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08.12.2025 à 11:46

Atteindre la neutralité carbone exigera 3 859 milliards d’euros par an jusqu’en 2050

Riadh Manita, Professor of Accounting and Auditing, Neoma Business School

Sabri Boubaker, Professor of Finance, EM Normandie

Comment récolter tout cet argent ? Une étude souligne la nécessité de créer une stabilité institutionnelle pour assurer le développement de la finance verte.
Texte intégral (1537 mots)
La France est précurseur de la finance verte, en ayant créé en 2017 une obligation souveraine verte de sept milliards d’euros sur 22 ans. SummitArtCreations/Shutterstock

Comment récolter cette somme colossale ? Une étude menée auprès de 42 pays souligne que la stabilité institutionnelle permet d’assurer le développement de la finance verte. Ses conclusions sont nettes et sans bavure : les pays avec un cadre réglementaire solide s’en sortent le mieux.


La planète réclame une facture colossale : 3 859 milliards d’euros par an jusqu’en 2050 pour éviter le chaos climatique, selon l’Agence internationale de l’énergie. L’écart reste abyssal entre cette urgence climatique et les capitaux levés pour financer cette transition.

Notre étude couvrant 42 pays entre 2007 et 2023 rappelle une bonne nouvelle : la finance verte se déploie durablement là où les États offrent un cadre clair et cohérent.

Comment, concrètement, fonctionne cette corrélation?

Réduire l’incertitude

Nos résultats montrent que plus un pays adopte des politiques environnementales ambitieuses, plus le volume d’obligations vertes émises sur son territoire augmente.

L’indice utilisé dans cette étude, fondé sur les données de l’Agence internationale de l’énergie, recense l’ensemble des mesures environnementales adoptées dans le monde. Il correspond au nombre total de lois, réglementations et plans d’action environnementaux en vigueur dans chaque pays. Plus ce stock de règles est élevé, plus le cadre climatique national apparaît développé, prévisible et crédible pour les investisseurs.

Ce lien s’explique par un mécanisme simple : un environnement réglementaire clair réduit l’incertitude sur les futures politiques climatiques. Les émetteurs d’obligations vertes savent quelles activités seront financées, tandis que les investisseurs disposent d’un cadre pour évaluer la rentabilité des projets. De facto, la demande d’obligations vertes croît, réduit leur prime de risque, et stimule mécaniquement leur volume d’émission.

L’Europe en pointe

Cette dynamique se vérifie particulièrement en Europe. Selon l’Agence européenne de l’environnement, la part des obligations vertes dans l’ensemble des obligations émises par les entreprises et les États de l’Union européenne est passée d’environ 0,1 % en 2014 à 5,3 % en 2023, puis 6,9 % en 2024.

Dans ce contexte, la taxonomie verte européenne et le reporting obligatoire sur les risques climatiques et les indicateurs ESG – CSRD, SFDR– instaurent un cadre d’investissement harmonisé, facilitant l’allocation de capitaux vers les actifs verts.


À lire aussi : À quoi servent les obligations vertes ?


La France illustre cette dynamique européenne. Elle ouvre la voie dès 2017 avec une obligation verte de sept milliards d’euros sur vingt-deux ans, émise par l’Agence France Trésor. Selon une étude de la Banque de France, les obligations souveraines vertes de la zone euro offrent en moyenne un rendement inférieur de 2,8 points de base (0,028 point de pourcentage) à celui d’obligations souveraines classiques comparables. Cet écart, faible mais régulier, est interprété par la Banque de France comme une « prime verte ». Concrètement, les investisseurs acceptent de gagner un peu moins pour détenir des titres verts.

La Chine rattrape son retard

À ce jour, les gouvernements du monde entier ont adopté environ 13 148 réglementations, cadres et politiques visant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.

En Chine, les réformes des critères ESG en 2021 et 2022, ainsi que leur alignement avec les standards internationaux, ont placé le pays parmi les tout premiers émetteurs mondiaux d’obligations vertes, selon la Climate Bonds Initiative. En Afrique du Nord, l’Égypte s’est lancée avec une première obligation souveraine verte en 2020, soutenue par la Banque mondiale.

