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16.09.2025 à 13:58

Impôts sur l’héritage : une réforme nécessaire ?

Nicolas Frémeaux, Professeur des universités et maître de conférence, Université de Rouen Normandie

Alors que la France devient une société d’héritiers, une réforme de la fiscalité des successions est jugée de plus en plus nécessaire par les économistes.
Texte intégral (1708 mots)
D’ici à 2040, plus de 9 000 milliards d’euros de patrimoine devraient être transmis. Sylv1rob1/Shutterstock

La moitié des Français n’hérite de rien ou presque, alors que 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Alors pourquoi l’impôt sur l’héritage est-il aussi impopulaire ?


L’héritage est de retour en France, et ce retour est massif. On peut chiffrer ce phénomène de plusieurs manières. Commençons par les flux successoraux, c’est-à-dire ce qui est transmis tous les ans sous forme d’héritages et de donations. Ce flux se situe actuellement entre 350 milliards et 400 milliards d’euros et, d’ici à 2040, plus de 9 000 milliards d’euros de patrimoine devraient être transmis.

Une autre manière de se représenter le retour de l’héritage consiste à décomposer l’ensemble du patrimoine privé détenu par les Français (qu’il soit immobilier, financier ou professionnel) entre ce qui vient de l’épargne et ce qui vient de l’héritage. Comme l’ont montré les économistes Facundo Alvaredo, Bertrand Garbinti et Thomas Piketty, l’héritage est aujourd’hui largement supérieur à l’épargne. Il représente près des deux tiers du patrimoine des ménages contre un tiers pour l’épargne. C’était l’inverse dans les années 1970, moment où l’héritage a connu son plus bas niveau historique.

La moitié des Français n’hérite de rien

Le niveau actuel reste inférieur à celui observé à la veille de la Première Guerre mondiale où l’héritage constituait plus de 80 % du patrimoine. Même si les sociétés actuelles diffèrent de celle du XIXe siècle sur de nombreux aspects, elles sont finalement assez proches sur le plan patrimonial, que ce soit du point de vue des niveaux de richesses détenues ou de l’importance prise par les transmissions patrimoniales.

Ce panorama serait incomplet si on se limitait à ce constat macroéconomique. L’héritage est bien plus concentré que les revenus. La moitié des Français n’hérite de rien ou presque quand, dans le même temps, 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Au sommet de la distribution, on estime que les 0,1 % des héritiers les plus riches reçoivent plus de 13 millions d’euros de patrimoine au cours de leur vie.

C’est la nature même des inégalités qui change. La figure du rentier, qu’on pouvait penser disparue, est de retour. Pour une part limitée, mais croissante de la population, la principale source de richesse sera l’héritage et non les revenus du travail.

Substitution aux revenus du travail

Le retour de l’héritage a une conséquence inattendue : créer un (quasi) consensus chez les économistes en faveur d’une réforme de l’impôt successoral. Il n’est pas tant lié aux enjeux de justice sociale, qui dépassent le seul cadre de la science économique, qu’aux effets de l’héritage du point de vue de l’efficacité économique.

L’héritage peut être la source d’inefficacités puisque recevoir un capital peut réduire l’offre de travail, dans le sens où le capital hérité peut se substituer aux revenus du travail. Cet « effet Carnegie » a été vérifié dans plusieurs pays.

Aux États-Unis, les économistes Douglas Holtz-Eakin, David Joulfaian et Harvey Rosen ont mis en évidence une réduction de l’offre de travail parmi les récipiendaires d’héritages importants. En Allemagne, Fabian Kindermann, Lukas Mayr et Dominik Sachs estiment que, pour chaque euro récolté par l’imposition des successions, neuf centimes additionnels sont obtenus via l’imposition des revenus des suites de la hausse de l’offre de travail. De ce point de vue, imposer les héritages pourrait accroître l’activité économique.

Réduction de l’épargne

Les réponses comportementales négatives à l’impôt successoral sont quant à elles limitées, ce qui en fait un « bon impôt » à l’aune du même critère d’efficacité.

Une de ces réponses passe par l’épargne. Si le patrimoine potentiellement transmis par les donataires est réduit par l’impôt successoral, alors ceux-ci pourraient décider de réduire leur épargne. Cette intuition a été confirmée par les rares études sur la question qui concluent bien à un effet négatif – l’imposition réduit l’incitation à épargner –, mais de faible ampleur. Le fait que l’épargne dépende de nombreux facteurs économiques et de motifs autres que l’altruisme familial, comme l’aversion au risque et la prévoyance, explique que l’impôt successoral à lui seul a des effets limités.

Exil fiscal

Une réponse plus radicale pourrait être l’exil fiscal. Une trop forte imposition pourrait inciter les individus à émigrer vers des cieux (fiscaux) plus cléments. Là encore, identifier le seul effet de l’imposition sur la décision d’émigration est complexe. Comme pour l’épargne, ce type de décision dépend de nombreux déterminants économiques et personnels : potentielle rupture avec l’environnement professionnel et familial, mauvaise perception par l’opinion publique ou démarches administratives complexes.


À lire aussi : Impôt sur la fortune : si souvent enterré, et pourtant toujours en vie


Les économistes Karen Smith Conway et Jonathan C. Rork, aux États-Unis, et Marius Brülhart et Raphaël Parchet, en Suisse, montrent que les migrations internes des ménages âgés (susceptibles de transmettre leur patrimoine dans un futur proche) ne s’expliquent que marginalement par les différences fiscales entre États ou cantons. Ainsi, les retraités aisés sont relativement insensibles aux variations d’impôt successoral.

Argument moral

Si l’héritage pose un problème de justice sociale et d’efficacité économique, pourquoi le sujet n’est-il pas plus central dans le débat public ? Surtout, pourquoi observe-t-on un affaiblissement de l’impôt successoral ?

Depuis les années 1980, de nombreux pays, comme les États-Unis, la Suède, le Canada ou encore l’Australie, ont supprimé ou réduit leur impôt successoral, en mobilisant le plus souvent des arguments moraux. La France semble échapper à ce phénomène, mais, malgré une stabilité des principaux paramètres fiscaux que sont les taux et les abattements, la multiplication des niches fiscales a bien réduit la progressivité de l’impôt.

Ce qui peut sembler être un paradoxe n’en est en fait pas un. La critique actuelle de l’impôt successoral repose avant tout sur des arguments moraux selon lesquels taxer l’héritage revient à taxer la mort et à sanctionner l’altruisme familial. De manière générale, il contreviendrait à la liberté de transmettre librement son patrimoine.

D’après un sondage Odoxa, réalisé en avril 2024, 77 % des personnes interrogées considèrent l’impôt successoral injustifié et 84 % souhaitent qu’il soit diminué « pour permettre aux parents de transmettre le plus possible à leurs enfants ».

Informer sur les inégalités

Il y a plusieurs précautions à prendre quand on évoque l’argument de l’impopularité de l’impôt. La méconnaissance de la réalité de l’héritage et la surestimation de l’impôt successoral invitent à la prudence dans l’interprétation des réponses. On peut concevoir une forte opposition à un impôt qu’on pense confiscatoire. Plusieurs travaux soulignent que le fait d’informer les répondants sur le niveau des inégalités augmente sensiblement le soutien à l’impôt successoral.

Le dialogue de sourds entre les pro et les anti pourrait empêcher tout débat relatif à l’héritage. Un débat qui pourrait être remis à l’ordre du jour pour d’autres raisons.

Au début du XXe siècle, des causes extérieures, comme les guerres et les crises, ont joué un rôle majeur dans la mise en place d’impôt progressif sur les revenus et sur les successions dans de nombreux pays. Il n’est pas dit que les crises actuelles, qu’elles soient climatiques, sociales ou géopolitiques, n’aient pas des effets similaires dans les années à venir.

The Conversation

Nicolas Frémeaux a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche.

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15.09.2025 à 16:47

Prisons de haute sécurité : efficaces contre le crime organisé ?

Marion Vannier, Chercheuse en criminologie, Université Grenoble Alpes (UGA)

La prison de haute sécurité de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) est touchée par une grève de la faim des détenus. Retour sur l’histoire des quartiers de haute sécurité et sur les expériences menées à l’étranger.
Texte intégral (2569 mots)

Un nombre important de détenus de la prison de haute sécurité de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) sont en grève de la faim depuis cet été, dénonçant leurs conditions d’incarcération. Ce nouveau dispositif, visant en particulier les narcotrafiquants, interroge les défenseurs des droits humains et les spécialistes des politiques carcérales. Que nous enseigne l’histoire des quartiers de haute sécurité, voulus par l’État dans les années 1970, puis abandonnés en 1982 ? Les dispositifs similaires – aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Italie – ont-ils fait leurs preuves dans la lutte contre la criminalité organisée opérant depuis la prison ?


Le ministre de la justice Gérald Darmanin déclarait, fin 2024, vouloir « couper du monde les 100 narcotrafiquants les plus dangereux » en les enfermant dans des « prisons de haute sécurité ». Cet été, il annonçait ainsi un « changement pénitentiaire radical » depuis la prison de Vendin-le-Vieil dans le Pas-de-Calais.

Le 1er septembre, un nombre important des détenus transférés dans les nouveaux dispositifs de haute sécurité à Vendin-le-Vieil ont entamé une grève de la faim. Mouvement solidaire, la manifestation a été décrite comme une « manifestation de désespoir » par l’avocate Delphine Boesel. Une seconde centaine de détenus doit être incarcérée, d’ici mi-octobre 2025, au sein du nouveau quartier de lutte contre la criminalité organisée (QLCO) de Condé-sur-Sarthe (Orne), dont le régime sécuritaire hors norme est déjà largement documenté]. Ces évènements relancent le débat sur la justification et sur l’efficacité de la prison de haute sécurité face au crime organisé.

« Vingt-et-une heures par jour dans une cellule, seul »

Les quartiers de haute sécurité (QHS), également appelés quartiers de sécurité renforcée (QSR), ont été [créés en 1975] par décret le 23 mai 1975 sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, dans un contexte d’inquiétude sécuritaire marqué par une série d’évasions spectaculaires et par la montée des violences en détention].

Le garde des sceaux Alain Peyrefitte adopte une ligne résolument sécuritaire et consolide l’usage des QHS comme dispositifs de répression accrue. Ces unités visent notamment à contenir les détenus insubordonnés, réaffirmant la position d’un gouvernement fort pour lequel la sécurité est une priorité absolue. Sont éligibles au placement en QHS les détenus « caractériellement dangereux » et ceux qui, par leur comportement, visent à troubler gravement le bon fonctionnement des établissements.

Ces espaces opèrent alors sur un régime punitif extrême. Le recours a l’isolement est fréquent, notamment contre les détenus ayant tenté de s’évader. Lors du procès de Lisieux (Calvados) de 1978, quatre accusés, qui avaient tenté de s’évader, décrivent la violence des QHS. Georges Ségard témoigne qu’il est enfermé depuis trente-cinq mois consécutifs en QHS, dont onze mois complètement isolé. Daniel Debrielle ajoute :

« Le quartier de sécurité renforcée, c’est vingt-et-une heures par jour dans une cellule, seul. C’est une heure de promenade par jour dans une cour en béton avec deux grillages au-dessus de la tête. La nuit, un projecteur donne sur les barreaux et les renvoie partout. Vous ouvrez l’œil et vous ne voyez que des barreaux. »

Le célèbre Jacques Mesrine, assimilera les QHS à une lente peine de mort :

« Les QHS sont la forme futuriste de la peine capitale. On y assassine le mental en mettant en place le système de l’oppression carcérale à outrance, conduisant à la mort par misère psychologique. »

Au même moment, des intellectuels, comme Michel Foucault, des associations de défense des droits humains ainsi que certains magistrats et agents pénitentiaires dénoncent également les QHS.

Rapidement, ces quartiers deviennent donc le symbole d’une violence institutionnelle injustifiée. Les QHS sont officiellement abandonnés en 1982 après l’arrivée de la gauche au pouvoir.

Le recours aux prisons de haute sécurité pour narcotrafiquants

Quarante ans plus tard, Gérald Darmanin réouvre donc des prisons de haute sécurité pour narcotrafiquants, désormais appelés « quartier de longue peine et de contrôle opérationnel » (QLCO). Certes, il ne s’agit plus de quartiers isolés dans l’espace carcéral existant, mais de la création de prisons de haute sécurité en tant que telles. La logique reste la même : séparer et neutraliser certains profils de criminels. Surtout, il s’agit de signaler, comme cela avait été le cas en 1975, la fermeté du gouvernement face au crime organisé dans le cadre du trafic de drogues.

Cela évoque la « war on drugs », déclenchée par le président Nixon, dans les années 1970, récemment relancée par le président Trump.

Cette approche ne vise pas la réhabilitation et la réinsertion des détenus. Il s’agit d’exclure fermement et totalement, ce que certains chercheurs en criminologie aux États-Unis appellent « the total incarceration ». Ce terme désigne un modèle pénal dans lequel l’enfermement devient une fin en soi, un outil de neutralisation permanente, qui repose sur la rupture de tout lien social, familial, professionnel et culturel, plutôt qu’un passage temporaire avant une éventuelle réinsertion. Le chercheur Jonathan Simon, en analysant la montée de l’incarcération de masse aux États-Unis, décrit ce paradigme comme l’étirement de la prison à des fonctions qui dépassent la logique de la peine d’emprisonnement elle-même : l’expression d’une force étatique priorisant la sécurité avant tout.

La création de prisons de haute sécurité, et non plus de simple quartiers, rappelle également le modèle du Royaume-Uni qui a institutionnalisé depuis longtemps des établissements de type « high security ». Si, à l’origine, elles étaient aussi destinées aux détenus dont l’évasion était jugée dangereuse pour le public, la police ou la sécurité de l’État, elles sont devenues le lieu de détention des personnes jugées potentiellement dangereuses pour l’institution carcérale, ses agents et l’État de manière plus vaste. Typiquement, les prisonniers condamnés aux peines les plus lourdes, comme la prison à perpétuité, et ceux ayant commis des crimes sexuels y sont détenus et y vieillissent, soulevant de nombreux problèmes de gestion.

Cependant, le modèle de haute sécurité britannique est, du moins en théorie, censé n’être que temporaire. Il est prévu que la personne détenue, au fur et à fur que son niveau de dangerosité décroît, progresse vers des prisons de niveau sécuritaire moins élevé. Il ne semble pas qu’un mécanisme de progression similaire en France soit envisagé.

Contrairement aux quartiers d’isolement classiques, souvent critiqués pour la vétusté des bâtiments, le manque de moyens humains et l’absence de formation spécialisée, les deux prisons de haute sécurité annoncées par Gérald Darmanin sont censées répondre à ces faiblesses. Les infrastructures sont neuves ou entièrement réaménagées afin d’être hermétiques aux communications illicites et adaptées au régime d’isolement renforcé.

Conçues sur le modèle italien du « carcere duro » luttant contre la mafia, elles sont dotées d’installations ultramodernes (détection antidrones, brouilleurs, miradors, hygiaphones, visioconférences généralisées). Chaque détenu sera encadré par trois ou quatre surveillants, une proportion inédite dans le système pénitentiaire français, et les agents suivront une formation spécifique de deux mois, centrée sur la gestion de la criminalité organisée et sur la prévention des risques de corruption. De plus, un dispositif d’anonymisation des surveillants et un recrutement ciblé visent à limiter le turnover et à renforcer la stabilité du personnel.

Bien que la loi de 2025 cible spécifiquement les narcotrafiquants, la critique de Michel Foucault, en 1978, quant au flou de la notion de dangerosité reste actuelle. En pratique, les critères prévus par la loi ont un spectre si large qu’ils autorisent de vastes classifications indifférenciées, potentiellement applicables à des détenus non liés au narcotrafic, comme le dénonce l’Observatoire international des prisons (OIP)). En effet, le décret confère au garde des sceaux le pouvoir de placer une personne en isolement administratif à titre préventif afin de « prévenir la poursuite ou l’établissement de liens avec les réseaux de la criminalité et de la délinquance organisées, quelles que soient les finalités et les formes de ces derniers », ce qui reste extrêmement vague. Le rôle du juge n’est que consultatif (en cas de condamnation) ou informatif (en cas de prévention), avec possibilité d’opposition sous huit jours seulement, ce qui limite fortement la force du contrôle judiciaire sur une décision à portée potentiellement arbitraire.

Comment lutter contre le narcotrafic en prison ?

Le problème du narcotrafic depuis l’enceinte de la prison est un réel phénomène global que gouvernements et institutions carcérales peinent à maîtriser et ce, dans un contexte de surpopulation carcérale), de manque d’effectifs, et d’absence d’accompagnement suivi à la réintégration.

Concernant le recours à l’isolement, la recherche sociologique et les rapports officiels convergent pour souligner leur inefficacité. Les études sur les prisons de type « supermax » (de l’anglais, super maximum security) confirment que les unités ultrasécurisées n’ont jamais fait leurs preuves pour réduire les violences ou la récidive, et tendent au contraire à radicaliser la défiance et à aggraver les troubles psychiques des détenus.

Il existe pourtant des alternatives à l’isolement et à la haute sécurité pour traiter les problèmes soulevés par le narcotrafic en prison. D’abord, couper les communications illicites sans forcément couper le détenu du monde est possible. Cela inclut un brouillage ciblé et une téléphonie légale et surveillée. Le lien social reste, en effet, central pour la réinsertion). Ensuite, des unités de renseignement en prison permettent de surveiller flux financiers et communications suspectes sans passer par l’isolement systématique. Des plans individualisés (suivi psychologique, accompagnement à la sortie, encadrement par binôme éducateur–surveillant) ont montré qu’ils réduisaient la récidive, y compris dans la criminalité organisée.

S’attaquer au problème de la surpopulation carcérale est évidemment clé dès lors qu’il nourrit le turnover du personnel et renforce les pouvoirs informels et l’augmentation de la violence (Baggio et al. 2020). L’ONU (2016) insiste ainsi sur la nécessité de réduire la densité carcérale et de fidéliser les équipes. Enfin, privilégier l’usage de sanctions alternatives (par ex., par des amendes ciblées, des saisies d’avoirs ou des peines substitutives pour les exécutants des trafics) pourrait désengorger les établissements et recentrer les moyens sur les véritables têtes de réseaux.

À peine lancée, la réouverture de prisons de haute sécurité en France soulève déjà des contestations, notamment autour des risques liés à l’isolement prolongé, à la santé mentale et au respect des droits fondamentaux. Les recherches menées sur des dispositifs comparables montrent des résultats incertains en matière de sécurité et de prévention de la récidive, laissant ouverte la question de l’efficacité réelle de ce choix politique face au narcotrafic.

The Conversation

Marion Vannier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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15.09.2025 à 16:39

Immigration : un débat confus et mal étayé

Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherches sur les migrations internationales, Sciences Po

« Grand remplacement », coût de l’immigration pour le pays d’accueil, « appels d’air », fermeture des frontières… Les stéréotypes alimentent des débats sur les migrants peu soucieux de données scientifiques.
Texte intégral (2951 mots)

Grand remplacement, migrants qui coûtent cher au pays d’accueil, théories de l’« appel d’air », efficacité des frontières fermées… Les stéréotypes sur l’immigration alimentent un débat confus et souvent mal étayé. L’autrice d’Idées reçues sur les migrations (Le Cavalier bleu, avril 2025) les passe en revue.


Dans son Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert dénonçait les conventions, les préjugés, les formules toutes faites, ce que l’on appellerait aujourd’hui les stéréotypes. Sur l’immigration, ces idées reçues sont nombreuses, à droite et à l’extrême droite, mais aussi à gauche : elles alimentent un débat politique peu soucieux de la réalité, et encore moins des données scientifiques. Examinons les plus courantes.

Le « grand remplacement »

La plus médiatisée des idées reçues sur les migrations est sans doute celle du « grand remplacement », un thème déjà exprimé dès le début du XXe siècle par des nationalistes comme Maurras. La thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington (1996) remet cette idée au goût du jour en décrivant un monde où l’islam aurait pris la place de l’ancien ennemi soviétique pour l’Occident, et où l’identité deviendrait un enjeu essentiel.

En France, le Club de l’Horloge, organe de réflexion de l’extrême droite, a, depuis le milieu des années 1980, développé l’idée que la conquête de l’Europe par l’islam serait une menace, face à laquelle il faudrait opérer une « reconquista ». Le même Club de l’Horloge a commis en 1985 un ouvrage, Être français, cela se mérite, fustigeant « les Français de papier » voire les « Français malgré eux », et plaidant déjà pour l’abolition du droit du sol.

Le thème du grand remplacement est aussi issu d’un contresens sur un scénario démographique calculé par le responsable du Département de la population et de la mortalité des Nations unies Joseph Grinblat, en 2000. Dans ses conclusions, Grinblat estime que :

« En Europe, dans un contexte de faible fécondité conduisant à une diminution et à un vieillissement rapide de la population, l’immigration pourrait être, dans certains cas, une solution, au moins partielle, au déclin de la population totale et de la population d’âge actif. »

Au constat démographique, et aux angoisses liées à un « changement de peuple et de civilisation » en faveur de l’islam sur le sol européen, introduites notamment par l’écrivain Renaud Camus, s’ajoute l’idée, reprise à l’extrême droite, d’un complot fomenté par les « élites mondialisées » et les institutions internationales. Les partisans de cette thèse projettent un désir de revanche sur l’Occident chez les nouveaux arrivants, supposément fondé sur leurs passés de colonisés ou d’esclaves.

Qu’en est-il dans la réalité ? Le démographe François Héran rappelle que l’immigration constitue 10,2 % de la population vivant en France, contre 5 % en 1946 et 7,4 % en 1975. Par immigration, on entend ici les personnes nées à l’étranger et vivant depuis au moins un an en France. Selon les rapports annuels du Département des affaires économiques et sociales (DESA) de l’ONU), ce pourcentage de 10,2 % est en moyenne celui des autres pays européens.

François Héran rappelle que « la France n’a jamais été en première ligne tout au long de la crise migratoire » de l’accueil des Syriens ou des Ukrainiens, que le métissage est la tendance générale en France ou dans tous les pays avec une immigration, et que l’on observe une convergence des comportements démographiques des immigrés et des nationaux sur le plan des naissances au fil du temps.

L’Afrique et sa démographie « galopante »

Le thème a été développé par le journaliste Stephen Smith qui part d’un constat multiple : la démographie de l’Afrique subsaharienne n’est pas encore entrée dans l’ère de la transition démographique ; le continent africain va ainsi atteindre deux puis trois milliards d’habitants entre 2050 et la fin du XXIe siècle. Par ailleurs, la moitié de la population de ce continent a moins de 20 ans dans sa partie subsaharienne. Cette population jeune, de plus en plus active sur les réseaux sociaux, est mise en relation avec un ailleurs l’orientant vers un imaginaire migratoire.

Lampedusa, Agrigento, Italie, 15 septembre 2023, où plusieurs milliers personnes sont arrivées sur l’île en quelques jours. Alec Tassi

Pourtant, les comportements démographiques de familles avec un grand nombre d’enfants, y compris africaines, sont amenés à changer. Aucune région de monde ne fait, en effet, exception à la tendance mondiale à la diminution des naissances, comme l’analysent les démographes Gilles Pison et Youssef Courbage.

D’autre part, le lien entre croissance de la population et migration vers l’Europe reste à démontrer : la moitié des Africains en migrations se dirigent vers d’autres espaces de leur continent, une autre partie se dirige vers le Golfe arabo-persique, une autre encore vers les États-Unis ou la Chine. L’idée que les Africains (et les autres migrants) viendraient chercher en Europe un État-providence développé n’est pas démontrée, car ce ne sont pas les pays qui offrent le plus de prestations sociales qui attirent le plus, mais ceux qui proposent un imaginaire de réussite ou une proximité linguistique avec les personnes migrantes, à l’image des États-Unis ou du Royaume-Uni.

« L’immigration est coûteuse et remplace les travailleurs locaux »

Les analyses économiques montrent que le marché du travail national est très segmenté et que les migrants sont rarement en situation de concurrence avec les nationaux. Ceux-ci bénéficient de surcroît de certains emplois protégés, réservés aux nationaux ou aux citoyens européens (notamment dans la fonction publique et dans certaines professions régies par les ordres professionnels).

Les derniers venus occupent ainsi les métiers pénibles, dangereux, sales, mal payés, soumis aux intempéries ou travaux périodiques, surtout s’ils sont en situation irrégulière. Même en temps de crise, le marché du travail n’atteint pas le niveau de flexibilité qui amènerait les nationaux à occuper les emplois des migrants. Restent, par ailleurs, des métiers, qualifiés et non qualifiés, non pourvus par les nationaux comme dans le cas des médecins de campagne, des métiers spécialisés de la construction, de la maintenance informatique, de l’hôtellerie, de la garde des personnes âgées et des jeunes enfants, ou encore de l’agriculture.

Les immigrés contribuent également à accroître le nombre des actifs dans l’ensemble de la population : il y a parmi eux moins de très jeunes et de retraités. Arrivant dans leur pays d’accueil à l’âge adulte, ils ne lui ont ainsi rien coûté quant à leur éducation et leur formation jusqu’à l’âge de leur majorité. Une partie d’entre eux repart, par ailleurs, au pays à l’âge de la retraite, ce qui diminue fortement le coût de leur grand âge.

Si les personnes immigrées reçoivent des prestations sociales, elles versent aussi des impôts, directs et indirects. Une fois passés les effets de court terme de la migration, liés à l’adaptation et à la langue, les nouveaux entrants stimulent l’activité économique et créent à leur tour de nouvelles activités, élargissant à la fois le marché de l’emploi et celui de la consommation. Dans l’ensemble, la hausse des recettes publiques liée à l’arrivée des immigrés est plus importante que celle des dépenses publiques.

Enfin, il est bon de rappeler que les flux migratoires vers la France sont principalement constitués d’étudiants, suivis par les demandeurs d’asile, les personnes bénéficiant du regroupement familial et, enfin seulement, les travailleurs. C’est également le cas pour l’Europe.

