22.10.2025 à 17:53
Noëline Vivet, Doctorante en Santé Publique, Ined (Institut national d'études démographiques)
Elise de La Rochebrochard, Directrice de recherche en Santé Publique au sein de l'Unité Santé et Droits Sexuels et Reproductifs, Ined (Institut national d'études démographiques)
Philippe Martin, Santé et droits sexuels et reproductifs, Ined – Eceve U1123, Inserm
Les études consacrées à la sexualité des jeunes en situation de handicap physique, sensoriel, intellectuel ou mental restent trop peu nombreuses. Il est pourtant crucial de mener des recherches pour, et avec, ce public afin d’appréhender au mieux leurs besoins et spécificités dans la sphère intime et de mener des actions de prévention, notamment contre les violences sexuelles et le risque d’infections sexuellement transmissibles.
Imaginez un monde où l’on vous considère comme une personne asexuée, sans désirs ni besoins amoureux. Un monde où l’on vous infantilise, où vous manquez d’informations essentielles sur votre propre corps et sur vos relations intimes. C’est une réalité que vivent trop souvent les jeunes en situation de handicap.
En France, 5 % des jeunes personnes âgées de 10 ans à 24 ans vivent avec un handicap, qu’il soit physique, sensoriel, intellectuel ou mental. Si l’accès à l’éducation, à l’emploi et au logement s’améliore, un aspect essentiel de leur vie reste encore trop souvent négligé : leur santé sexuelle et reproductive, comme le montre l’analyse de la littérature scientifique que nous avons menée.
En recherchant dans les bases de données scientifiques parmi les articles publiés au cours d’une décennie (2013-2023), uniquement 21 références scientifiques ont pu être trouvées. Parmi ces articles, 13 décrivent des interventions d’éducation sexuelle qui ont concrètement été proposées à de jeunes personnes handicapées, six décrivent les besoins de ces jeunes au regard de leur sexualité et deux adressent des recommandations pour mieux comprendre le sujet.
Ce très faible nombre de travaux scientifiques nous interroge en tant que chercheuses et chercheurs. La sexualité des jeunes en situation de handicap reste un sujet tabou dans la société qui évite souvent la question, en projetant sur ces jeunes une représentation d’absence de sexualité. Est-ce que cette stigmatisation de la sexualité des jeunes personnes handicapées serait également intériorisée par les scientifiques, conduisant à ce qu’ils et elles négligent cette thématique dans leurs travaux ?
En dix ans, au niveau international, seulement six publications scientifiques ont cherché à identifier les besoins concernant la sexualité des jeunes en situation de handicap (que ces personnes soient atteintes de spina bifida, d’autisme, de cancer, d’un handicap physique ou intellectuel). Considérant la diversité des handicaps, cela représente très peu de travaux.
Nous pouvons néanmoins faire l’hypothèse que les jeunes en situation de handicap ont des besoins de santé sexuelle au même titre que les jeunes sans handicap : besoins d’informations fiables et d’éducation appropriée sur leur corps, sur la contraception, sur les relations amoureuses et sexuelles, sur les infections sexuellement transmissibles (IST), sur le consentement, etc.
Les jeunes en situation de handicap ont également des besoins intimes spécifiques, liés à leur handicap. Par exemple, les jeunes ayant des troubles de l’apprentissage peuvent avoir besoin d’informations simplifiées et visuelles pour garantir leur compréhension.
Les jeunes ayant des handicaps moteurs peuvent avoir besoin de ressources et d’outils supplémentaires pour garantir leur vie affective et sexuelle (comme du matériel médical pour se mouvoir en autonomie pendant la vie sexuelle malgré leurs difficultés physiques).
Les jeunes autistes ont davantage besoin d’aide pour appréhender la communication et la lecture du consentement sexuel. Ou encore, les jeunes ayant des troubles mentaux peuvent avoir besoin d’un accompagnement spécifique pour comprendre les émotions et les relations.
Quelques études mettent en évidence le fait que les jeunes en situation de handicap sont plus vulnérables face aux violences sexuelles et aux IST que les autres jeunes.
Dans une étude réalisée auprès de femmes autistes de haut niveau (sans déficiences intellectuelles, ndlr), la moitié d’entre elles ont témoigné avoir subi, au cours de leur vie, une pénétration par la contrainte (notion incluant le mensonge et la manipulation). Une autre étude rapporte que les enfants en situation de handicap auraient « 2,9 fois plus de risques d’être victimes d’actes de violence sexuelle et 4,6 fois plus en cas de maladie mentale ou de déficiences intellectuelles ».
Pour prendre en compte ces besoins spécifiques et difficultés, il sera nécessaire d’adapter le contenu et les supports de l’éducation à la santé sexuelle en fonction du handicap (visuel, cognitif, etc.), mais également d’adopter une approche inclusive pour intégrer les jeunes en situation de handicap dans les supports et les ressources déjà existants.
Parmi les 21 travaux scientifiques analysés, aucun n’a été réalisé selon une méthode de recherche participative, c’est-à-dire en incluant de jeunes en situation de handicap dans la construction de la recherche, dans la conception et dans la mise en œuvre des interventions d’éducation à la santé sexuelle.
Pourtant, la recherche participative s’est beaucoup développée ces dernières années. Elle semblerait particulièrement pertinente à la fois pour conduire des recherches pertinentes et pour concevoir des actions de promotion de la santé sexuelle adaptées à leurs besoins spécifiques.
À lire aussi : Recherche participative en santé : rapprocher les citoyens et les scientifiques au sein de projets de recherche
En effet, les points de vue des jeunes en situation de handicap sont essentiels pour garantir l’efficacité des actions et ainsi répondre de façon adaptée à leurs besoins. Ils et elles sont les mieux placées pour identifier ces besoins, pour proposer des solutions adaptées, et pour juger de la pertinence des actions d’éducation à la santé sexuelle.
Nous faisons l’hypothèse que cette absence d’implication des jeunes en situation de handicap dans la recherche pourrait refléter un manque de formation des chercheurs et chercheuses pour communiquer efficacement avec ces jeunes dans une visée de conduite des études de recherche. Il est probablement plus facile pour les scientifiques de s’adresser aux parents et aux professionnel·le·s qui accompagnent ces jeunes, mais cela ne permet pas de comprendre totalement les besoins propres des jeunes en situation de handicap.
Communiquer avec les jeunes en situation de handicap peut se révéler particulièrement difficile et challengeant. Les jeunes peuvent rencontrer des difficultés à s’exprimer au regard de leur handicap (limite d’accès à la parole, limite d’expression orale des émotions, etc.), mais également des difficultés à comprendre l’autre dans la communication.
L’entourage des jeunes ainsi que les professionnel·le·s manquent également de moyens et de connaissances pour communiquer efficacement avec les jeunes en situation de handicap. Communiquer avec ces jeunes nécessite donc de nouvelles méthodes de communication et d’adaptation qu’il faudrait anticiper et penser dans les études scientifiques.
Finalement, ce travail met en évidence l’urgence de changer le regard sur la sexualité des jeunes personnes handicapées. Il est indispensable de sortir des préjugés et de reconnaître enfin leurs besoins. Cela pourrait passer, dans un premier temps, par des formations des professionnel·le·s qui accompagnent ces jeunes, par la sensibilisation de la communauté scientifique et des financeurs de la recherche, mais également par la formation des professionnel·le·s de la recherche à interroger le handicap.
