05.11.2025 à 15:23
Yannick Simonin, Virologiste spécialiste en surveillance et étude des maladies virales émergentes. Professeur des Universités, Université de Montpellier
Autrefois dénombrés chaque année sur les doigts d’une main, puis par dizaines, c’est aujourd’hui par centaines que l’on compte, en France hexagonale, les cas autochtones – c’est-à-dire contractés sur le territoire – d’infections par des virus transmis par les moustiques. Plus de 800 cas ont ainsi été recensés cette année, un chiffre sans précédent !
L’explosion du nombre de cas d’infections par des virus transmis par les moustiques dans l’Hexagone fait de 2025 une année totalement exceptionnelle. Ce triste record est principalement dû à la circulation très active du virus chikungunya, mais notre pays est également confronté à une circulation, certes plus limitée, mais néanmoins importante, des virus de la dengue et du Nil occidental.
Nous sommes donc confrontés, pour la première fois, à une triple circulation de ces virus appelés arbovirus (de l’anglais arthropod-borne virus, « virus transmis par les arthropodes », en l’occurrence les moustiques). Cette double problématique - une augmentation importante du nombre de cas d’infections et une diversité des virus circulant - engendre une situation particulièrement complexe.
Comment qualifier la saison 2025 ? Exceptionnelle ? Inédite ? Inattendue ? Si les deux premiers qualificatifs s’imposent sans hésitation, le dernier s’avère inexact, tant les spécialistes du domaine alertent depuis plusieurs années sur le risque prévisible, voire inéluctable, de l’implantation durable de ces virus, autrefois confinés aux régions tropicales, sous nos latitudes.
La France n’est pas la seule concernée : l’Italie, l’Espagne et d’autres pays européens enregistrent également une recrudescence de cas témoignant d’une dynamique globale, même si notre pays reste l’un des plus touchés en Europe.
Dans l’Hexagone, le virus chikungunya est impliqué à lui seul dans près de 800 cas répartis dans 80 foyers différents, c’est-à-dire des groupes de cas liés à un même lieu ou événement.
Le virus chikungunya est transmis par le désormais célèbre moustique tigre (Aedes albopictus). Introduit en France en 2004, cet insecte est aujourd’hui le principal vecteur de maladies virales en Europe. Si le sud de la France, notamment la région PACA, reste la zone la plus touchée, des cas d’infection ont également été identifiés plus au nord, notamment en Alsace et en Île-de-France, où le moustique tigre est désormais bien implanté.
L’explication majeure de la hausse des cas de chikungunya observés dans l’Hexagone réside dans la forte circulation du virus cette année à La Réunion ainsi qu’à Mayotte, confrontées à la plus importante épidémie de chikungunya depuis plus de vingt ans. Les échanges aériens réguliers entre ces territoires ultramarins et la France hexagonale, mais aussi, plus largement, avec d’autres zones de forte circulation virale, ont favorisé l’introduction du virus sur le continent.
Preuve en est : cette année, près de 80 % des cas importés (où la maladie a été rapportée de voyage) observés en France hexagonale proviennent de La Réunion.
Ce sont ces cas importés qui sont à l’origine des cas autochtones, le moustique tigre pouvant piquer ces individus infectés et transmettre la maladie à d’autres personnes n’ayant pas voyagé. De nombreux cas importés, une répartition du moustique tigre de plus en plus vaste dans l’Hexagone : les explications de la hausse de cette année sont toutes trouvées…
Avec quelles conséquences ? Les symptômes du chikungunya sont souvent proches de ceux d’une grippe, avec de la fièvre, des maux de tête et des douleurs musculaires. Si la plupart des malades se rétablissent complètement en quelques jours. Cependant, chez certaines personnes, une forme chronique de la maladie peut s’installer avec des douleurs articulaires très invalidantes, pouvant perdurer jusqu’à plusieurs années après l’infection !
Bien que très largement majoritaire, le chikungunya n’est cependant pas le seul virus à circuler en France continentale cette année.
Deux autres virus ont fait parler d’eux cette année. Le premier est celui de la dengue (habituellement l’arbovirus circulant le plus dans le monde), transmis lui aussi par le moustique tigre. Une trentaine de cas autochtones de dengue ont été identifiés dans l’Hexagone. Il y a encore quelques années, ce chiffre aurait été considéré comme exceptionnel !
À ceci s’ajoutent près de 1 000 cas importés, provenant majoritairement de Guadeloupe, de Polynésie française et de Martinique, mais aussi de nombreuses autres régions du globe. Le nombre réel de cas est probablement largement sous-estimé, car la dengue est principalement asymptomatique et, chez les personnes qui développent des symptômes, ceux-ci peuvent être facilement confondus avec ceux d’autres maladies, puisqu’ils se traduisent par de la fièvre, des maux de tête, et des douleurs musculaires.
Heureusement, dans la grande majorité des cas, la dengue provoque une infection sans gravité. Cependant, chez environ 1 % des personnes infectées, la maladie peut prendre une forme beaucoup plus grave, hémorragique, pouvant s’avérer mortelle.
Le dernier membre de ce trio inédit qui a fait s’emballer les compteurs cette année est le virus du Nil occidental avec près de 60 cas répertoriés, principalement dans le sud de la France. À la différence des deux virus précédents, celui-ci est propagé par le moustique commun (Culex pipiens), une espèce de moustique indigène, présente en Europe depuis des millénaires et largement répartie sur l’ensemble de notre territoire.
Par ailleurs, on ne parle pas de cas importés ou autochtones ici, tous les cas identifiés étant des infections locales. Pourquoi ? Parce que l’être humain ne peut pas transmettre le virus à un autre humain par l’intermédiaire du moustique.
Ce sont les oiseaux infectés, venus bien souvent de pays lointains au cours de leur migration, qui vont transmettre le virus du Nil occidental à d’autres oiseaux « locaux », par l’intermédiaire des moustiques communs. Ce sont également ces derniers qui peuvent transmettre ensuite nous le transmettre. Il s’agit donc ici d’un cas typique de zoonose : la transmission d’une maladie de l’animal à l’être humain.
Cette situation, plus difficile à anticiper, est encore rendue plus complexe par le fait que le virus du Nil occidental peut également se transmettre par don de sang ou transplantation d’organes. Cette année, en France, deux personnes ont ainsi été contaminées après une transplantation de rein, en raison de l’infection par le virus du greffon du donneur. Ces transmissions alternatives nécessitent de revoir nos stratégies de don de sang et d’organes en période de circulation de ce virus…
Fait marquant : le virus du Nil occidental, principalement cantonné au sud de l’Europe, s’étend désormais plus au nord. L’Île-de-France a ainsi été touchée pour la toute première fois avec une vingtaine de cas identifiés, illustrant l’extension de la menace.
