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La méridienne
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LA MÉRIDIENNE

Mona CHOLLET

Mona Chollet est journaliste et essayiste.

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29.05.2023 à 14:14

Comment je me suis sortie de la merde, par Anya Berger

Anya Berger

Texte intégral (4322 mots)

Parmi les facteurs qui peuvent provoquer l'invisibilisation d'une femme, il y a le simple oubli (l'un des défis du féminisme est d'empêcher que les explorations, analyses, expériences et revendications des générations précédentes soient perdues), mais aussi le fait qu'elle ait vécu dans l'ombre d'un « grand homme ». Ce sont ces deux malédictions que je voudrais essayer de conjurer en publiant ce texte d'Anya Berger, qui a été la compagne de l'écrivain britannique John Berger de la fin des années 1950 aux années 1970.

Née en 1923 à Harbin, en Mandchourie, d'un père russe et d'une mère autrichienne, cette brillante intellectuelle et critique littéraire, qui parlait russe, allemand, anglais et français, a traduit Trotsky, Wilhelm Reich, Lénine, Marx ou encore Aimé Césaire. Son travail de traductrice, estime le critique littéraire Tom Overton, qui prépare une biographie de John Berger, « a défini l'horizon de la gauche anglophone sur les questions de race, de genre et de classe [1] ». En publiant un portrait d'elle, en 2017, il estimait « réparer une injustice », mais Anya Berger avait un autre point de vue : « Être reconnu n'a pas fait grand bien à John, alors qu'être ignorée ne m'a fait aucun mal », disait-elle [2].

Sa vie ressemble à un roman. Dans son enfance, la petite Anya Zissermann, qui parlait alors chinois, russe et allemand, développa un bégaiement. Ses parents écrivirent aux membres de la famille de sa mère, à Vienne, pour leur demander de consulter leur voisin du dessus, un médecin spécialiste du cerveau. La réponse arriva quelques mois plus tard : « Le docteur Freud suggère de supprimer provisoirement une langue. »

En 1936, Anya regagna Vienne avec sa mère. Mais, après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, en 1938, la famille Zissermann, qui était juive, dut fuir. Anya gagna seule l'Angleterre et obtint une bourse pour étudier les lettres modernes à Oxford. Elle y rencontra son premier mari et le père de ses deux premiers enfants, Stephen Bostock, un officier du renseignement britannique qu'elle accompagna en Inde durant quelques années. Après la guerre, le couple éclata et elle partit à New York travailler pour les Nations unies récemment fondées. Son ex-mari, resté au Royaume-Uni, fit kidnapper leurs enfants, déclenchant une longue bataille judiciaire pour leur garde.

De retour à Londres, Anya travailla pour la presse et l'édition, fréquentant un cercle d'intellectuels tels qu'Eric Hobsbawm ou Doris Lessing. Elle rencontra John Berger au cours des années 1950 et joua notamment un grand rôle dans l'élaboration de la série télévisée consacrée à l'art (également devenue par la suite un livre) qui allait le rendre célèbre, diffusée sur la BBC en 1972 : Voir le voir (Ways of Seeing).

« Il n'est pas exagéré d'affirmer que cette série télévisée, à l'origine humblement programmée comme une émission polémique de fin de soirée, aura agi comme un détonateur sur le développement fulgurant des études culturelles à l'université et dans la politisation, aujourd'hui considérée comme acquise, de la culture visuelle », écrit Joshua Sperling [3]. On y trouve en particulier ces mots qui ont, depuis, été cités dans d'innombrables ouvrages féministes : « Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s'observent en train d'être regardées. Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation de la femme à l'égard d'elle-même [4]. »

Après que John Berger l'a quittée, en 1973, Anya Berger a vécu à Genève, où elle a travaillé à l'ONU. Elle y a élevé seule leurs deux enfants et elle y est morte en 2018. Le texte qui suit date de 1974, époque où elle était membre du Mouvement de libération des femmes (MLF). Écrit en anglais, il a été traduit par sa fille, Katya Berger, que je remercie vivement (et qui, le jour où sa mère s'est « sortie de la merde », avait donc la grippe).

***

La première chose qui me vient à l'esprit alors que je me mets à raconter cette histoire est : elles vont me trouver stupide, gâtée, prétentieuse et moralisatrice.

Voici quatre ans que je fais partie du Mouvement de libération des femmes, et le « elles » ci-dessus se rapporte aux autres femmes. Cela en dit long sur le mouvement, ou sur les femmes, ou peut-être simplement sur moi-même – je n'en suis pas sûre.

Pensez-ce que vous voudrez, je vais raconter mon histoire quand même. Elle s'est passée le week-end dernier. Mais d'abord, il vous faut quelques informations à mon sujet.

J'ai 51 ans, je ne dépends financièrement de personne – ce depuis toujours –, j'ai élevé des enfants et vécu avec des hommes. Le dernier d'entre eux est parti il y a un an. Il était celui auquel j'ai été attachée le plus longtemps, et quand il est parti, ça a fait mal. Je commence peu à peu à m'en remettre.

Quand je dis que je ne dépends de personne, je veux dire que j'ai toujours gagné raisonnablement bien ma vie, assise à un bureau. Je sais à peu près cuisiner et tenir une maison (la bonne santé de mes enfants le prouve), mais pas spécialement bien non plus. Je ne couds pas de robes et mes gâteaux sortent du four humides à l'intérieur. Quand je mets la table, quelqu'un doit se lever au moins trois fois pour aller chercher ce qui manque – et c'est généralement moi.

Tant qu'il y avait un homme (et jusqu'à l'année passée, il y en a toujours eu un), j'étais consciente de ces défauts et m'en faisais le reproche. Tu n'es pas une femme accomplie, me suis-je répété à plusieurs reprises.

Depuis que l'homme est parti, je me dis que coudre des robes et réussir ses gâteaux n'est pas si important que cela. De toute façon, je n'en aurais plus le temps aujourd'hui. C'est fou ce que ça occupe d'être l'unique adulte salarié dans une famille de trois.

Ce qui m'inquiète actuellement serait plutôt que je n'ai pas la moindre idée de comment effectuer un boulot typiquement masculin. (À part gagner son pain, je veux dire.) Les problèmes d'électricité, les petites réparations, l'installation d'une étagère. Je réalise soudain que je ne me suis jamais frottée à ces choses-là. Plein de femmes les font très bien, je le sais, mais j'ai toujours appartenu à la catégorie des Marie plus que des Marthe [5], et en ai même tiré une certaine fierté.

Ce qui nous amène au week-end dernier.

La lunette des WC, chez moi, consiste en un siège en plastique avec un couvercle par-dessus. Alors que nous emménagions voici dix-huit mois, l'homme est monté dessus pour visser une ampoule au plafond, et le couvercle s'est cassé. Il était censé le remplacer, seulement il est parti.

Ce samedi, je ne pouvais pas sortir comme je le fais habituellement (on habite près de la campagne et j'aime bien marcher) parce que mes enfants étaient malades. L'un se remettait d'un accident, l'autre avait la grippe. Alors je me suis dit, OK, tu vas faire le repassage (qui attend depuis un mois), et tu vas aussi changer la lunette des WC. Je suis allée en acheter une au supermarché.

D'abord, je n'ai pas réussi à comprendre comment elle tenait à la cuvette. J'ai un peu tiré dessus, mais rien n'a bougé et je n'étais pas plus avancée. Je suis allée poser la question à Marcelline qui habite l'étage du dessus. À l'arrière de la cuvette, il y a une partie plate, m'a-t-elle dit, passe la main en-dessous et tu sentiras deux vis. Je me suis exécutée. Les vis étaient assez grosses avec des écrous papillon, mais, papillon ou pas, ils ne tournaient pas. En plus, mes doigts s'étaient couverts d'une matière brune en les touchant. De la rouille, ai-je pensé, mais non : c'était de la merde.

Du moment que j'avais compris cela, je ne pouvais plus céder à la tentation grandissante de laisser tomber l'affaire. De la merde ainsi exposée dans vos chiottes est inacceptable, elle relève de votre échec en tant que femme, vous ne pouvez ni juste la laisser là, comme ça, ni demander à quelqu'un d'autre de s'en occuper, hormis peut-être votre homme s'il se trouve que vous êtes en très bons termes avec lui. Je n'aurais sans doute pas honte de parler de la vieille merde présente dans mes toilettes aux autres femmes du groupe, mais je ne leur demanderais certainement pas de m'aider à l'enlever - elles ont bien assez de leurs propres soucis. Je ne devais compter que sur moi-même. Il n'y avait pas d'autre solution.

Mes toilettes sont assez étroites, et je suis une femme charpentée. À genou, j'ai essayé de faire pression sur l'écrou en tenant un chiffon. En vain. Je me suis essuyé les mains au chiffon et suis allée ouvrir la boîte à outils. Elle était en désordre et aucun outil ne me semblait le bon.