Cette déconstruction des a priori devra permettre également de changer le regard sur les jeunes personnes handicapées, afin de pouvoir enfin les considérer comme des partenaires indispensables dans le développement d’une éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle.
Elise de La Rochebrochard a reçu des financements de l'ANR et de l'Agence de la Biomédecine.
Philippe Martin a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche.
Noëline Vivet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.10.2025 à 17:52
Virginie Arantes, Postdoctoral Researcher - Projet Chine CoREF, CNRS/EHESS (CECMC), Université Libre de Bruxelles (ULB)
Eric Fabri, Chercheur postdoctoral en théorie politique, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Krystel Wanneau, Chercheuse postdoctorale - Projet ANR "SciOUTPOST", CNRS/CREDA - UMR 7227, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Le terme s’est imposé en librairie, en politique. Il est aussi de plus en plus repris par des institutions. Il apparaît souvent comme un synonyme de « nature ». Mais que signifie ce « vivant » dont on se réclame de plus en plus ? Les autrices et auteur de Rendre le vivant politique (éditions de l’Université de Bruxelles, 2025) sondent le succès nouveau de ce mot.
C’est un terme que l’on entend de plus en plus : « vivant ». Mais d’où vient-il ? que décrit-il ? et pourquoi est-il de plus en plus invoqué ?
Une rapide recherche du terme « vivant » dans Google Ngram Viewer, qui recense la fréquence des mots usités dans les livres numérisés sur Google Books, permet déjà de repérer deux moments où son usage explose : dans les années 1980 et aujourd’hui.
Le pic des années 1980 peut sans doute s’expliquer par la montée en puissance du discours sur la biodiversité qui n’est plus confinée au registre scientifique. Mais comment expliquer le regain actuel ? Serait-il la manifestation d’un moment politique qui voit le « vivant » devenir un nouvel imaginaire structurant et un horizon de lutte ? Dans les librairies, la tendance est en tout cas nette. Le succès d’ouvrages comme Manières d’être vivant (Baptiste Morizot, 2020), Exploiter les vivants (Paul Guillibert, 2023) ou le Moment du vivant (sous la direction d’Arnaud François et de Frédéric Worms, 2016) témoigne d’une quête de sens et d’un désir de rupture avec une vision instrumentale de la nature.
Mais le mot ne circule pas qu’en rayon : il s’invite de plus en plus dans les slogans militants et partisans. En Belgique, le parti Écolo s’interroge : « Qui va protéger le vivant, qui va protéger ma santé ? », tandis qu’en France, le parti antispéciste Révolution écologique pour le vivant (REV) a été créé en 2018. On retrouve aussi ce terme dans le vocabulaire des politiques publiques, dans les mouvements sociaux, dans les dictionnaires d’écologie politique et jusque dans le langage éducatif.
Dans cette perspective, les défenseurs du vivant appellent à « faire corps » avec les écosystèmes. Ils proposent de repartir des milieux partagés à toutes les échelles – de la mare à l’océan – et de tenir compte de leurs liens, de la goutte d’eau à l’atmosphère.
Dans un contexte où les sociétés peinent à répondre à la crise environnementale – et où une partie du débat public rejette même l’écologie –, le terme « vivant » propose de décentrer le regard. Il invite à le déplacer, à voir dans la nature et les êtres qui la peuplent non pas des ressources à dominer, mais des existences avec lesquelles apprendre à cohabiter.
Le « vivant » permet ainsi de dire ce que la « nature » ne permet pas.
Contrairement à « nature », souvent pensée comme un décor extérieur ou une ressource à exploiter, le « vivant » inclut les humains dans une communauté élargie avec les animaux, les végétaux et les écosystèmes, et s’interroge sur l’ensemble plutôt que sur telle ou telle partie. Il insiste sur les relations, sur les interdépendances et sur la fragilité des milieux que nous habitons. Cette nuance explique son succès croissant : il offre un langage qui relie la crise écologique à nos existences concrètes, à nos corps, à nos manières d’habiter le monde sans nous en couper. Il comble les lacunes des analyses trop focalisées sur la partie et qui perdent de vue le tout. Et c’est précisément parce qu’il nous attache à notre être sensible qu’il ouvre un espace de luttes, d’appropriations et d’expérimentations politiques.
Sa signification varie selon les contextes. En français, il évoque des dynamiques d’interdépendance entre humains et non-humains. En anglais (life, living beings, vital), il est souvent ramené aux Life Sciences, c’est-à-dire l’ensemble des sciences de la vie (biologie, médecine, génétique, agronomie, écologie scientifique), à une approche plus fonctionnelle et technique. En Amérique latine, le « vivant » prend une tournure institutionnelle : la Constitution de l’Équateur reconnaît ainsi la Pachamama (la Terre-Mère) comme sujet de droit – une manière de traduire dans le langage juridique des visions du monde autochtones, fondées sur l’harmonie entre les êtres humains et la nature. Le préambule du texte évoque d’ailleurs la volonté de « construire une nouvelle forme de coexistence publique, dans la diversité et en harmonie avec la nature, afin de parvenir au buen vivir, le sumak kawsay », c’est-à-dire le bien vivre ou la vie en plénitude.
Dans d’autres contextes, notamment occidentaux, la gestion écologique reste trop souvent marquée par des logiques de contrôle, de « maîtrise » de la nature et de ses risques, voire d’exclusion, comme le souligne la chercheuse en sciences politiques Krystel Wanneau lorsqu’elle analyse les dispositifs de « solutions fondées sur la nature » promus par les Nations unies. Elle prend ici comme exemple les problèmes d’inondation dans le nord de la France et aux Pays-Bas pour illustrer l’attrait de ces solutions redonnant de la place à la nature en s’inspirant des services offerts par les écosystèmes.
Dès le XIIe siècle, les Flamands ont ainsi mis en place les wateringues, des dispositifs de canaux pour contenir les inondations et gagner des terres agricoles sur la mer. Aujourd’hui, ces approches conciliant activités humaines et préservation écologique se multiplient, mais elles restent marquées par des tensions entre logiques administratives, agricoles, urbaines et écologiques pouvant reconduire des rapports de pouvoir inégaux entre politiques nationales et initiatives locales, comme dans le Nord-Pas-de-Calais. Partout dans le monde, ces approches de gestion des risques « avec » le vivant séduisent sur le papier, mais leur concrétisation se heurte à des conflits dont la résolution appelle de véritables débats démocratiques.
Pas étonnant donc qu’en parallèle, des alternatives démocratiques émergent. Le mouvement des villes en transition, lancé par l’enseignant britannique Rob Hopkins, promeut des modes de vie collectifs résilients, où « prendre soin du vivant » devient un mot d’ordre local. En France, les Soulèvements de la Terre, ou encore les mobilisations écologistes radicales étudiées par le politiste Luc Sémal, montrent que le vivant peut devenir un outil de mobilisation et de critique.