Ce virus, anodin pour la majorité des personnes infectées, peut néanmoins, chez certaines personnes, notamment les plus âgées, cibler notre cerveau et à provoquer des encéphalites ou des méningites (inflammation du cerveau ou des méninges) pouvant s’avérer fatales. C’est de ce fait l’arbovirus qui provoque le plus de décès en Europe, avec plus de 60 morts identifiés en Europe en 2025, dont malheureusement les deux premiers en France cette année…
L’augmentation actuelle des cas est probablement le prélude à ce qui nous attend dans les prochaines années… Cette hausse, amorcée timidement au début des années 2020, est pour de nombreux spécialistes inéluctable.
Les explications sont multiples, comme l’augmentation du transport aérien favorisant l’importation de cas, dans un monde de plus en plus interconnecté. Mais un des facteurs les plus importants est sans doute le réchauffement climatique. En effet, les insectes comme les moustiques, ne pouvant pas réguler leur température, sont extrêmement sensibles aux variations climatiques.
Dans certaines régions, le changement climatique en cours accroît leur période d’activité. On observe ainsi des moustiques de plus en plus tôt dans l’année et leur disparition survient de plus en plus tardivement. Par ailleurs, jusqu’à une certaine température, la durée de vie des moustiques augmente avec la chaleur et leur métabolisme, accéléré, favorise la multiplication des virus dans leur organisme. Un cocktail détonnant…
Pour faire face à cette nouvelle situation, il est impératif de renforcer les réseaux de surveillance de ces virus émergents. En outre, l’élimination de l’eau stagnante (qui favorise la reproduction des moustiques) reste, avec les moyens de protection individuels contre les piqûres (moustiquaires, produits répulsifs), la meilleure stratégie actuelle pour lutter contre ces nouvelles menaces. Des menaces difficiles à anticiper, mais dont nous savons qu’elles deviendront quotidiennes dans les années à venir…
Yannick Simonin a reçu des financements de l'Université de Montpellier, la région Occitanie, l'ANRS-MIE, l'ANR et la Communauté Européenne (Horizon)
05.11.2025 à 15:23
Michel Wieviorka, Sociologue, membre Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (CADIS, EHSS-CNRS), Auteurs historiques The Conversation France
Dans un contexte de droitisation qui étouffe l’horizon collectif, la mémoire de Mai 68 est parfois évoquée comme « origine du déclin ». Pourtant, son héritage rappelle qu’un changement social profond peut naître « d’en bas ». À l’échelle mondiale, la génération Z, ou Gen Z, relance aujourd’hui des formes de mobilisation qui contestent les élites, réinventent les symboles et réclament plus de démocratie. Une nouvelle promesse de transformation politique ?
Les tendances à la droitisation de la vie politique et intellectuelle française s’inscrivent dans un contexte de perte de repères. Qui ose parler de « jours heureux » à venir, comme le faisait le Conseil national de la résistance ? De « lendemains qui chantent » comme le Parti communiste français au temps de sa splendeur ?
À gauche, le discours ne prête guère à l’optimisme, il est surtout question de crises, sans horizon plus lointain que l’élection présidentielle de 2027. L’absence de perspectives est accablante, et la guerre en Ukraine, les horreurs du Proche-Orient ou la géopolitique erratique de Donald Trump alimentent des raisonnements dans lesquels les acteurs et les enjeux de la vie internationale occupent presque toute la place et semblent déconnectés des dynamiques sociales ou politiques internes aux sociétés concernées, en dehors du nationalisme.
La droitisation mine le débat démocratique en rejetant les demandes sociales au nom de leur supposé impact sur l’économie, et en disqualifiant les revendications culturelles en celui de l’intégrité de la nation et de l’universalisme abstrait que porte l’idée républicaine. La droite et l’extrême droite désignent notamment, parmi les coupables, Mai 68 et ses acteurs, qui en ayant sapé l’autorité auraient ouvert la voie au « wokisme » et autres « gangrènes ».
Mai 68 a exercé un impact durable sur la vie collective, accélérant et même déclenchant l’entrée de la société dans l’ère postindustrielle, d’en bas, à partir de contestations, et non pas via des jeux politiciens et politiques publiques plus ou moins technocratiques. Il faut tirer une leçon de ce constat : Mai 68, dans ce qu’il a pu comporter de meilleur, nous invite à considérer avec confiance et bienveillance au moins certaines des mobilisations récentes ou contemporaines, et à y voir la marque non pas de crises (ou pas seulement) mais de nouveaux conflits propres à l’ère nouvelle, ou lui permettant d’advenir.
Hier, des actions collectives spectaculaires se sont opposées à des pouvoirs autoritaires : mouvement pro-démocratie « des parapluies » à HongKong, en 2014 ; « printemps arabe », inauguré en Tunisie en décembre 2010 ; soulèvement postélectoral de 2009 en Iran, avec le « mouvement vert », puis en 2022-2023 le mouvement « Femme-Vie-Liberté », sous la bannière de Mahsa Amini, jeune Kurde d’Iran tuée par la police des mœurs, etc.
Aujourd’hui se mobilise la génération Z, ou Gen Z, née grosso modo entre 1995 et 2010. Au Maroc, à Madagascar, en Indonésie, au Népal, au Pérou, au Kenya, etc., le mouvement Gen Z met en cause les classes dirigeantes, leurs dépenses fastueuses ou tout au moins superflues – des stades par exemple, moins urgents que l’accès à l’eau, à l’électricité, à un logement décent pour les plus démunis.
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Avec des différences d’un pays à l’autre, certes, Gen Z dénonce la corruption, le népotisme, les carences des services publics, l’injustice sociale, la précarité. Elle a soif d’écoute. Elle demande des droits. Elle se heurte à une répression violente, à des emprisonnements abusifs. Elle lutte à la fois pour diverses revendications, et pour les conditions de leur traitement politique, c’est-à-dire pour la démocratie ou pour son élargissement.
Gen Z est de son temps. À l’aise dans la culture du numérique, le mouvement use de l’IA non sans humour et s’organise grâce aux réseaux sociaux, tel Discord. Sa modernité culturelle globale s’observe aussi dans sa référence au manga One Piece et dans l’adoption comme emblème du drapeau de l’équipage du personnage principal, le pirate Luffy, qui libère les peuples et se bat contre un gouvernement corrompu.
Le mouvement est générationnel, mais ce n’est pas la guerre d’une génération contre d’autres.
Rien ne dit que Gen Z durera ou exercera un impact durable. La répression est toujours susceptible de l’emporter. Gen Z peut s’abolir, s’institutionnaliser pour donner naissance à un parti politique. Ou dégénérer, laisser la place à la spirale de la violence, au terrorisme, à la guerre civile. On observe déjà qu’il est lourd souvent de colère, de rage, et que, faute pour lui, de débouché politique, les débordements ne manquent pas : émeutes, pillages notamment. Mais comme Mai 68, il mérite d’être perçu dans ce qu’il présente de meilleur, son haut niveau de projet, sa capacité à innover culturellement et à se mobiliser pour des droits fondamentaux.
