04.06.2025 à 16:35
Kambiz Zare, Professor of International Business and Geostrategy, Kedge Business School
L’euro peut remplacer le dollar en première devise mondiale. Comment ? En renforçant son cadre institutionnel et en nouant des alliances économiques avec toutes les régions du monde. Car plus de vingt-cinq ans après sa création, l’euro a démontré une résilience remarquable : 20 % des réserves de change mondiales, deuxième devise la plus utilisée au monde pour les opérations de prêt, d’emprunt et les réserves des banques centrales… derrière le dollar.
« Qui ne sait pas lire et vit avec un dollar par jour ne ressentira jamais les bienfaits de la mondialisation », disait l’ancien président démocrate états-unien Jimmy Carter
La suprématie du dollar états-unien, autrefois incontestée, attestée par l’ancien président démocrate, apparaît de plus en plus fragilisée. S’il a longtemps été l’axe central du système monétaire international, le dollar continue de dominer les échanges commerciaux, les réserves de change et la cotation des matières premières.
La monnaie états-unienne est présente dans près de 90 % des transactions sur le marché des changes. Près de 60 % des réserves de change des banques centrales sont en dollars. La moitié des exportations mondiales sont aussi libellées en dollars. La montée en puissance de monnaies alternatives comme l’euro ou le yuan, la diversification des réserves par de nombreux pays et la volonté croissante de contourner la dépendance au dollar signalent une recomposition de l’ordre monétaire mondial.
Dans ce contexte, la dédollarisation ne représente pas une menace pour l’Union européenne, mais une véritable opportunité stratégique. En consolidant ses atouts économiques et en renforçant l’internationalisation de l’euro, l’Union européenne (UE) pourrait faire de sa monnaie un levier d’influence géopolitique majeur. Pourquoi ? Tous les principaux facteurs et conditions qui ont permis la domination du dollar américain – à l’exception du pétrodollar dans les années 1970 – sont réunis aujourd’hui pour l’euro : économie de grande taille, rôle majeur dans le commerce international et stabilité macroéconomique.
Depuis sa création en 1999, l’euro peine à rivaliser avec le dollar. La raison ? Des faiblesses structurelles, notamment l’absence d’un marché des capitaux unifié et d’une gouvernance budgétaire centralisée. Le graphique ci-dessous retrace l’évolution de l’euro face au dollar, depuis sa mise en circulation en 1999. Dans les premières années, entre 1999 et 2002, l’euro démarre à un niveau relativement bas, valant moins qu’un dollar américain. Cette faiblesse initiale provoque une perte de confiance dans cette nouvelle devise, encore peu établie sur les marchés internationaux.
À partir de 2002, l’euro entame une période de forte appréciation, jusqu’à dépasser 1,50 dollar en 2008. Cette montée reflète une confiance croissante dans l’économie européenne, tandis que le dollar, de son côté, se fragilise sur la scène mondiale. En 2022, l’euro atteint presque la parité avec le dollar, c’est-à-dire qu’un euro vaut quasiment un dollar. Cette situation inédite résulte notamment du conflit en Ukraine et d’un contexte mondial fortement inflationniste. Depuis 2023, l’euro semble s’être stabilisé, évoluant dans une fourchette relativement étroite entre 1,05 et 1,10 dollar, sans variations majeures.
L’euro constitue le pilier central du système financier européen. Devise officielle de vingt États membres de l’Union européenne, l’euro est utilisé quotidiennement par plus de 350 millions de personnes. Elle dépasse largement les frontières de l’Europe pour s’imposer comme une monnaie de référence à l’échelle mondiale. À ce jour, environ 60 pays et territoires ont arrimé leur monnaie à l’euro, illustrant son rayonnement international.
Plus de vingt-cinq ans après sa création, l’euro a démontré une résilience remarquable. En 2023, il représentait près de 20 % des réserves de change mondiales, derrière le dollar américain. Il demeure la deuxième devise la plus utilisée au monde pour les opérations de prêt, d’emprunt et les réserves des banques centrales.
À la différence d’autres regroupements régionaux, comme le Conseil de coopération du Golfe (GCC) qui a tenté en vain d’instaurer une union monétaire, l’euro s’est imposé. L’union monétaire du GCC a échoué en raison du refus de ses États membres de céder leur souveraineté monétaire. Le commerce intrarégional limité et la volatilité des prix du pétrole ont renforcé les priorités nationales.
Face aux crises financières et économiques, l’Union européenne a su renforcer son cadre institutionnel, élargir le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) et stabiliser ses marchés. L’un des fondements de cette réussite réside dans le système européen de banques centrales (SEBC).
Ce système regroupe la Banque centrale européenne (BCE) et les banques centrales nationales des États membres. La mission principale du SEBC est d’assurer la stabilité des prix, garantissant l’indépendance et la crédibilité de la politique monétaire. Pour y parvenir, le SEBC met en œuvre des instruments de politique monétaire, qu’ils soient conventionnels ou non – quantitative easing, abaissement du taux d’intérêt, etc. Cette stratégie permet une allocation optimale des ressources, dans le respect des principes d’une économie de marché ouverte et concurrentielle.
À condition de poursuivre les réformes indispensables, l’euro a le potentiel de s’affirmer comme une devise de réserve et de transaction de premier plan, en particulier dans le cadre des échanges commerciaux et des accords énergétiques. Ces réserves sont largement détenues par les banques centrales. Elles permettent à la Banque centrale européenne (BCE) de disposer de liquidités suffisantes pour conduire des opérations de change ou faire face à un déficit de sa balance commerciale. Or, le dollar américain occupait le rôle dominant de devise de réserve depuis la Seconde Guerre mondiale.
Ce statut présente plusieurs avantages : facilité avec laquelle les prix peuvent être comparés d’un pays à l’autre, stabilité des prix et de la croissance économique, etc. Pour les pays de l’Union européenne, l’un des principaux avantages réside dans l’amélioration de la liquidité, facilitant ainsi l’accès au capital pour les entreprises européennes. Ces bénéfices s’accompagnent de coûts importants. La forte demande d’euros tend à en renforcer sa valeur, rendant les exportations européennes plus chères, contribuant ainsi à un déficit commercial persistant.
Bien que les coûts et les bénéfices fassent encore l’objet de discussions parmi les experts, il ressort que, d’un point de vue géopolitique, les avantages tendent à prédominer sur les inconvénients.
La dynamique actuelle est d’autant plus propice que l’Union européenne renforce activement ses liens avec des partenaires économiques stratégiques. Elle est le premier partenaire commercial de l’Inde, le second de la Chine, le principal investisseur au sein du Mercosur, et un acteur clé dans le golfe Persique et en Afrique de l’Ouest.
Au cours de la dernière décennie, le commerce de marchandises entre l’Union européenne et l’Inde s’est accru d’environ 90 %. Selon les données officielles, l’Union européenne se classe au deuxième rang des partenaires commerciaux de l’Inde, avec une valeur totale des échanges bilatéraux de biens atteignant 120 milliards d’euros en 2024.
Ces accords ne sont pas uniquement économiques : ils sont aussi des vecteurs d’influence monétaire. Plus les échanges seront libellés en euros, plus la monnaie européenne s’imposera comme un outil de stabilité et d’indépendance vis-à-vis du dollar.
Alors que le dollar conserve sa domination, les signes de fragilité se multiplient. La dédollarisation mondiale ouvre un espace stratégique dans lequel l’Union européenne peut s’insérer avec ambition. En s’appuyant sur ses alliances, en affirmant une politique monétaire cohérente, et en promouvant l’euro comme alternative crédible, l’UE peut transformer cette phase de transition en levier de puissance.
L’enjeu n’est pas de remplacer le dollar, mais de construire un système monétaire plus équilibré, pluriel, et résilient. Dans ce nouveau paysage, l’euro a une carte majeure à jouer.
