25.11.2024 à 12:16
Axelle Lutz, Professeure assistante en Ressources Humaines et Comportements Organisationnels, ICN Business School
Pourquoi faire le choix d’une carrière de l’autre côté de la frontière ? Et cela rend-il le parcours professionnel particulièrement atypique ? Les travailleurs transfrontaliers ressemblent en réalité beaucoup aux autres.
Les travailleurs transfrontaliers représentent 500 000 individus en France, le pays européen qui compte le plus grand nombre de ces profils. Les travailleurs transfrontaliers sont des personnes qui vivent et travaillent dans deux pays différents entre lesquels ils effectuent des allers-retours quotidiens. Ce choix repose sur différents critères : vouloir un meilleur salaire, de meilleures missions ou conditions de travail, un bon équilibre vie personnelle/vie professionnelle, etc.
Contrairement aux idées reçues, l’objectif n’est alors pas seulement de trouver un salaire plus intéressant. Leurs attentes sont plus poussées et témoignent d’une volonté de trouver un poste correspondant à des besoins aussi bien personnels que professionnels. Ces travailleurs ne trouvant pas forcément ce qu’ils souhaitent dans leur pays d’origine, ils élargissent alors leurs recherches à un marché de l’emploi international et plus spécifiquement transfrontalier. Se pose alors la question de la carrière suivie, et donc proposée, dans cet autre pays.
La carrière est l’ensemble des expériences professionnelles tout au long de la vie d’un individu, ou bien comme sa trajectoire au sein d’une ou plusieurs organisations à travers un ou divers métiers. Les formes de carrière sont multiples : elle peut être par exemple traditionnelle (linéaire et verticale au sein de la même organisation) ou nomade (possibilité d’évolution horizontale, soit au sein de diverses organisations ou divers postes). En d’autres termes, longtemps, faire carrière a renvoyé à la notion de promotion verticale, soit l’accès à un poste plus élevé dans le respect des règles de l’organisation.
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La carrière traditionnelle) correspond ainsi à une progression dans la hiérarchie d’une même organisation. Gérée par l’employeur, elle offre cependant une moindre liberté aux employés, qui supportent d’importantes contraintes et normes. Aujourd’hui, une approche par les carrières nomades permet de dépasser les limites données par l’organisation.
Les carrières nomades désignent des parcours impliquant des mobilités entre métiers et/ou entreprises, mais aussi l’auto-emploi et les parcours avec des interruptions de carrière. Il s’agit de nouvelles formes d’évolution non verticales conduisant à des changements plus fréquents d’entreprises. Dans ce type de carrière, les individus sont plus indépendants. Ainsi, cela nous amène à nous interroger sur la notion de succès ou réussite de carrière, notions objectives ou subjectives, mais qui permettent à un individu de se situer par rapport au bon équilibre entre ses attentes et son parcours professionnel.
On retrouve régulièrement l’idée reçue que les travailleurs transfrontaliers suivent une carrière particulière, souvent nomade, alors que des études démontrent que ce n’est pas forcément le cas.
En effet, selon les diplômes, les compétences ou encore l’expérience accumulée, les attentes des travailleurs en termes de conditions de travail et d’emploi ne sont pas les mêmes. À cela s’ajoute la nécessité de pouvoir jongler entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle. Des recherches ont été faites sur le sujet et il est ressorti que l’équilibre entre vies privée et professionnelle est devenu l’une des premières motivations des travailleurs transfrontaliers. L’idée n’est pas de faire une carrière internationale ou encore extraordinaire, mais de trouver le meilleur environnement professionnel afin de pouvoir s’épanouir sur les deux tableaux. Cette carrière peut suivre tout autant une trajectoire traditionnelle ou nomade, l’objectif n’étant pas de vivre une expérience hors du commun.
En effet, l’avancée professionnelle des individus dépend également des opportunités qui se présentent au sein de l’organisation ou des organisations par lesquelles l’individu passera. En effet, les obligations mutuelles existantes entre un employé et son organisation représentent un levier d’action sur le plan de la carrière. Cette relation se nomme : le contrat psychologique. Ce dernier est défini comme « les croyances d’un individu concernant les termes et les conditions d’un accord d’échange réciproque entre lui-même et une autre partie ».
Cela permet de créer une relation particulière entre une personne et son univers de travail). Il est alors question de trouver le bon équilibre entre les attentes/besoins d’un individu et les attentes/besoins d’une organisation. Et c’est justement ce dernier que les travailleurs transfrontaliers vont chercher lorsqu’ils décident de traverser une frontière pour trouver un emploi, faute de trouver de leur côté de la frontière. De ce fait, la carrière des travailleurs transfrontaliers n’est différente des autres que du fait qu’elle se déroule au sein d’un pays différent, séparé simplement par une frontière.
Le concept de succès de carrière change de par l’évolution même des modèles de carrière. Le modèle traditionnel du succès est centré sur la satisfaction des attentes de l’organisation, alors qu’à l’inverse, dans une carrière nomade, le modèle de succès est centré sur la satisfaction des attentes et des valeurs individuelles.
Le concept de succès de carrière évolue de par l’évolution des modèles de carrière. Le modèle traditionnel du succès est centré sur la satisfaction des attentes de l’organisation alors qu’à l’inverse, dans une carrière nomade, le modèle de succès est centré sur la satisfaction des attentes et des valeurs individuelles. Le développement de la carrière tourne donc autour des valeurs de l’individu. L’individu avance en fonction de ses propres attentes, mais également en fonction du contexte.
Les travailleurs transfrontaliers se tournent vers le pays voisin pour bénéficier d’une reconnaissance de leurs compétences, de leur statut et de leur travail. Ainsi, ces travailleurs s’intéressent à la bonne relation d’emploi et moins à la rémunération en tant que telle, bien qu’elle reste un critère non négligeable. La mobilité transfrontalière leur offre donc cette possibilité de bon équilibre entre attentes professionnelles et personnelles.