Dans ces économies, un cadre réglementaire stable est également associé, dans nos données, à des maturités moyennes pondérées plus longues pour les obligations vertes. Lorsque le cadre réglementaire se renforce, les obligations vertes présentent en moyenne des échéances de dix à vingt ans, plutôt que de quelques années seulement. L’enjeu : financer des projets de long terme, comme des infrastructures énergétiques ou de transport.

L’Italie, l’Espagne, l’Inde et l’Indonésie vulnérables

L’effet des politiques climatiques sur la finance verte est particulièrement marqué dans les économies « vulnérables sur le plan énergétique ». Dans notre étude, nous avons utilisé deux indicateurs : la part des importations nettes d’énergie dans la consommation nationale et l’intensité énergétique (consommation d’énergie rapportée au PIB).

À titre d’illustration, des pays européens fortement importateurs d’énergie, comme l’Italie ou l’Espagne, et des économies émergentes à forte intensité énergétique, comme l’Inde ou l’Indonésie, présentent ce profil de vulnérabilité.

Nous classons ensuite les pays de notre échantillon selon leur degré de vulnérabilité énergétique à partir de ces deux indicateurs. Lorsque l’on compare l’évolution des émissions d’obligations vertes dans les économies les plus vulnérables à celle observée dans les autres pays de l’échantillon, on constate qu’un même durcissement des politiques climatiques s’y traduit par une augmentation nettement plus rapide du recours à la finance verte.

Réduire la dépendance aux énergies fossiles

En Europe, la crise énergétique de 2022 et le lancement de REPowerEU ont profondément reconfiguré le lien entre politique climatique et sécurité énergétique.

Face à la flambée des prix du gaz, l’Union européenne a accéléré la réduction de sa dépendance aux combustibles fossiles importés. Selon le Conseil de l’Union européenne, la part du gaz russe dans ses importations de gaz est passée de plus de 40 % en 2021 à environ 11 % en 2024 pour le gaz acheminé par gazoducs ; à moins de 19 % si l’on inclut le gaz naturel liquéfié. Dans le même temps, la capacité solaire de l’Union européenne a presque triplé depuis 2019 pour atteindre un peu plus de 300 GW en 2024, et les énergies renouvelables ont fourni près de 47 % de l’électricité européenne.

Ces transformations s’accompagnent d’un effort d’investissement massif. La Commission européenne a décidé de lever jusqu’à 30 % du plan NextGenerationEU sous forme d’« obligations vertes NextGenerationEU », soit un volume potentiel d’environ 225 milliards d’euros. De leur côté, plusieurs États membres ont mis en place des programmes souverains importants : en France, l’encours des obligations assimilables du Trésor vertes (OAT vertes) atteignait environ 70 milliards d’euros fin 2023.

Pour les décideurs, l’enjeu n’est donc pas de multiplier les annonces, mais de fixer un cap crédible dans la durée.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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08.12.2025 à 11:44

S’organiser quand tout bascule : les sept rôles clés d’une cellule de crise

Carole Bousquet, Associate researcher, Université Jean Moulin Lyon 3

François Nicolle, Directeur Académique

Raphael De Vittoris, Professeur Associé Innovation & Developpement, Clermont School of Business

Quand la crise survient, il n'est pas forcément trop tard. Surtout si on a prévu une cellule spéciale avec des missions bien établies. Bien se préparer est possible.
Texte intégral (1657 mots)

Comment bien réagir à une crise quand on ne peut plus l’éviter ? Il ne suffit pas de créer une cellule spéciale dans la précipitation pour réussir à traverser ce moment délicat de la vie des entreprises, des administrations et même des musées. L’observation de plusieurs de ces organisations « ad hoc » révèle un certain nombre d’invariants.


Le récent cambriolage des bijoux et joyaux de la couronne qui s’est déroulé en moins de 500 secondes a plongé le Musée du Louvre dans une crise profonde. En quelques heures, les critiques fusent : gouvernance, sécurité, communication, investissements… tout est remis en question, des réseaux sociaux jusqu’à l’Assemblée.

