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17.12.2025 à 12:20

Mille sept cents ans après le concile de Nicée, la visite historique du pape Léon XIV

Marie Chaieb, enseignant-chercheur en théologie patristique, UCLy (Lyon Catholic University)

Léon XIV vient de se rendre sur le site du premier concile œcuménique chrétien qui s’est déroulé en 325 de notre ère. Un déplacement qui annonce un pontificat placé sous le signe du dialogue entre les différentes Églises chrétiennes.
Texte intégral (2021 mots)

L’actualisation du concile de Nicée à l’occasion du voyage, en novembre 2025, du pape Léon XIV en Turquie permet de réfléchir aux enjeux de ce concile pour la géo-ecclésiologie (étude du rapport de l’Église aux territoires) actuelle. Le pape promeut une approche dynamique de Nicée : quel impact sur l’unité des Églises et sur le dialogue œcuménique et interreligieux ?


Dans l’avion qui l’amenait de Turquie au Liban le dimanche 30 novembre 2025, le pape Léon XIV a expliqué pourquoi il avait souhaité effectuer ce voyage dans la région :

« La première raison […] était le 1 700e anniversaire du Concile de Nicée […] pour commémorer le grand événement : l’accord de toute la communauté chrétienne et la profession de foi, le Credo de Nicée-Constantinople. »

Faut-il voir dans ce déplacement un simple hommage aux sources du christianisme ou, au-delà, un choix symbolique qui annonce une orientation importante de ce que sera le pontificat de ce pape de 70 ans élu en mai dernier ?

L’évolution de l’adjectif « œcuménique »

Le 28 novembre 2025, cet « accord de toute la communauté chrétienne » s’est manifesté par une célébration œcuménique qui a rassemblé de nombreux responsables chrétiens – catholiques, orthodoxes et protestants – autour du patriarche orthodoxe de Constantinople Bartholomée Ier et du pape Léon XIV.

Mais le concile de Nicée s’est réuni avant toutes les séparations entre les Églises ; dès lors, comment se fait-il qu’il soit appelé le premier concile « œcuménique » ?

À Nicée (aujourd’hui Iznik), en 325, le premier concile est le fruit immédiat de l’édit de Milan, promulgué en 313 par les co-empereurs romains Licinius et Constantin, qui promouvait la tolérance religieuse et marquait la fin des persécutions de l’Empire romain contre les chrétiens.

Le fait de se réunir (« concile » vient du latin concilium qui signifie assemblée) pour se mettre d’accord sur les questions nouvelles n’a en soi rien de nouveau puisque c’était déjà le mode habituel de gouvernance des Églises, y compris pendant les persécutions, mais à échelle locale.

Cependant, en convergeant vers Nicée par les voies romaines, les évêques entourés de délégations sont pour la première fois en capacité de représenter l’Église « universelle ». C’est vers cette réalité que pointe alors l’adjectif « œcuménique ».

Au cours des siècles, l’adjectif a changé de sens. Dans l’Antiquité, il a d’abord un sens géographique et signifie que le concile a vocation à rassembler, au moins potentiellement, les évêques de tout l’Empire. Aujourd’hui, il revêt un sens plus technique et désigne les différentes formes de dialogue interconfessionnel au sein des différentes Églises chrétiennes. Il n’en demeure pas moins que les Églises, séparées au fil des siècles, célèbrent toujours en Nicée un patrimoine commun qui les réunit sur l’essentiel.

Un « credo » commun

L’enjeu majeur, en 325, était de se mettre d’accord sur les mots pour exprimer la foi au Christ en tant que Fils de Dieu.

Alors que le prêtre alexandrin Arius formulait une certaine subordination du Fils par rapport au Père en raison de sa nature humaine, les évêques réunis affirment que ce Fils n’est pas moins Dieu que le Père : il est de même nature que le Père.

Pour transmettre cette conviction, ils élaborent une profession de foi, le premier credo que chacun des évêques rapportera chez lui pour le transmettre aux fidèles aux quatre coins de l’Empire.

L’empereur Constantin (au centre) avec les évêques du concile de Nicée tenant anachroniquement le texte du Symbole de Nicée-Constantinople dans sa forme liturgique grecque fondée sur le texte adopté au premier concile de Constantinople (381 de notre ère). Wikimedia

Les professions de foi alternant le mode narratif et la précision théologique étaient déjà le mode habituel de formulation de la foi depuis les origines ; c’est sur les modèles de professions de foi déjà existantes utilisées lors des baptêmes que le concile élabore son credo. Mais les évêques de Nicée ont conscience de formuler à cette occasion une profession de foi capable de servir de repère pour l’Église universelle. Elle sera par la suite complétée au concile de Constantinople en 381 (d’où son nom de Credo de Nicée-Constantinople), mais elle ne changera pas sur le fond. « Le Credo de Nicée-Constantinople est ainsi la profession commune de toutes les traditions chrétiennes », comme le souligne le pape dans la lettre apostolique du 23 novembre 2025 In unitate fidei à l’occasion de l’anniversaire de Nicée.