Axelle Lutz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.11.2024 à 12:16
François Pichault, Professeur titulaire à HEC Liège , Université de Liège
Le travail de plate-forme est souvent associé à la notion d’autonomie. Mais de quoi parle-t-on quand on évoque l’autonomie ? Cette notion est plus complexe qu’il n’y paraît. Il convient donc de la manier avec précaution en tenant compte d’au moins trois dimensions contenues dans ce terme.
L'économie des petits boulots, ou « gig economy », est en pleine expansion. Depuis le début des années 2000, le nombre de professionnels indépendants a augmenté de manière considérable dans la plupart des pays européens. Selon Leighton et McKeown (2015), ils représenteraient désormais plus de 5% de l'emploi total dans la plupart des pays européens. Leur croissance a été exponentielle depuis la crise sanitaire. Ces formes de travail « atypique » -notamment par rapport au salariat- concernent aussi bien les consultants que les formateurs, les designers ou les créatifs, ou encore les livreurs et les chauffeurs de VTC.
Toutes remettent en question les cadres traditionnels prévalant dans le monde du travail. En effet, les mécanismes de contrôle bureaucratique classiques sont difficiles à appliquer dans ce contexte où les relations de travail sont volatiles et où les notions d'autonomie et d'indépendance prennent des formes nouvelles et complexes.
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Il est essentiel de distinguer autonomie et indépendance. Alors que l'indépendance se réfère à un statut légal, qui s’éloigne de la relation d’emploi traditionnelle (on parle de travailleur indépendant), l'autonomie au travail se définit par la capacité de réguler soi-même son travail.
En principe, les indépendants jouissent d'un statut qui leur permet de choisir leurs missions et leurs clients, ce qui leur confère une grande liberté dans la gestion de leurs partenaires de travail: il n'y a en effet pas de lien juridique de subordination. Ils sont aussi susceptibles de déterminer le contenu de leurs tâches, adaptant leurs missions à leurs compétences et intérêts personnels. Enfin, ils ont la possibilité de choisir où et quand ils travaillent, et sont responsables de leur formation et de leur niveau de rémunération. Cette triple flexibilité est souvent citée comme un avantage majeur du travail en tant que gig worker. Mais il faut garder à l’esprit qu’elle présente aussi des défis majeurs et des risques de précarisation.
Les chercheurs proposent une matrice analytique (figure 1) qui distingue trois dimensions interdépendantes de l'autonomie dans le contexte de la gig economy. La matrice peut aider les dirigeants, notamment dans les départements RH, et les travailleurs eux-mêmes à comprendre les défis et les opportunités liés à ces nouvelles formes de travail en analysant trois aspects : le statut du travail, son contenu et ses conditions. Ces aspects permettent de mieux cerner l’autonomie du travailleur et, pour sa « hiérarchie », d’adapter son mode de collaboration.
D’abord, le statut de travail des professionnels peut varier, passant de l'auto-emploi pur à des contrats d'emploi via différentes sortes d'intermédiaires. Ce statut détermine souvent la voie d'accès à la protection sociale et à d'autres avantages sociaux. Les gig workers peuvent donc être auto-entrepreneurs, contractuels soutenus par des plateformes de travail, travailleurs temporaires via des agences d'intérim, voire employés réguliers dans des entreprises qui les mettent à disposition de sociétés utilisatrices.
Ensuite, le contenu de leur travail peut varier selon qu’il repose sur leur propre expertise ou qu’il est soumis à des spécifications opérationnelles strictes.
Enfin, les conditions de travail peuvent amener ces travailleurs à travailler à distance, à choisir leurs horaires, et à organiser l’environnement de travail selon leurs préférences. Ils sont également susceptibles d'être responsables du développement de leurs compétences et de la négociation de leur rémunération. Mais ils peuvent aussi être soumis aux exigences de leurs clients, parfois de manière très unilatérale, ce qui renforce alors leur sentiment d’isolement et de précarité.
La matrice présentée ci-dessous permet d’appréhender la grande diversité des situations de travail recouvertes par la catégorie du gig work
Les chercheurs montrent que les entreprises et les décideurs doivent prendre en compte ces dimensions de l'autonomie pour élaborer des politiques et des pratiques de gestion des ressources humaines susceptibles de soutenir les travailleurs autonomes dans la nouvelle économie. En reconnaissant l'importance de l'autogestion et de la flexibilité, ils peuvent mieux répondre aux besoins de cette catégorie croissante de travailleurs.
De cette façon, ils peuvent aussi favoriser un environnement de travail plus adapté aux situations individuelles de chacun et aussi plus résilient. Apparaît ainsi le concept de Total Workforce Management, où l’entreprise est concernée par la gestion de toutes les composantes de la force de travail, qu’elles soient internes ou externes.
Cet article a été écrit en collaboration avec le Dr. Arnaud Stiepen, expert en vulgarisation scientifique.
François Pichault a reçu des financements de la Commission Européenne, de la Politique Scientifique Belge et du Fonds National de la Recherche Scientifique en Belgique
25.11.2024 à 12:16
Marion Polge, Maitre de conférences HDR en sciences de gestion, Université de Montpellier
Françoise Pierrot, Docteur en sciences de gestion, Université de Montpellier
Sarah Mussol, Maitresse de conférences en sciences de gestion, Université de Montpellier
Sophie Casanova, Maître de conférences en Entrepreneuriat, Université de Montpellier
Sylvie Sammut, Professeur des Universités en Entrepreneuriat et Management Stratégique, Université de Montpellier
Prévoir ce que sera le bon manager du futur est difficile, voire impossible. Pourtant, il faut bien les former aujourd’hui. Une approche originale a été mise en œuvre à l’université de Montpellier.
