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05.11.2025 à 09:45
Éva Ferenczi
En 2017, la journaliste Eliane Brum quitte São Paulo pour s’installer dans une ville sinistrée au cœur de l’Amazonie. Objectif : raconter de l’intérieur les ravages d’un barrage monstrueux qui étrangle le fleuve et ruine la vie des autochtones. Résultat : « Banzeiro Òkòtó », un livre puissant qui fait du nordeste brésilien le centre de nos mondes effondrés.
L’article Lutter contre le colonialisme intérieur auprès des peuples déforestés d’Amazonie est apparu en premier sur Terrestres.

À propos de Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde d’Eliane Brum, traduit du portugais par Marine Duval et paru aux Éditions du sous-sol en 2024.
En 2017, Eliane Brum, reporter, activiste et écrivaine, quitte São Paulo, la plus grande métropole d’Amérique latine, et s’établit à Altamira, commune de l’État du Pará, au nord du Brésil, en pleine Amazonie. Cherchant un logement où s’établir, elle découvre un centre urbain tout de béton, mu par la haine de la nature. Espérant un logement avec jardin, on ne lui propose que des appartements dont les parcelles ont été défrichées et dont les bailleurs annoncent fièrement qu’elles ont été « nettoyées » de leurs arbres fruitiers. Au cœur de la ville et au bord du fleuve Xingu dominent les résidences sécurisées, souvent détenues par des propriétaires liés à la déforestation : une option de logement impossible pour une reporter travaillant sur ce sujet. Plus loin du centre apparaissent des lotissements précaires et des habitations sur pilotis le long de cours d’eau pollués, exposés aux crues. C’est dans ce type de logement que vivent les populations déplacées de force après la construction du barrage de Belo Monte (2010-2015), surnommé ironiquement Belo Monstro, le « beau monstre ». Comment ces populations se sont-elles retrouvées là ?
Quatrième plus grand barrage au monde1, Belo Monte se tient au bord du fleuve amazonien Xingu, le plus grand affluent de l’Amazone, lui-même fleuve le plus puissant au monde. D’une longueur de près de 2000 km et possédant un bassin versant de la taille de la France, le Xingu abrite 600 espèces de poissons, dont 10% sont endémiques. Quelques 25 000 personnes en dépendent pour leur subsistance.
Le projet hydroélectrique s’inscrit dans le cadre d’une stratégie nationale de développement des infrastructures2. Le début des années 2000 est marqué par des investissements massifs dans les énergies, suite à une série de grandes coupures d’électricité dans le Sud-Est et le Centre du Brésil où se trouvent respectivement les grandes métropoles et la capitale, plongées dans le noir pendant plusieurs heures. Avec une capacité installée de 11,2 gigawatts, le barrage de Belo Monte promet d’alimenter des millions de personnes en électricité et de répondre aux besoins énergétiques croissants.
Conçu sous la dictature (1964-1985), le projet de méga-barrage est présenté pour la première fois en 1989 par le gouvernement de droite de José Sarney. Il suscite une forte opposition de la gauche, des communautés indigènes et de la société civile, et est abandonné. Repris sous le gouvernement centriste de Fernando Henrique Cardoso, il est bloqué par le ministère public fédéral qui dénonce de nombreuses irrégularités sur le plan environnemental. Suite à l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva en 2003, les communautés indigènes du Xingu ainsi que les mouvements sociaux célèbrent ce qu’ils croient marquer l’enterrement définitif du projet. Pourtant, Lula remet le projet à l’ordre du jour et obtient rapidement la levée des interdictions fédérales. Celui qui s’était autrefois fortement opposé à la proposition, promet d’éviter les écueils et destructions environnementales causés par les grands barrages amazoniens mis en œuvre sous la dictature3.

Dans sa version initiale, le projet prévoyait l’inondation de 20 000 hectares de terres (équivalant à la superficie de la ville de Chicago), désastre pour les communautés locales autant que pour la forêt. Lula propose de diminuer de 75% la surface inondée. La réduction est toutefois «compensée » par la construction d’un canal artificiel de déviation du fleuve. Le canal dérive 70% du débit de la Volta Grande do Xingu – une section du fleuve de 130 km et une des régions d’Amazonie détenant la plus grande biodiversité. Combinée à la saison sèche, cette déviation absorbe plus de 80% des eaux. Cela entraîne une réduction considérable des populations de poissons, menaçant certaines espèces endémiques4, ôtant au passage leurs moyens de subsistance à des milliers de personnes vivant au bord du fleuve. La pêche devient impossible et la vente de la production agricole compromise, le fleuve devenant impropre à la navigation. À ce tableau s’ajoute la déforestation qui atteint des records dans les quatre terres indigènes situées autour de Volta Grande do Xingu5, représentant 61% de la déforestation totale des terres indigènes de l’Amazonie légale6.
Le barrage a contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer.
Les effets environnementaux du complexe hydroélectrique s’étendent bien au-delà des terres inondées. Entre les déplacements forcés des populations vivant sur les sites du chantier – fortement ramifié sur le territoire, avec deux grands réservoirs, deux centrales, un canal artificiel de déviation, sept barrages annexes et dix-huit méga-turbines —, ceux liés à la modification des écosystèmes et à la perte subséquente des sources de revenus, ceux dus à l’invasion illégale des terres, conséquence de l’afflux massif de nouveaux arrivants non autochtones dans la région, le barrage contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer7.
Parmi celles-ci, environ 20 000 ont été réinstallées par Norte Energia, l’entreprise concessionnaire, dans des Relogements urbains collectifs (RUC)8. Des riverains, pour la plupart pêcheurs ou pratiquant une agriculture de subsistance, se retrouvent alors en ville, sans ressources.Relogés dans des appartements exigus, parfois dépourvus de fenêtres, ils font face à des problèmes d’insalubrité liés à la précarité des systèmes de traitement des eaux dans une Altamira dont la population croît rapidement avec le lancement du chantier. Certains survivent grâce aux compensations versées par le concessionnaire9, d’autres, de donations ou d’emplois informels divers, souvent insuffisants pour couvrir leurs factures. Ceux qui vivaient entre deux mondes, le fleuve et la forêt, ne parviennent pas à « habiter » ces nouveaux foyers au sens fort du terme. Privés de la nature et réduits désormais au territoire de leurs corps, ils demeurent, en ville, exposés à la pollution des eaux au mercure et à des sols contaminés par les pesticides. Une véritable double peine.
Dans son ouvrage Banzeiro Òkòtó – L’Amazonie, le centre du monde, la journaliste Eliane Brum part à la rencontre des réfugié·es de Belo Monte dont le chantier a détruit l’habitat et le mode de vie. Elle retrace leurs drames de dépossession et laisse cette écoute traverser son corps, lui-même éprouvé par la perte de repères qu’a engendré son changement de vie radical, son installation définitive au sein de l’une des villes les plus violentes du Brésil, dans une Amazonie en ruines, loin de ses proches et de son compagnon des dix-sept dernières années, dont elle se sépare peu de temps après son arrivée.
« Je vais m’installer à Altamira. Je ne savais pas moi-même d’où venait cette voix. Mais cela a été dit. Et ce qui est dit vient à exister. » Après plus d’une décennie de voyages dans différents territoires de l’Amazonie, où elle se rend en qualité de reporter, Eliane Brum élit domicile dans la commune paraense. Elle répond à un appel, aussi irrésistible qu’inconfortable, qu’elle traduit par le concept de banzeiro. Mot de la langue tupi-guarani, banzeiro désigne le remous causé par le mouvement des bateaux sur les rapides des grands fleuves amazoniens, menaçant la vie de celleux qui s’y risquent. Cet espace de péril symbolise le bouleversement que fait éprouver le territoire amazonien, manifestant la force et la vitalité de sa nature, en contrepoint des destructions qui le visent.

