04.12.2025 à 15:15
Elise Penalva-Icher, Professeure des universités en sociologie, Université Paris Dauphine – PSL
Ces dernières semaines, l’ancien PDG de Stellantis, Carlos Tavares, a eu une forte présence médiatique à l’occasion de la promotion de son livre. Une de ses déclarations a fortement fait réagir. Selon lui, le président de la République gagnerait autant qu’un ingénieur de Stellantis, soit 19 000 euros par mois. Cela est faux. Mais au-delà du fact checking, quelle analyse pouvons-nous proposer de cette déclaration et plus largement du rapport des dirigeants aux rémunérations ?
En cet automne 2025, Carlos Tavares, ancien PDG de Stellantis à la réputation de cost killer, est en pleine promotion de son livre autobiographique, Un pilote dans la tempête (Plon). À l’écouter, ces confessions ne relèvent guère d’un exercice d’autocritique, mais plutôt d’une réhabilitation de sa personne et de son action à la tête d’un groupe pourtant aujourd’hui dans la tourmente boursière, et, confronté au scandale des airbags défectueux.
Carlos Tavares souhaite livrer sa vérité, « son éthique » comme il le dit lui-même. Il s’agit d’une belle occasion de comprendre sa rationalité en tant qu’acteur économique. Et disons-le sans suspense, celle de l’ancien PDG appartient à la catégorie de la rationalité en finalité, qui repose sur un calcul coût-bénéfice effectué dans le cadre d’une relation marchande contractuelle.
Dans son discours, on ne trouve pas de valeur ou de sens – hors du marché. Au mieux, tolère-t-il de rester dans un cadre légal, quand il répond aux journalistes que si ses rémunérations choquent, le Parlement n’a qu’à voter une nouvelle loi pour les encadrer. Mais de quoi parle-t-il et pourquoi la question de ses émoluments, comme ceux de ses comparses, déborde sa personne et peut être analysée comme un sujet central dans nos sociétés ?
Rappelons d’abord les faits. Carlos Tavares a affirmé qu’avec environ 19 000 euros brut par mois, le salaire d’Emmanuel Macron équivalait « à peu près, [au] salaire d’un bon ingénieur de Stellantis avec entre cinq et dix ans d’expérience ».
Est-ce vrai ? Aujourd’hui, les exercices de debunkage de fake news sont bien rodés. Assez rapidement, ce chiffre a été mis en cause par de nombreux articles du Figaro à BFM en passant par la Revue automobile.
À lire aussi : Les écarts de salaires stimulent-ils vraiment les individus au travail ?
Les syndicats de Stellantis ont également rétabli les faits. Un communiqué du syndicat des cadres CFE-CGC dénonce des propos « totalement erronés », et précise :
« Le salaire moyen d’un ingénieur chez Stellantis, avec cinq à dix ans d’expérience, se situe entre 4 000 et 6 000 euros brut par mois, primes comprises, selon les données internes fiables de l’entreprise. »
Cela peut heurter qu’un PDG méconnaisse autant l’échelle de rémunération de son entreprise, le conduisant à une représentation de la stratification sociale totalement biaisée, surtout quand sa propre rémunération fait débat. Et ce n’est pas un quidam qui le dit, mais un investisseur : Allianz Global Investors a voté contre les 23 millions de rémunérations proposés au vote des actionnaires réunis lors de l’assemblée générale du groupe en avril 2025.
On relèvera également que son bonus de départ de 10 millions n’a pas été versé, contrairement à d’autres dispositifs de rémunérations variables. Cela révèle à quel point, aujourd’hui, les rémunérations sont devenues complexes et individualisées, composées d’un salaire fixe, mais aussi de bonus, de participation, d’intéressement… Trop hétérogènes pour être circonscrites uniquement à la contrepartie du contrat de travail, elles débordent de la fiche de paie et témoignent de l’inscription du salarié dans le collectif que constitue son entreprise. Elles sont le signe d’un contrat social.