Cette conviction est toujours celle des différentes Églises chrétiennes rassemblées ; c’est donc bien leur patrimoine commun que les acteurs de la commémoration de 2025 ont voulu mettre en valeur, sans pour autant renier leurs identités propres.

En quoi ce voyage porte-t-il un aspect symbolique ?

C’est justement dans l’articulation entre unité et diversité que le patriarche Bartholomée et le pape Léon XIV se positionnent de façon très claire, proposant de « marcher ensemble » : « Nous devons marcher ensemble, dit le pape Léon XIV, pour parvenir à l’unité et à la réconciliation entre tous les chrétiens. » (In unitate fidei 12.)

Il poursuit : « Le Credo de Nicée peut être la base et le critère de référence de ce cheminement. Il nous propose en effet un modèle de véritable unité dans la diversité légitime. […] Car l’unité sans multiplicité est tyrannie. » (In unitate fidei 12.)

Ainsi, cette unité n’est nullement comprise comme une uniformité, qui serait d’ailleurs plus ou moins fantasmée ; le projet ne vise pas le lissage des individualités mais le dialogue.

Loin de toute naïveté, la rencontre de Nicée manifeste donc la volonté des responsables religieux présents de donner du christianisme une image du dialogue pour la paix. « Car nous ne sommes pas rassemblés ici simplement pour nous souvenir du passé », a affirmé le patriarche Bartholomée dans son discours de bienvenue.

S’il a été possible de se rencontrer (et n’est-ce pas là le plus difficile justement ? l’absence de l’Église russe planant comme un rappel douloureux des aspects politico-religieux dans les conflits actuels), alors le geste devient également « proposable » au niveau du dialogue interreligieux (en Turquie et au-delà) et même au niveau politique. La suite du voyage du pape au Liban peut ainsi être lue comme une conséquence géo-ecclésiologique de la mémoire vivante de Nicée.

Plus largement, les débats de Nicée ne se limitent pas à des enjeux internes à la foi chrétienne, mais ouvrent sur le dialogue avec les cultures. Pour dire le cœur de leur foi, les évêques de Nicée peaufinent le vocabulaire et optent, audacieusement, pour un terme non pas biblique mais issu de la culture philosophique grecque, apte selon eux à préciser de façon décisive leur pensée. L’adjectif grec homoousios (traduit ensuite en « consubstantiel » en français à partir du latin consubstantialis) générera plus d’un siècle de débats, mais exprime une ouverture au dialogue avec la culture profane. Fils de leur temps et héritiers de cette culture, ils décident de « cheminer avec » ce qu’elle peut offrir de positif pour eux, illustrant ainsi ce qu’on appellera plus tard l’inculturation de la foi, c’est-à-dire l’expression de la foi dans et grâce au génie de chaque culture recevant l’Évangile.

Le pari était risqué et, effectivement, le concile de Nicée est loin d’avoir mis un terme aux conflits de formulations concernant la nature du Fils. Il faudra attendre le 4ᵉ concile œcuménique à Chalcédoine, en 451, pour trouver une expression stabilisée et apaisée. Mais le processus d’inculturation illustré à Nicée marque le christianisme antique de façon irréversible.

Toutes ces « dispositions » marquantes envers le dialogue et la paix font de Nicée, comme premier voyage du pape Léon XIV, un lieu symbolique qui trace une orientation forte pour son pontificat. Entre enracinement dans l’histoire et service de la paix dans le monde, Léon XIV place ce premier voyage dans la continuité des grands travaux inaugurés par le pape François sur la synodalité. Le mot grec syn-odos ne signifie-t-il pas justement « faire route ensemble » ?

The Conversation

Marie Chaieb ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.12.2025 à 12:20

Les échos de l’insurrection décembriste de 1825 résonnent toujours dans la Russie de Vladimir Poutine

Andreï Kozovoï, Professeur des universités, Université de Lille

Il y a 200 ans, les décembristes ont failli emmener la Russie dans une voie très différente de celle que le pays allait suivre…
Texte intégral (4667 mots)
_Attaque du carré des décabristes par le régiment des gardes à cheval le 14 décembre 1825_, Vassili Timm, 1853. Wikipédia