« Générosité » du système social français et « appel d’air »

En France, les étrangers sont davantage représentés parmi les bénéficiaires de la protection sociale (RMI, RSA, allocations familiales, aide médicale d’État [AME], aide au logement) que les nationaux. Ils sont en revanche moins souvent bénéficiaires des allocations d’assurance maladie et d’assurance vieillesse. Leurs retraites sont, par ailleurs, souvent plus modestes en raison de parcours professionnels plus courts et moins linéaires que les nationaux.

Le débat sur l’aide médicale d’État, destinée à offrir des soins d’urgence aux sans-papiers, a eu le mérite de mettre en évidence l’importance sanitaire de cette mesure, qu’il n’est pas sans risque pour la santé publique de supprimer. Le montant de cette dernière n’a, d’autre part, progressé que très modérément depuis quinze ans, en proportion du nombre des demandeurs (de 800 000 à un milliard d’euros).

Une fois ces chiffres donnés, l’attrait des prestations sociales, médicales et des services publics est-il décisif pour les migrants ? Ceux-ci sont souvent relativement jeunes et ne viennent ni pour la sécurité sociale ni pour la retraite, mais pour travailler ou pour fuir la guerre et l’absence d’espoir qui minent leurs pays, comme le montrent toutes les enquêtes de terrain. La plupart d’entre eux acceptent plus volontiers des métiers déqualifiés sans lien avec leur formation initiale pour gagner plus rapidement de l’argent, rembourser leur voyage et envoyer des fonds à leurs familles.

L’histoire a déjà donné tort aux responsables politiques qui persistent à croire que plus on accueille mal les migrants, moins ceux-ci choisissent de se rendre en un lieu donné. Malgré les conditions de vie dramatiques des occupants de la « jungle » de Calais – démantelée en 2016 – et des autres campements sur la côte du Pas-de-Calais, ces lieux restent attractifs en raison de leur proximité avec le Royaume-Uni.

Selon Josep Borrell, ancien responsable de la politique étrangère de l’Union européenne, la crainte de l’« effet d’appel » est infondée « car ce ne sont pas les conditions d’arrivée, souvent mauvaises qui attirent – le facteur pull –, mais la situation dans les pays de départ – le facteur push ».

Stopper l’immigration en fermant les frontières

Les frontières sont de retour, transformant la Méditerranée en un vaste cimetière. Un rapport de l’Organisation internationale des migrations (OIM) donne 50 000 morts à l’échelle mondiale, dont 25 000 en Méditerranée lors de tentatives de traversées depuis les années 1990, et 2 000 à 3 000 morts par an ces dernières années. Ces derniers chiffres seraient par ailleurs sous-estimés en raison des noyés non retrouvés.

Face au phénomène migratoire, l’Union européenne a mis la priorité sur le contrôle de ses frontières extérieures : le budget de l’agence Frontex est passé de 6 millions d’euros en 2004 à près d’un milliard annuel aujourd’hui. Les politiques de retour et de reconduction à la frontière mobilisent, en outre, des pratiques aux confins du respect des droits, tout en étant peu efficaces comme le montre le rapport annuel de la défenseure des droits.

L’aide publique au développement, parfois dépeinte en alternative aux politiques répressives, n’a jamais empêché les migrations. Elle a surtout pour but d’offrir une contrepartie à l’acceptation des politiques de reconduction dans les pays d’émigration. Face à ces politiques de plus de trente ans d’âge et sans résultats réels, l’Union européenne développe, depuis les années 1990, des partenariats d’externalisation de ses frontières. Ceux-ci conditionnent les actions financées à la réadmission de ressortissants, comme on le voit avec l’ensemble des pays du pourtour sud-méditerranéen et au-delà, en Afrique subsaharienne, par exemple au Niger.

Cependant, l’Europe a toujours besoin de migrations et cherche à s’attirer les compétences et les talents du monde entier à travers l’accueil d’étudiants étrangers et plusieurs programmes d’attraction des talents. De plus, elle ne peut pas renier les engagements internationaux qu’elle a signés sur les réfugiés, sur le droit de vivre en famille et sur les droits des mineurs.

Face à ces besoins et à ces obligations, la guerre aux migrants fait davantage figure de recette électoraliste que de véritable politique s’appuyant sur la réalité des données.


Cet article est rédigé dans le cadre du Festival des sciences sociales et des arts d’Aix-Marseille Université. L’édition 2025 « Science & croyances » se tient du 16 au 20 septembre. Catherine Wihtol de Wenden participe, le mardi 16 septembre, à une table ronde autour de son ouvrage Idées reçues sur les migrations, publié dans la collection « Idées reçues », aux éditions du Cavalier bleu, 2025.

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Catherine Wihtol de Wenden ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.09.2025 à 11:53

Lecornu en quête de majorité : comment nos voisins européens créent le consensus

Damien Lecomte, Chercheur associé en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dans les démocraties parlementaires européennes, des négociations permettent la formation de coalitions gouvernementales. Le premier ministre Sébastien Lecornu s’en inspirera-t-il ?
Texte intégral (1956 mots)

Dans les démocraties parlementaires européennes, des négociations – souvent longues – permettent la formation de coalitions gouvernementales fonctionnelles. En France, alors que le « bloc central » n’est pas majoritaire au Parlement, le nouveau premier ministre Sébastien Lecornu pourrait-il s’inspirer des pratiques éprouvées en Allemagne, en Belgique ou en Espagne, pour éviter l’échec de ses prédécesseurs ?


La nomination du troisième premier ministre proche d’Emmanuel Macron en à peine plus d’un an peut donner l’impression de poursuivre la même stratégie mise en échec par deux fois. En effet, ses orientations politiques et sa future coalition semblent, a priori, les mêmes que celles de Michel Barnier et de François Bayrou. Pourtant, un élément retient l’attention : Emmanuel Macron a chargé Sébastien Lecornu de « consulter les forces politiques représentées au Parlement en vue d’adopter un budget et [de] bâtir les accords indispensables aux décisions des prochains mois » avant de lui « proposer un gouvernement ». Cette démarche augure-t-elle une inflexion notable, tant sur le fond que sur la forme, et un mode de gouvernance se rapprochant des pratiques en vigueur dans les régimes parlementaires européens ?

La tradition parlementaire dans « les démocraties de consensus »

Après des législatives, dans les régimes dits « parlementaires » ou dans les « démocraties de consensus », les forces politiques consacrent souvent un temps important à négocier, dans l’objectif de conclure un accord, voire un contrat de gouvernement et de législature. Dans la célèbre classification d’Arend Lijphart, ce dernier distingue les « démocraties de consensus » des « démocraties majoritaires » où le pouvoir est concentré dans une simple majorité, voire un seul parti et son chef, cas fréquent dans le modèle de Westminster (inspiré du Royaume-Uni, ndlr). Les « démocraties de consensus » sont celles où, par le mode de scrutin, par le système partisan et par la culture politique, des familles politiques aux orientations et intérêts parfois éloignés sont contraintes de se partager le pouvoir.

Les modalités de formation des gouvernements de coalition et des contrats de législature varient selon les pays et leurs propres traditions et systèmes partisans. Mais le principe central demeure le même : lorsqu’aucun parti ni aucune coalition préélectorale n’obtient de majorité suffisante pour prétendre gouverner, les forces parlementaires négocient un accord de compromis. Ce dernier comporte souvent deux aspects. D’une part, la répartition des postes ministériels, d’autre part, une base minimale de politiques publiques à mener – y compris pour obtenir un soutien sans participation ou une non-censure de la part des groupes qui n’entrent pas au gouvernement.

De telles négociations ont le défaut d’être souvent très longues – des semaines, voire des mois –, et parfois de passer par plusieurs échecs avant d’aboutir à un compromis à l’équilibre délicat. Toutefois, lorsque ce compromis est trouvé, il peut permettre une relative stabilité pendant plusieurs années, et a l’avantage de réunir des parlementaires qui représentent une majorité effective de l’électorat – tandis que les gouvernements français s’appuient sur un soutien populaire de plus en plus étroit.

L’Allemagne est prise en exemple pour sa tradition de coalitions. Celles-ci sont négociées pendant des semaines, formalisées dans des contrats prévoyant des politiques gouvernementales précises pour la durée du mandat. Après les élections fédérales du 26 septembre 2021, il a fallu attendre deux mois pour que soit signé un contrat de coalition inédite entre trois partis – sociaux-démocrates, écologistes et libéraux. En 2025, après les élections du 23 février, l’accord pour une nouvelle grande coalition entre conservateurs et socialistes n’est conclu que le 9 avril.

La période de discussion entre partis politiques représentés au Parlement peut même être encore plus longue. Le cas est fréquent en Belgique, où les divisions régionales et linguistiques s’ajoutent à la fragmentation partisane. Près de huit mois se sont ainsi écoulés entre l’élection de la Chambre des représentants, le 9 juin 2024, et la formation du nouveau gouvernement, entré en fonctions le 3 février 2025, composé de la « coalition Arizona » entre chrétiens-démocrates, socialistes, nationalistes flamands et libéraux wallons.

Les procédures sont largement routinisées. Après chaque scrutin fédéral, le roi des Belges nomme un « formateur » chargé de mener les consultations et négociations nécessaires pour trouver une majorité fonctionnelle pour gouverner. En cas de succès, le « formateur » devient alors le premier ministre. L’identification du formateur le plus susceptible de réussir sa mission est une prérogative non négligeable du souverain.

Lorsqu’un régime politique se heurte à une configuration partisane et parlementaire inédite, il arrive que l’adaptation à cette nouvelle donne prenne du temps. L’Espagne offre cet exemple. Après les élections générales d’avril 2019, aucune majorité claire ne s’est dégagée et Pedro Sanchez, président du gouvernement sortant et chef du Parti socialiste arrivé en tête, a d’abord voulu conserver un gouvernement minoritaire et uniquement socialiste. Ce n’est qu’après deux échecs lors de votes d’investiture en juillet, puis une dissolution et de nouvelles élections en novembre, que le Parti socialiste et Podemos se sont finalement mis d’accord sur un contrat de coalition pour un gouvernement formé en janvier 2020 – première coalition gouvernementale en Espagne depuis la fin de la IIe République (1931-1939).

Un élément notable de ces pratiques parlementaires est que l’identification du camp politique et du candidat en mesure de rassembler une majorité n’est pas toujours immédiatement évidente, et qu’un premier échec peut se produire avant de devoir changer d’option. Ainsi, en août 2023, toujours en Espagne, lorsque le roi a d’abord proposé la présidence du gouvernement au chef du Parti populaire (droite espagnole), arrivé en tête des élections de juillet. Ce n’est qu’après l’échec du vote d’investiture de ce dernier que Pedro Sanchez a pu à nouveau tenter sa chance. Grâce à un accord de coalition avec la gauche radicale Sumar et un accord de soutien sans participation avec les partis indépendantistes catalans et basques, il a finalement été réinvesti président du gouvernement.

Vers une lente parlementarisation du régime français ?

Au regard des pratiques dans les régimes parlementaires européens habitués aux hémicycles très fragmentés et sans majorité évidente, la France n’a pas su, jusqu’ici, gérer la législature ouverte par la dissolution de juin 2024. Le temps record (pour la France) passé entre l’élection de l’Assemblée nationale et la formation d’un gouvernement n’a pas été mis à profit.

Ainsi, malgré les consultations menées par le président Macron pour former le gouvernement, la coalition du « socle commun » entre le « bloc central » et le parti Les Républicains (LR), base des gouvernements Barnier et Bayrou, n’a fait l’objet d’aucune négociation préalable ni d’aucune sorte de contrat de législature. De même, les concessions faites par François Bayrou aux socialistes pour éviter la censure du budget 2025 n’ont pas donné lieu à un partenariat formalisé, et les relations se sont rapidement rompues.

En confiant à son nouveau chef de gouvernement, Sébastien Lecornu, la charge de mener les consultations pour « bâtir les accords indispensables », le président Macron semble avoir acté qu’il n’était pas en position de le faire lui-même. Reste que le premier ministre devra montrer, pour durer, une capacité à obtenir des accords et des compromis supérieure à celle de ses deux prédécesseurs – et pour cela, une volonté d’infléchir la politique gouvernementale.

Pour former son gouvernement, Sébastien Lecornu se tournera à l’évidence vers la reconduction du « socle commun » entre la macronie et le parti LR, lui qui est membre de la première et issu du second. Mais si la coalition gouvernementale est la même, le premier ministre peut innover en parvenant à un accord formel de non-censure avec au moins l’un des groupes d’opposition. Un tel accord devrait porter sur le budget 2026 et s’accompagner d’un engagement à laisser faire la délibération parlementaire sur chaque texte, en échange de l’absence de censure.

Sébastien Lecornu peut certes essayer de trouver son salut dans la tolérance de l’extrême droite, comme Michel Barnier l’a lui-même tenté à ses risques et périls. La détermination du Rassemblement national (RN) à obtenir une dissolution rend cet interlocuteur imprévisible. Si le premier ministre devait chercher la non-censure d’une partie de la gauche, alors il devrait pour cela leur faire des concessions substantielles. Car les socialistes estiment avoir été maltraités par François Bayrou malgré leur ouverture à la discussion, et risquent d’être moins enclins à faire un pas vers le gouvernement.

Une inflexion de la politique gouvernementale apte à trouver une majorité de compromis avec la gauche (solution par ailleurs plus conforme au front républicain des législatives de 2024) nécessiterait des avancés sur la taxation des plus riches, sur la réforme des retraites, sur les aides sans contrepartie aux entreprises ou sur la modération de l’effort budgétaire demandé aux ménages. Avec aussi l’impératif de faire accepter ces concessions aux membres du « socle commun » !

Le nouveau premier ministre a promis des « ruptures » tant sur la méthode que sur le fond et a donné des signaux en ce sens, avec la réouverture du débat sur les retraites. Des voix se font entendre, y compris parmi les LR, pour accepter l’idée d’une contribution des plus grandes fortunes à l’effort budgétaire. Si Sébastien Lecornu parvient effectivement à s’émanciper du bilan qu’Emmanuel Macron a, jusqu’ici, voulu défendre à tout prix, alors son gouvernement pourrait durer. Mais faute d’un vrai changement de fond de la politique gouvernementale, le changement de méthode risque de ne pas suffire à le préserver du sort de ses deux prédécesseurs.

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Damien Lecomte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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11.09.2025 à 17:19

Les discriminations, au cœur de la crise politique

Dubet François, Professeur des universités émérite, Université de Bordeaux

Les discriminations sont devenues l’expression centrale de l’injustice. Elles nourrissent la légitimation des inégalités, le sentiment de mépris et la fragmentation des luttes sociales.
Texte intégral (2476 mots)

Dans nos sociétés fondées sur l’égalité des chances, les discriminations sont devenues l’expression centrale de l’injustice. Elles nourrissent à la fois la légitimation des inégalités, le sentiment de mépris et la fragmentation des luttes sociales. Quelle pourrait être la forme de la représentation politique de discriminations individuelles ou collectives toujours plus fractionnées ? Extraits d’un article du sociologue François Dubet, paru dans l’ouvrage collectif l’Universalisme dans la tempête (éditions de l’Aube, 2025), sous la direction de Michel Wieviorka et de Régis Meyran.


Depuis quelques décennies et avec une accélération continue, les discriminations sont devenues l’expérience élémentaire des injustices, le sentiment de mépris une des émotions politiques dominantes. Progressivement, la « vieille » question sociale dérivée des inégalités de conditions de travail et des « rapports de production » semble s’effacer devant celle des discriminations subies par les minorités, y compris celles qui sont majoritaires, comme les femmes. En France, comme dans bien des pays comparables, les débats liés à l’égalité des chances et à la reconnaissance des identités l’emportent parfois sur les conflits de redistribution des richesses qui ont eu longtemps une sorte de monopole des conceptions de la justice.

Si on accepte ce constat, au moins comme une hypothèse, il reste à l’expliquer et en tirer des conséquences politiques en termes de représentations de la justice. Il faut notamment s’interroger sur les mises à l’épreuve des conceptions de la solidarité qui, jusque-là, reposaient sur l’interdépendance des liens « organiques » du travail et de la production, et sur des imaginaires nationaux hiérarchisant des identités et, parfois, les dissolvant dans une nation perçue comme universelle. Sur quels principes et sur quels liens de solidarité pourraient être combattues des discriminations de plus en plus singulières ? Comment reconnaître des identités sans mettre à mal ce que nous avons de commun ?

Mépris

Le plus sensible des problèmes est celui de la représentation politique de discriminations individuelles ou collectives toujours fractionnées. Dès lors que les individus et les collectifs discriminés ne se sentent pas représentés, ils ont l’impression d’être méprisés, soit parce qu’ils sont invisibles, soit parce qu’ils sont trop visibles, réduits à des stéréotypes et à des stigmates. Personne ne peut véritablement parler pour moi, personne ne me représente en tant que femme, que minorité sexuelle, que musulman, que handicapé, qu’habitant d’un territoire abandonné… On reproche alors aux porte-parole des discriminés d’être autoproclamés pendant que le sentiment de mépris accuse les responsables politiques, mais aussi les médias « officiels », les intellectuels, les experts… Sentiment d’autant plus vif que chacun peut aujourd’hui avoir l’impression d’accéder directement à l’information et à la parole publique par la grâce des réseaux et de la Toile. Avec les inégalités multiples et les discriminations, le sentiment de mépris devient l’émotion politique élémentaire.

Si on avait pu imaginer, ne serait-ce que sous l’horizon d’une utopie, une convergence des luttes des travailleurs et des exploités, celle-ci est beaucoup plus improbable dans l’ordre des inégalités multiples et des discriminations. D’une part, ces dernières sont infinies et « subtiles », d’autre part, le fait d’être discriminé ne garantit pas que l’on ne discrimine pas à son tour. On peut être victime de discriminations tout en discriminant soi-même d’autres groupes et d’autres minorités. Le fait d’être victime du racisme ne protège pas plus du racisme et du sexisme que celui d’être victime de discriminations de genre ne préserve du racisme… Ainsi peut se déployer une concurrence des victimes qui ne concerne pas seulement la mobilisation des mémoires des génocides, des ethnocides et des crimes de masse, mais qui traverse les expériences banales de celles et de ceux qui se sentent inégaux « en tant que ».

De manière plus étonnante, l’extension du règne de l’égalité des chances et des discriminations affecte celles et ceux qui ne peuvent faire valoir aucune discrimination reconnue mais qui, pour autant, ne vivent pas tellement mieux que les discriminés reconnus comme tels. Victimes d’inégalités sociales mais non discriminés, les individus se sentent méprisés et, paradoxalement, discriminés à leur tour : méprisés parce qu’ils seraient tenus pour pleinement responsables de leur situation, discriminés parce qu’ils souffriraient de discriminations invisibles alors que les autres, des discriminés reconnus, seraient aidés et soutenus. Ainsi, les hommes blancs et les « Français de souche » pauvres seraient paradoxalement discriminés parce qu’ils ne peuvent faire valoir aucune discrimination reconnue et parce qu’ils « méritent leur sort » dans l’ordre de l’égalité des chances. Le basculement politique des petits blancs méprisés et « discriminés sans qu’on le sache » est suffisamment spectaculaire aux États-Unis, en Europe et en France pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister : le vote populaire des vaincus des compétitions économiques et scolaires a basculé vers des populismes de droite dénonçant la « disparition » du peuple quand la lecture des inégalités en termes de discriminations semble les avoir effacés.

Égalité, reconnaissance

Si on en croit les individus que nous avons interrogés (François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé, Sandrine Rui) dans Pourquoi moi ? (Seuil, 2013), l’expérience des discriminations conduit vers une double logique de mobilisation, vers deux principes d’action.

Le premier participe pleinement de l’universalisme démocratique affirmant l’égalité des individus et de leurs droits. Il faut donc lutter contre toutes les formes de ségrégation, de stigmatisation et de discrimination, garantir l’équité des procédures et développer la capacité de porter plainte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et toutes les formes de discrimination « à » : à l’emploi, au logement, aux études, aux loisirs, aux contrôles policiers…

En principe, cette logique ne se heurte à aucun obstacle, sinon au fait, disent les individus concernés, qu’elle est difficile à mettre en œuvre. D’abord, il n’est pas toujours facile d’établir la preuve d’une discrimination sans témoignages, sans matérialité incontestable des faits, et la plupart des individus concernés disent renoncer, le « prix » de la plainte étant trop élevé. Ensuite, il existe des obstacles plus subjectifs et plus profonds. Dans la mesure où les discriminations sont des blessures souvent imprévisibles relevant de situations ambiguës, on sait que l’on a été discriminé sans en avoir la preuve, bien des individus ne veulent pas devenir « paranos » et préfèrent faire « comme si ce n’était pas si grave » afin de continuer à vivre plus ou moins « normalement ».

Enfin, beaucoup de personnes que nous avons interrogées ne veulent pas renoncer à leur autonomie et répugnent à se vivre comme des victimes. En fait, si chacun sait qu’il est victime de discriminations, beaucoup répugnent à adopter le statut de victime. On peut donc ne rien ignorer des discriminations, tout en refusant d’être totalement défini par elles. En dépit de ces difficultés, il reste que du point de vue légal et de celui des procédures, la lutte pour l’égalité de traitement et pour l’équité est essentielle et que, dans ce cadre, l’universalisme démocratique et la lutte contre les discriminations vont de pair.

La seconde logique déployée par les acteurs concerne moins les discriminations proprement dites que les stigmatisations. Dans ce cas, les individus réclament un droit à la reconnaissance : ils veulent que les identités au nom desquelles elles et ils sont stigmatisés puis discriminés soient reconnues comme également dignes à celles des identités majoritaires perçues comme la norme. Cet impératif de reconnaissance doit être distingué de l’appel à la seule tolérance qui est sans doute une vertu et une forme d’élégance, mais qui n’accorde pas une égale dignité aux identités en jeu. On peut tolérer des différences et des identités dans la mesure où elles ne mettent pas en cause l’universalité supposée de la norme majoritaire. Ainsi on tolère une religion et une sexualité minoritaires puisqu’elles ne mettent pas en cause la religion ou la norme hétérosexuelle majoritaire tenue pour « normale » et donc pour universelle.

La demande de reconnaissance est d’une tout autre nature que celle de l’égalité de traitement dans la mesure où l’égale dignité des identités fait que des normes et des identités majoritaires perdent leur privilège : si je reconnais le mariage pour tous et la procréation assistée, la famille hétérosexuelle devient une forme familiale parmi d’autres ; si je reconnais d’autres cultures, l’identité nationale traditionnelle est une identité parmi d’autres… Des identités et des normes qui se vivaient comme universelles cessent de l’être et se sentent menacées. Ce qui semblait aller de soi cesse d’être une évidence partagée. Il me semble que le débat n’oppose pas tant l’universalisme aux identités qui le menaceraient qu’il clive le camp universaliste lui-même. Par exemple, le débat laïque n’oppose plus les laïques aux défenseurs du cléricalisme, mais les « républicains » aux défenseurs d’une laïcité « ouverte ». Le supposé consensus laïque des salles de professeurs n’a pas résisté à l’assassinat de Samuel Paty. De la même manière se pose la question du récit national enseigné à l’école quand bien des élèves se sentent français, mais aussi algériens ou turcs… Comment distinguer la soumission des femmes à une tradition religieuse et leur droit universel à choisir sa foi et à la manifester ? En fait, ce que nous considérons comme l’universalisme se fractionne car, au-delà des principes, l’universel se décline dans des normes et des cultures particulières. Ainsi, nous découvrons qu’il existe des manières nationales d’être universels derrière le vocabulaire partagé des droits, de la laïcité et de la démocratie.

Plutôt que de parler d’universel, mieux vaudrait essayer de définir ce que nous avons ou pouvons avoir de commun dans les sociétés où nous vivons. En effet, la reconnaissance d’une identité et d’une différence n’est possible que si nous savons ce que nous avons de commun, à commencer par les droits individuels bien sûr, mais aussi par ce qui permet de vivre ensemble au-delà de nos différences. Il faut donc renverser le raisonnement commun : on ne reconnaît pas des différences sur la base de ce qui nous distingue, mais sur la base de ce que nous avons de commun et que ne menace pas une différence. Mais ce commun suppose de reconstruire ce que nous appelions une société, c’est-à-dire des mécanismes de solidarité, d’interdépendance dans le travail, dans la ville, dans l’éducation et dans l’État-providence lui-même qui, ne cessant de fractionner ses cibles et ses publics, est devenu « illisible ». Pour résister aux vertiges des identités et aux impasses de la reconnaissance et des peurs qu’elles engendrent, il serait raisonnable de radicaliser et d’approfondir la vie démocratique, de fonder une école qui ne soit pas réduite au tri continu des élèves, de réécrire sans cesse le récit national afin que les nouveaux venus dans la nation y aient une place, de détruire les ghettos urbains, de rendre lisibles les mécanismes de transferts sociaux, de s’intéresser au travail et pas seulement à l’emploi… Soyons clairs, il ne s’agit pas de revenir vers la société de classes et les nations communautaires, mais sans la construction patiente et méthodique d’un commun, je vois mal comment nous résisterons à la guerre des identités et à l’arrogance de l’universel.

Nous vivons aujourd’hui une mutation sociale et normative sans doute aussi profonde que celle qui a marqué le passage des sociétés traditionnelles vers des sociétés démocratiques, industrielles et nationales. Il est à craindre que cette mutation ne soit pas plus facile que la précédente et il m’arrive de penser que les sciences sociales, au lieu d’éclairer ces débats, ces enjeux, et de mettre en lumière les expériences sociales ordinaires, participent parfois à ce qu’elles dénoncent quand chacun est tenté d’être le témoin et le militant de « sa » discrimination et de « son » inégalité selon la logique des « studies ». Même si la société n’est plus La Société que nous imaginions à la manière de Durkheim, et dont beaucoup ont la nostalgie, nous ne devrions pas renoncer à l’idée que nous sommes interdépendants et que le choix de l’égalité sociale reste encore une des voies les plus sûres pour atténuer l’inégalité des chances. Le désir de ne pas réduire la question de la justice à celle des discriminations et des identités impose le vieux thème de la solidarité – et ce, d’autant plus que les enjeux écologiques appelleront un partage des sacrifices, et pas seulement un partage des bénéfices.