« On ne peut pas dire quel manager sera le jeune que nous recrutons aujourd’hui. Il n’est ni dans la verticalité « top-down », ni dans l’horizontalité de l’entreprise transversale. Il est dans la diagonale… et la pente de la diagonale reste à inventer ». Françoise, dirigeante de PME expérimentée constate le virage engagé par les jeunes générations en demande de nouvelles formes relationnelles : collaborateurs, exécutants, comme managers.
Pas vraiment en opposition, mais tout de même en désaccord, la nouvelle génération de recrutés aspire à d’autres systèmes décisionnels et relationnels. Quel manager portera les changements, quelles compétences pourra-t-il mobiliser, tenaillé entre numérisation, IA, nomadisme professionnel, hédonisme, besoin d’appartenance ou encore désengagement ? Pour réfléchir aux enjeux liés à cette question, les équipes de Montpellier Management – l’école universitaire de management – ont créé un THINK Lab, sorte de laboratoire d’idées où se rencontrent dirigeants, cadres, alumni et enseignants-chercheurs pour croiser leurs regards et imaginer ensemble qui sera le manager de demain. Quelles idées saillantes ressortent de ces échanges ?
Premier constat, la relation au travail évolue, influencée par les aspirations des jeunes générations mais aussi par une mutation sociétale plus large. Comme le constate Christophe, expert-comptable, « C’est un changement général, sur le rapport au travail, les jeunes aussi, peut-être plus mais c’est tout le monde. » La transformation numérique bouleverse nos schèmes cognitifs, notre relation au savoir et au temps tandis que les exigences liées à la transition environnementale peuvent conduire à se recentrer sur des aspirations personnelles ou bien collectives mais en dehors de l’entreprise.
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Si la quête de sens anime les discussions, elle ne fait pas pourtant l’unanimité. Tous s’accordent sur son importance mais pour certains contradicteurs, ce n’est pas un sujet nouveau. D’autres l’estiment secondaire à l’heure où collaborateurs et managers s’attachent davantage à des comportements hédonistes. L’hypertrophie des désirs individuels crée même un paradoxe avec la quête de sens pour l’entreprise qui demanderait un engagement collectif.
En somme, la quête de sens au travail s’avère un enjeu complexe, mêlant finalité personnelle, impact sociétal et développement professionnel. Les organisations doivent s’adapter à ces évolutions pour créer un environnement propice à l’épanouissement et à la contribution de chacun. Elles adoptent ainsi des modèles axés sur l’intelligence collective, où les dirigeants et les collaborateurs cherchent à aligner leurs actions sur la base de valeurs communes. Les attentes personnelles, le bien-être au travail et le besoin de réalisation personnelle poussent certains à réévaluer leur trajectoire professionnelle, remettant en question la manière dont les compétences sont acquises puis développées.
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Aux « hard skills » (expertise) et « soft skills » (compétences comportementales) s’ajoutent désormais les « mid skills » (compétences intermédiaires) et les « mad skills ». Ces dernières occupent une place toute particulière désormais car, contrairement aux « hard skills » qui s’acquièrent par la formation et l’expérience, « les mad skills » relèvent essentiellement de la capacité de l’individu à sublimer un groupe ou de se démarquer de la foule anonyme. D’où l’association incongrue des termes « compétence » et « folle ». L’hétérodoxie comme référence en termes de créativité, d’hypersensibilité, de trajectoire, etc.
Le portefeuille des compétences requises s’est donc amplement complexifié en associant aux paramètres objectifs et individuels des items émotionnels et collectifs issus de l’expérience personnelle ainsi que de la capacité de résilience et d’audace. « Pour amortir le choc de l’entrée en entreprise, on parle aussi d’humilité », souligne Jean-Marie, entrepreneur. Chacun se sent intégré dans un collectif où il se trouve utile et légitime, et ce d’autant plus que l’entreprise lui permet d’élargir son éventail de connaissances. On s’éloigne du conformisme pour dénicher « le » talent qui sera capable de faire bouger les lignes du collectif et renforcer le « faire ensemble ». Dans un univers concurrentiel exacerbé, la capacité de l’entité à s’adapter et magnifier les compétences de tous met en exergue sa singularité, et par là-même son attractivité.
Face à ces différentes évolutions, les attentes des nouveaux collaborateurs, des managers et de l’entreprise changent. La coordination de ces attentes semble être la condition sine qua non d’un fonctionnement harmonieux au sein de l’organisation.
« Le rapport au travail signifie que j’exerce une fonction pour m’épanouir, pour apprendre et pour vivre dans un environnement agréable. Ce changement de rapport au travail a changé aussi le sentiment d’appartenance. », explique Maxence, un ancien élèce de Moma.
Les nouveaux collaborateurs aspirent à des environnements de travail inclusifs, où ils se sentent valorisés et soutenus. Ils attendent des opportunités claires de développement de carrière, des formations adéquates dès leur intégration et une culture d’entreprise qui encourage l’apprentissage continu et la prise de responsabilité.
Le haut niveau d’exigence des entreprises, combiné aux désirs individuels des collaborateurs, crée une tension paradoxale qui peut fragiliser le sentiment d’appartenance. La pression subie ou perçue pour atteindre des objectifs organisationnels élevés, tout en poursuivant des ambitions propres, entraîne potentiellement une perte de motivation et de fidélité envers l’entreprise. En conséquence, les collaborateurs adoptent des comportements nomades, se montrant enclins à changer d’employeur au gré des opportunités qu’ils rencontrent.
Les managers peuvent se sentir déroutés par ces nouvelles prétentions : à l’incertitude environnementale s’ajoute une mobilité croissante des talents imputable aux attentes individuelles paradoxales. Cela crée des besoins de montée en compétences rapide au sein de l’entreprise, notamment de compétences sociales synonymes d’attachement : communication, adaptabilité, collaboration, gestion des conflits, leadership inclusif, mentorat, vision stratégique. Pour faciliter ce travail, les managers attendent également de leurs futurs collaborateurs une meilleure capacité d’intégration pour comprendre les attentes des différentes parties prenantes.