Brum écrit : « L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. » Cette expérience est celle d’un éclatement du sujet. L’Amazonie ramène l’individu cartésien à sa réalité physique et corporelle, au point d’en élargir les frontières et de l’ouvrir au corps plus vaste de la forêt (« Tout est corps en Amazonie », « En Amazonie, il y a une overdose de corps. »). L’essai déplie une double ethnographie du corps et de la forêt et vient questionner la subjectivité occidentale, cartésienne et monadique.
Consciente de s’être formée dans cette culture, la journaliste entreprend un processus de décolonisation subjective, effort jamais achevé, vers l’intégration d’une subjectivité indigène, multiple et poreuse, ouverte aux êtres qui composent la forêt. Cet effort de décolonisation est parfois décrit comme une volonté de se déblanchir ou de « s’indigéniser », pied-de-nez aux véritables politiques de blanchissement qui ont marqué l’histoire coloniale brésilienne.
« L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. »
Eliane Brum
À partir du XIXe siècle, l’empereur Dom Pedro II revendique en effet publiquement sa volonté de blanchir la population brésilienne, incitant l’immigration européenne et la subventionnant. Renforcée après l’abolition de l’esclavage en 1888, cette démarche se poursuit tout au long du XXe siècle, favorisant l’immigration massive d’Européens venus en majorité d’Italie, mais également du Portugal, d’Espagne et d’Allemagne, fuyant le fascisme ou la misère et attirés par les perspectives d’accession à la propriété de l’autre côté de l’Atlantique.
Née en 1966 dans l’État de Rio Grande do Sul, tout au sud du Brésil, au sein d’une famille d’immigrés italiens, Eliane Brum hérite de ce passé – le sud demeure la région la plus blanche du Brésil jusqu’à aujourd’hui.
Durant la dictature, les propriétaires sudistes ont été encouragés par le gouvernement à poursuivre la colonisation et la « mise en valeur » du territoire amazonien. À la même période, la construction de la grande route transamazonienne, qui coupe la commune d’Altamira et traverse l’Amazonie d’est en ouest, facilite encore l’occupation et le développement agricole ainsi que la déforestation qui en découle.
➤ Lire aussi | Résister à la colonisation de l’Amazonie et expérimenter d’autres mondes・Ailton Krenak (2025)
Parmi les victimes de la déforestation, on trouve, en plus des indigènes, des migrants pauvres originaires pour la majorité du nord-est du Brésil. Envoyés en Amazonie dès la Seconde Guerre mondiale pour travailler dans la production du latex et l’extraction des minerais, convoqués sous la dictature à construire la fameuse route transamazonienne, ce sont eux qu’on retrouve à nouveau sur les grands chantiers de barrages. Une fois les projets terminés, ils sont souvent abandonnés sur place, sans emploi. Eliane Brum retrace ainsi l’histoire de la famille d’Otavio Chagas, descendant de migrants du Sertão (région désertique du nord-est du Brésil) déplacés vers l’Amazonie pour produire du latex, et qui s’établissent finalement sur les rives du Xingu. À l’instar de la famille Chagas, certains anciens migrants économiques, font le choix de s’installer en bordure de fleuve et de vivre de la pêche, adoptant un mode de vie entre forêt et ville, entre-mundos, inspiré de celui des peuples indigènes. Brum y voit une « subversion de la marge » qui transforme un état initial de vulnérabilité en principe d’autonomie et de liberté. Investir la marge, celle du fleuve comme celle du pays, permet à ces anciens migrants d’échapper à un cycle de domination et de pauvreté qui les contraignait à vendre leur force de travail à des conditions la plupart du temps indignes. Les riverains que Brum interroge s’enorgueillissent ainsi de n’avoir jamais occupé d’emploi au sens habituel du terme. Pour eux, la pauvreté se définit par l’absence de choix, la richesse par la possibilité de se passer d’argent et d’échapper à la logique monétaire.
C’est ce modèle de vie, communautaire et respectueux de la nature, souvent conquis de haute lutte, que les barrages sur les grands fleuves amazoniens menacent de faire disparaître.
Les chantiers d’infrastructure constituent des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.
Altamira, la plus vaste commune du Brésil (plus d’un quart de la France), figure également parmi les plus violentes. Avec la construction du barrage, la population a doublé et la violence a explosé. En 2015, la ville enregistre le taux d’homicides le plus élevé du Brésil, avec 125 homicides pour 100 000 habitants.
Des dizaines de milliers d’ouvriers sont recrutés pour la construction du barrage (25 000 au pic du chantier). D’autres arrivants aux profils variés (éleveurs, orpailleurs, exploiteurs de bois, spéculateurs de titres de propriété) affluent, attirés par les perspectives de retombées économiques en lien avec le développement de la région. Les chantiers d’infrastructure constituent de fait des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.
Sur le chantier de Belo Monte, on distingue deux mécanismes d’occupation. Dans un cas, des travailleurs démobilisés à la fin des travaux décident de rester sur les terres indigènes. Dans l’autre, colons et exploitants en tout genre profitent de la présence des premiers pour pénétrer dans les terres, en bordure de chantier. Norte Energia s’était engagée à protéger les terres indigènes des invasions illégales en établissant des postes de surveillance avant le début des travaux – mais cette obligation n’a pas été remplie. Les familles déplacées n’ont pas non plus été réinstallées comme prévu. L’entreprise a justifié ces retards par des conflits fonciers, un argument fallacieux si on songe qu’elle a contribué à l’entrée des envahisseurs. Ce n’est que sous la pression des communautés et des autorités fédérales qu’elle appliquera, quoique de façon fragmentaire, son devoir d’éloigner les envahisseurs.

Sur les terres accaparées, le déboisement est le modus operandi. Pâturages, exploitation du bois ou revente de terres donnent l’apparence d’une occupation légitime et prolongée dans le temps. Sur la terre Apywatera, du peuple Parakanã, qui borde la région de la Volta Grande, le déboisement a explosé dès le début du chantier. En cause : l’installation de familles non autochtones, parfois encouragées par les politiciens locaux. On observe le même phénomène dans une dizaine d’autres terres indigènes du bassin du Xingu, devenues, pendant les sept premières années du chantier, les zones les plus déforestées d’Amazonie, selon une étude réalisée par la Rede Xingu+10.
Les profits générés par l’occupation puis par le déboisement (commerce du bois, spéculation foncière, agrobusiness ou exploitation des minerais) financent ensuite un réseau criminel de milices, destiné à résoudre par la force les conflits fonciers, saboter le travail des activistes et contrôler les travailleurs semi-esclavagisés, sans lesquels aucune de ces activités commerciales ne serait possible. À Altamira, dans la première décennie 2000, Brum relève encore l’entrée du narco-trafic et la formation d’alliances locales entre les factions criminelles et les grands propriétaires et exploitants illégaux.
Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de fabriquer des titres de propriété. Ils s’appuient sur une législation qui n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées.
L’acquisition illégale de terres, ou grilagem, tire son nom du mot portugais grilo, qui signifie grillon. Ce substantif fait référence à une pratique consistant à placer des titres de propriété fabriqués dans une boîte où sont enfermés des grillons dont les excréments donnent au papier une couleur jaunie, lui conférant un aspect ancien et authentique. Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de ce procédé truqué. Ils s’appuient sur une législation qui, depuis plus de quinze ans, n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées. Des lois permettent de régulariser rétroactivement des terres indigènes et des terres publiques acquises illégalement. Si de telles mesures ont été votées durant le premier mandat de Lula11, puis sous le gouvernement de Temer, la loi s’est considérablement durcie sous Bolsonaro12 — sans surprise si on se rappelle que les grileiros constituent une véritable base électorale pour l’ex-président.
Selon Eliane Brum, le barrage ne vise pas seulement à produire de l’énergie, mais participe d’un système d’exploitation plus vaste du territoire amazonien. Le gros de la production se concentre sur la saison des pluies (de décembre à mai). Ayant coûté plus de 10 milliards d’euros, subventionné à 80% par de l’argent public, le barrage produit, entre 2016 et 2019, en moyenne 4,6 gigawatts, moins de la moitié de sa capacité installée. Même dans ces conditions, il fournit autour de 9% de l’énergie brésilienne, mais cela ne saurait justifier les destructions causées par sa construction.