Kambiz Zare ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:34
Marion Fourquez, Research scientist, Mediterranean Institute of Oceanography (MIO) (IRD, AMU, CNRS), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Aider les océans à capturer davantage de CO2 en y déversant du fer pour stimuler la croissance du phytoplancton : cette approche relevant de la « bio-ingénierie » du climat est vantée par plusieurs start-ups. Elle est pourtant risquée, car les incertitudes autour des mécanismes naturels à l’œuvre sont nombreuses.
Alors que les concentrations de CO2 dans l’atmosphère atteignent des niveaux inédits, les stratégies de capture du carbone se multiplient. Parmi elles, les approches dites « océaniques » gagnent en popularité.
Séduisantes, elles misent sur un argument de choc : elles pourraient stocker le carbone pour un dixième du coût de la capture directe du CO₂ dans l’air, méthode gourmande en énergie et dont la technologie est aujourd’hui mise en doute.
L’une de ces approches, testée depuis les années 1990, mais récemment remise en avant par des start-ups, consiste à fertiliser les océans avec du fer pour stimuler la photosynthèse du phytoplancton. Mais, derrière cette idée alléchante, que cache réellement la fertilisation de l’océan par le fer (Ocean Iron Fertilization en anglais, ou OIF) ?
Comme les plantes terrestres, le phytoplancton – ces microalgues qui dérivent à la surface des océans – réalise la photosynthèse : il capte du dioxyde de carbone (CO2) et libère du dioxygène (O2), produisant à lui seul près de 50 % de celui que nous respirons.
Mais son rôle ne s’arrête pas là. Une fois mort ou consommé, le phytoplancton transporte une partie de ce carbone vers les profondeurs océaniques sous forme de particules connues sous le nom de « neige marine ».
Ce phénomène, appelé « pompe biologique », permet chaque année de transférer environ 10 milliards de tonnes (gigatonnes) de carbone vers les fonds marins. Des travaux ont montré que ce mécanisme, à lui seul, a permis de stocker environ 1 300 gigatonnes de carbone dans l’océan sur une période de cent vingt-sept ans, contribuant ainsi à maintenir les niveaux de CO2 atmosphérique plus bas qu’ils ne le seraient en l’absence de ce mécanisme.
Sans cette pompe biologique, notre atmosphère contiendrait 200 à 400 ppm de CO2 en plus, et notre planète serait globalement a minima 3 °C plus chaude.
Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ».
Mais, pour fonctionner, cette pompe a besoin de nutriments, et notamment d’un micronutriment essentiel : le fer. Il existe de multiples sources de fer pour les océans. Le ruissellement des fleuves, l’érosion des marges continentales ou les sources hydrothermales sont autant de processus contribuant à l’apport de fer aux eaux océaniques. Les apports atmosphériques sont aussi une source importante de fer pour l’océan du large. Les poussières, transportées par les vents et principalement en provenance des grands déserts, en fournissent la principale source.
À la fin des années 1980, l’océanographe américain John Martin a proposé ce qu’on appelle l’« hypothèse du fer ». À savoir, dans certaines régions océaniques, riches en macronutriments (nitrates, phosphates), la croissance du phytoplancton serait freinée par un manque de fer. Il suffirait donc d’y parsemer le métal pour déclencher un « bloom » de phytoplancton, captant ainsi davantage de CO2.
Les régions carencées en fer, appelées HNLC (High Nutrient, Low Chlorophyll), couvrent un tiers des océans mondiaux, dont l’océan Austral, véritable « géant endormi » de la séquestration carbone.
Des expérimentations scientifiques à petite échelle ont montré qu’une tonne de fer pouvait permettre de capturer de 30 000 à 110 000 tonnes de CO2. À l’échelle planétaire, une étude de 2023 a estimé que l’ajout d’un million à deux millions de tonnes de fer par an dans les océans pourrait permettre de capter jusqu’à 45 milliards de tonnes de CO2 d’ici 2100. De quoi faire rêver les promoteurs de la géo-ingénierie.
Mais, au-delà des incertitudes scientifiques, les risques écologiques sont bien réels. Une fertilisation massive pourrait altérer les réseaux trophiques (terme qui désigne l’ensemble des chaînes alimentaires d’un milieu donné), appauvrir la biodiversité, provoquer des zones mortes ou encore des proliférations d’algues toxiques. Une modélisation récente indique que l’OIF pourrait entraîner une diminution de 5 % de la biomasse halieutique (c’est-à-dire liée à la pêche) tropicale, en plus des 15 % déjà attendus d’ici la fin du siècle du fait du changement climatique.
C’est pourquoi l’OIF a été interdite à des fins commerciales en 2013, dans le cadre du protocole de Londres sur la pollution marine.
À lire aussi : Éliminer le CO₂ grâce au puits de carbone océanique, une bonne idée ?
Pourtant, certaines entreprises cherchent à relancer la machine, appâtées par la promesse de crédits carbone à faible coût.
À l’inverse de ces initiatives privées, les chercheurs plaident pour une évaluation rigoureuse des risques environnementaux et une gouvernance internationale claire avant toute expérimentation à grande échelle.
Derrière les chiffres prometteurs souvent avancés sur la fertilisation en fer des océans se cachent des incertitudes majeures. Un point crucial tient à la nature même du fer utilisé. En effet, toutes les formes de fer ne sont pas assimilées de manière égale par le phytoplancton : sa biodisponibilité dépend fortement de sa composition chimique et de sa provenance.
Une étude que j’ai menée dans les eaux de l’océan Austral, publiée en 2023 dans la revue Science Advances, a montré que le fer libéré par la fonte glaciaire est jusqu’à 100 fois plus biodisponible pour le phytoplancton que celui apporté par les poussières atmosphériques.
En d’autres termes, deux régions présentant des concentrations similaires en fer dissous dans l'eau – mais de biodisponibilité différente – peuvent avoir des réponses biologiques très contrastées. Cette variabilité rend hasardeuse toute projection simpliste, en particulier lorsqu’il s’agit de fertilisation artificielle à grande échelle.
Dans cet article, nous avons souligné que cette complexité contraste fortement avec la manière dont certaines approches de bio-ingénierie présentent l’ensemencement en fer, décrit comme une solution simple et efficace de séquestration du carbone. Cette mise en garde a été relayée également par le CNRS.
À cela s’ajoute un autre facteur souvent négligé : le phytoplancton n’est pas le seul organisme à consommer du fer. Il entre directement en compétition avec les bactéries marines, qui ont besoin de fer pour respirer, relâchant à leur tour du CO2. Si ce dernier remonte en surface, il peut alors retourner dans l’atmosphère. Et dans ce cas, la balance n’est pas forcément positive : il n’y a pas forcément de gain net en matière de stockage de carbone.
D’autres recherches montrent aussi que modifier les communautés de phytoplancton, comme le ferait une fertilisation artificielle, pourrait altérer les chaînes alimentaires marines. En effet, en changeant la composition du phytoplancton, on modifie l’alimentation du zooplancton, et donc le devenir du carbone dans l’océan.
Avant de pouvoir prédire l’efficacité réelle de ces technologies, il est essentiel de mieux comprendre ces dynamiques écologiques et de développer des outils de suivi robustes.
Face aux incertitudes que soulèvent les projets de fertilisation artificielle, certains processus naturels méritent d’être mieux compris. C’est notamment le cas des apports de fer issus de la fonte des glaciers.
Les régions polaires se réchauffent bien plus rapidement que le reste de la planète – de quatre à sept fois plus vite que la moyenne mondiale. Cette fonte accélérée des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique entraîne le déversement dans l’océan de 370 milliards de tonnes d’eau douce par an, chargée en fer.
Libéré en quantité croissante sous l’effet du réchauffement climatique, ce fer pourrait, dans certaines conditions, stimuler localement la productivité marine et activer la pompe biologique de manière naturelle. Mais les mécanismes en jeu restent encore mal compris, tout comme l’ampleur réelle du stockage de carbone associé.
Pour approfondir cette question, une campagne océanographique est prévue courant 2026 en mer de Ross, en Antarctique. Elle mobilisera le voilier Persévérance, une goélette polaire de 42 mètres conçue pour les expéditions scientifiques dans les environnements extrêmes.