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Dubet François ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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10.09.2025 à 17:26

Échec du présidentialisme, retour au parlementarisme ?

Nicolas Rousselier, professeur d'histoire politique, Sciences Po

Depuis la dissolution de 2024, l’exécutif ne domine plus le Parlement. Un rééquilibrage entre ces deux pouvoirs, historiquement concurrents, est-il en cours ?
Texte intégral (2467 mots)

Après la chute des gouvernements Barnier et Bayrou, le nouveau premier ministre Sébastien Lecornu saura-t-il obtenir le soutien des parlementaires ? La domination de l’exécutif sur le législatif, en place depuis le début de la Ve République, semble désormais dépassée. Un rééquilibrage entre ces deux pouvoirs, historiquement concurrents, est-il en cours ?


Jamais les feux de l’actualité ne furent braqués à ce point sur le Parlement. L’épisode Bayrou en donne une illustration frappante : la chute de son gouvernement a placé l’exécutif en position de faiblesse et de renoncement face aux difficultés annoncées du débat budgétaire. À l’inverse, les députés, en refusant de voter la confiance, ont placé l’Assemblée nationale en position de force vis-à-vis du gouvernement. Celui-ci, pour la première fois (sous cette forme) depuis le début de la Ve République, était contraint à la démission. Le pouvoir exécutif, qui n’avait cessé de se renforcer et de se transformer depuis plus de soixante ans, trahissait ainsi une faiblesse inattendue.

Deux questions sont donc soulevées, l’une sur le caractère momentané ou profond de ce « trou d’air » que rencontre l’exécutif, l’autre sur la possible relance du parlementarisme.

Dès le Moyen Âge, le Parlement contre le prince

L’épisode s’inscrit dans la longue histoire du bras de fer qui a opposé l’exécutif et le législatif depuis plusieurs siècles. Philosophiquement et politiquement, l’opposition a placé la figure du prince – pour faire référence aux travaux de Harvey Mansfield – face à la forme prise par le Parlement depuis les XIIIe et XIVe siècles. L’histoire est ainsi beaucoup plus ancienne que celle de la démocratie moderne. La monarchie française avait été notamment marquée et affaiblie par des affrontements opposant le roi et le Parlement de Paris au cours du XVIIIe siècle. Pour le XIXe et le XXe siècle, l’ensemble de la modernité démocratique peut se définir comme un vaste aller-retour avec une première phase où la démocratie se définit comme la nécessité de contrôler et de circonscrire le plus possible le pouvoir exécutif, puis une seconde phase où la démocratie a progressivement accueilli un exécutif puissant, moderne et dominateur, tout en prenant le risque d’affaiblir le rôle des assemblées.

Cette lutte ancestrale a pris une allure particulièrement dramatique et prononcée dans le cas français. L’histoire politique française a ceci de particulier qu’elle a poussé beaucoup plus loin que les autres aussi bien la force du parlementarisme, dans un premier temps (IIIe puis IVe République), que la domination presque sans partage de l’exécutif, dans un deuxième temps (Ve République). Nous vivons dans ce deuxième temps depuis plus de soixante ans, une durée suffisante pour qu’un habitus se soit ancré dans les comportements des acteurs politiques comme dans les attentes des électeurs.

Historiquement, la domination de l’exécutif sur le législatif a donné à l’élection présidentielle une force d’attraction exceptionnelle puisque le corps électoral est invité à choisir un candidat qui, une fois élu, disposera de très larges pouvoirs pour mener à bien les réformes et les politiques annoncées lors de sa campagne électorale. Dans les faits, cette force du président était complétée par la victoire de son parti aux élections législatives (souvent avec des petits partis alliés et complémentaires). La cohabitation n’a pas modifié la domination de l’exécutif : la force du gouverner s’est alors concentrée sur le premier ministre qui disposait toujours d’un contrôle efficace du Parlement.

Par contraste avec cette « période heureuse » de la Ve République, la situation actuelle est donc très simple : ne disposant pas d’un fait majoritaire à l’Assemblée, l’exécutif se retrouve paralysé dans son pouvoir d’agir. Chaque premier ministre qui passe (Attal, Borne, Barnier, Bayrou, maintenant Lecornu) se retrouve encore un peu plus éloigné de toute légitimité électorale. Aussi la facilité avec laquelle le dispositif de la Ve République s’est démantelé sous nos yeux apparaît spectaculaire. Certes, en toute logique, l’ancien dispositif pourrait se reconstituer aussi vite qu’il a été brisé. Rien n’interdit de penser qu’une nouvelle élection présidentielle suivie de nouvelles élections législatives ne pourrait pas redonner au chef de l’État une assurance majoritaire. Rien n’interdit de penser, non plus, que de simples élections législatives intervenant après une dissolution pourraient conduire à un fait majoritaire au profit d’un seul parti ou d’un parti dominant qui rallierait à lui de petits partis satellitaires.

Tout ceci est possible et occupe visiblement l’esprit et l’espoir des acteurs politiques. Se replacer ainsi dans l’hypothèse du confort majoritaire sous-estime toutefois le caractère beaucoup plus profond des changements intervenus dans la période récente. La force de gouverner sous la Ve République reposait en effet sur un écosystème complexe dont il faut rappeler les deux principaux éléments.

Une domination de l’exécutif fondée sur l’expertise et sur le règne des partis

Tout d’abord, la domination de l’exécutif s’est jouée sur le terrain de l’expertise. Des organes de planification, de prospective et d’aides à la décision ont fleuri autour du gouvernement classique, surtout après 1945. Par comparaison, les assemblées parlementaires ont bénéficié d’une modernisation beaucoup plus limitée en termes de moyens. Elles ont développé la capacité d’évaluation des politiques publiques, mais ne disposent pas d’un organe public indépendant (ou suffisant) pour l’expertise du budget tel qu’il existe auprès du Congrès américain avec le Congressional Budget Office (CBO).

D’autre part, la force de l’exécutif a été historiquement dépendante du rôle de partis politiques modernes. Depuis les années 1960 et 1970, des partis politiques comme le Parti socialiste ou les différents partis gaullistes ont eu les moyens de jouer leur rôle de producteurs doctrinaux et de fidélisation de leur électorat. Ils étaient des « machines » capables d’exercer « une pression collective su la pensée de chacun » pour reprendre Simone Weil. Dans les assemblées, ils ont pu construire d’une main de fer la pratique de discipline de vote, des consignes de groupes et de contrôle des déclarations à la presse. Le parti majoritaire, parfois associé à de petits partis satellites ou alliés, était à même d’assurer au gouvernement une majorité connue d’avance, prête à faire voter en temps voulu le budget de l’exécutif ou les projets de loi sans modification importante. Les partis privilégiaient la cohésion collective et la verticalité de l’obéissance plutôt que le rôle d’espace de discussion. La répétition des élections présidentielles comme la fréquence du dispositif majoritaire avaient ancré les partis dans le rôle d’entrepreneurs de programmes. L’ambition de leurs plates-formes électorales était en proportion de la « force de gouverner » attendue : ce fut longtemps un atout indéniable pour que l’offre politique rencontre de fortes aspirations sociales.

Ces deux piliers de la force de l’exécutif sont aujourd’hui remis en cause. L’État planificateur de tradition jacobine s’est fortement transformé depuis les années 1990 avec la multiplication des agences et les réformes successives de décentralisation. L’âge d’or des grands serviteurs de l’État, qui offraient à l’exécutif une aide homogène à la décision, est passé. Aujourd’hui, un gouvernement est confronté à la diversité et parfois la contradiction des avis que lui fournissent les organes experts. L’expertise n’est donc plus enfermée dans le seul silo de la haute administration classique. Elle est devenue un secteur concurrentiel où des entrepreneurs d’expertise multiplient les avis et les alertes au risque d’ajouter à la confusion plutôt que d’aider à la prise de décision. La question concerne aussi bien les think tanks que des forums internationaux, tels que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).

La « forme-parti » pour reprendre l’expression du politiste italien, Paol  Pombeni, a, elle aussi, profondément changé. L’appareil central a diminué en termes de moyens. Il n’est plus en mesure d’exercer le même contrôle sur les troupes et sur la mise en cohérence de l’ensemble. Au sein d’un même groupe parlementaire, certains membres jouent leur communication personnelle. L’affiliation par le haut étant en crise, il n’est pas étonnant de retrouver la même crise par le bas : les partis n’assurent plus de stabilité dans le lien entre leur offre politique et la demande sociale – leurs résultats d’un type d’élection à un autre sont devenus erratiques. Il est, par exemple, devenu impossible de savoir ce que représente réellement, à la fois politiquement et socialement, le Parti socialiste si l’on confronte le résultat de la dernière présidentielle (1,7 %) avec le score obtenu aux élections européennes (13 %). Comme le montrent les travaux de Rémi Lefebvre, les partis politiques ne réussissent plus à être des entrepreneurs stables d’identités qui fidélisent des sections de la société : une majorité politique est devenue introuvable parce qu’une majorité sociale est elle-même devenue impossible.

Au total, c’est toute la chaîne qui faisait la force de l’exécutif qui est démantelée, maillon par maillon. Un président n’est plus assuré de nommer un premier ministre qui sera à même de faire voter son programme électoral grâce à une majorité solide dans les assemblées.

Le parlementarisme a fonctionné sous la IIIᵉ et la IVᵉ République

Dans une telle situation, le Parlement retrouve une position centrale. Le retour à un vrai travail budgétaire ne serait d’ailleurs qu’un retour aux sources historiques des assemblées. Le « gouvernement parlementaire » avait su fonctionner de manière satisfaisante pendant la majeure partie de la IIIe République, y compris dans sa contribution essentielle à la victoire pendant la Première Guerre mondiale. Il a encore joué sa part dans la reconstruction du pays et l’établissement du modèle social sous la IVe République, de la Sécurité sociale jusqu’au salaire minimum. On commet donc une erreur quand on déclare la France « ingouvernable ». L’expression n’a de sens que si l’on réduit la notion de gouverner à la combinaison d’un exécutif dominant associé au fait majoritaire partisan.

L’art de la décision tel qu’il était pratiqué dans le « gouvernement parlementaire » conserve sa force d’inspiration : il a d’ailleurs été pratiqué dans la période récente pour certains parcours législatifs comme sur le droit à mourir. Il est donc loin d’avoir disparu. Des modifications du règlement de l’Assemblée nationale qui s’attaqueraient notamment à l’obstruction du débat par l’abus des amendements, pourraient accompagner le « reset » du parlementarisme. Transférer une part de l’expertise de l’exécutif vers le législatif aiderait aussi au redressement de la qualité du travail des commissions.


À lire aussi : Loi Duplomb, A69 : Comment le gouvernement Bayrou a contourné l’Assemblée nationale pour faire passer ses projets. La démocratie malmenée ?


Certes, rien ne dit que cela soit suffisant. Mais la situation actuelle démontre que la « combinaison magique » d’un président fort associé à un fait majoritaire et à un esprit partisan exacerbé a produit des résultats financiers, économiques et sociaux négatifs.

La Ve République avait d’abord apporté la stabilité du pouvoir, la force d’entraînement vers la modernisation du pays et le progrès social. Ce n’est plus le cas. La disparition du fait majoritaire, combinée au dévoilement du caractère abyssal de la dette, nous plonge dans la désillusion des vertus attribuées à la Ve République. Pour la première fois depuis la création de la Vᵉ République en 1958, il n’y a donc pas d’autre choix que de refaire Parlement.

The Conversation

Nicolas Rousselier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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09.09.2025 à 17:02

Why France’s government collapsed (again), and what Macron might do next

Frédéric Sawicki, professeur de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

France’s Prime Minister François Bayrou has resigned after failing to win a confidence vote. What options might President Emmanuel Macron use to break a political deadlock?
Texte intégral (2489 mots)

French Prime Minister François Bayrou on Monday failed to win a confidence vote in parliament (194 votes in favour, 364 against) and has submitted his resignation to President Emmanuel Macron, who will have to appoint a new head of government or dissolve the National Assembly. How may the result of the vote be interpreted? What are the possible scenarios for a way out of the crisis? An interview with political scientist Frédéric Sawicki.


The Conversation: François Bayrou has resigned. What is your assessment of his actions and methods leading up to the vote?

Frédéric Sawicki: How can we understand such a fiasco? How can we understand this political suicide, which is a vote of confidence chosen by the prime minister when he does not have a majority?

By refusing to engage in negotiations since his nomination that could have led to some kind of governing agreement, particularly with the Socialist Party, Bayrou has deprived himself of any chance of political survival. This is a paradox for this Christian democrat who, throughout his political career, has constantly called for the right-left divide to be overcome. Remember that, to this end, in 2002 he refused to join the UMP, then France’s largest centre-right party (which was later rebranded Les Républicains or LR), and called for a vote for Socialist and former president François Hollande in 2012 and a search for compromise.

His leadership as prime minister has also been marked by a series of failures and blunders that have only served to widen the gap with the left, starting with the disastrous handling of the revelations concerning Bétharram, an episode during which Bayrou struggled to clarify his role but, above all, showed little compassion for the victims, appearing to be a man from another era. (Editor’s note: a French parliamentary inquiry found that students at Notre-Dame de Bétharram school had been victims of “physical and sexual violence”, including during a period when Bayrou, some of whose children had attended the school, served as French education minister in the 1990s.) Previously, in January, there was a total omission of climate and environmental issues in his general policy statement, followed by the use of the expression submersion migratoire (“migrant flooding”), two strong signals sent to the right and the far right. If these political forces could applaud the adoption of the Duplomb law in unison with the National Federation of Farmers’ Unions (FNSEA), the Socialist Party and the large French trade union CFDT could only note that they had been duped after the failure of the “conclave” on pensions last June.

Finally, after humiliating the left in this way, the prime minister delivered the coup de grâce by announcing a €44 billion austerity plan, mainly borne by employees and pensioners, with the grotesque measure of eliminating two public holidays, which has definitively alienated the National Rally (Rassemblement National or RN), the far-right party with 120 members in the National Assembly.


À lire aussi : French national debt under presidents Chirac, Sarkozy, Hollande and Macron: a look at the numbers


Beyond Bayrou himself, what are the structural causes of this failure?

F. S.: We must look at Bayrou’s individual responsibility in context, despite his blunders.

The primary reason for this failure lies in the president’s decision to disregard the new balance of power within the National Assembly elected in July 2024. This, it should be remembered, should have led to the appointment of a prime minister from the New Popular Front, even if this government failed and the president then appointed another prime minister. Instead, Emmanuel Macron chose to rely on the Les Républicains (LR) group and its 48 MPs, who had been in opposition until then, by appointing Michel Barnier. In December, Macron did not even pretend to acknowledge his defeat by appointing Bayrou, who, with the MoDem group (36 MPs), has been part of his majority since 2017.

To have had any chance of succeeding, Bayrou and Barnier would have needed to broaden their support beyond their parties and the central bloc. If France were a “classic” parliamentary democracy, there would surely have been extensive negotiations between the parties willing to participate in the government. These negotiations would undoubtedly have taken several weeks, but they would have ensured a degree of stability around a few compromise measures. By appointing a prime minister of his choosing, interfering in the composition of the government and leaving it to them to cobble together a balancing strategy (one move to the left, two or three moves to the right and to the far right), Macron condemned it to failure.

Much criticism has been levelled at the political parties’ lack of a culture of compromise. Is this lack also a reason for this failure?

F. S.: Indeed, but it is less the culture than our institutions that do not encourage actors to act responsibly. The presidential election is always seen as the decisive moment for setting a new course for the next five years. As a result, agreeing to compromises has meant risking being “burned” at the next presidential election. This explains, for example, the attitude of LR in 2022, when it refused to join the majority even though Macron’s programme was largely in line with its own.

Hyper-“presidentialisation” prevents compromise. The freedom given to the president to appoint the prime minister without fully taking into account the results of the vote, as well as the president’s intrusion into government policy even when disavowed by the ballot box, illustrate the perversion of our institutions. They guarantee Macron’s total irresponsibility. Even if voices are beginning to be heard calling for his resignation or impeachment, nothing obliges him to act. The flip side of this irresponsibility is that it creates equally irresponsible parties: they pass the buck back to the president, it’s up to him to find the answers, and see you at the next presidential election!

Finally, the two-round majority voting system for electing MPs does not encourage parties to seek compromise either. On the one hand, the moderate left must join forces with the radical left in order to win seats, while on the other, the right is facing increasing competition from the far right in many constituencies.

What solutions could break this deadlock?

F. S.: I advocate for a proportional voting system that would make political parties and parliamentarians more accountable. Our excessively presidential system and the two-round majority vote not only fail to provide adequate representation of the diversity of political ideas and social interests, but they also no longer produce clear majorities. There are sociological, political and ideological divisions that fracture the country far beyond the old left-right divide. Bipolarisation is not about to happen again, and this is true for many countries today.

Today, these various divisions are not properly reflected in the National Assembly because French citizens are often forced to vote to eliminate one party or another. Proportional representation, on the other hand, encourages people to vote for the programme they feel closest to. It prevents any single party from governing alone and makes it easier for politicians to negotiate policy directions.

But will reforming the legislative election system be enough? Isn’t one of the challenges also to reduce the power of the president?

F. S.: Indeed, there are undoubtedly other projects to be undertaken. Some believe that we should return to a single seven-year term for the president. Others think that the president should no longer have the power to appoint the prime minister, making a vote of confidence by the National Assembly mandatory, as was the case in France’s Third and Fourth Republics. Others would like to develop shared-initiative referendums or citizen-initiated referendums. All of this will have to be discussed during the next presidential election, but in the immediate term, in order to put the Fifth Republic back on a more democratic track and break the current deadlock, proportional representation seems to me to be the first reform to consider. Political scientist Bastien François has proposed a referendum on proportional representation followed by a dissolution that would allow a new assembly to be elected. This reform could also be seen as a bargaining chip in negotiations to form a future government between the centre and the left.

What options are available to Macron today?

F. S.: Macron can now dissolve the Assembly, but this would be a risky move: it would cause his camp to lose votes. Furthermore, in a volatile social climate – with the Bloquons tout movement – dissolution could amplify the vote against the president.

Second scenario: Macron continues along the same lines, hoping that a prime minister from his camp will push the budget through using Article 49.3, even if it means dissolving parliament afterwards. But the National Rally no longer seems willing to play the neutrality game, and the Socialists are unlikely to be any more lenient. This choice would therefore amount to taking a step back in order to take a bigger leap, and would most likely lead to a new vote of no confidence in a few weeks’ time, depriving France of a budget.

Third scenario: Macron gives Olivier Faure, the leader of the Socialist Party, or a left-wing prime minister a chance. It seems to me that this would be the only rational decision to avoid dissolution. The Socialists could push through a few left-wing reforms such as the Zucman tax on ultra-rich individuals, measures that take into account the hardship of retirement, and even measures in favour of hospitals and education, which are widely supported by the French. This would undoubtedly be difficult for Macron to swallow, but he can always hope that the Constitutional Council will prohibit the Zucman tax or that the hard-left party La France insoumise (LFI or France Unbowed), will torpedo the Socialist Party. He could also try to divide the Socialists by proposing a former member of their party, such as Bernard Cazeneuve, for prime minister, but the Socialists seem more united today than they were last December – when the Barnier government collapsed and Bayrou was picked to replace him – and are likely to reject this manoeuvre.

If there is a dissolution, is the National Rally getting closer and closer to power?

F. S.: One might think that the main victims of a dissolution would be the MPs from the presidential camp. For the moment, the left seems to be holding its own in the polls. The National Rally is also holding steady, with around a third of the vote. The question is, what will the parties do? Will Les Républicains definitively shift toward an alliance with the National Rally? Will the left go into these elections united (as in 2022 and 2024), or divided? Will some voters, disappointed with Macronism, turn to the Socialists, who are ultimately considered more responsible and reasonable? It is difficult to predict the current balance of power, as measured by polls, in a context of a two-round majority election and with so many uncertainties.


Interview by David Bornstein.


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Frédéric Sawicki ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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09.09.2025 à 16:48

« Bloquons tout », « grève générale » : quel rôle politique les grèves ont-elles joué en France depuis la fin du XIXe siècle ?

Stéphane Sirot, Professeur d'histoire politique et sociale du XXème siècle, CY Cergy Paris Université

Le mouvement « Bloquons tout » vise à paralyser le pays. Jean-Luc Mélenchon appelle à la « grève générale ». Retour sur l'histoire de la grève et des blocages depuis la fin du XIXe siècle.
Texte intégral (2144 mots)

Alors que le mouvement « Bloquons tout » appelle à paralyser le pays le 10 septembre, Jean-Luc Mélenchon appelle à la « grève générale ». Ce concept a joué un rôle majeur dans la rhétorique révolutionnaire du début du XXe siècle aux années 1970. Quel rôle ont joué les grèves dans l’histoire syndicale et politique française ? Quel sens leur donner aujourd’hui ?


Si le recours à la grève n’est pas d’un usage spectaculairement plus marqué en France qu’ailleurs en Europe occidentale, la place qui lui a été attribuée dans l’histoire du mouvement ouvrier français n’en est pas moins singulière. Tout au moins dans la double acception que lui a donné un temps le champ syndical : pratique privilégiée pour améliorer le quotidien, elle est en outre au cœur de l’utopie syndicaliste révolutionnaire. Donc, du dépassement du capitalisme.

Au fil du temps, la centralité de la grève dans les rapports sociaux s’est solidement installée, mais sa fonction utopique a vacillé. À la charnière des XXe-XXIe siècles, à l’instar des formes d’expression de la lutte des classes dont elle est l’une des quintessences, la pratique conflictuelle a même été nettement dévalorisée.

La grève ou le dérèglement de l’ordre dominant par les travailleurs eux-mêmes

Outre sa dimension d’outil de défense des conditions d’existence et d’offensive pour des droits nouveaux, la grève est est une forme primitive d’agglomération du monde ouvrier, dont la montée en puissance précède puis accompagne le développement du syndicalisme.

Lorsque le droit de se regrouper dans des syndicats est accordé en 1884, les conflits du travail, dépénalisés en 1864, ont déjà bien entamé leur processus d’installation au cœur des relations industrielles. Autrement dit, l’action précède l’organisation. Souvent même, tout au long du XIXe siècle, elle la fonde : des syndicats naissent à la faveur d’une confrontation sociale, certains disparaissent rapidement une fois la grève terminée, d’autres perdurent.

Puis lorsque naît la CGT à Limoges en 1895, elle ne tarde pas à se doter d’un corpus de valeurs assis sur l’« autonomie ouvrière » et l’« action directe ». Par ses propres luttes, indépendamment des structures partisanes et des institutions, la classe ouvrière est censée préparer la « double besogne » définie par le fait syndical, soit tout à la fois le combat revendicatif prosaïque du moment et la perspective utopique d’un renversement du capitalisme. Une telle approche octroie à la grève un rôle central et tend à la parer de toutes les vertus.

Elle est envisagée comme une école de la solidarité, par l’entraide matérielle qu’elle induit souvent ou par son processus d’extension interprofessionnelle. Elle est en outre une école de la lutte de la lutte des classes, un « épisode de guerre sociale », comme a pu l’écrire l’un des dirigeants de la CGT d’avant 1914.

C’est la raison pour laquelle, quoi qu’il advienne :

« ses résultats ne peuvent être que favorables à la classe ouvrière au point de vue moral, il y a accroissement de la combativité prolétarienne… ». Et si elle est victorieuse, elle est une forme de reprise collective sur le capitalisme, car elle produit « une diminution des privilèges de la classe exploiteuse… »

Enfin, pensent les syndicalistes révolutionnaires, la grève dans sa version généralisée offre aux ouvriers l’arme qui leur permettra d’atteindre le Graal : la disparition définitive du capitalisme. C’est ce que soutient le seul ouvrage qui, dans le champ militant, décrit par le menu ce processus d’appropriation des moyens de production par les travailleurs eux-mêmes, sous l’égide de leurs syndicats qui entreprennent ensuite d’organiser les lendemains qui chantent.

Cette grève générale à forte intensité politique n’est jamais advenue et n’a jamais donné lieu à un changement radical de société. Mais une telle utopie n’était pas forcément à but prémonitoire. Sa fonction était aussi, et peut-être surtout, de prémunir le mouvement ouvrier contre les sirènes de la cogestion et de l’accompagnement du système en place, projet formé pour lui, dès les dernières décennies du XIXe siècle, par les élites républicaines. Accessoirement, le maintien d’un cap révolutionnaire apparaît propice à nourrir une « grande peur » de l’ordre dominant qui, pour se rassurer, se sent ainsi acculé à faire des concessions.

La grève, de l’éden de la lutte des classes au purgatoire du « dialogue social »

Alors que la Première Guerre mondiale donne le coup de grâce au syndicalisme révolutionnaire, deux grandes approches de la grève prédominent au cours des années de scission de la CGT (1922-1935). Pour la confédération de Léon Jouhaux, la suspension de la production est pour l’essentiel et sans s’en priver, un ultime recours ne devant être actionné que si la négociation est infructueuse. Pour la CGTU, proche du PCF, elle peut être une arme allant au-delà de la seule satisfaction des revendications économiques.

Selon les syndicalistes communistes :

« dans son développement, la grève devient inévitablement une lutte politique mettant aux prises les ouvriers et la trinité : patronale, gouvernementale et réformiste, démontrant la nécessité d’une lutte impitoyable débordant le cadre corporatif ».