« L’accumulation de savoir-faire et de compétences grâce aux collaborateurs fonde la spécificité, voire la rareté de la proposition de l’entreprise donc sa valeur », écrit Denis Dauchy. La question de l’adéquation des compétences attendues par les entreprises à celles des collaborateurs s’avère essentielle au bon fonctionnement. Le travail collectif réalisé au sein du THINK lab a notamment mis en lumière des aspirations des jeunes générations (et pas seulement), qui s’illustrent par de nouveaux besoins et un nouveau regard porté sur l’entreprise. Le challenge auquel font face les managers et les entrepreneurs s’inscrit dans la nécessité de prendre en compte ces évolutions sociétales, en accompagnant les collaborateurs dans l’enrichissement de leurs compétences, tout en respectant leurs aspirations personnelles, tout en veillant aux objectifs de performance. La capacité d’adaptation des uns et des autres, mais également des uns aux autres, se définit comme la clé de ce qui apparaît a priori comme un paradoxe.
Marion Polge est vice-présidente France de l'AIREPME. Elle a reçu des financements du Fonds Social Européen pour mener une étude sur la mixité femmes-hommes dans l'artisanat du bâtiment. Ce programme a été mené dans le cadre la Chaire Cocréa qu'elle dirige au sein de l'université de Montpellier.
Sylvie Sammut est Vice Présidente Recherche de l'AEI (Académie de l'Entrepreneuriat et de l'Innovation). Elle dirige la chaire AE2i (Accompagnement Entrepreneuriat Incubation Innovation) de l'Université de Montpellier. Elle dirige Montpellier Management (Université de Montpellier)
Françoise Pierrot, Sarah Mussol et Sophie Casanova ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
25.11.2024 à 12:15
Le Goff Rémi, Professeur en stratégie et entrepreneuriat , Montpellier Business School
Marc Robert, Professeur en sciences de gestion, Montpellier Business School
Sophie Mignon, Professeur des Universités, Université de Montpellier
Les dirigeants de PME sont réputés déborder d’idées, mais manquent souvent de solutions pour les concrétiser. Dans les réseaux de communication physiques et digitaux des PME se cachent des acteurs insoupçonnés, capables de faciliter ou de freiner l’acceptation d’innovations. Cet article propose une méthode pour identifier et mobiliser ces acteurs clés afin de maximiser les chances de succès de l’innovation.
Face aux récentes perturbations, comme la crise du Covid et, plus récemment l’inflation, l’impératif pour les dirigeants de PME est clair : innover pour surmonter les crises. Qu’il s’agisse d’innovations managériales (comme l’entreprise libérée) ou technologiques (comme l’adoption de Data Analytics), les équipes dirigeantes ne manquent pas le plus souvent d’idées.
En revanche, elles se heurtent souvent à des obstacles de taille, tels que la légendaire résistance au changement. L’équipe dirigeante peine régulièrement à déployer ces innovations, car des attitudes négatives persistent. Notre étude révèle qu’il existe au sein des PME des acteurs insoupçonnés, souvent ignorés, qui peuvent jouer un rôle décisif dans l’adoption de ces innovations. Qui sont-ils ? Comment les mobiliser efficacement ?
On considère souvent que l’acceptation d’une innovation dépend d’un discours rationnel de l’équipe dirigeante mettant en avant les bénéfices attendus. L’objectif est de créer, dans la PME, une coalition d’attitudes favorables à l’innovation pour limiter la résistance au changement. Bien que nécessaire, cette stratégie peut être insuffisante si le message n’est pas relayé par les bonnes personnes, notamment lorsque la direction suit strictement l’organigramme pour diffuser son discours. Pour être efficace, ce discours doit passer par les personnes influentes du réseau communicationnel de la PME, un réseau qui ne reflète que rarement l’organigramme.
Ce phénomène s’est amplifié avec la transformation digitale de la majorité des PME (voir Baromètre Num 24). Des outils comme WhatsApp, Slack ou Teams favorisent des échanges, souvent informels et discrets, permettant à des personnes ou des groupes de personnes en dehors de l’équipe de direction d’occuper une place centrale dans la communication interne. Cette multiplication des échanges influence fortement les attitudes face à l’innovation et crée des dynamiques sociales qui peuvent perturber un déploiement d’innovation piloté par l’équipe de direction.
Dans notre étude, nous avons analysé une PME industrielle d’une cinquantaine de salariés qui a introduit des pratiques de lean management. L’introduction de ces pratiques dans cette PME a suscité une résistance importante au changement. Dans ce contexte, nous avons identifié les salariés influents dans le réseau communicationnel de l’entreprise et examiné leur rôle dans la diffusion des discours liés à l’innovation. À l’aide d’une analyse de réseau social (une méthode de modélisation des systèmes relationnels bien décrite par Emmanuel Lazega) et d’entretiens avec les salariés de la PME, notre étude a confirmé le rôle clé des managers dans la diffusion d’un discours légitimant l’innovation et favorisant des attitudes positives. Cependant, nous avons également constaté que le réseau communicationnel de la PME n’est pas centré autour de l’équipe de direction ; il est fragmenté en plusieurs sous-groupes dominés par des acteurs aux profils variés, de l’ouvrier au directeur financier. Ces acteurs partagent trois caractéristiques : (i) leur légitimité, souvent liée à l’ancienneté ou aux performances individuelles ; (ii) leur représentativité, car ils défendent les intérêts d’un groupe de salariés ; (iii) leur position centrale dans le réseau communicationnel.