Dans mon travail, je manie les mots. J'en connais beaucoup, plein de noms, et en principe je sais les utiliser, mais je reste souvent dans le vague quant aux objets que ces noms désignent. Contemplant le chaos de ma boîte à outils, j'ai réalisé qu'en dehors du marteau, du tournevis, de la scie et de quelques autres, je ne pouvais associer aucun nom d'outil aux outils dans la caisse, et encore moins celui qui manquait, mais dont je pensais avoir besoin. Des tenailles ressemblent-elles à ceci JPEG - 2.9 kio ou à cela JPEG - 2.6 kio ?

Et ceci JPEG - 2.3 kio s'appelle-t-il une clé anglaise ? Si oui, je devais avoir besoin d'une clé anglaise. L'avantage de retourner au supermarché, c'est que ça m'évitait l'embarras d'avoir à poser la question. Je suis ressortie aux magasins (par chance ils se trouvent à deux pas de notre immeuble), j'ai porté mon choix sur un JPEG - 2.3 kio qui semblait assez costaud, et acheté également un petit flacon d'huile. Le JPEG - 2.3 kio avait un trou à l'extrémité de son manche. J'y insérerais le tournevis et le tordrais.

De retour à l'appartement, j'ai rempli une bassine d'eau, trouvé des chiffons supplémentaires, retroussé mes manches, et je me suis mise au travail.

D'abord, j'ai nettoyé la vis à l'aide d'un chiffon mouillé (récoltant une quantité surprenante de merde), j'y ai versé un peu d'huile, puis j'ai fixé – on va dire la clé anglaise pour gagner du temps, même si ce n'est pas le bon mot – sur l'écrou papillon le plus proche, j'ai enfoncé le tournevis dans le trou au bout du manche, et j'ai poussé. L'écrou a bougé un tout petit peu, mais s'est aussitôt bloqué. Et la clé a glissé.

J'ai réitéré le processus plusieurs fois, mais l'écrou n'a pas bougé à tous les coups. Comme je devais chaque fois replacer la clé et que le tournevis ne reprenait jamais la même place qu'avant et que je n'arrivais pas à approcher ma tête assez près pour y voir clair à cause du manque d'espace, je n'étais pas tout à fait sûre du sens dans lequel je devais tourner le tournevis : j'essayais dans le sens des aiguilles d'une montre, jusqu'à ce que ça bloque, puis dans l'autre sens aussi loin que possible, me traitant d'idiote, faisant tomber tel ou tel objet, allant chercher d'autres chiffons encore, changeant l'eau de la bassine, et devenant à mesure de plus en plus sale et transpirante. Tout ceci prenait du temps, et la puanteur augmentait.

Les enfants sont venus à la porte des toilettes me demander ce que diable j'étais en train de faire. Ne me posez pas la question, j'ai répondu, je vous dirai plus tard, allez-vous en s'il vous plaît. Ils sont retournés au lit.

Au bout d'un moment, je me suis dit que je laisserais tomber ce côté pour essayer l'autre. Mystérieusement, l'autre côté a cédé sans difficulté. C'est alors que j'ai commis ma grande erreur. Enivrée de succès, j'ai dévissé l'écrou, retiré la longue vis qui traversait le bout plat à l'arrière de la cuvette (de plus gros morceaux de merde, mélangés à l'eau et à l'huile, sont tombés par terre en éclaboussant les murs) et j'ai secoué à nouveau la lunette. À ma surprise, elle s'est retirée sans difficulté.

Un triomphe ? Oui, d'une certaine façon. Mais la première vis était encore en place, avec seulement un petit élément carré à son extrémité. Maintenant que le siège n'était plus là pour l'empêcher de tourner, j'avais soudain besoin de quatre mains. Je n'en avais que deux, couvertes de merde, glissantes à cause de l'huile et douloureuses d'avoir tant travaillé.

Demander de l'aide à l'un des enfants ? Juste pour tenir une pince (si c'est son nom) sur ce petit écrou plat et empêcher ainsi la vis de tourner ?

Pourquoi pas ?

Eh bien, pour deux raisons. Une rationnelle (ils n'aimeraient pas la merde), l'autre pas. À ce stade, c'était devenu extrêmement important que j'accomplisse la tâche à moi toute seule, du début à la fin.

Je fais partie de ces gens qui vivent par anticipation. Je suis bourrée de craintes quant à l'avenir, ce qui est une faiblesse. Mais j'ai aussi une capacité plutôt développée à anticiper des choses positives (à me réjouir), ce que je sais être une force. Maintenant que ma vie n'est plus tellement paisible ni douillette et que je dois me rassurer comme je peux, j'essaie de tirer le maximum de cette faculté, cette force. Du coup, j'avais déjà commencé à me réjouir de la satisfaction que j'éprouverais une fois le sale boulot achevé, et par moi seule, avec ça.

Bon. J'ai ajusté la clé sur la pièce fixée à la vis, l'ai saisie de ma main gauche, enroulé le chiffon autour de l'écrou papillon en-dessous et très lentement, avec les doigts de ma main droite endolorie, j'ai commencé à desserrer de part et d'autre, car je n'étais toujours pas très sûre de la bonne direction.

Ça m'a littéralement pris des heures. En comptant les brèves interruptions pour gicler une dose d'huile (j'en ai sûrement mis trop, mais j'étais devenue superstitieuse : l'huile était ma seule amie). Au bout d'un moment, j'avais terminé.

Je n'allais cependant pas céder à mon exultation tant que je n'avais pas tout nettoyé (les trous qui tenaient les vis étant encroûtés de merde, j'y ai enfilé encore un autre chiffon que j'ai retiré par l'autre côté, plusieurs fois de suite), désinfecté la bassine en plastique, frotté mes mains, installé le nouveau siège, ôté tous mes vêtements pour les mettre à la machine, lavé mes bras jusqu'aux épaules, frotté mes mains à nouveau avant de les enduire de crème et de remettre des habits propres.

Mon samedi après-midi s'était envolé, il était l'heure de penser au dîner. Mais d'abord, je me verserais un verre de vin, je m'allumerais une cigarette, et je savourerais mon triomphe. J'avais réussi ! J'avais accompli une tâche que je n'aurais même pas tenté d'accomplir auparavant. Elle s'était avérée dix fois plus difficile et dégoûtante que je ne l'avais imaginé, et malgré tout j'en étais venue à bout.

Et puis, ça avait été un boulot d'homme. Nettoyer les fesses d'un bébé qui a la diarrhée est tout à fait autre chose. Réaliser une tâche ingrate pour quelqu'un d'autre – réaliser quoi que ce soit pour en retirer un bénéfice secondaire (y compris pour gagner sa vie) – est un boulot de femme. Les hommes, avais-je appris, s'attellent à une tâche juste pour l'excitation d'en sortir grandis ; ils se mesurent aux montagnes comme aux machines. Mon duel avec la lunette des WC m'avait rapprochée de l'exploit sportif plus qu'aucune autre activité en cinquante et un ans d'existence. Il avait été mes Jeux olympiques rien qu'à moi.

L'euphorie commençait à s'installer, et j'ai pensé aux femmes de mon groupe du MLF qui passent leur temps à me prévenir (et, je pense, à se prévenir elles-mêmes à travers moi) des dangers de l'euphorie. Certaines sont agacées par ma tendance naturelle, d'autres la tolèrent parce qu'elles m'aiment bien, mais aucune ne la partage. Elles ont peur que l'euphorie n'entame leur sentiment d'utilité.

N'ai-je pas le droit de savourer ma victoire contre la merde ?, me demandais-je en sirotant mon vin, sans devoir d'abord reconnaître à quel point cette victoire était infime et insignifiante ?

Bien sûr que je sais cela, de même que je sais qu'il n'y a rien à célébrer dans le fait d'effectuer une à une les tâches féminines en plus des masculines. L'émancipation est un fruit au goût âpre quand elle implique de dormir seule, de n'avoir personne avec qui partager ses responsabilités ou ses rares moments d'euphorie, de faire la course contre la montre toute la journée, de n'avoir jamais du temps pour soi, de vieillir prématurément, d'être rejetée par les hommes (et les femmes hors du mouvement) comme étant une fauteuse de trouble, une emmerdeuse ou, au mieux, une « forte personnalité ».

Mais je me suis dit, mes chères sœurs, que je ne vous laisserais pas me détourner de ma joie. Tout comme je ne laisse pas vos remarques imaginaires m'empêcher d'écrire ici le récit de mon combat. Je ne veux vous faire aucune leçon. D'ailleurs, je ne crois pas aux leçons données par une personnes tierce, seulement à celles que l'on tire soi-même de son expérience vécue. Cela dit, l'expérience gagne à être mutualisée.

a) J'ai appris plusieurs choses de l'expérience de cet après-midi : il n'y a aucun mystère dans le maniement des outils. Même une imbécile maladroite telle que moi peut le faire.

b) Il n'y a pas de boulots masculins ou féminins. Il y a une attitude typique des femmes vis-à-vis du travail, qui consiste à minimiser toute jouissance immédiate à l'accomplir et à souligner la satisfaction indirecte contenue dans son utilité ; et il y a une attitude typique des hommes, qui fait mousser le plaisir gratuit (la « créativité ») et maintient à distance l'aspect secondaire, ancillaire. Les deux sexes sont capables des deux attitudes, et chacune des deux attitudes est incomplète.

c) Ma véritable amie, dans ma lutte contre le siège des chiottes, n'était pas l'huile, visqueuse et intrusive comme l'est tout intermédiaire, mais la vis elle-même [6]. Je me rappelle que, pendant un bon bout de temps, je ne savais pas dans quel sens tourner l'écrou, mais je le tournais malgré tout, des deux côtés. Peu à peu, la bonne direction s'est imposée, jusqu'à que finalement la vis qui s'était maintenue là, toujours plus crottée, depuis la construction de l'immeuble (ou le début des temps ?) se libère entièrement.