Le 14 décembre 1825 (selon le calendrier julien alors en vigueur en Russie, soit le 26 décembre selon le calendrier grégorien instauré en Europe occidentale depuis le XVIᵉ siècle et que la Russie soviétique reprendra à son compte en février 1918), l’Empire russe se prépare à célébrer l’accession au pouvoir d’un nouveau tsar, Nicolas Ier, 29 ans, frère du tsar précédent Alexandre Ier, décédé un peu moins d’un mois plus tôt. Mais la cérémonie prendra un tour bien différent de celui qui était attendu et la journée restera dans les mémoires comme celle de la « révolte des décembristes » (ou décabristes, du russe « dekabr’ », qui a donné le mot russe « dekabristy »). Cet important groupe de nobles, influencés par les transformations que connaissait alors l’ouest de l’Europe et désireux de faire évoluer le pays vers une monarchie constitutionnelle, cherchèrent sans succès à s’emparer du pouvoir en mobilisant plusieurs régiments de soldats et furent écrasés par la force.

Au cours des deux cents années suivantes, les événements de cette journée et la répression qui s’ensuivit allaient faire l’objet d’interprétations et de présentations très différentes. Cette mutinerie d’une partie de l’élite contre un pouvoir autocratique fut-elle, pour le pays, une chance manquée de prendre un tournant démocratique ? Faut-il y voir un simple coup de palais ou une annonce des révolutions de 1905 et de 1917 ? Le régime actuel cherche-t-il à célébrer la mémoire des décembristes ou au contraire à les dépeindre en « cinquième colonne à la solde de l’Occident » avant l’heure ? Éléments de réponses avec l’historien Andreï Kozovoï, professeur d’histoire russe et soviétique à l’Université de Lille, auteur, entre autres publications, de « Égéries rouges. Douze femmes qui ont fait la révolution russe » (Perrin, 2023) et, tout récemment, des « Exilés. Pasternak et les miens » (Grasset, 2025).


The Conversation : Pouvez-vous nous rappeler ce qu’on entend par « insurrection décembriste » et ce qui s’est passé exactement le 14 décembre 1825 ?

Andreï Kozovoï : Le terme de « décembristes » désigne les membres de diverses sociétés secrètes, appelées « unions », constituées en Russie entre 1816 et 1821. Ils doivent leur nom au fait qu’ils ont pris les armes contre la monarchie russe en décembre 1825. Il faut préciser que l’insurrection avait d’abord été planifiée pour 1826 ; mais, pris de court par la mort soudaine de l’empereur Alexandre Ier, le 19 novembre (1er décembre selon le calendrier grégorien) 1825, les séditieux ont été obligés d’improviser. Leur soulèvement a lieu le 14 décembre (soit le 26 décembre), jour où le nouveau tsar Nicolas Ier devait prêter serment à Saint-Pétersbourg. Ils engagent alors près de 3 000 soldats sur la place du Sénat, où se déroule la cérémonie. Au même moment, un autre soulèvement a lieu dans le sud de l’Empire russe, notamment en Ukraine.

Les soldats suivent leurs chefs par loyauté mais aussi parce que ceux-ci leur ont fait diverses promesses, à commencer par l’abolition du servage et un net raccourcissement du service militaire (de 25 ans à 15). En outre, ils n’ont pas l’impression de se révolter, les décembristes affirmant s’opposer au couronnement de Nicolas parce qu’ils estiment que l’héritier légitime est le frère aîné de celui-ci, Constantin, sans savoir que ce dernier, qui est gouverneur de la Pologne, a secrètement renoncé au trône après avoir contracté un mariage morganatique avec une comtesse polonaise et préfère rester vivre dans ce pays.

L’insurrection échoue. Les décembristes avaient beaucoup réfléchi à leurs projets politiques une fois le coup d’État accompli ; mais comme de mauvais joueurs d’échecs, ils ont négligé la tactique et n’ont pas vu arriver le mat. Le prince Troubetskoï, désigné « dictateur », devait se charger de prendre la tête du soulèvement, mais il prend peur et se réfugie chez l’ambassadeur d’Autriche, avant de se rendre (ce qui ne l'empêchera pas d’être condamné à mort, avant de voir sa peine commuée en exil à perpétuité). Personne ne veut se charger de prendre la tête du soulèvement et, en bons chrétiens, les conjurés répugnent à verser le sang, préférant tenter de fraterniser avec les troupes qui leur font face. Le camp adverse n’aura pas autant de scrupules.

