03.12.2025 à 16:52
Nizar Atrissi, Professeur associé, IAE Paris – Sorbonne Business School; Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Au cours du débat budgétaire, un impôt sur la fortune dite improductive a été voté le 31 octobre dernier. Mais que désigne véritablement ce terme ? Et les assiettes visées par cet impôt sont-elles vraiment aussi improductives qu’elles ne le semblent ?
Alors que la France cherche à taxer la richesse dite « improductive », elle risque d’affaiblir le moteur même qui finance son économie. Le nouvel impôt sur la fortune improductive vise à réorienter les capitaux inactifs vers l’investissement productif, mais en incluant dans son assiette les dépôts bancaires, les avoirs en liquidités et même certains produits d’assurance vie, la mesure frappe au cœur du système financier du pays : son modèle d’intermédiation financière.
L’Assemblée nationale a adopté en première lecture, le 31 octobre 2025, un nouvel impôt présenté comme un instrument de justice économique : l’impôt sur la fortune improductive. Son objectif est clair. Il s’agit de faire contribuer davantage les capitaux dits « dormants » et de réorienter l’épargne vers l’investissement productif. Mais derrière cette ambition se cache un paradoxe économique majeur. En intégrant les liquidités et dépôts bancaires dans son assiette, la réforme touche directement ce qui alimente l’économie réelle française, le mécanisme de transformation de l’épargne en crédit.
Selon le texte voté, la « fortune improductive » regroupe les actifs qui ne participeraient pas directement à la création de valeur. L’impôt s’appliquerait aux biens immobiliers et aux actifs considérés comme improductifs : les biens de luxe tels que les yachts ou les jets privés, les métaux précieux et les actifs numériques, ainsi que les dépôts et les liquidités, y compris certaines assurances vie jugées « inactives ». L’hypothèse sous-jacente est que ces avoirs ne créent ni emplois ni croissance.
À lire aussi : Luxe : la consommation des ultra-riches est-elle morale ?
Pourtant, les dépôts et autres actifs assimilés sont tout sauf inactifs. Ils représentent une source de financement vitale pour les institutions financières françaises qui les transforment en prêts aux ménages et aux entreprises. Ils constituent également la base de la stabilité financière en servant de réserves et de coussins de liquidité. Les taxer reviendrait à frapper directement au cœur du mécanisme du crédit en France. De plus, ces avoirs sont déjà soumis à l’impôt et aux prélèvements sociaux à travers les intérêts qu’ils génèrent. Les inclure dans une nouvelle assiette fiscale équivaudrait à une double imposition d’un actif déjà intrinsèquement productif.
Selon la Banque de France, les dépôts et comptes d’épargne de la clientèle non financière totalisaient environ 2 600 milliards d’euros en septembre 2025, dont 1 900 milliards détenus par les ménages. Le ratio crédits/dépôts avoisine 100 %, selon les statistiques annuelles de la Banque centrale européenne (BCE, Supervisory Banking Statistics 2024). Ce niveau traduit la forte mobilisation de l’épargne par les banques françaises, qui transforment activement les dépôts en prêts à l’économie réelle.
À la différence des économies anglo-saxonnes, davantage tournées vers les marchés, le financement de l’économie française reste profondément intermédié, où les banques jouent un rôle central dans la transformation de l’épargne en crédit. Les données de la Banque de France indiquent que le financement total des sociétés non financières atteignait 2 100 milliards d’euros en août 2025, dont près de 1 400 milliards provenant de crédits bancaires, soit environ deux tiers du financement des entreprises. Autrement dit, la croissance économique française dépend d’un système bancaire qui recycle l’épargne domestique en crédit productif.
La même logique s’applique au secteur de l’assurance vie, qui constitue un autre canal important de l’intermédiation en France. Les fonds en euros – ces produits à capital garanti et à forte liquidité propres au marché français – sont eux aussi visés par la nouvelle mesure. Ce pilier de l’épargne représente 70 % de l’assurance vie qui s’élève à près de 2 100 milliards d’euros d’encours selon les chiffres officiels de France Assureurs, l’organisation professionnelle réunissant l’ensemble des entreprises d’assurance et de réassurance travaillant en France. Près de 60 % de ces actifs sont investis dans des titres d’entreprises et du quart dans des obligations souveraines, finançant directement le secteur privé comme le secteur public.