On peut aisément repérer pour la France des points communs avec le mouvement Gen Z en considérant par exemple, pour les seules années récentes, les luttes écologistes, féministes, antiracistes, les gilets jaunes, Nuit debout, ou bien encore les manifestations contre la réforme des retraites.
Sociales, en effet, les demandes, ici, mettent aussi en jeu le revenu, la justice, l’égalité, l’accès à l’éducation, à la santé, au logement ou à l’emploi, le refus de la corruption – des thèmes chers à Gen Z.
Culturelles, elles peuvent porter sur l’environnement, ou concerner les identités minoritaires. En matière éthique, elles plaident pour d’autres relations entre les femmes et les hommes, contre le racisme, l’antisémitisme, pour des réponses appropriées aux questions liées à la vie et à la mort – des thèmes qui ne sont pas nécessairement ceux du mouvement Gen Z à l’étranger, mais qui ne s’opposent pas à eux.
Les mouvements contemporains, tout comme Gen Z, recourent aux réseaux sociaux, et tendent à privilégier une logique d’autogestion horizontale associée au refus de tout leader. Ils sont susceptibles d’adopter un objet emblématique, une couleur : un bonnet rouge (en Bretagne, en 2013), un gilet jaune (en 2018-2019).
Avec ici une différence considérable : s’il est possible de constater des caractéristiques générationnelles dans un pays comme la France, on n’a pas vu à ce jour s’affirmer une action collective puissante de jeunes de type Gen Z.
En démocratie, quand les demandes émanant de la société ne trouvent pas leur traitement politique faute de partis, d’instances, d’institutions où elles peuvent être entendues et débattues, elles débouchent chez les uns sur la violence, les rêveries révolutionnaires ou insurrectionnelles, chez d’autres sur l’apathie ou le découragement, chez d’autres encore sur un tropisme accru pour les réponses autoritaristes.
Dès lors, les forces extrêmes du spectre politique peuvent récupérer certaines de ces demandes en les intégrant et en les pervertissant. Les gilets jaunes ont ainsi été critiqués par exemple pour la place qu’a pu occuper le national-populisme dans le discours des acteurs, ou pour leur côté « mâle blanc hétéro ». Mais il n’y a aucune raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain, les dérives avec l’essentiel, qui se lit dans les significations les plus élevées de l’action, et non dans ses dérapages.
Des points communs existent donc entre bien des mobilisations en France, et Gen Z. Mais une distinction les sépare, selon qu’elles jouent ou non un rôle dans le changement de type de société, et selon alors les acteurs qui les portent.
Ce n’est pas faire preuve de mépris, pour reprendre une notion récemment mise à l’honneur par le sociologue François Dubet, que de dire des luttes comme celle des gilets jaunes ou sur les retraites, qu’elles ne font guère partie des mobilisations caractéristiques d’une société post-industrielle (c’est-à-dire qui en appellent à une autre relation à la nature et à l’environnement, à d’autres conceptions de la production et de la consommation). Leurs enjeux, sociaux, sont hautement respectables ; mais bien peu dessinent un contre-projet de société. Leur niveau de projet ne vise pas à faire basculer la société dans une nouvelle ère – même si ces luttes sont plus ou moins pénétrées de thèmes post-industriels, par exemple lorsqu’elles cherchent à articuler le social et l’environnement (comme dans le Pacte du pouvoir de vivre porté par la CFDT et une soixantaine d’associations).
On l’a évoqué, l’appel à un contre-projet n’est pas aussi fortement associé à l’émergence d’une jeunesse. Et le désir d’entrer dans un nouveau monde se mêle confusément à la défense de ce qui faisait les charmes de l’ancien, ou se télescope avec lui. Les gilets jaunes, par exemple, reprochaient aux élites de parler de fin du monde quand eux parlaient de fin du mois.
Nous ne manquons pas d’analyses, de mises en garde et de propositions pour sortir d’une crise – de la démocratie, de la représentation politique, des partis, des institutions, du modèle républicain… Mais à trop parler de crise, on ne s’écarte pas de jeux politiciens tournés vers l’accès au pouvoir et obsédés par la perspective de la prochaine élection présidentielle.
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On en délaisse vite une toute autre perspective : celle d’une société animée par ses mouvements, par ses acteurs contestataires, et où des dynamiques conflictuelles dessinent des contre-projets, comme dans la sociologie d’Alain Touraine ou dans la philosophie politique de Claude Lefort ou de Paul Ricœur – de belles figures intellectuelles de la deuxième moitié du siècle dernier et du début de celui-ci. La leçon nous vient de pas si loin dans le temps – de ces penseurs, de Mai 68 – ou dans l’espace – de Gen Z.
Ne pas la méditer, sous-estimer aussi faibles soient-elles les mobilisations susceptibles de nous faire entrer plus vite et mieux dans l’ère post-industrielle, ou, pire encore, les disqualifier, c’est contribuer à la droitisation contemporaine de la vie collective, et faire le lit de l’extrémisme et de l’autoritarisme qui menacent.
Michel Wieviorka ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.11.2025 à 15:22
Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l'Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP)
Le Tour de France, course cycliste la plus prestigieuse au monde, est devenu un puissant instrument de soft power. L’instauration régulière à Singapour d’un critérium urbain labellisé « Tour de France » renforce la présence et l’attrait de l’épreuve en Asie du Sud-Est. Dans le sillage des bonnes relations franco-singapouriennes, la cité-État fait désormais partie intégrante de la route du Tour.
L’image a de quoi surprendre. Cœur historique de Singapour, Marina Bay est la vitrine de l’extraordinaire réussite de la cité-État depuis son indépendance il y a soixante ans : architectures futuristes, jardins suspendus, hôtels de luxe, casinos, circuit de Formule 1… C’est dans ce décor improbable que s’est déroulée, le samedi 1er novembre 2025, une étape de la Grande Boucle… ou presque. Pour la quatrième année consécutive, Singapour accueille une course estampillée « Tour de France », le temps d’un critérium urbain (60 kilomètres de course en ligne, effectuée en 25 tours d’un circuit de 2,4 km). Événement promotionnel par nature, à forte dimension marketing, il n’en demeure pas moins un rendez-vous d’intérêt pour les passionnés de vélo.
