03.12.2025 à 12:19
Sabine Dullin, Professeur en histoire contemporaine de la Russie et de l'Union soviétique, Sciences Po

Dans son nouvel essai Réflexions sur le despotisme impérial de la Russie qui vient de paraître aux éditions Payot, Sabine Dullin, professeure en histoire contemporaine de la Russie et de l’Union soviétique à Sciences Po, examine la formation et la persistance à travers le temps de l’identité impériale russe. Avec la précision de l’historienne, elle montre comment ce modèle s’est établi puis s’est construit dans la longue durée, a évolué selon les périodes et les natures des régimes, et continue à ce jour de peser lourdement sur la politique de la Russie contemporaine. Nous publions ici des extraits de l’introduction, où apparaît cette notion de « despotisme impérial » qui donne son titre à l’ouvrage et qui offre un angle d’analyse inédit des cinq derniers siècles de l’histoire du pays.
Un despote et une vision impériale : telle est la prison dans laquelle l’identité russe est enfermée depuis des siècles. Au pouvoir depuis vingt-cinq ans et artisan de la guerre en Ukraine, Poutine en donne hélas une confirmation éclatante.[…]
Les représentations extérieures de la Russie comme despotique et impériale ont repris de l’importance dans le débat public à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Elles relient despotisme interne et guerre extérieure en redessinant la frontière orientale de l’Europe comme nouvelle barrière de civilisation.
L’acronyme « Rashistes », de la contraction entre « Russia » et « fascistes », né sous la plume d’un journaliste ukrainien au moment de la guerre en Géorgie en 2008, a été repris à partir de 2014 quand Poutine lança, à la suite de l’annexion de la Crimée, sa guerre non déclarée au Donbass. Son usage devint viral après l’invasion de l’Ukraine fin février 2022 et quand le président Volodymyr Zelensky l’utilisa en avril pour exprimer le retour de la barbarie fasciste en Europe, près de quatre-vingts ans plus tard.
Mais au moment des massacres de civils à Boutcha, en Ukraine, la présence dans l’armée russe d’unités non russes de Sibérie, d’ethnicité turcique ou mongole (Bouriates, Touva, Sakha), provoqua aussi dans les médias européens la réapparition d’une autre image de la Russie, plus asiatique qu’européenne.
Si l’envoi prioritaire au front des non-Russes pauvres de Sibérie ressemblait fort à de la discrimination raciste en Fédération de Russie, le descriptif d’une civilisation européenne blanche attaquée en Ukraine par les hordes barbares en provenance de Russie relevait quant à lui d’une longue histoire des stéréotypes occidentaux du despotisme oriental. Le despotisme avait notamment servi à décrire la Russie du tsar Nicolas Ier au milieu du XIXe siècle.
Dans sa comparaison entre les États-Unis et la Russie, Alexis de Tocqueville faisait alors de la servitude et de la conquête militaire les clés du gouvernement et du dynamisme des Russes. Pour lui, le peuple russe concentrait dans un seul homme toute la puissance de la société. Karl Marx, qui prit fait et cause pour les insurgés polonais en 1830 comme en 1863, dénonçait le danger que faisait peser la « sombre puissance asiatique sur l’Europe », dont l’art de la servitude, qu’il jugeait hérité des Mongols, servait une conquête sans fin.
Ainsi, soit le despotisme russe entrait dans une typologie des régimes politiques allant de la liberté et de la démocratie jusqu’à la tyrannie et l’absolutisme, soit il était essentialisé sous les traits d’un régime oriental et non européen. La grille de lecture orientaliste d’une Russie irréductiblement différente de l’Europe servit à nouveau, dans le contexte de la guerre froide, pour combattre l’adversaire communiste, son tout-État sans propriété privée et son expansionnisme rouge.