Ensemble, banques et assurances forment les deux piliers du modèle français d’intermédiation, transformant l’épargne des ménages en crédit et en investissement de long terme. Fragiliser cette base via la fiscalité nuirait non seulement au mécanisme d’intermédiation lui-même, mais il dégraderait aussi la capacité du pays à financer sa croissance. En effet, les sommes placées dans les actifs ciblés par cette mesure seraient susceptibles de s’orienter vers d’autres investissements peut-être plus risqués, mais moins exposés fiscalement… et éventuellement situés hors de France.
En cherchant à orienter l’épargne vers des actifs « productifs », la nouvelle loi, si elle est finalement adoptée à l’issue du processus de budget, promeut implicitement une forme de désintermédiation financière – une transformation du financement bancaire vers un financement direct et davantage fondé sur les marchés. En théorie, une telle évolution est souhaitable, car elle permettrait de diversifier les sources de capitaux, d’améliorer l’allocation de l’épargne et de favoriser l’innovation. Mais encore faut-il disposer de marchés suffisamment profonds, liquides et attractifs pour les émetteurs comme pour les investisseurs.
Or la France demeure structurellement bancarisée et son marché actions continue de se négocier avec une décote significative par rapport aux États-Unis. Comme le signalait sur BFM Michaël Fribourg, le PDG de Chargeurs : « Mon conseil à ceux qui veulent aller à la Bourse de Paris : ne le faites surtout pas ! » Cette mise en garde illustre un défi bien profond : le marché de capitaux domestique peine encore à attirer et retenir les entreprises à un moment où il aurait besoin de se renforcer.
Assimiler la liquidité à de la passivité revient à méconnaître sa fonction économique. Les liquidités et les dépôts reflètent la prudence et la planification financière, non l’immobilisme. Ils soutiennent la confiance, permettent la création de crédit et jouent un rôle stabilisateur en périodes d’incertitude. Les taxer reviendrait à pénaliser des comportements d’épargne responsables et une gestion financière saine.
Plutôt que d’alourdir la charge fiscale sur ces actifs, la France devrait encourager l’épargne de long terme, celle qui alimente réellement l’investissement productif. Mais cela implique de préserver la capacité du système financier à transformer l’épargne en crédit, non de la restreindre. Dans une économie où l’intermédiation reste la colonne vertébrale du financement, taxer la liquidité équivaut à désamorcer la pompe.
L’impôt sur la fortune improductive part d’un objectif louable – mobiliser le capital au service de la croissance –, mais risque de produire l’effet inverse. Au lieu d’une fiscalité pénalisant la liquidité, la priorité devrait être d’affermir la profondeur des marchés de capitaux, de renforcer la culture financière des ménages et de favoriser les investissements à long terme. En envoyant un signal de défiance envers cette épargne, la nouvelle taxe risque de compromettre l’un des atouts structurels de la France : son système d’intermédiation financière stable.
Nizar Atrissi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.12.2025 à 16:51
Anthony Schrapffer, PhD, EDHEC Climate Institute Scientific Director, EDHEC Business School
Coastal regions, where dense clusters of critical infrastructure are found, are facing the sharpest edge of climate change. The threats include paralysed transport networks and disrupted supply chains. To stay ahead, we need a clearer picture of these vulnerabilities that lets us anticipate the fallout before it comes. But right now, patchy data, inconsistent approaches, and the absence of a unified framework make it tough to grasp the scale of the risk.
In late October, the Caribbean was ravaged by Hurricane Melissa, a type of storm whose likelihood has been quadrupled by climate change, according to research from Imperial College London’s Grantham Institute. With a death toll exceeding 40 and damages initially estimated at around $50 billion, the hurricane has laid bare the acute exposure of coastal regions to such disasters.
Coastal areas host a disproportionate share of the world’s major cities, ports, industrial hubs, and essential infrastructure. Some 40% of the global population resides within 100 kilometres of the coast, while 11% live in low-lying coastal zones (areas less than 10 metres above sea level). This coastal concentration stems from the strategic advantages of maritime trade, access to natural resources such as water and fisheries, and the economic draw of tourism.