Et c’est pourquoi ces sommes peuvent choquer, quand elles deviennent si inexactes, comme dans le cas de l’ingénieur Stellantis, ou astronomiques pour celles des PDG. Pas tant pour leur non-véracité, mais surtout parce qu’elles révèlent le désajustement de Carlos Tavares à sa propre entreprise et à son contrat social.
Et Carlos Tavares n’est pas le premier PDG à buter sur la question de ses rémunérations. Avant lui, toujours dans le secteur automobile, Carlos Ghosn avait connu de premiers déboires quand sa rémunération n’avait pas été votée en assemblée générale d’actionnaires lors de la première année d’application de la loi Sapin 2. Heureusement pour lui, à l’époque, ce vote n’avait qu’une valeur consultative.
Rappelons aussi que Patrick Pouyanné, PDG de TotalÉnergies, a vécu un bad buzz lorsqu’il a communiqué à propos de sa rémunération sur les réseaux sociaux, qui en réaction s’étaient enflammés pour critiquer les écarts stratosphériques entre ses émoluments et le salaire moyen dans son entreprise. Il avait alors tenté une défense en se comparant à ses pairs des grands groupes pétroliers mondiaux, révélant être le moins bien rémunéré d’entre eux.
Capture d’écran du compte X de Patrick Pouyanné
On relève ici un contraste. L’opinion publique comme la loi, qui oblige aujourd’hui à communiquer des indicateurs d’écarts de salaires, posent les termes de la comparaison à l’intérieur de l’entreprise. Nos PDG, eux, en sortent pour s’inscrire dans une petite élite mondialisée. Ces justifications témoignent d’une position des PDG évoluant partiellement hors de l’entreprise qui pourtant les mandate. Est-ce un signe supplémentaire de la rupture du contrat social ?
Un autre argument apporté par Carlos Tavares pour justifier sa rémunération repose sur les risques encourus par les patrons, un discours dans la filiation de la figure de l’entrepreneur. L’argument peut être questionné, car pourquoi, pendant le Covid, la prise de risque effective des salariés de première ligne a-t-elle été récompensée par une faible prime ? La prise de risque, certes non financier mais qui n’en est pas moins important dans le cas du Covid, n’est pas rémunérée de la même façon selon la position.
Si le risque n’est plus l’apanage des entrepreneurs, quelle justification apporter pour faire accepter de tels écarts ? Car sans un consensus sur le sens à donner aux écarts salariaux, ils deviennent des inégalités… et les inégalités peuvent devenir des injustices et des sources de révolte.
Quelle est la situation générale en France ? L’échelle de l’Observatoire des inégalités nous précise que le niveau de vie médian est à 2 147 euros. Le rapport d’Oxfam note que le PDG de Téléperformance gagne 1 484 fois plus que le salaire moyen de son entreprise.
Ces montants offrent un ordre de grandeur et posent la question de comment faire tenir ensemble des salariés dans un collectif où les écarts seraient si importants qu’ils dépasseraient les limites de l’entendement. Cela tient au sens qui manque au discours de notre ancien PDG pour à la fois devenir socialement acceptable, voire responsable, mais surtout emporter l’adhésion des salariés comme de ses actionnaires. Peut-on faire corps avec une échelle de mesure si dilatée ?
Elise Penalva-Icher a reçu des financements du département recherches et études de l'APEC (rapport paru en 2016) et de l'ANR : projet ProVirCap sur les professionnel.les du capitalisme vertueux https://provircap.hypotheses.org/
04.12.2025 à 15:15
Shaina Sadai, Associate in Earth Science, Five College Consortium
Ambarish Karmalkar, Assistant Professor of Geosciences, University of Rhode Island
Si les mers et les océans fonctionnaient comme une immense baignoire, l’eau s'élèverait partout de la même façon. Ce n’est pas ce qui se passe. La fonte des glaces en Antarctique, influencée par le réchauffement climatique, entraîne une élévation inégale du niveau de la mer, notamment du fait de la gravité et du rôle du manteau terrestre.
Quand les calottes polaires fondent, les effets se répercutent dans le monde entier. La fonte de la glace élève le niveau moyen des mers, modifie les courants océaniques et affecte les températures dans des régions très éloignées des pôles. Mais cette fonte n’influence pas le niveau de la mer et les températures de la même manière partout.