L’édition 2025 s’est déroulée dans des conditions compliquées sous une pluie diluvienne, ajoutant encore de la dramaturgie à une étape singapourienne qui attire chaque année des stars et fait vibrer les fans. Ainsi, en 2024, Marc Cavendish, recordman de victoires d’étapes sur le Tour (35 fois), avait choisi la cité-État pour mettre un terme à sa carrière – avec une dernière victoire au sprint. Cette année, malgré la présence de cadors comme le Slovène Primoz Roglic, ce sont encore les sprinteurs qui se sont disputé la victoire. Le podium, sous les yeux enthousiastes de Mark Cavendish, désormais ambassadeur du critérium, avait fière allure : on y retrouvait tout simplement les trois derniers vainqueurs du maillot vert (soit les meilleurs sprinteurs au classement par points) du Tour de France, à savoir l’Italien Jonathan Milan, l’Érythréen Biniam Girmay et le Belge Jasper Philipsen.
Épreuve sportive internationale majeure, le Tour de France revêt également une dimension géopolitique, mêlant prestige national et stratégies d’influence commerciale aux retombées économiques mutuelles. L’organisation sous sa bannière d’une course régulière à Singapour en constitue un exemple intéressant.
Créé en 1903, le Tour de France est une compétition cycliste masculine (jusqu’en 1984, ndlr) à étapes – 21, dans son format actuel, pour près de 3 500 kilomètres – qui parcourt chaque été la France, avec parfois des incursions dans les pays voisins. Souvent cité comme le troisième événement sportif mondial en termes d’audimat après les Jeux olympiques et la Coupe du monde de football, il attire près de 12 millions de spectateurs sur ses routes et des centaines de millions de téléspectateurs à travers le monde. Le Tour est le plus ancien et le plus prestigieux des Grands Tours de l’Union cycliste internationale (avec le Giro d’Italia et la Vuelta a España). Il est universellement reconnu comme le sommet du cyclisme professionnel.
Au fil du temps, le Tour est devenu bien plus qu’un simple événement sportif. Malgré les scandales de dopage récurrents, il continue de captiver le public international. En sillonnant les routes de France, il reflète l’évolution historique de la société européenne et valorise un patrimoine touristique exceptionnel.
Diffusé dans plus de 130 pays, le Tour de France s’est progressivement mué en instrument d’influence pour la France, mais aussi pour d’autres acteurs internationaux. Depuis 1954, date du premier grand départ à l’étranger (à Amsterdam), 25 éditions ont débuté hors de France : en Espagne, en Italie, en Belgique, en Angleterre, en Irlande, au Danemark, ou encore en Allemagne. Formidable publicité, la qualité des images et la mise en valeur du patrimoine local ont encouragé des villes à forte ambition touristique – Londres, Florence, Dublin, Berlin – à se porter candidates pour accueillir le départ. En 2026, c’est depuis Barcelone (Espagne) que le Tour s’élancera.
Cette internationalisation du Tour n’est pas seulement motivée par des considérations économiques : elle fait souvent écho aux grandes dates qui ont marqué l’histoire du continent européen et offre aux pays hôtes une occasion de projeter une image positive au reste du monde. Du soft power à la géopolitique, il n’y a parfois qu’un pas.
Depuis ses origines, le Tour de France porte une forte dimension géopolitique. Le choix de ses parcours reflète souvent une intention diplomatique liée à des événements historiques. En 1919, le Tour s’arrête à Strasbourg pour célébrer le retour de l’Alsace-Lorraine dans le giron national. Durant la guerre froide, le Tour fait face à la concurrence de la Course de la paix, organisée dans les pays communistes d’Europe de l’Est, symbole de la division du continent. En 1964, le Tour traverse pour la première fois l’Allemagne, quelques mois après la réconciliation officielle entre Paris et Bonn. Dix ans plus tard, la Grande Boucle passe par le Royaume-Uni, nouvellement intégré à la Communauté économique européenne (CEE). En 1994, les coureurs empruntent le tunnel sous la Manche, inauguré quelques semaines plus tôt.
Si les équipes ne représentent plus des nations, mais des sponsors privés, certaines sont directement financées par des États : Israël Premier Tech, Astana (Kazakhstan), UAE Team Emirates ou Bahrain Victorious. De quoi faire du Tour un outil de rayonnement, mais aussi une cible de choix. Les grands sujets de relations internationales s’invitent parfois dans le peloton et perturbent la course.
Dernier exemple en date, lors de l’édition 2025, des actions récurrentes de militants propalestiniens qui ont perturbé la course. Quelques semaines plus tard, la dernière étape de la Vuelta 2025, sous la pression de manifestations propalestiniennes, sera tout bonnement arrêtée.
Course cycliste la plus prestigieuse au monde, le Tour de France a largement dépassé le cadre européen et cherche désormais à conquérir des territoires encore inexplorés.
Bien implanté en Europe, en Amérique (des athlètes états-uniens et colombiens ont remporté la compétition) et en Afrique (un cycliste africain, Binam Girmay, a remporté une étape du Tour pour la première fois en 2024), le Tour s’ouvre à présent à l’Asie, une région encore peu représentée dans le peloton. Le succès du Tour a ainsi inspiré la création de répliques dans la région : Tour du Qatar, Tour des Émirats, Tour du Timor, Tour de Pékin, Tour Down Under (Australie), Tour de Langkawi (Malaisie)…
Depuis les années 2010, des « critériums » – courses en boucle sur circuit fermé – labellisés Tour de France sont organisés au Japon et dans plusieurs villes chinoises (Shanghai, Pékin, Changsha). En 2022, Singapour est devenu le premier pays d’Asie du Sud-Est à accueillir le Tour de France. Soutenu par le Singapore Tourism Board et plusieurs partenaires privés, l’événement réunit plusieurs des meilleurs cyclistes mondiaux lors de chaque édition. Renouvelé chaque année depuis son instauration, l’événement fait désormais partie de l’agenda des grandes compétitions sportives organisées dans la cité-État.
Pour Singapour, accueillir le Tour de France s’inscrit dans une stratégie de rayonnement international fondée sur la valorisation de grands événements sportifs, à l’image du Grand Prix de Formule 1 ou de l’étape du Rugby Sevens. Pour le Tour, la cité-État constitue une porte d’entrée stratégique vers l’Asie du Sud-Est, avec l’ambition, à terme, de multiplier les compétitions satellites dans les pays voisins.
Enfin, cet événement est emblématique des bonnes relations entre Paris et Singapour et de la bonne image générale dont la France bénéficie dans la cité-État.
Alors que les deux pays célèbrent en 2025 le soixantième anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques, leur coopération s’affirme dans de nombreux domaines : politique, avec la visite d’Emmanuel Macron en tant qu’invité d’honneur du Shangri-La Dialogue 2025, en juin dernier – une première pour un chef d’État européen ; militaire, avec l’escale du porte-avions Charles de Gaulle en mars ; économique, avec près de 1 000 filiales d’entreprises françaises implantées ; mais aussi culturelle, gastronomique et, désormais, sportive avec l’organisation du Tour de France à Singapour.