Cette mission, menée en collaboration avec le laboratoire de Takuvik (CNRS/Université Laval/Sorbonne Université), visera à étudier in situ les interactions entre les apports de fer glaciaire et la dynamique du phytoplancton, afin de mieux comprendre le rôle potentiel de ces processus naturels dans la séquestration du carbone.
Aujourd’hui, l’océan absorbe environ 30 % de nos émissions de CO2. Il le fait naturellement, via deux « pompes » complémentaires : la pompe physique (dissolution des gaz dans les eaux froides, brassage vertical) et la pompe biologique. Bien que la pompe physique reste dominante, la capacité de la pompe biologique à s’adapter aux changements climatiques est l’un des grands enjeux scientifiques actuels.
C’est aussi un sujet qui attire, à juste titre, l’attention des acteurs économiques de la décarbonation. S’il est tentant de chercher dans l’océan des solutions rapides et peu coûteuses au dérèglement climatique, nous devons rester prudents. L’océan est un formidable régulateur du climat, mais ce n’est pas un puits sans fond.
Marion Fourquez a été financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS, bourses PP00P2_138955 et PP00P2_166197), ainsi que par le programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention no 894264, projet BULLE). Cette étude a bénéficié du soutien du Projet 16 de l’expédition de circumnavigation en Antarctique (ACE) sous l’égide de l’Institut Polaire Suisse (SPI), avec le soutien financier de la Fondation ACE et de Ferring Pharmaceuticals.
04.06.2025 à 16:32
Brad Harris, Professor of management, associate dean of MBA programs, HEC Paris Business School
Dans l’entreprise, tout n’est pas blanc ou noir, notamment quand on s’intéresse aux comportements s’éloignant de la norme. Tous les salariés ou presque s’éloignent des règles édictées, de façon plus ou moins grave. La recherche montre que leur motivations sont multiples et sont souvent liées à une insatisfaction professionnelle. Le type de personnalité influera sur les manifestations du mécontentement. Décryptage de nos écarts au travail.
On pense en général que les comportements déviants sur le lieu de travail sont le fait de quelques « cas isolés » – les perturbateurs qui bâclent intentionnellement leurs tâches, volent dans les caisses de l’entreprise ou entrent en conflit ouvert avec leurs collègues. Mais si la gamme de ces comportements comprenait également des transgressions plus subtiles – rêvasser, prendre des pauses café trop longues ou lancer des plaisanteries douteuses pendant une réunion ? En réalité, on trouve l’une ou l’autre de ces transgressions mineures chez la plupart des employés, ce qui modifie notre conception de la déviance au travail.
Traditionnellement, la recherche classe la déviance dans le cadre professionnel en catégories bien nettes : les mauvais comportements sont soit interpersonnels (dirigés contre des collègues), soit organisationnels (dirigés contre l’entreprise). Mais la majorité des employés ne peut pas se ranger dans des catégories rigides de « bons » ou « mauvais », et les individus ne se cantonnent pas à un seul type de transgression. En réalité, beaucoup de salariés s’adonnent à un éventail de transgressions mineures, moins gênantes.
Notre recherche a examiné différents styles ou « catégories » de transgression sur le lieu de travail. Nous avons pratiqué une méta-analyse des réactions de plus de 6 000 employés à travers 20 études primaires aux États-Unis et ailleurs, et conduit de multiples études complémentaires dans différents pays et domaines d’activité.
En ayant recours à des techniques de modélisation statistique, notre analyse des études antérieures a dégagé cinq types spécifiques de « déviants » au travail. Dans plusieurs cas, ils sont irréductibles aux catégories traditionnelles – bon/mauvais ou personne/organisation. Nous avons ensuite mené une deuxième étude comprenant 553 participants, laquelle a donné des conclusions semblables, et montré que les comportements de ces types d’individus sont liés au degré de satisfaction sur le lieu de travail, à l’intention de rotation et autres perspectives professionnelles.
Voici une liste des cinq types de « perturbateurs » que nous avons identifiés grâce à notre étude complémentaire :
À lire aussi : La déviance des cadres intermédiaires comme réponse aux tensions structurelles au sein des organisations
Les saboteurs (9 %). Cette catégorie fait montre de la même productivité basse et du même retrait que la précédente, mais avec davantage de morgue. Ces individus évitent leurs tâches, travaillent lentement, prennent de longues pauses et se montrent souvent grossiers avec leurs collègues.
Les travailleurs stagnants (21 %). Désinvestis, mais pas ouvertement nuisibles, ces employés rêvassent et arrivent occasionnellement en retard sans provoquer de troubles apparents. La plupart du temps, ils ne se font pas remarquer, mais, en cas de crise, on peut remarquer qu’ils n’assurent pas leur part d’effort. Ces travailleurs peuvent saper les tentatives de transformations organisationnelles et éroder peu à peu une culture d’entreprise positive.
Les déviants aggravés (4 %). Les fameuses « pomme pourries ». Les individus de cette catégorie s’adonnent à toutes les transgressions décrites ci-dessus, vraisemblablement en raison d’un taux élevé d’insatisfaction professionnelle.
Les déviants mineurs (27 %). Les membres de ce groupe évitent la plupart des comportements déviants et sont en général de bons citoyens sur leur lieu de travail. Même si ce pourcentage est surestimé – le biais de désirabilité sociale, ou la tendance des individus à se présenter sous un bon jour peut avoir empêché les participants de reconnaître tous leurs manquements – il reste relativement modeste, ce qui est parlant – une grande majorité des travailleurs de notre échantillon reconnaissent certaines transgressions, même mineures.
Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Chaque lundi, recevez gratuitement des informations utiles pour votre carrière et tout ce qui concerne la vie de l’entreprise (stratégie, RH marketing, finance…).
Nos données montrent qu’il n’est pas toujours question de transgressions flagrantes : celles-ci, en réalité, restent une rareté ! Si des actes graves, comme le vol (qu’il s’agisse d’un vol caractérisé ou d’une falsification de reçus) et l’agression franche demeurent exceptionnels, des petits manquements comme rêvasser, prendre des pauses supplémentaires et faire des remarques sarcastiques, sont assez fréquents.
Il est facile de passer à côté de ces petites déviances banales, dans la mesure où elles ne suscitent pas de réactions viscérales de la part des managers ou collègues ; il n’empêche qu’elles peuvent s’ajouter et éroder, à terme, une culture d’entreprise positive de façon invisible jusqu’au moment où un incident conséquent se produit.
Les employés qui s’adonnent à des transgressions le font souvent parce qu’ils s’estiment lésés par une personne ou une situation, ou en raison de motivations plus profondes, liées à des traits de personnalité propices à la déviance. Notre étude renforce cette idée, tout en offrant un éclairage supplémentaire. Comme on pouvait s’y attendre, quand un travailleur s’estime lésé – par un patron exigeant, des collègues hostiles ou un manque de soutien de la part de l’entreprise – il a plus de chance de se rebeller par un type de transgression ou l’autre. La présence d’un supérieur au comportement excessif augmente la probabilité d’avoir des membres de la catégorie des « déviants aggravés », tandis que le fait d’être ostracisé produit le plus souvent des spécimens de celle des « travailleurs stagnants ».
On pourrait réfléchir à ce qui vient en premier – l’abus subi ou l’abus commis –, mais les schémas que nous avons mis au jour confirment des travaux antérieurs montrant un lien de causalité entre l’injustice et la déviance.
Si l’on regarde au-delà du milieu professionnel, on a également découvert que certains traits de personnalité permettent de prédire le genre de « déviant » qu’un travailleur est le plus susceptible de devenir. Un fort taux d’agréabilité, par exemple, est associée aux catégories de déviance les moins ostensibles, comme les « travailleurs stagnants » ou les « travailleurs en retrait ». Fait notable, si le fait d’être une personne consciencieuse prédit l’appartenance à la catégorie des « déviants mineurs », nos données tendent à montrer que les personnes les plus consciencieuses peuvent aussi à l’occasion être à l’origine de passages à l’acte caractérisés, en général avec un mélange de retrait et de grossièreté (rejoignant les « saboteurs »).