Parallèlement, certaines collectivités locales expérimentent des Parlements du vivant (dans l’agglomération Dracénie Provence Verdon [Var]) ou des micro-Parlements des vivants (à La Rochelle [Charente-Maritime], à Paris) pour faire participer les écosystèmes dans les décisions publiques afin de dépasser les oppositions modernes entre humain et non-humain, raison et émotion, corps et esprit. Ce changement reflète une tentative de réinventer notre rapport au monde, en mobilisant des savoirs sensibles longtemps marginalisés.
Mais cette prise de conscience ne suffit pas. Comme le montrent les historiens de l’environnement, l’anthropocène n’est pas qu’un moment de réveil écologique : c’est aussi le produit de trajectoires politiques et économiques anciennes, qui vont de l’industrialisation et de l’exploitation coloniale aux logiques extractives et financières contemporaines. Penser le vivant exige donc plus qu’un changement de regard. Il faut transformer les priorités, les institutions, les formes de pouvoir. Les chercheurs en théorie politique Marc-Antoine Sabaté et Emmanuel Charreau insistent : ce n’est pas parce qu’on parle du vivant qu’on agit en conséquence. Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, encore faut-il changer les cadres hérités de ces histoires longues. Avoir conscience du réchauffement climatique ne produit pas une action immédiate, mais plutôt l’inverse.
Ces tensions deviennent de plus en plus visibles en Europe. En Belgique, la Cour constitutionnelle a suspendu le report de l’interdiction des diesels Euro 5 à Bruxelles, mobilisant le droit à la santé et à un environnement sain. En France, le Conseil d’État a condamné l’État pour inaction climatique (affaire Grande-Synthe, dans le Nord), confirmant que seule la contrainte juridique oblige à agir.
Mais la crise des gilets jaunes rappelle que protéger le climat sans corriger les inégalités sociales peut générer de nouvelles fractures. Comme le note le chercheur en théorie politique Éric Fabri, reconnaître le vivant sans transformer les logiques propriétaires revient à reproduire les mêmes asymétries de pouvoir et, en fait, à reconduire le paradigme de la nature (ontologie naturaliste) dont la propriété est une expression juridique. L’histoire des idées est ici utile pour révéler à quel point la vision d’une nature dont l’humain est maître et possesseur est intimement liée à l’idéologie propriétaire. Ne pas la remettre en question, c’est ainsi accepter de continuer à porter les œillères modernes qui font de la nature un ensemble de ressources à s’approprier.
Le vivant bat en brèche cette représentation et invite à penser un rapport au monde qui ne soit pas hiérarchique, unilatéral ni fondé sur la domination.
À mesure que le vivant devient un objet de débat, une question devient centrale : assiste-t-on à une transformation en profondeur de nos institutions, ou à une récupération d’un langage critique vidé de sa portée subversive ?
Comme le souligne le professeur en philosophie Philippe Caumières, parler du vivant n’a de sens que si cela s’accompagne d’un véritable renouveau de l’activité politique autonome. Or, aujourd’hui, deux dynamiques coexistent – et parfois s’opposent frontalement. D’un côté, on observe des tentatives sincères pour repenser notre rapport au vivant, à travers le droit, la politique, ou de nouvelles formes de gouvernance écologique. Mais en parallèle, le vivant devient aussi un outil de langage pour des logiques plus anciennes. États et entreprises invoquent la protection du vivant pour légitimer des politiques de contrôle, de marchandisation ou de surveillance.
C’est particulièrement visible en Chine : derrière la bannière de la « civilisation écologique », le Parti communiste chinois promet de réconcilier développement et environnement. Dans les faits, la conservation d’espèces emblématiques comme le panda ou la mise en place de parcs nationaux servent à renforcer le contrôle territorial, à limiter l’accès aux ressources ou à encadrer les populations locales, comme l’analyse la chercheuse en science politique Virginie Arantes, spécialiste de la Chine. Le vivant y devient un capital écologique et symbolique, mais aussi un instrument de gouvernement.
Ceci soulève une question centrale : le vivant remet-il en cause la distinction entre nature et culture, ou la redéfinit-il selon de nouvelles logiques ? Même lorsqu’on parle de vivant, les dynamiques d’exploitation et de pouvoir demeurent. Quel rôle peuvent jouer les humains dans ces conflits d’intérêts interespèces ? Peuvent-ils être arbitres sans imposer leurs propres normes comme seul étalon ? Cette tension traverse également les débats philosophiques. Bruno Latour appelait ainsi à reconstruire nos attachements au vivant et à reconnaître la pluralité des êtres avec lesquels nous cohabitons. Mais des penseurs, comme Frédéric Lordon ou Andreas Malm, rappellent que toute réflexion écologique qui oublie les rapports de classe et la dynamique du capitalisme risque de manquer sa cible. Penser le vivant, oui – mais sans perdre de vue les structures sociales et économiques qui façonnent les conditions de vie et le travail.
Le vivant n’est pas un mot magique. C’est un champ de lutte. Ce qui se joue, c’est la fabrication d’une frontière entre humain et nature, et la difficulté – voire l’impossibilité – d’entretenir avec celle-ci un rapport autre qu’extractiviste. Et la manière dont nous habitons le vivant, le nommons, le protégeons ou l’exploitons en dit long sur le monde que nous sommes en train de construire.
À mesure que le vivant devient un enjeu central, il peut ouvrir des voies nouvelles – ou servir à reconduire des logiques anciennes de domination.
Le défi est triple :
Plutôt qu’un consensus, le vivant est aujourd’hui une question. Il nous force à choisir : que préserver, pour quels mondes à venir, avec qui et pour qui ?
Cet article est inspiré de l'ouvrage Rendre le vivant politique, dirigé par Virginie Arantes, Éric Fabri et Krystel Wanneau, paru en 2025 aux éditions de l’Université de Bruxelles et consultable en ligne.
Virginie Arantes a bénéficié de financements du Fonds de la Recherche Scientifique – FNRS (Belgique) et du CNRS dans le cadre de son postdoctorat au sein du projet Chine CoREF. Ces soutiens n’ont exercé aucune influence sur les résultats ou les conclusions de sa recherche.
Eric Fabri a reçu des financements du Fonds National de la Recherche Scientifique FRS-FNRS pour financer ses recherches postdoctorales. Ces financements n'engendrent cependant aucun contrainte quant aux résultats des recherches menées.
Wanneau Krystel a reçu des financements de l'Agence nationale de recherche (ANR) dans le cadre de son postdoctorat au sein du projet ANR "SciOUTPOST". Ces financements n'exercent aucune influence sur les résultats ou les conclusions de sa recherche.
22.10.2025 à 17:51
Michel Rocca, Professeur d'économie politique, Université Grenoble Alpes (UGA)
L’arrêt historique rendu par la Cour de cassation, le 21 janvier 2025, dans l’affaire France Télécom marque un tournant majeur en droit du travail et en droit pénal. Rappelons que la direction de l’entreprise (devenue Orange en 2013) avait mis en œuvre, à compter de 2006, deux plans de restructuration qui prévoyaient le départ de 22 000 employés et la mobilité de 10 000 autres (sur quelque 120 000 employés). En 2008 et en 2009, 35 salariés s’étaient suicidés. Cet arrêt ouvre la voie à une nouvelle ère de responsabilisation des organisations, publiques comme privées, en matière de santé au travail.
