n’a constitué qu’une mascarade politique.
Dominique Andolfatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:05
Kevin Parthenay, Professeur des Universités en science politique, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF), Université de Tours
Rafael Mesquita, Professeur Associé à l’Université Fédérale du Pernambuco, Brésil
The United Nations Ocean Conference (UNOC 3) will open in Nice, France, on June 9, 2025. It is the third conference of its kind, following events in New York in 2017 and Lisbon in 2022. Co-hosted by France and Costa Rica, the conference will bring together 150 countries and nearly 30,000 individuals to discuss the sustainable management of our planet’s oceans.
This event is presented as a pivotal moment, but it is actually part of a significant shift in marine governance that has been going on for decades. While ocean governance was once designed to protect the marine interests of states, nowadays it must also address the numerous climate and environmental challenges facing the oceans.
Media coverage of this “political moment” however should not overshadow the urgent need to reform the international law applicable to the oceans. Failing that, this summit will risk being nothing more than another platform for vacuous rhetoric.
To understand what is at stake, it is helpful to begin with a brief historical overview of marine governance.
Ocean governance changed radically over the past few decades. The focus shifted from the interests of states and the corresponding body of international law, solidified in the 1980s, to a multilateral approach initiated at the end of the Cold War, involving a wide range of actors (international organizations, NGOs, businesses, etc.).
This governance has gradually moved from a system of obligations pertaining to different marine areas and regimes of sovereignty associated to them (territorial seas, exclusive economic zones (EEZs), and the high seas) to a system that takes into consideration the “health of the oceans.” The aim of this new system is to manage the oceans in line with the sustainable development goals.
Understanding how this shift occurred can help us grasp what is at stake in Nice. The 1990s were marked by declarations, summits and other global initiatives. However, as evidenced below, the success of these numerous initiatives has so far been limited. This explains why we are now seeing a return to an approach more firmly rooted in international law, as evidenced by the negotiations on the international treaty on plastic pollution, for example.
The law of the sea emerged from the Hague Conference in 1930. However, the structure of marine governance gradually came to be defined in the 1980s, with the adoption of the United Nations Convention on the Law of the Sea (UNCLOS) in 1982.
UNOC 3 is a direct offshoot of this convention: discussions on sustainable ocean management stem from the limitations of this founding text, often referred to as the “Constitution of the Seas”.
UNCLOS was adopted in December 1982 at the Montego Bay Convention in Jamaica and came into force in November 1994, following a lengthy process of international negotiations that resulted in 60 states ratifying the text. At the outset, the discussions focused on the interests of developing countries, especially those located along the coast, in the midst of a crisis in multilateralism. The United States managed to exert its influence in this arena without ever officially adopting the Convention. Since then, the convention has been a pillar of marine governance.
It established new institutions, including the International Seabed Authority, entrusted with the responsibility of regulating the exploitation of mineral resources on the seabed in areas that fall outside the scope of national jurisdiction. UNCLOS is the source of nearly all international case law on the subject.
Although the convention did define maritime areas and regulate their exploitation, new challenges quickly emerged: on the one hand, the Convention was essentially rendered meaningless by the eleven-year delay between its adoption and implementation. On the other hand, the text also became obsolete due to new developments in the use of the seas, particularly technological advances in fishing and seabed exploitation.
The early 1990s marked a turning point in the traditional maritime legal order. The management of the seas and oceans came to be viewed within an environmental perspective, a process that was driven by major international conferences and declarations such as the Rio Declaration (1992), the Millennium Declaration (2005), and the Rio+20 Summit (2012). These resulted in the 2030 Agenda and the Sustainable Development Goals (SDGs), the UN’s 17 goals aimed at protecting the planet (with SDG 14, “Life Below Water”, directly addressing issues related to the oceans) and the world’s population by 2030.
A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!
The United Nations Conference on Environment and Development (UNCED, or Earth Summit), held in Rio de Janeiro, Brazil, in 1992, ushered in the era of “sustainable development” and, thanks to scientific discoveries made in the previous decade, helped link environmental and maritime issues.
From 2008 to 2015, environmental issues became more important as evidenced by the regular adoption of environmental and climate resolutions.
Biodiversity and the sustainable use of the oceans (SDG 14) are the two core themes that became recurring topics in the international agenda since 2015, with ocean-related issues now including items like acidification, plastic pollution and the decline of marine biodiversity.
The United Nations General Assembly resolution on oceans and the law of the seas (LOS is a particularly useful tool to acknowledge this evolution: drafted annually since 1984, the resolution has covered all aspects of the United Nations maritime regime while reflecting new issues and concerns.
Some environmental terms were initially absent from the text but have become more prevalent since the 2000s.