Après avoir donné l’ordre de tirer sur les mutins – il y aura au moins plusieurs dizaines de morts, dont un certain nombre d’habitants de la ville qui étaient venus sur la place pour assister au couronnement, même si certaines estimations donnent des chiffres nettement plus élevés –, le nouveau tsar fait pendre cinq meneurs. Nicolas Ier organise personnellement le détail des exécutions, voulant offrir « une leçon à l’Europe ». Ce qui n’empêche pas la corde de trois des condamnés de se briser au moment de leur exécution – l’un d’entre eux, Kondratiï Ryleïev, aurait eu le temps de dire « En Russie, on ne sait même pas pendre correctement » avant d’être pendu une seconde fois, cette fois pour de bon…

Par ailleurs, le tsar fait exiler plus de 200 complices et sympathisants, avec leurs épouses, dans les bagnes de Sibérie orientale, dans les glaciales Nertchinsk, Tchita et Irkoutsk.

Qui sont les décembristes et quelles sont leurs idées ?

A. K. : Ce sont d’abord des nobles, pour l’essentiel d’anciens officiers de la guerre contre Napoléon. On trouve parmi eux aussi un certain nombre de civils. Globalement, ils sont l’incarnation de ce que l’on appelle alors l’intelligentsia, catégorie sociale qui a émergé en Russie à la fin du XVIIIᵉ siècle.

S’ils s’entendent sur un certain nombre d’idées, notamment sur le fait que l’autocratie et le servage doivent impérativement être abolis, les différences sont notables. Pour simplifier, deux courants peuvent être distingués : Nikita Mouraviov rassemble les « modérés », ceux qui voudraient voir la Russie devenir une monarchie constitutionnelle ; Pavel Pestel, ardent démocrate, unit les « radicaux », ceux qui imaginent une république jacobine à la russe, et n’exclut pas la possibilité d’un tsaricide.

Le mouvement décembriste est inspiré des soulèvements d’officiers libéraux en Espagne, au Portugal et à Naples survenus au cours des années précédentes ; il est lié à des sociétés secrètes en Pologne. Mais l’idée d’abolir l’autocratie s’inscrit aussi dans une tendance russe ancienne. On se souvient qu’en 1730, à l’avènement de l’impératrice Anne, un groupe de nobles avait tenté, sans succès, de lui imposer des « conditions » pour limiter son pouvoir.

Après l’écrasement de l’insurrection, Nicolas Ier cherche-t-il à en effacer la mémoire ou au contraire à rappeler l’événement et le sort de ceux qui avaient osé s’élever contre lui pour dissuader d’éventuelles nouvelles contestations ?

A. K. : L’exil des conjurés vise à les éloigner pour toujours de la Russie européenne ; il a aussi pour but d’effacer toute trace de leur acte de la mémoire collective. Mais une chose est certaine : Nicolas Ier, lui, ne les oublie pas.

Pour l’empereur, l’insurrection de 1825 devient même une obsession. Voyant dans les décembristes des agents d’un complot européen contre l’autocratie, il fonde en 1826 une nouvelle police politique, la Troisième Section de la Chancellerie impériale, qui traque toute sédition. La censure est considérablement durcie : désormais, pour publier des textes d’auteurs russes ou étrangers, il faut obtenir une autorisation en amont. Les textes des décembristes sont évidemment interdits.

Enfin, Nicolas Ier cherche à adapter la base idéologique de son régime pour prévenir de nouvelles contestations. En 1833, le ministre de l’éducation Sergueï Ouvarov introduit une nouvelle doctrine impériale, résumée dans sa célèbre formule « Orthodoxie, autocratie, esprit national », ce dernier élément (narodnost en russe) devant être compris comme une tentative de donner de l’Empire russe l’image d’un État-nation moderne.

Il faut attendre la mort de Nicolas en 1855 et l’avènement de son fils Alexandre II pour que le pouvoir russe tente de s’attaquer à la racine du mal, en abolissant le servage et en organisant de profondes réformes.

En 1856, les décembristes survivants sont amnistiés. C’est aussi l’année où l’on autorise enfin la publication du poème « En Sibérie » (aussi connu sous le nom de « Dans les profondeurs des mines de Sibérie »), d’Alexandre Pouchkine, dédié aux décembristes, écrit en… 1827 ! Mais Justice russe, le manifeste de Pestel, ne sera publié en Russie qu’après la révolution de 1905 (il était paru en français dès 1822 sous le titre de Vérité russe).

Les décembristes constituent-ils une référence pour les révolutionnaires des générations suivantes ?

A. K. : Pour les adversaires du régime tsariste, les décembristes deviennent des martyrs de la cause révolutionnaire. Le penseur Alexandre Herzen, « le père du socialisme russe », qui s’exile à Paris en 1847, les compare à des bogatyri, les surhommes légendaires du folklore russe. Il est celui qui a forgé le « mythe décembriste ».