Des coalitions de salariés ou des poches de résistance ? Ces acteurs influencent la diffusion des informations sur l’innovation et participent à la formation des attitudes des autres salariés. Ils retiennent certaines informations, favorisent certains discours ou génèrent leurs propres récits, qu’ils soient favorables ou non à l’innovation. Ce contrôle de l’information leur confère un pouvoir significatif sur la formation des attitudes et, par extension, sur l’émergence de résistances au changement. Leur influence permet de former des coalitions de salariés, favorables ou opposées à l’innovation. Dans notre cas, ces acteurs ont d’abord été sous-estimés par la direction en raison de leur statut non-managérial et de leur influence furtive dans le réseau communicationnel. L’équipe dirigeante a finalement dû ajuster son discours et négocier avec eux l’adaptation de nouvelles pratiques, le maintien de pratiques existantes et parfois même la promotion de certains acteurs.
Nous sommes convaincus que toute personne travaillant dans une PME, qu’elle fasse partie de l’équipe dirigeante ou non, identifie intuitivement ces acteurs représentatifs, légitimes et centraux, capables de favoriser ou de freiner l’innovation. Néanmoins, il est crucial de dépasser cette simple intuition.
Que vous soyez dirigeants en quête de stratégies ou salariés qui s'interrogent sur les choix de leur hiérarchie, recevez notre newsletter thématique « Entreprise(s) » : les clés de la recherche pour la vie professionnelle et les conseils de nos experts.
Notre recherche montre que ces acteurs sont souvent insoupçonnés par la direction, notamment parce qu’une grande partie des échanges entre les salariés se fait de manière digitale et passe donc inaperçue. Ils jouent pourtant un rôle essentiel, étant souvent mieux placés que les dirigeants pour convaincre leurs collègues d’adopter une innovation.
Les dirigeants de PME doivent donc commencer par identifier les acteurs clés, en utilisant des méthodes simples d’analyse de réseaux pour visualiser la structure communicationnelle de votre entreprise. De nombreux logiciels d’analyse de réseaux sociaux sont relativement accessibles. Par exemple, de nombreux tutoriels existent pour apprendre à utiliser les logiciels Gephi et NodeXL.
En complément, des IA génératives comme ChatGPT peuvent « agir en tant qu’experts en analyse de réseaux » peuvent guider le dirigeant dans la collecte, l’analyse et l’interprétation des données. Cette analyse identifiera les acteurs centraux. Ensuite, sa connaissance intime de l’entreprise l’aidera à déterminer quels acteurs sont également légitimes et représentatifs, facilitant l’identification de ceux qui jouent un rôle clé dans la communication interne et qui peuvent fédérer leurs collègues. Le rôle du dirigeant est alors d’impliquer ces acteurs clés, en les encourageant à participer activement aux activités d’innovation pour sélectionner et adapter les innovations.
L’objectif est qu’ils deviennent des porte-parole au sein de l’entreprise, capables de défendre les intérêts des salariés tout en assurant une diffusion efficace de l’information, permettant aux équipes de forger leur opinion. Enfin, notre étude montre que ces acteurs, bien qu’ils puissent représenter une source de résistance, constituent une opportunité précieuse pour favoriser l’innovation. Les résistances au changement sont souvent des signaux à exploiter pour mieux adapter les innovations au contexte spécifique de ceux qui les utilisent au quotidien. Ces acteurs deviennent alors des interlocuteurs clés pour surmonter ces obstacles.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
24.11.2024 à 16:39
Benjamin Sultan, Directeur de recherche au laboratoire ESPACE-DEV (Montpellier), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Alors que 2024 est déjà considérée comme l’année la plus chaude jamais enregistrée et que les aléas climatiques font de plus en plus de dégâts, la COP29 qui s’achève apparaît à bien des égards comme décevante. Les pays développés (Europe, États-Unis, Canada, Japon, Australie, Nouvelle-Zélande), responsables en grande partie du changement climatique, ont promis 300 milliards de dollars par an à partir de 2035 pour aider les pays en développement à faire face au changement climatique. Cette aide financière, même si elle est en hausse par rapport aux précédents engagements, est bien en dessous des attentes des pays les plus vulnérables et du chiffrage de l’ONU et de nombreux économistes pour permettre des actions efficaces d’atténuation et d’adaptation d’une part, et pour dédommager ces pays des catastrophes climatiques d’autre part.
Avant même de commencer, la COP29, était déjà surnommée la COP de la finance. De fait, il a beaucoup été question de financement à Baku avec d’intenses débats autour de sommes qui peuvent paraître faramineuses de par les ordres de grandeur abordés : des centaines de milliards, de milliers de milliards de dollars.
Des montants censés être à la hauteur de l’urgence actuelle, avec une COP qui débutait alors même que l’année 2024 était déjà considérée par le dernier rapport du service européen Copernicus comme étant de manière quasi certaine l’année la plus chaude jamais enregistrée, avant même de se terminer. C’est aussi la première année qui dépasse de 1,5 °C le niveau de l’ère préindustrielle, seuil pourtant fixé comme limite à ne pas atteindre par l’accord de Paris lors de la COP21.
L’année 2024 a également été, une fois encore, celle de nombreuses catastrophes climatiques, des précipitations meurtrières au Népal ou au Kérala, en passant par les ouragans Milton et Hélène aux États-Unis, aux pluies records enregistrées en Espagne, et par les inondations meurtrières au Soudan, au Niger, au Tchad, au Nigeria avec presque 2000 morts et de très nombreux déplacés. Autant d’événements dramatiques dont l’intensité et la fréquence est renforcée par les activités humaines émettrices de gaz à effet de serre.
Des émissions qui continuent de s’accroître, COP après COP, avec une augmentation de 1,3 % en 2023, et des politiques actuelles qui nous amèneraient, si rien ne change à un réchauffement global d’environ 3,1 °C en 2100.