En consacrant la notion de « harcèlement moral institutionnel », la plus haute juridiction française reconnaît définitivement que la responsabilité pénale d’une entreprise et de ses dirigeants peut être engagée lorsqu’une politique managériale, menée en connaissance de cause, a pour effet de dégrader les conditions de travail des salariés.
L’arrêt de la Cour de cassation du 21 janvier 2025 condamne définitivement sept dirigeants, mais aussi la personnalité morale de France Télécom au titre d’un « harcèlement moral institutionnel » résultant de la politique de l’entreprise. Avec cette nouvelle notion, la responsabilité pénale d’une société et de ses dirigeants peut désormais être engagée lorsqu’ils ont mis en œuvre, « en connaissance de cause », une politique d’entreprise ayant pour « objet » ou pour « effet » une dégradation des conditions de travail des salariés.
Au début des années 2000, le PDG Didier Lombard lance en effet le plan Nouvelles Expériences des Télécommunications (Next), qui prévoyait 22 000 départs en trois ans, soit 20 % de départs parmi les salariés ayant le statut de fonctionnaire. Sans procéder à des licenciements classiques, l’entreprise imagine alors une politique visant à précipiter les départs.
Les différents niveaux de l’encadrement installent un climat de pressions constantes, effectuent des réorganisations permanentes et abusives, des mutations forcées ou des mises à l’isolement. Les brimades de salariés sont fréquentes. Entre 2008 et 2011, plus de soixante employés se suicident, et quarante tentent de mettre fin à leur jour. Ce plan Next sera d’ailleurs qualifié par la presse de « plan de l’éradication ».
En pratique, cet arrêt vient ainsi consacrer la notion même de harcèlement moral institutionnel. Comme le rappelle Michel Miné, le harcèlement moral institutionnel « figure désormais au plus haut niveau de la jurisprudence […] un grand arrêt de droit pénal, mais aussi de droit du travail ».
Complétant le droit relatif au harcèlement moral, cette évolution a une portée considérable pour les salariés de toutes les organisations, mais également pour leurs directions et leurs responsables RH. Ces derniers sont désormais pénalement responsables des effets de leurs politiques. C’est donc un nouvel univers de la santé au travail qui s’ouvre potentiellement.
En s’appuyant principalement sur les travaux parlementaires relatifs à la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale, la rédaction de cet arrêt de la Cour de cassation inscrit dans le droit deux ouvertures à très forte portée progressiste. Ces ouvertures répondent précisément aux attentes des salariés dont la santé s’est détériorée du fait de politiques organisationnelles ou managériales. Michel Miné résume très bien cette évolution en notant que
« le juge n’est pas là pour juger des choix stratégiques, mais pour examiner les effets des méthodes de gestion qui en découlent ».
À la suite de cet arrêt, un tribunal administratif sera désormais légitime pour « déterminer si la méthode employée pour mettre en œuvre la politique d’entreprise excède le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise » (§70). Tout n’est donc plus possible au seul motif que c’est la liberté d’entreprendre qui appelle des choix stratégiques d’entreprise… non discutables. En matière de santé au travail, le choix de gestion dans l’organisation ne bénéficie plus d’une totale immunité : il peut être jugé.
Ensuite, cet arrêt crée, à côté du harcèlement moral déjà défini par l’article L.1152-1 du Code du travail, une forme de harcèlement moral sans qu’une relation entre des personnes individuellement identifiées soit nécessaire. Sans nécessité d’une action d’une personne sur une autre, le harcèlement moral institutionnel peut être exercé à l’égard « d’autrui » (terme de l’arrêt). Sans besoin de prouver un ciblage individuel, le harcèlement peut donc indifféremment concerner une équipe, un service, un groupe de salariés et, par extension, l’ensemble des membres d’une organisation. En fait, « pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail et aient été susceptibles de subir ou aient subi les conséquences » de la politique managériale (§40).
Les conséquences de cet arrêt sont en réalité aussi vastes que profondes. Première conséquence de l’arrêt de janvier 2025, des situations antérieures à 2025 sont concernées. Il est en effet considéré que cette évolution du droit était « prévisible » de sorte qu’elle peut s’appliquer à des faits antérieurs.
Si la temporalité est étendue, le champ l’est aussi. En condamnant également la personne morale France Télécom, la Cour de cassation étend potentiellement le champ à toutes formes d’organisation : de la TPE à la collectivité territoriale en passant par l’hôpital ou l’université, toutes les politiques managériales dysfonctionnelles ou pathogènes sont potentiellement concernées.
Cette nouveauté est intéressante : les organisations publiques et bureaucratiques sont en effet particulièrement sujettes à ces politiques aux effets dévastateurs et peu abordés, comme nous l’avons montré ailleurs à partir de la pratique du harcèlement en meute.
Ainsi, dans les mois qui viennent, les premiers jugements de différentes juridictions vont être connus et discutés. Le juge administratif sera particulièrement scruté pour connaître son degré de suivisme de l’arrêt de la Cour de cassation ; juridiction qui représente le plus haut niveau de jurisprudence : va-t-il vraiment suivre l’arrêt qui consacre le harcèlement moral institutionnel et, ainsi importer ce délit dans l’environnement public ?
L’égalité devant la loi devrait imposer que ce type de décision soit également adoptée par les juridictions administratives. Il semble assez probable que le juge administratif suive cette voie, avec toutefois quelques modulations. Un premier arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux en avril 2025 va dans ce sens. Ainsi, la jurisprudence pourrait par exemple, amener à condamner une université pour « faute de service » en cas de harcèlement moral institutionnel. Le juge devra au fond arbitrer entre un jugement mettant en avant la « responsabilité pour carence » (manquement à l’obligation de protéger les agents) ou « une qualification pénale ». Si rien n’est encore joué sur le sens de cet arbitrage, il n’en demeure pas moins que le temps de l’impunité semble révolu : les victimes peuvent désormais agir sur le terrain pénal contre l’institution elle-même, en complément des recours en droit du travail ou administratif.
Deuxième conséquence, le périmètre des acteurs impliqués et l’incidence sur leurs responsabilités sont en définitive précisés par cet arrêt de janvier 2025. C’est surtout leur mise en cause pénale qui est mise en lumière.
Dit simplement, si une politique managériale promeut, en connaissance de causes, des méthodes de gestion pathogènes pour la santé des salariés, tout dirigeant, mais aussi tout cadre actif dans la promotion de cette politique peut être jugé responsable. La Cour de cassation signale ainsi, dans son arrêt de janvier 2025, le « suivisme » des directions et services de ressources humaines (DRH) dont « les procédures et les méthodes ont infusé dans toute la politique managériale ». Fait majeur, une DRH est potentiellement « complice du délit » de harcèlement moral institutionnel quand elle accompagne des politiques pathogènes dont les effets sont connus.