À ce stade, vous me demandez de ne pas verser dans la prétention. Mais je vais le dire quand même. Je sais que je ne suis pas – que nous ne sommes pas – encore sortie(s) de la merde, loin s'en faut. La plupart du temps, nous ne savons même pas de quel côté tourner. Au lieu de faire mumuse avec mon jeu de lego domestique, au lieu de rédiger ce petit tract, ne ferais-je pas mieux, par exemple, de consacrer mes samedis après-midis à militer contre le scandale des maris respectables qui s'abstiennent de subvenir aux besoins de leurs enfants, préférant charger leurs ex-femmes du fardeau ?

Notre libération est un boulot lent, difficile et ingrat, et il y aura un nettoyage colossal à faire une fois qu'il sera terminé. Nous serions folles de nous y attaquer si nous avions quelqu'un d'autre pour le faire à notre place. Or, mes chères sœurs, il n'y a personne. Et quand nous arriverons au bout – car, tout comme pour mes foutues vis, un dénouement viendra, j'en suis sûre –, je vous garantis un moment d'exultation. Avant qu'une nouvelle tâche ne nous réclame.


[1] Tom Overton, « Life in the Margins », Frieze, 27 février 2017.

[2] Tom Overton, « Anya Berger (1923-2018) », Frieze, 27 février 2018.

[3] Joshua Sperling, « John Berger, la vie du monde », Ballast, 18 avril 2019.

[4] John Berger, Voir le voir [1972], traduit de l'anglais par Monique Triomphe, Éditions B42, Paris, 2014.

[5] Dans le Nouveau Testament, Marthe et Marie sont deux femmes à qui Jésus aime rendre visite. Un jour, Marthe, qui s'active pour servir le repas, se fâche contre sa sœur qui ne l'aide pas suffisamment et qui se contente d'écouter Jésus. Jésus prend la défense de Marie.

[6] À noter qu'en anglais, screw signifie à la fois « vis » et « baise » (ou « visser » et « baiser »).

Merci à Guillaume Barou pour l'aide technique.

21.01.2023 à 15:10

Paulina Porizkova, ou quand une déesse descend de son piédestal

Mona Chollet

Texte intégral (4316 mots)

« C'est l'âge d'or des top models », écrit Géraldine Dormoy, qui se penche sur son adolescence dans L'Âge bête (Robert Laffont, 2022). « Elles deviennent mes héroïnes. Je lis avec avidité tout ce qui les concerne. Je connais leur taille, leur poids, leurs hobbies, comment elles ont été découvertes, les sports qu'elles pratiquent. J'ai beau savoir que je n'ai ni les mensurations ni la photogénie pour devenir mannequin, une partie de moi, irrationnelle et fantasque, se projette dans leur métier porté aux nues par la presse et la télé. Moi aussi, je veux être repérée, choisie, magnifiée sur des shootings, suivie par des caméras, habillée par les plus grands couturiers. Moi aussi, je veux voyager à travers le monde, dormir dans des palaces, gagner des millions. Moi aussi, je veux être le centre de l'attention et le cœur du système. »

Ayant été adolescente à peu près à la même période que Géraldine Dormoy, dans les années 1980-1990, je me reconnais totalement dans la fascination qu'elle décrit. À l'époque, il n'y avait ni Internet ni réseaux sociaux, et tout ce que l'on savait des top models provenait de leurs interviews ultra lisses et convenues dans la presse féminine et les magazines de mode. Elles apparaissaient comme des créatures plus divines qu'humaines. Après avoir été « découvertes » – dans un aéroport (Kate Moss), dans une boîte de nuit (Claudia Schiffer) : les récits mythiques abondaient –, elles semblaient avoir été propulsées dans un univers parallèle où tout n'était que luxe et volupté, et où elles ne faisaient plus que recueillir les gratifications infinies auxquelles leur beauté exceptionnelle leur donnait droit, évoluant dans des paysages de rêve au bras d'un chanteur, d'un acteur ou d'un homme d'affaires.

Les stars des années 1980-1990,
condamnées à la performance
du « bien-vieillir »

Quelques décennies plus tard, l'unique fonction qu'elles conservent dans l'univers médiatique est de répondre à la terreur que suscite le vieillissement chez l'ensemble des femmes en donnant leurs secrets pour « rester en forme » – le principal de ces secrets étant probablement qu'elles sont riches, ce qui le rend difficilement partageable. Cette semaine, sous le titre « Bien vieillir : les routines des tops », Elle nous offre même un tir groupé avec les conseils de Cindy Crawford, Claudia Schiffer, Amber Valletta, Paulina Porizkova et Naomi Campbell. On imagine le désarroi quand l'une des techniques mises en œuvre au service de cette performance du « bien-vieillir » échoue et produit des effets inverses à ceux escomptés, comme c'est arrivé à Linda Evangelista [1] : au-delà de l'atteinte corporelle subie, cela représente un important manque à gagner en termes d'exposition et de revenus, et probablement une forte humiliation quand on a un itinéraire de vie et une identité sociale entièrement fondés sur la beauté. Il est d'ailleurs exaspérant de constater que l'écrasante majorité des actrices célèbres de plus de cinquante ans (Philippine Leroy-Beaulieu, Monica Bellucci, Jennifer Lopez…) n'existent plus dans l'espace médiatique que sous le prisme de leur âge [2] et de la façon dont elles le « défient » (et ce n'est pas le présent article qui va changer cet état de fait, il faut bien l'avouer). Elles sont constamment interrogées sur ce sujet, alors que leurs homologues masculins, eux, peuvent exister simplement en tant que… eux-mêmes.

Mais il se trouve aussi que les étoiles de la mode des années 1980-1990 vieillissent à une époque qui est à la fois celle des réseaux sociaux et d'un renouveau du féminisme. Cela permet à celles qui le souhaitent de prendre la parole et de témoigner de leur expérience, passée et présente. Il y a quelque chose de réconfortant et de jubilatoire à voir des femmes dont l'image a été utilisée pour nous donner des complexes et pour nous faire dépenser notre argent se mettre soudain à revendiquer leur humanité et à balancer tous azimuts. C'est ce que fait Paulina Porizkova – restée célèbre pour le contrat de 6 millions de dollars signé en 1988 avec la marque Estée Lauder –, à la fois sur son compte Instagram et dans son livre No Filter, publié en novembre 2022.

« Soyons claire, être considérée
comme l'une des plus belles
femmes du monde
n'avait rien de désagréable.
Mais j'avais l'impression d'être un objet
dans une nature morte »

Née en Tchécoslovaquie en 1965, Porizkova a d'abord été confiée à sa grand-mère tandis que ses parents fuyaient en Suède ; elle ne les y a rejoints qu'à l'âge de neuf ans, au terme d'un feuilleton médiatisé qui a fait d'elle la « petite réfugiée communiste » exemplaire. Elle a alors expérimenté pour la première fois le fossé entre l'image qu'on donnait d'elle et la réalité de sa vie : alors qu'elle était censée vivre un happy end dans le monde libre, sa grand-mère lui manquait, ses parents se séparaient et ses camarades de classe suédoises avaient fait d'elle leur souffre-douleur. Plus tard, elle a retrouvé cette sensation en tant que mannequin : « J'étais utilisée pour vendre des produits. Les photos et les vidéos de moi étaient invariablement retouchées pour mettre en scène le mieux possible ce que je vendais. Aux yeux du public, j'étais une image fabriquée, pas une vraie personne. Soyons claire, être considérée comme l'une des plus belles femmes du monde n'avait rien de désagréable. Mais j'avais l'impression d'être un objet dans une nature morte. Mon vrai moi n'avait pas voix au chapitre. » La découverte d'Instagram et de la possibilité de s'exprimer sans intermédiaire a été une révélation pour elle.

Je perds le compte des exemples et des citations que j'aurais pu utiliser si son livre était sorti plus tôt : son expérience du mannequinat m'aurait été très utile pour Beauté fatale ; sa réflexion sur le vieillissement des femmes, pour Sorcières ; et son récit de ses relations avec les hommes de sa vie, pour Réinventer l'amour.