Le despotisme est une notion négative que les dirigeants russes eux-mêmes n’assumeraient pas. Elle est le plus souvent utilisée par les détracteurs du pouvoir russe. Pour vanter les mérites de leur système en regard de la démocratie occidentale, les gouvernants de la Russie ont préféré et préfèrent d’autres termes, comme absolutisme et autocratie à l’époque des tsars, dictature du prolétariat et démocratie populaire après la révolution russe, dictature de la loi ou verticale du pouvoir dans la Russie de Poutine.
Chaque terme peut se comprendre en miroir du système politique européen de l’époque. Ainsi, l’autocratie répond à la monarchie constitutionnelle, la dictature du prolétariat s’oppose à la démocratie formelle bourgeoise, la dictature de la loi remplace l’État de droit. Ce livre voudrait tester la notion de despotisme impérial, montrer à quel point les représentations du despotisme et de l’Empire se nourrirent l’une l’autre dans l’histoire russe.
Le concept est évidemment contestable et sera contesté. Mais dans son flou sémantique, il a la vertu heuristique d’étudier des usages et des récurrences. Depuis la Moscovie du XVIe siècle, il s’agira donc de comprendre comment despotisme et Empire ont pu former dans leur association un nœud coulant enserrant l’identité russe et bloquant son épanouissement, aussi bien comme nation que comme démocratie.
Dans les scénarios du pouvoir en Russie, on constate la personnalisation du pouvoir, sa dimension religieuse ou sacrée, la faiblesse des contre-pouvoirs, le service du souverain comme source principale de richesse. L’Empire, comme idée et comme pratique, relève pour l’État russe de l’ordre naturel des choses. En son sein s’est forgée une identité russe impériale englobante (rossiïski), différente de l’ethnicité russe (russki). L’Empire fut cependant l’objet de la critique acerbe des marxistes qui prirent le pouvoir en 1917. Mais l’immensité et la multinationalité, qui en étaient les traits positifs, et la Puissance qui en découlait furent – y compris en Union soviétique – valorisées, au contraire de l’impérialisme dont il fallait se dissocier.
Ni le despotisme ni l’Empire ne disparurent, malgré des idéologies contraires et les récits radicalement nouveaux d’après 1917. La figure du despote a pu prendre les traits d’un tyran sanguinaire ou d’un despote éclairé, il a pu se présenter comme le garant de l’ordre établi ou, au contraire, comme un modernisateur. Le régime despotique a été le pouvoir sans limites du tsar ou de Staline, mais aussi celui d’une bureaucratie civile et militaire pesant de tout son poids sur les multiples communautés et peuples composant l’Empire. Le despotisme impérial a provoqué violence, asservissement, mais aussi consensus et collaboration.
La notion de despotisme impérial offre également la possibilité de penser le pouvoir absolu et impérial en Russie en comparaison avec d’autres : l’Empire ottoman, la Chine, mais aussi les monarchies absolues, les Empires et les impérialismes occidentaux. Dans l’histoire russe, beaucoup de notions utilisées ne sont pas transposables ailleurs. Le dilemme du pouvoir russe est ainsi très souvent posé en termes d’occidentalisme (imitation de l’Occident) ou de slavophilie (recherche d’une voie spécifique). L’autocratie, lorsqu’elle conquiert des territoires, serait moins impérialiste que panslave (quand il s’agit de conquérir à l’ouest) ou eurasiste (quand il s’agit de coloniser vers l’est et le sud).
La notion de totalitarisme entendait insister sur la nouveauté des régimes communiste et fasciste issus de la Première Guerre mondiale et des révolutions qui ont suivi. « Despotisme impérial » évite de brouiller les systèmes de reconnaissance du régime politique par des caractérisations trop spécifiques dans le temps et l’espace. Utiliser la notion de despotisme impérial pour comprendre la Russie d’aujourd’hui a une valeur d’analyse critique, mais aussi de prospective. En soulignant les récurrences autocratiques de l’État russe et les ressorts d’une identité russe adossée à l’Empire, on est amené à se demander comment sortir de cette apparente fatalité du despotisme impérial en Russie.