Au minimum, une vigilance accrue est donc attendue des DRH en matière d’adoption de méthodes de gestion afin de ne pas être dans l’abus immanquablement porteur de risque pénal. Plus largement, la posture professionnelle de la DRH est sérieusement questionnée : connaissant l’objet ou les effets d’une politique sur la santé des salariés, doit-elle toujours accompagner sa direction, dont elle dépend de manière souvent très étroite ? Si la DRH a par exemple connaissance de la volonté d’un dirigeant de cibler un ou plusieurs salariés, au point que des atteintes à leur santé soient envisageables, quelle doit être sa posture ou son éthique, pour reprendre une notion chère à la communauté des responsables de ressources humaines ?
Par enchaînement, il est possible de tracer des perspectives au regard de ce nouvel état des lieux des responsabilités quand un harcèlement moral institutionnel est avéré pour le juge.
Comment évaluer, par exemple, la responsabilité des élus de conseils des collectivités publiques, des élus d’un conseil d’administration d’universités, d’hôpitaux ou d’associations dès lors qu’ils marquent une trop grande complaisance vis-à-vis de la poursuite de politiques managériales dont ils ont à connaître les effets sur la santé des salariés ? Ne sont-ils pas, comme « organes de décisions » partie prenante des atteintes à la santé, comme l’ont été des cadres de France Télécom ?
Naturellement, le même questionnement peut être adressé aux représentants du personnel et à leur posture. Pour la plupart d’entre eux, ils ont évidemment chevillé au corps le souci de documenter les atteintes à la santé des salariés liés au management du travail et d’accompagner les salariés en souffrance, y compris pas l’outil juridique. L’affaire de France Télécom est d’ailleurs emblématique du rôle exemplaire des représentants syndicaux. Ils ont consciencieusement mobilisés les dispositifs légaux prévus à cet effet dans les organisations (les outils de la commission Santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), notamment).
Une interrogation demeure pourtant : quelle est la responsabilité de représentants des salariés qui, par complaisance, faiblesse, intérêt ou connivence avec les directions, minimisent ou ignorent l’importance de la prise en charge cette nouvelle question du harcèlement moral institutionnel ? Dans l’affaire France Télécom, les élus CFDT et FO étaient par exemple dans « un déni de la situation » selon le syndicat Solidaires, acteur central de la démarche d’accompagnement et de dépôt de plainte. N’oublions pourtant jamais que « l’homme est responsable de son ignorance, l’ignorance est une faute », pour Milan Kundera.
Pour le citoyen-salarié, avec la reconnaissance juridique du harcèlement moral institutionnel, une nouvelle étape est sans nul doute franchie : le temps de l’impunité des directions et du management semble en tout cas révolu, quelle que soit l’organisation concernée. Tout montre que le citoyen-salarié peut donc se sentir un peu moins seul face à ses éventuelles souffrances, comme ce fut déjà le cas avec la reconnaissance juridique du « harcèlement moral », en 2002, à la suite des travaux pionniers de Marie-France Hirigoyen et de Christophe Desjours.
En définitive, le premier défi de la caractérisation juridique de cette nouvelle facette du harcèlement moral semble maintenant relevé. Si les faits sont donc assez documentés, notamment par les représentants du personnel, le juge peut travailler. Encore faudra-t-il, in fine, que les différentes juridictions fassent demain écho, dans un délai raisonnable, à cette immense attente de justice face aux errances de directions et de manageurs aux politiques déviantes et pratiques toxiques, toutes porteuses de profondes souffrances au travail, souvent inaudibles. C’est le prochain défi de santé au travail qui est devant nous.
Michel Rocca ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.10.2025 à 17:50
Alice Vernon, Lecturer in Creative Writing and 19th-Century Literature, Aberystwyth University

Des séances de spiritisme, très populaires au XIXᵉ siècle, aux vidéos contemporaines qui retracent des « chasses aux fantômes dans des maisons hantées », la quête d’une forme de communication avec l’Au-delà en dit long sur nos peurs et sur notre rapport à la mort.
En 1874, le célèbre chimiste Sir William Crookes était assis dans une pièce sombre, les yeux fixés sur un rideau recouvrant une alcôve. Soudain, le rideau s’est agité, et un fantôme lumineux, celui d’une jeune femme vêtue d’un linceul blanc, en est sorti. Crookes était fasciné.
Mais le fantôme était faux, et l’implication du scientifique dans des séances de spiritisme faillit ruiner sa carrière. Malgré tout, Crookes, comme des milliers d’autres après lui, continua à rechercher des preuves de l’existence des esprits.
La popularité des séances de spiritisme victoriennes et de la pseudo-religion qui y était associée (le spiritisme) se répandit rapidement à travers le monde. Des petits salons silencieux où se réunissaient les personnes récemment endeuillées aux grandes salles de concert, le public était avide de spectacles effrayants.
Aujourd’hui, la chasse aux fantômes reste un sujet culturel extrêmement populaire. Des plateformes, telles que YouTube et TikTok, regorgent désormais d’enquêteurs amateurs qui parcourent des bâtiments abandonnés et des maisons hantées bien connues afin de recueillir des preuves.
J’ai passé ces dernières années à faire des recherches sur l’histoire sociale de la chasse aux fantômes pour mon nouveau livre, Ghosted : A History of Ghost-Hunting, and Why We Keep Looking (cet ouvrage n’est pas traduit en français, ndlr), afin d’examiner les fantômes du point de vue des vivants. Pourquoi continuons-nous à nous accrocher à l’espoir de trouver une preuve de l’existence d’une vie après la mort ?
La chasse aux fantômes est devenue un phénomène international en 1848, lorsque les jeunes sœurs Kate et Mary Fox ont popularisé un code pour communiquer avec le fantôme qui, selon elles, hantait leur ferme à Hydesville, dans l’État de New York : il s’agissait, pour l’esprit invoqué, de frapper un certain nombre de coups pour former des réponses.
Cinq ans plus tard, on estimait qu’elles avaient amassé 500 000 dollars (soit près de 17 millions d’euros aujourd’hui). Le spiritisme s’est répandu dans le monde entier, en particulier au Royaume-Uni, en France et en Australie. Il a été favorisé par les nombreuses pertes humaines qui ont suivi la guerre civile américaine et, au début du XXe siècle, par les pertes massives causées par la Première Guerre mondiale.
Les gens se tournaient vers le spiritisme et la chasse aux fantômes pour obtenir la gloire et la fortune, mais aussi pour cultiver l’espoir et chercher inlassablement des preuves que la mort n’était pas la fin.
Parallèlement au spiritisme, cependant, des sceptiques désireux de découvrir la vérité sur les fantômes ont fait leur apparition. Les critiques les plus virulents du spiritisme étaient les magiciens, qui estimaient que les médiums tentaient de copier leur art, mais en adoptant une approche moralement répréhensible. Au moins, le public d’un magicien savait qu’il était délibérément trompé.
Le célèbre illusionniste Harry Houdini, par exemple, se disputait souvent avec son ami proche et fervent spirite, l’écrivain britannique Sir Arthur Conan Doyle, au sujet des pratiques frauduleuses des médiums.
Avec l’essor des laboratoires scientifiques modernes et le développement des appareils portables d’enregistrement du son et de l’image au XXe siècle, la chasse aux fantômes est devenue un passe-temps de plus en plus populaire et sensationnel. Harry Price, chercheur en parapsychologie, auteur et amateur professionnel, a utilisé la chasse aux fantômes pour créer un culte de la personnalité, dénichant toute apparition intéressante susceptible de lui apporter de la notoriété.