Ce succès pourrait en inspirer d’autres. Le football, sport roi à Singapour, reste aujourd’hui largement dominé par les clubs de Premier League anglaise, notamment Manchester United. Le Paris Saint-Germain, dont la popularité a fortement augmenté après sa victoire en Ligue des champions, a déjà effectué une tournée à Singapour en 2018 et ouvert un bureau local. D’autres clubs français de renom, notamment ceux évoluant en Ligue des champions comme l’Olympique de Marseille, pourraient à leur tour suivre cet exemple.
Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.11.2025 à 15:21
Marco Cremaschi, Professeur d'urbanisme, Centre d’études européennes et École urbaine, Sciences Po
Le plan de « requalification urbaine » de Gaza, rédigé par des consultants américains et cité dans la proposition d’« accord de paix » de Donald Trump, dessine un avenir inquiétant pour la ville. Loin d’être une exception, il révèle une logique déjà à l’œuvre dans de nombreuses métropoles contemporaines. Comme toujours, le diable se cache dans les détails : l’urbanisme devient le langage du pouvoir économique dont la victime collatérale est l’idée même de la ville.
Dès le premier mandat de Donald Trump, son gendre Jared Kushner avait noué des relations d’affaires avec d’importants entrepreneurs saoudiens et qataris. Ces derniers avaient financé – et probablement sauvé de la faillite – une de ses entreprises immobilières à Manhattan, et soutenu ensuite la société qu’il a fondée après avoir quitté l’administration de son beau-père.
Aujourd’hui, Kushner ne représente plus le gouvernement américain : il n’est qu’un homme d’affaires, qui se trouve être proche au président. Son rôle diplomatique, aux côtés de l’envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient, l’investisseur immobilier Steve Witkoff, est purement officieux, et il n’a naturellement aucun compte à rendre sur les conflits d’intérêts liés à ses activités économiques. Ce chevauchement complet entre réseaux diplomatiques et réseaux d’affaires illustre un enchevêtrement politico-économique dont la logique est au cœur même du projet pour Gaza.
Kushner en avait déjà formulé la ligne directrice il y a longtemps : la côte de Gaza constitue une opportunité immobilière. Pourtant, ses habitants doivent être relogés, par exemple quelque part dans le désert du Néguev. Pour en discuter, Trump a réuni à la Maison Blanche Witkoff, Kushner et l’ancien premier ministre britannique Tony Blair à la fin du mois d’août 2025. Selon certains analystes, la Gaza Humanitarian Foundation – dirigée par Johnnie Moore, un évangélique allié de la Maison Blanche – a alors élaboré le plan, ensuite publié par le Washington Post. Présenté comme un exercice technique sophistiqué, le plan est également cité dans le texte de l’accord de paix proposé.
Composé de quelque quarante diapositives riches en chiffres mais pauvres en images, ce document cherche à démontrer la « faisabilité » de la reconstruction tout en ignorant la tragédie humaine des habitants de Gaza et en effaçant la dimension politique. Son seul horizon est la rentabilité financière d’un vaste projet calqué sur le modèle de Dubaï.
Ce document mérite l’attention non pour sa valeur morale – inexistante – mais parce qu’il illustre la manière dont le capitalisme financier dicte désormais la grammaire même de la vie sociale. Le « projet de paix » de Trump remplace le pacifisme marchand de la mondialisation par une pax imperialis d’inspiration romaine : d’abord l’anéantissement, ensuite le profit. Ce modèle, qui rappelle les affaires immobilières de Kushner dans le Golfe, conçoit Gaza comme un site de requalification géopolitique et urbaine, et non comme un espace habité. D’où l’accent mis sur les infrastructures et le design urbain : un développement fondé sur des tableaux Excel, des rendements attendus et les clichés du marketing d’entreprise.
Gaza n’est plus envisagée comme une ville ou un territoire, mais comme un nœud logistique reliant Israël, l’Arabie saoudite et la Méditerranée – un corridor global hors taxes. Le plan laisse entendre que le rapprochement saoudo-israélien est plus solide qu’on ne le croit, du moins vu de Washington. Le pétrole et les terres rares venant d’Arabie et de l’océan Indien atteindraient la Méditerranée sans passer par le canal de Suez, garantis par une alliance stratégique bâtie sur le dos des Palestiniens.
Dans la brochure du projet de « Riviera », les habitants de Gaza apparaissent uniquement comme une catégorie résiduelle, perçue comme un obstacle démographique ou un pion iranien. Deux millions de résidents sont effacés de l’histoire et remplacés par un récit où les « méchants de l’histoire » sont trop mauvais pour mériter des droits. Et le Hamas n’est mentionné que comme une organisation criminelle, sans aucune considération politique.
Le plan suppose qu’un quart de la population émigrera – davantage encore si des incitations économiques sont offertes. L’arithmétique est glaçante : chaque départ est évalué à un « gain » de 23 000 dollars (un peu plus de 20 000 euros). L’indemnisation des biens repose sur leur valeur actuelle, quasi nulle, tandis que les logements neufs sont estimés aux prix de Tel-Aviv, inaccessibles pour la quasi-totalité des Gazaouis.
Dans les visualisations générées par l’intelligence artificielle, les habitants ont disparu, remplacés par des investisseurs en robes blanches et keffiehs, sortant de luxueuses voitures Tesla.
Les Romains étaient plus sincères. Comme l’écrivait Tacite à propos de la conquête de la Bretagne :
« Ils font un désert et ils appellent cela la paix. »
La même logique prévaut ici – sans même feindre d’écouter les voix des concernés.
Après deux années de destruction systématique, la matérialité de Gaza – son histoire, sa topographie et même son cadastre – a été effacée ; sur 365 km2 entre désert et mer, sa densité est 50 % supérieure à celle de Tel-Aviv. Les dégâts sont terrifiants : 61 millions de tonnes de décombres, 78 % des bâtiments détruits ou endommagés, la moitié des hôpitaux hors service, et seulement 1,5 % de terres encore cultivables pour deux millions d’habitants.
Le déblaiement nécessiterait environ 18 milliards de dollars (15,6 milliards d’euros), des milliers de machines, des dizaines de milliers de mois de travail, des unités mobiles de traitement et des décharges spécialisées.
Mais comment ? Disperser ces débris sur toute la bande reviendrait à en élever la surface de 30 centimètres. Les rejeter à la mer déplacerait simplement la catastrophe ailleurs – une solution sans doute envisagée par ces entrepreneurs rapaces qui rêvent d’un port et d’îles artificielles à la manière de Dubaï.