Il ne faudrait pas se leurrer. Le jeu de miroirs est multidirectionnel. Pour critiquer la monarchie absolue française, Montesquieu analysait les régimes lointains de despotisme oriental. L’analyse du despotisme impérial de la Russie peut relever d’un exercice similaire de fausse altérité et de vigilance, comme un miroir tendu à l’Europe, lui renvoyant ce qu’elle fut : coloniale, impérialiste et fasciste, et ce qu’elle pourrait bien redevenir : antidémocratique.
Copyright : éditions Payot & Rivages, Paris, 2025.
Sabine Dullin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.12.2025 à 12:16
Coline Arnaud, Chercheuse au Laboratoire centre d'histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

Si sa consommation baisse en France, le pain reste un aliment de base et son approvisionnement, les évolutions de son prix font l’objet d’une grande attention politique. Cette place centrale trouve sa source dans l’histoire. Pour bien la comprendre, il est important de revenir sur son rôle dans les sociétés du Moyen Âge.
« Est-ce la fin de la baguette ? » Le constat du média CNN, reposant sur une enquête récente de la Fédération des entreprises de boulangerie française, est sans appel : la consommation de pain a baissé dans l’Hexagone de plus de 50 % depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Pourtant, son approvisionnement continue de faire l’objet d’une attention constante de la part des États, notamment dans un contexte d’accroissement des conflits armés et de crises sanitaires. Pour mieux comprendre la valeur sociale, politique et symbolique de cet aliment dans nos sociétés contemporaines, il est nécessaire d’interroger son rôle au fil des époques, en revenant notamment sur le sens de cet aliment au Moyen Âge.
Si le pain est considéré par la recherche contemporaine comme un ingrédient majeur de la survie de l’humanité, c’est parce que son usage simultané dans plusieurs sociétés, par ailleurs éloignées sur les plans géographique et culturel, constitue une forme essentielle de diversification alimentaire (au-delà des protéines et des végétaux). Les débuts du pain évoluent au gré des découvertes archéologiques, mais les premières galettes de riz, bulbe de jonc, maïs ou encore blé sont identifiées dès la fin du Paléolithique. Ce rôle central se perpétue au fil des siècles, dans l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge.
En Europe, le XIVe siècle marque progressivement l’instauration de sociétés de cour à la relative pérennité dont le schéma féodal, séparant le peuple, le clergé et la noblesse, s’organise autour du pain. Faisant parfois curieusement écho à l’organisation politique de notre monde actuel, la société médiévale se divise ainsi entre ceux qui reçoivent, ceux qui produisent, ceux qui donnent, dans un jeu de distinctions et de pouvoirs qui n’exclut ni la nuance ni l’ambiguïté.
Les têtes couronnées de la fin du Moyen Âge le savent à leurs dépens, le pain est l’ingrédient premier d’une société apaisée. La célèbre maxime romaine « Panem et circences » (« Du pain et des Jeux ») synthétise à elle seule le contrat tacite qui lie le dirigeant à ses administrés. Le premier protège, le second travaille.
La paix sociale s’achète ainsi par un approvisionnement régulier et suffisant en pain. Ce dernier représente de très loin l’aliment le plus consommé par tous et, par conséquent, la part la plus importante du budget alimentaire des familles. C’est pourquoi, le roi cherche dès le XIIIe siècle à contrôler l’influente corporation des talemeliers (ancien nom des boulangers) par un encadrement de ses statuts qui régule également les conditions d’exercices et de production du pain.
L’équation est complexe et l’équilibre délicat pour parvenir à une denrée à la composition fiable, au poids raisonnable et au prix juste. La police du pain mise en place par Charles V en 1372 applique des taxes fluctuantes sur les matières premières, le produit fini, les ventes et se montre sans pitié sur les fraudes.
La profession est assujettie à des taxes d’installation, à des contrôles réguliers et à un encadrement permanent de la valeur marchande du pain. Par décret, seuls trois types de pains peuvent être fabriqués : le pain mollet (à la fine fleur de froment), le pain cléret (composé de farines de blé et de seigle) ou bourgeois, et le pain brun ou de « retraites » (uniquement constitué de farine complète, dense et roborative).