Pour autant, dans le discours et l’imaginaire du syndicalisme, la grève n’est plus de la même manière qu’auparavant une pratique susceptible d’œuvrer au principe d’« autonomie ouvrière » ou de provoquer l’accouchement d’une nouvelle société. Elle a perdu sa dimension utopique.

Son usage n’en demeure pas moins alors une arme majeure. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le syndicalisme et le monde ouvrier ne sont pas encore pleinement intégrés aux sociétés occidentales ; le processus est certes en route, mais non encore abouti. Bien que se banalisant peu à peu, la négociation collective a du mal à trouver sa place. Les organisations de travailleurs doivent donc s’appuyer sur une culture de lutte, seule ou presque à même de permettre une amélioration du quotidien et de perturber momentanément le système d’exploitation capitaliste.

Par la suite, et jusque dans les années 1960-1970, la grève demeure très présente dans les pratiques syndicales, pour des motifs qui diffèrent là encore sensiblement de ceux des périodes précédentes. Dans le cadre du « compromis fordiste » (l’échange gains de productivité contre pouvoir d’achat) et de l’institutionnalisation du syndicalisme, elle devient avant tout un moyen de gérer les dérèglements du système, de favoriser un partage un peu moins inéquitable des richesses, dans une logique de régulation conflictuelle des rapports sociaux. L’acte de cessation du travail se ritualise, comme l’illustre la pratique exponentielle des journées d’action.

De surcroît, dans le cadre des États sociaux bâtis au cours des Trente glorieuses, la France et le monde occidental connaissent une phase de réformes de progrès qui, en apparence, ne résultent pas systématiquement et à tout moment d’un rapport de force déclaré. Il est permis de penser qu’à terme, cette situation porte en elle une partie des racines de l’essoufflement de la légitimité de la pratique gréviste. Dès lors qu’une amélioration des conditions d’existence paraît devenir possible sous l’action du champ politique ou par des compromis décidés avec les syndicats dans le cadre d’un « dialogue social » appelé à prospérer, une évolution susceptible d’ériger la grève au rang de nuisance ou d’accident à éviter est prête à s’enclencher.

C’est alors que les organisations de salariés et leurs pratiques sont confrontées, entre autres, aux effets de la conjoncture (ralentissement de la croissance, désindustrialisation, précarisation du travail, individualisation des salaires, contre-réformes sociales disloquant les États sociaux, etc.), à la montée en puissance du libéralisme, dont l’un des desseins est de paralyser l’action syndicale, ou encore aux changements de société post-68 (montée de l’individualisme, déclin des grandes utopies politiques, des idéologies, etc.).

Il faut ajouter à cette liste des causes endogènes, celles fabriquées par le syndicalisme lui-même, parmi lesquelles sa distanciation vis-à-vis du champ politique et de son rôle en matière, son impuissance à fabriquer de l’espoir et de l’utopie, ainsi que les contradictions soulevées par son essence de contre-pouvoir institutionnel, tiraillé entre une obligation d’opposition et une profonde inclusion dans la société.

Délégitimation de l’action gréviste

Dans ce contexte, le mouvement syndical du tournant des XXᵉ-XXIᵉ siècles semble s’être significativement replié sur une stratégie de survie. Celle-ci paraît consister à sauver sa légitimité, si nécessaire en s’éloignant de la mise en action du salariat et, au final, en délaissant la manière de penser la rupture avec l’ordre capitaliste.

Depuis trente ou quarante ans, les unes après les autres et à des degrés divers, les grandes confédérations se sont en outre engagées dans une voie nourrissant un doute, voire une forme de délégitimation rhétorique de l’action gréviste.

On peut citer la fameuse phrase du dirigeant de la CFDT, Edmond Maire, comme archétype de la démarche de dévalorisation du rapport de force :

« […] La vieille mythologie selon laquelle l’action syndicale, c’est seulement la grève, cette mythologie a vécu. Le syndicalisme doit l’abandonner. »

Pourtant, le syndicalisme de « dialogue social » sans rapport de force n’a jamais davantage porté ses fruits que celui de confrontation, loin s’en faut. Dans notre pays, les grandes phases historiques de conquêtes sociales majeures résultent de mobilisations syndicales et populaires. Le Front populaire, la Libération, mai-juin 1968 en sont d’éclatantes démonstrations. A contrario, depuis les années 1980, caractérisées par le développement des processus de négociation collective décentralisés et voulus à froid, la restriction du domaine des droits sociaux progresse continûment. Sauf, exceptionnellement, comme en novembre-décembre 1995, lorsqu’un mouvement social déterminé, en l’espèce bloquant et reconductible, parvient à se déployer tout en suscitant des débats de société à même d’établir la jonction entre le contenu des revendications professionnelles et les choix de société qu’elles permettent de mettre au jour.

Au long de son histoire, c’est à la fois par le projet politique utopique dont il était l’initiateur ou le vecteur et par la pratique gréviste dont il faisait un paradigme majeur de son action que le syndicalisme a rassemblé et s’est érigé en force sociale crainte d’un ordre dominant qui, aujourd’hui comme hier, ne concède quasiment jamais rien sans se sentir menacé.


Cet article est extrait de L’autre voie pour l’humanité. Cent intellectuels s’engagent pour un post-capitalisme, ouvrage sous la direction d’André Prone, Paris, Delga, 2018.

The Conversation

Stéphane Sirot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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08.09.2025 à 19:10

« Le suicide politique de François Bayrou est le produit d’un régime politique à bout de souffle »

Frédéric Sawicki, professeur de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

François Bayrou n’a pas obtenu la confiance des députés et va remettre sa démission au président de la République. Comment interpréter ce nouvel échec ? Quelles options pour sortir de l’impasse ?
Texte intégral (2259 mots)

Le premier ministre François Bayrou n’a pas obtenu la confiance des députés (194 voix pour, 364 voix contre) et va remettre sa démission au président de la République Emmanuel Macron. Ce dernier devra choisir un nouveau chef de gouvernement ou avoir recours à une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale. Comment interpréter la chute du gouvernement Bayrou ? Quels scénarios pour une sortie de crise ? Entretien avec le politiste Frédéric Sawicki.


The Conversation : François Bayrou vient de démissionner. Quel bilan tirez-vous de son action et de sa méthode ?

Frédéric Sawicki : Comment comprendre un tel fiasco ? Comment comprendre ce suicide politique qu’est ce vote de confiance choisi par le premier ministre alors qu’il ne dispose pas de majorité ?

En refusant de s’engager depuis sa nomination dans une négociation ayant pu déboucher sur une espèce de contrat de gouvernement, notamment avec le Parti socialiste (PS), François Bayrou s’est privé de toute possibilité de survie politique. C’est là un paradoxe pour ce démocrate-chrétien qui, tout au long de sa carrière politique, n’a cessé d’appeler au dépassement du clivage droite-gauche (rappelons qu’il avait, à ce titre, refusé de rejoindre l’UMP en 2002 et appelé à voter François Hollande et à la recherche de compromis en 2012.

Sa gouvernance a, en outre, été marquée par une succession d’échecs et de maladresses qui n’ont pu que creuser la distance avec la gauche, à commencer par la désastreuse gestion des révélations concernant Bétharram, épisode au cours duquel François Bayrou a peiné à clarifier son rôle, mais surtout où il n’a guère montré de compassion pour les victimes, apparaissant comme un homme d’un autre temps. Auparavant, en janvier, il y a eu l’impasse totale faite sur les enjeux climatiques et environnementaux dans sa déclaration de politique générale, suivie par l’utilisation de l’expression « submersion migratoire », deux lourds signaux envoyés à la droite et à l’extrême droite. Si celles-ci pouvaient applaudir des deux mains à l’unisson de la FNSEA l’adoption de la loi Duplomb, le PS et la CFDT ne pouvaient que constater, de l’autre côté, s’être fait rouler dans la farine après l’échec du « conclave » sur les retraites en juin dernier.

Enfin, après avoir ainsi humilié la gauche, le premier ministre a porté le coup de grâce en annonçant un plan d’économies de 44 milliards d’euros, supporté pour l’essentiel par les salariés et par les retraités, avec cette mesure ubuesque concernant la suppression deux jours fériés qui lui a définitivement aliéné le Rassemblement national (RN).

Au-delà de la personne de François Bayrou, quelles sont les causes structurelles de cet échec ?

F. S. : Il faut relativiser la responsabilité individuelle de François Bayrou, malgré ses bévues.

La première raison de cet échec réside dans le choix du président de la République de ne pas tenir compte du nouveau rapport de forces au sein de l’Assemblée nationale élue en juillet 2024. Celui-ci, rappelons-le, aurait dû conduire à la nomination d’un premier ministre du Nouveau Front populaire (NFP) quitte à ce que ce gouvernement échoue et que le président nomme alors un autre premier ministre. Au lieu de cela, Emmanuel Macron a choisi de s’appuyer sur le groupe LR et ses 49 députés, jusqu’ici dans l’opposition, en nommant Michel Barnier. En décembre, il n’a même plus fait semblant de prendre acte de sa défaite en nommant François Bayrou qui, avec le groupe MoDem (36 députés), fait partie de sa majorité depuis 2017.

Pour réussir, Bayrou ou Barnier étaient condamnés à élargir leurs soutiens au-delà de leurs partis et du bloc central. Si la France était dans une démocratie parlementaire « classique », on en serait sûrement passé par une grande négociation entre les partis prêts à participer au gouvernement. Cette négociation aurait sans doute pris plusieurs semaines, mais elle aurait permis une certaine stabilité autour de quelques mesures de compromis. En nommant un premier ministre à sa guise, en interférant dans la composition du gouvernement et en leur laissant le soin de bricoler une stratégie de balancier (un coup à gauche, deux ou trois coups à droite et à l’extrême droite), Emmanuel Macron a condamné celui-ci à l’échec.

On a beaucoup critiqué l’absence de culture du compromis des partis politiques. Est-ce également une raison de cet échec ?

F. S. : En effet, mais c’est moins la culture que nos institutions qui ne poussent pas les acteurs à se montrer responsables. L’élection présidentielle est toujours pensée comme le moment décisif permettant d’engager une nouvelle orientation pour cinq ans. Du coup, accepter de passer des compromis, revenait à risquer de « se griller » pour l’élection présidentielle suivante. C’est ce qui explique, par exemple, l’attitude de LR en 2022, qui refuse de rejoindre la majorité alors même que le programme d’Emmanuel Macron est largement convergent avec le sien.

L’hyperprésidentialisation empêche le compromis. La liberté laissée au président de nommer le premier ministre sans tenir pleinement compte du résultat du vote et son intrusion dans la politique du gouvernement même désavoué par les urnes illustrent la perversion de nos institutions. Elles garantissent l’irresponsabilité totale d’Emmanuel Macron. Même si des voix commencent à se faire entendre pour appeler à sa démission ou à sa destitution, rien ne l’y oblige. Le revers de la médaille de cette irresponsabilité est qu’elle crée des partis tout aussi irresponsables : ces derniers renvoient la balle au président – à lui de se débrouiller pour trouver des réponses, et rendez-vous à la prochaine élection présidentielle !

Enfin, le mode d’élection des députés au scrutin majoritaire à deux tours n’incite pas non plus les partis à trouver des compromis. D’un côté, la gauche modérée doit s’associer à la gauche radicale pour avoir des députés, de l’autre, la droite est concurrencée de plus en plus par l’extrême droite dans de nombreuses circonscriptions.

Quelles solutions permettraient de sortir de cette impasse ?

F. S. : Je plaide pour un scrutin proportionnel qui permettrait de rendre les partis politiques et les parlementaires plus responsables. Notre régime excessivement présidentialisé et le scrutin majoritaire à deux tours non seulement ne permettent pas une bonne représentation de la diversité des idées politiques et des intérêts sociaux, mais ils ne permettent plus aujourd’hui de déboucher sur des majorités claires. Il existe des divisions sociologiques, politiques et idéologiques qui fracturent le pays bien au-delà de l’ancien clivage droite-gauche. La bipolarisation n’est pas près de se reproduire, c’est d’ailleurs un constat qui vaut pour de très nombreux pays aujourd’hui.

Aujourd’hui, ces divisions ne sont pas correctement reflétées au sein de l’Assemblée, car les Français sont souvent contraints de voter pour éliminer tel ou tel parti. Le scrutin proportionnel incite au contraire à voter pour le programme dont on est le plus proche. Il empêche qu’un seul parti ne gouverne et amène plus facilement les responsables politiques à négocier des orientations programmatiques.


À lire aussi : Notre démocratie est-elle minée par l’élection du président de la République au suffrage universel ?


Mais une réforme du scrutin législatif sera-t-elle suffisante ? L’un des enjeux n’est-il pas également de réduire le pouvoir du président de la République ?

F. S. : Effectivement, il existe sans doute d’autres chantiers à entreprendre. Certains considèrent qu’il faut revenir à un mandat unique de sept ans pour le président, d’autres qu’il faudrait lui retirer le pouvoir de nomination du premier ministre en rendant obligatoire le vote de confiance de l’Assemblée nationale, comme c’était le cas pour la IIIe et la IVe République. D’autres souhaitent développer les référendums d’initiative partagée ou les référendums d’initiative citoyenne. Tout cela devra être discuté lors de la prochaine élection présidentielle, mais, dans l’immédiat, pour remettre la Ve République sur des rails plus démocratiques et sortir de l’impasse actuelle, la proportionnelle me semble être la première réforme à envisager. Le politiste Bastien François propose un référendum sur la proportionnelle, puis une dissolution qui permettrait d’élire une nouvelle assemblée. On peut aussi envisager cette réforme comme un élément de négociation pour construire un futur gouvernement entre le centre et la gauche.

Quelles solutions s’offrent à Emmanuel Macron aujourd’hui ?

F. S. : Emmanuel Macron peut désormais dissoudre l’Assemblée, mais ce choix serait risqué : il ferait perdre des voix à son camp. Par ailleurs, dans un contexte social inflammable – avec le mouvement « Bloquons tout » – une dissolution peut amplifier le vote de rejet du président.

Seconde hypothèse : Emmanuel Macron poursuit dans la même logique en espérant qu’un premier ministre de son camp fasse passer le budget au « 49.3 ». quitte à dissoudre ensuite. Mais le Rassemblement national ne semble plus prêt à jouer le jeu de la neutralité et les socialistes ne devraient pas être plus cléments. Ce choix reviendrait donc à reculer pour mieux sauter et l’on arriverait très probablement à une nouvelle censure dans quelques semaines et à priver la France de budget.

Troisième hypothèse : Emmanuel Macron donne sa chance à Olivier Faure ou à un premier ministre de gauche. Il peut ainsi penser réussir à lever l’hypothèque socialiste comme on disait sous la Troisième. Il me semble qu’il s’agirait de la seule décision rationnelle pour éviter une dissolution. Les socialistes pourraient faire passer quelques réformes de gauche comme la taxe Zucman, des mesures prenant en compte la pénibilité en matière de retraite, voire des mesures en faveur de l’hôpital et l’éducation, qui sont largement soutenues par les Français. Ce serait sans doute difficile à avaler pour Macron, mais ce dernier peut toujours espérer que le Conseil constitutionnel censure la taxe Zucman ou que LFI torpille le PS. Il peut aussi essayer de diviser les socialistes en proposant un ancien du PS comme Bernard Cazeneuve, mais les socialistes semblent aujourd’hui plus unis qu’en décembre dernier et risquent de refuser cette manœuvre.

Si dissolution il y a, le Rassemblement national est-il de plus en plus proche du pouvoir ?

F. S. : On peut penser que les principales victimes d’une dissolution seront les députés du camp présidentiel. La gauche, pour l’instant, semble se maintenir dans les sondages. Le RN également, autour d’un tiers des votes. La question, c’est que vont faire les partis ? Est-ce que LR va définitivement basculer vers une alliance avec le RN ? La gauche partira-t-elle unie (comme en 2022 et en 2024) à ces élections ou divisée ? Est-ce qu’une partie des électeurs, déçus du macronisme, vont se tourner vers les socialistes, finalement jugés plus responsables et raisonnables ? Il est difficile de prédire les rapports de forces actuels, tels que les mesurent les sondages, dans un contexte d’élection majoritaire à deux tours et avec autant d’incertitudes.


Propos recueillis par David Bornstein.

The Conversation

Frédéric Sawicki ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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08.09.2025 à 17:20

The history of strikes in France

Stéphane Sirot, Professeur d'histoire politique et sociale du XXème siècle, CY Cergy Paris Université

Thursday, 18 September is a day of national strike action in France. What role have strikes played in French history? What meaning do they have today?
Texte intégral (2024 mots)

While strikes do not occur more often in France than elsewhere in Western Europe, their place in the history of the French labor movement is nonetheless unique. For trade unions, strikes were once a preferred means of improving everyday life, and also at the heart of their revolutionary utopia. In other words, they were aimed at the overcoming of capitalism.

Over time, strikes have become firmly established as a central feature of social relations in France, but their utopian function has faltered. At the turn of the 20th and 21st centuries, like other expressions of class struggle, it has even been significantly devalued.

The disruption of the prevailing order by the workers

In addition to its role as a tool for defending living conditions and fighting for new rights, strikes are a primitive form of agglomeration of the working class, whose rise in power precedes and then accompanies the development of trade unionism.

When the right to form unions was granted in 1884, labor disputes, which had been decriminalized in 1864, were already well on their way to becoming a central feature of industrial relations. In other words, action preceded organization. Often, throughout the 19th century, action even laid the foundation for organization: unions were formed in the wake of social unrest, with some disappearing quickly once a strike was over, and others continuing to exist.

When la Confédération Générale du Travail (General Trade Confederation), known as the CGT, was founded in central France in 1895, it quickly adopted a set of values based on “worker autonomy” and “direct action”. Through its own struggles, independent of partisan structures and institutions, the working class was supposed to prepare for the “dual task”, defined by the trade union movement, of the prosaic struggle for immediate demands and the utopian prospect of overthrowing capitalism. This approach gives strikes a central role and tends to endow them with all kinds of virtues.

Strikes are seen as an education in solidarity, through the material mutual aid they often generate or through their interprofessional reach. They are also an education in class struggle, an “episode of social warfare”, as one of the pre-1914 leaders of the CGT wrote. This is why, whatever happens, “its results can only be favorable to the working class from a moral point of view, [because] there is an increase in proletarian militancy”. And if a strike is victorious, it is a form of collective recovery from capitalism, because it produces “a reduction in the privileges of the exploiting class”.

Finally, revolutionary trade unionists believe that a general strike provides workers with the weapon that will enable them to achieve the Holy Grail: the definitive demise of capitalism. This is the argument put forward in Comment nous ferons la Révolution (How We Will Bring About the Revolution) the only work in the activist field that describes in detail the process of appropriation of the means of production by the workers themselves, under the aegis of their unions, which then set about organizing a bright future.

A politically charged general strike in France never occurred and, thus, never led to radical social change. But such a utopia was not necessarily intended to be prophetic. Its function was also, and perhaps above all, to protect the labor movement from the siren calls of co-management of and support for the existing system, a project conceived in the last decades of the 19th century by the republican elites. In addition, maintaining a revolutionary course seems conducive to fuelling a “great fear” in the dominant order, which, to reassure itself, feels compelled to make concessions.

From the paradise of class struggle to the purgatory of ‘social dialogue’

While the first world war dealt the final blow to revolutionary trade unionism, two main approaches to strikes prevailed during the years of a split in the CGT (1922-1935). For the confederation of Léon Jouhaux, a socialist who was awarded a Nobel peace prize in 1951, the suspension of production was essentially a last resort to be used only if negotiations failed. For the CGTU, which was close to the French Communist Party (PCF), it could be a weapon that went beyond the mere satisfaction of economic demands. According to communist trade unionists, “as it develops, the strike inevitably becomes a political struggle pitting workers against the trinity of employers, government and reformists, demonstrating the need for a ruthless struggle that goes beyond the corporate framework”.

However, in trade union discourse and imagination, striking is no longer seen as a practice capable of promoting the principle of “worker autonomy” or bringing about the birth of a new society. It has lost its utopian dimension.

Nevertheless, a strike remains a major weapon. Until the second world war, trade unionism and the working class were not yet fully integrated into Western societies; the process was certainly under way, but not yet complete. Although gradually becoming more commonplace, collective bargaining struggled to find its place. Workers’ organizations therefore had to rely on a culture of struggle, which was almost the only means of improving daily life and temporarily disrupting the capitalist system of exploitation.

Subsequently, and until the 1960s and 1970s, strikes remained a very common feature of union practices, albeit for reasons that differed significantly from those of previous periods. Within the framework of the “Fordist compromise” (the exchange of productivity gains for purchasing power) and the institutionalization of trade unionism, strikes became primarily a means of managing systemic disruptions and promoting a slightly less inequitable distribution of wealth, in a logic of conflictual regulation of social relations. The act of stopping work became ritualized, as illustrated by the exponential increase in the number of days of action.

Furthermore, within the framework of the welfare states built up during the post-war economic boom, France and the Western world undergo a phase of progressive reforms which, on the surface, do not appear to be the result of a systematic and constant power struggle. It is reasonable to assume that, in the long term, this situation is partly responsible for the decline in the legitimacy of strike action. As soon as an improvement in living conditions appears possible through political action or through compromises agreed with the unions in the context of a “social dialogue” that is set to prosper, a shift is likely to occur that will relegate strikes to the status of a nuisance or an accident to be avoided.

It was then that employee organizations and their practices were confronted with, among other things, the effects of the economic climate (slowing growth, deindustrialization, job insecurity, individualization of wages, counterreforms dismantling the welfare state, etc.), the rise of liberalism – one of whose aims is to paralyze union action – and post-1968 changes in society (rise of individualism, decline of grand political utopias, etc.).

To this list of endogenous causes, it must be added those created by trade unionism itself. These include its distancing from the political arena and its role in this area; its inability to generate hope; and the contradictions raised by its nature as an institutional counterweight, torn between an obligation to oppose and a deep-rooted inclusion in society.

Delegitimization of strike action

In this context, the trade union movement at the turn of the 20th and 21st centuries seems to have significantly retreated to a strategy of survival. This appears to consist of saving its legitimacy, if necessary by distancing itself from the mobilization of workers and, ultimately, by abandoning the idea of breaking with the capitalist order.

For the past 30 or 40 years, one after another and to varying degrees, the major labor confederations have also embarked on a path that has fuelled doubt. There has even been rhetorical delegitimization of strike action. In 1985, Edmond Maire, then leader of the French Democratic Confederation of Labour (la Confédération française démocratique du travail or CFDT), said: “[…] the old myth that says union action is only about strikes is a thing of the past. Trade unions must abandon it.”

However, trade unionism based on “social dialogue” without leverage has never been as successful as that based on confrontation. In France, the major historical phases of significant social gains have resulted from trade union and popular mobilization. The Popular Front in the 1930s, liberation (la Libération) from German occupation in the 1940s, and May-June 1968 are striking examples.

Conversely, since the 1980s, characterized by the development of decentralized collective bargaining processes, the restriction of social rights has been steadily progressing. Except in November-December 1995, when a determined social movement, in this case a bloquant (blocking) and renewable one, managed to spread while sparking debates that were able to establish a link between professional demands and the societal choices they brought to light.

Throughout its history, trade unionism has rallied support and established itself as a social force feared by the ruling order, which, today as in the past, rarely concedes anything without feeling threatened. This has been achieved both through the utopian political project that it promoted, and through strike action, which it made a major paradigm.


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Stéphane Sirot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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07.09.2025 à 08:25

« Bloquons tout » est-il vraiment la saison 2 des gilets jaunes ?

François Buton, Directeur de recherche au CNRS, ENS de Lyon

Emmanuelle Reungoat, Maîtresse de conférences en science politique, Université de Montpellier

Né dans un contexte de défiance et de tensions sociales, le mouvement « Bloquons tout » rappelle à bien des égards l’émergence des gilets jaunes, dont il reprend certains codes et modes d’action.
Texte intégral (2399 mots)

Contestation sociale et crise politique. Entre échos des luttes récentes et crispations politiques persistantes, « Bloquons tout » révèle les fragilités d’un système représentatif confronté à des colères sociales multiples.


Lancé en juillet, le « mouvement du 10 septembre » ou « Bloquons tout » est l’objet de toutes les attentions de la part de la société, du gouvernement, de la classe politique, des médias, des renseignements territoriaux. Plusieurs éléments de ce mouvement font à l’évidence écho avec celui des gilets jaunes, survenu en novembre 2018. Il s’agit d’une mobilisation par en bas, lancée par différents groupes déjà organisés mais amplifiée par les réseaux sociaux (surtout Telegram), sans leadership mais structurée par des sites Internet qui témoignent d’emblée d’une forte hétérogénéité entre des contestataires plutôt souverainistes et défenseurs d’une France chrétienne (Les essentiels) et d’autres se réclamant de la gauche radicale (Indignons-nous).

L’opposition au projet de budget

Si la mobilisation présente des revendications nombreuses, plus ou moins élaborées, elle est à première vue motivée par le pouvoir d’achat et la dénonciation des inégalités : l’opposition au projet de budget du premier ministre François Bayrou, dénoncé pour faire payer le fardeau de la diminution du déficit (40 milliards d’euros d’économie) aux travailleurs, aux chômeurs, aux salariés, aux précaires, aux malades, fait écho au sentiment d’injustice des gilets jaunes à l’annonce d’une nouvelle taxe sur le carburant. Le projet de loi de finances est critiqué par l’ensemble des forces politiques opposées au gouvernement, et semble mal reçu par la population, qui soutient le mouvement à venir, si l’on en croit une enquête par sondage réalisée les 20 et 21 août (Toluna Harris Interactive pour RTL) et abondamment citée.

Ainsi, 59 % des Françaises et des Français soutiennent l’objectif de réduction des dépenses publiques, mais 63 % soutiennent le mouvement (70 % se disent favorables à des manifestations, 58 % à des blocages), 75 % s’opposant à la suppression de deux jours fériés et 71 % se disant favorables à une « contribution de solidarité payée par les Français les plus aisés ». Depuis plusieurs semaines, l’organisation d’assemblées locales, la production de carte des rassemblements à venir, la variété des modes d’action envisagés (de la désobéissance civile au blocage de lieux de production) rappellent aussi la mobilisation de 2018.