As sea levels rise and storms grow more intense, this concentration of assets along the coastlines places them squarely in the crosshairs of climate change. Measuring assets’ vulnerabilities is essential for anticipating economic, environmental, and social impacts and, above all, preventing disruptions.
But without a unified framework for evaluating risk, how can we accurately forecast and prepare for the impact of climate change on coastal infrastructure?
Climate change is driving rising sea levels and accelerating coastal erosion, rendering shorelines increasingly fragile. As a result, storms, cyclones, and coastal flooding are growing in both frequency and intensity. Coastal infrastructure, already highly exposed, faces mounting human and economic tolls from these extreme events.
In 2005, Hurricane Katrina submerged 80% of New Orleans, claiming over 1,800 lives and causing $125 billion in damage. The storm devastated hundreds of oil and gas platforms and more than 500 pipelines. Fourteen years later, Cyclone Idai struck Mozambique, killing 1,200 people, causing $2 billion in damages and crippling the port of Beira. Then in 2021, catastrophic flooding in Germany, Belgium, and the Netherlands, triggered by torrential rains, submerged towns and farmland, severed roads, demolished railways, disrupted water networks, and paralysed transport for weeks.
Beyond the destruction they cause, these disasters disrupt essential services and shrink the window for reconstruction as their recurrence accelerates. The cascading effects across interconnected sectors are even more concerning. A localised failure can trigger a chain reaction of vulnerabilities, turning an isolated incident into a full-blown crisis. A flooded coastal road or a power grid failure, for instance, can send shockwaves through global supply chains. Without decisive action, damages from coastal flooding could surge 150-fold by 2080.
The urgency is clear: we must assess the fragility of coastal infrastructure with consistency, rigor and transparency. The goal? To fortify critical economic zones against the escalating impacts of climate change.
Estimating potential failure points in coastal infrastructure presents significant challenges. Data gaps, inconsistent methodologies, varying criteria, and the absence of a unified framework complicate risk assessment, thereby hindering informed decision-making and delaying targeted investments.
One approach to establishing a common reference framework is to evaluate risks based on their financial materiality, ie quantifying direct losses, repair costs, and business interruptions.
The Scientific Climate Ratings (SCR) agency applies this methodology at scale, incorporating asset-specific climate risks. Developed in collaboration with the EDHEC Climate Institute, this framework serves as a scientific reference point for assessing infrastructure exposure, as well as for comparing, prioritising and managing investments in climate risk adaptation.
This standardised approach underpins the Climate Exposure Rating (CER) system, developed by SCR. The system uses a grading scale from A (minimal risk) to G (highest risk) to compare the exposure of coastal and inland assets.
The findings reveal that coastal assets have a higher concentration of higher-risk ratings (F, G) and fewer lower-risk ratings (A, B), indicating that their climate exposure is greater than that of inland infrastructure. This underscores the need for tailored risk management strategies to address the heightened vulnerability of coastal systems.
The method developed by the EDHEC Climate Institute for quantifying physical risk involves cross-referencing the probability of a hazard with its expected intensity. Damage functions then correlate each climate scenario with potential losses, accounting for asset type and location. For instance, a 100-year flood – an event with a 1% annual occurrence probability – might correspond to a two-meter flood depth, capable of destroying over 50% of the value of a residential property in Europe.
By translating physical risks into economic terms, these indicators provide a clear basis for public policy and private investment decisions. Should infrastructure be built, reinforced, or adapted? Which projects should take priority?
The analysis also incorporates transition risks, including the impact of evolving regulations, carbon pricing, and technological shifts. A gas terminal, for example, could become a stranded asset if demand declines or regulations tighten. Conversely, proactive adaptation strategies can enhance the financial resilience and long-term value of climate-exposed infrastructure. This approach ensures that decisions are not only reactive but also strategically aligned with future risks and opportunities.
Resilience in infrastructure refers to the capacity to absorb shocks, reorganise, and maintain essential functions – in other words, effectively returning to operational normality after a disruption. The ClimaTech Project aims to evaluate resilience, decarbonisation, and adaptation measures based on their risk-reduction effectiveness and cost-efficiency. This approach helps limit greenwashing by ensuring that only impactful actions – those that improve an asset’s rating on an objective, comparable scale – are recognised. The more effective the measures, the better the rating.