Néanmoins, ces restrictions sont rapidement contournées par les boulangers qui répondent à la demande de l’aristocratie pour un pain socialement différencié, qui lui permet, notamment de se distinguer de la bourgeoisie des villes, elle-même avide des mêmes privilèges que la noblesse.
C’est ainsi que des pains de fantaisie apparaissent, vendus en marge des recettes autorisées. Ces derniers s’appuient sur l’échelle de valeurs chromatiques qui régit alors l’appréciation de cet aliment en établissant une hiérarchie des consommateurs.
Les pauvres doivent ainsi se satisfaire d’un pain noir de son ou de sarrasin, à la mie épaisse et à la croûte dure, quand les plus riches se régalent de pains de Gonesse, fabriqués à partir d’une fine fleur de froment, au blutage serré. Littérature, iconographie et chansons participent à la promotion de ce système pyramidal qui valorise le gosier délicat d’un nanti par rapport aux rudes besoins des paysans.
Rappelons d’abord que les relations entre l’Église et le pain sont nombreuses, ne serait-ce que parce que la symbolique chrétienne s’appuie en grande partie sur la métaphore du pain comme signe de vie et d’espoir. La mise en place du sacrement de l’Eucharistie, au XIIIe siècle, confirme cette importance.
L’institution ecclésiastique incarne une forme de passerelle entre la couronne et le reste de la population à travers, par exemple, l’exercice de la charité. Les distributions de pains font en effet partie intégrante du quotidien des monastères. Ceux-ci centralisent les dons des nobles et des riches communautés marchandes qui assurent ainsi leurs saluts par leur générosité.
Les communautés religieuses entreposent ces dons alimentaires puis organisent les collectes en effectuant un tri dans les bénéficiaires. Les femmes, les enfants et les malades sont prioritaires au détriment de tous ceux qui ne contribuent pas à la vie économique et spirituelle de la communauté.
Cette charité du pain rythme ainsi les calendriers juif et chrétiens et constitue un ensemble de rituels importants qui participe à la relation de dépendance entre pauvres et riches, entre survie, devoir moral et achat d’une probité.
L’iconographie médiévale, de la tapisserie aux enluminures, offre un aperçu informé de la place de chacun au cœur du système féodal. Les populations rurales constituent la cheville ouvrière du pain à travers semences et moissons. Le travail des champs se conçoit autour de la vie de la cité, cette dernière garantissant le stockage et la protection du grain dans des granges dîmières, propriétés de la commune, gardées par des soldats qui contrôlent chaque sac entrant et sortant. Ces espaces sont de véritables ruches où se croisent paysans, commerçants, édiles et militaires.
Cette relation d’interdépendance encourage les villes, comme la cité-État de Sienne, en Italie du Nord, à promouvoir un chemin vertueux et sécurisé du pain. Celui-ci devient rapidement une métaphore plus générale d’une philosophie politique plaçant l’individu au cœur d’un système de réciprocité et d’équilibre collectif.
Mais le pain des pauvres, c’est aussi, en écho aux conflits actuels, celui de la révolte et du soulèvement. Les atroces récits des famines qui jalonnent la seconde partie du Moyen Âge (1030-1033, puis 1270, 1314-1318 et périodiquement jusqu’en 1347) marquent les esprits et fournissent un terreau propice à l’effroi collectif et à la contestation.
À lire aussi : Le pain, une longue histoire d’innovations techniques et sociales
Le blé ne manque pourtant pas toujours sur le territoire français ou dans les pays voisins. Mais son acheminement, depuis des territoires parfois éloignés, et sa distribution font l’objet de spéculations financières qui influencent le cours du grain et vont jusqu’à faire tripler le prix du pain.
Les meneurs des révoltes sont rarement les bénéficiaires de la charité ecclésiastique. Sans être nantis, ces paysans relativement aisés sont les premiers touchés par l’instabilité monétaire générée par la flambée du prix du blé et les levées d’impôts qui en découlent.