Le Parti des travailleurs (PT), à l’initiative du lancement de Belo Monte, ne rompt pas avec une certaine logique « d’impérialisme intérieur ». Pour améliorer le sort des pauvres dans les grands centres urbains sans avoir recours à la redistribution, c’est-à-dire sans toucher aux classes privilégiées, les gouvernements de Lula et de Dilma ont en effet misé sur des projets productivistes destinés à l’exportation de matières premières (bois, soja, minerais, hydroélectricité), au détriment des peuples autochtones et de la nature, affectant l’Amazonie au premier chef. Dans la première décennie des années 2000, l’exportation des commodities vers la Chine a ainsi permis de faire émerger une nouvelle classe moyenne, non sans coûts pour le Nord du Brésil, regardé à tort comme la marge, la périphérie du pays.
Nouvellement au pouvoir depuis 2022, Lula continue de soutenir des projets d’infrastructure controversés, tels que la reprise de l’asphaltage d’une route qui traverse la forêt amazonienne (BR-319), annoncée en 2024, ou un projet d’exploration pétrolière au large de l’embouchure de l’Amazone13.
➤ Lire aussi | Mines, bétail, soja : comment les multinationales saignent le Brésil・Erika Campelo (2025)
Si la presse et les institutions internationales défendent les droits des peuples de la forêt, le sort des « peuples déforestés », povos desflorestados, lui, mobilise peu l’opinion publique. Ces derniers sont oubliés, considérés comme déjà perdus – « décombres de guerre » ou « ruines humaines » – pour lesquels il ne serait plus possible d’agir.
Parce que nous sommes habitués à opposer colons et indigènes, il nous est parfois difficile de comprendre la réalité de ces déforestés (descendants de peuples indigènes ou de communautés riveraines déplacés) et a fortiori celle de leurs enfants, nés sur le territoire amazonien, sans jamais avoir vu la forêt ni le fleuve. En effet, la violence du déplacement et du déracinement se répercute sur les générations suivantes. Témoins de la violence politique, sociale et environnementale subie par leurs parents, privés de leurs racines, les descendants des ex-riverains, nés en ville, en dehors du tissu communautaire qui avait été celui de leurs parents, font souvent face dans la sphère privée à des violences intrafamiliales, fruits de la dégradation de la santé mentale des adultes. Dans la deuxième décennie des années 2000, le taux de suicide chez les jeunes à Altamira, dépasse de deux fois la moyenne nationale, montrant la persistance dans le temps des effets de la destruction des communautés.
« Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. »
Eliane Brum
Eliane Brum conclut : les êtres humains ont besoin, autant que les arbres, de racines pour survivre. Dès l’année de son arrivée à Altamira, celle-ci crée une clinique du témoignage. Elle y fait venir des professionnels de santé du sud du Brésil et met en place des cellules d’écoute visant à soulager la détresse psychologique des réfugiés.
Pour la journaliste, les peuples déforestés, contraints de s’urbaniser, incarnent la destruction actuelle de la vie en Amazonie, dans sa dimension humaine et culturelle. Il est impossible, défend-elle, de comprendre la forêt sans ses ruines. « Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. » Ce constat révèle par contraste le rôle des peuples forêts, et de leurs savoirs ancestraux, dans la préservation de la plus grande forêt tropicale de la planète. Ce sont eux qui luttent contre la déforestation, depuis les débuts de la colonisation jusqu’à nos jours. Leur sort et celui de la forêt sont donc intrinsèquement liés.

En Amazonie, il est déjà possible de faire l’expérience de la fin du monde. Selon l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, « Les indigènes sont experts en fin du monde, étant donné que leur monde a pris fin en 1500. » La fin habite le présent des communautés indigènes survivantes, dont l’existence est par définition synonyme de résistance.
Eliane Brum avoue avoir elle-même longtemps cru qu’il était possible de s’intéresser aux peuples traditionnels, à leurs sociétés et à leurs savoirs, sans raconter l’histoire des déforestés. Vivre à Altamira l’a amenée à prendre conscience de cette connexion : « En habitant une ville amazonienne, écrit-elle, j’ai quasiment senti ces connexions se tisser dans mon corps. »
On comprend alors mieux l’enjeu que les conflits territoriaux cristallisent pour l’avenir de notre planète. La guerre foncière qui sévit dans les villes amazoniennes, dont Altamira fournit un exemple frappant, est regardée par le reste du pays comme une réalité éloignée et périphérique. Elle est en fait déterminante. De l’issue de cette guerre dépend la survie des peuples indigènes, survie non seulement physique mais culturelle, dans la mesure où c’est ce mode de vie qui permet de préserver la forêt et assure notre équilibre climatique. La guerre foncière et la guerre idéologique qui oppose différents Brésils et différentes visions de l’avenir ne font donc qu’une. Altamira, tristement célèbre pour sa violence, se trouve aussi « en première ligne de la guerre climatique. » La ville constitue un cas d’école pour comprendre les dynamiques de prédation qui ont cours en Amazonie et les dangers qu’elles présentent.
➤ Lire aussi | « Tout nous regarde, tout nous écoute » : chants, sons et récits et vibrations d’Amazonie・Denis Chartier, Ibã Isaias Sales Huni Kuin et Emilia Sanabria (2025)
Eliane Brum propose alors une inversion des valeurs. Si notre avenir à tous dépend de peuples et de territoires que l’on jugeait jusque-là périphériques, archaïques, improductifs, alors il est grand temps d’en reconnaître la centralité. Ce geste conceptuel de permutation s’adosse à des initiatives politiques concrètes, telle que l’organisation d’une conférence climatique alternative bien nommée : « Amazônia Centro do Mundo ». Tenue en novembre 2019, la conférence a réuni de grands caciques indigènes (Davi Kopenawa, Sonia Guajajara, Raoni Metuktire, etc.), de jeunes activistes européen·nes (Anuna de Wever et Adélaïde Charlier de Youth For Climate Belgium, Alexander Repenning de Fridays for future Germany, etc.), des scientifiques et des penseur·ses, sur place, à Altamira, en marge du Brésil officiel et des grandes métropoles du monde où se tiennent communément les grands sommets du climat.
Convoquer les activistes occidentaux à faire le déplacement en Amazonie, plutôt que l’inverse, n’est pas anodin. Cette condition souscrit à la philosophie d’Eliane Brum qui déclare : « Je suis convaincue que le déplacement doit être réalisé par les corps, il est nécessaire de littéralement placer les corps en Amazonie. » Adepte du déplacement comme premier geste de décolonisation, elle y voit une condition nécessaire au dialogue. Les militants ayant fait le déplacement remplissent la fonction contemporaine de « caravelles de décolonisation », miroir inversé des navires colonisateurs.