En bref, les personnes hautement consciencieuses ont de fortes attentes à l’égard de leur propre travail et de celui des autres, et il peut leur arriver de présenter face au stress, ou à un affront, une vive réaction qui rendra apparente leur déception.
Toute transgression a un poids sur les performances d’une équipe et la rotation au sein de celle-ci. Notre étude montre que les employés de la catégorie « déviants mineurs » ont généralement de bons résultats, offrant un soutien positif à leurs coéquipiers et un bon niveau de satisfaction au travail, tandis que ceux des catégories présentant un fort taux de déviance ont de moins bons résultats et n’offrent en général aucun soutien à leurs collègues. Cependant, si nos résultats confirment qu’une « pomme pourrie » peut nuire à toute une équipe, la déviance et ses effets peuvent s’avérer plus complexes dans certains cas.
Prenons les catégories relativement bénignes des « travailleurs stagnants » et des « travailleurs en retrait », dont les membres expriment une volonté relativement forte de démissionner et, par conséquent, obtiennent de moins bons résultats que les autres. Ces employés peuvent longtemps passer inaperçus tout en sapant le potentiel d’une entreprise.
Les travailleurs de la catégorie des « saboteurs » présentent des schémas comportementaux contradictoires : ils sont prêts à négliger entièrement certaines parties de leur travail et à se comporter grossièrement envers certains collègues, mais peuvent par ailleurs maintenir des niveaux de performance plus élevés, et se donner parfois du mal pour aider certains autres collègues. Par conséquent, les managers se trouvent souvent en zone grise : quels compromis sont admissibles, et où se trouve la frontière entre l’expression raisonnable et la violation franche ?
Nos données montrent que la plupart des employés s’adonnent plutôt à des transgressions mineures, comme prendre des pauses trop longues ou rêvasser, qu’à des actes graves comme le vol. Bien souvent, ils ne se contentent pas d’un ou deux types de déviance, mais présentent des schémas comportementaux complexes, schémas qui peuvent être prédits de façon fiable par des facteurs liés à leur personnalité et aux caractéristiques de leur situation. Si l’on n’y prête pas attention, leurs transgressions mineures, qui apparaissent souvent en réaction au burn-out ou à un moral bas, peuvent passer inaperçues, ce qui fait qu’elles ne seront pas prises en charge. Ce faisant, cela risque de conduire, en s’accumulant, à de gros problèmes pour les entreprises.
Notre étude contredit également l’idée que la transgression est le fait de quelques « pommes pourries », déterminées à créer des problèmes, et contribue à ouvrir le champ de la recherche sur une perspective visant, non plus à se demander qui est à l’origine des déviances sur le lieu de travail, mais pourquoi les travailleurs se livrent à ces comportements.
Pour beaucoup d’employés, les petites transgressions ne relèvent pas d’une intention de nuire, mais d’une tentative de gérer le stress quotidien.
Les motifs de transgression peuvent se révéler très variés. Par exemple, certains travailleurs « en retrait » peuvent prendre du recul afin de s’occuper de problèmes de santé, tandis que d’autres manifestent simplement un faible investissement personnel dans l’entreprise.
Comprendre la gamme de ces raisons pourrait permettre de mieux répondre à ces comportements.
Si la déviance est considérée en général comme un phénomène rare, notre étude montre un tableau plus complexe. D’un côté, seuls 4 % des participants ont rapporté de hauts degrés de déviance dans tous les domaines, ce qui tendrait à confirmer cette idée. Cependant, seul un quart (27 %) des employés affirme éviter absolument toute transgression. Il y a donc plus de deux tiers (69 %) des employés qui entrent dans des schémas de déviance plus légers et nuancés.
Cela nous aide à comprendre la déviance comme une part ordinaire de la vie professionnelle. Ce fait complique également la réponse que peuvent y apporter les managers : leur façon de concevoir, de pénaliser et de décourager ces transgressions.
En l’absence de leviers aidant les employés à réduire leur niveau de stress ou compensant les facteurs incontrôlables (comme le gel des salaires à l’échelle d’une entreprise), les managers peuvent être poussés à accepter certaines formes de déviance comme des impondérables, tout en restant vigilants envers les infractions les plus intentionnelles et flagrantes.
Brad Harris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:31
Necati Mert Gümüs, ATER, doctorant en science politique, Sciences Po Grenoble
Théo Malçok, doctorant en sociologie, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Dans les rues d’Antalya, un manifestant déguisé en Pikachu a été poursuivi par la police le 27 mars dernier, une scène qui aura très vite capté l’attention des médias, faisant du petit Pokémon jaune la mascotte du mouvement contestataire déclenché par l’arrestation, le 19 mars précédent du maire d’Istanbul et leader de l’opposition Ekrem Imamoglu. L’absurdité de la situation provoque le rire ; pourtant, celle-ci n’a rien d’un sketch. Cette scène prolonge plusieurs décennies d’usages contestataires du costume et de la référence aux personnages de fiction dans les manifestations contre le pouvoir et ses tendances autoritaires en Turquie.
Rappelons le contexte : depuis l’arrestation d’Ekrem Imamoglu le 19 mars dernier, les manifestations organisées en Turquie et au sein de la diaspora turque à l’étranger ne se sont pas complètement estompées, notamment grâce à la participation toujours active des cadres et des électeurs du CHP (Parti républicain du Peuple), des syndicats de gauche et des étudiants.
En effet, malgré l’incarcération du maire d’Istanbul, le CHP a maintenu l’organisation des primaires du parti qui ont désigné Imamoglu candidat commun de l’opposition à la prochaine élection présidentielle. Le parti a mis en place des « urnes de solidarité » permettant à toute la population de participer au scrutin et ainsi de manifester son soutien au maire incarcéré. Résultat : 15 millions de personnes se sont déplacées aux urnes.
Dans la foulée, le parti a annoncé une tournée de meetings hebdomadaires – un à Istanbul, l’autre en province –, a lancé une campagne de pétitions pour la libération des prisonniers politiques et leur a adressé des lettres de soutien. Le premier rassemblement, tenu le 29 mars à Maltepe, sur la rive asiatique d’Istanbul, a réuni selon le parti près de deux millions de personnes. Les politiques incarcérés ont également fait entendre leur voix à travers des tribunes publiées dans la presse nationale et internationale.
La position des syndicats est plus ambiguë : certains d’entre eux comme Egitim-sen (appel à la grève des enseignants) et Umut-Sen (appel à la grève et à l’arrêt de travail les 27 et 28 mars) ont très tôt affiché leur soutien au mouvement. Mais, progressivement, des désaccords stratégiques et idéologiques, notamment au moment du 1er mai, ont fractionné l’union syndicale.
En réalité, ce sont les étudiants qui représentent la force vive et créative du mouvement du 19 mars. Indépendamment des cadres partisans et syndicaux, ils développent des idées nouvelles, comme le défilé carnavalesque des étudiants des Beaux-Arts de l’Université Mimar Sinan (Istanbul), et radicalisent les propositions parfois timides des professionnels de la politique, comme le boycott des médias pro-gouvernementaux, qui a été élargi au conglomérat politico-financier de l’AKP, le parti au pouvoir, celui du président Recep Tayyip Erdogan.
La jeunesse étudiante turque dénonce les violences exercées par la police et les agents de sécurité privée dans les universités, et réclament la libération de leurs camarades détenus, lesquels adressent régulièrement des lettres au public qui sont relayées par la presse et sur les réseaux sociaux. Des lycéens prennent aussi part aux cortèges étudiants, surtout depuis que le ministère de l’éducation nationale a limogé mi-avril des enseignants critiques à l’égard du pouvoir.
Comme ils ont été expulsés de la place Saraçhane, épicentre de la mobilisation, en face de la mairie de la municipalité d’Istanbul, et réprimés dans leurs campus, ils ont investi les places et parcs publics, les salles de concert, ainsi que les cérémonies de remise de diplôme pour faire entendre leurs revendications. Des ateliers, des forums, des festivals et des défilés ont été organisés.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
D’où vient toute cette créativité ? À la manière de musiciens de jazz, les manifestants improvisent, comme l’a montré Charles Tilly, en puisant dans un « répertoire d’actions » défini par les usages qu’ils héritent de leurs ancêtres et qu’ils empruntent à leurs voisins.