Les souvenirs de Porizkova confirment l'omniprésence de la prédation dans le mannequinat, dénoncée dès 1995 par le journaliste Michael Gross dans son livre Top model. Les secrets d'un sale business (A Contrario) et confirmée ces dernières années par les affaires autour de Jean-Luc Brunel [3] – proche de Jeffrey Epstein – ou de Gérald Marie, ex-patron de l'agence Elite en France et ex-mari de Linda Evangelista (laquelle a soutenu les femmes qui l'accusaient de viol) [4]. Elle raconte par exemple l'un de ses premiers shootings, alors qu'elle avait quinze ans. Le photographe, dont elle mentionne seulement qu'il était français (cocorico !), était venu la voir alors qu'elle se faisait maquiller. Se postant derrière elle, il avait sorti son pénis – le premier qu'elle voyait de sa vie – et l'avait posé sur son épaule. « La maquilleuse secoua légèrement la tête et haussa les sourcils, comme pour dire : “Voilà qu'il recommence !” », écrit-elle. Ce genre d'épisodes devait vite devenir la routine : « Si ce n'était pas le photographe, c'était un client, ou le neveu d'un client, ou l'ami d'un client. En fait, si un photographe réputé pour être glauque ne tentait rien, je me sentais mal à l'aise, déstabilisée. Cela voulait dire que je n'étais pas aussi attirante que les autres filles. De façon perverse, le harcèlement était devenu une confirmation de la désirabilité. »

En 2018, alors que #metoo atteignait le monde de la mode et que les témoignages d'agressions et de harcèlement se multipliaient, Karl Lagerfeld avait lancé : « Si vous ne voulez pas qu'on vous arrache votre culotte, ne devenez pas mannequin. Entrez plutôt au couvent [5] ! » En somme, le mannequinat, comme la prostitution, vous ferait perdre votre droit à votre intégrité sexuelle et à votre libre arbitre. Les récits de Porizkova et de tant d'autres rendent franchement grotesques les propos tenus par Carla Bruni en 2017 selon lesquels la mode était un « environnement sain » [6]. Ils révèlent la double fonction de la starisation des mannequins dans les années 1980-1990 : écouler des quantités ahurissantes de produits auprès des femmes ordinaires, que cet univers faisait rêver et complexait tout à la fois, tout en fournissant à tous les hommes qui étaient assez malins pour graviter dans ce milieu un vivier de jeunes femmes (et de jeunes hommes) en position de faiblesse.

« J'ai vendu des crèmes antirides
à des femmes de l'âge de ma mère
à une époque où ma peau était
naturellement ferme »

Il s'avère aussi que ces déesses dont les photos sublimes s'étalaient dans les magazines et sur les affiches publicitaires, dont l'image était travaillée de façon à donner une impression de souveraineté, de pouvoir, et dont le public supposait qu'elles devaient forcément avoir une confiance illimitée en elles-mêmes, étaient elles aussi accablées de complexes entretenus par leur entourage professionnel. « On me faisait honte de ne pas avoir le corps d'Elle Macpherson, les seins de Cindy Crawford, les dents de Christie Brinkley », énumère Paulina Porizkova.

Leur âge, aussi, garantissait leur docilité. Sur l'idéal de la jeunesse, Porizkova livre une analyse incisive : « On m'avait dit que les mannequins devaient être jeunes parce qu'une peau lisse reflète mieux la lumière. Mais je suspecte qu'il existe une autre raison, plus sombre, pour laquelle on fait vanter des crèmes antirides par des filles de dix-sept ans. Toutes les mannequins, quel que soit leur âge, sont appelées des “filles” et jamais des “femmes”. Pourquoi n'y a-t-il pas de femmes dans ce métier ? Parce qu'une fille ne sait pas dire non. Une fille ne connaît pas son propre pouvoir. Une fille ne connaît pas sa propre valeur. Comme elle veut qu'on l'aime, elle s'accommode de choses dont elle ne devrait jamais s'accommoder. (…) Nous avons créé une industrie géante de produits anti-âge et un business de la chirurgie esthétique qui prospèrent sur nos insécurités. J'y ai moi-même participé, en vendant le rêve de la jeunesse à un monde qui en était friand. J'ai vendu des crèmes antirides à des femmes de l'âge de ma mère à une époque où ma peau était naturellement ferme. J'ai vendu des calendriers déshabillés à des hommes assez vieux pour être mon père à un âge où je commençais à peine à habiter ce corps qu'on exposait. (…) Et maintenant, alors que j'ai la cinquantaine, que j'ai bien vécu et beaucoup appris, je découvre que je serais encore censée ressembler à la fille qui ne savait pas ce qu'était un pénis. (…) Si la femme idéale a dix-sept ans, alors la femme idéale est naïve, inexpérimentée, malléable, sans discernement. La femme idéale n'est pas une femme. Elle est une fille. »

Ses réflexions sur sa grande taille (1 m 81) et sur les expériences qu'elle lui a values m'auraient été très utiles pour le passage consacré à ce sujet dans Réinventer l'amour. À l'âge de quatorze ou quinze ans, ayant réussi à se faufiler dans une boîte de nuit avec une copine pour la première fois de sa vie, elle est assise dans un coin quand un type vient l'inviter à danser. Tout heureuse, elle saisit sa main avec le sentiment d'être « une princesse Disney » et se lève. Il apparaît alors que son cavalier lui arrive à peine à l'épaule. Le type tire la gueule et la plante simplement là. Alors qu'il retourne à la table où ses amis rient de la scène, elle l'entend leur lancer : « Même pas sûr que ce soit vraiment une fille. » Comment mieux dire que, pour beaucoup, la féminité se définit par l'infériorité ? À l'inverse, un acteur avec qui elle dut un jour prendre la pose, la voyant se voûter légèrement, lui chuchota : « Ne vous diminuez pas pour moi. » Elle n'en dit pas moins s'être sentie « absolument féminine » auprès de son mari, Ric Ocasek, chanteur du groupe The Cars, qui, en plus d'avoir vingt-et-un ans de plus qu'elle, était aussi plus grand : « Pour la première fois de ma vie, je me sentais délicate. J'adorais cela. »

Devenir « un assemblage
des pensées et des désirs
de quelqu'un d'autre »

Elle avait dix-neuf ans quand elle rencontra Ric Ocasek. Ils vécurent trente ans de relation fusionnelle et d'adoration mutuelle ; elle le laissa avoir un ascendant total sur elle et la modeler à sa convenance. Ce qu'elle raconte de leurs arrangements financiers aurait particulièrement de quoi intéresser Titiou Lecoq. Avant leur mariage, il refusa tout net de signer un accord prénuptial, et elle se rangea à son avis : « Le fait qu'il ait déjà divorcé deux fois aurait pourtant pu me mettre la puce à l'oreille. » Elle congédia son conseiller financier pour laisser celui de son mari gérer leurs affaires. Elle déclina tous les engagements qui déplaisaient à Ocasek, comme « n'importe quel film avec une scène d'amour », et prit en charge entièrement la gestion du quotidien (ils eurent deux fils). Elle crut longtemps que l'argent noble, « sérieux », dans leur famille, provenait de son activité à lui, jusqu'au jour où ils durent réduire leur train de vie parce que ses engagements de mannequin avaient diminué. Lorsque Ocasek mourut brusquement, en 2019, ils étaient séparés mais continuaient de vivre sous le même toit et restaient très proches. À la lecture du testament, elle eut le choc de découvrir que son mari l'avait déshéritée parce qu'il lui reprochait de l'avoir « abandonné ».

Néanmoins, elle dresse un bilan nuancé de son mariage. En dépit de tous les regrets qu'elle peut avoir, de son impression de s'être sacrifiée, parfois au point de perdre son identité, elle a protesté quand certains ont déduit de son récit qu'elle avait été maltraitée. Elle a défendu la façon dont elle avait vécu cette relation : comme une très belle histoire d'amour qui avait donné sens à sa vie. Elle a réclamé qu'on respecte ce ressenti. De fait, elle montre bien quel homme drôle et tendre pouvait être Ocasek, et la profonde complicité qui les liait. Elle dit avoir compris, désormais, qu'« être possédée ne signifie pas être aimée ». Elle a compris que se réduire à « un assemblage des pensées et des désirs de quelqu'un d'autre » impliquait de n'avoir de valeur que « pour la personne qui vous a assemblée » et « aussi longtemps que vous fonctionnez selon les règles qu'elle vous impose ». Mais elle ne peut pas remonter le temps : la sorte d'amour que son mari lui a donné lui convenait au moment où elle l'a rencontré. Leur relation était fortement inégalitaire, mais il lui procurait le sentiment de sécurité dont elle avait besoin, et elle était prête à en payer le prix, dit-elle.