L’objectif de la conférence était de promouvoir une alliance par les « bases », le terme base renvoyant aux cultures marginales, celles des peuples forêt d’abord, celles défendues par la jeunesse activiste occidentale ensuite. Brum discerne des points de passage entre les revendications de cette jeunesse, qui demande des comptes au monde productiviste responsable de la condamnation de son futur, et celles des peuples autochtones. Par-delà les frontières géographiques et culturelles, sans le savoir ou sans le revendiquer, cette jeunesse militante est indigène, au sens où elle défend des valeurs communes avec la perspective indigène, qu’elle embrasse au moins en partie.
L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées. Depuis sa décision de vivre à Altamira jusqu’à sa proposition d’inverser les centres et les périphéries, en passant par les initiatives sociales et politiques construites sur place pour rendre leur voix et leur mémoire aux déplacé·es ou par l’expérience intime et intense de déstructuration de son propre corps, Eliane Brum travaille le déplacement dans toutes ses dimensions, individuelle et collective, personnelle et politique, physique et symbolique, corporelle et intellectuelle – rendant au passage ces dichotomies obsolètes.
L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées.
Son récit est habité par le remous du banzeiro. Les lecteur·ices, dès le début, sont interpellé·es par la numérotation chaotique des chapitres qui, de onze, passe à zéro, pour revenir à treize et remonter à 2042. Ce principe de chaos conscient et maîtrisé oblige à poursuivre la lecture hors de certains repères de temps, d’espace et de structure, et construit sur le plan formel un cadre favorable pour entendre le message du banzeiro, dans ce qu’il a d’inconfortable, ainsi que son appel à l’action.
S’il nous exhorte à éprouver l’ampleur des ruines et de la destruction de la vie, cet ouvrage porte aussi en lui la possibilité que de cette expérience naisse un engagement en faveur de la préservation de l’Amazonie et de tous les êtres qui en composent le corps. Il est un appel à transformer le mouvement du banzeiro en òkòtó, qui signifie « coquille » en yoruba, cette langue d’Afrique de l’Ouest que parlaient un grand nombre d’esclaves déportés au Brésil. Ce coquillage en forme de spirale, qui s’élargit par cercles concentriques à partir d’une base de pivot, incarne la possibilité de convertir l’inconfort en action et d’imaginer de nouveaux modèles de société compatibles avec la vie sur Terre.
Image d’accueil : vue du fleuve Xingu depuis le ciel en 1997, par la NASA. Wikimedia.

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28.10.2025 à 10:01
Elliot Deforge · Mathis Leroy
Prévu pour des péniches XXL, le canal Seine-Nord Europe doit connecter Paris aux Pays-Bas via la Belgique. Une bonne idée de transport décarboné ? Pas du tout : ce mégaprojet menace de détruire de vastes lieux de vie et de porter un coup fatal à la batellerie, profession déjà en tension. Mais l’opposition se fédère et les Soulèvements s’en emparent. Enquête.
L’article Canal Seine-Nord Europe : « C’est notre tombe qu’on est en train de creuser » est apparu en premier sur Terrestres.
Le projet de canal Seine-Nord Europe est annoncé comme la clé de voûte de la décarbonation du fret de marchandises entre la région parisienne et les ports du Nord. Alors que les alertes se multiplient au sein de la batellerie, le projet peine à convaincre. Malgré le manque d’attractivité et les difficultés de la filière, la mise en concurrence et la massification restent les seuls mots d’ordre…
À quelques kilomètres au nord de Compiègne, sur les bords de l’Oise, le village de Montmacq connaît une effervescence inhabituelle. Les engins multiplient les allers-retours dans un ballet incessant et poussiéreux. L’air vibre au rythme métallique du battage des palplanches et des ouvriers s’affairent autour d’une passerelle sous le regard curieux des passant·es. Annoncé depuis plus de 30 ans, le chantier du canal Seine-Nord Europe est plus concret que jamais. Longue de 107 kilomètres, cette infrastructure doit relier Compiègne à Aubencheul-au-Bac et ainsi connecter le bassin parisien au bassin de l’Escaut. Ce nouveau canal est le maillon central du projet Seine-Escaut, programme européen de modernisation fluviale des réseaux franco-belges.
Inaugurés en mars 2025, les ponts de contournement permettent de saisir l’ampleur des travaux. Les terres rabotées et jonchées de mares s’étendent à perte de vue. Derniers témoins d’une ère révolue, quelques bosquets et un pont délabré ont été épargnés. « Ils ont déplacé la rivière, avant il y avait un petit coin où l’on jouait à la pétanque » explique Antonio, riverain du chantier. Au loin, une péniche perce l’horizon de ce paysage désertique. Le canal Seine-Nord Europe doit être édifié à quelques mètres seulement du canal latéral à l’Oise. En effet, une liaison fluviale connecte déjà l’Île-de-France au bassin de l’Escaut, soit l’exact objectif du projet Seine-Nord Europe. A une différence près : le gabarit des péniches. La nouvelle liaison serait navigable par des bateaux transportant jusqu’à 4 400 tonnes de marchandises, contre 900 tonnes aujourd’hui.

Outre un canal de 54 mètres de large et 107 kilomètres de long, le projet comprend la construction de 4 plateformes multimodales, une retenue d’eau haute de 42 mètres, 6 écluses, 3 ponts-canaux et 62 ouvrages de franchissement1. Au total, plus de 3 000 hectares sont concernés par ce mégaprojet, véritable « chantier du siècle » selon l’expression consacrée. Corinne, récemment arrivée dans la région, observe les péniches glisser sur le canal latéral à l’Oise en sortant ses poubelles. Bien que favorable au projet, elle ne cache pas son inquiétude : « Compte-tenu de l’ampleur des travaux, il y a toujours une petite pointe d’angoisse, surtout pour le bruit ». Antonio, lui, est plus optimiste : « Il y en a qui se plaignent, mais il n’y a pas de chantier sans bruit et sans poussière… Et puis ça va être bien, il y aura moins de camions sur la route. »
Pour concilier les enjeux environnementaux et le développement économique de la région, le canal Seine-Nord Europe entend relancer le fret fluvial, victime collatérale de la fermeture des mines et de la délocalisation des usines. Mais les riverains ne tardent pas à partager leurs doutes : « pour les petits bateaux, ce n’est pas forcément bien » glisse Antonio. « Il faut aller voir à Longueil-Annel » conseille Corinne.
« Prendre à droite sur Rue de la Corderie » alerte le GPS, après avoir longé les centaines de maisons de briques rouges alignées le long du canal. La route qui mène au musée de la batellerie, baptisé la « Cité des bateliers », nous plonge directement dans le passé de Longueil-Annel. Julien, médiateur culturel, guide la visite : « S’il n’y avait pas eu le canal, il n’y aurait pas eu Longueil-Annel ». L’ouverture du canal latéral à l’Oise en 1831 a métamorphosé ce petit bourg et ses alentours. Le trafic de péniches était tel qu’une île a été créée dans la commune voisine de Janville, pour permettre le passage et le stationnement des bateaux. Mais ces heures fastes appartiennent désormais au passé : « Aujourd’hui, il y a une vingtaine de péniches qui passent chaque jour. On est très loin des centaines de bateaux qui faisaient la queue ici ». Questionné sur le canal Seine-Nord, le trentenaire en poste depuis deux ans reconnaît : « les bateliers sont mitigés. »
S’affairant sur son bateau amarré à quelques dizaines de mètres du musée, Philippe, marinier en fin de carrière, dresse un constat sans appel : « Le canal Seine-Nord ? C’est une catastrophe pour nous, c’est notre tombe qu’on est en train de creuser ». Fils de batelier et professionnel du transport fluvial depuis 37 ans, Philippe a passé toute sa vie sur l’eau. « Vous parlez du canal Seine-Nord aux grands bateaux, ils sautent de joie, mais nous… » poursuit-il sur le ponton du Tous-Nerfs, automoteur pouvant transporter jusqu’à 900 tonnes de marchandises. Considéré comme un petit gabarit, ce bateau est loin d’être une exception : 75 % de la flotte française transporte 1 500 tonnes ou moins2.