Ce processus effacerait également la topographie et le cadastre existants. Une opportunité pour ce plan qui propose de remplacer les registres fonciers par des droits de propriété « tokenisés », échangeables sur des marchés spéculatifs basés sur la blockchain – transformant les ruines de Gaza en loterie immobilière.
Plutôt que de répondre à la famine et à l’effondrement humanitaire, on évoque la promesse d’une « Riviera du Moyen-Orient » chère à Trump. Le plan ambitionne de porter la valeur immobilière de Gaza à 300 milliards de dollars (261 milliards d’euros) en dix ans, avec plus de 100 milliards (87 milliards d’euros) d’investissements. Le contrôle et la sécurité resteraient entre des mains militaires.
La Gaza Humanitarian Foundation deviendrait un trust chargé d’administrer le territoire « jusqu’à ce qu’une communauté palestinienne réformée et déradicalisée soit prête ». Ce trust détiendrait un tiers du territoire et acquerrait la majeure partie du reste, tandis que la population serait confinée dans des « logements temporaires » – un euphémisme pour des camps.
La liste des investisseurs potentiels inclut de grands groupes de construction saoudiens et internationaux, la famille Ben Laden, Tesla, Ikea, Amazon. Ces entreprises n’ont peut-être jamais été consultées, ou peut-être que si ; on le saura bientôt mais, en attendant, leurs logos figurent sur la brochure. Le récit de la « Riviera » masque le véritable objectif : spéculation foncière et monopole sur les infrastructures.
Le dessin urbain occupe une place centrale dans le plan. À l’image du Paris d’Haussmann, le projet vise à éradiquer l’insurrection par la réorganisation spatiale. Le présupposé est celui d’une tabula rasa totale – matérielle, topographique et juridique. La côte est envisagée comme une frontière extractive pour les plateformes gazières et pétrolières.
L’ordre spatial proposé est uniforme et inquiétant : sept ou huit villes de 200 000 habitants, chacune définie par une fonction économique ou un acteur privé – centres de données, logistique, tourisme – isolées et reliées par des corridors d’infrastructures et de surveillance. Des outils d’IA produisent des projets d’une précision trompeuse, dissimulant une absence totale d’empathie, d’expérience et d’échelle humaine.
À l’École urbaine de Sciences Po, j’ai demandé aux étudiants d’imaginer la ville la plus « maléfique » possible. Leurs réponses anticipaient cette vision : quartiers fermés, espaces publics artificiels, infrastructures-barrières, surveillance totale, monumentalité anonyme. Ils ont instinctivement compris que le contraire du bon urbanisme n’est pas le désordre, mais le contrôle – l’élimination calculée de la diversité, de la proximité et de la vie commune.
Le schéma proposé pour Gaza n’est pas un exercice académique. C’est l’application délibérée d’une logique urbaine perverse, conçue pour créer un environnement « sûr » pour le capital global. Une logique qui isole, clôture, marchandise toute ressource, détruit la nature, réprime la vie sociale, limite la mobilité et impose la surveillance et l’hostilité. Elle anéantit la capacité d’agir, la communauté et la dignité au nom de la sécurité et du profit.
Ce phénomène ne concerne pas seulement Gaza. Les mêmes principes sont déjà visibles du Golfe à l’Asie : espaces privatisés, paysages artificiels, enclaves surveillées, infrastructures de contrôle. La « ville perverse » n’est plus une fiction dystopique – elle est le modèle émergent de l’urbanisation contemporaine qui, après l’urbicide, prône tout simplement une nécrocité.
On pourrait conclure par une réflexion plus inquiétante encore : les États-Unis des suprémacistes réactionnaires, qui jurent d’anéantir l’ennemi intérieur, regardent Gaza comme un modèle. Les bombes pour détruire, le promoteur pour reconstruire. Que reconstruire, demanderez-vous ?
Le guerrier Pete Hegseth et le promoteur Donald Trump l’ont dit explicitement aux 800 généraux qu’ils ont récemment réunis à Quantico : l’ennemi est parmi nous, préparez-vous – vos prochaines zones de combat seront les villes des États-Unis.
Marco Cremaschi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.11.2025 à 15:21
Peter Matanle, Senior Lecturer in Japanese Studies, University of Sheffield
Kei Uchida, Associate Professor, Conservation and Biodiversity Management, Tokyo City University
Masayoshi K. Hiraiwa, Postdoctoral Researcher, Ecology, Faculty of Agriculture, Kindai University

Même avec moins d’êtres humains, la faune sauvage ne disposerait pas nécessairement de davantage d’espace et de niches écologiques où s’installer. Dans certaines zones du Japon rural où l’humain se raréfie peu à peu, on voit la biodiversité décliner malgré tout.
Depuis 1970, 73 % de la faune sauvage mondiale a disparu, tandis que la population mondiale a elle doublé pour atteindre 8 milliards d’individus. Des recherches montrent qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence : la croissance démographique entraîne un déclin catastrophique de la biodiversité.
Actuellement, cependant, un tournant démographique inverse est en train de se produire. Selon les projections de l’ONU, la population de 85 pays diminuera d’ici 2050, principalement en Europe et en Asie. D’ici 2100, la population humaine devrait connaître un déclin mondial. Certains affirment que cela sera bénéfique pour l’environnement.
Partant de l’hypothèse que le dépeuplement pourrait contribuer à la restauration de l’environnement, nous avons tâché de voir, avec nos collègues Yang Li et Taku Fujita, si la biodiversité japonaise bénéficiait de ce que nous avons appelé un « dividende lié à la dépopulation humaine ».
Depuis 2003, des centaines de citoyens japonais collectent des données sur la biodiversité pour le projet gouvernemental Monitoring Sites 1 000. Nous avons utilisé 1,5 million d’observations d’espèces enregistrées provenant de 158 sites.
Ces zones étaient boisées, agricoles et périurbaines. Nous avons comparé ces observations aux changements observés au niveau de la population locale, de l’utilisation des sols et de la température de surface sur des périodes de cinq à vingt ans.
Ces paysages ont connu le plus fort déclin démographique depuis les années 1990.
En raison de la taille de notre base de données, du choix des sites et du positionnement du Japon en tant que fer de lance du dépeuplement en Asie du Nord-Est, il s’agit de l’une des plus grandes études de ce type.
Notre étude, publiée dans la revue Nature Sustainability, a tâché d’analyser les populations d’oiseaux, les papillons, les lucioles, les grenouilles et 2 922 plantes indigènes et non indigènes sur ces mêmes sites.
Le constat est sans appel : la biodiversité a continué de diminuer dans la plupart des zones que nous avons étudiées, indépendamment de l’augmentation ou de la diminution de la population. Ce n’est que là où la population est restée stable que la biodiversité était la plus stable. Cependant, la population de ces zones vieillit et va bientôt décliner, ce qui les alignera sur les zones qui connaissent déjà une perte de biodiversité.