This evolution is also reflected in the choice of words.
While LOS resolutions from 1984 to 1995 focused mainly on the implementation of the treaty and the economic exploitation of marine resources, more recent resolutions have used terms related to sustainability, ecosystems, and maritime issues.
As awareness of the issues surrounding the oceans and their link to climate change has grown, the oceans gradually became a global “final frontier” in terms of knowledge.
The types of stakeholders involved in ocean issues have also changed. The expansion of the ocean agenda has been driven by a more “environmentalist” orientation, with scientific communities and environmental NGOs standing at the forefront of this battle. This approach, which represents a shift away from a monopoly held by international law and legal practitioners, clearly is a positive development.
However, marine governance has so far relied mainly on non-binding declaratory measures (such as the SDGs) and remains ineffective. A cycle of legal consolidation toward a “new law of the oceans” therefore appears to be underway and the challenge is now to supplement international maritime law with a new set of measures. These include:
the adoption of the Agreement on the Conservation and Sustainable Use of Marine Biological Diversity in Areas Beyond National Jurisdiction (known as the BBNJ Agreement) aiming to protect marine resources in the high seas;
the negotiation of a treaty on marine plastic pollution, still in progress and not finalized yet;
the agreement on fisheries subsidies adopted by the World Trade Organization (WTO) to preserve fish stocks, which so far has failed to be fully implemented;
lastly, the Seabed Authority’s Mining Code, designed to regulate seabed mining.
Of these agreements, the BBNJ is arguably the most ambitious: since 2004, negotiators have been working toward filling the gaps of the United Nations Convention on the Law of the Sea (UNCLOS) by creating an instrument on marine biodiversity in areas beyond national jurisdiction.
The agreement addresses two major concerns for states: sovereignty and the equitable distribution of resources.
Adopted in 2023, this historic agreement has yet to enter into force. For this to happen, sixty ratifications are required and to date, only 29 states have ratified the treaty (including France in February 2025, editor’s note).
The BBNJ process is therefore at a crossroads and the priority today is not to make new commitments or waste time on complicated high-level declarations, but to address concrete and urgent issues of ocean management, such as the frantic quest for critical minerals launched in the context of the Sino-American rivalry, and exemplified by Donald Trump’s signing of a presidential decree in April 2025 allowing seabed mining – a decision that violates the International Seabed Authority’s well established rules on the exploitation of these deep-sea resources.
At a time when U.S. unilateralism is leading to a policy of fait accompli, the UNOC 3 should, more than anything and within the framework of multilateralism, consolidate the existing obligations regarding the protection and sustainability of the oceans.
Kevin Parthenay is a member of the Institut Universitaire de France (IUF).
Rafael Mesquita ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 13:59
Jean-Robert Raviot, Professeur de civilisation russe et soviétique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Co-directrice de l'Observatoire des États post-soviétiques jusqu'en 2024., Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’effondrement de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire russe a favorisé l’émergence d’une Grande Roumanie, avec le soutien actif de la France.
Le second tour de l’élection présidentielle roumaine du 18 mai 2025, qui s’est soldé par la victoire du candidat libéral pro-européen, le maire de Bucarest Nicusor Dan, s’est déroulé dans un climat de grande tension. Le candidat d’extrême droite George Simion, vaincu au second tour après avoir récolté 40 % des voix au premier (deux fois plus que Nicusor Dan), a notamment dénoncé des « ingérences françaises » en faveur de son adversaire. Rappelons que ce second scrutin intervenait quelques mois après que la Cour constitutionnelle a annulé, le 6 décembre 2024, le premier tour de la présidentielle organisé le 1ᵉʳ décembre et dont le résultat aurait été, selon les juges, faussé par une opération d’influence russe.
Des accusations du PDG de Telegram Pavel Durov, qui prétend que Nicolas Lerner, le patron de la DGSE, lui aurait « demandé de bannir des voix conservatrices en Roumanie avant les élections », jusqu’au soutien marqué d’Emmanuel Macron au maire de Bucarest, il flotte sur le feuilleton politique roumain comme un parfum d’« entre-deux-guerres ».
À cette époque, le tableau idéalisé de la bonne entente de la France avec sa petite sœur latine avait reçu quelques coups de canif. Pourtant, en 1918, la France avait contribué de manière décisive à la création de la Grande Roumanie. Les accusations d’ingérence visant Paris lors de la récente présidentielle roumaine s’inscrivent en fait dans une certaine profondeur historique… et géographique.
Peu avant le Printemps des peuples de 1848, alors que les territoires destinés à constituer la Roumanie contemporaine sont partagés entre l’Empire russe et l’Empire ottoman, les patriotes roumains avaient été les auditeurs éblouis du cours professé par Jules Michelet au Collège de France sur la Révolution française.