L’ouverture de la liaison Seine-Nord va directement mettre en concurrence cette flotte de taille modeste avec des bateaux à grand gabarit. Les bateliers belges et néerlandais possèdent la majorité de ce type de bateau3, et devraient donc tirer profit de l’ouverture du canal Seine-Nord Europe pour accéder au bassin parisien. Amer, le capitaine du Tous-Nerfs, confirme cette trajectoire : « On est concurrencé par la grosse cale, car les plus gros travaillent pour moins cher. Quand le canal Seine-Nord ouvrira, on ne saura pas proposer le prix où ils viennent. » Un détour par les statistiques officielles laisse à voir un secteur bien en peine : en l’espace de 50 ans, le trafic fluvial sur l’axe Nord-Sud a été divisé par trois. La France ne compte plus que 900 batelier·ères4 contre 7 500 au début des années 19705. Si le secteur a pâti de la désindustrialisation, la mise en concurrence et l’évolution technologique de la batellerie ne semblent pas pouvoir freiner cette agonie : « Les jeunes sont écœurés. Les réglementations deviennent de plus en plus strictes, ils doivent faire beaucoup plus d’études et les banques deviennent de plus en plus réticentes ». En France comme en Belgique, la formation de nouveau personnel navigant s’est complexifiée et les écoles peinent à recruter. Du fait de ce manque de renouvellement des générations, la profession se trouve en tension. Torse nu sur sa péniche, Philippe déplore la dégradation du quotidien des bateliers, pris dans une course à la rentabilité : « On manque pas de travail, il y en a qui ont même trois ou quatre voyages d’avance. Avant, on attendait 35 jours sans avoir un voyage, et on vivait aussi bien que maintenant. »
La France ne compte plus que 900 batelier·ères contre 7 500 au début des années 1970.
Assis derrière son large bureau, Christophe Léger, directeur de la Société Coopérative Artisanale de Transport (SCAT) de Compiègne, est inquiet. Depuis des dizaines d’années, cet affréteur met en relation les batelier·ères et les chargeurs, ces entreprises ayant recours au transport fluvial. Comme Philippe, il constate un vrai manque de main d’œuvre : « On se fait engueuler par les clients parce que les bateliers ne sont pas assez nombreux. Une cinquantaine d’entre eux part à la retraite chaque année et ne sont pas remplacés ». Plus qu’un simple problème de personnel, Christophe souligne le manque de péniches nécessaires pour répondre au trafic attendu sur le canal Seine-Nord : « On va chercher les bateaux où ? ». Les chantiers navals n’en fabriquent plus depuis des années, et les petits gabarits sont généralement transformés en logements à la fin de la carrière de leur propriétaire.
➤ Lire aussi | Inondations et barrages dans la vallée de la Vesdre : l’aménagement du territoire en question・Marie Pirard (2023)
Le coût du canal fait également grincer des dents. D’abord estimé à 4,5 milliards d’euros, le projet est désormais évalué entre 7 et 8 milliards d’euros, et serait entièrement financé par des fonds publics (Union Européenne, État, collectivités locales). Laurent Hénard, président du conseil d’administration de Voies Navigables de France (VNF), reconnaît ainsi que : « le projet Seine-Escaut est dans une phase délicate6 ». Si les dérapages financiers sont monnaie courante dans les mégaprojets, l’affectation de telles ressources fait craindre un abandon du réseau à petit gabarit. La récente publication par la Cour des comptes d’un rapport estimant à 3,8 milliards d’euros la réhabilitation de l’ensemble du réseau fluvial français ravive les débats sur la priorisation des travaux7. Les doutes se propagent à l’ensemble de la batellerie : « Le canal Seine-Nord arrive trop tard. Aujourd’hui, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux lutter contre la décroissance du fluvial ? », questionne un membre du secteur dans les rayons d’un magasin spécialisé.

Cette situation vient fragiliser l’image d’un projet de plus en plus controversé : sur le terrain, les habitant·es commencent à afficher leur opposition. En mai dernier, 350 d’entre eux se sont rassemblés à Compiègne, principale agglomération sur le tracé, pour demander l’arrêt du chantier. Outre les lourds impacts sur la biodiversité, le collectif Méga Canal Non Merci dénonce les promesses économiques et environnementales du projet, jugées fallacieuses. « Le canal Seine-Nord accompagnerait et encouragerait la croissance du trafic routier, au détriment du vivant, des finances publiques et des emplois », peut-on lire dans leur argumentaire8.
Jacques Delhay, marinier à la retraite, avait pour l’occasion amarré sa péniche à proximité du rassemblement, déployant une banderole sans équivoque : « Méga canal = bateliers au chômage ». Pour cet ancien technicien des Ponts et Chaussées, la construction de ce « méga canal » et l’abandon du petit gabarit ne permettra pas de relancer le fret fluvial. Outre la concurrence des grands gabarits, il déplore que le canal du Nord existant soit fermé pendant deux ans pour assurer les travaux du nouveau canal9. Laissés sans solution satisfaisante, les bateliers ne pourront honorer les marchés existants, contraignant les usagers de la voie d’eau à adapter leur chaîne logistique. Cette décision fait craindre une perte irréversible aux navigants : « Une fois que le client aura trouvé un autre mode de transport, c’est fini, il ne reviendra plus chez nous », prédit Philippe le batelier.

Les promoteurs du projet voient dans la mise en concurrence et la modernisation de l’infrastructure la solution pour redonner au fluvial ses lettres de noblesse. La fin des petits bateliers serait le prix à payer pour relancer l’activité. Dans cette dynamique, la Belgique – avec son réseau à grand gabarit et sa part fluviale quatre fois supérieure à la France – est souvent présentée comme un exemple à suivre. Force est de constater que le moral de la batellerie n’y est pourtant pas au beau fixe. Les bateliers belges souffrent eux aussi de cette course à la rentabilité et de la précarité liée à l’instabilité financière. Comme en France, le secteur peine à attirer : « Il y a vraiment un souci niveau disponibilité du personnel, malgré les efforts qui ont été faits » concède Yvon Loyaerts, ancien directeur général des voies hydrauliques wallonnes. Celui qui a suivi pendant des années le projet du canal Seine-Nord Europe ne peut que constater l’incapacité des décideurs à répondre à l’enjeu du renouvellement générationnel : « En réunion, le sujet est arrivé sur la table mais tout le monde lève les bras au ciel pour dire “que peut-on faire pour ?” »
La relance du fret fluvial par la mise en concurrence et la massification est annoncée depuis la fin des années 199010, sans aucun résultat palpable. Face à ce mégaprojet aux allures si prometteuses, beaucoup naviguent à vue. Pascal Roland, batelier et représentant de l’association de batellerie belge Ons Recht/Notre droit, estime que les ambitions européennes en matière de transport fluvial nécessitent 20 000 personnes supplémentaires dans le secteur. De Longueil-Annel à Bruxelles, l’avenir de la batellerie reste pourtant très incertain, et les incantations néolibérales invoquant la mise en concurrence pour réanimer une filière à bout de souffle peinent à convaincre. Les mots de Pascal Roland, qui alerte depuis plus de 15 ans sur cette lente agonie du fluvial, résonnent : « Si on continue comme ça, le canal Seine-Nord ne servira à rien car il n’y aura plus de transporteurs. »
Collectif Méga Canal Non Merci
« Le canal Seine-Nord accompagnerait et encouragerait la croissance du trafic routier, au détriment du vivant, des finances publiques et des emplois »
Face à une puissance publique bien déterminée à « casser la marche arrière », pour reprendre les mots de Xavier Bertrand (président de la Région Hauts-de-France), l’opposition s’organise et prend de l’ampleur. Du 10 au 12 octobre 2025, une série d’actions contre « l’empire logistique » s’est tenue en France, en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas. L’empire logistique désigne l’organisation tentaculaire qui organise la circulation des flux et « qui constitue les veines grâce auxquelles le capitalisme et l’impérialisme se perpétuent ». Cette coalition entend enrayer « cet empire qui transporte non seulement combustibles fossiles et produits de l’agro-industrie, mais aussi des armes à destination d’Israël11 ». À l’appel des Soulèvements de la Terre, d’Extinction Rébellion et de plus d’une vingtaine d’autres organisations, le week-end d’action « Méga Canal, Méga Scandale » constituait l’occurrence française de cette internationale contre l’empire logistique et a réuni 2000 personnes.