Dans une nouvelle étude, notre équipe de scientifiques a examiné comment la fonte des glaces en Antarctique affecte le climat mondial et le niveau de la mer. Nous avons combiné des modèles informatiques de la calotte glaciaire antarctique, de la Terre et du climat global, incluant les processus atmosphériques et océaniques, afin d’explorer les interactions complexes entre la glace en train de fondre et les autres composantes de la Terre.
Comprendre ce qui arrive à la glace de l’Antarctique est essentiel, car elle contient suffisamment d’eau gelée pour élever le niveau moyen des mers d’environ 58 mètres. Lorsque cette glace fond, cela devient un problème existentiel pour les populations et les écosystèmes des communautés insulaires et littorales.
L’ampleur de la fonte de la calotte glaciaire antarctique dépendra de l’importance du réchauffement de la planète. Réchauffement qui dépend des futures émissions de gaz à effet de serre provenant notamment des véhicules, des centrales électriques et des industries. Des études suggèrent qu’une grande partie de la calotte glaciaire antarctique pourrait subsister si les pays réduisent leurs émissions de gaz à effet de serre conformément à l’objectif de l’accord de Paris de 2015 visant à limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Cependant, si les émissions continuent d’augmenter et que l’atmosphère et les océans se réchauffent beaucoup plus, cela pourrait provoquer une fonte importante et des niveaux marins bien plus élevés.
Nos recherches montrent que les fortes émissions présentent des risques non seulement pour la stabilité de la calotte glaciaire de l’Antarctique occidental, qui contribue déjà à l’élévation du niveau de la mer, mais aussi pour la calotte glaciaire de l’Antarctique oriental, beaucoup plus vaste et plus stable. Elles montrent aussi que les régions du monde connaîtront des niveaux différents de montée des eaux à mesure que l’Antarctique fond.
Si les mers se comportaient comme l’eau dans une baignoire, alors le niveau de l’océan s’élèverait de la même manière partout. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Au contraire, de nombreux endroits enregistrent une élévation du niveau de la mer supérieure à la moyenne mondiale, tandis que les zones proches de la calotte glaciaire peuvent même voir le niveau de la mer baisser. La raison principale tient à la gravité.
Les calottes glaciaires sont énormes, et cette masse exerce une forte attraction gravitationnelle qui attire l’eau océanique environnante vers elles, de manière similaire à la façon dont l’attraction gravitationnelle entre la Terre et la Lune influence les marées.
À mesure que la calotte glaciaire diminue, son attraction gravitationnelle sur l’océan diminue, ce qui entraîne une baisse du niveau de la mer dans les régions proches des banquises et une hausse dans les régions plus éloignées. Mais les variations du niveau de la mer ne dépendent pas uniquement de la distance à la calotte glaciaire en train de fondre. Cette perte de glace modifie également la rotation de la planète. L’axe de rotation est attiré vers cette masse de glace disparue, ce qui redistribue à son tour l’eau autour du globe.
À mesure que la massive calotte glaciaire fond, le manteau terrestre situé en dessous se soulève. Sous le socle rocheux de l’Antarctique se trouve ce manteau, qui s’écoule lentement, un peu comme du sirop d’érable. Plus la calotte glaciaire fond, moins elle exerce de pression sur la Terre solide. Avec ce poids réduit, le socle rocheux peut se soulever. Cela peut éloigner certaines parties de la calotte glaciaire des eaux océaniques réchauffées, ralentissant ainsi le rythme de la fonte. Ce phénomène est plus rapide dans les régions où le manteau s’écoule plus vite, comme sous la calotte glaciaire de l’Antarctique occidental. Cet effet de rebond pourrait contribuer à préserver la calotte glaciaire – à condition que les émissions mondiales de gaz à effet de serre restent faibles.
Un autre facteur susceptible de ralentir la fonte peut sembler contre-intuitif.