C’est lui qui a introduit la chasse aux fantômes dans les médias comme forme de divertissement. En 1936, il a réalisé une émission en direct sur la BBC depuis une maison hantée.
Le programme lancé par Price est le précurseur oublié de la chasse aux fantômes telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les émissions de téléréalité imitent le format de son émission de 1936, avec des exemples tels que Most Haunted qui a su fidéliser son public depuis sa première diffusion sur Living TV en 2002. Bien qu’elle ne soit plus produite pour la télévision, l’équipe de Most Haunted continue de filmer et de publier de nouveaux épisodes sur sa chaîne YouTube.
Elle a également clairement influencé des copies internationales telles que Bytva ekstrasensov en Ukraine et Ghost Hunt en Nouvelle-Zélande. Les réseaux sociaux ont également changé notre façon de chasser les fantômes. Ils ont permis à des groupes d’amateurs et à des enquêteurs d’atteindre un public immense sur diverses plateformes.
Mais la chasse aux fantômes est également marquée par une forte concurrence, les groupes et les enquêteurs cherchant à se surpasser les uns les autres pour obtenir les meilleures preuves. Pour beaucoup, cela signifie s’équiper d’outils dignes des ghostbusters. Il peut s’agir de gadgets et de capteurs clignotants, notamment des détecteurs de champs électromagnétiques, des enregistreurs audio high-tech et même des jouets pour chats à LED activés par le mouvement.
Tout cela dans le but d’obtenir les preuves les plus « scientifiques » et, par conséquent, la popularité et le respect de leurs pairs. Il semble que plus nous prétendons être scientifiques dans la recherche de fantômes, plus nous laissons les théories pseudoscientifiques envahir la chasse.
Pourtant, nous n’abandonnons jamais. C’est ce qui m’a fasciné lorsque j’ai entrepris mes recherches. Je voulais savoir pourquoi, après des siècles, nous ne sommes toujours pas plus près d’obtenir des preuves concluantes de l’existence du paranormal, tandis que la chasse aux fantômes est plus populaire que jamais.
J’ai même participé à quelques chasses aux fantômes pour essayer de comprendre ce mystère. Ma conclusion ? La chasse aux fantômes sert à créer des liens sociaux et en dit plus long sur les vivants que sur les morts.
J’ai vécu les expériences les plus amusantes de ma vie lors de ces chasses, qui m’ont permis d’entrer en contact, non pas avec des fantômes, mais avec de nouvelles personnes et aussi d’en apprendre davantage sur l’histoire des bâtiments « hantés ».
Ce que j’ai appris, c’est que la chasse aux fantômes concerne davantage les vivants que les morts ou les fantômes que nous essayons de trouver. La chasse aux fantômes, lorsqu’elle est pratiquée de manière éthique, est une activité sociale de première importance. Elle nous permet de surmonter notre chagrin, d’affronter notre peur de la mort et d’explorer ce que signifie être en vie.
Alice Vernon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.10.2025 à 17:28
Cécile Tassel, Doctorante en géochimie de l'atmosphère, Université Grenoble Alpes (UGA)
Gaëlle Uzu, Géochimiste de l’atmosphère, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Elle est à l’origine de 7 % des décès en France. La pollution atmosphérique est un fléau invisible, mais bien réel. Et pour s’attaquer à ce problème, il faut d’abord le mesurer.
C’est le travail de Cécile Tassel, doctorante à l’Université Grenoble-Alpes, et Gaëlle Uzu, directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Ces géochimistes de l’atmosphère sont à l’origine d’une étude inédite tout juste parue dans la revue« Nature ». Elles y utilisent un nouvel indicateur pour mesurer les dommages causés par les particules fines : le potentiel oxydant. En réunissant des données issues de 43 sites répartis dans toute l’Europe, les chercheuses ont constitué la base de données la plus complète jamais réalisée sur le sujet.
The Conversation : Jusqu’ici, les particules fines et la pollution atmosphérique étaient avant tout mesurées en fonction de leur diamètre et de leur concentration massique, avec les PM10 (masse cumulée de toutes les particules inférieures à 10 micromètres [µm]) et les PM2,5 (particules inférieures à 2,5 µm). Quelles sont les limites de ces mesures ?
Gaëlle Uzu et Cécile Tassel : Effectivement. En 1996, en France, la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie (dite loi Laure) a rendu obligatoire la mesure des particules fines, et l’indicateur réglementaire de référence a depuis lors été la concentration massique des particules en fonction de leur diamètre. La France était à l’époque pionnière, et l’UE s’est beaucoup inspirée de cette loi pour élaborer la directive européenne. Ces données sont bien sûr capitales, car nos poumons sont censés ne voir entrer et sortir que des flux de gaz lors de la respiration. Mais ces particules fines, de par leur taille, peuvent entrer dans les poumons et perturber le fonctionnement de ces organes. La taille est donc bien sûr très importante, comme la fréquence répétée d’exposition à ces particules.
Mais ces indicateurs ne nous disent pas tout. Car il y a des particules d’origine naturelle (celles des embruns marins, des volcans, des forêts, avec les végétaux qui émettent des polyols), et d’autres d’origine humaine, émises notamment par le trafic routier.
Donc si on regarde seulement la concentration massique, on peut trouver qu’un bord de mer a la même concentration de particules fines que Grenoble (Isère), une ville notoirement polluée en hiver en raison de sa position géographique de fond de vallée. Seulement, en bord de mer, ces particules seront essentiellement du sel, du magnésium qui auront plutôt un effet hydratant bénéfique sur nos poumons, tandis qu’en ville, ce sera plutôt des microgrammes (μg) émis par le trafic routier, qui n’auront pas du tout le même effet.
Pour avoir donc plus d’informations sur les caractéristiques physiques et chimiques des particules et leur dangerosité pour la santé, nous avons utilisé un autre indicateur : le potentiel oxydant.
Cet indicateur permet de mesurer le stress oxydatif dans les poumons. Ce stress est un mécanisme biologique qui signale un déséquilibre entre la quantité d’antioxydants, qui nous protègent, et les espèces réactives de l’oxygène, qui peuvent être libérées ou générées dans les poumons à la suite de l’inhalation de particules atmosphériques. En cas d’excès, un stress oxydatif croissant peut survenir, induire une inflammation des cellules pulmonaires et la mort de celles-ci. Il s’agit d’un mécanisme biologique clé dans l’apparition de maladies cardiovasculaires et respiratoires, qui font partie des premières causes de mortalité en France aujourd’hui.
Pour mieux comprendre et lutter contre ce fléau, nous avons donc réuni 11 500 mesures de potentiel oxydant issues de 43 sites répartis en Europe.
Du côté des institutions, ce nouvel indicateur a été recommandé dans la nouvelle directive européenne sur la qualité de l’air, fin 2024.
À vous écouter, tout cela paraît limpide. Pourquoi alors cet indicateur est-il si peu utilisé ?