« On parle quand même du fin fond de l’Oise, je n’ai jamais fait une manif’ avec autant de monde dans l’Oise ! » s’enthousiasme Valérie, porte-parole de la mobilisation et cheminote. Aux côtés du syndicat Sud Rail, elle dénonce l’hypocrisie du projet : « On met 10 milliards dans ce canal au lieu de rénover l’infrastructure existante [fluviale comme ferroviaire], qui est sous-utilisée ». À l’instar du contre-projet porté comme une alternative à la construction de l’autoroute A6912, les opposant·es souhaitent dessiner des perspectives souhaitables pour le territoire. Bien décidé·es à faire valoir ces autres voies, les collectifs de travailleur·euses et militant·es s’organisent : « Démontrons qu’on peut faire le taff du mégacanal en s’appuyant sur les infrastructures fluviales et ferroviaires existantes, sans détruire les écosystèmes, sans dépenser 10 milliards et en créant des emplois pérennes ». En soutien à cette dynamique pour faire advenir d’autres devenirs techniques, une vingtaine de chercheur·euses de l’école d’ingénieur de Compiègne publient dans les colonnes de Reporterre une tribune, demandant un moratoire et affirmant leur volonté de « contribuer à développer une recherche-action, guidée par la construction d’alternatives orientées vers la soutenabilité écologique, le bien-vivre ensemble sur nos territoires et le déploiement de techniques à échelle humaine13. »
Sous pression des militant·es pour le vivant, des riverain·es, des syndicats et maintenant du monde académique, le « chantier du siècle » voit son horizon s’assombrir. Discrets jusqu’à présent dans les mobilisations, les bateliers grondent et une mutinerie n’est plus à écarter. En difficulté économique, le projet Seine-Escaut a du plomb dans l’aile, et ses opposant·es ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin.
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Image d’accueil : un bateau chargé de granulats patiente à l’écluse de Janville – Longueil-Annel. Photographie des auteurs.

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15.10.2025 à 16:09
Mélanie Antin
Le 8 novembre 2024, Julia Chuñil est partie en forêt avec ses animaux. Elle n’est pas revenue. Depuis, les manifestations se multiplient dans tout le Chili, demandant justice et vérité pour cette cheffe de communauté et défenseuse territoriale mapuche, dans un contexte tendu d’extractivisme et de criminalité. Et puis, la terrible nouvelle est arrivée…
L’article « Justice pour Julia ! » : au Chili, vague de violences en territoire mapuche est apparu en premier sur Terrestres.
Je remercie Javier Troncoso pour notre entretien téléphonique, et le collectif Ad Kimvn pour la mise en relation. En espérant que justice soit faite.
Cela fait bientôt un an que Julia Chuñil Catricura, 72 ans, femme mapuche et défenseuse territoriale a disparu dans la région de Los Ríos, au sud du Chili1. J’apprends sa disparition alors que je suis au Chili pour mon dernier terrain de recherche dans le cadre de ma thèse, qui porte sur l’agir politique de femmes rurales et mapuche autour de la souveraineté alimentaire. Depuis cinq ans maintenant, je m’attache à documenter leurs stratégies de résistance pour la terre, dans un contexte de vulnérabilité socio-écologique intense.
Le 25 novembre 2024, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, je rejoins un groupe de femmes mapuche à Temuco. Elles scandent « Ni una menos (Pas une de moins) ». Beaucoup se sont identifiées à Julia. Sur les pancartes qu’elles brandissent, on peut lire : « Donde está ? ¿ Chew muley Julia Chuñil ? (Où est Julia Chuñil ?) ». Dans les territoires mapuche, les violences de genre sont indissociables des violences liées à un modèle de prédation, compris comme « un processus d’accumulation par et dans la destruction »2. Les slogans font écho aux mobilisations contre les disparitions forcées sous la dictature.
Julia Chuñil était engagée dans l’amélioration des conditions d’existence de sa communauté, qu’elle présidait. Reconnue dans sa commune, elle œuvrait à la revitalisation de la culture mapuche, notamment à travers sa participation à des trafkintü, nom mapuche donné aux échanges non monétaires de semences, de plantes, d’artisanat et de savoirs. Elle participait aussi à l’organisation de cérémonies mapuche (bien qu’elle soit elle-même évangéliste). Comme beaucoup de femmes mapuche des régions rurales, elle vivait de son activité d’agriculture de subsistance et de la vente des produits de son potager et de ses animaux. Malgré les pressions qu’elle subissait de la part d’un entrepreneur de l’industrie forestière appelé Juan Carlos Morstadt Anwandter, Julia refusait de quitter ses terres. Peu de temps avant sa disparition, elle confiait à sa famille : « S’il m’arrive quelque chose, vous savez déjà qui c’est », en faisant allusion à J. C. Morstadt.
Depuis sa disparition le 8 novembre 2024, les manifestations pour exiger vérité et justice pour Julia Chuñil se multiplient dans les grandes villes chiliennes – Santiago, Concepción, Valparaiso, Temuco… – et même à l’étranger. Sur les réseaux sociaux, la mobilisation est tout aussi vive. L’artiste Constanza Nahuelpan a même écrit une chanson pour la défenseuse territoriale : « ¿ Chëw Müley Julia Chuñil ?3 ».

Le 8 août 2025, près de 5000 personnes se sont retrouvées à l’Estadio nacional lors d’une journée de solidarité pour Julia Chuñil et sa famille.
Certaines voix dénoncent la violence structurelle perpétrée à l’encontre des femmes, particulièrement présente en Abya Yala4, une problématique analysée par de nombreuses chercheuses féministes telles que la chercheuse Rita Segato5. Les écologistes rappellent l’urgence de protéger les défenseur·ses autochtones et environnementaux, en exigeant l’application effective du traité environnemental dit « accord d’Escazú », ratifié par le Chili en 2022. ANAMURI, l’association nationale de femmes rurales et autochtones, dénonce également le racisme et le colonialisme qui nourrissent les logiques extractivistes menaçant la vie des communautés.
Julia Chuñil est peut-être la victime d’un nouveau féminicide politique, qu’il est urgent de dénoncer et de nommer.
La disparition de Julia Chuñil ravive le débat sur la répression des défenseur·ses de l’environnement, en particulier en contexte autochtone. Julia Chuñil est peut-être la victime d’un nouveau féminicide politique, qu’il est urgent de dénoncer et de nommer. Les luttes portées par les femmes autochtones, qu’elles soient autour de pratiques politiques « discrètes », ou luttes plus frontales, restent encore trop invisibilisées. L’image romantique de « gardiennes de la nature » ne rend pas justice à la complexité de leurs combats et de leurs stratégies multiples.
Depuis la colonisation espagnole au XVIe siècle, les Mapuche subissent une dépossession de leurs territoires, inscrite dans une longue histoire de violences et de domination. Après l’indépendance chilienne en 1818, l’occupation militaire de l’Araucanie (1861-1883) réduit les terres communautaires entre 5 et 10% de leur superficie originelle et une grande partie est réattribuée à des colons, entraînant une grande fragmentation sociale et culturelle. Le colonialisme républicain marque avec force la persécution des Mapuche, à travers, entre autres, leur subordination à des « institutions et une territorialité exogènes »6.
Au XXe siècle, la réforme agraire puis la contre-réforme agraire sous la dictature de Pinochet redessinent les rapports à la terre, les terres collectives mapuche étant depuis lors soumises à la logique de la propriété privée. Le modèle néolibéral ancre une logique extractiviste et favorise l’expansion massive de monocultures de pins et d’eucalyptus, particulièrement dans les régions à forte population mapuche. Soutenue par des subventions publiques, cette filière concentre les richesses de quelques entreprises et provoque de lourdes conséquences environnementales, notamment pour la perpétuation des modes de vie mapuche. L’industrie forestière se déploie au prix d’inégalités criantes. Les emplois – à 95% masculins – sont précaires et ne génèrent pas le développement promis7.
Le « retour à la démocratie » dans les années 1990 ne modifie pas les structures héritées du régime dictatorial, mais ouvre un nouvel espace pour les revendications autochtones. En 1992, les mobilisations autour de la contre-commémoration de la « découverte des Amériques » constituent une fenêtre d’opportunité pour les organisations mapuche8.
En 1993, la Ley Indígena9 reconnaît pour la première fois la présence des peuples autochtones dans la constitution chilienne et crée la Corporación Nacional de Desarrollo Indígena (CONADI, « Corporation nationale pour le développement autochtone »), qui veille à l’application de divers programmes de santé, d’éducation et d’accès à la terre à travers un mécanisme d’achat de terres auprès de propriétaires privés. Cette reconnaissance reste toutefois obtenue au prix d’un compromis politique puisqu’elle canalise les « aspirations légitimes de justice » dans un cadre institutionnel10.