Les gilets jaunes, et autres luttes

La comparaison avec les gilets jaunes fait donc sens, et ne manque pas d’être faite dans les commentaires : les gilets jaunes sont dans « toutes les têtes », comme modèles positifs ou négatifs, comme motifs d’espoir ou d’inquiétude. Pour nous qui avons longtemps travaillé sur ce mouvement, le rapprochement est pertinent mais délicat à manier. La comparaison terme à terme ne doit pas faire oublier l’historicité des luttes : les gilets jaunes sont un précédent, les protestataires potentiels du 10 septembre ont pu y participer, acquérir des savoir-faire protestataires, et tirer des enseignements quant à l’efficacité des actions du mouvement, de ses limites ou impasses, de sa durée ou encore de la répression subie.

Mais l’histoire des luttes est riche d’autres contestations, antérieures (Nuit debout), et surtout postérieures à 2018 : manifestations monstres de l’opposition à la réforme des retraites, manifestations des agriculteurs (certains « en bonnets jaunes »), occupations contre des projets autoroutiers (A 69) ou agricoles (Sainte-Soline), grèves diverses, mouvement d’opposition au pass sanitaire, ou encore, pétition elle aussi monstre (plus de 2 millions de signataires) contre la loi Duplomb en juillet dernier. Il est donc nécessaire de faire la part des apprentissages respectifs de toutes ces mobilisations dans ce qui se prépare pour le 10 septembre en différents points du territoire.

La comparaison des « profils » des gilets jaunes et des « bloqueurs » potentiels n’est pas plus facile à mener, non seulement parce qu’on ne connaît par définition pas encore les bloqueurs, mais au mieux une partie de celles et ceux qui se mobilisent sur les réseaux sociaux et qui acceptent de répondre à des questionnaires, ou celles et ceux qui se réunissent dans des assemblées, mais aussi parce qu’il reste à définir qui a été Gilet jaune avant d’en présenter les profils.

Les Gilets sont là, mais pas tous

Dans nos propres enquêtes, nous avons par exemple choisi de nous intéresser à des « super Gilets », des primocontestataires le plus souvent, engagés intensément (parfois à corps perdus), et longtemps (certaines et certains le sont encore !) dans un groupe local. Ces Gilets ne sont pas représentatifs de l’ensemble du mouvement, où d’autres étaient des militants plus expérimentés, et dont la grande majorité n’a participé qu’à quelques actes ou assemblées : des enquêtes estiment à 3 millions le nombre de citoyennes et de citoyens ayant participé à au moins une action gilet jaune en 2018-2019.

Quand nous les contactons pour leur demander ce qu’ils pensent de « Bloquons tout », ce qu’ils font et envisagent de faire, les réponses sont très variables. Certains, parés de leur gilet, ont investi les assemblées locales ou les boucles Telegram comme ils l’ont fait dans la plupart des contestations depuis sept ans ; d’autres au contraire suivent de près ou de loin, attendant de voir, écœurés par la supposée « récupération » politique, sceptiques quant aux chances de succès d’une contestation de plus dans la rue, ou refroidis par le manque de soutien de la population et la dureté de la répression, y compris judiciaire, lors du mouvement de 2018 (« que les autres se mouillent »).

Bien des attitudes sont possibles, que nous pouvons expliquer finement dans chaque cas, mais dont nous savons qu’ils et elles ne représentent pas tous « les » gilets jaunes. Une chose est sûre : des gilets jaunes sont là, et d’autres sont prêts à participer.

Mais une différence majeure avec les gilets jaunes, précisément en raison de leur antériorité, réside dans l’hyper attention médiatique à l’œuvre depuis quelques semaines pour le mouvement « Bloquons tout ». Tout en oubliant de mentionner la défiance immense des contestataires à leur égard (gageons que le thème reviendra avec les premières manifestations), les médias couvrent massivement la préparation, en lui posant les questions habituelles : qui sont les bloqueurs, qui peut incarner le mouvement voire en être les leaders, qui se « cache derrière », que veulent-ils, à quoi s’attendre, voire que craindre ? Or, l’hyper attention médiatique a sans doute eu pour effet de bousculer les responsables politiques et syndicaux de tous bords, quand ils et elles n’avaient pas pris les devants.

Au-delà de la « récupération »

Une autre différence majeure avec 2018, où les partis et les syndicats avaient ignoré, voire condamné le 17 novembre, réside en effet dans la précocité de la politisation de la contestation qui vient. Le terme, qui a plusieurs sens, ne désigne pas pour nous la « récupération » du mouvement par telle ou telle force politique – expression largement employée, mais qui relève d’une catégorie politique stigmatisante. Il renvoie à l’idée que l’ensemble des forces du champ politique s’accordent, au-delà de leurs différences, pour redéfinir le mouvement et ses revendications comme politique, c’est-à-dire comme relevant de « la » démocratie politique (les élus et les partis) et de « la » démocratie sociale (les syndicats). D’un côté, les confédérations appellent à une autre « mobilisation massive » le 18 septembre, amplifiant les grèves annoncées çà et là ; de l’autre, depuis la « rentrée politique » des universités d’été, mi-août, les responsables de partis se prononcent en soutien ou contre le mouvement et discutent de la légitimité de ses revendications et de ses modes d’action.

Le coup politique le plus spectaculaire revient évidemment au premier ministre François Bayrou qui annonce le 25 août engager la responsabilité de son gouvernement en demandant un vote de confiance à l’Assemblée nationale, le 8 septembre sur son projet contesté de loi de finances. Cette décision spectaculaire permet en effet à l’agenda proprement politique de repasser au premier plan : éloges ou critiques du geste (un retour à la démocratie parlementaire pour Jean-Luc Mélenchon), consultations diverses et variées, prises de position sur tel ou tel point du projet (notamment la suppression de deux jours fériés). Le rejet de la confiance, qui est acquis, va faire entrer le pays dans une crise politique voire institutionnelle susceptible d’occuper l’agenda médiatique au détriment de la « crise » sociale.

Tout se passe donc aujourd’hui comme si les élus reprenaient la main au détriment des citoyennes et citoyens ordinaires. La dernière petite phrase de François Hollande (« Je ne peux pas m’associer à quelque chose que je ne maîtrise pas ») révèle à cet égard une forme d’inconscient de la classe politique, qui dit « entendre l’exaspération », mais n’entend s’engager que dans ce qu’elle maîtrise, à savoir les jeux politiques et institutionnels, et ne donner la parole au peuple que sous la forme du suffrage électoral.

Les mouvements sociaux comme forces de proposition

Ce faisant, les élus font preuve d’un aveuglement qui ne laisse pas d’étonner. Une autre leçon du mouvement des gilets jaunes, en effet, c’est qu’il a profondément transformé ses primocontestataires sinon en militants, du moins en citoyens ayant le sentiment d’être enfin dignes d’être entendus, capables de débattre et de se prononcer sur les sujets politiques et même institutionnels, tels que le référendum d’initiative citoyenne (RIC), qui engagent le pays, et refusant de se contenter de glisser un bulletin de vote dans l’urne tous les cinq ans.

Ce qu’on lit aujourd’hui sur les boucles Telegram ou ce qu’on entend dans les premières assemblées locales atteste la même résolution à ne pas se faire infantiliser et renvoyer à son labeur quotidien en vertu d’un défaut supposé de « titres à parler » (Jacques Rancière). La défiance à l’égard des élus nationaux, forte en 2018, l’est encore plus aujourd’hui : les fameuses « cotes de popularité », pour autant qu’elles aient la moindre signification, indiquent que les opposants les plus « populaires » ont la confiance d’au mieux un citoyen sur trois.

On peut douter que les petits jeux d’une crise institutionnelle et politique fascinent les Français, puisque les gouvernants ne les écoutent ni quand ils manifestent massivement (contre les retraites), ni quand ils votent contre une majorité (en 2024, qui n’est pas sans rappeler le référendum de 2005), et répondent par des conférences citoyennes ou grands débats dont ils ignorent les résultats et par une répression de plus en plus violente.

Dans ce contexte, « Bloquer tout » peut signifier bien des choses : pour certains, c’est mettre le chaos dans un pays pourtant « déjà bloqué ; pour d’autres, ce qui pose problème, c’est plutôt le blocage ou la fermeture du champ politique, qui entend réserver les décisions aux seuls représentants (les syndicats et les partis). Les gilets jaunes n’ont pas seulement protesté contre une taxe, ils ont aussi appris chemin faisant à proposer une autre forme de démocratie ; il est peut-être temps de reconnaître que les mouvements sociaux apportent des solutions, et pas seulement des problèmes.

The Conversation

François Buton a reçu des financements pour des projets de recherche de la MSH SUD, du réseau des MHS, de l'ENS de Lyon et de l'ANR.

Emmanuelle Reungoat a reçu des financements d'institutions publiques pour des projets de recherche, la MSH-SUD, le RnMSH et l'ANR.

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06.09.2025 à 08:10

Médicaments innovants : la France face à la guerre des prix lancée par Trump

Augustin Rigollot, Normalien en économie et philosophie, spécialisé en économie de la santé (UPEC), externe en 6e année de médecine, Université de Montpellier

Comment résoudre l’équation complexe de créer, de financer et de rendre disponibles sur le marché des médicaments répondant à des besoins thérapeutiques non pourvus ? Mission impossible ?
Texte intégral (3504 mots)
Seuls 63 % des nouveaux médicaments, répondant à des besoins thérapeutiques non pourvus, sont disponibles en France. HonshovskyiVadym/Shutterstock

Face aux tarifs douaniers de Donald Trump, les politiques publiques françaises cherchent à résoudre une équation complexe. Comment inciter les organismes publics et privés à créer des médicaments innovants, répondant à des besoins thérapeutiques non pourvus, dans un cadre budgétaire contraint, le tout rapidement et équitablement ? Mission impossible ?


Le 12 mai 2025, Donald Trump annonce un décret pour faire baisser le prix des médicaments aux États-Unis, accusant les autres pays de profiter de prix trop avantageux. Le 4 août, il adresse un ultimatum en ce sens à 17 grandes compagnies pharmaceutiques.

Cela fait craindre, en France et en Europe, une hausse du prix des médicaments, notamment les nouvelles molécules qui traitent des besoins thérapeutiques non pourvus. Le marché pharmaceutique des États-Unis étant le plus grand au monde, une baisse de prix dans la première économie mondiale entraînera symétriquement une hausse du prix dans les autres pays. Aux États-Unis, la négociation des prix a surtout lieu entre laboratoires et assureurs privés, avec une intervention étatique limitée, aboutissant à des prix particulièrement élevés. En Europe au contraire, les prix sont généralement plus bas, car négociés par le payeur public, avec un fort pouvoir étatique. Or, l'administration Trump souhaite que les États-Unis bénéficient systématiquement du prix le plus bas parmi les prix constatés dans les autres pays. Cela ne laisse que deux choix aux laboratoires:

  • baisser le niveau des prix aux États-Unis au niveau des prix les plus bas, notamment dans l’Union européenne (UE), les industriels du médicament supportant alors une lourde perte de revenu à l'échelle globale, obérant leur capacité à investir dans l'innovation ;

  • augmenter le niveau de prix des médicaments dans les pays de l’UE et ailleurs dans le monde en les faisant tendre vers les prix américains, afin de préserver leurs marges mondiales et de limiter la baisse de leurs revenus aux États-Unis.

Au total, les pays bénéficiant actuellement des remises les plus fortes seront les plus atteints par les hausses éventuelles, et le prix global de l’innovation thérapeutique augmentera: un risque pour son accessibilité.

Cette actualité met en lumière les modèles de santé du monde, entre financement par les assurances publiques, comme en France, et par les assurances privées, comme aux États-Unis. Dès lors, de quels leviers la France dispose-t-elle face à une hausse du prix des médicaments innovants ? Qu’en est-il tout particulièrement de ceux luttant contre le cancer (oncologie) ?

Prix bas du médicament en France

La France bénéficie d’une négociation médico-économique efficace du prix du médicament. Celui-ci y est donc bien plus bas qu’outre-Atlantique, ce qui expose fortement notre pays à une éventuelle hausse des prix. Il y a une raison historique : la France représente un fort volume de vente de médicaments en Europe, solvable par une assurance obligatoire publique. De facto, le débouché est garanti pour les industriels, un argument pour négocier des prix plus faibles.

La France dispose d’un environnement réglementaire contraignant sur les prix. Les prix bas dans notre pays permettent que les restes à charge pour les ménages soient très contenus, se situant parmi les plus faibles d’Europe.

Répartition des dépenses pharmaceutiques selon le financeur. Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques

Cependant, la France fait face à une contrainte budgétaire croissante, illustrée par les 5 milliards d’euros d’économie prévus dans les comptes sociaux 2026. Ses marges de manœuvre face à une hausse du prix de l’innovation seraient donc particulièrement réduites.

Accessibilité des médicaments

La France présente une accessibilité plus faible à l’innovation pharmaceutique que ses voisins européens  63 % des nouveaux médicaments sont disponibles en France, contre 88 % en Allemagne. Par exemple, en oncologie (diagnostic et traitement des cancers), la France se positionne au 6ᵉ rang en terme de disponibilité en Europe en 2020. Pour expliquer ce défaut d’accessibilité, les industriels pointent les carences du marché français du médicament. Parmi les freins à l’accessibilité, le syndicat des industries du médicament (LEEM) souligne le prix trop bas des médicaments en France, qui ne serait pas attractif par rapport aux pays comparables européens. Ce manque d'attractivité ne se limite pas au prix, et serait renforcé par des délais d'accès trop longs au marché français, notamment par rapport à l’Allemagne. Ce contexte n’incite pas les industriels à prioriser le marché français pour leurs lancements.

La procédure d’accès précoce permet de nuancer grandement cet argument du délai d’accès.

En France, lors d’une procédure d’accès précoce dérogatoire, le médicament arrive sur le marché 18 jours avant son autorisation de mise sur le marché (AMM), contre 549 jours après l’AMM pour la procédure normale. Assurance maladie en France

Grâce à cette procédure dérogatoire, un médicament présumé innovant, répondant à un besoin médical majeur et grave, est remboursé sur le marché sans devoir attendre la fin de la procédure d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Cela a permis de réduire drastiquement ces délais d’accès pour plus de 120 000 patients en France, concernant une centaine de molécules coûteuses et innovantes, surtout en oncologie.

Motifs d’inquiétude

Une autre préoccupation, solidariste, reflète plutôt les attentes du payeur public. Elle est illustrée par l’avis 135 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de 2021. Ce dernier s’inquiète de la pérennité de notre modèle social.

« Les prix très élevés de certains traitements innovants pourraient compromettre l’équilibre financier des systèmes de soins dans leur fonctionnement actuel. »


À lire aussi : Médicaments : comprendre pourquoi pénuries et prix sont liés


Depuis cet avis, les motifs d’inquiétude ont crû parallèlement à la hausse des prix de l’innovation. Désormais le médicament le plus cher du monde, le Libmeldy (traitement de la leucodystrophie métachromatique), atteint, pour l'ensemble du traitement, 2,5 millions d’euros en Europe et aux États-Unis environ 4,25 millions de dollars.

Contrats de partage du risque

Parmi les nombreux dispositifs qui s’offrent à nous, certains permettent de maîtriser le prix et l’accès au marché, très en amont dans la négociation, tout en soutenant les innovations performantes. C’est le cas des contrats de partage du risque, dit risk sharing agreement. Ils sont documentés depuis une quinzaine d’années et inscrits, par exemple, dans l’article 54 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) en 2023 pour les médicaments de thérapie innovante (MTI). Ces accords entre un laboratoire pharmaceutique et le payeur public visent à limiter les conséquences financières des nouveaux traitements.

Ces contrats sont encore peu exploités en France. Ils constituent un vivier d’efficience que les politiques publiques pourraient utiliser en cas d’inflation du prix de l’innovation thérapeutique, sur fond de guerre tarifaire venant des États-Unis de Donald Trump.

Fonctionnement schématique des contrats de partage de risque. Schéma de l’auteur, d’après Launois et Ethgen (2013), Fourni par l'auteur

On distingue :

L’exemple italien en oncologie

L’Italie est souvent considérée comme le pays européen le plus avancé dans les accords de partage de risque, en particulier en oncologie. En 2017, le montant économisé via ces contrats y était estimé à près d’un demi-milliard d’euros (35 millions sur les seuls contrats de performance). En oncologie, les molécules couvertes par ce dispositif auraient vu leur délai d’accès au marché diminuer de 256 jours.

Ce déploiement en Italie a été accompagné tôt par un système pointu de collecte et d’évaluation des données de performance en vie réelle, géré par l’Agence italienne de santé publique (AIFA). En 2016, elle disposait déjà de 172 registres de données de vie réelle portant sur plus de 300 contrats de partage de risque, concernant environ 900 000 patients. Le coût supplémentaire de ce suivi était estimé dans une fourchette de 30 0000 à 60 000 euros par médicament et par an la première année, dégressif ensuite. La question du partage de ce coût entre le payeur public et l’industriel doit également être prise en compte.

Une telle logique de collecte des données de performance en vie réelle a fait défaut en France. Cela explique en partie notre retard et le faible nombre de contrats de performance – une quinzaine en dix ans, selon l’économiste de la santé Gérard de Pouvourville.

Aujourd’hui, reste le défi de développer ces contrats sans que le suivi de la performance accapare des ressources soignantes dans un contexte de pénurie de temps et de moyens médicaux.

Solidarité mise à rude épreuve

Le problème de l’équilibre entre le soutien à l’innovation, son accessibilité et la soutenabilité du système de santé n’est pas seulement français. C’est un enjeu si important qu’il a été intégré à la Stratégie pharmaceutique pour l’Europe en 2020. Le projet européen Hi-Prix y cherche une réponse, avec la création du Pay for Innovation Observatory, qui recense en ligne l’ensemble des dispositifs de financement de l’innovation.

Face à l’inflation du prix des médicaments innovants, sans commune mesure avec leur soutenabilité pour les systèmes de santé, émerge aussi un débat éthique, que ne pourront résoudre les seules prédictions économiques.

Si le prix de l’innovation, notamment pour les maladies orphelines ou rares, continue d’augmenter et si, en même temps, des avancées diagnostiques, notamment les techniques géniques, lèvent l’incertitude sur les aléas et les états de santé futurs des individus, il existe un risque de fragiliser le consentement à payer, base du contrat tacite de solidarité assurantielle dans nos sociétés.

The Conversation

Augustin Rigollot a reçu au cours des 5 dernières années des financements individuels ou collectifs de différentes fondations : Fondation Bettencourt-Schueller, Fondation Groupe Dépêche, Fondation Axa, Fondation MGEN, Fondation de l'Ecole Normale. Ces financements, de nature générale, n'avaient pas pour objet les recherches liées à cet article. Augustin Rigollot a travaillé en 2023 au sein de la Chaire Hospinnomics de la Paris School of Economics sous la direction de Lise Rochaix pour le projet Hi-Prix cité dans cet article.

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04.09.2025 à 17:09

Malthus, penseur d’une humanité soumise à des limites naturelles

Roy Scranton, Associate Professor of English, University of Notre Dame

Malthus a longtemps été dénigré pour sa vision négative du progrès. Mais dans un contexte de crise écologique aiguë, sa pensée d’un monde limité mérite d’être revisitée.
Texte intégral (2772 mots)
Un portrait de Thomas Malthus, par John Linnell. Wellcome Collection/Wikimedia Commons, CC BY

L'économiste britannique Thomas Malthus (1766-1834) a longtemps été dénigré pour sa vision négative du progrès. Mais, dans un contexte de crise écologique aiguë, sa pensée d’un monde limité mérite d’être revisitée.


Personne n’utilise le terme « malthusien » comme un compliment. Depuis 1798, date à laquelle l’économiste et ecclésiastique Thomas Malthus a publié pour la première fois Essai sur le principe de population, la position « malthusienne » – l’idée que les humains sont soumis à des limites naturelles – a été vilipendée et méprisée. Aujourd’hui, ce terme est utilisé pour désigner toute personne qui ose remettre en question l’optimisme d’un progrès infini.

Malheureusement, presque tout ce que la plupart des gens pensent savoir sur Malthus est faux.

Voici l’histoire telle qu’elle s’est déroulée : il était une fois un pasteur anglais qui eut l’idée que la population augmente à un rythme « géométrique », tandis que la production alimentaire augmente à un rythme « arithmétique ». Autrement dit, la population double tous les vingt-cinq ans, tandis que les rendements agricoles augmentent beaucoup plus lentement. À terme, une telle divergence ne peut que conduire à une catastrophe.

Mais Malthus a identifié deux facteurs qui réduisaient la reproduction et empêchaient la catastrophe : les codes moraux, ou ce qu’il appelait les « freins préventifs », et les « freins positifs », tels que l’extrême pauvreté, la pollution, la guerre, la maladie et la misogynie. Malthus fut caricaturé comme un ecclésiastique borné, mauvais en mathématiques, qui pensait que la seule solution à la faim était de maintenir les pauvres dans la pauvreté afin qu’ils aient moins d’enfants.

L’étude de Malthus révèle un personnage très différent. Comme je l’explique dans mon livre publié en 2025, Impasse : Le changement climatique et les limites du progrès, ce dernier était un penseur novateur et perspicace. Non seulement, il fut l’un des fondateurs de l’économie environnementale, mais il s’est également révélé être un critique prophétique de la croyance selon laquelle l’histoire tend vers l’amélioration humaine, ce que nous appelons le progrès.

Dieu et la science

Malthus était familier de l’idée de progrès. Élevé par des protestants anglais progressistes qui prônaient la séparation de l’Église et de l’État, il fut formé par l’abolitionniste radical Gilbert Wakefield. Son père était un ami et admirateur du philosophe Jean-Jacques Rousseau qui inspira la Révolution française.

Malgré une déformation labio-palatine, Malthus s’est distingué à Cambridge, où il a étudié les mathématiques appliquées, l’histoire et la géographie. Entrer dans les ordres était un choix courant pour les jeunes hommes instruits de condition modeste, et Malthus a pu obtenir un presbytère à Wotton, dans le Surrey. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il renonçait à son intérêt pour les sciences sociales.

Son Essai sur le principe de population a été influencé par les opinions religieuses de Malthus, mais aussi par une démarche empirique, notamment au fil des éditions successives. Son argumentation sur les taux de croissance géométrique et arithmétique par exemple, s’appuyait sur la croissance démographique rapide observée dans les colonies américaines.

Une peinture aux couleurs sourdes représentant une poignée de personnes travaillant dans un champ de céréales, tandis qu’un homme est assis sur un cheval à proximité
Les moissonneurs, par l’artiste britannique du XVIIIᵉ siècle George Stubbs. Tate Britain/Yorck Project via Wikimedia

Elle s’inspirait également de ce qu’il observait autour de lui. Au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne a été ravagée par des pénuries alimentaires et des émeutes répétées. La population est passée de 5,9 millions à 8,7 millions d’habitants, soit une augmentation de près de 50 %, tandis que la production agricole stagnait. En 1795, les Londoniens affamés ont pris d’assaut le carrosse du roi George III pour réclamer du pain.

Inépuisable optimisme

Mais pourquoi Malthus s’intéressait-il aux questions de population ? Comme il l’explique lui-même, son essai a été inspiré par une discussion avec un ami au sujet du journaliste et romancier William Godwin, mieux connu aujourd’hui comme le père de Mary Shelley, autrice de Frankenstein.

Malthus et Godwin avaient des parcours similaires. Tous deux issus de familles de la classe moyenne, ils avaient fait leurs études dans des écoles progressistes et avaient commencé leur carrière comme pasteurs. Mais le radicalisme extrême de Godwin l’opposa à ses compagnons, et il quitta rapidement la chaire pour se consacrer à l’écriture.

Le livre qui a fait la renommée de Godwin et provoqué Malthus est Enquête sur la justice politique, publié en 1793. Aujourd’hui, il est considéré comme un texte fondateur de l’anarchisme philosophique. À l’origine, cependant, l’Enquête, de Godwin était perçue comme une expression tonitruante du progressisme des Lumières.

Portrait sombre et peint d’un homme aux cheveux bruns, vu de profil
Portrait de William Godwin par James Northcote, aujourd’hui conservé à la National Portrait Gallery de Londres. Dea Picture Library/De Agostini via Getty Images

Godwin affirmait que tous les problèmes sociaux pouvaient être éliminés par une application correcte de la raison. Il prônait l’abolition du mariage, la redistribution des biens et la suppression du gouvernement. De plus, il affirmait que le progrès conduisait inévitablement à un monde utopique, où les humains n’auraient plus besoin de se reproduire, car ils seraient immortels :

« Il n’y aura plus de guerre, plus de crimes, plus d’administration de la justice, telle qu’on l’appelle, ni de gouvernement… Mais en plus de cela, il n’y aura plus de maladie, plus d’angoisse, plus de mélancolie ni de ressentiment. Chaque homme recherchera avec une ardeur ineffable le bien de tous. »

Godwin assurait à ses lecteurs que tout cela se produirait en temps voulu, uniquement en s’appuyant sur un débat rationnel.

Depuis son presbytère pauvre de Wotton, Malthus voyait les choses différemment. L’historien Robert Mayhew décrit Wotton à l’époque comme une friche industrielle affligée par « la pauvreté agraire… des taux de natalité élevés et une espérance de vie courte ». L’étude de l’histoire a conduit Malthus à conclure que les sociétés n’évoluaient pas selon une ligne ascendante de progrès, mais selon des cycles d’expansion et de déclin. L’histoire utopique selon Godwin paraissait pourtant en décalage avec la réalité.

La réforme – dans des limites raisonnables

Malthus chercha à démystifier le progressisme grandiloquent de Godwin. Mais il ne dit pas que le changement positif était impossible, seulement qu’il était limité par les lois de la nature.