Quelques minutes suffisent pour faire basculer une organisation. En sortir demande souvent des semaines, voire des mois. La bonne gestion d’une crise est d’ailleurs un élément clé de la pérennité d’une organisation. En effet, de nombreuses entreprises cessent leur activité à cause d’une mauvaise gestion de crise.

Un illustre exemple est l’entreprise Spanghero, qui a été placée en liquidation judiciaire quelques mois après la révélation de la fraude à la viande de cheval dans des lasagnes pourtant censées être préparées avec de la viande de bœuf. Une alternative pourrait être d’éviter la crise, comme certaines entreprises semblent le souhaiter, mais cela est antinomique avec la notion même de crise qui consiste en un « événement soudain et imprévisible qui s’amplifie rapidement ».

Dix ans d’observation

Malgré son importance et les limites des méthodes actuelles, la gestion de crise reste peu étudiée. Nous nous intéressons spécifiquement aux cellules de crise, à leur structuration, ainsi qu’à la répartition et à l’activation des rôles qui la composent. Pour y parvenir, une recherche-intervention a été conduite pendant dix ans au sein du groupe Michelin. Ce travail a été complété par des rencontres avec trente experts internationaux de la gestion de crise.


À lire aussi : De l’importance de connaître ses risques pour mieux anticiper une crise potentielle


Une cellule de crise, c’est une équipe temporaire chargée de gérer les effets immédiats d’un événement critique. C’est donc avant tout une situation subie qui bouscule l’agenda de ses membres et les place dans un environnement sous haute contrainte : de temps, d’efficacité et de personnes. Les cellules de crise sont protéiformes et peuvent se matérialiser différemment d’une entreprise à l’autre tant sur leur structure, leur composition, leurs objectifs ou leur fonction.

Ces différences tiennent à la culture, au secteur ou simplement aux moyens disponibles. Une grande compagnie aérienne disposera nécessairement d’une approche différente d’une petite entreprise du secteur informatique.

Six fonctions vitales

Cependant, plusieurs éléments semblent communs aux cellules de crise. Le plus souvent, le dirigeant prend d’abord la tête de la cellule, avant qu’elle ne s’élargisse aux fonctions support au fil de la crise. Aussi, six grandes caractéristiques sont partagées par ces entités :

  • Simplifier la complexité (sensemaking) : face à l’incertitude et à la surcharge d’informations, la cellule de crise doit être un espace d’interprétation collective. Son rôle consiste d’abord à donner du sens, transformer le chaos en compréhension partagée, et permettre des décisions fondées sur l’expérimentation – essai, erreur, correction.

  • Créer une représentation partagée : tous les membres doivent disposer de la même lecture de la situation. La cellule a donc pour mission d’harmoniser les informations et les priorités afin que chacun agisse en cohérence avec les autres, sans malentendus ni angles morts.

Voir au-delà de l’urgence du moment

  • Faciliter l’anticipation : la cellule doit aider à voir au-delà de l’urgence. En identifiant les évolutions possibles de la crise et les risques associés, elle permet de préparer des réponses adaptées à chaque scénario, renforçant ainsi la capacité d’anticipation collective.

  • Concevoir des plans d’action : une cellule de crise efficace ne se contente pas de réagir ; elle planifie. Elle élabore des stratégies concrètes, définit les étapes opérationnelles et précise les responsabilités pour sortir de la crise de manière ordonnée et cohérente.

  • Prendre des décisions efficaces : sous pression, la capacité à décider vite et bien devient cruciale. La cellule doit combiner réactivité et discernement, en s’appuyant sur les données disponibles et sur la diversité d’expertise de ses membres pour arbitrer avec justesse.

  • Coordonner les parties prenantes : enfin, la cellule assure la mise en cohérence de tous les acteurs impliqués ; équipes internes, partenaires externes, institutions, médias. Sa mission : synchroniser les efforts, fluidifier la circulation de l’information et optimiser l’usage des ressources.