Contrairement à Tchernobyl, où une crise soudaine a provoqué une évacuation quasi totale de la population qui a donné lieu à des récits surprenants sur la renaissance de la faune sauvage, la perte de population au Japon s’est développée progressivement.
Si la plupart des terres agricoles continuent d’être cultivées, certaines sont laissées à l’abandon ou désaffectées, d’autres sont vendues à des promoteurs immobiliers ou transformées en zones d’agriculture intensive. Tout cela empêche le développement naturel des plantes ou un reboisement qui enrichiraient la biodiversité.
Dans ces régions, les êtres humains sont les agents de la durabilité des écosystèmes. L’agriculture traditionnelle et les pratiques saisonnières, telles que l’inondation, la plantation et la récolte des rizières, la gestion des vergers et des taillis ainsi que l’entretien des propriétés, sont importantes pour le maintien de la biodiversité. Le dépeuplement peut donc être destructeur pour la nature. Certaines espèces prospèrent, mais il s’agit souvent d’espèces non indigènes qui posent d’autres problèmes, tels que l’assèchement et l’étouffement des rizières autrefois humides par des herbes envahissantes.
Les bâtiments vacants et abandonnés, les infrastructures sous-utilisées et les problèmes socio-juridiques (tels que les lois complexes en matière d’héritage et les taxes foncières, le manque de capacités administratives des autorités locales et les coûts élevés de démolition et d’élimination) aggravent encore plus le problème.
Alors même que le nombre d’akiya (maisons vides, désaffectées ou abandonnées) atteint près de 15 % du parc immobilier national, la construction de nouveaux logements se poursuit sans relâche. En 2024, plus de 790 000 logements ont été construits, en partie du fait de l’évolution de la répartition de la population et de la composition des ménages au Japon. À cela s’ajoutent les routes, les centres commerciaux, les installations sportives, les parkings et les supérettes omniprésentes au Japon. Au final, malgré la diminution de la population, la faune sauvage dispose de moins d’espace et de moins de niches écologiques où s’installer.
Les données démographiques montrent que l’on peut s’attendre à une dépopulation croissante au Japon et en Asie du Nord-Est. Les taux de fécondité restent faibles dans la plupart des pays développés. L’immigration n’offre qu’un répit temporaire, car les pays qui fournissent actuellement des migrants, comme le Vietnam, sont également en voie de dépopulation.
Nos recherches démontrent que la restauration de la biodiversité doit être gérée de manière active, en particulier dans les zones en déclin démographique. Malgré cela, il n’existe que quelques projets de renaturation au Japon. Pour favoriser leur développement, les autorités locales pourraient se voir attribuer le pouvoir de convertir les terres inutilisées en réserves naturelles communautaires gérées localement.
L’épuisement des ressources naturelles constitue un risque systémique pour la stabilité économique mondiale. Les risques écologiques, tels que le déclin des stocks halieutiques ou la déforestation, nécessitent une meilleure responsabilisation de la part des gouvernements et des entreprises.
Plutôt que de dépenser pour davantage d’infrastructures destinées à une population en constante diminution, par exemple, les entreprises japonaises pourraient investir dans la croissance des forêts naturelles locales pour obtenir des crédits carbone.
Le dépeuplement apparaît comme une mégatendance mondiale du XXIe siècle. Bien géré, le dépeuplement pourrait contribuer à réduire les problèmes environnementaux les plus urgents dans le monde, notamment l’utilisation des ressources et de l’énergie, les émissions et les déchets, ainsi que la conservation de la nature. Mais pour que ces opportunités se concrétisent, il faut la gérer activement.
Kei Uchida a reçu un financement de la JSPS Kakenhi 20K20002.
Masayoshi K. Hiraiwa et Peter Matanle ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
05.11.2025 à 15:21
Marine Gauthier, PhD Candidate International Relations, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Ils occupent 20 % des territoires terrestres. Les peuples autochtones sont de plus en plus présents aux COP, mais leurs voix demeurent souvent inaudibles lorsque les décideurs du monde entier se réunissent.
« Nous ne sommes pas ici simplement pour poser sur vos photos. Nous sommes titulaires de droits en vertu de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et devons être présents à la table des décisions », avait prévenu, à la COP28 (Dubaï, 2023), Sarah Hanson, membre de la communauté anishinaabée de Biigtigong Nishnaabeg au Canada, et du Forum international des peuples autochtones sur le changement climatique.
Cette année-là comme les suivantes, cependant, bien peu de représentants des peuples autochtones se trouvaient à la table des négociations. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux à se rendre aux COP pour tâcher de faire entendre les voix de leurs communautés dans des pavillons, panels, au moyen de déclarations solennelles ou d’interventions médiatiques. Ils représentent environ 476 millions de personnes et occupent 20 % du territoire terrestre parmi les plus cruciaux pour la préservation de la biodiversité et du climat. Leur rôle est donc crucial dans la lutte contre le changement climatique.
Mais derrière cette façade inclusive, un paradoxe persiste. Si la visibilité des peuples autochtones augmente, leurs voix peinent encore à peser réellement sur les décisions.
À l’approche de la prochaine COP, qui se tiendra du 10 au 21 novembre 2025 à Belém (Brésil), aux portes de la forêt amazonienne, cette contradiction mérite toute notre attention. Elle met en lumière les hiérarchies persistantes de savoirs et de pouvoir qui structurent encore les négociations climatiques internationales.
Un contraste revient de manière frappante : les sessions plénières et les panels où interviennent des représentants autochtones sont largement médiatisés, mais les espaces fermés où s’écrivent les décisions finales leur restent inaccessibles. L’essentiel des discussions techniques se joue de fait dans des « salles de négociation » réservées aux États et à quelques acteurs institutionnels disposant de sièges permanents et de droit à la parole.
La visibilité accrue ne s’est donc pas encore traduite en véritable pouvoir de décision. Ce déséquilibre se retrouve dans les contributions déterminées au niveau national (CDN), les plans que chaque pays soumet dans le cadre de l’accord de Paris (2015) pour expliquer comment il compte réduire ses émissions de gaz à effet de serre et s’adapter au changement climatique. Ces documents sont au cœur des COP, car ils servent de base à l’évaluation collective des efforts de chaque État. Or, dans de nombreux pays, leur élaboration reste très technocratique : confiée à des cabinets de consultants ou à des institutions internationales, elle se fait souvent sans véritable consultation des communautés locales ni des peuples autochtones, pourtant directement concernés par les politiques climatiques. De nouveau, à la COP28, à Dubaï en 2023, leurs voix étaient audibles sur les scènes publiques, mais absentes des textes finaux sur le mécanisme de Loss and damage (destiné à indemniser les pays et populations les plus vulnérables face aux pertes et dommages causés par le changement climatique) et les dispositifs financiers associés.