L’Essai sur les principes de la population fut une tentative pour déterminer où se situaient certaines de ces limites, afin que les politiques puissent répondre efficacement aux problèmes sociaux, plutôt que de les exacerber en essayant de réaliser l’impossible. En tant qu’écrivain et membre actif du parti whig, Malthus était un réformateur qui prônait, entre autres, la gratuité de l’enseignement national, l’extension du droit de vote, l’abolition de l’esclavage et la gratuité des soins médicaux pour les pauvres.

Depuis, la science et l’industrie ont fait des progrès incroyables, entraînant des changements que Malthus aurait difficilement pu imaginer. Lorsque son essai a été publié, la population mondiale était d’environ 800 millions d’individus. Aujourd’hui elle dépasse les 8 milliards, soit une multiplication par dix en un peu plus de deux siècles.

Au cours de cette période, les partisans du progrès ont rejeté l’idée selon laquelle les êtres humains étaient soumis à des limites naturelles et ont dénigré quiconque remettait en question le fantasme d’une croissance infinie comme étant « malthusien ». Pourtant, Malthus demeure important, car son analyse pessimiste de la société exprime clairement une idée qui résiste : les lois de la nature s’appliquent à la société humaine.

En effet, « la grande accélération » du développement humain et de son impact au cours des 80 dernières années pourrait avoir conduit la société à un point de rupture. Les scientifiques avertissent que nous avons dépassé six des neuf limites planétaires pour une vie soutenable et que nous sommes sur le point de franchir une septième limite.

L’une de ces limites est un climat stable. Le réchauffement climatique menace non seulement d’élever le niveau des mers, d’augmenter les incendies de forêt et des tempêtes violentes, mais aussi d’amplifier la sécheresse et de perturber l’agriculture mondiale.

Malthus n’avait peut-être pas prévu les développements qui ont alimenté la croissance démographique au cours des deux derniers siècles. Mais sa vision fondamentale des limites de la croissance n’en est devenue que plus pertinente. Alors que nous sommes confrontés à une crise écologique mondiale qui s’accélère, il est peut-être temps de revisiter la pensée pessimiste d’un monde limité. Reconsidérer ce que nous entendons par « malthusien » pourrait être un bon point de départ.

The Conversation

Roy Scranton a reçu des financements de la Fondation John-Simon-Guggenheim.

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03.09.2025 à 16:55

L’échec du gouvernement Bayrou, symptôme d’une crise démocratique profonde

Rémi Lefebvre, Professeur de science politique université Lille 2, Université de Lille

Depuis la dissolution de juin 2024, la France connaît une paralysie politique inédite. Selon le politiste Rémi Lefevre, elle révèle un désenchantement durable. Comment en sortir ?
Texte intégral (2399 mots)

Depuis la dissolution de juin 2024, la France connaît une paralysie politique inédite. Pour le politiste Rémi Lefebvre, ce blocage n’est pas seulement institutionnel : il révèle une crise plus profonde du lien représentatif, nourrie par la défiance, par la fragmentation sociale et par l’usure du fait majoritaire.


Depuis la dissolution en juin 2024, les gouvernements de Michel Barnier puis celui de François Bayrou ont été en incapacité de gouverner. De nombreux commentateurs ont estimé que ce blocage serait lié au manque d’esprit de compromis des partis politiques, ou à des règles du jeu institutionnel inadaptées. On peut, au contraire, penser que le dérèglement est plus profond. Le rapport à la politique s’est transformé ces dernières décennies et la crise actuelle n’est que le symptôme d’un étiolement et d’une décomposition du lien représentatif lui-même.

Une routine politique déréglée

Nous avons été habitués en France, notamment depuis les années 1970, au « fait majoritaire » : le président de la République était élu au suffrage universel direct, il avait besoin d’une majorité, qu’il obtenait en général. La vie politique avait une rythmique routinisée d’alternances avec des majorités. Puis ce système s’est peu à peu déréglé.

Les alternances sans alternative se sont multipliées créant un désenchantement chronique dans chacun des camps politiques. La progression de l’extrême droite qui prétend incarner une nouvelle voie est associée au brouillage du clivage gauche-droite. En 2017, l’arrivée d’Emmanuel Macron est comprise comme le produit de l’épuisement du clivage gauche-droite et une réponse à la crise démocratique portée par une rhétorique du « dépassement ».

Mais ce dernier a accentué cette crise en poussant les marges à s’extrémiser et, finalement, en polarisant la vie politique tout en droitisant son positionnement. Emmanuel Macron a nourri l’extrême droite et affaibli la gauche de gouvernement. Alors que les injonctions au compromis sont fortes, le Parti socialiste (PS) est sous la férule de La France insoumise (LFI) et sans cesse exposé à des procès en « trahison ». La difficulté à construire des majorités, liée à la tripartition de la vie politique, est aggravée par la fragmentation interne à chaque bloc.

Pourtant, on ne peut pas comprendre cette crise par le seul jeu politique. Il faut aussi prendre en compte les changements du rapport à la politique par en bas. Depuis le début des années 2000, le mécanisme même de l’élection est mis en cause. La légitimité donnée aux gouvernants par l’élection est de plus en plus faible, comme l’explique Pierre Rosanvallon. Cela est renforcé par le vote stratégique qui s’est largement développé : on vote de plus en plus « utile » pour éliminer, mais les électeurs n’expriment plus vraiment leur préférence, ce qui affaiblit leur engagement dans la désignation d’un représentant et la légitimité de ce dernier. Ainsi, la procédure électorale est abîmée dans ses fondements : on parle de démocratie « négative » (on élimine plus qu’on ne choisit).

Par ailleurs, la fragmentation des identités politiques renvoie pour partie à la fragmentation de la société elle-même. La crise de gouvernance ou de gouvernabilité est liée à une société plus individualisée et fragmentée par des inégalités exacerbées et une forme de séparatisme. Les identités et des clivages sont plus complexes (genre, écologie, laïcité, islam…), moins structurés par des identités de classe homogènes, comme l’explique Gérard Mauger.

Si les partis politiques ne veulent pas faire de compromis, c’est aussi parce qu’ils ne veulent pas décevoir les groupes sociaux éclatés qui les défendent encore et parce qu’ils craignent de « trahir » des électeurs défiants et des clientèles électorales de plus en plus volatiles et étroites. La société est plus polarisée (la polarisation affective par les réseaux sociaux est indéniable) ce qui rend également les compromis politiques plus difficiles. On peut ajouter que l’émiettement et l’éclatement des identités politiques des électeurs sont favorisés par la faiblesse des partis et leur grand nombre – il y existe aujourd’hui 11 groupes parlementaires à l’Assemblée nationale, ce qui est un record). L’une des conséquences majeures est que les partis politiques n’arrivent plus à organiser le débat public autour de quelques visions cohérentes et simples.

L’impasse politique actuelle pourrait-elle être résolue par une dissolution, par des négociations, par de nouvelles élections législatives ou même par une élection présidentielle ? On peut en douter. Finalement, il est possible que le blanc-seing donné à un président à travers une élection législative succédant à son l’élection n’existe plus à l’avenir. Les majorités politiques sont introuvables mais peut-être aussi les majorités sociales et électorales (c’est-à-dire des alliances de groupes sociaux suffisamment larges pour porter les premières).

Défiance et désenchantement envers la politique

La crise conjoncturelle vécue depuis un an s’inscrit dans une tendance encore plus large, qui est l’accroissement considérable de la défiance à l’égard de la politique.

Selon le baromètre Cevipof 2025, environ 20 % des Français font confiance aux hommes et femmes politiques. Les Français jugent donc la classe politique incapable de régler les problèmes. Ils la jugent même indigne. Il faut dire que le spectacle donné est assez peu attractif, et on peut estimer que le niveau du personnel politique baisse. Le politiste Luc Rouban a montré que ce phénomène nourrit un désir de repli sur la sphère privée sur le mode « Laissez-nous tranquille, la politique on s’en fout ». La crise actuelle est donc le produit de cette défiance et l’incapacité de la classe politique à la résoudre renforce le phénomène.

La déception et le désenchantement se sont accumulés depuis des décennies. L’usure de l’alternance gauche-droite, qui rythmait la vie politique, est profonde. Nicolas Sarkozy n’a eu qu’un mandat, François Hollande également : tous deux ont fait campagne sur le volontarisme, mais ont rapidement déçu. Ils ont mené des politiques libérales sur le plan économique qui ont miné l’idée que la politique pouvait changer les choses. Emmanuel Macron, réélu, a déçu également. Il a favorisé le sentiment anti-élites qui s’est puissamment manifesté lors de la crise des gilets jaunes (et peut-être le 10 septembre prochain). Finalement, chaque camp est marqué par le désenchantement et produit des mécanismes de polarisation. Ainsi, les socialistes ont produit LFI, résultat d’une déception, celle de la gauche au pouvoir. L’extrême droite est aussi, dans une large mesure, le résultat de la désillusion politique. Ces forces (LFI et Rassemblement national) sont hostiles à tout compromis.

Cette défiance envers la politique n’est pas spécifique à la France, comme l’a montré Pierre Martin dans son analyse de la crise des partis de gouvernement. Ces mécanismes sont présents partout, en Europe ou aux États-Unis. Depuis les travaux de Colin Crouch, les sciences politiques parlent même de régimes « post-démocratiques », où les décisions échappent de plus en plus au pouvoir politique.

La mondialisation, l’européanisation, le pouvoir des très grands groupes financiers et des lobbys ont démonétisé le pouvoir politique et réduit ses marges de manœuvre. Or le politique suscite des attentes, et ses acteurs tentent de réenchanter le jeu électoral en faisant des promesses à chaque élection.

Cette situation est d’autant plus mal vécue en France qu’il existe une culture d’attentes très fortes à l’égard de l’État. Cette crise du volontarisme politique crée des déceptions à répétition. La dernière enquête du Cevipof montre que la défiance augmente et qu’elle est associée à un sentiment d’impuissance gouvernementale et électorale. Les Français pensent que la politique ne sert plus à rien : le jeu politicien stérile tournerait à vide, sans impact sur le réel.

La situation actuelle fait le jeu de l’extrême droite, car la défiance à l’égard de la politique nourrit l’antiparlementarisme et renforce aussi l’idée qu’une force politique qui n’a pas exercé de responsabilités peut être un recours.

Par ailleurs, une partie de la société se retrouve sur les thèmes de la droite : immigration, sécurité, rejet de l’écologie, etc. Dans ce contexte, la victoire de l’extrême droite peut apparaître comme inéluctable. Elle est advenue aux États-Unis, il est difficile d’imaginer pouvoir y échapper en France, étant donné la grande fragmentation de la gauche, ses écueils et ses impasses. Reste que si l’extrême droite arrive au pouvoir – ce qui ouvrirait une séquence dramatique – elle sera aussi confrontée à l’épreuve de pouvoir et décevra certainement, sans résoudre la crise politique que nous vivons. Son électorat, très interclassiste (populaire au Nord, plus bourgeois au Sud-Est), a des attentes contradictoires et il sera difficile de le satisfaire.

Comment sortir de l’impasse ?

Il serait naïf de croire en un « solutionnisme institutionnel » qui réglerait cette crise du politique. La démocratie ne se résume pas à des règles du jeu électoral et à des mécanismes institutionnels. Elle est portée par des valeurs, une culture, des pratiques, des comportements. Certaines évolutions ne sont pas moins souhaitables.

Ainsi, un changement de scrutin proportionnel inciterait les électeurs à voter par conviction et à marginaliser le « vote utile ». Il s’agirait de mieux refléter les préférences politiques des électeurs à travers un mode de scrutin et de relégitimer la procédure électorale.

Une sixième République permettrait certainement de régénérer des institutions liées à un présidentialisme épuisé, comme l’a montré Bastien François. Désormais, la verticalité du pouvoir ne fonctionne plus dans une société travaillée par des dynamiques d’horizontalité. L’imaginaire lié au président de la République accentue la déception, en créant un homme providentiel qui ne peut tenir ses promesses. Si les Français ne sont pas favorables à la suppression de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, il est possible de limiter les pouvoirs du président – tout comme il est possible d’inverser le calendrier avec des législatives qui précèdent les présidentielles.

De nombreux travaux, comme ceux de Loïc Blondiaux, proposent également des pistes pour penser un nouvel équilibre entre démocratie représentative et démocratie participative, avec une démocratie plus continue, moins focalisée sur l’élection. Pendant longtemps, l’élection suffisait à faire la démocratie, or ce cycle est terminé. Cela suppose de bricoler, d’expérimenter – référendum, convention citoyenne, etc. – afin de trouver un nouvel équilibre entre participation et représentation. Reste que ces solutions sont complexes à mettre en place, alors que la démocratie par le seul vote était très simple. Enfin, la démocratie, c’est une culture, et il est nécessaire de favoriser la participation à tous les niveaux, en favorisant une société plus inclusive, moins compétitive, notamment à l’école ou dans l’entreprise.

Un autre sujet est celui des partis politiques : les citoyens n’y militent plus parce que ces derniers sont perçus comme peu attractifs. Certaines études proposent de les refonder et de repenser, par exemple, leurs financements publics, en conditionnant les dotations à la diversité des représentants élus.

Enfin, un enjeu démocratique majeur consiste à reprendre le pouvoir sur la sphère économique. Le débat sur la taxe Zucman signale le verrou politique à faire sauter : celui du pouvoir de l’oligarchie financière. Tant que le pouvoir politique devra courber l’échine devant la finance, la logique déceptive de la post-démocratie se poursuivra. Pourtant, les inégalités ont tellement augmenté que les sociétés pourraient exiger un rééquilibrage. En ce sens, la post-démocratie n’est pas inéluctable.

Les forces économiques tenteront de protéger leurs positions et leur pouvoir, mais, comme le montre Vincent Tibérj, l’attachement à la justice sociale et à la redistribution est très fort en France, y compris à l’extrême droite. Sous la pression, les élites pourraient donc être contraintes de céder.

The Conversation

Rémi Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.09.2025 à 16:18

Les autocrates n’agissent plus comme Hitler ou Staline, ils gouvernent par la manipulation

Daniel Treisman, Professor of Political Science, University of California, Los Angeles

Les nouveaux autocrates utilisent les médias et la manipulation, plutôt que la répression et la violence, pour consolider leur pouvoir.
Texte intégral (3246 mots)
Trump ou Orban, sont-ils des autocrates ? Ils manipulent, intimident, affaiblissent les contre-pouvoirs, mais ils n’ont pas recours au meurtre ou à l’emprisonnement de leurs opposants. Nanzeeba Ibnat/iStock/Getty Images Plus

Les autocrates contemporains sont passés maîtres dans l’art de la manipulation des médias et de l’opinion. Ils évitent la répression brutale ou la violence ouverte et préservent les apparences de la démocratie – tout en la vidant de sa substance.


Les critiques du président Donald Trump l’accusent souvent de nourrir des ambitions despotiques. Des journalistes et des universitaires ont établi des parallèles entre son style de leadership et celui de dirigeants autoritaires à l’étranger. Certains démocrates avertissent que les États-Unis glissent vers l’autocratie – un système au sein duquel un dirigeant détient un pouvoir sans limite.

D’autres rétorquent que qualifier Trump d’autocrate est exagéré.

Après tout, ce dernier n’a pas suspendu la Constitution, ni obligé les écoliers à célébrer ses mérites, ni exécuté ses rivaux, comme l’ont fait des dictateurs comme Augusto Pinochet, Mao Zedong ou Saddam Hussein.

Mais les autocrates modernes ne ressemblent pas toujours à leurs prédécesseurs du XXe siècle. Ils ont une image soignée, évitent la violence ouverte et parlent le langage de la démocratie. Ils portent des costumes, organisent des élections et prétendent être porte-paroles de la volonté du peuple. Plutôt que de terroriser leurs citoyens, beaucoup utilisent le contrôle des médias et de la communication pour influencer l’opinion publique et promouvoir des récits nationalistes. Nombre d’entre eux accèdent au pouvoir, non pas par des coups d’État militaires, mais par les urnes.

Le « soft power » des autocrates contemporains

Au début des années 2000, le politologue Andreas Schedler a forgé le terme « d’autoritarisme électoral » pour décrire des régimes qui organisent des élections sans réelle compétition. Les chercheurs Steven Levitsky et Lucan Way utilisent une autre expression, celle « d’autoritarisme compétitif », pour désigner des systèmes dans lesquels des partis d’opposition existent, mais où les dirigeants les affaiblissent par la censure, par la fraude électorale ou par diverses manipulations juridiques.

Dans mes propres travaux, menés avec l’économiste Sergueï Gouriev, nous explorons une stratégie plus large qu’emploient les autocrates modernes pour conquérir et conserver le pouvoir. Nous l’appelons « autocratie informationnelle » ou « dictature de la manipulation » (spin dictatorship).

Ces dirigeants ne s’appuient pas sur la répression violente. Ils entretiennent plutôt l’illusion qu’ils sont compétents, qu’ils respectent les principes démocratiques et qu’ils défendent la nation – la protégeant de menaces étrangères ou d’ennemis intérieurs qui chercheraient à saper sa culture ou à voler sa richesse.

An older man with a navy blue jacket and red tie pumps his fists and stands in front of a large American flag
Donald Trump au Qatar, le 15 mai 2025. Win McNamee/Getty Images

La façade démocratique hongroise

Le premier ministre hongrois Viktor Orban illustre bien cette approche. Il a d’abord exercé le pouvoir de 1998 à 2002, puis est revenu sur le devant de la scène en 2010, avant de remporter trois autres élections – en 2014, en 2018 et en 2022 – à l’issue de campagnes que des observateurs internationaux ont qualifiées « de menaçantes et de xénophobes ».

Orban a conservé les structures formelles de la démocratie – tribunaux, Parlement et élections régulières –, mais les a systématiquement vidées de leur substance.

Au cours de ses deux premières années de mandat, il n’a nommé que des fidèles à la Cour constitutionnelle, dont le pouvoir est de vérifier la constitutionnalité des lois. Il a contraint des juges à quitter leurs fonctions en imposant un âge de retraite plus bas et il a réécrit la Constitution afin de limiter le champ d’action de leur contrôle judiciaire. Il a également renforcé le contrôle du gouvernement sur les médias indépendants.

Pour soigner son image, Orban a dirigé les fonds publicitaires de l’État vers des médias lui étant favorables. En 2016, l’un de ses alliés a racheté le plus grand quotidien d’opposition de Hongrie, puis a ensuite procédé à sa brutale fermeture.

Orban a également pris pour cible des associations d’avocats et des universités. L’université d’Europe centrale, enregistrée à la fois à Budapest et aux États-Unis, symbolisait autrefois la nouvelle Hongrie démocratique. Mais une loi sanctionnant les institutions accréditées à l’étranger l’a contrainte à déménager à Vienne (Autriche) en 2020.

Pourtant, Orban a, dans l’ensemble, évité le recours à la violence. Les journalistes sont harcelés plutôt qu’emprisonnés ou tués. Les critiques sont discréditées, mais elles ne sont pas interdites. Le pouvoir d’attraction du premier ministre hongrois repose sur un récit selon lequel son pays serait assiégé – par les immigrés, par les élites libérales et par les influences étrangères –, lui seul étant capable de défendre la souveraineté et l’identité chrétienne du pays. Ce discours trouve un écho très fort chez les électeurs âgés, ruraux et conservateurs, même s’il fait figure de repoussoir chez les populations urbaines et plus jeunes.

Tournant mondial pour les autocrates

Au cours des dernières décennies, des variantes de la dictature de la manipulation sont apparues à Singapour, en Malaisie, au Kazakhstan, en Russie, en Équateur et au Venezuela. Des dirigeants, comme Hugo Chávez et le jeune Vladimir Poutine, ont consolidé leur pouvoir et marginalisé l’opposition en usant d’une violence limitée.

Les données confirment cette tendance. À partir de rapports sur les droits humains, de sources historiques et de médias locaux, mon collègue Sergueï Gouriev et moi-même avons constaté que l’incidence mondiale des assassinats politiques et des emprisonnements par des autocrates avait fortement diminué des années 1980 aux années 2010.

On peut légitimement se demander la question du pourquoi. Dans un monde interconnecté, la répression ouverte a un coût. Attaquer journalistes et dissidents peut inciter des gouvernements étrangers à imposer des sanctions économiques et dissuader les entreprises internationales d’y investir leurs fonds. Restreindre la liberté d’expression risque aussi d’étouffer l’innovation scientifique et technologique ; une ressource dont même les autocrates ont besoin dans les économies modernes fondées sur la connaissance.

Cependant, lors d’épisodes de crise, même les dictateurs de la manipulation reviennent souvent à des tactiques plus traditionnelles. En Russie, Poutine a violemment réprimé les manifestants et emprisonné des opposants politiques. Parallèlement, des régimes plus brutaux, comme ceux de la Corée du Nord et de la Chine, continuent de gouverner par la peur, combinant incarcérations massives et technologies avancées de surveillance.

Mais, dans l’ensemble, c’est la manipulation qui remplace la terreur.

Les États-Unis sont-ils encore une démocratie ?

Je m’accorde avec la plupart des analystes pour dire que les États-Unis restent une démocratie.

Pourtant, certaines des tactiques de Trump rappellent celles des autocrates informationnels. Il a attaqué la presse, outrepassé des décisions de justice, exercé des pressions sur les universités pour restreindre l’indépendance académique et limiter les admissions internationales.

Son admiration pour des hommes forts, tels que Poutine, Xi Jinping en Chine et Nayib Bukele au Salvador, inquiète les observateurs. Dans le même temps, Trump dénigre régulièrement ses alliés démocratiques et les institutions internationales telles que les Nations unies et l’Otan.

Certains analystes affirment que la démocratie dépend du comportement de ses politiciens. Mais un système qui ne survit que si les dirigeants choisissent de respecter les règles n’est pas un véritable système résilient.

Ce qui compte le plus, c’est de savoir si la presse, la justice, les organisations à but non lucratif, les associations professionnelles, les églises, les syndicats, les universités et les citoyens disposent du pouvoir – et de la volonté – de tenir les dirigeants responsables de leurs actes.

A man in a dark suit holds his arms open while standard at a podium. Behind him there is a blue backdrop that says Patriots.EU above it
Le premier ministre hongrois Viktor Orban, à Madrid, le 8 février 2025. Thomas Coex/AFP

Préserver la démocratie aux États-Unis

Les riches démocraties, comme celles des États-Unis, du Canada ou de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, bénéficient d’institutions solides – journaux, universités, tribunaux et associations – qui servent de contre-pouvoirs.

Ces institutions aident à expliquer pourquoi des populistes, tels que Silvio Berlusconi en Italie ou Benyamin Nétanyahou en Israël, bien qu’accusés de contourner les règles électorales et de menacer l’indépendance judiciaire, n’ont pas démantelé les démocraties de leurs pays.

Aux États-Unis, la Constitution offre une protection supplémentaire. La modifier exige une majorité des deux tiers dans les deux chambres du Congrès ainsi que la ratification par les trois quarts des États – un obstacle bien plus élevé qu’en Hongrie, où Orban n’a eu besoin que d’une majorité des deux tiers au parlement pour réécrire la Constitution.

Bien sûr, même la Constitution des États-Unis peut être affaiblie si un président défie la Cour suprême. Mais un tel geste risquerait de déclencher une crise constitutionnelle et de lui aliéner des soutiens clés.

Cela ne signifie pas que la démocratie américaine soit à l’abri de tout danger. Mais ses fondations institutionnelles sont plus anciennes, plus solides et plus décentralisées que celles de nombreuses démocraties récentes. Sa structure fédérale, grâce à ses multiples juridictions et ses possibilités de veto, rend difficile la domination d’un seul dirigeant.

Cependant, la montée en puissance de dictatures de la manipulation doit nous interpeller. Partout dans le monde, des autocrates ont appris à contrôler leurs citoyens par des simulacres de démocratie. Comprendre leurs techniques pourrait aider les Américains à préserver la véritable démocratie.

The Conversation

Daniel Treisman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.09.2025 à 15:54

« Le fact-checking » suffit-il à garantir une objectivité journalistique ?

Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School

La vérification des faits (« fact checking ») proposée par les médias est-elle suffisante ? À quelles conditions un discours journalistique peut-il prétendre à l’objectivité ?
Texte intégral (1995 mots)
Vérifier les faits est essentiel, car certaines informations sont tout simplement fausses. Mais la manière dont les faits sont sélectionnés et racontés implique un tri, et aucun choix n’est jamais neutre. beast01/Shutterstock

Les médias mettent en avant la vérification des faits (« fact checking ») face aux fausses informations (« fake news »). Ils questionnent moins souvent la façon dont les récits sont élaborés (« storytelling »). Quelle pourrait-être la méthode pour construire un discours journalistique objectif et impartial ?


Chacun a entendu parler des fake news, qui seraient supposément propagées par les réseaux sociaux. Nombreux sont les médias qui s’équipent de cellules de « fact checking » censées les contrer. Mais sont-elles efficaces ? Leur critère est souvent de « revenir aux faits ». Pourtant, c’est loin d’être suffisant.

Trois normes sont centrales, en réalité : l’objectivité, la neutralité et l’impartialité. Or, elles sont largement méconnues.

Comment dire le vrai ? Le problème traverse déjà les écrits de Platon, quand il dénonce la rhétorique des sophistes, qu’il juge manipulatrice. C’est encore le cas quand Socrate pointe les limites de l’écrit, qui coupe le lecteur de la réponse possible du rédacteur. L’intelligence artificielle et les réseaux sociaux reconfigurent les enjeux, étant de nouvelles manières d’écrire et d’échanger. Ils ne les inventent pas. La présence de cellules de « fact checking » est à double tranchant, dans la mesure où elles jettent aussi un doute sur la production médiatique restante. Leurs méthodes doivent-elles en effet être réservées à une émission parmi des dizaines d’autres ? Produire le vrai n’est-il pas la raison d’être du journaliste, de tous les instants ? Et les réseaux sociaux ne sont-ils pas aussi une manière d’informer sur ce que les médias dominants négligent ? A qui faire confiance, alors ? Sur quels critères ? Le problème est pratique et concret.

