30.11.2025 à 09:38
Jacques Tassin, Chercheur en écologie forestière (HDR), spécialiste des rapports Homme / Nature, Cirad
Michon Geneviève, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Issu des régions tropicales, le jardin-forêt est un modèle d’agroforesterie qui séduit de plus en plus en Europe pour prendre le contrepied d’un modèle agricole à bout de souffle. Il semble peu envisageable qu’il se substitue à l’agriculture productiviste dominante, mais il ouvre des pistes inspirantes pour promouvoir des pratiques plus respectueuses du vivant.
Les analyses se multiplient aujourd'hui pour dénoncer les externalités négatives (pollution, changement climatique, crise de la biodiversité…) induites par le paradigme économique actuel. Le modèle agricole dominant, en particulier, est pointé du doigt.
En effet, les systèmes agroalimentaires dominants s'avèrent coûteux à bien des égards. Ils substituent à des processus naturels répondant à des fonctions écologiques précieuses des intrants à fort impact environnemental (engrais par exemple), ils uniformisent les modes de culture, ils mettent à disposition du consommateur une alimentation d'une qualité nutritive questionnable, et enfin ils dévitalisent les tissus sociaux ruraux.
À rebours de cette logique productiviste, d'autres formes d'agriculture, parfois très anciennes, suscitent dès lors un regain d'intérêt. C'est le cas du modèle jardin-forêt, qui se développe peu à peu en Europe. Il est une transposition géographique en milieux tempérés de l'agroforesterie des tropiques humides, notamment indonésiennes.
Là-bas, l'agriculture vivrière et une partie de l'agriculture commerciale des petits planteurs sont conduites en pérennisant le modèle forestier traditionnel – fruits, légumes, noix, tubercules, plantes médicinales, matériaux, bois de feu ou de construction y sont produits au sein d'écosystèmes arborés multi-étagés, diversifiés et denses.
Structurés autour des arbres et de leur diversité, les jardins-forêts partagent avec les forêts naturelles des caractéristiques de robustesse, de résilience et de productivité. Multipliant les externalités positives (c'est-à-dire, des effets positifs tant d'ordre écologiques qu'économiques), ce modèle millénaire nourricier représente une voie inspirante qui vaudrait d'être davantage connue et considérée sous nos latitudes.
Il est fondé sur la polyvalence des forêts. Les jardins-forêts montrent que les arbres et les systèmes forestiers, dont les capacités de production, de régulation, de facilitation et de symbiose sont mésestimées, peuvent être bien plus productifs que nous le croyons.
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Aussi surnommés « forêts comestibles », les jardins-forêts se caractérisent par une forte densité d'arbres, d'arbustes, mais aussi de lianes et d'herbacées, tous de lumière et d'ombre, et tous d'intérêt alimentaire.
Ils sont donc multifonctionnels. En témoignent par exemple :
leur productivité à l'hectare,
l'agencement spatial de leurs éléments constitutifs,
leur composition très diversifiée en termes d'espèces,
la richesse des mutualismes entre espèces,
Leur performance leur dynamisme et leur robustesse en tant que système de production alimentaire.
Ils sont à l'opposé des monocultures, qui sont spatialement et génétiquement homogènes. Celles-ci sont fondées sur la culture d'une seule variété, et souffrent dès lors une vulnérabilité maximale aux aléas. En jardin-forêt, les invasions d'insectes ravageurs ou les dégâts d'intempéries, pour ne citer que ces exemples, sont réduits en raison d'une importante hétérogénéité structurale et d'une faible exposition aux aléas. Des caractéristiques précieuses dans le contexte de dérèglement climatique.
Ces systèmes nourriciers sont aujourd'hui une réalité éprouvée, y compris en Europe. Aux Pays-Bas par exemple, des jardins-forêts à vocation agricole affirmée existent depuis quinze ans, financés par la politique agricole commune.
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Un autre point fort de cette alternative agricole est son échelle à hauteur humaine. En effet, le jardin-forêt envisage le parcellaire cultivé, dans ses dimensions spatiales comme dans les pratiques dont il fait l'objet, autour de la mesure étalon de la personne qui en prend soin.