The case of Brisbane Airport, situated between the ocean and a river, offers a good example. By implementing flood barriers and elevating runways, the airport reduced its vulnerability to 100-year floods by 80%. As a result, it advanced two categories on the SCR rating scale, an improvement that enhances its appeal to investors and stakeholders.
The Brisbane case demonstrates that investing in coastal infrastructure resilience is not only feasible but also financially sound. This adaptation model, which preemptively addresses climate-related damage, could be replicated more broadly, provided that decision-makers rely on robust, consistent, and transparent risk assessments, such as the framework proposed here.
Coastal infrastructure stands at a critical juncture in the face of climate change. Positioned on the front lines, it faces economic, social, and environmental challenges of unprecedented scale. Protecting it demands a risk assessment that integrates financial materiality and climate projections. Such an approach empowers public and private players to make informed decisions, invest strategically, and highlight concrete actions. Making risk visible is already a step forward.
A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!
Anthony Schrapffer, PhD ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.12.2025 à 16:50
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (U. de Bourgogne) et CERIIM (Excelia), Excelia

Entre des intelligences artificielles qui adoptent délibérément des codes d’existence humaine et des individus qui simulent des pans entiers de leur existence, l’identité sociale se transforme et la notion d’authenticité vacille.
Il y a quelques mois, une intelligence artificielle (IA), nommée Flynn, a été officiellement acceptée comme étudiante au département d’Arts numériques de l’Université des arts appliqués de Vienne (Autriche). Pour la première fois dans l’histoire, une IA suit des cours, reçoit des notes et tient un journal de ses apprentissages aux côtés d’étudiants humains. Flynn, créée par les étudiants Chiara Kristler et Marcin Ratajczyk, s’intéresse notamment à la « fatigue féministe » – un sujet qu’elle explore avec cette curiosité naïve (et à peine ironique) qui caractérise son statut hybride.
Ce cas s’inscrit dans un phénomène plus large que nous proposons d’appeler les « fake lives » : des formes d’existence où la simulation devient un mode de vie assumé, qu’elle soit pratiquée par des intelligences artificielles ou par des humains eux-mêmes.
Côté pile, Flynn inaugure en effet ce que nous pourrions nommer les « virtual lives » : des intelligences artificielles qui adoptent délibérément des codes d’existence humaine. Contrairement aux chatbots (agents conversationnels) traditionnels qui tentent de masquer leur nature artificielle, Flynn assume pleinement son statut d’IA tout en performant authentiquement le rôle d’étudiant.
Cette transparence paradoxale trouve son prolongement le plus sophistiqué dans l’affaire récente du philosophe Jianwei Xun. Ce penseur hongkongais, présenté comme l’inventeur du concept d’« hypnocratie » – un régime politique qui utilise l’IA pour altérer les états de conscience collectifs – s’est révélé être une création d’Andrea Colamedici, philosophe italien spécialiste de l’intelligence artificielle. Vertige supplémentaire : Xun est lui-même le produit d’un dialogue entre Colamedici et des IA (Claude et ChatGPT), créant une « troisième entité » hybride !
Finalement, l’hypnocratie théorisée par ce « faux penseur » finit par décrire précisément le monde dans lequel nous évoluons : un régime où l’IA inonde la réalité d’interprétations possibles, créant un état de quasi-hypnose collective. La prophétie s’autoréalise : en inventant un concept pour décrire notre époque, Colamedici a créé les conditions mêmes de cette hypnocratie, les médias ayant massivement relayé les théories d’un philosophe fictif sans vérifier son existence !
Côté face, en miroir de ces leurres « artificiellement intelligents », nous assistons à l’émergence de fake lives strictement humaines, où des individus simulent délibérément des pans entiers de leur existence.
Le phénomène des starter packs illustre cette tendance. Ces figurines virtuelles générées par IA ont inondé il y a quelques mois les réseaux sociaux comme LinkedIn. Beaucoup se sont prêtés au jeu de cet autoportrait généré par IA sous forme de produit de consommation, une espèce d’identité « sous blister » accompagnée d’accessoires censés résumer une personnalité.