Les cibles de ces révoltes sont plurielles, à l’instar de tout mouvement contestataire : les « riches » qui se nourrissent au-delà de la satiété, les collecteurs de taxes, les usuriers et plus largement ceux qui incarnent une opulence indécente en des temps d’incertitudes chroniques.
L’Ancien Régime hérite et perpétue la plupart de ces représentations et de ces fonctionnements politiques. La couronne de France multiplie contrôles et régulations sur la profession, mais les famines qui jalonnent les XVIIe et XVIIIe siècles alimentent révoltes, suspicions et colères.
Prélude à la Révolution, la « guerre des farines » de 1775 synthétise trois siècles de cheminements politiques, sociaux et intellectuels autour de la question décidément centrale du pain pour tous.
Coline Arnaud a reçu des financements de la Bibliothèque nationale de France dans le cadre d'une bourse de recherche de "chercheuse invitée" en 2017.
03.12.2025 à 11:31
Andrew Milne, Maître de conférences, histoire de la Grande Bretagne, et du Commonwealth, Université Bordeaux Montaigne

Paris n’a pas seulement accueilli les artistes et les rêveurs du XIXᵉ siècle : la ville fut aussi la base arrière des bannis, des insurgés et des souverains déchus venus d’Europe et d’Asie. Dans ses cafés, ses imprimeries et ses hôtels, se tissaient des alliances improbables, parfois décisives. Comment la capitale française est-elle devenue un refuge où se réinventaient les luttes et les imaginaires politiques du siècle ?
Au XIXᵉ siècle, Paris est la terre d’asile : la ville offre aux exilés – malgré la barrière de la langue, leur isolement, leur anonymat et leurs différences culturelles – un espace où peuvent se former de grands mouvements politiques, faisant circuler des idées nouvelles et permettant de faire naître des courants de pensée.
Cette idée de Paris comme foyer révolutionnaire s’installe dès 1830 et les « Trois Glorieuses », ces trois journées de révolte qui renversent Charles X. La presse s’émancipe et les clubs secrets politiques fleurissent dans les décennies qui suivent. Paris devient un exemple et, ailleurs en Europe, l’élan révolutionnaire trouve un écho. Mais, quand l’élan se heurte – souvent – à l’échec ou à la répression, Paris accueille les premiers exilés. La tradition d’asile s’ancre dans la ville.
En 1848, le printemps des peuples porte l’élan à son paroxysme, le droit d’asile est réaffirmé par la Deuxième République. C’est à ce moment-là qu’Alphonse de Lamartine, ministre des affaires étrangères, et le gouvernement provisoire, seulement quelques jours après avoir fait tomber la monarchie de Juillet, envoient le Manifeste à l’Europe, déclarant une doctrine de non-agression, de fraternité, mais aussi d’accueil des persécutés. La tradition d’asile, héritage de la Constitution de 1793, est réaffirmée dans l’esprit de la souveraineté révolutionnaire et populaire. Il deviendra l’un des fondements des idées progressistes et libérales que la seconde République entend faire siennes.
Paris ouvre ses portes à celles et ceux qui, de Vienne, Berlin, Milan à Budapest, sont pourchassés. Des journalistes, des étudiants, des avocats, des officiers, des républicains convergent vers la ville, qui devint la capitale de la liberté d’expression, du libéralisme, et du progrès politique.
De grandes figures de l’exil y passent : Karl Marx, installé rue Vaneau (VIIᵉ arrondissement) entre 1843 et 1845, y rédige sa critique du libéralisme allemand (Manuscrits de 1844). Lénine vit rue Marie-Rose (XIVᵉ) entre 1908 et 1912. Oscar Wilde, proscrit non pour délit politique mais pour mœurs, y trouve un dernier asile en 1897, preuve que Paris accueille aussi les amours « dissidents ».
À Paris, les Irlandais tissent des réseaux clandestins contre la Couronne, les Russes y fomentent des complots contre le tsar, les Polonais y attendent le retour de l’indépendance.