Les recours à l'observation et au soin, de même que l'accumulation patiente de connaissances pratiques, y sont largement promus. Ils permettent une réactivité accrue et plus adaptée aux aléas, environnementaux mais aussi économiques.
Le « jardinier-forestier » est dès lors convié à se pencher sur son terrain à différentes échelles : du contrôle de la qualité des tissus mycorhiziens (c'est-à-dire, les champignons agissant en symbiose avec les racines) du sol jusqu'à la surveillance de la complémentarité permanente des strates de végétation.
La diversité ne se joue pas qu'à l'échelle d'une forêt comestible, mais aussi à l'échelle d'un territoire. A l'image du bocage, un réseau de jardins-forêts divers est pourvoyeur de services écosystémiques complets. Ils peuvent également s'insérer dans le tissu agricole et compenser une partie des impacts environnementaux néfastes induits par le modèle agricole dominant.
Par essence, le jardin-forêt offre une large diversité alimentaire. Pour rappel, seules 30 à 60 espèces végétales tout au plus assurent la base de notre alimentation occidentale, dont quelques espèces seulement de céréales. Une partie de cette alimentation est importée (avocats, ananas ou bananes), alors que 7 000 espèces alimentaires sont cultivables en climat tempéré, sans renfort technique particulier. Le modèle du jardin-forêt s'avère apte à les valoriser.
Les « forêts comestibles » sont en effet des espaces de multiproduction où sur une même parcelle peuvent se déployer quatre types de produits différents :
Les aliments « forestibles » dans lesquels ont peut inclure fruits, noix et graines, ressources tuberculeuses amidonnées ou riches en inuline, légumes, feuilles, feuillages, fleurs, champignons, épices, sirop de sève, viande sauvage ou domestique en cas de petit élevage, ou encore produits de la ruche (miel, pollen, propolis) ;
les biomatériaux (bois de construction, bambou, osier, gommes, cires, résines, liants, latex, papier, tinctoriales) ;
les ressources médicinales provenant de tous les étages végétaux de la forêt comestible ;
et enfin les combustibles (bois énergie, copeaux, fagots).
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Les jardins-forêts ne se limitent pas à la seule production de biens alimentaires et de services environnementaux. Ils offrent également des ressources immatérielles dont nous avions fini par croire qu'elles ne pouvaient être compatibles avec une agriculture performante.
En effet, ces espaces créent aussi les conditions pour d'autres imaginaires. Ils sont le support d'activités diverses (artisanales, éducatives, thérapeutiques, culturelles) favorables au mieux-être. Ces services immatériels peuvent concourir à transformer les zones rurales en espaces plus désirables et plus habitables, voire à les reterritorialiser. La psychologie atteste en outre des bienfaits des arbres sur le bien-être humain.
En France, les jardins-forêts recouvrent environ 2 000 hectares. Peu connus du grand public, des institutions et des pouvoirs publics, ils se heurtent à une vision encore archaïque de la forêt, vue comme aux antipodes de la civilisation, et à une réticence à valoriser des ressources alimentaires parfois rattachées dans les imaginaires aux périodes de famine.
Il leur est également reproché d'inviter à un relâchement des pratiques conventionnelles de contrôle du vivant habituellement exercées en agriculture (taille, fertilisation, contrôle direct des ravageurs…), auxquelles est ici préférée, pour des raisons de durabilité et d'efficience économique, une philosophie de l'accompagnement et de l'amplification des processus écologiques naturels.
S'ils n'ont pas vocation à supplanter les autres systèmes agricoles en place, ils ont toutefois le potentiel de redynamiser et resocialiser les campagnes. De quoi développer de nouvelles activités rurales exigeantes mais porteuses de sens et pourvoyeuses de bien-être. C'est précisément là une demande sociale et une exigence environnementale de plus en plus pressantes.
Fondateur de l’association Forêt gourmande, Fabrice Desjours a contribué à la rédaction de cet article.