Couverture du dernier numéro du journal l’Étoile polaire d’Alexandre Herzen, publié à l’étranger de 1855 à 1868, dont le titre reprenait celui d’une publication éditée par de futurs décembristes de 1823 à 1825. Les hommes représentés sont les cinq leaders décembristes exécutés à la suite de l’insurrection (de gauche à droite P. Pestel, K. Ryleïev, M. Bestoujev, S. Mouraviov et P. Kakhovski). Wikimedia

Il faut souligner aussi que ce mythe repose en bonne partie sur le rôle des femmes. Maria Volkonskaïa, Ekaterina Troubetskaïa et d’autres épouses de décembristes, de familles illustres, choisissent de partager le sort de leurs compagnons dont elles vont raconter la vie en exil dans leurs lettres, Mémoires et autobiographies. Leur dévouement inspire poètes et écrivains qui forgent le mythe de la dekabristka, une femme qui a sacrifié sa vie de dame du monde, de privilégiée, pour le bien du peuple russe.

Dans les années 1860, les idées décembristes inspirent le mouvement socialiste agraire des « populistes » (narodniki), qui imaginent une révolution partie des campagnes. En 1879, le premier parti révolutionnaire russe, Terre et liberté, est inspiré des idées de Pestel. Une bonne partie des révolutionnaires exilés de l’époque répressive d’Alexandre III (1881-1894), hommes et femmes, continueront d’entretenir ce mythe.

Mais les décembristes n’ont-ils pas aussi joué le rôle d’anti-modèles ?

A. K. : En effet, à mesure que les révolutionnaires russes se radicalisent, le jugement sur le décembrisme devient plus circonspect. Pour les terroristes de l’organisation Volonté du peuple, qui assassinent le tsar Alexandre II en 1881, et plus tard pour ceux de l’Organisation du combat des socialistes-révolutionnaires, à l’origine d’une vague d’assassinats au début du XXᵉ siècle, les décembristes ont failli parce qu’ils ont été des « faibles ».

Les marxistes reprennent une partie de ces critiques, dénonçant les décembristes comme de vulgaires « aristocrates de la révolution ». Pour l’historien marxiste Mikhaïl Pokrovski (1868-1932), le 14-Décembre a été une « révolution sans révolution ». Lénine transcende ces critiques en inscrivant le mouvement décembriste dans une histoire longue de la révolution russe, qu’il divise en trois phases, les aristocrates décembristes étant la première, encore imparfaite mais nécessaire, d’une longue lutte contre l’autocratie
– la deuxième étant constituée par les roturiers populistes de la fin du XIXᵉ siècle, et la troisième par les prolétaires du début du XXᵉ siècle. En 1912, il écrit : « Le cercle de ces révolutionnaires était très limité. Ils étaient terriblement coupés du peuple. Mais leur combat n’a pas été vain. »

Que devient la mémoire du 14-Décembre à l’époque soviétique ?

A. K. : Après 1917, dans la nouvelle Russie soviétique, le décembrisme est un phénomène sur lequel il n’existe pas de consensus. Sont-ils d’authentiques révolutionnaires, des exploiteurs du peuple qui ont berné leurs soldats, ou encore des agents de l’étranger ? Avec la diabolisation du tsarisme, ils font de plus en plus partie d’un « passé gênant ».

Après de longs débats, les héritiers de Lénine, mort en 1924 (et par là on entend d’abord la troïka Staline, Kamenev et Zinoviev) finissent par conclure que si les décembristes avaient été « coupés des masses », le sang qu’ils ont versé a fait germer les graines de 1917. À Leningrad, la place du Sénat est rebaptisée place des Décembristes ; des recherches sont lancées en vue de retrouver le lieu de sépulture des cinq décembristes pendus en 1826 – ce sera chose faite en 1926, sur l’île Golodaï, qui sera rebaptisée île des Décembristes. Et à Moscou, un opéra et une pièce de théâtre sont interprétés en leur honneur.

Les discussions publiques autour de l’insurrection décembriste reprennent progressivement après 1945, surtout après la mort de Staline (1953), à l’époque du « dégel ». Leur réhabilitation définitive a lieu en 1975, quand le 150e anniversaire de leur soulèvement fait l’objet d’une commémoration organisée par le ministère soviétique de la culture. L’Étoile d’un merveilleux bonheur, film qui deviendra culte, consacré aux femmes des décembristes, sort sur les écrans en novembre de cette année.

Monument à Lénine au-dessus d’une installation en l’honneur des décembrises à la gare de Petrovsk-Zabaïkalski, petite ville située à l’est du lac Baïkal où furent exilés plusieurs dizaines de décembristes. Photo prise en 1980. Wikimedia

Ce retour en grâce s’explique d’abord et avant tout par la crainte, au sein des autorités, de laisser s’instaurer l’idée que les décembristes auraient été les lointains ancêtres des dissidents. Il faut ici rappeler que le slogan « Pour notre liberté et la vôtre » brandi par la poignée de courageux contre l’invasion de la Tchécoslovaquie, en août 1968, reprend en effet celui qui avait été utilisé, en 1831, en Pologne, pour rendre hommage aux martyrs de 1825.