Vérifier les faits, oui mais lesquels ?

Face aux « fake news », la réponse la plus courante consiste à « vérifier les faits ». On parle alors de « fact checking », à l’exemple des « Vérificateurs » sur TF1. Vérifier les faits est essentiel, en effet, car certaines informations sont tout simplement fausses. Les conséquences peuvent être immenses, à l’exemple des « armes irakiennes de destruction massives », qui n’existaient pas, mais ont servi à justifier l’entrée en guerre des États-Unis face à l’Irak, en 2003. Mais ce n’est pas le seul problème. La manière dont les faits sont sélectionnés et racontés est une difficulté distincte. La sélection est inévitable, du fait des formats, et aucun choix n’est neutre.

Ne montrer que les points de deal, dans une cité, n’est pas plus neutre que de ne montrer que le chômage massif qui pousse les jeunes vers l’argent facile. La manière d’enchaîner les faits est également déterminante.

Par exemple, enchaîner les faits divers dramatiques à l’exclusion de toute autre considération enferme le public dans une histoire : celle de l’insécurité. Le besoin de sécurité peut ainsi être fabriqué, sans que l’insécurité objective n’ait changé. L’histoire ainsi construite est-elle vraie, est-elle fictive ? Il n’y a souvent pas très loin de la narration des faits au storytelling ou art de raconter à un public les histoires qu’il a envie d’entendre.

Une autre réponse est possible. Elle prend appui sur un fait saillant caractéristique des questions qui sont abordées dans les médias : leur caractère controversé. Un fait divers, tel qu’une attaque au couteau de la part d’un jeune, est diversement interprétable : insécurité ou résultat inévitable de suppression des budgets de l’éducation populaire ? Les explications sont diverses et ont généralement un lien avec les intérêts de celles et ceux qui les formulent – femmes, jeunes, commerçants, associations, etc. Comprendre le fait et pouvoir l’expliquer implique de faire une place à l’interprétation, laquelle procède de la confrontation de points de vue antagoniques. Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes de manière univoque.

La méthode des juges

Comparons avec ce qui se passe dans un tribunal. Aucun juge ne se prononce sur le simple établissement des faits. Qui serait capable de les présenter de manière neutre ? Personne.

Le juge écoute donc, tour à tour, la défense, l’accusation et les témoins. Chacun d’entre eux produit les faits qui leur paraissent pertinents et significatifs. Un arbitre procède de la même manière, quand il doit rendre une décision. Il ne se contente pas de constater. Il écoute un point de vue, un autre, fait appel éventuellement au replay, etc. et finit par trancher.

L’interprétation prend du temps, et c’est elle qui passe à la trappe avec la prétention de « s’en tenir aux faits » ou, pis, avec la tentation de verser dans la chasse au scoop et le souci de « faire de l’audience ». Tout fait un peu complexe implique qu’une enquête soit menée pour pouvoir être compris. C’est la règle. Sans cela, ce n’est pas le tribunal de la vérité qui est dressé, mais la conclusion hâtive, voire le procès stalinien.

La question de la formation du jugement en situation controversée se pose aussi pour les enseignants. La question a donc fait l’objet d’un travail de deux ans impliquant une vingtaine d’enseignants de l’Institut Mines-Télécom, enquêtant, par exemple, sur les normes sur lesquelles s’appuient les juges, les arbitres, ou encore les enseignants confrontés à des controverses.

Trois normes procédurales se dégagent de l’analyse. La première est la neutralité. Un bon jugement ne doit pas chercher à changer les faits ni même les interprétations que les diverses parties en donnent. Il s’interdit d’interagir avec eux. La seconde est l’impartialité. À la manière d’un juge ou d’un arbitre, elle enjoint d’écouter tous les points de vue afin de construire une vision partagée de la situation. Ce résultat ne se trouvait dans aucun d’entre eux, pris de manière isolée. C’est pourquoi l’impartialité ne se confond pas avec la neutralité. Le troisième critère est l’objectivité. Les faits sur lesquels les points de vue raisonnent doivent tous être solides, à la manière des preuves jugées recevables dans un tribunal. Et leur solidité dépend de la manière dont le sujet et l’objet ont interagi.

Quelle est la méthode, alors ? Tout d’abord, ne pas confondre l’information avec le militantisme, le fait d’informer avec le fait de vouloir changer la situation. C’est la neutralité.

Ensuite, confronter les principaux points de vue, sans négliger les « signaux faibles ». Quand un point n’est traité qu’avec un seul expert, et plus encore si cet expert est toujours le même, ou quand des faits similaires sont abordés en donnant toujours la parole aux mêmes, alors nous sortons des critères d’un bon jugement. Par exemple, ne s’intéresser à une grève qu’en donnant la parole aux usagers mécontents revient à dresser un argumentaire à charge contre les grévistes, dont la parole n’est pas relayée. Et cela vaut aussi pour les scientifiques. L’océan du climatologue est bien différent de celui du spécialiste des requins.

Enfin, s’assurer de la solidité des faits, de leur résistance, en ayant en tête que les scientifiques sont bien souvent en désaccord entre eux. Ces trois normes sont ce que Kant appelait des « idées régulatrices », c’est-à-dire des idéaux qui indiquent des directions mais ne peuvent jamais être parfaitement réalisés.

Les médias classiques assurent-ils une information de meilleure qualité que les réseaux sociaux ?

Chacun pourra constater à l’aune de ces trois normes que les médias classiques (télévision, presse) ne sont pas forcément de meilleure qualité que les réseaux sociaux. Ils ont une ligne éditoriale, c’est-à-dire une manière générale d’interpréter la réalité, qui diffère d’un média à un autre. Ils vont donc avoir tendance à inviter les experts qui la confortent, à accumuler les faits qui vont dans leur sens et à mettre en doute ceux qui la remettent en cause.

Le gendarme de l’information veille, certes, aux abus les plus évidents. Ainsi, c’est pour avoir trop réduit la diversité de ses sources que la chaîne C8 a été interdite d’antenne.

En réalité, il est rare que les médias mentent ouvertement. La ficelle est trop grosse, et nuirait très fortement au média dès lors qu’elle serait dévoilée. C’est par le manque de neutralité et d’impartialité que passe la plus grosse des fake news. Les règles du storytelling le savent bien, d’ailleurs. Une bonne histoire doit être crédible, du point de vue du public récepteur. Et une belle histoire est bien plus difficile à remettre en cause qu’un fait qui se révélerait erroné.

Le raisonnement qui vaut pour les médias vaut aussi pour l’expertise, puisque celle-ci a pour but d’éclairer la décision. Si l’information apportée n’est ni neutre, ni impartiale, ni objective, alors la décision ne le sera pas non plus. Les mêmes règles doivent donc procéder au choix des experts dans une prise de décision.

The Conversation

Fabrice Flipo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.09.2025 à 15:14

Budget Bayrou : voter la confiance, puis l’amender peut être une bonne option

François Langot, Professeur d'économie, Directeur adjoint de l'i-MIP (PSE-CEPREMAP), Le Mans Université

Alors que le débat se focalise sur la politique de François Bayrou, un autre plan de désendettement est-il possible ?
Texte intégral (1903 mots)

Lundi 1er septembre, le premier ministre François Bayrou entame des consultations avec les principaux dirigeants des partis représentés à l’Assemblée nationale à propos de son projet de budget pour 2026. Un autre budget est-il possible ? Peut-on à la fois réduire l’endettement, sans casser la croissance, tout en réduisant les inégalités ?


Cette année, en France, l’État versera 68 milliards d’intérêts aux marchés financiers. Au-delà de cette dépense contrainte, il déboursera 91 milliards d’euros de plus que ses recettes : le total de ses dépenses hors charges d’intérêts sera de 1 627 milliards d’euros, alors qu’il ne percevra que 1 535 milliards de recettes. Ce sont donc 159 milliards d’euros (91+68) qu’il faudra « trouver » en 2025, puis 170 milliards d’euros en 2026, si rien ne change dans la gestion des finances publiques.

Une gestion de la dette plus difficile

Pour s’opposer aux changements proposés par le gouvernement Bayrou, certains affirment que le niveau de la dette publique n’est pas un problème. Ils ont raison, mais uniquement dans un contexte particulier : si, chaque année à l’avenir, l’augmentation de la richesse créée en France est suffisante pour compenser les intérêts payés. Les prévisions pour 2025 indiquent que le taux d’intérêt sur la dette sera de 2,2 %, alors que la croissance ne sera que de 2 %. Il y aura donc un besoin de financement d’environ 7 milliards d’euros en 2025.

Même si les dépenses de l’État hors charges d’intérêts étaient égales à ses recettes, le surplus de revenus créés en 2025 serait inférieur de 7 milliards d’euros aux intérêts à couvrir sur la dette publique. Cela augmentera mécaniquement le ratio dette/PIB (la dette, augmentée de ses intérêts, croissant plus vite que le PIB). Pour 2026, la hausse des taux d’intérêt et le contexte international morose ne laissent pas envisager une croissance économique supérieure au taux d’intérêt, permettant de stabiliser la dette, même si les dépenses hors charges d’intérêts étaient égales aux recettes publiques.

Ainsi, le contexte conjoncturel (faible croissance et hausse des taux d’intérêt) doit conduire à s’inquiéter du niveau de la dette : plus il est élevé, plus un taux d’intérêt élevé par rapport au taux de croissance créera de nouveaux besoins de financement, faisant alors exploser la dette. Cette hausse de la charge d’intérêts a évidemment des conséquences immédiates : à niveau de recettes égales, les euros qui y sont consacrés ne peuvent servir à financer l’école, la santé, la sécurité ou les transferts aux ménages.


À lire aussi : « La crise politique est plus inquiétante pour l’économie française que la crise budgétaire seule »


Ne pas voter la confiance, si celle-ci porte sur l’état des finances publiques et le montant d’efforts budgétaires à fournir pour contenir la hausse de la dette, ne semble donc pas fondée économiquement. Toutefois, les pistes avancées par le premier ministre, le 15 juillet dernier, pourraient être amendées, notamment pour conjuguer la réduction de la dette et la préservation de la croissance économique. Cette dernière est d’autant plus nécessaire qu’elle peut contribuer à la réduction du poids la dette.

Un budget pour la croissance qui réduit les inégalités

Tout en réduisant l’écart entre les dépenses hors charges d’intérêts et les recettes publiques, afin de ne pas accroître de façon comptable l’endettement, ces amendements doivent alors poursuivre un double objectif :

  • soutenir la croissance, car elle facilite la gestion des finances publiques en finançant la charge des intérêts ;

  • et contenir les inégalités économiques pour que les mesures prises soient majoritairement approuvées dans l’opinion.

Ces mesures budgétaires doivent être calibrées afin qu’elles réduisent graduellement le déficit, d’au moins 40 milliards d’euros en 2026, puis d’une séquence à déterminer pour que le déficit soit ramené à 3 % du PIB en 2029 conformément aux engagements européens de la France. Pour que ces mesures soient efficaces, elles doivent cibler les baisses de dépenses et les hausses de recettes qui réduisent le moins la croissance et n’augmentent pas les inégalités.

Réduire les dépenses plutôt qu’augmenter les prélèvements

Les évaluations faites par le Cepremap et l’i-MIP des deux derniers budgets proposés par les gouvernements Barnier et Bayrou (voir les notes du Cepremap et de l’i-MIP), ont montré que deux types de mesures réduisent fortement la croissance : d’une part, les coupes dans les dépenses de fonctionnement de l’État et des collectivités, et d’autre part, les hausses de prélèvements, ces derniers réduisant peu le déficit du faut des réductions d’assiette qu’ils provoquent.

En revanche, les réductions des transferts indexés sur les revenus du travail (retraites et allocations chômage) permettent à la fois de réduire le déficit et de soutenir la croissance. En effet, ces économies affecteront les seniors qui peuvent, pour les compenser, puiser dans leur épargne s’ils sont retraités ou travailler plus longtemps s’ils sont encore actifs.

Ces mesures permettront à la fois de soutenir la demande par la remise en circulation de l’excès d’épargne accumulée depuis la crise du Covid – principalement par les plus de 60 ans, selon l’Insee (2025) – et d’accroître le taux d’emploi, encore trop faible en France, deux leviers fondamentaux de la croissance. Afin de ne pas creuser les inégalités, les transferts d’assistance, tels que le minimum vieillesse, peuvent être accrus, car tous les seniors ne disposent pas d’épargne ou d’opportunités pour prolonger leur activité.

Graphique 1 : Évolutions depuis 1995 des dépenses et des recettes de l’État (en pourcentage du PIB). Les écarts au début de chaque mandat présidentiel sont en point de pourcentage, comme l’écart minimal (vert) et l’écart maximal (en orange).

Fourni par l'auteur

Quelles dépenses cibler ? Corriger les déséquilibres passés

Respectant le cadrage budgétaire proposé par le gouvernement Bayrou, les amendements au budget doivent aussi corriger de certains déséquilibres passés. Les évolutions historiques des dépenses publiques et des recettes de l’État indiquent, contrairement aux analyses trop partielles, que les prélèvements sont encore au-dessus de leur niveau moyen de 0,4 point de pourcentage, alors que les dépenses sont encore à plus 3 points au-dessus de leur niveau moyen (entre 1995 et aujourd’hui, les recettes représentent 51 % du PIB et les dépenses 54 %, voir graphique 1). Courir après la hausse des dépenses en augmentant les prélèvements ne semble donc pas être une évidence aujourd’hui.

France 24 – 2025.

L’ouverture de négociations que le premier ministre propose doit alors permettre de mieux cibler les mesures réduisant les dépenses. Pour mener cette négociation, les mesures sélectionnées doivent, en premier lieu, soutenir la croissance et contenir les inégalités économiques en favorisant celles qui augmentent la consommation des ménages et le taux d’emploi, et en second lieu, tenir compte des évolutions passées, certains postes de dépenses ayant déjà connu des dérives tendancielles.

Le graphique 2 montre que si la baisse continue de la part des dépenses consacrées au fonctionnement de l’État peut se justifier (-4 points au total), celle consacrée à l’enseignement est plus surprenante (-1,5 point au total), contrastant, en particulier, avec la hausse continue de celle consacrée à la santé (+ 3,3 points au total). Si la perspective est de soutenir la croissance et de contenir les inégalités, il serait opportun d’arrêter de réduire le soutien aux affaires économiques observé pendant la présidence d’E. Macron – comme cela avait aussi le cas pendant celle de J. Chirac, alors qu’il avait fortement crû pendant celle de F. Hollande –, mais aussi parvenir à contenir la part des dépenses consacrées à la protection sociale, en hausse de 1,4 point de PIB depuis 1995. Le choix des postes où se feront les économies budgétaires ne peut donc pas être indépendant des relatifs efforts précédemment consentis et de leurs impacts sur la croissance.

Graphique 2 : Évolutions par mandat présidentiel des dépenses de l’État (en pourcentage du PIB) par postes.


Lecture : Les dépenses de protection sociale ont augmenté de 1,2 point pendant les présidences de J. Chirac, 1 point sous celle N. Sarkozy et 0,3 point sous celle de F. Hollande (soit une hausse totale de 2,5 points). Elles ont baissé de 1,1 point sous E. Macron.

The Conversation

François Langot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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31.08.2025 à 15:42

Même avorté, le moratoire français sur les énergies renouvelables peut mettre en péril la transition verte

Maria Tselika, Assistant Professor of Finance, IÉSEG School of Management

Elias Demetriades, Professeur de finance, Audencia

Kyriaki Tselika, Assistant professeur, Norwegian School of Economics

Même si la proposition de moratoire sur les renouvelables a finalement été retoquée, elle pourrait impacter négativement le secteur des renouvelables en France et en Europe.
Texte intégral (1685 mots)

En juin 2025, un moratoire sur les nouvelles installations d’éolien terrestre et solaire a failli entrer en vigueur. Même si la proposition a finalement été retoquée par le Sénat, cette volte-face politique pourrait avoir des effets délétères durables sur le secteur des renouvelables en France et en Europe. Les explications sont d’ordre économique.


En juin 2025, l’Assemblée nationale française a brièvement approuvé un moratoire sur les nouvelles installations d’éolien terrestre et solaire. La proposition, portée par Les Républicains et le Rassemblement national, a provoqué une vive inquiétude. Elle a finalement été rejetée par le Sénat sous la pression des ministres, des associations professionnelles et des experts européens.

Même si cette mesure n’aura jamais été appliquée, elle a révélé une vulnérabilité profonde : dans un secteur fondé sur la planification de long terme, les revirements politiques soudains sapent rapidement la confiance des investisseurs. Même si l’épisode médiatique n’a duré que quelques semaines, il pourra affecter le secteur de façon durable, pour plusieurs raisons.

D’abord parce que les projets d’énergies renouvelables diffèrent fondamentalement des installations classiques. Selon l’Agence internationale de l’énergie, plus de 80 % des coûts d’un projet solaire ou éolien sont engagés dès la phase de construction, bien avant la vente du premier kilowatt-heure.

Mais aussi parce que l’UE s’est fixé un objectif minimal de 42,5 % de consommation finale d’énergie renouvelable d’ici 2030 dans le cadre des plans Fit-for-55 et REPowerEU. L’Agence européenne pour l’environnement souligne d’ailleurs que l’électricité renouvelable représentait déjà plus de 45,3 % de la production électrique de l’Union européenne en 2023, contre seulement 21 % en 2010. Autrement dit, cela reviendrait, pour la France, à saper des objectifs qu’elle va elle-même devoir tenir en tant qu’État membre.

Ces caractéristiques – investissements initiaux élevés, horizon de rentabilité long, dépendance à la stabilité réglementaire – signifient qu’un climat politique clair n’est pas un luxe : c’est une condition de viabilité.

Des conséquences durables même si le moratoire n’a pas été appliqué

Même si le Sénat a rejeté le moratoire, les effets d’image demeurent. Le secteur des renouvelables emploie en France plus de 100 000 personnes, qu’il s’agisse de la conception, de la construction, de l’exploitation ou de la recherche et développement (R&D).

Quand les signaux politiques deviennent incertains, les entreprises freinent les embauches, suspendent la formation et dissuadent les jeunes ingénieurs de s’orienter vers ces métiers.

Cette instabilité fragilise aussi la compétitivité économique. Le prix de l’énergie est une base de la production industrielle : si les renouvelables ralentissent et leur prix augmente, la dépendance aux combustibles fossiles – dont les prix sont par nature plus volatils – s’aggrave. Inversement, une augmentation de la production d’énergies renouvelables ne saurait entraîner une baisse de prix comparable du fait de la nature asymétrique du marché des renouvelables.

Selon le rapport Global Energy Perspective 2023 de McKinsey, même si les énergies renouvelables sont aujourd’hui les plus compétitives dans de nombreuses régions du monde,

« la viabilité économique de certains projets reste tributaire de soutiens réglementaires ; sans eux, les capacités pourraient stagner ».

Autrement dit, chaque incertitude sur les renouvelables augmente le coût du financement, qui se répercute ensuite sur les prix payés par les consommateurs et par l’industrie.

L’histoire récente offre d’ailleurs un précédent éloquent. Après la suppression brutale des subventions au solaire en Espagne, au début des années 2010, le montant des investissements s’est effondré. Ainsi que l’écrivent les économistes Pablo del Río et Pere Mir-Artigues :

« Les mesures prises ultérieurement par le gouvernement pour réduire ces coûts, notamment les changements rétroactifs de politique, ont créé de l’incertitude chez les investisseurs et ont fragilisé l’industrie solaire nationale. »

Un impératif de stabilité au vu des contraintes techniques

Les énergies renouvelables sont, par définition, intermittentes : la production fluctue selon l’ensoleillement et le vent. On l’a vu plus haut, ces projets nécessitent un engagement financier massif avant toute recette et leur réussite dépend de la prévisibilité du cadre réglementaire, du bon accès au réseau et de l’acceptabilité locale.

McKinsey souligne aussi qu’en Europe, la montée en puissance du solaire et de l’éolien (y compris l’éolien en mer) provoque une hausse des prix négatifs. Cela veut dire qu’à certains moments, les producteurs paient pour écouler leur électricité excédentaire, ce qui illustre l’urgence de renforcer les capacités de stockage et d’adapter la tarification. Sans investissements concomitants dans les réseaux et les batteries, la crédibilité et rentabilité du secteur pourrait s’éroder.

En outre, ces technologies requièrent des efforts continus en R&D et une planification sur plus d’une décennie, qui deviennent difficilement soutenables si les règles changent tous les cinq ans.

Au-delà des frontières françaises, des risques pour la confiance des marchés

Au-delà des enjeux économiques, la politique énergétique relève aussi de la souveraineté. En juillet 2025, le ministre de l’industrie et de l’énergie Marc Ferracci mettait en garde : un moratoire mettrait non seulement des milliers d’emplois en danger, mais aggraverait la dépendance aux énergies fossiles importées. Celles-ci représentent encore environ 60 % des besoins énergétiques de la France et pèsent près de 70 milliards d’euros sur la balance commerciale.

Pendant que la France hésitait, d’autres États européens, eux, ont accéléré. Comme indiqué plus haut, en 2023, la production d’électricité renouvelable a dépassé les 45 % au sein de l’UE. Parmi les États membres, le Danemark fait figure de pionnier : en 2023–2024, plus de 88 % de son électricité provenait des énergies renouvelables, principalement de l’éolien terrestre, en mer et de la biomasse.

L’Union européenne fonde sa stratégie de transition sur la crédibilité de ses engagements. Le Green Deal fixe la trajectoire de neutralité carbone à 2050, et le programme REPowerEU de la Commission européenne entend accélérer l’indépendance énergétique en développant le renouvelable et l’efficacité. Comme le rappelle l’Agence européenne pour l’environnement elle-même :

« les investissements dans l’électricité renouvelable sont par nature de long terme et nécessitent un engagement soutenu en matière de planification, d’autorisations et de raccordement aux réseaux. »

Les investissements mondiaux dans les énergies renouvelables devraient continuer à croître de manière significative au cours des prochaines décennies, à condition que la stabilité réglementaire et l’adhésion de la société soient garanties. En l’absence de visibilité et de politiques cohérentes, les investisseurs orienteront leurs financements vers des pays offrant un cadre plus fiable et des perspectives à long terme plus clairement établies.

Autrement dit, les renouvelables ne sont pas seulement un atout pour le climat. Elles sont aussi un levier de compétitivité et un moyen de sécuriser l’approvisionnement face aux tensions géopolitiques. L’adoption de l’article 5 de la Programmation pluriannuelle de l’énergie, qui fixe les objectifs de la France en matière de planification énergétique (PPE), qui fixe un cap de 58 % d’énergie décarbonée d’ici 2030, est un signal encourageant.

Mais reste à reconstruire la crédibilité. Les changements de cap trop fréquents – comme ce moratoire avorté – sapent la confiance des investisseurs et freinent la structuration de filières industrielles compétitives. À l’inverse, des politiques claires, des réseaux modernisés et des mécanismes de soutien prévisibles peuvent permettre à la France de reprendre une place de premier plan.

The Conversation

Kyriaki Tselika a reçu des financements de FME NTRANS (Grant 296205, Research Council of Norway).

Elias Demetriades et Maria Tselika ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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30.08.2025 à 18:32

Décès de Jean Pormanove : pourquoi la régulation de la plateforme Kick a échoué

Romain Badouard, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas

Suite à la mort en direct du streamer Jean Pormanove sur la chaîne Kick, comment comprendre l’absence d’intervention des autorités, malgré de nombreux signalements ?
Texte intégral (2632 mots)
Jean Pormanove, le 12 mai 2025. Nasdas Live/Wikimedia, CC BY

Le décès en direct du streameur Jean Pormanove, le 18 août, martyrisé par ses collègues pendant des mois sur la plateforme Kick, pose la question du contrôle des espaces numériques. Comment comprendre l’absence d’intervention des autorités publiques ? Comment limiter la diffusion d’images violentes sur les réseaux ? Entretien avec le chercheur Romain Badouard.


The Conversation : Avant le décès de Jean Pormanove, des signalements ont été faits à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), et la justice a ouvert une enquête en décembre 2024. On s’étonne que rien n’ait été fait pour stopper la production et la diffusion de la chaîne mettant en scène violences et humiliations devant des centaines de milliers d’internautes. Comment l’expliquez-vous ?

Romain Badouard : Ce drame illustre les dysfonctionnements de la régulation des contenus en ligne. On sait depuis les débuts de l’Internet grand public que réguler les contenus présente un certain nombre de difficultés, autant techniques que juridiques et culturelles. Avec la mise en place en 2024 du Digital Services Act (DSA) – le nouveau règlement européen sur la régulation des platesformes, on avait espoir que la régulation serait plus efficace. On se rend compte aujourd’hui qu’il y a encore des trous dans la raquette…

Pourquoi l’Arcom n’a-t-elle pas agi ?

R. B. : Dans les médias, on a accusé l’Arcom de ne rien avoir fait. Mais l’Arcom est une autorité administrative dont le but est de vérifier que les plateformes sont en conformité avec les différentes normes réglementaires. Elle n’a pas pour mission de surveiller les publications des internautes. Ceci dit, l’Arcom aurait pu sanctionner Kick sur la base de sa mission, notamment concernant ses manquements en termes de modération.

La défense de l’Arcom consiste à dire que Kick n’a pas de représentant sur le territoire français, donc que cette plateforme ne relevait pas de ses compétences. Or le droit européen stipule qu’un service numérique accessible sur le territoire européen doit respecter les lois en vigueur dans les États membres. Le DSA impose aussi que ces services aient un représentant sur les territoires où ils diffusent. Ce n’était pas le cas de Kick, alors que ça aurait dû l’être.