Les clins d’œil à la tradition sont monnaie courante lors des manifestations en Turquie. Ces références puisent notamment dans le registre théâtral par le port de costumes et l’interprétation de personnages fictifs. Des comédiens prennent parfois part aux manifestations, comme Ferhan Sensoy lors de la révolte de Gezi en 2013. Ce comédien est connu pour avoir mené la troupe des Orta Oyuncular qui perpétue la tradition du théâtre satirique ottoman, théâtre d’ombres (Karagöz) ou en chair et en os (Orta Oyunu).
En incarnant des figures emblématiques du folklore turc, les manifestants construisent des points d’ancrage pour penser l’appartenance collective à une lignée protestataire. En 2013, le « Derviche au masque à gaz » est devenu un symbole fort de la révolte de Gezi en réunissant sur la même silhouette les singularités culturelles et contextuelles du mouvement. Ce personnage, créé par le danseur et chorégraphe Ziya Azazi, a été volontairement anonymisé par le port d’un masque pour en renforcer le pouvoir d’identification. En 2025, la figure du « Derviche au masque à gaz » réapparaît lors des manifestations de Saraçhane. Coiffé du couvre-chef traditionnel des soufis mevlevi (sikke), le derviche ne danse plus. Les bras tendus, il se confronte à une rangée de policiers qui l’aspergent de gaz lacrymogène.
À la différence de la figure du derviche qui circule d’une époque à l’autre au sein d’un même espace culturel, Pikachu, personnage mondialement connu, a rapidement traversé les frontières de la Turquie. À Beverly Hills, à Londres, à Munich ou à Paris, les manifestants du monde entier ont multiplié les références au petit Pokémon jaune en mobilisant toute la panoplie vestimentaire et iconographique de la manifestation de rue : masques, casquettes, lunettes, peluches et bien évidemment costumes.
À Paris, nous avons suivi l’homme sous le costume, Arthur, un trentenaire aficionado de la politique turque depuis son Erasmus à Istanbul en 2017. Il ne pouvait manquer l’occasion rare de marcher aux côtés de personnes originaires de Turquie pour une cause qui lui tenait à cœur. Son plan était soigneusement pensé : loué à un magicien de la banlieue parisienne, le déguisement deux pièces en pilou-pilou est enfilé dans une rue adjacente à la place de la République. Dès l’arrivée sur la grand-place, la farandole de photographies commence.
À une fréquence insoutenable, manifestants comme passants harcèlent le Pokémon pour un selfie. On se croirait à Disneyland. Quelques élus locaux posent avec la mascotte. Les journalistes aussi en raffolent. On cherche à prendre le cliché ou la vidéo qui fera le buzz : Pikachu qui tient un drapeau turc ou arc-en-ciel, Pikachu qui court, Pikachu qui danse, etc. Après quelques heures à jouer un rôle, Arthur retourne, paradoxalement, à l’anonymat en ôtant son costume. La performance est suivie d’un apéro post-manif et d’une veille médiatique improvisée pour évaluer le succès de la performance. Quelques jours plus tard, on apprendra qu’une vidéo postée par un média indépendant de la diaspora turque de France a atteint plusieurs centaines de milliers de vues.
Dans les commentaires de la vidéo susmentionnée, les attaques pleuvent. En référence au drapeau arc-en-ciel, un internaute déclare : « Qui sont ces pédés ? » Un autre plonge dans le complotisme antisémite : « Ce sont les agents de Soros ! » Mais d’autres internautes félicitent les manifestants et se réjouissent de voir que Pikachu a traversé les frontières.
Les réseaux sociaux peuvent être un espace de harcèlement des opposants mais aussi d’échange, de solidarité, de retour sur expérience et de circulations des pratiques contestataires. Les manifestants s’inspirent délibérément ou par mimétisme des Reels qu’ils visionnent sur Instagram et TikTok. Certains internautes partagent des tutoriels pour apprendre aux néophytes de la révolte à éviter les caméras de surveillance ou à se protéger du gaz lacrymogène. C’est le cas par exemple des vidéos dans lesquelles les manifestants montrent comment transformer un t-shirt en masque.
Le récent mouvement étudiant de Serbie est pris pour modèle par certains influenceurs-manifestants de Turquie. C’est de ce mouvement qu’est née l’idée d’une journée de boycott général où toute dépense est proscrite. Les étudiants de Turquie ont aussi organisé des débats sur le mouvement serbe et des journalistes engagés ont réalisé des reportages avec des participants des rassemblements de Belgrade. Mais d’autres expériences comme la révolte étudiante de Hong Kong sont également sous la loupe des manifestants turcs.
À lire aussi : Serbie : la révolte des étudiants va-t-elle tout renverser ?
Une bonne partie du contenu lié au mouvement du 19 mars qui circule sur les réseaux sociaux est générée par intelligence artificielle (IA), par exemple ces images sur lesquelles on aperçoit Pikachu et des personnages des univers Marvel et DC.
Dans les contextes autoritaires, l’IA aide à contourner les mécanismes de censure et de répression. Alors qu’Ekrem Imamoglu était déjà incarcéré, le CHP a projeté, lors du meeting de Maltepe du 29 mars, un discours généré par IA prononcé par un avatar du maire d’Istanbul.
Après la fermeture du compte X d’Ekrem Imamoglu par la plateforme à la suite d’une demande des autorités turques, de nombreux internautes ont réagi en remplaçant leur photo de profil par le visage du maire. X a ensuite suspendu les comptes s’étant adonnés à cette pratique pour usurpation d’identité après avoir reçu des signalements d’autres internautes.
En réaction, les internautes d’opposition ont recouru à l’IA pour fusionner le visage d’Ekrem Imamoglu avec leur propre visage ou avec des personnages fictifs. Les progrès de l’IA ont massifié l’accès à la création de contenus et ont renouvelé les codes stylistiques de l’expression contestataire en Turquie et ailleurs. Tout type d’internaute a désormais la possibilité de prendre part à une course à l’originalité et au buzz – ce qui, dans les manifestations de rues, se donne traditionnellement à voir dans l’art de la pancarte et du slogan.
Sur les réseaux sociaux, l’image, la vidéo, la voix off et le sous-titre (utilisé pour maximiser la portée et l’impact du contenu) ont remplacé les traditionnels slogans et pancartes. Mais rappelons-le : la rue et le Web interagissent constamment. Les internautes réagissent à l’actualité politique et visibilisent les actions menées in real life. Parfois, certains contenus Internet sont imprimés et collés sur des pancartes lors des manifestations de rue. Néanmoins, la création de contenu sur Internet, même militant, suit les tendances (trends) des algorithmes et se soumet à la logique du mème (concept massivement repris et décliné).
En réalité, les contenus générés ou non par IA qui mettent en scène des manifestants costumés ou des personnages fictifs visent le plus souvent à provoquer le rire. Les émotions comme la pitié ou l’indignation jouent un rôle prépondérant dans l’adhésion à une cause, comme l’a montré le sociologue Christophe Traïni. Malgré tout, la position du rire est plus ambivalente. Car d’un côté, le rire est, comme se plaisent à dire certains manifestants, « un acte révolutionnaire » dès lors qu’il tourne en dérision le pouvoir – à l’exemple du Hirak algérien. Mais de l’autre, il peut aussi faire courir le risque d’une entertainmentisation de la révolte quand le jeu prend le dessus sur les revendications politiques et, à terme, décrédibiliser celles-ci aux yeux des militants les plus engagés.
Necati Mert Gümüs est membre fondateur de Initiative de Reforme Locale (Yerel Reform Girişimi Derneği, Turquie). Il a reçu une bourse de recherche de l'IFEA (Institut français d'études anatoliennes).