Alors que l’eau de fonte antarctique contribue à l’élévation du niveau de la mer, les modèles montrent qu’elle retarde également le réchauffement induit par les gaz à effet de serre. En effet, l’eau glacée provenant de l’Antarctique réduit la température de surface des océans dans l’hémisphère Sud et le Pacifique tropical, emprisonnant la chaleur dans les profondeurs et ralentissant l’augmentation de la température moyenne globale de l’air.
Mais même si la fonte ralentit, le niveau de la mer continue d’augmenter.
Nous avons combiné des modèles informatiques simulant ces comportements et d’autres caractéristiques de la calotte glaciaire antarctique, du manteau terrestre et du climat pour comprendre ce qui pourrait arriver au niveau de la mer dans le monde à mesure que les températures globales augmentent et que la glace fond.
Par exemple, dans un scénario modéré où le monde réduit ses émissions de gaz à effet de serre, mais pas suffisamment pour maintenir le réchauffement global en dessous de 2 °C d’ici à 2100, nous avons constaté que l’élévation moyenne du niveau de la mer due à la fonte de la glace antarctique serait d’environ dix centimètres d’ici à 2100. En 2200, elle dépasserait un mètre.
Il faut garder à l’esprit qu’il ne s’agit ici que de l’élévation du niveau de la mer causée par la fonte de l’Antarctique. La calotte glaciaire du Groenland et l’expansion thermique de l’eau de mer due au réchauffement des océans contribueront également à l’élévation du niveau de la mer. Les estimations actuelles suggèrent qu’au total, l’élévation moyenne du niveau de la mer – incluant le Groenland et l’expansion thermique – serait comprise entre 30 centimètres et 60 centimètres d’ici à 2100 dans le même scénario.
Nous montrons également comment l’élévation du niveau de la mer due à l’Antarctique varie à travers le monde. Dans le scénario d’émissions modérées, nous avons ainsi constaté que la hausse la plus importante du niveau de la mer provenant uniquement de la fonte des glaces antarctiques, jusqu’à 1,5 m d’ici à 2200, se produit dans les bassins océaniques Indien, Pacifique et Atlantique occidental – des régions éloignées de l’Antarctique.
Ces régions abritent de nombreuses populations vivant dans des zones côtières basses, notamment les habitants des îles des Caraïbes, comme la Jamaïque, et du Pacifique central, comme les îles Marshall, qui subissent déjà des impacts néfastes liés à la montée des mers.
Dans un scénario d’émissions élevées, nous avons constaté que l’élévation moyenne du niveau de la mer due à la fonte de l’Antarctique serait beaucoup plus importante : environ 30 centimètres en 2100 et près de 3 mètres en 2200.
Dans ce scénario, une large partie du bassin Pacifique au nord de l’équateur, incluant la Micronésie et Palau, ainsi que le centre du bassin Atlantique, connaîtrait la plus forte élévation du niveau de la mer, jusqu’à 4,3 m d’ici à 2200, uniquement en raison de l’Antarctique.
Bien que ces chiffres puissent sembler alarmants, les émissions actuelles et les projections récentes indiquent que ce scénario d’émissions très élevées est peu probable. Cet exercice montre néanmoins les conséquences graves de fortes émissions et souligne l’importance de les réduire.
Ces impacts ont des répercussions sur la justice climatique, en particulier pour les nations insulaires qui ont peu contribué au changement climatique mais subissent déjà les effets dévastateurs de l’élévation du niveau de la mer.
De nombreux États insulaires perdent déjà des terres à cause de la montée des eaux et ont été à l’avant-garde des efforts mondiaux pour limiter le réchauffement. Protéger ces pays et d’autres zones côtières nécessitera de réduire les émissions de gaz à effet de serre plus rapidement que ce à quoi les nations s’engagent aujourd’hui.
Shaina Sadai a reçu des financements de la National Science Foundation et de la Hitz Family Foundation.
Ambarish Karmalkar a reçu des financements de la National Science Foundation.
04.12.2025 à 14:52
Marie-Georges Fayn, Chercheuse associée, Université de Tours
Le Téléthon 2025 se tiendra les 5 et 6 décembre 2025. Née grâce à la détermination de parents d’enfants atteints de myopathie, l’association a su transformer l’épreuve de la maladie en une force génératrice d’entraide, de progrès scientifique et d’innovation sociale. Retour sur les raisons de ce succès, à la lumière des théories de l’empowerment.