En décembre 1975, Vladimir Poutine, alors jeune officier du KGB, participe à une contre-manifestation organisée par les services secrets, place du Sénat, pour contrer un petit groupe de protestataires. Un quart de siècle plus tard, le même Poutine, en bon caméléon, fait d’abord mine d’honorer la mémoire des hommes de 1825. Le 18 février 2000, durant sa première campagne présidentielle, il se rend à Irkoutsk, au Musée des décembristes : l’objectif est de rassurer son électorat démocrate et les Occidentaux. Mais vers le début de son deuxième mandat (2004-2008), alors que « la verticale du pouvoir » est bien restaurée, les masques commencent à tomber. En octobre 2005, Mikhaïl Khodorkovski, célèbre oligarque qui a tenu tête à Poutine ce qui lui a valu d’arrêté et condamné, se dit fier d’avoir été exilé sur les terres des anciens prisonniers politiques. Pour contrer ce danger de récupération par l’opposition, une campagne est organisée dans les médias, qui tend à discréditer le mythe. Et en 2008, la place du Sénat à Saint-Pétersbourg, qui avait porté le nom de place des Décembristes depuis 1925, retrouve son nom originel. Tout est dit !

Comment le regard sur le décembrisme évolue-t-il au cours de la période récente ? La guerre d’agression contre l’Ukraine a-t-elle une influence ?

A. K. : La déconstruction du mythe décembriste se poursuit, lentement mais sûrement. En 2019, le film à gros budget l’Union du salut tend à réhabiliter la répression de Nicolas Ier.

Extrait du film l’Union du salut (2019).

Mais la diffusion de sa suite (sequel et prequel), sous forme de série, l’Union du salut. Le temps de la colère, est interrompue après le quatrième épisode, en octobre 2022. On peut l’expliquer par la peur, chez les producteurs, de se retrouver accusés de vouloir diffuser un message secrètement apologétique du mouvement. Dans la série, les personnages des décembristes sont encore trop sympathiques et surtout, au même moment, Vladimir Medinski, « l’historien en chef » de Poutine et ancien ministre de la culture, publie en ligne une conférence de près de trois heures, qui donne le la en matière d’interprétation.

Medinski, connu pour ses recherches plus que douteuses sur l’histoire russe, conclut en disant que si les décembristes étaient des personnalités brillantes, mues par des idées nobles, leur soulèvement, inspiré des idées venues d’Occident, a provoqué un « effet pervers », une ère de réaction et de gel de réformes pourtant nécessaires à la Russie. Et s’ils avaient gagné, le pays aurait été plongé dans une terrible guerre civile. Le « manuel d’histoire unique », lancé pour la rentrée 2024, rédigé par le même Medinski, qualifie leurs projets d’« utopiques ». En mai 2025, le ministre de la justice Konstantin Tchouïtchenko va jusqu’à dire que le tsarisme s’est montré trop clément avec eux, et que sans ce soulèvement, « Herzen n’aurait pas été réveillé » et donc, logiquement, la Russie aurait sans douté évité le communisme et ses excès.

L’orientation générale de la commémoration de 2025 dans l’espace public russe ne laisse aucune place au doute. En cette époque de mobilisation en vue de la victoire contre les « néo-nazis ukrainiens » et contre toute forme d’opposition à l’intérieur, la geste décembriste, celle d’un groupe de l’élite militaire qui s’oppose au pouvoir pour exiger plus de liberté, est redevenue un « passé gênant ». Le dernier soulèvement militaire, celui de Prigojine, les 23-24 juin 2023, a rappelé que le risque d’une insurrection armée était toujours d’actualité. Les jeunes Russes n’ont qu’à bien se tenir : s’ils ne sont pas contents, libre à eux de présenter leurs doléances à Poutine par écrit ! Et d’éviter de se rendre en groupes sur la place du Sénat… ou place Bolotnaïa, à Moscou.


Propos recueillis par Grégory Rayko.