Théo Malçok ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:31
Yves Léonard, Membre du Centre d'histoire de Sciences Po et chercheur associé à l’université de Rouen-Normandie, Sciences Po
La progression très rapide de la formation Chega (« Ça suffit », classé à l’extrême droite) lui a permis de devenir, à l’issue des législatives qui viennent de se tenir au Portugal, le deuxième parti du pays en nombre de sièges au Parlement. Dans un pays où les coalitions ont, depuis quelques années, tendance à s’effondrer bien avant la fin théorique de leur mandat, l’alliance de la droite et du centre droit actuellement au pouvoir va-t-elle pouvoir durer ?
« Rien ne sera plus comme avant ! » : en cette soirée électorale bis du 28 mai 2025, dix jours après « le jour historique » des élections législatives du 18 mai, quand le parti d’extrême droite Chega est arrivé en troisième position, talonnant en nombre de voix le Parti socialiste, le leader de Chega André Ventura revendique une « victoire éclatante ». Sa formation vient de remporter deux sièges (sur quatre) dans les deux circonscriptions des Portugais de l’étranger.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Désormais, avec 60 députés sur 230, Chega devance le PS de deux sièges à l’Assemblée. André Ventura s’affirme comme « le chef de l’opposition », même si son parti a obtenu près de 5 000 voix de moins que le PS. Pour la première fois en cinquante ans de vie démocratique, l’un des deux partis phares d’un système politique longtemps qualifié de résilient est supplanté par une formation qui rejette les valeurs essentielles du « 25 Avril » et l’héritage de la Révolution des Œillets consacré par la Constitution d’avril 1976.
Au soir du 18 mai, la majorité des deux tiers à l’Assemblée, requise pour réviser la Constitution, n’est plus l’apanage du PSD et du PS. Une majorité allant du centre droit à l’extrême droite pourrait même détricoter la Loi fondamentale à son gré, comme l’une de ses composantes, l’Initiative libérale (9 députés), rejointe par Chega, l’a clairement laissé entendre au lendemain du scrutin du 18 mai, afin que la Constitution ait « moins de penchant idéologique », qu’elle reflète une « société plus libre et autonome » et que l’État cesse d’avoir un rôle central dans l’économie.
Le séisme politique est donc de forte magnitude et la scène médiatique aux abois, oscillant entre sidération feinte et affliction de circonstance. Quant à André Ventura, il peut plastronner :
« Ne comptez pas sur nous pour le politiquement correct, parce que ce parti n’est pas politiquement correct. Ne comptez pas sur nous pour dire amen à l’idéologie du genre ou à ce qui se fait dans les écoles portugaises. Ne comptez pas sur nous pour dire amen à Bruxelles ! »
Après avoir salué les Portugais de l’étranger qui ont été deux fois plus nombreux à voter pour Chega en 2025 qu’en 2024 – « les émigrés savent ce qu’est le socialisme, la social-démocratie, la corruption, la subsidio-dépendance, et ils savent ce que c’est que de devoir lutter contre » –, Ventura reprend à longueur d’interviews les éléments de langage de sa campagne « Sauver le Portugal », dont la dernière semaine a été marquée par les deux malaises très médiatisés qui l’ont vu s’affaisser devant les caméras, au point de saturer l’espace médiatique. Avant de ressusciter, tout ragaillardi, au soir du scrutin, au sortir de la messe, fidèle à ses habitudes. Et de célébrer la fin du système bipartisan en appelant à « un changement de régime », l’Alliance démocratique victorieuse déjà dans son viseur.
On aura beau jeu de rappeler que plus des trois quarts des électeurs n’ont pas voté Chega. Il n’en reste pas moins que ce parti d’extrême droite populiste et xénophobe a non seulement recueilli près de 270 000 voix de plus qu’en 2024 – plus de 1,43 million (contre 68 000 voix aux élections législatives d’octobre 2019, les premières auxquelles il concourait) –, il a aussi dicté l’agenda politique en déclenchant la crise qui a conduit, le 11 mars, à la démission du premier ministre Luis Montenegro (Parti social-démocrate, qui en dépit de ce que sa dénomination pourrait laisser croire, se situe au centre droit).
Il a surtout imposé ses thèmes de campagne – sécurité, « reconquête de l’Europe chrétienne », dénonciation de l’immigration, de la « subsidio-dépendance » et de la corruption. Au point que l’Alliance démocratique (AD) victorieuse (formée du PSD et du CDS, conservateur) a cru bon d’entonner elle aussi un discours anti-immigration en annonçant début mai l’expulsion de 18 000 migrants en situation jugée irrégulière, dont plus de 4 500 notifiés dans un délai de 20 jours.
À l’instar de plusieurs partis de sa famille politique en Europe (que l’on retrouve, au sein du Parlement européen, dans le groupe Parti populaire européen, PPE), l’AD a tenté de ne pas se faire siphonner son électorat en montrant sa détermination à contrôler l’immigration, pourtant vecteur indispensable de la croissance face au vieillissement de la population et à la chute de la natalité. Au risque de donner le sentiment de courir derrière un parti populiste et nativiste. Bref, de penser avant tout à copier, en oubliant que les électeurs préfèrent souvent l’original à la copie. Et que copier n’est pas penser.
Avec les éléments de langage et punchlines qui émaillent le discours antisystème et xénophobe de Chega, réseaux sociaux et chaînes d’infos en continu raffolent d’André Ventura, considéré comme « un bon client » dans un contexte politique nourri d’imaginaire rance et sondagier. Au point que les journalistes ont pu jouer le rôle d’« aile armée du narratif de Chega », comme l’a démontré une étude procédant à un décompte très précis des interviews télévisuelles d’André Ventura, de loin les plus nombreuses depuis 2019. Que ce soit en termes d’audience ou de production de contenus, André Ventura écrase la concurrence, tant sur Facebook et Instagram que sur TikTok et YouTube. Lors de la dernière semaine de la campagne des législatives, ses quelque 9 millions de vues sur Facebook constituent un score près de neuf fois supérieur au nombre total de vues de tous les autres leaders de partis.
Quant à la désinformation électorale et à la diffusion de fake news sur les réseaux sociaux, de récentes études ont montré qu’elles ont fortement augmenté lors des deux dernières législatives, Chega en constituant la source essentielle, de même que son alter ego Vox en Espagne. En émule de Donald Trump, dont il s’est inspiré durant sa campagne, André Ventura cherche à « inonder la zone » (flood the zone), quitte à apparaître comme « un menteur compulsif ».
Chega se nourrit de cette dynamique systémique qui tend à « faire gagner les droites » en poussant les électeurs vers une droite toujours plus extrémiste, au Portugal comme ailleurs. Quant à la puissance des algorithmes, elle confère un avantage de taille à Chega, notamment pour séduire les abstentionnistes et attirer une partie de l’électorat des moins de 34 ans, ces hommes jeunes qui votent Chega, mais aussi Initiative libérale, privilégiant un discours antisystème de défiance à l’égard des deux grands partis « attrape-tout ».
Si les ressorts du vote Chega sont multiples, ils s’inscrivent dans un contexte de discrédit d’un système politique assimilé à la corruption, où les effets délétères des scandales à répétition se manifestent à chaque élection, les précédentes législatives, début 2024, l’ayant déjà montré.
Pourtant, au cours des derniers mois, Chega a traversé de fortes turbulences pour un parti qui ambitionne de « nettoyer le Portugal » (Limpar Portugal). Plusieurs de ses élus ont été épinglés pour diverses malversations et manquements à l’éthique. Rien n’y fait : André Ventura reste, pour une partie de l’opinion, celui qui peut « sauver le Portugal ».
Le sentiment d’insécurité – même si le directeur de la police portugaise a rappelé que « le Portugal est, heureusement, l’un des pays les plus sûrs au monde » –, la peur de l’autre empreinte de racisme, la frustration, la difficulté à se projeter vers l’avenir, la persistance des inégalités, tous ces ingrédients nourrissent ce « ressentiment de classe sans conscience de classe » analysé naguère par Wendy Brown. Un ressentiment qu’attise Chega dans une rhétorique qui se dit « ni saudosiste, ni futuriste », mais dont les ressorts sont d’essence salazariste avec un recours systématique à cette volonté de « sauver le Portugal » en dénigrant les « valeurs d’Avril » héritées de la révolution des Œillets. Le tout imprégné d’un discours trumpiste transnational qui vise à construire « une alliance civilisationnelle » en Europe en transformant ses systèmes politiques en « des nations chrétiennes comme la Hongrie ».