La politique indigéniste d’alors avait comme objectif clair d’encourager la valorisation de l’identité autochtone, mais aussi sa « modernisation »11. L’autochtonie devient une « valeur ajoutée » si elle répond aux besoins du marché, dans un contexte de grandes réformes néoliberales qui se poursuivent dans les décennies suivantes. Le « néolibéralisme multiculturel », à partir des années 2000, renforce ainsi la division entre le « bon indien » et le « mauvais indien »12. Les femmes autochtones incarnent « par nature » le « bon indien », considérées comme les « reproductrices biologiques, culturelles et symboliques » de leur culture13. Dans ce cadre, leurs savoirs, souvent au cœur de projets d’ethno-développement et d’empowerment, lorsqu’ils peuvent être capitalisés, tendent à renforcer leur assignation au care, sans pour autant interroger les structures de domination qui la sous-tendent. Pourtant, derrière cette image de « gardienne de la nature », perçue comme apolitique, elles mènent des luttes concrètes pour la terre, l’eau et la biodiversité, affirmant ainsi leur pouvoir d’agir politique.
À la fin des années 1990, les conflits territoriaux s’intensifient au Chili et les territoires mapuche sont particulièrement visés par la répression de l’État. Si les figures médiatisées de ces luttes sont essentiellement masculines, décrites par les médias et la sphère politique sur le registre du terrorisme et de la violence, les femmes mapuche y jouent un rôle central.
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La disparition de Julia Chuñil révolte d’autant plus qu’elle survient sous un gouvernement qui s’était engagé à résoudre cette dette historique de l’État chilien envers la nation Mapuche. Trente-deux ans après la promulgation de la Ley Indígena, l’écart entre les revendications territoriales et les terres effectivement acquises reste conséquent et le mécanisme de redistribution perpétue la spéculation immobilière et les conflits entre communautés.
Dans ce cadre, la « Commission présidentielle pour la Paix et l’Entente » (Comisión Presidencial para la Paz y el Entendimiento) a remis en 2025, après deux ans de travail, son rapport proposant un ensemble de recommandations autour de la justice, la réparation, la restitution des terres et du développement territorial14. Pour les Mapuche, ce processus suscitait des espoirs de changement, dans un pays où les avancées juridiques en matière de droits fonciers et politiques y restent limitées15.
La disparition de Julia Chuñil révolte d’autant plus qu’elle survient sous un gouvernement qui s’était engagé à résoudre la dette historique de l’État chilien envers la nation Mapuche.
Bien que cet accord ait été qualifié d’historique en raison de la portée des recommandations et de la méthodologie de consultation employée, de nombreuses interrogations subsistent, notamment sur la création d’un nouvel organe dédié aux politiques autochtones, qui ne serait que « décoratif »16. Le texte émet également des recommandations concernant le « développement territorial et économique » des régions. Mais il reste globalement centré sur des logiques d’intégration au marché agroindustriel et d’« efficacité », dans la prolongation d’une vision paternaliste. Rien ne fait état de l’accès effectif à l’eau, de la préservation des ressources aquatiques dans des régions où le stress hydrique est croissant et les sécheresses récurrentes.
Depuis la remise du rapport, les critiques se sont intensifiées, notamment sur les irrégularités du nouveau processus de consultation autochtone, ouvert en août 2025. Les organisations mapuche ont généralement rejeté les recommandations.
Dans ce climat, la disparition forcée de Julia Chuñil prend aussi une autre portée, pointant du doigt les violences continues qui s’exercent sur les communautés mapuche, en particulier sur les femmes.

L’une des luttes territoriales les plus emblématiques est celle de Ralco (Alto Biobío), opposant des communautés Pewenche de la cordillère contre un projet hydroélectrique. Porté par l’entreprise Endesé et soutenu par l’État comme symbole de développement, le barrage hydroélectrique Ralco fait partie d’un projet d’aménagement sur le fleuve Bío Bío, qui a eu des impacts environnementaux et sociaux majeurs, illustrant la violence extractiviste.
Autorisé en 1997 par la CONADI, malgré des critiques sur sa légalité, il a forcé au déplacement de nombreuses familles pewenche, inondant leur invernada et réduisant leur capacité de subsistance17. En 2003, toutes les familles concernées avaient fini par accepter, sous pression, la permutation de terres proposée par l’entreprise Endesa, par le biais de la CONADI. Cimetières, sites cérémoniels et lieux sacrés ont été engloutis, bouleversant les pratiques religieuses et l’habiter. L’arrivée de travailleurs et de nouveaux propriétaires privés a introduit une logique axée sur la propriété privée, l’individualisme et l’exploitation intensive, contrastant avec le rapport à la terre des Pewenche18.
Au cœur de cette lutte de près de dix ans, le souvenir des sœurs Berta et Nicolasa Quintreman est encore vif. En 2013, Nicolasa Quintreman fut retrouvée morte, son corps flottant dans les eaux du lac artificiel du barrage de Ralco19. Elle avait déclaré qu’elle ne quitterait pas ses terres, même morte.
On peut aussi rappeler le cas de Macarena Valdés, qui luttait également contre un autre projet hydroélectrique à Panguipulli. Les circonstances de sa mort, laissant fortement présumer un féminicide maquillé en suicide, ne sont toujours pas élucidées.
Le concept de « continuum de la violence sexuelle » permet de saisir l’ampleur et la diversité des abus et violences subis par les femmes, ainsi que les liens entre domination patriarcale, racisme structurel et extractivisme.
Aujourd’hui, d’autres défenseuses territoriales continuent leur lutte malgré les menaces. C’est le cas de la machi (chaman20) Millaray Huichalaf, engagée depuis quinze ans pour la défense du fleuve Pilmaikén (Los Ríos) contre l’entreprise norvégienne Startkraft et sa centrale hydroélectrique. En août 2025, l’entreprise a ouvert les vannes du barrage sans prévenir, alors que la machi et sa communauté étaient en pleine cérémonie sur le fleuve. La crue provoquée a emporté une jeune fille et un homme qui tentait de la sauver. Depuis, Millaray Huichalaf fait de nouveau face à des intimidations policières et à une criminalisation de sa lutte.
La lutte de Julia Chuñil pour la dignité mapuche prolonge ces résistances féminines face à la prédation de leur territoire.
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Ces violences extrêmes sont à analyser à l’aune du « continuum de la violence sexuelle »21. Ce concept permet de saisir l’ampleur et la diversité des abus, contraintes et violences subis par les femmes, exacerbés en contexte extractiviste, ainsi que les liens entre domination patriarcale, racisme structurel et extractivisme22. On y voit un lien avec le concept de terricide développé par Moira Millán (Puelmapu, Argentine), pour désigner un continuum de violences que subissent les Mapuche et peuples autochtones en général (écocide, génocide, épistémicide, féminicide), à travers une « matrice civilisatrice de la mort » qui affecte à la fois les terres et les corps subalternisés. Ce concept permet de mieux saisir le contexte de la disparition de Julia Chuñil.