La difficulté
de devenir invisible
« quand toute votre vie
a été fondée sur la visibilité »

Désormais, à cinquante-sept ans, elle ne cache pas le fait qu'elle essaie toutes les crèmes antirides qui sortent sur le marché. Elle raconte son combat intérieur pour accepter et assumer son visage vieillissant, malgré l'épouvante qu'il lui inspire parfois. Cette épouvante peut paraître invraisemblable, tant Paulina Porizkova est « toujours » une femme d'une beauté spectaculaire. Mais manifester du scepticisme reviendrait à négliger la force avec laquelle les femmes intègrent l'interdiction de vieillir, et la sévérité avec laquelle elles se jugent elles-mêmes, même quand elles savent apprécier la beauté du vieillissement de leurs semblables. On aurait tort de sous-estimer la disqualification que Porizkova subit du fait de son âge, surtout dans un milieu où l'apparence et la jeunesse sont les valeurs suprêmes. Elle dit combien il est difficile de se sentir devenir invisible « quand toute votre vie a été fondée sur la visibilité ». Dans sa révolte contre sa propre dévaluation, elle joint ses forces à celles de l'actrice américaine Justine Bateman, autrice du formidable Face [7] .

Elle cite le commentaire furieux reçu sur Instagram d'une femme qui lui reprochait de critiquer le système maintenant qu'il la rejette, après en avoir bien profité. Pour ma part, je trouve plutôt touchant de voir une ancienne déesse descendre parmi les simples mortelles pour leur livrer les réflexions suscitées par une condition qu'elle partage désormais. Ainsi, elle établit et développe une distinction entre « être attirante » et « être belle ». « Nous avons été conditionnés à négliger la beauté pour lui préférer la joliesse, la fraîcheur, la jeunesse, écrit-elle. Mais, alors que la joliesse décline et que ce que nous croyons être la laideur de l'âge émerge, nous voyons en réalité le caractère, la beauté physique, apparaître sur les visages. Sur tous les visages. » Écrire un jour ces lignes n'était-il pas ce qui pouvait arriver de mieux à la fille superlativement jolie et fraîche des pubs Estée Lauder ?


[1] Sabrina Champenois, « Mode : Linda Evangelista, mannequin piégée par la cryolipolyse », Libération, 23 septembre 2021

[2] À ce sujet, il faut lire le livre brillant de Murielle Joudet La Seconde Femme. Ce que les actrices font à la vieillesse (Premier Parallèle, 2022), qui passe en revue avec une sagacité rare les cas de Brigitte Bardot, Bette Davis, Isabelle Huppert, Nicole Kidman, Frances McDormand, Thelma Ritter, Meryl Streep et Mae West.

[4] Elisa Covo et Catherine Robin, « Gérald Marie : les mannequins et l'ogre », Elle, 7 septembre 2021 ; Lucy Osborne, « Linda Evangelista praises women accusing her ex-husband of rape », The Guardian, 16 octobre 2020.

[6] Géraldine Dormoy, « Harcèlement sexuel : pour Carla Bruni-Sarkozy, la mode “est un environnement sain” », L'Express, 18 octobre 2017.

[7] Justine Bateman, Face : One Square Foot of Skin, Akashic Books, 2022. Cf. Jessica Radloff, « Justine Bateman Is Aging. She No Longer Cares What You Think About That », Glamour, 6 avril 2021.

Paulina Porizkova, No Filter : The Good, the Bad, and the Beautiful, Penguin Life, 2022.

28.11.2022 à 11:52

« Les Amandiers » ou les yeux grands fermés

Mona Chollet

Texte intégral (4712 mots)
Intervention des colleuses sur le tournage des « Amandiers », juin 2021. Photo (DR) parue dans « Libération »

Il y a quelque chose de fascinant dans la façon dont Les Amandiers, le film de Valeria Bruni-Tedeschi (sorti le 16 novembre), et les polémiques qui l'entourent semblent être en train de cristalliser un conflit de générations au cinéma et au théâtre. La réalisatrice a reconstitué dans ce long-métrage son expérience d'élève comédienne à l'école fondée dans les années 1980 au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, par les metteurs en scène Patrice Chéreau et Pierre Romans. Nadia Tereszkiewicz y joue le rôle de Stella, le double de la cinéaste, tandis que Sofiane Bennacer interprète Étienne, inspiré de Thierry Ravel, l'ancien compagnon de Bruni-Tedeschi, également élève de l'école, mort d'une overdose en 1991. Autour d'eux, une joyeuse bande de jeunes acteurs campent des personnages librement inspirés d'autres camarades de promotion de la réalisatrice, dont beaucoup sont devenus célèbres : Eva Ionesco, Marianne Denicourt, Agnès Jaoui, Thibault de Montalembert, Vincent Perez…

Le 22 novembre, Le Parisien a révélé que Sofiane Bennacer avait été mis en examen en octobre pour « viols et violences sur conjoints » à la suite des plaintes de quatre femmes. L'Académie des Césars a alors annoncé le retrait du nom de l'acteur de la liste des révélations masculines 2023. En 2021, moins d'une semaine après le début du tournage, peut-on lire dans Libération (25 novembre), la production des Amandiers avait déjà appris qu'une plainte pour viol avait été déposée contre son acteur principal, mais la réalisatrice avait insisté pour travailler avec lui malgré tout. Bruni-Tedeschi continue aujourd'hui à défendre celui qui est entre-temps devenu son compagnon, invoquant la « présomption d'innocence » et parlant d'un « lynchage médiatique ». Libération a illustré son enquête d'une photo saisissante, prise lors de la présentation du film à Cannes, sur laquelle Bennacer se tient entre Valeria Bruni-Tedeschi et Nadia Tereszkiewicz ; il met sa main devant les yeux de la réalisatrice, comme pour l'aveugler.

Valeria Bruni-Tedeschi, Sofiane Bennacer et Nadia Tereszkiewicz au Festival de Cannes, 23 mai 2022. Loïc Venance - AFP

Au-delà de l'affaire elle-même, il est frappant de voir comment les accusations portées contre le comédien, et la façon dont Bruni-Tedeschi y réagit, amplifient certaines questions soulevées par le film. Doté d'un charme et d'une vitalité indéniables, Les Amandiers montre l'utopie théâtrale que fut cette école, l'euphorie des élèves d'avoir été choisis, les amitiés et les amours qui naissaient entre eux, leur enthousiasme, leur fantaisie, leur exubérance – leurs poses et leur narcissisme, aussi, parfois –, leur admiration pour leurs mentors, le côté touchant et parfois enfantin de ces derniers. On sourit, on rit beaucoup. Mais, de temps en temps, une scène fait sursauter. On voit Chéreau (interprété par Louis Garrel) forcer un élève à l'embrasser, un soir, alors qu'ils sont les derniers dans les locaux. On voit aussi sa brutalité envers Anaïs (Léna Garrel), qu'il humilie publiquement en lui assénant qu'il n'a jamais voulu d'elle dans l'école, que c'est Pierre Romans qui a insisté pour la prendre et que lui, il n'est « pas ému par elle ».

« Le machisme règne
et les apprenties actrices
se prennent des savons monumentaux
en cas de retard
ou d'oubli de répliques »

Le personnage d'Anaïs est vraisemblablement inspiré d'Agnès Jaoui. En 2018, retraçant l'épopée des Amandiers dans Le Monde, Clément Ghys écrivait : « Pour les apprenties actrices, la donne est différente. Le machisme règne et elles sont moins complices de Chéreau et Romans, se prennent des savons monumentaux en cas de retard ou d'oubli de répliques. Quand il ne s'agit pas de réflexions sur le physique. Assez vite, Agnès Jaoui n'en peut plus, et, ulcérée par l'emprise de Chéreau sur tout le monde, songe à quitter l'école. Marianne Denicourt résume : “Il fallait être un bon petit soldat quand on était une fille.” Et de tempérer : “Au moins, ça changeait du traitement que les hommes du métier réservent aux jeunes comédiennes” [1]. » (Traduction : au moins, Chéreau, étant homosexuel, n'agressait pas sexuellement les jeunes femmes.)

Beaucoup de critiques ont salué le fait que Valeria Bruni-Tedeschi ne dresse pas un portrait idéalisé de Chéreau, qu'elle a pourtant vénéré. Sauf que le statut de ces scènes démystifiantes n'est pas du tout clair. Certaines choquent une partie du public, mais… pas la réalisatrice. Interrogée par Télérama sur celle du baiser forcé, elle commentait en mai dernier : « À l'époque, on trouvait ça normal, on rigolait de Chéreau qui essayait d'embrasser des jeunes gens dans un couloir – Chéreau avait des élans mais ne faisait pas de harcèlement, de chantage. Je ne raconte pas cette scène de façon scandaleuse, c'est un moment de gêne pour Baptiste et de solitude un peu ridicule pour Chéreau [2]. » La seule chose qu'elle trouve grave dans le comportement de Chéreau et de Romans, c'est qu'ils se droguaient (cocaïne, héroïne) et donnaient ainsi un mauvais exemple à des élèves qui les idolâtraient.

On peut voir dans la désinvolture de la réalisatrice, et de ses camarades à l'époque, une illustration de plus du fait qu'un baiser forcé (« volé », selon un euphémisme révélateur) n'est souvent pas perçu comme une agression sexuelle, alors qu'il répond juridiquement à cette définition. Quand c'est une femme qui le subit, on le minimise parce qu'on estime plus ou moins consciemment que le corps des femmes est une chose publique, appropriable par n'importe qui ; et quand c'est un homme, on le traite effectivement sur le mode de la plaisanterie, comme si un homme adulte n'était pas censé se formaliser pour si peu, ni avoir une intégrité physique et sexuelle qu'il prétendrait faire respecter.