Autour de l’historien visionnaire, ils formèrent le « Cercle du Collège de France » et inspirèrent à Michelet ses Légendes démocratiques du Nord (1853). Peu après la guerre de Crimée (1853-1866), Napoléon III suscita la naissance de la Roumanie en favorisant l’union des principautés de Moldavie et de Valachie en 1859.
Le soutien de la France à la nation roumaine devait encore se préciser durant la Première Guerre mondiale. C’est alors que la France apporta un appui décisif à la construction de la « Grande Roumanie ». Ainsi, la question de l’influence française sur l’élection présidentielle roumaine de 2025 n’est pas inédite au regard de la longue durée, car en 1918 la Grande Roumanie fut constituée avec le soutien des réseaux militaires français, en particulier avec l’appui du maréchal Foch et du général Berthelot, chef de la mission militaire française en Roumanie, pour faire barrage à la « menace rouge ».
Le nom d’Emmanuel de Martonne est sans doute familier à toutes les générations d’écoliers, de collégiens, de lycéens et d’étudiants qui ont connu, au XXe siècle, les magnifiques cartes murales de la France, de l’Europe et du monde suspendues dans les classes des écoles primaires jusque dans les amphithéâtres universitaires. Mais si son nom s’est imprimé dans le cerveau de générations de jeunes Français, ces derniers ignorent en général que ce grand universitaire participa de manière déterminante au tracé des frontières de la Grande Roumanie.
Gendre du grand géographe Paul Vidal de la Blache, Emmanuel de Martonne (1873-1955) fut un éminent représentant de la « République des universitaires » alors à son apogée. Comme quelques autres universitaires qui furent mobilisés en tant qu’experts pendant la Première Guerre mondiale et lors de la Conférence de la paix de 1919, son parcours et son engagement s’inscrivent dans une certaine tradition proroumaine de l’intelligentsia française.
Alors que ce normalien agrégé se destinait initialement à l’étude de la géomorphologie, de Martonne fit de l’une des provinces roumaines, la Valachie, le sujet d’une thèse de géographie régionale d’inspiration vidalienne. En effet, dans son célèbre Tableau de la géographie de la France (1903), Vidal de la Blache faisait des régions ou des différents « pays » une échelle d’observation du territoire national. De là naquirent chez de Martonne un « terrain » et un véritable engagement pour ce pays exploré à pied au cours de nombreuses excursions géographiques. De Martonne n’a pourtant rien du tempérament de Michelet : excessivement sérieux, froid, voire rude, il se distingue par sa « prudence doctrinale » et sa méfiance à l’égard des « conceptions systématiques ».
Durant la Première Guerre mondiale, Emmanuel de Martonne, âgé d’une quarantaine d’années, est déjà parvenu au zénith de sa carrière. Il ne part pas au front, mais ses étudiants adressent à leur « cher Maître », du fond des tranchées, des descriptions émouvantes de strates géologiques rappelant les souvenirs heureux de leurs études et de leurs excursions d’avant-guerre. En 1916, la Roumanie – dont l’indépendance avait été reconnue par le traité de Berlin qui mit un terme à la guerre russo-turque de 1877-1878 – entre tardivement en guerre, dans le camp de l’Entente. Emmanuel de Martonne voit alors sa passion roumaine transformée en sujet géopolitique d’une actualité brûlante.
Parmi d’autres universitaires, il est mobilisé comme expert au sein du Comité d’études, un cercle de pensée fondé en février 1917 sous l’impulsion d’Aristide Briand, chargé de mettre en forme les buts de guerre français en Europe et au Moyen-Orient au cas où la victoire entraînerait le démantèlement de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire ottoman.
Après l’entrée en guerre des États-Unis, la victoire se précise et, à partir de l’automne 1918, le président Wilson se montre plus favorable au projet de démantèlement de l’Empire austro-hongrois. Ce changement, qui donnera naissance aux nouveaux États d’Europe centrale et orientale, constitue également un tournant favorable à la cause du nationalisme roumain.
Les experts américains de l’Inquiry, l’équivalent américain du Comité d’études, envisagent désormais d’octroyer à la Roumanie les régions d’Autriche-Hongrie à peuplement majoritairement roumain, donnant progressivement corps et réalité au projet de la Grande Roumanie. En effet, en 1918, la Roumanie se retrouve, après quelques déboires, dans le camp des vainqueurs. L’effondrement de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire russe puis le recul de la Russie bolchévique, entériné par le traité de Brest-Litovsk, donnent l’opportunité d’adjoindre à la Roumanie la Bessarabie, c’est-à-dire la Moldavie actuelle.