Michon Geneviève a reçu des financements de ANR, UE.
Jacques Tassin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.11.2025 à 17:07
Amal Jrad, Chercheuse, Université de Strasbourg
Karine Bouvier, Chercheuse, Université de Strasbourg
Malgré le succès grandissant du Black Friday, qui se tient ce vendredi 28 novembre et qui vient renforcer la surconsommation à travers des promotions généralisées, les modes de consommation changent peu à peu à l’aune des enjeux écologiques. Mais les politiques publiques peinent souvent à trouver l’équilibre entre soutien à l’économie circulaire et protection des intérêts commerciaux traditionnels. Comment sortir de ce dilemme ?
En novembre 2023, à la veille du Black Friday, l’Agence de la transition écologique (Ademe) lançait une campagne de communication introduisant le concept de « dévendeur ». Concrètement, plusieurs vidéos mettaient en scène un vendeur qui encourageaient un client en quête de conseils sur le modèle à acquérir, à plutôt réparer son bien au lieu d’acheter un nouveau produit neuf.
Sur les réseaux sociaux, l’initiative a déclenché une vive polémique et a divisé autant les professionnels que le gouvernement. Au-delà de la controverse, cette situation illustre un défi majeur de notre époque : comment concilier la transition vers l’économie circulaire avec les intérêts économiques traditionnels ?
Pour trouver des réponses, l’Observatoire des futurs de l’EM Strasboug (Université de Strasbourg) a réalisé une étude sur la thématique industrie et économie circulaire à l’horizon 2035. Cette étude s’appuie sur des ateliers participatifs réunissant chercheurs, praticiens et acteurs institutionnels tels qu’Eurométropole, l’Ademe, Initiatives durables, et Grand Est Développement). Nous en livrons quelques résultats.
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À l’échelle européenne, l’engagement pour l’économie circulaire s’est considérablement renforcé depuis le lancement du Pacte vert en 2019. Cette volonté s’est traduite par des plans d’action successifs, notamment en mars 2020, ciblant des secteurs spécifiques comme le textile, les plastiques et la construction. La Commission européenne a également proposé en 2022 des mesures pour accélérer cette transition, avec un accent particulier mis sur la durabilité des produits et la responsabilisation des consommateurs.
En France, cette dynamique européenne s’est accompagnée d’initiatives nationales ambitieuses. La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (dite loi Agec) adoptée en 2020 promeut en particulier l’économie de la fonctionnalité et du service via le réemploi et la réparation. Selon une étude de l’Institut national de l’économie circulaire (Inec) et d’Opeo publiée en 2021, 81 % des industriels français interrogés perçoivent l’économie circulaire comme une opportunité.
Pour plus de 85 % d’entre eux, elle permettrait non seulement de développer de nouveaux marchés et de réaliser des économies, mais aussi de relever les défis environnementaux actuels. Cependant, ces orientations se heurtent à un modèle économique encore largement basé sur la vente en volume.
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L’évolution des comportements d’achat témoigne d’ailleurs d’une prise de conscience croissante chez les consommateurs. Les convictions personnelles liées à l’éthique et l’environnement pèsent de plus en plus sur les choix individuels et les consommateurs privilégient désormais le « Made in France » et les produits issus de l’économie circulaire.
Une enquête menée en France par OpinionWay en 2024 montrait ainsi que 42 % des personnes interrogées se disaient prêtes à dépenser plus d’argent pour avoir des produits vestimentaires plus respectueux de l’environnement et socialement responsables.
D’après une étude d’Ipsos, deux vacanciers européens sur trois se déclaraient prêts à modifier leur mode de transport durant l’été 2023 pour réduire leur impact carbone.
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Face à ces évolutions, les politiques publiques tentent de trouver un équilibre délicat. L’Union européenne (UE) déploie des financements importants pour soutenir cette transition. Le programme Horizon Europe (2021-2027) offre ainsi un budget de 95,5 milliards d’euros, dont une partie significative est destinée à la recherche et l’innovation en économie circulaire.