La COP29 avait pour ambition d’éviter ce scénario, et surtout de réparer l’injustice climatique par laquelle les pays les plus pauvres subissent de plein fouet les conséquences d’un réchauffement dont ils ne sont que très peu responsables. Il était donc attendu à Baku, que les grands responsables historiques du problème climatique, à savoir les pays développés (Europe, États-Unis, Canada, Japon, Australie, Nouvelle-Zélande), financent les efforts d’atténuation et d’adaptation des pays en développement et les dédommagent des préjudices subis. En 2009, lors de la COP15 de Copenhague avait déjà été conclu un financement de 100 milliards de dollars à partir de 2020, qui n’a finalement été versé avec deux ans de retard.
Dans un rapport paru le 14 novembre, les économistes mandatés par l’ONU économistes mandatés par l’ONU, Amar Bhattacharya, Vera Songwe et Nicholas Stern estimaient que désormais, les pays en développement auraient besoin de 1 000 milliards de dollars d’investissements supplémentaires, publics et privés, à partir de 2035. Ces mêmes experts ont également évalué les besoins annuels de finance climatique des pays émergents (hors Chine) à 2 400 milliards de dollars d’ici 2030. Un chiffre certes colossal, mais qui reste en deçà des subventions massives annuelles aux énergies fossiles, qui s’élevaient à 7000 milliards de dollars en 2022.
Dans la nuit de samedi à dimanche, après d’intenses négociations et une menace qui planait de voir les pays en développement refuser de signer un accord, le texte final a finalement statué que les pays développés devraient verser un minimum de 300 milliards de dollars par an à partir de 2035, et que les pays encore considérés comme en développement, comme la Chine, ou bien les pays du Golfe, pourraient eux ajouter des contributions additionnelles de manière volontaire. C’est donc une aide en hausse par rapport à l’accord de Copenhague mais bien en dessous de la réalité des besoins.
Tâchons donc de comprendre quels sont ces besoins justifiant de telles sommes et pourquoi ce résultat, jugé clairement décevant pour les pays du Sud, s’accompagne d’un sentiment de plus en plus criant d’injustice climatique.
Passer d’une aide de 100 milliards annuels, décidée à Copenhague en 2009 à un objectif, non atteint donc à l’issue de cette COP29, de plus de mille milliards, la différence peut sembler colossale. Mais la précédente somme était déjà critiquée pour être largement insuffisante de par son montant et inéquitable dans son versement : sur les 83,3 milliards de dollars finalement fournis par les pays développés avec deux ans de retard, seulement 8 % du total ont bénéficié aux pays à faible revenu et environ un quart à l’Afrique. De plus, l’argent a ciblé essentiellement l’atténuation au détriment de l’adaptation et l’essentiel de ces financements est advenu sous forme de prêts et non de dons, contribuant à l’endettement de pays déjà très vulnérables.
Enfin, l’inflation touche aussi grandement le financement de projets de lutte contre le changement climatique. Le Ghana, par exemple, est en défaut de paiement aujourd’hui à cause d’une inflation ayant atteint un pic à 54,1 % en décembre 2022. Dans ce pays, un doublement des aides financières sur le climat ne suffirait donc pas à compenser l’inflation.
Les COP sont un moment important pour les pays du Sud, qui y sont présents en nombre. Ainsi, à la COP29, on pouvait compter une vingtaine de chefs d’État africains, sept vice-présidents, et quatre Premiers ministres, tandis que les dirigeants des pays les plus développés étaient eux réunis entre eux à Rio pour le sommet du G20.
Les pays du G20 restent pourtant responsables de plus des trois quarts des gaz à effet de serre, quand l’Afrique, elle, n’a contribué que très peu aux émissions de gaz à effet de serre (7 % des émissions nettes de CO2 cumulées entre 1850 et 2019). Elle reste pourtant le continent le plus vulnérable au changement climatique avec peu de moyens pour s’adapter, une forte dépendance aux ressources naturelles et un continent déjà sous tension avec une population qui augmente rapidement, taux de pauvreté, instabilité politique et conflits armés. Cela fait que les aléas climatiques deviennent vite des catastrophes humaines et socio-économiques.
De plus, si l’Afrique détient actuellement les émissions nettes par habitant les plus faibles au monde, elle a aussi longtemps été un puits de carbone du fait de ses forêts tropicales qui captent le CO2. Mais c’est de moins en moins vrai et l’Afrique commence à peser sur le bilan mondial, de par son évolution démographique mais surtout la dégradation de l’environnement et des forêts causée par l’agriculture, l’industrialisation, l’urbanisation, les feux de forêt naturels et les émissions de méthane.
Face à cette réalité, et à la responsabilité historique des pays développés, déjà soulignée par l’accord de Paris il a été jugé que même si chacun doit prendre des mesures pour lutter contre les changements climatiques, ceux qui ont le plus contribué au problème assument une plus grande responsabilité dans sa résolution. Les grands émetteurs, par exemple, doivent agir en premier et rapidement pour réduire leurs émissions.
Mais concrètement à quoi ces milliards doivent-ils être alloués ? À trois choses principales : les efforts d’atténuation, d’adaptation et les pertes et dommages.
Un soutien à la transition environnementale des pays du sud est essentiel pour faire en sorte que leur nécessaire développement ne repose pas sur les énergies fossiles mais plutôt sur les énergies renouvelables et la préservation des puits de carbone naturel. C’est crucial pour ne pas aggraver la crise climatique et respecter les engagements de la COP28 qui étaient de tripler la part des renouvelables et de sortir des énergies fossiles.
Mais ces mêmes énergies fossiles, et le charbon notamment sont beaucoup moins chères à exploiter que les énergies renouvelables. Il faut donc soutenir les pays du sud dans leur transition environnementale pour éviter qu’ils aillent exploiter leurs ressources en énergies fossiles au nom du droit au développement, notamment en Afrique sub-saharienne où 43 % de la population n’a pas accès à l’électricité.