Valeria Bruni-Tedeschi (au fond) et ses camarades avec Patrice Chéreau et Pierre Romans. Marc Enguerand/ Collection Armelle et Marc Enguerand

Une autre chose laisse très perplexe : le traitement de l'histoire d'amour entre Stella et Étienne. Au-delà des accusations qui pèsent sur Sofiane Bennacer, son personnage dans Les Amandiers apparaît comme extraordinairement malsain et toxique. Dans une scène, Adèle (Clara Bretheau) met d'ailleurs en garde Stella contre la violence d'Étienne, ainsi que contre sa propre tendance sacrificielle à vouloir le « sauver » de sa toxicomanie. Mais le film reste en quelque sorte au milieu du gué : il continue à traiter Étienne comme un jeune premier romantique et torturé avec qui l'héroïne vit une histoire d'amour certes un peu mouvementée et éprouvante, mais si intense. En plus de se montrer violent et jaloux, Étienne est lourdingue et antipathique ; on a vraiment du mal à voir ce qui séduit Stella chez lui. Le cliché est si énorme qu'il en naît presque un effet de comique involontaire et pathétique. La référence à Marlon Brando, c'est-à-dire à un acteur notoirement maltraitant, tant dans ses rôles que dans sa vie, est éloquente sur les origines de ce modèle de séduction virile, que le film n'interroge pas.

La « souffrance »
de l'homme violent

L'attirance de la jeune femme semble se résumer entièrement à un syndrome du Saint-Bernard : Étienne l'attendrit parce qu'il a eu une enfance difficile et parce qu'il « souffre » – souffrance qu'il étale complaisamment à chaque réplique, ou presque. « Ce qui me touche dans un personnage violent, c'est sa douleur, c'est d'où vient la violence ; c'est cette tragédie enfantine, c'est son impuissance à s'exprimer autrement que par la violence, dit la réalisatrice dans le making-of du film, Des Amandiers aux « Amandiers ». Je vois l'enfant, en fait. Moi, par rapport à un personnage violent avec une femme, je voudrais ne pas être politiquement correcte. »

Nadia Tereszkiewicz et Sofiane Bennacer dans « Les Amandiers ». Ad Vitam Production – Agat Films et Cie – Bibi Film TV – Arte France Cinéma

On ne peut s'empêcher de penser que Valeria Bruni-Tedeschi n'a pas tiré toutes les conclusions de l'expérience qu'elle a vécue aux Amandiers, ni analysé les rapports de pouvoir qui s'y jouaient, que ce soit entre élèves ou entre élèves et professeurs. Tout le monde ne peut pas avoir la lucidité précoce d'une Agnès Jaoui. Il y a de quoi être glacée par ces images d'archives (reprises dans le making-of) d'une interview dans laquelle, quand on lui demande ce qu'elle attend d'un metteur en scène, la jeune Valeria répond : « Qu'il m'aime, avant tout – même si je trouve que je n'ai pas tellement de raisons d'être aimée. Et puis qu'il me casse, aussi. Qu'il me casse. Qu'il me casse bien. Qu'il me casse tout. Qu'il me casse ! Qu'il me casse en deux, qu'il me casse, mes défenses et tout ça. »

Ces lieux communs masochistes, elle ne les a pas inventés : ils sont omniprésents au théâtre et au cinéma, où ils justifient toutes sortes de maltraitances. On pourrait comprendre et même respecter cette difficulté de la cinéaste à remettre en question la formation qu'elle a reçue. On le pourrait d'autant plus que, dans le communiqué qu'elle a publié en réaction à l'enquête de Libération, elle dit avoir été « abusée dans [son] enfance » et connaître « la douleur de ne pas avoir été prise au sérieux ». Sauf qu'ici, d'autres personnes sont impliquées. Lorsqu'elle décide de faire jouer sa jeunesse à ses acteurs, en se mettant elle-même dans le rôle que tenait Chéreau à l'époque, elle s'expose à reproduire les travers qui ont marqué sa propre formation.

« On essaie de creuser les choses
qui nous détruisent le plus »

Des Amandiers aux « Amandiers » montre une réalisatrice enfermée dans son rêve, dans sa nostalgie ; le fait qu'elle soit apparemment tombée amoureuse de l'acteur qui jouait son amour de jeunesse ne fait que le confirmer. On n'y trouverait rien à redire – mettre les autres au service de son rêve, c'est la définition même de la mise en scène – s'il n'y avait pas chez elle un tel aveuglement aux abus de pouvoir, les siens comme ceux des autres. Ces abus de pouvoir sont bien sûr très courants ; ils sont admis et même considérés comme admirables lorsqu'ils sont le fait de metteurs en scène masculins et blancs, et ne sont en général dénoncés que lorsqu'ils sont pratiqués par une femme ou par une personne non blanche (se souvenir de l'affaire Kechiche après La Vie d'Adèle), dont la tyrannie est considérée comme moins légitime. Mais cela ne les rend pas moins problématiques dans tous les cas.

Sur le tournage, tel que le montre Des Amandiers aux « Amandiers », Bruni-Tedeschi soumet ses acteurs à un bombardement de directives psychologisantes et intrusives, qui pourrait n'être qu'agaçant, mais qui dérape franchement quand elle les pousse à révéler devant toute l'équipe – et, par la même occasion, devant la caméra des réalisateurs du making-of – certains de leurs secrets les plus intimes. On a très mal pour Vassili Schneider, en particulier. « Le film a été un petit peu comme une thérapie parfois, et parfois comme une anti-thérapie : on essaie de creuser les choses qui nous détruisent le plus », commente le jeune homme (23 ans) avec une placidité résignée [3], sans qu'on voie en quoi ce jeu de massacre consternant serait indispensable à la réussite d'un film.

Des Amandiers aux « Amandiers » met d'autant plus mal à l'aise qu'il est à l'évidence conçu comme une hagiographie de la cinéaste – il est coréalisé par Karine Silla Perez, épouse de Vincent Perez, qui fut le camarade de Bruni-Tedeschi aux Amandiers et le compagnon de sa sœur Carla Bruni. Souvent débutants, les jeunes acteurs qui y sont interrogés ne sont pas en position de formuler autre chose que des louanges au sujet d'une réalisatrice confirmée qui est aussi, rappelons-le, une femme immensément riche (c'était le sujet de son premier film, Il est plus difficile pour un chameau…) et la belle-sœur d'un ancien président de la République. L'une dit tout de même à mots couverts, en termes très diplomatiques, que le tournage a été difficile : « Mon caractère n'est pas vraiment compatible avec (…) cette manière de me bousculer. » Ce n'est peut-être pas un hasard si le seul qu'on voit se rebeller ouvertement contre le flot de directives incessant de la réalisatrice est Louis Garrel, qui, en plus d'être son ancien compagnon, de faire partie des acteurs plus âgés et d'avoir déjà une prestigieuse carrière derrière lui, appartient à l'un des clans les plus puissants du cinéma français. Ni si la seule à qualifier frontalement la méthode de la réalisatrice de « violente » est une autre Garrel : Léna, demi-sœur de Louis.

Nadia Tereszkiewicz, Louis Garrel et Vassili Schneider dans « Les Amandiers ». Ad Vitam Production – Agat Films et Cie – Bibi Film TV – Arte France Cinéma

Ainsi, l'interdiction faite à l'équipe d'évoquer les accusations pesant sur Sofiane Bennacer – une omerta seulement brisée, une nuit, par l'intervention de colleuses féministes au courant de l'affaire – semble n'avoir fait que prolonger et amplifier un partage inéquitable du droit à la parole sur le tournage, recoupant des hiérarchies professionnelles, sociales, générationnelles. C'est seulement aujourd'hui que des actrices du film peuvent dire dans Libération, sous couvert d'anonymat, combien il leur a pesé de devoir travailler avec un homme accusé de viol [4], ou qu'une autre, Sandra Nkaké (Susan), peut clamer sa colère [5].

« Je trouve cette génération
beaucoup plus précautionneuse
que la nôtre »

Des Amandiers aux « Amandiers » montre une réalisatrice qui semble engagée non seulement dans une reconstitution de sa jeunesse, mais aussi dans un combat pour réhabiliter les valeurs de sa génération. Ce serait anodin si elle se contentait d'expliquer à ses jeunes acteurs ce que représentait Coluche dans les années 1980 ou de leur enjoindre de visionner La Maman et la Putain. Mais cela s'accompagne de fréquentes imprécations contre l'époque actuelle, qui serait trop morale. À l'appui de ce reproche, elle cite les interrogations dont lui a fait part une collaboratrice quant au traitement de l'avortement de Stella dans une conversation entre Stella et Adèle – une scène à laquelle il n'y a effectivement rien à redire. Mais elle ne pouvait pas ne pas avoir en tête, à ce moment, une contestation beaucoup plus sérieuse à laquelle elle avait été confrontée : les accusations contre Sofiane Bennacer, qu'elle choisit de passer sous silence.