Sept rôles clés

Une cellule de crise efficace repose sur une répartition claire des missions entre ses membres. Notre modèle a été observé sur 93 simulations de crises et 18 cellules réelles (notamment pendant la pandémie de Covid-19), puis validé par 30 experts internationaux (France, Roumanie, Pologne, Grande-Bretagne, Québec, Canada, Belgique). Chaque rôle contribue à maintenir la cohérence et la réactivité de l’ensemble, tout en garantissant la prise de décision dans un environnement incertain.

  • Le leader fixe le cap. Il définit les priorités, arbitre les décisions stratégiques et veille à la cohérence globale de l’action. Sa capacité à trancher et à assumer ses choix est déterminante pour éviter la paralysie décisionnelle.

  • Le responsable de la communication élabore et pilote le plan de communication interne et externe. Il veille à ce que les messages diffusés soient clairs, cohérents et adaptés aux différents publics (direction, collaborateurs, médias, autorités, réseaux sociaux).

  • Le facilitateur (ou coordinateur) assure la fluidité du fonctionnement collectif. Il garantit le respect des délais, la dynamique productive de la cellule et la bonne coopération entre ses membres, souvent soumis à une forte pression.

Mémoire de la crise

  • Le scribe (ou secrétaire) tient la mémoire de la crise. Il consigne les faits, les décisions et les actions entreprises, permettant un suivi rigoureux et la capitalisation d’expérience indispensable au retour d’analyse post-crise.

  • L’anticipateur se projette dans l’avenir. Sa mission consiste à imaginer les scénarios possibles, à identifier les risques secondaires et à proposer des mesures préventives ou correctrices avant qu’ils ne se produisent.

  • L’interventionniste agit sur le terrain. Il traduit les décisions en actions concrètes et coordonne les équipes opérationnelles. Sa priorité est d’assurer la sécurité des personnes et des biens, tout en maintenant la continuité des activités essentielles.

BFM 2022.
  • Le logisticien et support soutient l’ensemble de la cellule. Il veille à la disponibilité des ressources humaines, matérielles et techniques nécessaires au bon déroulement des opérations, afin que chaque membre puisse se concentrer sur sa mission principale.

Un répertoire de compétences

Cette architecture de cellule de crise doit avant tout être comprise comme un répertoire de compétences – individuelles et collectives – et de missions, plus que comme une structure figée. Dans les petites organisations, une même personne peut cumuler plusieurs fonctions ; dans les plus grandes, certaines responsabilités sont déjà intégrées dans le fonctionnement courant. L’essentiel n’est donc pas le nombre de rôles mais leur existence et leur articulation.

Ces fonctions représentent autant de compétences stratégiques que toute organisation devrait cultiver : capacité à décider, à communiquer, à anticiper, à coordonner. Penser la crise sous cet angle, c’est accepter de sortir des schémas hiérarchiques habituels pour laisser place à l’agilité, à la transversalité et à la coopération.

Surtout, chaque crise devient un moment d’apprentissage collectif. Les outils, réflexes et savoir-faire développés dans l’urgence laissent des traces durables : meilleure adaptabilité, intelligence émotionnelle accrue, réflexe d’entraide. Autant de qualités qui, au-delà de la crise elle-même, renforcent la résilience de l’organisation face aux bouleversements du monde. En somme, la cellule de crise n’est pas qu’un dispositif de gestion du risque : c’est aussi un laboratoire de compétences et de confiance.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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08.12.2025 à 11:44

Et si le problème de l’inclusion, c’était son design…

Jean-Louis Soubret, enseignant-chercheur, CY Cergy Paris Université

Et si l’inclusion ne se jouait pas seulement dans les politiques RH, mais aussi dès la conception des produits et des services qui façonnent notre quotidien.
Texte intégral (1725 mots)

L’inclusion est souvent pensée à travers le prisme des politiques de ressources humaines : quotas de recrutement, formations à la diversité, labels de conformité. Mais si l’inclusion se jouait aussi ailleurs, dès la conception des produits et des services qui façonnent notre quotidien ?


Des millions de personnes se sentent exclues ou en difficulté non pas à cause de lois ou de politiques de ressources humaines (RH), mais à cause d’un packaging mal pensé, d’un objet au design inadapté ou d’une interface numérique peu accessible.