Toutefois, ces mécanismes de financement européens souffrent de plusieurs lacunes que nous avons identifiées à partir des entretiens d’experts réalisés dans le cadre de l’étude :
Au niveau national, de nombreuses mesures ont été mises en place, parmi lesquelles :
Ces dispositifs ne parviennent toutefois pas toujours à répondre aux besoins de l’ensemble des acteurs. Les petites entreprises, en particulier, peinent souvent à accéder aux informations et aux financements, alors même qu’elles sont en général plus avancées dans leurs pratiques circulaires.
C’est plutôt au niveau local qu’émergent les solutions innovantes les plus prometteuses : l’Eurométropole de Strasbourg, par exemple, déploie des actions concrètes : création de réseaux d’acteurs autour de l’économie circulaire, soutien aux structures d’insertion dans le domaine du recyclage, développement de l’écologie industrielle territoriale et promotion du réemploi dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP).
Ces initiatives montrent qu’il est possible de créer des synergies entre différents acteurs économiques autour de l’économie circulaire.
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Mais la controverse des « dévendeurs » a révélé un besoin plus profond de repenser nos modèles économiques. Comment les politiques de soutien pourraient-elles évoluer face à ce dilemme entre promotion de la sobriété et maintien de l’activité commerciale ? Quatre scénarios se dessinent à l’horizon 2035, chacun proposant une approche différente de création de valeur.
Dans un premier scénario, les politiques de soutien resteraient ambivalentes, tentant de satisfaire à la fois les commerçants traditionnels et les acteurs de l’économie circulaire. Cette approche conduirait à des mesures parfois contradictoires : d’un côté, des subventions pour la modernisation des commerces, de l’autre, des campagnes promouvant la sobriété. Les grandes enseignes s’adapteraient en créant des « coins réparation », mais sans remise en cause fondamentale de leur modèle. Les petits commerces, pris entre deux logiques, peineraient à trouver leur place. Le risque est d’aboutir à un soutien fragmenté et inefficace.
Le deuxième scénario miserait sur l’innovation pour réconcilier vente et durabilité. Les commerces deviendraient des « hubs circulaires » où la technologie (IA, blockchain) optimiserait la réparation et la revente. Le métier de vendeur évoluerait vers un rôle de « conseiller en usage durable », proposant la solution la plus pertinente : réparation, achat neuf ou reconditionné. Un modèle prometteur, mais qui risque d’exclure les petits commerces faute de moyens d’investissement.
Dans une troisième configuration, les politiques se territorialiseraient fortement, avec des aides adaptées aux besoins locaux. Les commerces deviendraient des lieux hybrides de vente, réparation et échange. L’économie de la fonctionnalité s’y développerait naturellement, privilégiant l’usage plutôt que la propriété. Les « dévendeurs » s’intégreraient dans ce maillage territorial, même si cette approche pourrait créer des disparités entre régions.
Face à l’urgence climatique, le dernier scénario verrait l’État imposer une transformation radicale et un tantinet autoritaire. Des quotas de réparation et de réemploi seraient imposés aux commerces. La fonction de « dévendeur » deviendrait obligatoire dans les grandes surfaces. Parmi les mesures concrètes, l’Institut national de l’économie circulaire propose déjà une TVA à 5,5 % sur les opérations de réparation et des taux réduits pour les produits reconditionnés et écoconçus.
La résolution du dilemme entre « dévendeurs » et commerçants passera sans doute par une combinaison de ces approches. Les politiques de soutien devront préserver la viabilité économique du commerce tout en accélérant la transition vers la sobriété. Ce qui implique la création de nouveaux métiers autour de la réparation et du réemploi, l’innovation dans les services plutôt que dans la production de biens, un accompagnement fort des pouvoirs publics et une transformation de notre rapport à la consommation.
En définitive, l’enjeu n’est plus tant d’opposer commerce traditionnel et économie circulaire que de réinventer nos modes de production et de consommation. Le concept de « dévendeur » n’est peut-être qu’une première étape vers cette nécessaire mutation de notre économie, qui requiert des politiques de soutien plus inclusives, capables d’accompagner tous les acteurs dans cette transition.