G. U. et C. T. : Déjà, c’est un indicateur relativement récent. Il a d’abord été utilisé dans des travaux de chimistes japonais et américains au début des années 2000, mais leurs études sont restées confidentielles pendant des années. Il faut en fait attendre 2015 pour que des liens soient faits entre, d’un côté, la santé humaine et, de l’autre, les sources de pollution. À partir de là, on a pu intégrer cet indicateur dans des études épidémiologiques un peu plus larges. On a également pu modéliser les sources au niveau européen.
Comme ces mesures sont relativement nouvelles, il n’existe pas encore de protocole standardisé pour mesurer le stress oxydatif, donc les résultats ne sont pas toujours comparables d’une étude à l’autre. Pour avoir cependant une comparaison à grande échelle, nous avons réalisé nos 11 500 mesures en provenance de toute l’Europe avec le même protocole.
Concernant les antioxydants que l’on mesure, sur lequel il n’y a pas toujours non plus de consensus, nous avons décidé de réaliser deux types de test qui sont représentatifs de deux grandes familles d’antioxydants pulmonaires, et qui sont également les plus utilisés à ce jour dans la recherche.
Enfin, il n’existe pas encore d’appareil automatisé de mesure du potentiel oxydant en temps réel. Par ailleurs, modéliser cet indicateur est très coûteux en calcul.
Si l’on regarde maintenant du côté des sources de stress oxydatif, que constate-t-on ?
G. U. et C. T. : Les deux principales sources de stress oxydatif sont le trafic routier et le chauffage au bois. Pour le chauffage au bois, il est facile à détecter car, quand on brûle du bois, on brûle de la cellulose. Or, quand la cellulose brûle, elle crée des molécules de levoglucosan, et on ne connaît pas d’autres sources que la combustion du bois ou du charbon de bois qui en émettent. Donc quand on constate cette présence, on sait que c’est lié au chauffage au bois. Cela arrive généralement entre octobre et mars. Il arrive très rarement qu’on en mesure en été, et ce sera alors sans doute plutôt dû à des barbecues, mais cela reste très négligeable. Le stress oxydatif lié au trafic routier est lui présent en continu, avec bien sûr des pics lors des vacances scolaires par exemple, ou en fonction des jours de la semaine.
Avec toutes ces mesures d’ampleur inédite à l’échelle d’un continent, quels constats avez-vous pu faire qui étaient impossibles avec la seule mesure de la taille et de la concentration des particules fines ?
G. U. et C. T. : On a par exemple vu que les niveaux à Athènes (Grèce), où le préleveur est installé en face de l’Acropole, dans une zone plutôt boisée avait une concentration massique à peu près équivalente à celle d’une école de zone périurbaine d’une vallée alpine. Mais le potentiel oxydant est beaucoup plus élevé dans cette zone périurbaine du fait de sa topographie notamment, dans une vallée.
On a pu aussi constater que certains pics de concentration n’étaient pas tellement dus à des émissions locales, mais plutôt à des phénomènes météorologiques, comme des épisodes de poussières sahariennes. En tant que tel, le potentiel oxydant d’un microgramme de poussière du Sahara n’est pas très élevé, c’est plutôt l’accumulation qui est néfaste. Nos poumons ne sont pas faits pour recevoir de grandes quantités de poussières de sable par mètre cube d’air inhalé pendant plusieurs jours, ça les irrite.
Enfin, de façon plus globale, nous observons des niveaux de potentiel oxydant beaucoup plus élevés dans les sites de trafic proches des grandes voies routières que dans des sites ruraux ou même urbains. Ces différences ne sont pas aussi marquées lorsqu’on mesure seulement la concentration massique.
Mais la bonne nouvelle, c’est que l’on peut jouer sur les deux sources d’émissions principales à savoir le chauffage au bois non performant et le trafic routier. Nos simulations montrent qu’une réduction d’au moins 15 % des émissions de chacune de ces deux sources permet d’abaisser les niveaux urbains moyens de potentiel oxydant au niveau de ceux observés dans les zones urbaines les moins polluées.
Après cette publication d’ampleur inédite, quelles sont les prochaines étapes pour mieux comprendre le stress oxydatif et pour lutter contre la pollution atmosphérique ?
G. U. et C. T. : En publiant notre étude, nous avons proposé des valeurs cibles de potentiel oxydant à atteindre pour l’Europe et mis à disposition de tous notre base de données avec le code qui nous a permis de faire nos simulations de baisse des émissions. Elles peuvent donc désormais être répliquées à des niveaux plus locaux, pour fixer certains objectifs, réfléchir aux stratégies à mettre en place.
Plusieurs études tâchent également de modéliser spatialement le potentiel oxydant, mais c’est un volet de recherche toujours en cours. Des prototypes de mesures en ligne du potentiel oxydant sont aussi développés dans plusieurs laboratoires, dont l’Institut des géosciences de l’environnement (Isère), mais leur sensibilité ne dépasse pas encore les mesures en laboratoire.
Cécile Tassel est membre de l'Institut des Géosciences de l'Environnement (IGE) et de l'Institut pour l'Avancée des Biosciences (IAB). Sa thèse est financée sur les projets IDEX Université Grenoble Alpes (UGA) MOBIL'AIR/ACME.
Gaëlle Uzu a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche, de l'Europe, de l'Université Grenoble Alpes, et de sa fondation, d'Actis-FR et de l'Ademe.
22.10.2025 à 11:52
Véronique Molinari, Professeur en civilisation britannique, Université Grenoble Alpes (UGA)

En Angleterre, au XIXe siècle, le milieu médical fut secoué par un scandale lié à des excisions du clitoris pratiquées par un chirurgien de renom. L’absence de consentement éclairé des patientes fut au cœur des débats, une question qui reste d’actualité concernant la santé des femmes, et au-delà.
En 2008, l’Assemblée mondiale de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) adoptait la résolution WHA61.16 sur l’élimination des mutilations génitales féminines (MGF), dans laquelle elle appelait à l’intervention concertée des gouvernements, des organismes internationaux et des organisations non gouvernementales.
L’OMS estimait à l’époque que 100 à 140 millions de femmes dans le monde avaient été victimes de telles mutilations, le plus souvent pratiquées entre la petite enfance et l’âge de 15 ans. En 2025, elles sont plus de 230 millions à avoir subi des mutilations génitales féminines dans 30 pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie et 3 autres millions sont exposées à en subir chaque année. Cette augmentation ne serait pas attribuable à une plus grande fréquence de mutilations génitales féminines mais à l’augmentation de la population dans les pays concernés.
La pratique de la « clitoridectomie », à savoir l’excision du clitoris – et parfois des lèvres –, généralement associée aujourd’hui à certaines régions du monde et communautés religieuses et culturelles a, pendant un temps, au cours du XIXᵉ siècle, également été prônée en Europe comme « remède » à la masturbation, à la nymphomanie, à l’hystérie et autres « troubles nerveux » supposés.
Elle est, en Angleterre, associée au nom d’Isaac Baker Brown, chirurgien et obstétricien de renom qui, en publiant un compendium de ses opérations, suscita, en 1866, un scandale majeur au sein de la toute jeune profession de gynécologues et obstétriciens.