À partir de deux projets concrets menés avec de grandes entreprises, nous montrons comment des ajustements simples, issus du design inclusif, peuvent avoir un impact réel sur l’égalité d’accès, la performance du produit, et la fidélité client.

Pour cela, trois changements essentiels pourraient être envisagés par les entreprises :

  • focaliser sur les produits davantage que sur les politiques RH. La portée du changement sera beaucoup plus importante dans la mesure où nous sommes tous consommateurs et le nombre de clients dépasse en général le nombre d’employés.

  • systématiser les efforts d’inclusion dans tous les processus de conception pour en faire des normes et multiplier les pistes de solutions. Il est en effet plus efficace d’agir en amont, à l’origine du problème, plutôt que de corriger a posteriori.


À lire aussi : La neuro-architecture ou comment faire de l’espace de travail un lieu de neurodiversité, de cohésion sociale et d’innovation


  • conjuguer les impératifs business et l’impact social des organisations pour faciliter le déploiement des solutions.

Une opportunité pour les cahiers

L’entreprise Five Stars, située aux États-Unis, est un leader mondial de la fabrication et de la commercialisation de cahiers. L’entreprise s’est intéressée à la dimension inclusive de son offre. Les méthodes d’Equitable Design, décrites dans le livre Inclusive by Design, ont permis d’identifier une opportunité pour améliorer l’expérience d’apprentissage des jeunes personnes neuroatypiques (personnes en situation d’autisme, de dyslexie, de troubles de l’attention…).

Pour les personnes appartenant à ces groupes, les outils et méthodes d’enseignement traditionnels sont peu adaptés et accroissent les risques d’échecs scolaires et, par extension, leurs perspectives de carrière et donc d’ascension sociale. Bien que distribués par millions, la pertinence de ces produits pour ce public n’avait jamais été questionnée. La question de savoir s’ils pourraient devenir des vecteurs d’égalité sociétale n’avait jamais été posée.

Ces personnes ne pensent pas toujours selon des lignes droites et sont sensibles à la surcharge sensorielle). Une étude ethnographique, menée avec des étudiants de l’UC Berkeley, lors du cours Equitable Design Lab en 2023, sur leurs modes de fonctionnement, leurs ressentis mais aussi sur leur impact sur leur écosystème direct a permis de repenser le cahier et ses usages.

Les usagers mais aussi les parents d’enfants neuroatypiques, évoquent les problèmes suivants :

« Les lignes étaient trop rapprochées. Je perdais les mots et je sautais des lignes. » (Un adulte autiste, parlant de son éducation.)

« Il dessine ses rappels. Il aime la prévisibilité. Il n’aime pas écrire. » (Un parent d’un enfant dyslexique.)

« Il s’est entraîné à écouter à la vitesse 2x. Il comprend parfaitement un discours rapide, mais il a du mal à lire. » (Un parent d’un enfant atteint d’hyperactivité.)

Un double objectif

Grâce aux mêmes méthodologies de design inclusif, de nouveaux graphiques d’organisation de la pensée, des extensions de la prise de notes digitales et vocales et des couvertures de cahier en matière haptique (perceptible au toucher, ndlr) ont été donc développés. Cette conception adaptée répond au double objectif de traduire les règles d’un système d’apprentissage rigide pour des cerveaux au fonctionnement visuel différent, et de réguler les émotions d’usagers aux émotions exacerbées.

À ce stade du projet, bien que l’intérêt en termes d’inclusion soit reconnu, les parties prenantes du groupe questionnent la viabilité économique du projet. En effet, il s’agit d’un produit manufacturé à grande échelle avec des marges serrées et guidées par la grande distribution, une approche de produit personnalisée ne semble donc pas compatible.