« Je trouve cette génération beaucoup plus précautionneuse que la nôtre, et vraiment ça m'a fait plaisir de les malmener », fanfaronne-t-elle. Avec le tollé que suscite aujourd'hui la façon dont elle protège son acteur, il se produit un spectaculaire retour de boomerang : cette génération à laquelle elle prétendait faire la leçon lui tient tête, et affirme avec force son refus de tolérer les violences physiques et sexuelles. Au lieu de s'attendrir sur la « douleur » de l'homme violent, d'en faire une excuse, cette génération clame sa volonté de prendre plutôt en compte la douleur des femmes qui l'accusent. Faute d'examen critique, la bulle de rêve et de nostalgie a volé en éclats.

« Aujourd'hui, une telle école ne pourrait plus exister. Tant mieux. Mais alors, cette liberté et cette folie-là ne peuvent plus exister non plus. Cette absence totale de limites nous emmenait dans des endroits… intéressants. Des endroits où les élèves du Conservatoire n'allaient pas », disait encore Bruni-Tedeschi à Télérama en mai [6]. Ici, on retrouve ce raisonnement pour le moins déconcertant selon lequel, si on refusait les abus de pouvoir, la vie deviendrait sinistre. (Cela rappelle un peu ces gens qui redoutent que le rire disparaisse de la surface de la Terre si on arrête de faire des blagues racistes ou sexistes.) C'est aussi le réflexe qu'ont parfois des femmes qui vivent une relation d'emprise : elles semblent persuadées que la violence est le prix à payer pour les qualités qu'elles trouvent par ailleurs à leur compagnon.

Naïvement, on a envie de demander : pourquoi ? Pourquoi ne pourrait-on pas garder la liberté, l'exubérance, la fantaisie, tout en s'assurant que cette liberté est bien la liberté de tout le monde, tout en étant attentifs aux rapports de pouvoir et en refusant d'infliger ou de tolérer des violences sexuelles, physiques, psychologiques ? Le tri n'est pas si difficile à faire. Et, même s'il l'était, cela vaudrait la peine de s'y atteler. Sous peine de continuer à passer des bataillons de comédien-ne-s par pertes et profits.

Il faut que je l'avoue : le travail d'inventaire auquel Valeria Bruni-Tedeschi se refuse avec tant de force, j'ai moi-même besoin d'y procéder. Patrice Chéreau a été une grande figure de mon adolescence, et même de mon enfance. Quand elle était comédienne, ma mère a joué dans plusieurs spectacles de son ami Claude Stratz, metteur en scène genevois devenu par la suite, de 1981 à 1988, l'assistant de Chéreau aux Amandiers. Elle-même avait pour Chéreau une immense admiration, qu'elle m'a transmise. Gamine, j'ai vu à la télévision une rediffusion du Ring, l'opéra de Wagner monté en 1976 au Festival de Bayreuth par Chéreau et Pierre Boulez, qui m'a énormément marquée [7]. J'ai vu son Hamlet, avec Gérard Desarthe, au Festival d'Avignon, en 1987. J'ai vu sa magistrale interprétation, en duo avec Pascal Greggory, de la pièce de Bernard-Marie Koltès Dans la solitude des champs de coton, en 1995. J'ai vu le fascinant documentaire qui le montrait répétant Shakespeare avec des élèves du Conservatoire national d'art dramatique de Paris, en 1999. Au cinéma, j'en ai pris plein les yeux avec La Reine Margot, Ceux qui m'aiment prendront le train, Intimité… Mais, par ce qu'il montre de lui, et par les exhumations dont il est l'occasion, le film de Valeria Bruni-Tedeschi me fait prendre conscience des limites et des travers du personnage. Il me sort de l'idéalisation – et tant mieux, puisque ce n'est jamais une bonne idée d'idéaliser un être humain ; c'est toujours un abandon de souveraineté. Voilà peut-être la tâche qui s'impose à ma génération et aux précédentes : revisiter – sans forcément les renier entièrement – les admirations qui nous ont construites, en ouvrant les yeux sur les abus de pouvoir que nos « grands hommes » pratiquaient au nom de l'Art. Et en s'efforçant de ne pas les perpétuer ni les cautionner.


[1] Clément Ghys, « La bande du Théâtre des Amandiers : Chéreau en majesté », Le Monde, 3 août 2018.

[3] Edit du 30 novembre. Je reproduis ici la réponse que m'a faite Vassili Schneider sur Instagram : « Il est inutile d'avoir “très mal” pour moi. Le tournage de ce film a été l'expérience la plus enrichissante que j'aie eue. En ce qui me concerne, il n'y a eu que du positif. Valeria nous a aidés à nous dépasser, à sortir de nos zones de confort, mais toujours avec énormément de bienveillance. Oui, j'ai dit qu'“on essaie de creuser les choses qui nous détruisent le plus”, mais ça fait partie du travail d'acteur. Tout acteur essaie de se mettre émotionnellement le plus à nu. C'est notre travail et je trouve injuste d'accuser Valeria sur sa manière de nous avoir guidés dans ce processus. Si j'ai eu envie de me livrer ce jour là devant Valeria et la caméra de Karine Silla, c'était de manière lucide et consentante. Personne ne m'a forcé, je ne me suis jamais senti contraint d'une quelconque façon.
Les “directives psychologisantes” de Valeria, que vous jugez inutiles pour la réussite d'un film, se sont révélées au contraire pour moi extrêmement bénéfiques, libératrices et m'ont fait grandir. Je vous prie de ne pas m'instrumentaliser… Ne faites pas de moi une victime de Valeria Bruni-Tedeschi. »

19.10.2022 à 16:11

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Mona Chollet

Texte intégral (3087 mots)

Mona Chollet, journaliste et essayiste. Autrice avec Thomas Lemahieu du site Périphéries.

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Image : Henri Matisse, « Intérieur au violon », 1918 — Galerie nationale du Danemark © Succession H. Matisse.

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Autrice de...

Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d'exister

Zones, Paris, 2024. En librairie le 19 septembre

Harcèlement, humiliations, insultes : nous sommes bien averti·es de ces fléaux de la vie en société et nous nous efforçons de lutter contre eux. Mais il y a un cas de figure que nous négligeons : celui où l'agresseur, c'est… nous-mêmes.
Bien souvent, résonne dans notre tête une voix malveillante qui nous attaque, qui nous sermonne, qui nous rabaisse ; qui nous dit que, quoi que nous fassions, nous avons tort ; que nous ne méritons rien de bon, que nous présentons un défaut fondamental. Cette voix parle particulièrement fort quand nous appartenons à une catégorie dominée : femmes, enfants, minorités sexuelles ou raciales…
Ce livre se propose de braquer le projecteur, pour une fois, sur l'ennemi intérieur. Quels sont ces pouvoirs qui s'insinuent jusque dans l'intimité de nos consciences ? Comment se sont-ils forgés ? Nous étudierons quelques-unes de leurs manifestations : la disqualification millénaire des femmes, et notamment, aujourd'hui, des victimes de violences sexuelles ; la diabolisation des enfants, qui persiste bien plus qu'on ne le croit ; la culpabilisation des mères, qui lui est symétrique ; le culte du travail, qui indexe notre valeur sur notre productivité ; et enfin, la résurgence de logiques punitives jusque dans nos combats contre l'oppression et nos désirs de changer le monde.

D'images et d'eau fraîche

Flammarion, Paris, 2022, 192 pages, 19,90 euros. E-book : 13,99 euros.

Jusqu'ici, j'ai toujours écrit pour tenter de débrouiller un ou plusieurs problèmes auxquels je me heurtais dans ma vie, en espérant que ce travail serve aussi à d'autres. Il est un peu déconcertant de le faire simplement, cette fois, pour partager l'un des stratagèmes par lesquels je maintiens allumée la flamme de ma vitalité – pour parler de plaisir.
Parmi tous les ouvrages qui paraissent sur la culture numérique, je n'ai encore jamais rien lu au sujet de cette communauté éparse que j'ai moi-même rejointe il y a bientôt dix ans : celle des collectionneurs d'images en ligne, qui accumulent et partagent au fil des jours, sur Instagram, Tumblr, Flickr ou Pinterest, des photographies d'art, des tableaux, des dessins qu'ils aiment.

Cette activité en apparence anodine représente mon équivalent de la liste des « Choses qui font battre le cœur » dressée par Sei Shônagon, dame de compagnie de l'impératrice consort du Japon, dans ses Notes de chevet, au XIᵉ siècle. Dans un monde de plus en plus désespérant, j'ai envie de revendiquer ce rapport primaire et entêté à la beauté, cette confiance dans l'appui qu'elle offre, faisant de nous des perchistes arrachés momentanément à la gravité et catapultés dans les airs, libres et légers, avant de retomber… ailleurs.