Lorsqu’est créée, en 1958, l’Association française pour la myopathie (AFM), scientifiques et médecins n’ont que très peu de connaissances sur la maladie. Soutenue par une poignée de parents de patients, sa fondatrice Yolaine de Kepper, elle-même mère de quatre enfants atteints de myopathie de Duchenne, n’accepte pas la fatalité.
Elle décide de créer une structure pour faire connaître (et reconnaître) cette maladie, avec l’ambition de parvenir un jour à guérir les malades, dont la majorité mourait avant d’atteindre l’âge adulte. Les statuts initialement enregistrés au Journal officiel précisaient alors que l’objet de l’AFM était « [le] recensement des myopathes en France et en Belgique, [l’]obtention pour les malades atteints de myopathie des avantages du régime “longue durée” ; [la] création d’un centre spécialisé social et médical ».
Un peu moins de soixante-dix ans plus tard, devenue Association française contre les myopathies puis AFM-Téléthon, cette structure est une actrice incontournable de la recherche biomédicale, dont l’influence et l’expertise s’étendent bien au-delà de son périmètre initial.
L’analyse croisée des rapports institutionnels de l’association ainsi que de publications scientifiques ou issues de la société civile permet de mieux comprendre comment ce succès s’est construit, grâce à l’empowerment collectif.
Sur son site Internet,l’AFM-Téléthon revendique un réseau de 68 délégations s’appuyant sur plus de 850 bénévoles afin d’accompagner quotidiennement les malades et leurs proches.
Le refus de la fatalité, la solidarité, la quête de solutions sont les valeurs fondatrices de ce collectif. En devenant membres de l’AFM, les parents sortent de leur isolement, s’entraident et mutualisent leurs expériences. Au fil du temps les réunions informelles se sont structurées ; l’association dispose aujourd’hui d’importants moyens d’accueil et d’information : groupes de paroles, lignes d’écoute, forums…
Le rapprochement de familles confrontées aux mêmes maux a permis de faire émerger une prise de conscience, une identité partagée, des liens de solidarité, un savoir et un pouvoir collectifs offrant une illustration concrète de l’empowerment communautaire. Ce terme d’empowerment est difficile à traduire en français, car il n’existe pas réellement d’équivalent capable de restituer à la fois sa dimension individuelle et sa dynamique collective, évolutive et transformative (même si des essais ont été tentés, tels qu’« empouvoirement », « pouvoir d’agir » ou « encapacitation », notamment).
Au début des années 1980, l’AFM réalise qu’aider ne suffit pas : il faut chercher à guérir. En 1981, elle crée son premier conseil scientifique, posant les bases d’une alliance entre familles, chercheurs et médecins. En 1982, sous la présidence de Bernard Barataud, elle adopte une devise ambitieuse, « Refuser, résister, guérir ».
Mais pour atteindre cet objectif, l’association a besoin d’argent, de beaucoup d’argent. En 1987, inspirée par le Jerry Lewis Show, l’AFM lance le Téléthon avec France 2. Un marathon de trente heures d’émission en direct qui mobilisent tout un pays : 180 millions de francs (soit l’équivalent de 27 millions d’euros) sont collectés dès la première édition. C’est un tournant historique – la société civile devient co-actrice de la recherche médicale.
L’association investit dans des laboratoires et des instituts (voir tableau plus bas) et les découvertes scientifiques majeures s’enchaînent :
publication des premières cartes du génome humain mises à la disposition de la communauté scientifique mondiale (dans les années 1990) :
thérapie génique des « bébés-bulles » (2000) ;
recherches à l’origine du premier médicament pour une maladie neuromusculaire, Zolgensma (autorisé en 2019) ;
premier essai prometteur de thérapie génique contre la myopathie de Duchenne (2022-2024).
Dans son rapport annuel et financier 2024, l’association revendique plus de 40 essais cliniques en cours ou en préparation pour 33 maladies différentes (muscle, peau, cœur, vision, foie…).