The Conversation

Andreï Kozovoï ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.12.2025 à 11:47

Ponzi schemes and financial bubbles: lessons from history

Paul David Richard Griffiths, Professor of Finance; (Banking, Fintech, Corporate Governance, Intangible Assets), EM Normandie

Technology bubbles have often concealed major frauds. From the railway boom to the Madoff affair, are there warning signs at the heart of the current AI frenzy?
Texte intégral (1328 mots)
Charles Ponzi (March 3, 1882--January 18, 1949). Charles Ponzi was a businessman born in Italy who became known as a swindler for his money scheme. Wikimediacommons

Many investors are asking themselves if we are living in an AI bubble; others have gone beyond that and are simply asking themselves, until when? Yet the bubble keeps growing, fuelled by that perilous sentiment of “fear of missing out”. History and recent experience show us that financial bubbles are often created by investor overenthusiasm with new “world-changing” technologies and when they burst, they reveal surreal fraud schemes that develop under the cover of the bubble.

A Ponzi scheme pays existing investors with money from new investors rather than actual profits, requiring continuous recruitment until it inevitably collapses. A characteristic of these schemes is that they are hard to detect before the bubble bursts, but amazingly simple to understand in retrospect.

In this article we address the question What footprints do Ponzi schemes leave in technology-driven financial bubbles that might help us anticipate the next one to emerge under cover of the AI frenzy? We shall do this by comparing the “Railway King” George Hudson’s Ponzi of the 1840s with Bernie Madoff’s Ponzi enabled by the ICT (information and communications technology) and dotcom of the 1990s-2000s and sustained by the subsequent US housing bubble.

Macroeconomic climate, regulations and investor expectations

The railway mania in the UK started in 1829 as a result of investors’ expectations for the growth of this new technology and the lack of alternative investment vehicles caused by the government’s halting of bond issuance. The promise of railway technology created an influx of railway companies, illustrated by the registration of over fifty in just the first four months of 1845. Cost projections for railway development were understated by over 50 percent and revenue projections were estimated at between £2,000 and £3,000 per mile, despite actual revenues closer to £1,000 to £1,500 per mile. Accounting standards were rudimentary, creating opportunities for reporting discretion such as delaying expense recognition, and director accountability was the responsibility of shareholders rather than delegating it to external auditors or state representatives. Hudson, who was also a member of parliament, promoted the deregulation of the railway sector.

George Hudson’s Ponzi and Bernie Madoff’s Ponzi

Madoff’s reputation was built upon his success in the 1970s with computerization and technological innovation for trading. The dotcom bubble was fuelled by the rapid expansion of technology companies, with over 1,900 ICT companies listing in US exchanges between 1996 and 2000, propelled by which his BLMIS fund held $300 million in assets by the year 2000. Madoff’s scheme also aligned with the rapid growth of derivatives such as credit default swaps (CDS) and collateralized debt obligations (CDO), which grew 452 percent from 2001 to 2007. Significant market-wide volatility created a norm for outsized returns that hid the infeasibility of Madoff’s promised returns. These returns were considered moderate by investors, who failed to detect the implausibility of the long-term consistency of Madoff’s returns–this allowed the scheme to continue undetected. Madoff’s operations were facilitated by the fact that before the Dodd-Frank Act of 2010, hedge-fund SEC registration was voluntary; and by the re-prioritization of government security resources after 9/11, that led to a reduction of more than 25 percent in white-collar crime investigation cases opened between 2000 and 2003. The infeasibility of Madoff’s returns was overlooked by the SEC despite whistleblower reports instigating an SEC investigation–this reflects the SEC’s and other regulatory bodies’ lack of hedge-fund trading knowledge. It could also have been influenced by Madoff’s close relationship with the regulatory agencies, given his previous roles as Chairman of Nasdaq and an SEC market structure adviser.

At the time of the railway bubble-bust, Bank of England interest rates were at a near-century low, and similarly the FED’s lowering of interest rates in the 2000s reduced the cost of mortgages, which boosted demand and thus helped inflate housing prices. In both cases the markets were flush with cheap money and when everyone is making money (or thinking so), uncomfortable questions are not asked.

The perpetrators’ style and their downfall

Both Hudson and Madoff provided scarce information of their operations to fellow directors and shareholders. The former notoriously raised £2.5 million in funds without providing investment plans. Madoff employed and overcompensated under-skilled workers to deter operational questions and avoided hosting “capital introduction” meetings and roadshows to avoid answering questions from well-informed investment professionals–he instead found new investors through philanthropic relationships and network ties. There is evidence that shareholders were partially aware of Hudson’s corrupt business conduct but they did not initially object.

When their respective bubbles burst, in both cases their obscure business methods were unveiled and it was made evident that, in typical Ponzi-style, they were using fresh capital, and not investment profits, to pay dividends to investors. It was also revealed that they were using investor funds to finance their luxurious lifestyles. Hudson embezzled an estimated £750,000 (approximately £74 million in today’s money) from his railway companies, while Madoff’s fraud reached $65 billion in claimed losses, with actual investor losses of around $18 billion. Both ended in disgrace, Hudson fleeing to France and Madoff dying in jail.