« La tâche n’est pas si compliquée. Nous devons rentrer chez nous et gagner chacun nos propres élections. Gagner, tout simplement », a rappelé le 27 mai Viktor Orban à Budapest lors de la réunion annuelle de la CPAC (Conservative Political Action Conference). CPAC à laquelle Ventura a participé en 2024 et en 2023 aux côtés d’Orban, l’un de ses modèles.
Si la stratégie de Luís Montenegro et de l’AD s’est révélée payante à court terme – près de 150 000 voix gagnées par rapport aux législatives de mars 2024 et 12 députés supplémentaires confortant sa base parlementaire –, elle répond à une volonté affichée de retrouver une stabilité politique disparue (la dernière mandature législative arrivée à son terme remonte à 2019) et d’incarner une confiance renouvelée dans le système politique.
Synonyme d’attractivité et gage supposé de croissance, cette stabilité suscite une quête effrénée. C’est en son nom que le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa, qui a pris la décision à trois reprises en trois ans – un record – de dissoudre l’Assemblée, vient de reconduire Luís Montenegro dans ses fonctions de premier ministre, ce dernier ayant été relégitimé par le scrutin du 18 mai après avoir pourtant été mis en cause et soupçonné de conflits d’intérêt avec son entreprise familiale Spinumviva. Ce sont « les garanties de stabilité » données par les responsables des principaux partis qui ont justifié la décision du chef de l’État. L’horizon politique du premier ministre s’est-il pour autant dégagé ?
L’effondrement de son principal concurrent, le Parti socialiste, semble éclaircir l’horizon. Passé de 42 % des suffrages à moins de 23 % en l’espace de trois ans, depuis les législatives de janvier 2022 qui lui avaient donné la majorité absolue des sièges à l’Assemblée (120 députés sur 230), le PS a perdu la moitié de ses sièges au Parlement (58 dans la nouvelle législature) et se trouve plongé dans une crise dont rien ne dit qu’il trouvera rapidement les clés pour l’enrayer.
Son secrétaire général Pedro Nuno Santos, qui avait succédé à Antonio Costa en décembre 2023, a annoncé sa démission le soir même du scrutin. Assumant sa part de responsabilité dans l’échec collectif, il a exprimé sa volonté de prendre du recul et de ne plus avoir à composer avec un chef du gouvernement dont la légitimé est, selon lui, plus qu’écornée par « l’affaire Spinumviva » pour laquelle il avait émis le souhait de convoquer une commission d’enquête parlementaire.
Le recentrage de son discours lors de la campagne n’a rien changé. Pour une partie des cadres du parti et pour ses adversaires, « PNS » incarnait une ligne trop à gauche, voire un gauchisme nimbé du souvenir de cette « geringonça » (alliance PS, PC et Bloc de gauche entre 2015 et 2019) stigmatisée par la droite et l’extrême droite. La guerre de succession a déjà commencé, l’aile centriste incarnée par José Luís Carneiro, ancien ministre de l’intérieur, ayant pris les devants en déclarant par avance ne pas s’opposer au vote du prochain budget. La traversée du désert risque d’être longue pour un parti divisé et affaibli par l’évaporation de son électorat traditionnel (seniors et femmes), alors que les prochaines échéances électorales – municipales à l’automne et présidentielle début 2026 – s’annoncent difficiles.
Le reste de la gauche n’est pas en meilleur état. La lente érosion du PC se poursuit (4 sièges avant les législatives, 3 désormais), alors que le Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda) n’a plus qu’une députée (contre 4 sièges en 2024). Seul le parti Livre (Libre) peut se réjouir de compter deux députés supplémentaires (6 sièges) en confortant son ancrage urbain auprès des jeunes. Dans cette traversée du désert qui s’annonce, la gauche sait pouvoir compter sur sa culture de résistance mise à l’épreuve sous la longue dictature salazariste. À condition peut-être de construire sans tarder les conditions d’une union préalable à toute reconquête et de « sortir de l’obsession du débat sur le “fascisme”, cet “autre” dont la simple évocation parait garantir la moralité et la légitimité des partis et des systèmes existants ».
Avec l’affaiblissement du PS, le premier ministre dispose d’un atout tactique de premier plan. D’abord pour mettre le PS sous pression lors des prochains débats au Parlement, notamment lors du vote du budget, en invoquant son sens des responsabilités et la sacro-sainte stabilité face à une extrême droite à l’affût. Quitte à en faire un simple supplétif de sa politique néolibérale. Ensuite, tout en ayant écarté l’idée d’un « accord permanent de gouvernance » tant avec le PS – reviviscence du « Bloc central » en vigueur de 1983 à 1985 –, qu’avec Chega – « Non c’est non » selon sa ligne de conduite depuis 2024 –, Luis Montenegro a précisé qu’il dialoguera avec toutes les formations politiques « dans la recherche des meilleures solutions législatives et gouvernementales pour répondre aux besoins des Portugais. » Si l’idée d’une révision constitutionnelle, qui « n’est pas une priorité du gouvernement », est provisoirement écartée, la menace d’une telle révision qui, pour la première fois depuis 1976, pourrait se passer de l’aval du PS, souligne la sujétion de celui-ci et le nouveau positionnement de Chega à la tête de l’opposition.
Ce nouveau statut de Chega, outre les pouvoirs qu’il lui confère (deux représentants au Conseil d’État, nomination de trois juges au Tribunal constitutionnel, participation à la composition des listes de membres de l’autorité régulatrice de la Communication sociale et du Conseil supérieur de la Magistrature), contribue non seulement à le « banaliser » en le faisant accéder de plain-pied au mécano institutionnel, mais à renforcer ce « dissensus contraignant » souvent invoqué au sein de l’Union européenne pour dire que l’extrême droite n’a pas besoin d’être au pouvoir pour être influente.
Pour l’Alliance démocratique et le premier ministre Luis Montenegro, le risque est grand de voir Chega continuer de prospérer en jouant alternativement, sinon simultanément, la carte du politiquement incorrect et de la normalisation pour finir d’affaiblir le système bipartisan en s’attaquant au PSD et asseoir sa propre hégémonie. Au sein du parti dirigé par Luís Montenegro depuis l’été 2022, certains appellent de leurs vœux un dialogue renforcé avec André Ventura, transfuge de ce parti. C’est le cas notamment de l’ancien premier ministre (2011-2015) et ancien mentor de Ventura, Pedro Passos Coelho, parfois présenté comme le parfait antidote de Chega au sein du parti qu’il a longtemps présidé.
Bref, des dissensions sont déjà perceptibles au PSD et risquent de s’aviver dans la perspective de l’élection présidentielle début 2026. À peine annoncée, la candidature de l’une de ses figures de proue, Luís Marques Mendes, a suscité des réserves, alors que le propre prédécesseur de Montenegro à la tête du PSD, Rui Rio, vient de faire savoir qu’il soutiendra la candidature de l’amiral Gouveia e Melo dont il sera le mandataire national pour « unir les Portugais ». Chega semblant bien placé pour renforcer son ancrage local lors des prochaines municipales, notamment au sud du Tage – le 18 mai, il est arrivé en tête dans quatre districts de la région d’Alentejo –, les prochains mois s’annoncent d’autant plus compliqués que la stabilité invoquée repose sur des tactiques et des jeux d’appareil très éloignés des principales préoccupations de citoyens lassés par ces campagnes permanentes. De quoi alimenter un peu plus ressentiment et désenchantement, sans apporter de réponses, sinon celles d’une extrême droite à la vision déformée.