Dans l’adversité face à la couronne britannique se trouve un terrain fertile d’entente entre les Irlandais, déterminés à soustraire par la force leur patrie à la domination anglaise, et d’anciens rois déchus indiens, spoliés par la Compagnie des Indes orientales britanniques. Parmi eux : Suchet Singh (1841–1896), à la tête du petit royaume himalayen de Chamba réduit à l’impuissance, ou Duleep Singh (1838-1893), le dernier maharajah de la nation sikhe, dépossédé, puis exilé du Pendjab à vie.
Mes recherches m’ont amené sur les pas de Duleep Singh, qui rencontre les réseaux nationalistes irlandais chez Reynold’s, un bar irlando-américain situé rue Royale (VIIIᵉ), immortalisé dans un dessin d’Henri Toulouse-Lautrec. Parmi ce noyau de la révolte irlandaise à Paris se trouvent notamment les frères Joseph et Patrick Casey, mais aussi Patrick Egan, James Stephens et Eugene Davis. Ce dernier édite le journal United Ireland à Paris, interdit en Grande-Bretagne et mène une double vie : imprimeur le jour, il rejoint ses compagnons conspirateurs et militants la nuit tombée. En 1887, les nationalistes irlandais, en quête d’alliances contre Londres, facilitent les premiers contacts entre le maharajah déchu Duleep Singh et des intermédiaires dans ses démarches (vaines) pour tenter de reconquérir son trône.
Quelques années plus tard, le 22 octobre 1893, seul dans son appartement du VIIIe arrondissement de Paris, Duleep Singh s’éteint, après des années d’errance d’hôtel en hôtel. Au lendemain de sa mort, la presse française relaie la nouvelle : le « maharajah de Lahore » est mort à Paris, et toute la France s’intéresse à cet homme venu d’ailleurs.
Aujourd’hui, l’histoire de ces exilés est tombée dans l’oubli. Pourtant, tout espace est façonné par ses habitants, et tout lieu porte les traces de son histoire. Paris s’est transformé de ville d’accueil des expatriés et des immigrés en fabrique de libertés. Elle est devenue un espace de lutte des indépendances.
Ville laboratoire de l’anticolonialisme mondial, la capitale française est pourtant – et d’abord – une capitale impériale. Elle accueillera des militants venus de ses propres colonies au début du XXe siècle. Les nationalistes indiens et les fenians irlandais seront suivis par des nationalistes algériens, des militants indochinois ou des écrivains antillais.
Des militants d’Afrique du Nord s’organiseront, sous Messali Hadj en 1926, jouant un rôle majeur dans la prise de conscience politique des travailleurs nord-africains installés en France. C’est ainsi que l’Étoile nord-africaine (ENA) revendique la fin du colonialisme français et la création d’un État algérien indépendant. Hô Chi Minh fonde à Paris une mouvance anticoloniale vietnamienne, en structurant un réseau révolutionnaire au début des années 1920. Il y crée le journal le Paria dès 1922, qui lui servira de tribune anticolonialiste. L’Antillais Aimé Césaire et son épouse, Suzanne Roussi-Césaire, y forgent le concept de négritude dans les années 1930 pour dénoncer le colonialisme. Paris tolère ces hommes et ces femmes sur son territoire, mais leur présence demeure étroitement surveillée par la police et les services de renseignement.
En laissant ces hommes et ces femmes penser, discuter, s’organiser, la France nourrissait sans le vouloir des aspirations qui finiraient par contester son pouvoir colonial. Ce phénomène s’accélère dans les années soixante, alors que la répression fait rage. On peut citer le cas de Djamila Boupacha, militante du Front de libération nationale algérien (FLN), violée et torturée par l’armée en 1960. L’avocate Gisèle Halimi et l’écrivaine Simone de Beauvoir dénoncent les faits et révèlent les pratiques de l’armée française en Algérie. Paris, éternelle capitale des révolutions, se réinventait alors à travers un nouveau chemin, celui de la défense des droits humains.
Andrew Milne ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.