L’article s’appuie sur des entretiens réalisés avec Christophe Barel (chef de projet senior à l’Ademe, le 30 janvier 2024) ; Carmen Colle (entrepreneuse dans le secteur du textile et militante pour un entrepreneuriat responsable, social et solidaire, 14 décembre 2024) ; Pia Imbs (présidente de l’Eurométropole de Strasbourg, 19 décembre 2024) ; Anne Sander (députée européenne, questeur du Parlement européen, 9 février 2024) et Maryline Wilhelm (conseillère déléguée à l’économie circulaire, sociale et solidaire, Ville de Schiltigheim, 19 janvier 2024).
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.11.2025 à 17:06
Aurélie Manin, Chargée de recherche en Archéologie, Archéozoologie et Paléogénomique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La dinde constitue un mets de choix sur les tables des fêtes d’Europe et d’Amérique du Nord, que ce soit pour Thanksgiving ou Noël. Son origine et les péripéties qui l’ont menée jusque dans nos cuisines sont toutefois peu connues du grand public.
La période des festivités de fin d’année semble tout indiquée pour revenir sur l’histoire naturelle et culturelle de cet oiseau de basse-cour, qui a fait l’objet d’un ouvrage collectif sorti en juin 2025 aux éditions scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle.
La dinde ou le dindon commun, selon que l’on parle de la femelle ou du mâle, appartiennent à l’espèce Meleagris gallopavo que l’on retrouve encore à l’état sauvage sur l’essentiel du territoire des États-Unis, dans le sud du Canada et le nord du Mexique. Les sociétés américaines ont longtemps interagi avec ces oiseaux, essentiellement à travers la chasse. Le plus ancien kit de tatouage retrouvé en contexte archéologique, au Tennessee (États-Unis), daté d’entre 3500 et 1500 ans avant notre ère, était constitué d’os de dindon appointés. Mais ce n’est ni dans cette région ni à cette époque que la domestication du dindon a commencé, c’est-à-dire que le dindon et les humains sont entrés dans une relation de proximité mutualiste conduisant aux oiseaux de basse-cour que l’on connaît aujourd’hui [figure 1].
Jusqu’au début de notre ère, les indices archéologiques d’un rapprochement entre dindons et humains sont, de fait, ténus. C’est en Amérique centrale, au Guatemala, que l’on retrouve la plus ancienne preuve de la gestion et de la manipulation des dindons. Dans cette région tropicale, on ne trouve pas de dindon commun sauvage mais son proche cousin, le dindon ocellé [figure 2]. Or sur le site d’El Mirador, quelques os de dindon commun ont été retrouvés, datés entre 300 avant notre ère et le tout début de notre ère – une identification confirmée par la génétique.
L’analyse des isotopes du strontium contenus dans ces os, spécifiques de l’environnement dans lequel un animal a vécu, ont quant à eux montré que les oiseaux avaient été élevés dans l’environnement local. Il s’agit de la trace la plus ancienne de translocation de l’espèce, son déplacement dans une région dans laquelle elle ne vivrait pas naturellement. Or un tel déplacement, sur des milliers de kilomètres et vers un environnement très différent, nécessite une connaissance fine du dindon et de ses besoins ainsi que des compétences zootechniques certaines. C’est donc l’aboutissement de plusieurs générations d’interactions et de rapprochement dans la région où le dindon commun se trouve naturellement, probablement sur la côte du golfe du Mexique ou dans le centre du Mexique, près de l’actuelle ville de Mexico. Au fil du temps, le nombre de restes de dindon augmente dans les sites archéologiques jusqu’à l’arrivée des Européens au XVIe siècle.
Dans le sud-ouest des États-Unis, à la convergence de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona, on sait que les dindons étaient déjà présents il y a environ 10 000 ans, au début de la période holocène mais ils sont particulièrement rares dans les sites archéologiques.