Yves Léonard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:31
Dominique Andolfatto, Professeur de science politique, Université Bourgogne Europe
Plus de trois mois après son ouverture, le « conclave » sur les retraites touche à sa fin (prévue le 17 juin). La très contestée réforme de 2023, reculant l’âge du départ à la retraite de 62 à 64 ans, pourrait-elle être remise en cause ? La CGT, qui est sortie des négociations, appelle à une nouvelle manifestation pour son abrogation ce jeudi 5 juin. Au même moment, les députés communistes et ultramarins soumettront au vote une résolution pour l’abrogation du report de l’âge de la retraite à 64 ans.
Lors de sa déclaration de politique générale, le 14 janvier 2025, François Bayrou rouvrait l’épineux dossier sur la réforme des retraites, mal refermé en 2023, après des manifestations réunissant plus d’un million de personnes, le recours contesté à l’article 49 alinéa 3 et le rejet d’un référendum sur le sujet par le Conseil constitutionnel. Le premier ministre faisait alors une proposition spectaculaire : ouvrir ce qu’il dénommait un « conclave » sur la question, en d’autres termes, une négociation nationale interprofessionnelle sur les retraites avec les partenaires sociaux.
Il s’agissait de réfléchir à de nouvelles perspectives pour le système de retraite et sa soutenabilité, d’apaiser les colères et, plus tactiquement, d’installer le gouvernement dans la durée, en s’assurant d’une neutralité des gauches comme de l’extrême droite, favorables à une révision de la réforme de 2023. C’était aussi un geste inattendu pour renouer le dialogue avec les partenaires sociaux – organisations patronales et syndicales – et les remettre dans le jeu, alors que ces acteurs historiques du système de protection sociale s’étaient sentis mis à l’écart de la réforme de 2023.
À quelques jours de l’échéance finale, quel est l’état des lieux de ces négociations ?
Dès la mi-février, François Bayrou adressait aux partenaires sociaux un courrier de cadrage très serré. Si les parties prenantes du conclave avaient toute liberté pour « discuter de l’ensemble des paramètres » du système des retraites, « sans totem ni tabou », le premier ministre fixait pour priorité le « retour à l’équilibre financier à un horizon proche ». Or ce dernier avait dramatisé la situation lors de sa déclaration de politique générale, évoquant un déficit de plus de 40 milliards d’euros, s’appuyant sur des données contestées qui ne seront pas validées par la Cour des comptes. Selon l’institution, le déficit serait de plus de 6 milliards d’euros dès 2025. Si aucune mesure n’était prise, il doublerait d’ici 2035 puis quadruplerait d’ici 2045.
Le « conclave » s’ouvrait fin février. Il consistait en une réunion hebdomadaire des partenaires sociaux et devrait rendre ses conclusions (éventuelles) au bout de trois mois. S’il s’agissait d’un « accord d’un nombre suffisant d’organisations », François Bayrou promettait de le traduire en un projet de loi qui serait soumis au Parlement.
Cependant, dès la première réunion, Force ouvrière (FO), troisième syndicat français en termes de représentativité, préférait quitter le « conclave ». Le syndicat déplorait que la lettre de cadrage se concentre sur le déficit, oubliant l’âge du départ à la retraite. Sans compter un véritable tir de barrage de plusieurs ministres sur le sujet. Bref, l’opinion semblait oubliée. Plus intéressant (et peu commenté), FO assénait implicitement une leçon de syndicalisme au gouvernement : elle refusait – en tant qu’organisation syndicale – d’être intégrée dans un processus de décision politique et « instrumentalisée ». En d’autres termes, le syndicat doit s’en tenir au rôle de porte-parole des salariés et à défendre leurs revendications sans participer au processus décisionnel, conformément au principe d’« indépendance politique » qui fonde l’identité de FO.
Restaient six organisations dans le jeu : trois patronales, quatre syndicales. L’une des premières devait également quitter la table à la mi-mars : l’U2P, l’organisation des entreprises artisanales et des professions libérales. Elle considérait qu’il était inutile de laisser croire qu’un retour aux 62 ans serait possible et de se perdre en conjecture. Cela ne pourrait qu’alourdir le « poids de notre protection sociale » alors que, selon l’U2P, des « mesures drastiques » s’imposent, notamment repousser l’âge légal de départ à la retraite » tout en permettant un départ anticipé de « personnes exposées à une forme d’usure professionnelle », dont l’espérance de vie est réduite.
Enfin, la CGT, second syndicat français en termes de représentativité, hésitante depuis la sortie de FO du « conclave », annonçait aussi le quitter après de nouvelles déclarations de François Bayrou, le 16 mars : il estimait un retour aux 62 ans impossible, compte tenu notamment du contexte international. Pour la secrétaire générale de la CGT, c’était là « enterrer » le conclave. Elle annonçait donc, dans un vocabulaire caractéristique, qu’« après consultation de la base », la CGT quittait ce dernier et appelait « les salariés à se mobiliser » et à construire un nouveau « rapport de force ».
Restaient en lice cinq organisations sur huit, avec deux absences de la CFTC, la plus petite des confédérations syndicales représentatives, en désaccord avec certains thèmes abordés. Il est vrai que les échanges vont alors se poursuivre sur des thématiques élargies. Une nouvelle « feuille de route » était en effet établie à la mi-avril. Elle proposait de discuter de l’ensemble de l’État-providence et de possibles redistributions de ressources entre les différentes branches qui le composent (assurance-maladie, famille, retraite…). Si la CFTC, attachée à la branche « famille », désapprouvait cette approche plus globale, la CFDT, première organisation syndicale représentative, favorable – au contraire de FO – à une co-construction de l’action publique, se félicitait que puisse s’ouvrir un « second round de discussions ».
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Au fil des réunions hebdomadaires, les diverses modalités de financement des retraites ont été examinées : augmentation des cotisations patronales, part de capitalisation dans le financement (épargne retraite, fonds de pension), TVA sociale (transfert d’une partie de cotisations des entreprises pour financer la retraite sur la TVA, et donc augmentation de celle-ci d’un ou deux points). Aucun accord n’a véritablement émergé sur ces différents aspects, les syndicats étant particulièrement opposés à une TVA sociale (qui pèserait notamment sur les plus modestes) et les organisations d’employeurs rejetant toute cotisation nouvelle.
Dans la dernière période, le Medef, a semblé faire de la TVA sociale la solution pour sortir du déficit des retraites, cette dernière favorisant une baisse des cotisations sociales des entreprises et, en conséquence, leur compétitivité mais aussi les salaires nets. Emmanuel Macron, interrogé sur ce déficit, reprenait aussi l’argument lors de l’émission télévisée « Les enjeux de la France », le 13 mai.
La « gouvernance » et le « pilotage » du système des retraites ont donné lieu à d’autres échanges. Les syndicats et les patronats n’ont pratiquement plus qu’un rôle symbolique au sein de celle-ci, contrairement à ce qui avait été imaginé par les fondateurs de la Sécurité sociale en 1945. Une élite administrative spécialisée a pris la relève. La reconquête d’un rôle politique au sein de la gouvernance du système semble séduisante pour les syndicats mais les organisations patronales restent dubitatives, compte tenu de la complexité de celui-ci.
Les différentes parties prenantes encore autour de la table ont finalement décidé de prolonger leurs échanges jusqu’au 17 juin. Un accord est-il envisageable entre les cinq ? C’est la conviction de la CFDT qui escompte toujours un « bougé sur l’âge ». Il ne sera sans doute pas général mais, au cas par cas, en fonction de la pénibilité du travail ou d’impératifs d’égalité de genre. Pour la CFTC, il est probable que, d’une façon ou d’une autre, il faudra prévoir aussi des augmentations de cotisations afin d’assurer la pérennité du système.
In fine, pas d’abrogation de la réforme de 2023 en vue mais des ajustements et, à court terme probablement, des pensions moins bien revalorisées ou des cotisations alourdies. L’arithmétique est implacable. Tout cela sera-t-il mentionné dans l’accord escompté, faute duquel on parlerait d’un nouvel échec syndical ? Ce n’est pas certain. À son degré de technicité ou de cosmétique, on pourra juger si ce dialogue social inédit a relancé effectivement la démocratie sociale ou n’a constitué qu’une mascarade politique.
Dominique Andolfatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.