Cette logique de simulation s’étend aux performances corporelles avec l’émergence des « Strava jockeys » : des coureurs professionnels payés pour effectuer des entraînements au nom d’autres personnes, permettant à ces dernières d’afficher des performances sportives impressionnantes sans fournir l’effort correspondant. Des outils, comme Fake My Run, automatisent même cette simulation, générant de fausses données de course directement injectées dans les applications de fitness.
Le phénomène atteint son paroxysme en Chine, où des entreprises, comme Pretend to Work, proposent aux chômeurs de payer 4 euros pour passer une journée dans de faux bureaux, participant à de fausses réunions dont ils publient les images sur les réseaux sociaux. Cette simulation complète de la vie professionnelle révèle la pression sociale exercée par l’obligation d’occuper une place reconnue dans la société.
Comment interpréter ces phénomènes de mises en scène dignes d’une « post-vérité » vertigineuse ?
Les phénomènes que nous venons d’exposer s’enracinent dans une longue tradition sociologique. Dès 1956, Erving Goffman analysait dans « la Présentation de soi », premier tome de la Mise en scène de la vie quotidienne, la façon dont nous jouons constamment des rôles sociaux, distinguant la « façade » que nous présentons aux autres de nos « coulisses » privées. Les fake lives ne font qu’externaliser et technologiser cette performance identitaire que Goffman observait déjà.
Jean Baudrillard a théorisé dans Simulacres et Simulation (1981) comment l’image finit par supplanter le réel, créant des « simulacres » – des copies sans original qui deviennent plus vraies que nature. Les fake lives actuelles illustrent parfaitement cette logique : les fausses performances Strava deviennent plus importantes que l’exercice réel, les starter packs plus représentatifs que l’identité vécue.
Les recherches récentes en psychologie cognitive confirment et précisent ces intuitions sociologiques. L’anthropomorphisme numérique révèle par exemple comment notre « cognition sociale » s’active automatiquement face aux interfaces conversationnelles. Contrairement aux analyses de Goffman centrées sur les interactions humaines, nous découvrons que les mêmes mécanismes psychologiques – empathie, attribution d’intentions, perception d’autorité – s’appliquent aux entités artificielles dès qu’elles adoptent des signaux humanoïdes. Cette « équation médiatique » montre que nous traitons instinctivement les machines comme des acteurs sociaux, créant une « confiance affective » qui peut court-circuiter notre « vigilance épistémique ».
La nouveauté réside dans l’industrialisation de cette simulation. Là où Goffman décrivait des ajustements individuels et ponctuels, nous assistons désormais à la marchandisation de la performance identitaire. Les fake lives deviennent un service payant, une industrie florissante qui répond à l’anxiété contemporaine de ne pas « exister suffisamment » dans l’espace social numérisé.
Les fake lives assument souvent leur artifice. Flynn revendique sa nature d’IA, les starter packs affichent leur dimension ludique, les faux coureurs Strava participent d’un jeu social reconnu. Cette transparence suggère l’émergence de nouveaux critères d’authenticité.
Flynn développe d’ailleurs une authenticité post-humaine assumée : artificielle par nature, elle explore sincèrement des questions humaines. On peut dire que les starter packs révèlent aussi une vérité sur notre époque par leur autodérision : nous sommes tous des « produits » optimisés pour la consommation sociale. Ce second degré révèle d’ailleurs ce que Byung-Chul Han appelle notre condition d’entrepreneurs de nous-mêmes : nous optimisons gaiement notre propre exploitation !
Ces simulations ne constituent donc pas une forme de pathologie numérique qu’il conviendrait simplement de condamner. Elles révèlent en fait de nouvelles modalités d’existence qui apparaissent lorsque les frontières entre réel et virtuel, authentique et simulé, s’estompent. Flynn, Strava et les bureaux chinois nous incitent pour le moins à repenser nos catégories d’analyse sociale et nos interactions simulées dans les espaces publics virtuels.
L’enjeu ultime est peut-être moins de trancher entre libération et aliénation que de comprendre comment les fake lives déplacent les frontières de l’identité sociale. Offrant à la fois des espaces d’émancipation et des formes inédites de soumission douce, ces pratiques nous obligent à penser l’existence comme un jeu paradoxal, où l’authenticité passe désormais par la reconnaissance assumée de l’artifice.
Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.