Ce contexte a permis à Laurence Tiennot-Herment, présidente de l’AFM, de déclarer lors du Téléthon 2024 :
« Aujourd’hui, nous avons des résultats concrets. C’est une révolution médicale collective. »
Parallèlement au progrès scientifique, l’association poursuit sa mobilisation en faveur du soutien aux malades dans leur vie quotidienne en concevant un maillage au plus près des familles. L’AFM-Téléthon se prévaut de 120 référents parcours de santé qui interviennent non seulement à domicile, mais aussi à l’école et en entreprise, afin d’accompagner chaque étape du parcours de vie : diagnostic, scolarisation, emploi, démarches administratives.
Vecteurs d’empowerment individuel, ces professionnels favorisent l’expression des besoins, la prise d’autonomie et la construction de projets de vie adaptés à chaque situation. Leur accompagnement sur mesure aide les personnes à faire valoir leurs droits, à renforcer leur capacité d’agir et à devenir acteurs de leur parcours.
Ces dispositifs placent les personnes concernées au cœur des décisions qui les affectent. Des groupes d’intérêt par pathologie sont aussi constitués (Myopathies de Duchenne et de Becker, Amyotrophies spinales, Myasthénie, Dystrophie myotonique de Steinert, Dystrophie facio-scapulo-humérale, Maladies neuromusculaires non diagnostiquées, Myopathies inflammatoires, Myopathies des ceintures). Ils réunissent des personnes ayant développé une expertise approfondie de leur maladie. Ensemble, ils mobilisent leur intelligence collective pour co-produire des connaissances et développer les filières de santé ainsi que la recherche.
Mobilisant son énergie et ses ressources autour de deux stratégies complémentaires, l’AFM-Téléthon inscrit donc ses actions dans un empowerment collaboratif d’envergure : un axe scientifique, associant les familles à la production de connaissances fondamentales et au développement de programmes expérimentaux, et un axe social, fondé sur l’accompagnent à l’autonomie avec la co-conception de services (ouverture d’une ligne téléphonique « accueil familles » – 0 800 35 36 37 – accessible 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, création de lieux de répit) et de dispositifs de soutien en proximité (visites à domicile par les référents de parcours santé cités précédemment, cellule d’aide psychologique durant la pandémie).
L’AFM-Téléthon porte une vision ambitieuse et volontariste de la santé. Ses plaidoyers inspirent les plans nationaux sur les maladies rares et promeuvent une recherche simplifiée, mieux financée et tournée vers l’innovation.
Ainsi, le programme de dépistage néonatal comprend désormais celui de l’amyotrophie spinale infantile (SMA) chez les nouveau-nés. Il s’agit d’une extension nationale du projet Depisma porté par l’AFM-Téléthon (le projet Depisma, projet-pilote de dépistage génétique à la naissance a été déployé par l’AFM-Téléthon dans les régions Nouvelle-Aquitaine et Grand-Est ; lancé en janvier 2023, il a permis de dépister la maladie sur quatre bébés et de la traiter).
Mais son influence dépasse largement le champ sanitaire : ses trente heures d’antenne et les milliers d’événements organisés dans plus de 15 000 communes ne sont pas seulement des temps de collecte : ils constituent un levier de transformation sociale. En offrant une tribune aux malades et à leurs proches, l’association a rendu visibles celles et ceux que la société tenait à distance.
L’association s’inscrit dans une tradition d’action axée sur la solidarité, l’accompagnement des familles et le soutien à la recherche, écartant toute prise de position partisane. Cette orientation stratégique lui permet de concentrer ses ressources sur son obligation de résultat (sauver la vie des enfants).
Par ailleurs, elle met son expertise scientifique et organisationnelle au service d’autres associations, notamment pour le développement de biomarqueurs, la structuration des filières ou la réponse à des appels d’offres. L’exemple de l’AFM-Téléthon illustre la manière dont un acteur majeur peut contribuer à renforcer un empowerment collectif, sans nécessairement investir le registre politique au sens strict comme ont choisi de le faire d’autres mouvements.
Pour approfondir :
Marie-Georges Fayn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.