Et si l’on regarde du côté des énergies propres, les investissements mondiaux ont certes atteint un pic historique en 2023, mais c’est en grande partie grâce à la croissance de l’énergie solaire photovoltaïque et des véhicules électriques, et plus de 90 % de l’augmentation de ces investissements depuis 2021 a eu lieu dans les économies développées et en Chine. Les pays à revenu faible et moyen inférieur, eux, ne représentaient que 7 % des dépenses en énergie verte en 2022.
Les preuves de la dangerosité du climat dans les pays du Sud s’accumulent. Les inondations dramatiques en Libye, par exemple, ont fait plus de 11 000 morts en 2023. Les projections du GIEC indiquent une intensification de ces changements avec le réchauffement climatique, qui menace gravement les ressources en eau, l’économie et les infrastructures, la sécurité alimentaire, la santé et les écosystèmes.
Ces constats soulignent l’urgence de mettre en place des actions d’adaptation pour réduire ces risques dès aujourd’hui.
On connaît les mesures les plus efficaces, qui peuvent s’inscrire dans l’adaptation incrémentale, avec le renforcement des systèmes d’alerte précoce ou transformationnelle via de nouvelles infrastructures (barrages, digues) incorporant des matériaux et des techniques de construction résilients, mieux adaptés au climat d’aujourd’hui et de demain.
Mais tout cela coûte cher : selon l’Organisation météorologique mondiale (OMM), le coût de l’adaptation est estimé entre 30 et 50 milliards de dollars par an au cours de la prochaine décennie en Afrique subsaharienne, soit 2 à 3 % du produit intérieur brut de la région.
Le Secrétaire général de l’ONU avait ainsi exhorté à doubler les financements consacrés à l’adaptation et à les rendre plus équitables, sans imposer de contraintes additionnelles. Il est à cet égard préoccupant de noter que plus de 60 % des financements pour l’adaptation ont été octroyés sous forme de prêts plutôt que de subventions, une tendance qui est en hausse. Par ailleurs, la quasi-totalité de ces fonds provient du secteur public, avec une forte dépendance envers les sources internationales dans de nombreuses régions en développement.
Les besoins en matière d’adaptation sont aujourd’hui estimés à environ 10 à 18 fois les flux actuels de financement public international de l’adaptation.
Par ailleurs, en cas de réchauffement climatique trop intense, les capacités d’adaptation pourraient être rapidement dépassées. On parle alors de pertes et dommages, qui se produiront quoi qu’on fasse.
Sachant que ces pays n’ont que très peu contribué aux émissions de GES, est-ce normal que ce soit à eux de payer cette facture ? Cela fait 20 ans que les pays les plus vulnérables demandent ainsi un financement des pays les plus émetteurs pour les pertes et dommages et c’est seulement à la COP28 l’an dernier qu’on est arrivé à un accord financier.
Bien que 700 millions de dollars aient été promis, ce montant est loin d’être suffisant pour indemniser les pays à revenu faible et intermédiaire pour les pertes et dommages irréparables causés par le changement climatique. Les économistes Markandya et González-Eguino estiment par exemple que 290 à 580 milliards de dollars pourraient être nécessaires chaque année d’ici 2030. La Loss and Damage Collaboration a elle évoqué des coûts annuels à 400 milliards de dollars.
Bien en deçà des évaluations d’expert, l’accord conclu à Baku est donc une profonde désillusion pour les pays du sud, qui ont pourtant tout fait pour y être entendu, notamment à travers leurs travaux préparatoires, leur effort pour parler d’une même voix et la présence de nombreux chefs d’État.
Une maigre consolation demeure cependant : celle d’avoir réussi, in extremis, à faire passer une clause permettant la révision de cet accord qui ne les satisfait pas d’ici cinq ans et non dix ans, comme cela était initialement prévu. D’ici 2034, espèrent-ils, certaines idées auront peut-être fait leur chemin, comme celui d’une taxation sur les plus fortunés. Le Réseau Action Climat rappelle à cet égard que 2 % d’impôt sur la fortune de 3 000 milliardaires pourrait rapporter 250 milliards de dollars par an. Une feuille de route lors de la prochaine COP, organisée au Brésil en 2025, devrait également permettre aux pays les moins avancés d’obtenir plus de subventions et de garanties.
Benjamin Sultan a reçu des financements de l'IRD, de l'ANR, de l'UE et de la Fondation Agropolis.
24.11.2024 à 15:35
Clément Reversé, Sociologie de la jeunesse, sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux
Johanna Dagorn, Sociologue, Université de Bordeaux
En France, la prostitution en milieu rural est largement invisibilisée, reléguée aux marges des débats politiques et de société, comme s’il s’agissait d’un phénomène parfaitement urbain. Pourtant elle est bien présente dans les campagnes. Deux sociologues ont enquêté en Nouvelle-Aquitaine. Des témoignages de jeunes précaires et de femmes prostituées par leurs compagnons montrent la détresse et l’isolement des victimes. Une action volontariste de l’État apparaît indispensable pour briser la loi du silence.
Les travaux se centrant sur la prostitution et la pédoprostitution en milieu rural sont rares et difficiles à mener. La dispersion géographique, mêlée avec une interconnaissance forte et le phénomène « de ragots » isole particulièrement les personnes en situation de prostitution et notamment les mineurs. La peur de la stigmatisation pousse au silence.
Cet article propose de revenir sur le phénomène à partir de deux enquêtes menées dans la région Nouvelle-Aquitaine : la première porte sur la précarité chez les jeunes en milieu rural de septembre 2017 à septembre 2021 et la seconde sur les féminicides en milieu rural menée de janvier à septembre 2022.