Partisan de la dislocation de l’Empire austro-hongrois, Emmanuel de Martonne, devenu en 1918 le secrétaire du Comité d’études, se distingue par son engagement intransigeant en faveur de la cause roumaine.
Pendant la Conférence de la paix, il est convoqué comme expert au sein de la sous-commission Tardieu, qui regroupe les savants américains et français chargés des questions balkaniques. Ses nombreux rapports consacrés au tracé des frontières dans les diverses régions appelées à être intégrées au sein du nouvel État roumain forment un argumentaire géographique solide en faveur de la Grande Roumanie.
Textes, statistiques, enquêtes et cartes à l’appui, il contribue à créer, selon des critères géographiques jugés « modernes », obéissant en premier lieu à la géographie humaine, « un État national réunissant la presque totalité des populations roumaines », « une des réalisations les plus heureuses de l’idée nationale sorties de la Grande Guerre » selon lui.
À l’ouest de la Roumanie, taillant dans le vif d’une véritable mosaïque ethnique afin de permettre l’accès au Danube et aux voies de communication ferroviaires, le géographe dessine le nouveau tracé de la frontière avec la Hongrie et la nouvelle Yougoslavie dans la région extraordinairement complexe du Banat (région de Timisoara), en tentant d’évaluer les statistiques ethniques de la population.
Au nord-ouest, de Martonne, fervent avocat de la cause roumaine, souhaite que la Transylvanie et la Crisana, régions à majorité hongroises, soient intégrées à la Roumanie. Promettant que la Roumanie respectera le droit des minorités si elle fait l’acquisition de ces régions à majorité magyare, il s’appuie sur la théorie du dacianisme, apparue au XIXe siècle et désignant les Daces comme les ancêtres des Roumains et, par conséquent, les limites de la province romaine de Dacie comme le support des revendications territoriales roumaines à l’époque contemporaine. Ce thème historiographique majeur du nationalisme roumain avait pour enjeu territorial la Transylvanie.
Véritable casse-tête, la question de la frontière transylvaine avec la Hongrie suscite un grand nombre de rapports et d’expertises, et plusieurs propositions de tracés. Le premier annexe à la Roumanie 877 000 Hongrois et le second seulement 594 000, mais il invoque constamment le manque de fiabilité de la statistique hongroise « qui exagère le nombre des Hongrois, à la campagne de 5 à 20 %, dans les villes de 15 à 40 % ».
Au sud, la Dobroudja, objet de contentieux entre les Roumains et les Bulgares vaincus de la Première Guerre mondiale, est, selon le géographe, une région qui donne l’image d’un « bariolage ethnique », mais « où la prépondérance de l’élément roumain est évidente ».
Enfin, à l’est, la Bessarabie comprise entre les fleuves Prut et Dniestr correspond à peu près à la Moldavie actuelle : celle-ci n’est apparue que très tardivement au chapitre des revendications nationales roumaines. Dans l’espace laissé vacant par le recul russe, une éphémère république moldave indépendante fut proclamée à Kichinev (Chisinau, en roumain), en janvier 1918, mais elle fut incorporée trois mois plus tard au royaume de Roumanie (9 avril 1918). Il fallait donc adjoindre la Bessarabie à la Roumanie afin de renforcer cette dernière dans son rôle de bastion contre la Russie bolchévique. L’expertise d’Emmanuel de Martonne est sans ambiguïté :
« L’annexion intégrale de la Bessarabie est conforme à la justice ethnique, à l’histoire et à la géographie. Elle est en outre imposée par l’intérêt des populations. »
Doctor honoris causa de l’Université de Cluj en 1929, nommé citoyen d’honneur de la capitale transylvaine, Emmanuel de Martonne a été célébré comme le père de la Grande Roumanie jusqu’à l’époque de Ceausescu comprise, qui organisa des festivités du centenaire de sa naissance en 1973. La faculté des Études européennes de Cluj se trouve aujourd’hui encore dans une rue qui porte son nom.
Il est curieux de constater, au regard de l’actualité récente, que le thème du retour à la Grande Roumanie soit réapparu dans le programme du candidat nationaliste perdant de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR) George Simion, qui promettait des maisons à bon marché, des prêts à taux zéro et… l’union avec la Moldavie. Érigée avec l’appui sans faille d’Emmanuel de Martonne comme un véritable bastion contre le bolchévisme, la Grande Roumanie fut en effet de nouveau séparée de la Bessarabie après le pacte germano-soviétique, ouvrant la voie à la création en 1944 d’une République soviétique socialiste moldave intégrée à l’URSS, qui allait devenir indépendante en 1991.
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