Ce n’est qu’entre le début et 200 de notre ère qu’on voit leurs ossements apparaître régulièrement dans les sites archéologiques, bien qu’en faible proportion. Les traces les plus abondantes de leur présence sont leurs crottes (que l’on appelle coprolithes une fois fossilisées, dans le registre archéologique) retrouvées en particulier dans des structures en briques de terre crue complétées de branches qui servaient probablement à maintenir les dindons en captivité.
Ces oiseaux appartiennent à une lignée génétique différente de celle des dindons sauvages locaux et l’analyse des isotopes du carbone contenu dans leurs os indique qu’ils ont consommé de grandes quantités de maïs. Ce sont donc des oiseaux captifs, certainement domestiques, mais on retrouve rarement leurs os dans ce que les archéologues étudient le plus, les poubelles des maisons. Ils n’auraient donc pas été mangés, ou assez rarement par rapport aux efforts mis en place pour les garder sur les sites. Les plumes d’oiseaux étaient néanmoins importantes pour ces populations et on retrouve notamment des fragments de plumes de dindon incluses dans le tissage d’une couverture en fibre en yucca. Une seule couverture aurait nécessité plus de 11 000 plumes, soit cinq à dix oiseaux selon la taille des plumes sélectionnées. Les oiseaux maintenus en captivité auraient ainsi pu être plumés régulièrement pour fournir cette matière première.
Au fil du temps, l’usage de dindons domestiques s’étend entre cette région du sud-ouest des États-Unis, le Mexique et l’Amérique centrale, mais les dindons sauvages restent bien présents dans l’environnement. Dans l’est des États-Unis, en revanche, si les restes osseux de dindons peuvent être abondants sur les sites archéologiques, il s’agit d’oiseaux sauvages chassés. C’est une mosaïque d’usage du dindon que les Européens ont ainsi rencontré à leur arrivée sur le continent américain [figure 3].
C’est lors du quatrième voyage de Christophe Colomb en Amérique, alors qu’il explore les côtes de l’actuel Honduras, que l’on trouve ce qui peut être la première rencontre entre des Européens et des dindons, en 1502. On ne sait pas exactement comment leur réputation atteint l’Europe, probablement à travers les premières villes européennes construites dans les Antilles, mais en 1511 une lettre est envoyée par la couronne d’Espagne au trésorier en chef des Indes (les Antilles) demandant à ce que chaque bateau revenant vers la péninsule rapporte des « poules d’Inde » (d’où la contraction « dinde » apparue au XVIIe siècle en français), mâle et femelle, en vue de leur élevage.
En 1520, l’évêque d’Hispaniola (île englobant aujourd’hui Haïti et la République dominicaine) offre à Lorenzo Pucci, cardinal à Rome, un couple de dindons.
L’ouvrage publié au Muséum national d’histoire naturelle montre la multiplication des témoignages de la présence du dindon dans l’entourage de l’aristocratie européenne au cours du XVIe siècle. En France, en 1534, on trouve des dindons à Alençon, en Normandie, dans le château de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier et reine de Navarre.
C’est aussi en 1534 qu’une amusante histoire se déroule en Estonie, où l’évêque de Tartu envoie un dindon en présent au duc Glinski – dindon qu’il avait précédemment reçu d’Allemagne. Mais l’oiseau exotique se répand aussi progressivement dans les basses-cours et sa consommation se généralise.
Entre le XVIe et le XVIIe siècle, il accompagne de nombreuses missions maritimes commerciales, atteignant même le Japon et revenant en Amérique – depuis l’Europe – dans les établissements coloniaux. Il semble toutefois être longtemps resté réservé aux repas de fêtes, et ce n’est qu’au cours du XXe siècle, avec l’essor de l’industrie agroalimentaire et la sélection de races de plus en plus lourdes, que sa viande entre dans la production de nombreux produits transformés. Finalement, l’animal complet, rôti et dressé sur une table à l’occasion de Thanksgiving ou de Noël, conserve la trace de cette longue histoire.
Aurélie Manin a reçu des financements des Actions Marie Sklodowska-Curie pour réaliser ce travail.