Nous avons rencontré une centaine de jeunes, dont 6 en situation de prostitution. Ces jeunes ruraux sans diplôme en situation de grande précarité ont exposé des récits de michetonnage (échange d’un acte sexuel contre un bien) ou de (pédo) prostitution. Par ailleurs, nos travaux nous ont conduits à des entretiens avec plus de 100 personnes victimes ou témoins de violences sexistes et sexuelles, et plus de 2000 réponses par questionnaire, dont un certain nombre de femmes victimes de violences conjugales et contraintes à la prostitution.
L’enquête portant sur les femmes victimes de violences a permis de constater l’importance de la prostitution de femmes par leurs conjoints violents au sein de leur domicile. Dans le cas de ces femmes, la prostitution rentre dans un continuum des violences sexuelles, psychologiques, et/ou physiques perpétrées par leur compagnon.
Une part des femmes interrogées, victimes de violences économiques, mentionne ce contrôle coercitif pour justifier la prostitution par leur conjoint, dans des attaques caractérisées à l’estime de soi :
« On n’a pas assez d’argent car tu n’es pas foutue de gérer un budget » ou encore « Pour une fois, ton gros cul va servir à quelque chose ».
Par ailleurs, nombre de femmes victimes de violences présentaient une addiction à l’alcool ou aux médicaments. L’addiction se révèle donc un important moyen de pression pour prostituer sa compagne.
Lors de l’enquête dédiée aux violences faites aux femmes en situation de handicap, une personne vivant en milieu rural nous a livré son ancien calvaire. Elle était enfermée à clé dans la chambre sans alcool et avait droit à sa bouteille de whisky qu’une fois le nombre de passes jugé suffisant atteint.
Lorsque les séances de prostitution étaient terminées, son compagnon la rouait de coups au sol en la traitant « de sac à foutre », de « pauvre merde », de « déchet ».
Ces témoignages peuvent être complétés par notre seconde enquête auprès d’une centaine de jeunes précaires de Nouvelle-Aquitaine. Leurs témoignages mettent en exergue la présence massive de violences sexuelles. Un tiers des jeunes femmes ont avoué avoir été victimes de violences sexuelles dont l’écrasante majorité fut incestueuse et pédophile. D’autres types de violences étaient également présentes, notamment une jeune femme prostituée durant un an par sa grande sœur :
« Pour faire simple, ma sœur m’a prostituée sur des réseaux et des sites de camgirls et d’escorts, et cetera, et vu que les derniers temps ça marchait beaucoup moins, j’ai eu le droit à des violences ».
La sœur hébergeait la jeune femme en « échange » de ces pratiques dont elle gardait le bénéfice.
Les récits de prostitution et de pédoprostitution collectés dans les enquêtes présentées répondent avant tout à des logiques de débrouille ; à un besoin concret plus qu’à une « carrière » professionnelle. Dans certains cas, il peut s’agir de michetonnage : une fellation contre un plein d’essence ou contre un nouveau jean par exemple.
Si la pauvreté dans les territoires ruraux connaît une intensité toute particulière, de telles pratiques peuvent être une réponse directe à des besoins souvent immédiats. L’exemple de la fellation contre un plein d’essence était une pratique récurrente qui permettait à une jeune femme de se déplacer pour travailler. La prostitution apparaît comme une solution à la précarité.
La prostitution de mineures (majeures lorsqu’elles racontaient les faits) répond à des logiques similaires. L’une d’entre elles expliquait utiliser l’application Coco, tristement célèbre depuis le procès des viols de Mazan, permettant de géolocaliser une discussion en utilisant l’âge, le genre et un pseudonyme :
« C’est super simple en fait. Y’a toujours des mecs. » La jeune femme expliquait qu’aujourd’hui majeure, elle se faisait passer pour une mineure (voire une mineure sexuelle) sur ce site, lorsqu’elle avait besoin de combler les fins de mois : « Tu gagnes plus et c’est moins prise de tête ».
L’hypersexualisation des jeunes filles fait système avec les pulsions pédophiles et permet de faire payer plus cher l’acte sexuel (du fait de son caractère illégal). Elle permet de s’assurer le silence du client qui, en dévoilant l’acte, devrait admettre sa pédophilie active, dans un contexte, où cette dernière n’est plus socialement admise.
Cette prostitution en ligne, de plus en plus usitée par les étudiantes précaires reste proche d’un « effet-Zahia »,qui était « l’escorte » de certaines célébrités, montrant une glamourisation de ces pratiques. Internet apparaît donc comme un facilitateur de l’activité prostitutionnelle en milieu rural – parfois avec le développement de réseau de copines qui s’échangent des conseils pour se prostituer. Les jeunes femmes apparaissent comme étant plus vulnérables dans les risques d’exposition à ce type de violences.
Ces actes, envisagés comme une logique de débrouille, ne sont presque jamais perçus comme de la prostitution, mais bien comme une tentative d’améliorer sa condition. La prostitution, qui « n’apparaît pas comme forcée » est difficile à nommer. Cependant, ne pas nommer, ne signifie aucunement ne pas en être affecté, car la marchandisation de son corps peut engendrer de nombreux traumatismes.
La prostitution et la pédoprostitution en milieu rural sont des réalités cachées et ignorées. Les risques sont pourtant nombreux et laissent une part importante de la population vulnérable à la violence et l’exploitation sexuelle. Pour lutter contre ceux-ci, il est essentiel de repenser l’accompagnement et les politiques publiques.
Face aux mineurs qui se prostituent, les professionnels expriment aujourd’hui leur sentiment d’impuissance car ils peinent à apporter une réponse adéquate. Mais pour cela, encore faudrait-il aller à la rencontre des personnes, souvent invisibilisées.
Par ailleurs, pour les femmes victimes de violences comme pour les mineurs précaires, une perspective d’autonomie financière apparaît comme le préalable indispensable à la « déprostitution ». Pour cela, il faut une volonté politique forte, des moyens adaptés, une approche inclusive, basée sur l’écoute, le soutien et la prévention, afin de briser la loi du silence.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.