Ce scandale, qui illustre l’une des tristes rencontres entre chirurgie et aliénisme ainsi que la peur suscitée par la sexualité féminine à l’époque victorienne, nous donne de façon plus inattendue, l’occasion d’identifier l’une des toutes premières mentions, au sein de la profession médicale britannique, de la notion de « consentement éclairé » (selon la définition de l’article 6 de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme.
La clitoridectomie, il est important de le souligner au détriment du sensationnalisme, a été, en Grande-Bretagne, essentiellement l’histoire d’un seul homme, Isaac Baker Brown. Alors au sommet de sa carrière, le médecin postule que le remède aux maladies nerveuses de ses patientes consisterait tout simplement à retirer la cause de l’excitation, à savoir le clitoris.
Il se base sur les liens alors établis par certains médecins entre lésions du système nerveux central et excitation des nerfs périphériques (dont le « nerf pudendal ») et, pour ce faire, se réfère notamment aux conférences de Charles Brown Séquart, « Lectures on the Physiology and Pathology of the Central Nervous System », dispensées au Royal College of Surgeons of England.
Entre 1858 et 1866, Isaac Baker Brown pratique 47 clitoridectomies sur des femmes âgées de 21 à 55 ans, qu’il relate en détail dans On the Curability of Certain Forms of Insanity, Epilepsy, and Hysteria in Females. Toutefois, au lieu de renforcer sa notoriété, la publication de cet ouvrage enflamme les esprits et les plumes.
La revue médicale le Lancet ouvre les hostilités en juin 1866 : un confrère, Harry Gage Moore, y dénonce l’opération subie par l’une de ses patientes de 26 ans, sans aucun bénéfice et au prix d’intenses douleurs.
Rapidement, d’autres témoignages affluent :
« Certaines patientes auraient été opérées à leur insu ; d’autres, persuadées que l’intervention était bénigne. »
L’affaire prend une telle ampleur que Baker Brown accepte la création d’une commission d’enquête et promet de suspendre ses pratiques. Accusé, quelques mois plus tard, d’avoir manqué à sa parole, il se voit contraint de se présenter, en avril 1867, devant le Conseil de la toute jeune Société d’obstétrique de Londres (London Obstetrical Society), qui décidera, à 194 voix contre 38, son expulsion.
Si l’on situe généralement l’apparition de l’expression « consentement éclairé » aux années 1950 (la décision Schloendorff v. Society of New York Hospital de 1914 ne concernait quant à elle que le « consentement simple »), c’est pourtant bien de cela dont il est question dans les débats autour de la clitoridectomie auxquels on assiste entre juin 1866 et avril 1867.
La lecture des courriers et procès-verbaux des différentes réunions révèle en effet une évolution très rapide du débat de la question de l’efficacité de l’opération, dénoncée par de nombreux confrères comme « une mutilation abominable et inutile » (Henry MacCormac M.D., “Askesis”, Medical Times and Gazette, 23 mars 1867, p. 317), à celle du lien de confiance entre médecin et patiente ou patient.
Si les patientes de Baker Brown, célibataires et mariées, se sont souvent présentées de leur propre chef à la London Surgical Home où Brown opère, il s’avère en effet que le médecin a parfois pratiqué l’excision lors d’interventions annexes, sans consentement préalable, et que même lorsque celui-ci avait été obtenu, de nombreuses femmes ignoraient la véritable portée de l’acte chirurgical.
Charles West relate ainsi le cas d’une de ses patientes, amputée de son clitoris par I. Baker Brown lors d’une opération pour une fissure anale (British Medical Journal, 15 décembre 1866 : 679).
Dès décembre 1866, The Lancet soutient l’affirmation de Charles West pour qui
« l’ablation du clitoris pratiquée à l’insu de la patiente et de ses proches sans explication complète de la nature de l’intervention… est extrêmement inappropriée et mérite la plus ferme réprobation »
(« The operation of excision of the clitoris », The Lancet, 22 décembre 1866 : 698).
Quelques mois plus tard, la revue va plus loin : même si l’opération pouvait s’avérer utile, est-il « éthiquement correct, interroge-t-elle, de mutiler une femme atteinte de troubles mentaux qui ne peut légalement consentir à une telle opération, même si cette dernière pouvait s’avérer utile » (« The Surgical Home », The Lancet, 2 février 1867 : 156).
La question éthique, liée à celle du consentement éclairé, apparaît par la suite au premier rang des accusations portées à l’encontre de Baker Brown lors du débat qui mène à l’exclusion de ce dernier de la profession, en avril 1867. Un éditorial paru quelques jours plus tard dans le Medical Times and Gazette et intitulé « Clitoridectomy and Medical Ethics » mérite également d’être mentionné dans la mesure où s’y trouve dénoncé le processus de diagnostic lui-même.
De jeunes femmes, expliquait l’article, pouvaient être profondément ignorantes de la nature et de la portée des questions posées lors de la consultation (« Ressentez-vous une irritation dans certains organes ? », « Est-ce très grave ? », « Cela vous pousse-t-il à les frotter ? ») ; elles pouvaient aussi être enclines à exagérer leurs sensations afin d’aller dans le sens du médecin et répondre positivement à toute question suggestive. Le consentement ne devait donc pas, éthiquement, être un « consentement routinier ».
L’éthique médicale exigeait à la fois le consentement et l’information préalable de la patiente (ses proches ne sont pas mentionnés cette fois-ci) quant à la nature et aux conséquences d’une opération. Celle-ci impliquait non seulement l’information, mais une véritable compréhension de la « portée réelle », de la « nature » et des conséquences « morales » de l’opération.
De tels prérequis correspondent indubitablement à ce que l’on définit aujourd’hui comme le « consentement éclairé » et semblent indiquer que celui-ci, contrairement à ce qui a pu être affirmé jusqu’à une date récente, fut conceptualisé en Grande-Bretagne avant le XXe siècle, anticipant de façon étonnante les principes modernes de bioéthique.
L’affaire Baker Brown marque un tournant. Après 1867, la clitoridectomie dite « thérapeutique » disparaît du paysage médical britannique (elle perdurera toutefois bien au-delà aux États-Unis). Quand elle est évoquée dans les revues professionnelles de l’époque, c’est uniquement pour dénoncer une pratique « odieuse et non scientifique ».
Cet épisode illustre la complexité de la médecine victorienne. Oui, les représentations misogynes ont pesé lourd dans l’imposition de traitements douloureux aux femmes, mais il existe aussi, dès le XIXe siècle, une résistance interne, qui ne doit pas être occultée.
Ce scandale permet également de mesurer l’ancienneté du consentement médical, et du consentement éclairé en particulier, dont les modalités continuent d’être explorées dans le cas de troubles cognitifs, des compétences du malade à consentir ou barrières linguistiques ainsi que face à l’impact de l’utilisation croissante de l’IA dans le processus diagnostique et la décision thérapeutique ; la loi de bioéthique de 2021 introduit ainsi une information obligatoire en cas de recours à l’intelligence artificielle en santé.
Véronique Molinari a reçu des financements dans le cadre du projet IDEX ANR-15-IDEX-02 « Genre, santé mentale et médecine de l’intime au XIXe siècle : discours, pratiques, résistances et circulations transatlantiques » GESAME-19) Université Grenoble Alpes, 2023-24.