Par ailleurs, j’ai constaté que Kick publie effectivement des rapports de transparence sur la manière dont elle modère les contenus, comme l’y oblige le DSA. Mais dans ces rapports, il y a de nombreux manques : le rapport est très flou et très imprécis. On ne sait pas combien de modérateurs sont employés, comment l’intelligence artificielle est utilisée pour détecter les contenus illégaux, aucun chiffre sur le nombre de publications qui ont été retirées ni sur les sanctions qui ont été prises. À ce titre, la plateforme aurait pu être sanctionnée. Dans ce genre de situation, l’Arcom peut ouvrir une enquête administrative. Elle peut aussi infliger des amendes aux plateformes qui ne respectent pas les règles. Enfin, en dernier recours, elle peut exiger que les fournisseurs d’accès à Internet rendent la plateforme inaccessible depuis le territoire français.

Pourquoi ne s’est-il donc rien passé ?

R. B. : Sans doute parce qu’il est compliqué de prendre en charge les milliers de sites qui existent, sachant que toute l’attention médiatique et publique se concentre sur les très grandes plateformes – Instagram, Facebook, X, TikTok, YouTube… Les plus petites passent souvent sous les radars, sauf que, dans le cas de Kick, finalement, les audiences étaient importantes, les manquements connus, et d’autres signaux auraient dû alerter les autorités.

Pourquoi la justice n’a-t-elle pas non plus agi, malgré l’ouverture d’une procédure judiciaire et plusieurs interventions de police ?

R. B. : Dans cette affaire, l’institution censée surveiller les contenus, c’est Pharos, qui a des pouvoirs de police. Or Pharos a reçu des signalements concernant la chaîne Kick qui diffusait les streams de Jean Pormanove – 80 signalements d’après Mediapart, ce qui n’est pas rien. On sait que la police est descendue à plusieurs reprises sur les lieux du tournage, mais ces tournages ont continué et les contenus ont été diffusés, ce qui est assez étonnant.

Il faut sans doute prendre en compte le fait que Jean Pormanove, qui avait été entendu par la police, n’a jamais souhaité porter plainte. Il a confié aux enquêteurs qu’il était consentant par rapport à tous les châtiments qui lui étaient infligés. Cela complique un peu l’action de la justice…

Pour autant, cette situation de streamers qui font l’objet d’une enquête du parquet de Nice dès décembre 2024 et qui poursuivent leur production pendant des mois a beaucoup choqué, et c’est légitime.

**Comment imaginer un système plus efficace pour éviter ce type de situation ?

R. B. : Le nœud du problème est celui de la temporalité de la justice. Ni la police ni l’administration n’ont le pouvoir d’exiger la fermeture d’une plateforme en France : seule la justice a ce pouvoir – ce qui est une bonne chose pour notre démocratie. Or, la justice prend du temps pour enquêter, juger et sanctionner. Ce qui manque, c’est un moyen d’agir rapidement pour bloquer les contenus qui sont manifestement illégaux et dangereux.

Il est donc nécessaire de compléter l’arsenal juridique dans le domaine. L’une des pistes à explorer, c’est de donner des moyens à la justice pour prendre des décisions rapides, bloquer des contenus, des plateformes, des chaînes qui ont des comportements problématiques, au moins de manière temporaire, pendant qu’une enquête suit son cours.

Mais la justice agit déjà très rapidement dans certains cas, comme les vidéos terroristes ou pédopornographiques…

R. B. : Il faut savoir que les publications des internautes sur les plateformes relèvent de la législation sur la liberté d’expression. Mais il y a effectivement certaines exceptions à cette liberté d’expression : les contenus terroristes et la pédopornographie. Dans ces cas de figure, la justice peut agir beaucoup plus vite, et les plateformes doivent être capables de les retirer en moins d’une heure. Elles ont d’ailleurs mis en place des systèmes interplateformes pour repérer et effacer ces contenus en quelques minutes, voire quelques secondes. Donc, techniquement parlant, c’est possible.

Notons qu’il y a un autre cas de figure où la régulation est très efficace, c’est celle du droit d’auteur. Les plateformes ont été proactives, car elles redoutaient des procès d’ayants droit. Par exemple, sur YouTube, des systèmes automatiques détectent la réutilisation de contenus protégés par le droit d’auteur avant publication. Cela prouve que lorsqu’elles le veulent, les plateformes trouvent des solutions.

Le problème, lorsqu’il s’agit des publications quotidiennes des internautes, est toujours de trouver la bonne mesure entre lutte contre les contenus illégaux et protection de la liberté d’expression. Car une législation trop contraignante en la matière peut également avec des conséquences néfastes.

La diffusion de contenus violents, des suicides, d’humiliations, de discours de haine ne sont pas protégés par les principes de la liberté d’expression. Pourquoi seraient-ils tolérés sur Internet alors qu’ils sont sanctionnés par la loi dans d’autres contextes ?

R. B. : Effectivement, il s’agit d’actes interdits par la loi et les platesformes ont l’obligation d’empêcher leur diffusion. Les grosses platesformes commerciales le font, ou tentent de le faire, mais les plus petites – comme Kick – essayent de manière très malsaine de nourrir leur modèle économique de ce type de contenus, en visant un public particulier. Elles sont plus difficiles à surveiller, car elles sont nombreuses et moins visibles. Par ailleurs, selon la législation européenne, la surveillance des contenus incombe d’abord aux plateformes.

Ne serait-ce pas plus simple d’inverser la logique en demandant aux plateformes d’être responsable des contenus publiés comme des médias ? ou de mettre des amendes si dissuasives qu’elles joueraient le jeu de la modération ?

R. B. : Imaginer des amendes très fortes est possible et souhaitable. Au niveau européen, il y a eu des amendes importantes infligées par la Commission européenne à plusieurs géants du numérique, notamment pour abus de position dominante. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), en France, a imposé de lourdes amendes à Facebook et Google concernant la législation sur les données personnelles. Le DSA est en place depuis peu de temps, mais il doit donner des moyens d’agir et de sanctionner.

Alors, est-ce qu’il faudrait aussi considérer les plateformes comme responsables des contenus à l’instar des médias ? Actuellement, la législation française et européenne donne aux plateformes un statut intermédiaire : elles ne sont pas responsables des contenus, mais ont une responsabilité lorsque des contenus leur sont signalés. Elles doivent agir et doivent par ailleurs respecter une obligation de moyens pour détecter les contenus illégaux.

Si on considérait les plateformes comme légalement responsables des contenus de tous les streamers, cela serait tout de même problématique en termes de créativité et de liberté d’expression – tout ce qui a fait aussi la culture numérique depuis le début des années 2000. Il n’y a pas que des choses atroces mises en ligne, il y a aussi beaucoup de contenus de qualité, de partages d’informations, d’intelligence collective. Si on rend les plateformes responsables de toutes les publications des internautes, alors elles limiteront considérablement les moyens d’expression de ces derniers. On ne peut pas non plus évacuer le fait que ces plateformes sont très populaires, qu’elles sont utilisées par des centaines de millions de personnes. Si, du jour au lendemain, vous bridez TikTok, par exemple, et que la plateforme décide de se retirer du territoire français, vous allez faire beaucoup de mécontents – ce dont les responsables politiques ne veulent certainement pas.

Pour élargir aux grandes plateformes et au DSA, qu’est ce qui fonctionne et qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Il y a eu des plaintes contre TikTok liées à des suicides d’adolescents. Est-ce que le DSA est réellement efficace ?

R. B. : Le DSA est entré en vigueur en février 2024, on commence à avoir un peu de recul pour juger. Pour l’instant, concernant les obligations de transparence, les grandes plateformes ont plutôt obtempéré, elles communiquent sur leur modération, ce qu’elles retirent, comment elles s’y prennent, etc. On se rend compte qu’il y a de bons élèves et de mauvais élèves. Meta ou Google ont plutôt tendance à jouer le jeu parce qu’elles ont un intérêt financier à le faire. TikTok, c’est beaucoup plus problématique : il y a des doutes sur sa volonté de se mettre en conformité. Quant à X, la plateforme affirme ouvertement qu’elle ne respectera pas les règles et qu’elle n’a aucune intention de le faire – ce qui a amené la Commission européenne à ouvrir une enquête à son sujet.

Notons que, même pour les bons élèves, lorsqu’on entre dans le détail, on voit qu’il manque beaucoup d’informations dans les rapports – combien de modérateurs, quelles sanctions, comment fonctionnent leurs algorithmes, etc. La commission a tapé du poing sur la table à l’automne 2024 et elle impose désormais des critères plus précis pour les nouveaux rapports de transparence. Nous verrons en 2025 si les plateformes jouent finalement le jeu.

Quel serait le bilan des régulations mises en place ces dernières années ?

R. B. : On régule plus qu’avant, mais le bilan est mitigé. Le DSA est un progrès indéniable, avec des lacunes, par exemple lorsqu’il s’agit d’intervenir rapidement pour bloquer des contenus ou des plateformes, comme je l’ai déjà indiqué. Au niveau français, où l’on est censé réguler les plateformes de taille plus modeste, il y a aussi des progrès.

L’Arcom a eu de nouveaux pouvoirs dans le cadre du DSA en France – enquêtes, amendes, etc. Par ailleurs, la France a adopté une loi sur la sécurité de l’espace public numérique et imposé des règles qui n’étaient pas dans le DSA – par exemple, l’interdiction des sites pornographiques qui ne vérifient pas l’âge des utilisateurs.

On ne peut nier qu’il y a une volonté du politique de ne plus laisser l’espace public numérique sans régulation. Les lois existent, l’enjeu relève davantage de leur application.

The Conversation

Romain Badouard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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28.08.2025 à 16:51

Face aux polycrises, l’État doit devenir stratège

David Vallat, Professeur des universités en management stratégique - chercheur au laboratoire MAGELLAN (IAE de Lyon), iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3

Les polycrises associent plusieurs crises qui se renforcent, au point de déstabiliser nos sociétés. L’action d’un nouvel État stratège est indispensable.
Texte intégral (2080 mots)
La polycrise implique l’imbrication de crises multiples : financières (subprimes de 2008), sanitaires (Covid-19), géopolitiques (guerre en Ukraine, Gaza, Iran), environnementales (climat, biodiversité), sociales (migrations, inégalités) et informationnelles (désinformation, guerres narratives). Ak_aman/Shutterstock

La polycrise désigne l’interconnexion de crises géopolitiques, environnementales, sociales ou informationnelles qui se renforcent mutuellement et qui fragilisent nos sociétés démocratiques. Ce phénomène est le symptôme d’un monde devenu structurellement instable, où l’action publique, si elle ne se transforme pas en profondeur, est condamnée à l’impuissance.


Nous vivons une époque marquée par une instabilité permanente, dans laquelle les crises se succèdent ou se superposent, et où les structures sociales et politiques peinent à conserver leur cohérence. Les crises qui nous menacent ne sont plus ponctuelles ni isolées, mais interconnectées ; elles renforcent les fragilités structurelles des sociétés contemporaines, à commencer par un individualisme galopant, fruit de la postmodernité.

Le temps des polycrises

Nous vivons au temps des polycrises, menaces internes et externes pour nos sociétés démocratiques. La notion de polycrise renvoie à l’imbrication de crises multiples : financières (par exemple, celle des subprimes de 2008), sanitaires (Covid-19), géopolitiques (guerre en Ukraine, guerre des proxys de l’Iran contre Israël), environnementales (climat, biodiversité), sociales (migrations, inégalités) et informationnelles (désinformation, guerres narratives). Ces crises ne sont pas juxtaposées, mais s’entrelacent et se renforcent.

Ainsi la crise des subprimes, née du marché immobilier aux États-Unis, s’est rapidement transformée en crise financière mondiale, puis en crise de la dette souveraine en Europe. C’est dans ce contexte de fragilisation économique que l’Europe a dû faire face à un afflux massif de migrants consécutif à la guerre civile en Syrie. De même, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la dépendance logistique à des chaînes d’approvisionnement mondialisées, provoqué une onde de choc économique et accentué les inégalités, tout en fragilisant la légitimité des institutions. La situation économique de l’Europe se dégrade d’autant plus que les États européens doivent investir en armement pour faire face aux velléités impériales russes.

Ces enchaînements ne relèvent pas du hasard : ils traduisent l’interconnexion structurelle des systèmes modernes. L’accélération des flux – de capitaux, de données, de personnes, de virus – rend les sociétés extrêmement sensibles aux perturbations.

La mondialisation, en abolissant les distances, a créé un monde « petit », mais aussi extraordinairement fragile. Un effondrement énergétique local peut avoir des répercussions alimentaires, sécuritaires et sociales à l’échelle planétaire. Par exemple la guerre en Ukraine a contribué à la hausse du prix du blé en Égypte.

Le défi est que ces crises sont multiniveaux. Elles touchent à la fois l’individu (perte de repères, isolement), les institutions (crise de confiance) et les États (incapacité à coordonner des réponses globales). Cette complexité rend difficile la hiérarchisation des priorités. À quelles urgences répondre d’abord ? À la crise climatique, à la dette publique, à la sécurité énergétique, à l’implosion des services publics, à la cybersécurité ? Chaque réponse sectorielle risque d’aggraver une autre dimension du problème.

Face aux polycrises, la désintégration du commun

La modernité s’est construite sur des fondations solides : la foi dans le progrès, dans la raison, dans la science, dans l’autonomie de l’individu et dans la séparation des sphères religieuses et politiques. Le récit moderne visait l’émancipation et la maîtrise du monde. Selon Francis Fukuyama, la fin de la guerre froide avait même marqué « la fin de l’Histoire », une forme d’aboutissement idéologique avec la démocratie libérale comme horizon indépassable. Cela signifie que toute contradiction fondamentale dans la vie humaine pourrait être résolue dans le cadre du libéralisme moderne, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une structure politico-économique alternative. Dès lors, les relations internationales se concentreraient principalement sur les questions économiques et non plus sur la politique ou la stratégie, réduisant ainsi les risques de conflit violent d’envergure internationale.

Mais cette vision a été largement remise en cause par la postmodernité – pour ne pas dire par les attaques du 11-Septembre (2001). En 1979, Jean-François Lyotard parle de « condition postmoderne » pour désigner l’effondrement des « grands récits » (libéralisme, Lumières, etc.), au profit d’une fragmentation de la connaissance et des identités. Ce relativisme culturel, conjugué à une désaffection des institutions, conduit à une perte de sens collectif.

Zygmunt Bauman prolonge cette analyse en introduisant le concept de « modernité liquide », dans laquelle les structures sociales sont devenues instables, les identités mouvantes, et les engagements précaires. Le nomadisme devient une caractéristique centrale de l’individu « liquide » : il traverse sa propre vie comme un touriste, changeant de lieu, d’emploi, de conjoint, de valeurs, d’engagements, et parfois d’orientation sexuelle, de genre, d’identité. L’individu devient son propre repère dans un environnement incertain et mouvant. Le choix individuel devient déterminant et l’affirmation de soi par la consommation et par la mise en scène sur les réseaux sociaux prime sur tout cadre commun.

Dans les sociétés liquides, la perte des repères collectifs va de pair avec une crise du sens. Ce vide symbolique est comblé non pas par un retour à des récits communs structurants, mais par une prolifération de narratifs concurrents, souvent émotionnels, simplificateurs et orientés. Ce phénomène est intensifié par l’usage massif des réseaux sociaux, devenus le principal canal de diffusion de l’information – ou de sa falsification. La guerre contemporaine n’est donc plus seulement militaire ou économique : elle est aussi cognitive.

L’heure des prédateurs

Giuliano da Empoli a bien théorisé cette dynamique dans l’Heure des prédateurs (2025). Il y montre comment les plateformes numériques – pensées dès leur origine pour capter l’attention – sont devenues des outils de guerre idéologique. En favorisant les contenus clivants et émotionnels, elles structurent un espace public fragmenté, polarisé, où la vérité devient relative. Le factuel est concurrencé par le ressenti, et la viralité prime sur la véracité. La réalité devient une construction narrative mouvante, au sein de laquelle chaque communauté s’enferme dans ses propres certitudes, nourries par des algorithmes de recommandation qui amplifient les biais de confirmation.

La manipulation informationnelle est ainsi devenue un enjeu stratégique majeur. Des acteurs étatiques, comme la Russie, exploitent cette faiblesse des démocraties pour influencer les opinions publiques adverses. Ces campagnes n’ont pas seulement pour but de convaincre, mais de désorienter, de diviser et de démoraliser.


À lire aussi : Le « sharp power », nouvel instrument de puissance par la manipulation et la désinformation


Comme l’explique da Empoli, le chaos devient une stratégie de pouvoir : affaiblir le lien social, c’est affaiblir la capacité de résistance collective. Non seulement les réponses aux polycrises sont moins efficaces, mais l’ampleur des crises est amplifiée par l’effet « caisse de résonance » des réseaux sociaux. La manipulation informationnelle vise aussi à faire apparaître celui qui décide au mépris des règles, de la loi, des contraintes, comme le vrai leader qui écoute son peuple. Ainsi les Trump, Poutine, Bolsonaro, etc. seraient les dignes descendants de Cesare Borgia (le prince de Machiavel) qui agissent plus qu’ils ne parlent. En agissant, ils produisent un narratif qui leur est favorable.

Cette guerre des narratifs s’inscrit également dans une logique postmoderne où les signes prennent le pas sur les faits. Dans une société liquide, où les institutions sont fragilisées, les citoyens en viennent à se méfier de tout : des médias traditionnels, des experts, des politiques. Le complotisme devient un refuge identitaire, et l’émotion remplace la délibération rationnelle.

Les conséquences sont profondes : la décision publique devient plus difficile à légitimer, les conflits sociaux s’enveniment, et les sociétés entrent dans une spirale de défiance. Ce brouillage informationnel complique également la gestion des crises. La pandémie de Covid-19 ou l’invasion russe en Ukraine ont été accompagnées de vagues massives de fausses informations, entravant les réponses sanitaires ou diplomatiques.

Retour de l’État stratège ?

Dans ce contexte, repenser la place de la raison, de la vérification des faits et de la formation à l’esprit critique devient une priorité. La guerre des narratifs n’est pas seulement une bataille pour l’attention : c’est une lutte pour la souveraineté cognitive des sociétés.

Les polycrises que nous affrontons ne relèvent ni de l’accident ni du hasard. Elles sont les symptômes d’un monde devenu structurellement instable, où l’action publique, si elle ne se transforme pas en profondeur, est condamnée à l’impuissance. Le temps des ajustements à la marge est révolu. Ce qu’il faut, c’est une réinvention stratégique de la gouvernance, capable de penser et d’agir dans la complexité, sans se réfugier dans l’idéologie, l’ignorance volontaire ou le court-termisme.

L’un des paradoxes contemporains est que, face à l’incertitude, l’État est plus que jamais attendu, mais moins que jamais préparé – la crise Covid en a fait la démonstration). Réduit trop souvent à une logique de gestion ou de communication, l’État a vu s’affaiblir sa capacité à anticiper, à mobiliser, à coordonner.

Il est urgent de réhabiliter un État stratège, capable de pouvoir exercer sa souveraineté de manière démocratique et éclairée, comme nous y invite de façon détaillée le Conseil d’État dans une étude annuelle.

Quels points retenir de ce document très riche concernant la dialectique polycrise-société liquide ? D’abord, il s’agit d’identifier nos fragilités, nos dépendances – en premier lieu, la dette publique et notre affaiblissement économique relatif. Les rapports de force entre États sont plus vifs que jamais : il est également nécessaire de sortir de l’irénisme, qui minimise les risques et les menaces, et d’assumer une logique de puissance, trop peu souvent associée à notre culture démocratique. Il faut, enfin, revivifier la démocratie en donnant plus d’autonomie et de responsabilité aux citoyens, tout en rappelant constamment les valeurs républicaines qui fondent notre socle commun.

The Conversation

David Vallat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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27.08.2025 à 17:05

Le « sharp power », nouvel instrument de puissance par la manipulation et la désinformation

Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College

Au XXIe siècle, un pays qui souhaite faire usage de sa force sur la scène internationale n’a pas toujours besoin d’utiliser les armes.
Texte intégral (1364 mots)

En plus de la puissance militaire, les États peuvent désormais compter sur de nouveaux outils pour exercer leur puissance. On connaissait le « soft power », qui exploite l’attractivité du pays qui l’exerce. Il faudra désormais compter avec le « sharp power », mobilisant les outils de la manipulation et de la désinformation.


« Le fort fait ce qu’il peut faire, et le faible subit ce qu’il doit subir. » C’est ce qu’écrivait Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse » : cette observation lucide de l’historien grec reste d’actualité. Mais dans le monde actuel, la puissance ne se manifeste pas toujours sous la forme d’une armée nombreuse ou d’une flotte de porte-avions. Les moyens par lesquels la puissance s’exprime se sont diversifiés, devenant plus subtils, plus complexes et souvent plus dangereux.


À lire aussi : Ce qui conduit à la guerre : les leçons de l’historien Thucydide


Il devient ainsi insuffisant de parler du pouvoir en termes purement militaires ou économiques. Il faudrait plutôt en distinguer trois formes, qui se recoupent mais restent distinctes : le « hard power », le « soft power » et le « sharp power » – en français, « pouvoir dur », « pouvoir doux » et « pouvoir tranchant ».

Ces trois catégories de pouvoir sont plus que de simples concepts académiques. Ce sont des outils concrets, à la disposition des dirigeants, qui permettent respectivement de contraindre, de séduire ou de manipuler les populations et les gouvernements étrangers, dans le but d’influencer leurs choix. Ils sont parfois mobilisés de concert, mais s’opposent souvent dans les faits.

Exiger ou persuader ?

Le « hard power » est probablement la plus connue des trois formes de puissance, et celle sur laquelle les gouvernements se sont appuyés pendant la majeure partie de leur histoire. Il désigne la capacité à contraindre par la force ou la pression économique, et se traduit par l’utilisation de chars, de sanctions, de navires de guerre et de menaces.

On le voit à l’œuvre lorsque la Russie bombarde Kiev, lorsque les États-Unis envoient des porte-avions dans le détroit de Taïwan ou lorsque la Chine restreint sont commerce extérieur vers des pays étrangers pour punir leurs gouvernements. Le « hard power » ne demande pas : il exige.

Mais la coercition seule permet rarement d’exercer une influence durable. C’est là qu’intervient le « soft power ». Ce concept, popularisé par le politologue états-unien Joseph Nye, fait référence à la capacité de séduire plutôt que de contraindre. Il fait jouer la crédibilité, la légitimité et l’attrait culturel d’une puissance.

Pour rendre cette notion plus concrète, on peut penser au prestige mondial des universités américaines, à la portée inégalée des médias anglophones ou encore à l’attrait qu’exercent les normes juridiques, politiques ou la culture occidentales. Le « soft power » persuade ainsi en proposant un modèle enviable, que d’autres pays sont susceptibles de vouloir imiter.

Le pouvoir par la désinformation

Cependant, dans le contexte actuel, le « soft power » perd du terrain. Il repose en effet sur l’autorité morale de la puissance qui l’exerce, dont la légitimité est de plus en plus remise en question par les gouvernements du monde entier qui s’appuyaient auparavant sur le « soft power ».

Les États-Unis, qui restent une puissance culturelle incontournable, exportent aujourd’hui non seulement des séries télévisées prestigieuses et des innovations technologiques, mais aussi une polarisation et une instabilité politique chroniques. Les efforts de la Chine pour cultiver son « soft power » à travers les instituts Confucius et les offensives de communication culturelle sont constamment limités dans leur efficacité par les réflexes autoritaires du pays.

Les valeurs autrefois considérées comme attrayantes sont ainsi désormais perçues, à tort ou à raison, comme hypocrites et creuses. Cela a ouvert la voie à un troisième concept : le « sharp power ». Celui-ci fonctionne comme un négatif du « soft power ». Inventé par le National Endowment for Democracy en 2017, le terme vise à décrire la manière dont les États – autoritaires en particulier, mais pas exclusivement – exploitent l’ouverture politique des démocraties pour les manipuler de l’intérieur.

Le « sharp power » ne contraint pas, ne séduit pas non plus… mais il trompe. Il s’appuie ainsi sur la désinformation, les réseaux d’influence, les cyberattaques et la corruption utilisée comme arme stratégique. Il ne cherche pas à gagner votre admiration, mais à semer dans la population confusion, division et doute.

Des exemples d’utilisation du « sharp power » sont, par exemple, les ingérences russes dans les élections, le contrôle chinois des algorithmes de certains réseaux sociaux ou les opérations d’influence secrètes menées par les États-Unis contre la Chine.

Le « sharp power » consiste ainsi à façonner les discours dans les sociétés étrangères sans jamais avoir à tirer un coup de feu ni à conclure d’accord commercial. Contrairement au « hard power », il passe souvent inaperçu, jusqu’à ce que ses objectifs soient atteints et que le mal soit fait.

Comment faire face au « sharp power » ?

Le paysage diplomatique actuel est rendu particulièrement difficile à lire par le fait que ces formes de pouvoir ne sont pas clairement séparées, mais s’entremêlent. L’initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie combine ainsi le « hard » et le « soft power », tout en s’appuyant discrètement sur des tactiques de « sharp power » pour faire pression sur ses détracteurs et pour réduire au silence les dissidents. La Russie, qui ne dispose pas du poids économique ni de l’attrait culturel des États-Unis ou de la Chine, a dû apprendre à maîtriser le « sharp power », et l’utilise désormais pour déstabiliser, distraire et diviser ses adversaires géopolitiques.

Cette situation crée un dilemme stratégique pour les démocraties libérales, qui jouissent toujours pour l’instant d’un statut dominant en matière de « hard power » et d’un « soft power » résiduel lié à l’attractivité de leur modèle. Elles sont cependant vulnérables aux outils du « sharp power » et sont de plus en plus tentées de l’utiliser elles-mêmes. Au risque, en essayant de répondre à la manipulation par la manipulation, de vider de leur substance leurs propres institutions et valeurs.

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