Julia Chuñil se définissait comme « cheffe de famille et combattante ». Dans un documentaire, elle raconte son bonheur de prendre soin de ses animaux et de son potager, et de participer aux trafkintü (troc). Cette forme de solidarité, principalement organisée par les femmes permet de tisser des réseaux de solidarité et d’échange, et de « faire communauté » :
On partage avec les personnes, parfois d’autres communautés, on récupère nos graines, c’est important. Les graines qu’on récolte, on les échange contre des choses qu’on n’a pas. J’aime participer et ramener des boutures, des graines, de la farine, tout ce que je fais dans ma maison. Cette année on n’a pas pu l’organiser, à cause du problème qu’on a ici.23
Dirigeante mapuche, mère de 5 enfants et grand-mère de 10 petits enfants, Julia Chuñil présidait la communauté de Putreguel (Région de Los Ríos), composée de 17 familles. Depuis 2015, elle menait l’occupation et la protection d’un terrain de près de 900 hectares, dont une grande partie de forêt naturelle et cinq cours d’eau, espérant sa régularisation foncière par la CONADI (la Corporation nationale pour le développement autochtone). Elle y vivait de manière précaire, sans électricité, ni eau potable ni couverture téléphonique, et pratiquait une agriculture paysanne, de subsistance.
Le 8 novembre 2024, Julia est partie avec trois de ses chiens pour surveiller ses animaux dans les collines voisines. Seuls deux chiens sont revenus ; Julia et son jeune chien Cholito, qui ne la quittait jamais, ne furent jamais retrouvés. Aucune trace d’elle n’a été retrouvée et ses enfants, soutenus par la Fondation Escazú24, ont porté plainte pour enlèvement, évoquant la possibilité d’un féminicide politique.

Cette disparition est à replacer dans le cadre d’un long conflit foncier. Le terrain revendiqué par la communauté de Julia Chuñil faisait partie de la réforme agraire avant de passer entre les mains de propriétaires privés sous la dictature. Il comprend notamment un cimetière mapuche, où Julia souhaitait être enterrée. Après une première transaction irrégulière impliquant l’entrepreneur Juan Carlos Morstadt (descendant de colons allemands) et la banque Scotiabank, le terrain est abandonné par une première communauté à laquelle il avait été attribué. La communauté de Julia s’y est alors installé pour protéger le site, espérant que la CONADI leur transfèrerait les droits à la terre.
Lors d’un entretien, Javier Troncoso, fils de Julia Chuñil, raconte :
Ma mère n’a jamais eu de terre à elle, elle travaillait ici et là pour d’autres, elle travaillait de la vente de produits agricoles, et a réussi à s’en sortir seule. Et aujourd’hui elle se sentait épanouie parce qu’elle avait ce bout de terre, sa forêt et ses animaux. (Javier Troncoso, mai 2025)
La forêt naturelle pour les Mapuche va bien au-delà d’une ressource alimentaire ou de bois de chauffe, elle est un lieu de cueillette, notamment de plantes médicinales utilisées pour les soins quotidiens et lors de cérémonies religieuses. La forêt est profondément liée à l’habiter mapuche.
Avec l’annulation de la vente, les terres passèrent à nouveau entre les mains de J.C. Morstadt mais la CONADI n’informa pas la communauté de Julia : « On l’a su après sa disparition et Morstadt n’a jamais rendu l’argent », souligne Javier Troncoso. Depuis lors, Julia Chunil avait signalé à sa famille plusieurs menaces de l’entrepreneur, qui continuait d’abattre des arbres autochtones pour leur commercialisation. Javier ajoute : « ils ont essayé d’acheter ma mère, comme ils l’ont fait avec d’autres, et ma mère a aussi caché beaucoup de choses, elle ne voulait pas nous inquiéter ».

L’enquête a été marquée par une succession de quatre procureurs et a souffert d’un manque flagrant de continuité et de transparence. Les avocats de la famille dénoncent la fuite du dossier d’enquête vers les médias alors qu’il était confidentiel, l’absence de de moyens techniques (géoradar, drones), des perquisitions répétées, dont certaines violentes, visant la famille.
Une telle inversion du soupçon sur les victimes peut stupéfier : elle illustre pourtant la criminalisation systématique des luttes autochtones. Javier Troncoso raconte :
Ils n’enquêtent pas sur lui [Morstadt], nous sommes les principaux suspects de la disparition de ma mère maintenant. En plus de la présence quotidienne de la police, on a eu beaucoup de perquisitions, ici et chez ma sœur. Trois procureurs sont venus chez ma sœur. Ma sœur a subi chez elle une torture psychologique, on lui disait : « Allez, dis-nous où est ta mère. » C’est donc encore plus douloureux de voir toutes ces injustices que les policiers commettent à notre égard. Ils viennent encore de changer de procureur ce mois-ci. Et déjà dix jours de perquisitions domiciliaires. Il y a des enfants ici, il y a des personnes âgées, ils ont bafoué les droits des enfants. Ils ne respectent pas la loi parce que nous sommes Mapuches.
Le cas de Julia se situe dans un double contexte : celui de la criminalisation des mouvements sociaux, et particulièrement du mouvement mapuche, et celui de l’expansion de la prédation extractive sous couvert de transition énergétique.
Le 7 août 2025, cinq organisations – dont le Mouvement pour l’eau et les territoires (MAT), l’Observatoire latino-américain des Conflits environnementaux (OLCA) et la Commission éthique contre la torture – ont présenté au Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU un rapport dénonçant la vulnérabilité structurelle des défenseurs et défenseuses de l’environnement au Chili, en particulier des femmes autochtones. Le cas de Julia est effectivement replacé dans un contexte plus large, d’une part celui de la criminalisation des mouvements sociaux, et particulièrement du mouvement mapuche, et d’autre part celui de l’expansion de la prédation extractive sous couvert de transition énergétique. En 2023, vingt défenseur·euses de l’environnement ont été menacé·es au Chili, dont 65% de femmes, selon la Fondation Escazú Ahora. Cette dernière dénonce le vide juridique et éducatif concernant la reconnaissance de la figure de défenseur·euse de l’environnement. Si le président Gabriel Boric a publiquement exprimé sa préoccupation pour la disparition de Julia Chuñil et promis de poursuivre les recherches, sa déclaration n’est encore suivie d’aucune avancée notable.
Le 1er octobre 2025, près d’un an après sa disparition, les avocats de la famille de Julia Chuñil dévoilent une information d’une rare violence.
Dans un enregistrement issu d’une conversation téléphonique, J. C. Morstadt confie à son père : « Julia Chuñil, ils l’ont brûlée ». L’enregistrement a été exposé auprès d’organismes de défense des droits humains. Cette révélation insoutenable doit accélérer le processus d’enquête afin que justice soit faite. Un reportage du 12 octobre 2025, sur Canal 13, une chaîne de télévision nationale, remet en question l’activisme de Julia Chuñil au sein du mouvement mapuche et écologiste. Les journalistes insistent une fois de plus sur culpabilité de ses enfants dans son assassinat, sans preuve concrète. Ce reportage nie une fois de plus la subjectivité politique de Julia Chuñil, et, par extension des femmes autochtones.
Les trajectoires comme celle de Julia Chuñil s’inscrivent dans une histoire plus large, où les femmes mapuche jouent un rôle décisif dans les luttes pour la défense des territoires. Au-delà d’actions ancrées dans une politique du quotidien, elles traversent aussi les sphères politiques : certaines prennent part à des organisations nationales voire internationales, construisent des alliances avec des organisations non mapuche, agissent depuis les instances institutionnelles, se mobilisent pour faire valoir leurs droits, en tant que femme, et en tant qu’autochtone.
Sans la mobilisation massive de collectifs mapuche et chiliens, Julia Chuñil, aurait subi l’invisibilisation de sa vie et de sa lutte, qu’il est important de comprendre dans sa globalité. Raconter l’histoire de Julia Chuñil, c’est refuser l’oubli et l’effacement.

Image d’accueil : Affiche du Réseau des femmes autochtones pour la défense de la mer (Red de mujeres originarias por la defensa del mar). Illustration de Carla Soto Ampuero @carlawillin

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