Réinventer l'amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles

Zones (La Découverte), Paris, 2021, 276 pages, 19 euros. E-book : 13,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Nombre de femmes et d'hommes qui cherchent l'épanouissement amoureux ensemble se retrouvent très démunis face au troisième protagoniste qui s'invite dans leur salon ou dans leur lit : le patriarcat. Sur une question qui hante les féministes depuis des décennies et qui revient aujourd'hui au premier plan de leurs préoccupations, celle de l'amour hétérosexuel, ce livre propose une série d'éclairages.

Au cœur de nos comédies romantiques, de nos représentations du couple idéal, est souvent encodée une forme d'infériorité féminine, suggérant que les femmes devraient choisir entre la pleine expression d'elles-mêmes et le bonheur amoureux. Le conditionnement social subi par chacun, qui persuade les hommes que tout leur est dû, tout en valorisant chez les femmes l'abnégation et le dévouement, et en minant leur confiance en elles, produit des déséquilibres de pouvoir qui peuvent culminer en violences physiques et psychologiques. Même l'attitude que chacun est poussé à adopter à l'égard de l'amour, les femmes apprenant à le (sur ?) valoriser et les hommes à lui refuser une place centrale dans leur vie, prépare des relations qui ne peuvent qu'être malheureuses. Sur le plan sexuel, enfin, les fantasmes masculins continuent de saturer l'espace du désir : comment les femmes peuvent-elles retrouver un regard et une voix ?

Sorcières. La puissance invaincue des femmes

Zones (La Découverte), Paris, 2018, 240 pages, 18 euros. E-book : 12,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Qu'elles vendent des grimoires sur Etsy, postent des photos de leur autel orné de cristaux sur Instagram ou se rassemblent pour jeter des sorts à Donald Trump, les sorcières sont partout. Davantage encore que leurs aînées des années 1970, les féministes actuelles semblent hantées par cette figure. La sorcière est à la fois la victime absolue, celle pour qui on réclame justice, et la rebelle obstinée, insaisissable. Mais qui étaient au juste celles qui, dans l'Europe de la Renaissance, ont été accusées de sorcellerie ? Quels types de femme ces siècles de terreur ont-ils censurés, éliminés, réprimés ?
Ce livre en explore trois et examine ce qu'il en reste aujourd'hui, dans nos préjugés et nos représentations : la femme indépendante — puisque les veuves et les célibataires furent particulièrement visées ; la femme sans enfant — puisque l'époque des chasses a marqué la fin de la tolérance pour celles qui prétendaient contrôler leur fécondité ; et la femme âgée – devenue, et restée depuis, un objet d'horreur.

Enfin, il sera aussi question de la vision du monde que la traque des sorcières a servi à promouvoir, du rapport guerrier qui s'est développé alors tant à l'égard des femmes que de la nature : une double malédiction qui reste à lever.

Chez soi. Une odyssée de l'espace domestique

Zones (La Découverte), Paris, 2015, 320 pages, 17 euros. E-book : 11,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Le foyer, un lieu de repli frileux où l'on s'avachit devant la télévision en pyjama informe ? Sans doute. Mais aussi, dans une époque dure et désorientée, une base arrière où l'on peut se protéger, refaire ses forces, se souvenir de ses désirs. Dans l'ardeur que l'on met à se blottir chez soi ou à rêver de l'habitation idéale s'exprime ce qu'il nous reste de vitalité, de foi en l'avenir.

Ce livre voudrait dire la sagesse des casaniers, injustement dénigrés. Mais il explore aussi la façon dont ce monde que l'on croyait fuir revient par la fenêtre. Difficultés à trouver un logement abordable, ou à profiter de son chez-soi dans l'état de « famine temporelle » qui nous caractérise. Ramifications passionnantes de la simple question « Qui fait le ménage ? », persistance du modèle du bonheur familial, alors même que l'on rencontre des modes de vie bien plus inventifs…

Autant de préoccupations à la fois intimes et collectives, passées ici en revue comme on range et nettoie un intérieur empoussiéré : pour tenter d'y voir plus clair, et de se sentir mieux.

Beauté fatale. Les nouveaux visages d'une aliénation féminine

Zones, 2012, 240 pages, 18 euros ; La Découverte Poche, 2016, 296 pages, 9,50 euros. E-book : 8,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Soutiens-gorge rembourrés pour fillettes, obsession de la minceur, banalisation de la chirurgie esthétique, prescription insistante du port de la jupe comme symbole de libération : la « tyrannie du look » affirme aujourd'hui son emprise pour imposer la féminité la plus stéréotypée.

Décortiquant presse féminine, discours publicitaires, blogs, séries télévisées, témoignages de mannequins et enquêtes sociologiques, Mona Chollet montre dans ce livre comment les industries du « complexe mode-beauté » travaillent à maintenir, sur un mode insidieux et séduisant, la logique sexiste au cœur de la sphère culturelle.

Sous le prétendu culte de la beauté prospère une haine de soi et de son corps, entretenue par le matraquage de normes inatteignables. Un processus d'autodévalorisation qui alimente une anxiété constante au sujet du physique en même temps qu'il condamne les femmes à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, les enfermant dans un état de subordination permanente. En ce sens, la question du corps pourrait bien constituer la clé d'une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences à celle contre les inégalités au travail.

Rêves de droite. Défaire l'imaginaire sarkozyste

Zones, 2008, 156 pages, 12 euros. E-book : 9,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

« J'ai fait un rêve », slogan repris à Martin Luther King, fut l'un des moteurs de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. Tout a été dit sur cette victoire sauf peut-être l'essentiel : et si elle correspondait au triomphe d'une nouvelle forme d'imaginaire politique ?

Mona Chollet décortique les principaux éléments de l'univers sarkozyste : la « machine de guerre fictionnelle » que représente la success story, le mythe du self-made man, l'identification illusoire aux riches et aux puissants, le mépris des « perdants », l'individualisme borné, le triomphe de l'anecdote et du people...

Aux antipodes de la fascination béate et complaisante d'une Yasmina Reza, elle critique les impostures idéologiques du nouveau pouvoir : un démontage sans concession des valeurs de la droite bling bling, dans un style incisif, souvent drôle, toujours fin, mêlant l'enquête journalistique, l'écriture littéraire et la critique sociale.

Lucide, elle pointe également la faiblesse alarmante de l'imaginaire de gauche, radicalement incapable de relever le défi. Contre le cynisme et les renoncements, il est urgent de réinventer un nouvel imaginaire émancipateur, en commençant par se réapproprier l'aspiration légitime à l'épanouissement personnel, aujourd'hui fourvoyée dans les mirages de la « société-casino ».

La Tyrannie de la réalité

Calmann-Lévy, Paris, 2004, 368 pages, 22,20 euros. Gallimard, « Folio Actuel », Paris, 2006, 384 pages, 9,20 euros.

Peu d'idées sont autant galvaudées aujourd'hui que celle de « réalité ». Hommes politiques, chefs d'entreprise, mais aussi économistes et romanciers s'en réclament : seul le réalisme semble recevable, et il suffit à tout justifier. La réalité constitue désormais, dans notre mentalité collective, la valeur étalon. Elle est le nouveau dieu que nous vénérons ; le dernier qui reste en magasin, peut-être.

Mona Chollet épingle l'usage pernicieux de cette notion dans tous les types de discours et démontre pourquoi l'injonction réaliste relève de l'imposture. À une époque où les relations essentielles à notre équilibre ? la relation à l'environnement, la relation à l'autre ? se vivent sur un mode chaotique, il est temps de se poser quelques questions…

Un texte mordant et salutaire, qui non seulement déconstruit l'idéologie implicite de certains « réalistes », mais ouvre aussi joyeusement un chemin de traverse : il rappelle les bienfaits de l'imagination et du rêve, non pas pour « fuir la réalité », mais au contraire pour se donner une chance de l'habiter pleinement.

Marchands et citoyens, la guerre de l'Internet

Avec Gébé. L'Atalante, coll. « Comme un accordéon », Nantes, 2001, 160 pages, 10,50 euros.

Mona Chollet revisite cette utopie du grand réseau mondial autoproduit et autogéré et nous donne à lire, en contrepoint, la triste réalité de l'« e-business ». L'Internet des pionniers a assurément bien mal vieilli et les marchands s'y battent maintenant comme des chiffonniers pour s'assurer de nous, citoyens et usagers libres du réseau.

Il s'agit donc bien d'une guerre, d'une guerre des contenus et des accès. Une guerre de procédures et de budgets, où la liberté d'expression s'efface au profit du droit des firmes à clôturer le réseau et à l'organiser pour leurs besoins propres.

Dans cette guerre entre marchands et citoyens, la classe politique, engouffrée dans les marais de la nouvelle économie, navigue à vue.

Le commerce électronique sécurisé est-il donc le grand projet du vingt et unième siècle ? Pour ce réseau socialement utile et cette intelligence collective dont nous rêvons, la marchandise ne peut tenir lieu de projet politique sur l'Internet.

Inventons.

10 / 10
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Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
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Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Michel LEPESANT
Frédéric LORDON
LePartisan.info
 
 Persos M à Z
Henri MALER
Christophe MASUTTI
Romain MIELCAREK
Richard MONVOISIN
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