Les revendications des peuples autochtones, qu’il s’agisse de leurs droits fonciers, de leur souveraineté politique ou de la reconnaissance de leur histoire, sont ainsi rarement prises en compte. Sans doute parve que les admettre reviendrait à redistribuer le pouvoir au sein du système climatique international, ce que les États et les institutions internationales évitent soigneusement au travers de différentes stratégies, volontaires ou non.
Certes, les COP valorisent volontiers la contribution des peuples autochtones sur une série de sujets seulement. C’est le cas pour les « solutions fondées sur la nature », telles que la préservation des forêts utilisées pour compenser les émissions de carbone. Mais les contributions autorisées s’accordent avec les instruments financiers et technologiques déjà en place : ils permettent d’intégrer les savoirs autochtones tant qu’ils ne remettent pas en cause l’ordre établi. La participation devient alors une vitrine d’inclusivité, plus qu’un véritable partage du pouvoir.
Cette reconnaissance sélective s’apparente à une « justice épistémique partielle » : les savoirs autochtones sont validés quand ils renforcent les cadres scientifiques dominants, mais rarement reconnus comme fondateurs d’autres modes de gouvernance. Lors de la COP29, tenue en Azerbaïdjan en 2024, le Baku Workplan a certes souligné l’importance d’intégrer les savoirs autochtones dans les stratégies climatiques, notamment dans les domaines de l’adaptation et de la gestion des écosystèmes. Les savoirs agricoles et hydrologiques des peuples vivant en zones arides ont comme cela été largement valorisés, présentés comme une ressource précieuse pour renforcer la résilience face aux sécheresses et aux inondations.
En revanche, les savoirs portant sur la gouvernance foncière, la propriété des territoires ou les modes de consultation communautaires ont été largement absents des discussions, qui déterminent pourtant directement l’avenir de leurs terres. Ces éléments sont d’ailleurs systématiquement absents à ce jour des plans nationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’adaptation au changement climatique (les CDN).
Cette marginalisation se produit également via le fonctionnement même du régime climatique. Les négociations s’appuient sur une logique globale (des chiffres, des tonnes de carbone, des scénarios prospectifs de réduction d’émissions) qui ignore les réalités locales. Ce cadre « aplatit » la diversité des contextes et réduit les savoirs autochtones à des anecdotes culturelles. Les projets de réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts (REDD+) illustrent ce décalage.
Ces initiatives visent à réduire les émissions issues de la déforestation en quantifiant le carbone stocké dans les forêts. Mais cette logique purement comptable ignore encore les usages coutumiers de la forêt (chasse, cueillette, cultures itinérantes) et les droits fonciers des communautés locales. Ces réalités demeurent marginales au milieu des indicateurs mesurables prédéfinis, tels que le nombre d’hectares « protégés », vidant de sens leur conception du territoire comme espace de vie.
Dans les débats de la COP, certains autochtones témoignent ainsi de la difficulté de faire entendre leurs savoirs. Les experts internationaux auxquels ils s’adressent « sont bien formés aux standards mondiaux, mais peu au contexte local » déplorait ainsi un représentant autochtone d’Afrique centrale. Ce décalage oblige alors les communautés à traduire leurs savoirs dans un langage normatif pour être audibles : un effort constant de « traduction culturelle » qui affaiblit la portée de leurs connaissances.
À cela s’ajoutent des obstacles pratiques : celui de la langue (l’anglais technique de la diplomatie), du rythme effréné des sessions parallèles, des moyens financiers limités pour envoyer des délégations complètes. Face à ces obstacles, les voix autochtones passent par l’intermédiaire d’ONG ou d’agences internationales, ou par des canaux de communication digitaux. Ce qu’ils disent sur leur territoire et leur vécu est alors reformulé dans un langage calibré pour les institutions internationales, au risque d’en édulcorer la portée critique.
Enfin, lorsqu’elle est institutionnalisée, la participation autochtone, cette image de protecteur, bien qu’elle leur ouvre certaines portes, peut aussi se retourner contre eux, car elle enferme leurs savoirs dans des cases figées.
Ainsi le plan de la République du Tchad pour réduire et s’adapter au changement climatique (CDN) indique-t-il la « mise en valeur des savoir-faire et connaissances autochtones » comme le deuxième pilier de son domaine d’intervention « environnement et forêts ». Mais dans le même temps, il désigne en coupable une grande partie des activités traditionnelles de ces peuples (« pression pastorale, braconnage, pêche, pression démographique, surexploitation des ressources naturelles, feux de brousse et agriculture ») comme cause de la dégradation de la biodiversité. Seule voie, aux yeux de ce plan gouvernemental, l’exploitation des produits forestiers non ligneux (écorces, feuilles, miel, champignons…) qui deviennent des « ressources durables » compatibles avec la logique de marché. Exploitation qui ne concerne d’ailleurs qu’une partie des communautés autochtones, souvent celles établies dans les zones boisées du Sud, et qui représente une part marginale de leurs activités économiques.
Les savoirs autochtones ne servent ainsi fréquemment qu’à « réenchanter » une arène technocratique, sans pour autant en changer les règles du jeu.
À l’approche de la COP30, les peuples autochtones se préparent à une participation record, mais dans un scénario qui ressemble étrangement aux précédents. Cette conférence est un moment clé, car elle marquera la réévaluation des engagements climatiques dix ans après l’accord de Paris et elle abordera des thématiques chères aux peuples autochtones : arrêt de la déforestation d’ici à 2030, abandon des énergies fossiles, mise en place de ressources financières dédiées à la finance climatique.
Plus de 190 États et des milliers de représentants de la société civile et d’entreprises y seront présents. Le Brésil annonce la venue de 3 000 représentants autochtones, dont un millier participera à des sessions officielles – une première. Les organisations autochtones, notamment d’Amazonie, expriment déjà leurs revendications. Patricia Suarez, de l’Organisation nationale des peuples autochtones de l’Amazonie colombienne (OPIAC), rappelle à cet égard :
« Ce n’est pas seulement une question de climat, c’est une question de vie, de survie même de nos communautés. »
Pourtant, les règles du jeu n’ont pas changé. Ces représentants pourront écouter mais rarement parler. Leur inclusion dans les délégations nationales et les groupes techniques reste exceptionnelle. Surtout, la question des droits fonciers demeure un angle mort des négociations. Or, environ 22 % du carbone des forêts tropicales se trouve sur des terres gérées par des communautés autochtones, dont un tiers ne sont pas reconnues juridiquement. Sans titre foncier, ces territoires restent vulnérables à l’exploitation et à la déforestation : une menace directe pour le climat mondial comme pour la justice environnementale.
Marine Gauthier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.