Jusque-là, ce marché du cahier, dont la vente est fonction du prix et de l’investissement marketing, ignorait les 20 % de consommateurs potentiels que sont les personnes neuroatypiques. Ce nouveau produit a créé une différenciation sur un marché de commodités, et a suscité leur intérêt et celui des professionnels accompagnant (orthophonistes, psychologues…), qui dans le cadre du développement en cours, s’avérent représenter des canaux de distribution alternatifs et à meilleure marge. Lors de tests réalisés auprès des usagers, ces derniers ont en effet accueilli les innovations avec enthousiasme, les considérant comme de véritables outils de soutien aux enfants en dehors des consultations. Ces conclusions se trouvent d’ailleurs généralisables pour des populations adultes, qui seront également capables d’apprécier les nouvelles fonctionnalités et bénéficier de ces nouveaux canaux de distribution.

Intrigant design égalitaire

Un autre cas concerne une multinationale commercialisant des produits d’hygiène personnelle. Déjà très reconnue pour ses engagements écologiques (elle fut notamment la première à commercialiser des bouteilles de savon faites en plastique récupéré dans les océans), elle l’est aussi pour son éthique de travail récompensée par le label Great Place To Work. Intrigué par l’idée d’un design égalitaire, le groupe a voulu imaginer comment une de leur gamme de soin du cheveu pourrait devenir plus inclusive et égalitaire.

Les outils de la méthodologie equitable design proposent une approche systémique et systématique sur le produit afin de dénombrer les principaux éléments pouvant nuire au caractère inclusif et équitable de ce dernier et de son packaging. Avec cette méthode, trois adaptations suivantes ont été imaginées :

  • redéfinir le branding, la proposition de valeur et la mise en rayon des produits pour s’affranchir d’une segmentation par genre. Il s’agit au contraire de proposer des shampooings en fonction de la typologie de cheveux. Selon l’étude de terrain réalisée par une équipe mixte d’étudiants et d’enseignants de UC Berkeley, cela permettrait aux consommateurs de bénéficier d’un produit vraiment adapté à leurs cheveux et plus inclusif pour les usagers non genrés.

  • retravailler le mécanisme de la pompe afin qu’il soit plus ergonomique pour des populations ayant des soucis de préhension (personnes âgées, enfants) et utiliser des matières rugueuses pour éviter que le produit humide ne glisse.

  • retravailler la forme des contenus inscrits sur les flacons avec des caractères plus grands, des typographies plus lisibles et inclusives et des couleurs plus contrastées permettant une meilleure identification des produits pour des personnes souffrant de difficultés visuelles (y compris des usagers portant des lunettes hors de la douche).

Un plus grand attachement à la marque

Les retours des décideurs internes étaient mitigés, traduisant une méfiance à l’idée d’être les premiers à proposer une approche radicalement différente sur un marché très bien établi. Casser les codes pourrait être mal compris par certains segments de clients et perturber les habitudes d’achat, mettant en danger la performance de vente. Une série de tests d’usage s’est donc imposée.

L’équipe a testé ces pistes d’amélioration sur un large échantillon de clientèle et leur effet immédiat s’est avéré être un attachement à la marque démultiplié, l’inauguration d’un nouveau standard de marché qui élargit la base de clientèle de la marque et contribue ainsi à une meilleure performance économique. Bien que les produits ne soient pas encore commercialisés à grande échelle, les tests utilisateurs ont montré une nette augmentation de l’intention d’achat (+ 73 % selon les panels internes), un NPS supérieur à la moyenne du secteur (+ 55) et un fort sentiment de proximité/affection (pour 8,3 répondants sur 10).

Designer pour l’inclusion, c’est aller au-delà des actions concentrées seulement sur les RH souvent centrées sur la diversité des effectifs. C’est mobiliser ce que l’entreprise fait de mieux, c’est-à-dire ses produits, comme vecteur d’inclusion et d’égalité sociétale. C’est poser la question « comment créer de la valeur en incluant mieux ? », comme le font les programmes d’inclusive design qui mobilisent aussi les connaissances en anthropologie, afin d’installer le design inclusif comme compétence centrale pour bâtir des organisations plus résilientes, plus désirables – et plus équitables.

Cet article a été écrit avec Mathieu Aguesse, enseignant au MIT (Boston) et l’Université de Californie Berkeley.

The Conversation

Jean-Louis Soubret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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