On the trail of the fox

Beware when you see AI companies of ever-increasing market value, headed by charismatic and well-connected leaders–it is worrying that the heads of AI giants have such close relationships with the White House. In those cases, it is imperative to analyse the quality of communications with shareholders and prospective investors, particularly in terms of allocation of capital and disclosure of detailed cash flows. It is not enough to rely on audited financial statements; it must go much deeper into an investment strategy – obviously, this will require auditors to up their game considerably.

When investors are in a frenzy,
Around the corner waits a Ponzi.


Geneva Walman-Randall contributed to this article as a research assistant for her research on the conditions surrounding the Bernie Madoff and George Hudson Ponzi schemes. She completed this research as a visiting student at St. Catherine’s College, Oxford.

The Conversation

Paul David Richard Griffiths ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.12.2025 à 11:31

Faut-il dire la vérité aux enfants au sujet du Père Noël? Un philosophe se penche sur la question

Tom Whyman, Lecturer in Philosophy, University of Liverpool

Les enfants tirent profit à la fois de la fiction du père Noël et de la prise de conscience éventuelle qu’il n’existe pas.
Texte intégral (1564 mots)
Un mythe plus utile qu'il n'y paraît? Stokkete

Notre culture attend des parents, et des adultes en général, qu’ils mentent aux enfants en disant que les cadeaux de Noël ont été déposés par un joyeux bonhomme qui vole dans un traîneau tiré par des rennes. Mais ce mensonge est-il moralement acceptable ?


Je me souviens très bien du moment où j’ai réalisé que le père Noël n’existait pas. J’avais environ six ans, c’était en plein été, et j’étais assis sur les marches devant notre porte arrière, en train de penser à Dieu. À l’époque, l’existence de Dieu m’agaçait : cela signifiait que chaque dimanche, nous devions aller à l’église.

Puis j’ai réalisé qu’il n’y avait en fait aucune preuve de l’existence de Dieu. Je pense seulement que Dieu existe parce que c’est ce que les gens m’ont dit.

Je me souviens m’être levé d’un bond, tout excité, prêt à partager cette merveilleuse nouvelle avec ma famille. Nous n’aurions plus à endurer la corvée hebdomadaire de l’école du dimanche et des sermons. Mais je me souviens m’être ravisé et m’être dit : « Oh non. Si Dieu n’existe pas, selon la même logique, le père Noël doit être une invention lui aussi. »

C’est peut-être à ce moment-là que je suis devenu philosophe (même si je dois dire qu’à l’âge adulte, je ne pense plus que l’analogie entre Dieu et le père Noël soit vraiment valable). Cela m’a certainement donné un sentiment légèrement ridicule de supériorité intellectuelle par rapport à ceux qui m’entouraient, notamment les autres enfants de ma classe qui n’avaient pas compris cette supercherie.

Perpétuer le mythe

Mais aujourd’hui, les rôles sont inversés. Je suis désormais parent de jeunes enfants, et c’est moi qui perpétue les mythes hégémoniques autour du père Noël.

Nous le faisons tous, bien sûr. Notre culture attend des parents qu’ils mentent à leurs enfants en leur disant que leurs cadeaux ont été déposés par un joyeux bonhomme corpulent qui vole dans un traîneau tiré par des rennes à travers le ciel. Et bien sûr, on peut se demander si c’est acceptable. Nous voulons tous que nos enfants grandissent en devenant des personnes honnêtes. Ne devrions-nous pas leur donner le bon exemple, dans la mesure du possible, en leur disant la vérité ?

À quoi je répondrais : non, nous ne devrions pas être honnêtes au sujet du père Noël, du moins pas au début. Il est moralement acceptable, voire moralement bon, que les parents participent au grand mensonge du père Noël.

Pourquoi les enfants ont besoin du père Noël

Quand vous repensez à vos premières expériences de Noël, pensez-vous vraiment qu’elles auraient été meilleures si vos parents avaient été honnêtes au sujet du père Noël ? Sans cette douce fiction, il n’y aurait pas eu le rituel consistant à lui écrire une lettre, à déposer ses petits souliers au pied de la cheminée ou du sapin, et à attendre désespérément de voir s’il était passé le matin de Noël.

Sans le mythe du père Noël, que serait Noël pour un enfant ? Une date arbitraire où ils sont enfin autorisés à jouer avec les cadeaux que leurs parents ont peut-être achetés des mois à l’avance. Quel serait l’intérêt ?

Cela soulève également la question de savoir dans quelle mesure il faut être honnête avec ses enfants en général. Après tout, que signifie vraiment « être totalement honnête » ?

Si je me sentais obligé de tout dire à mes enfants, je ne mâcherais pas mes mots pour leur décrire l’état déplorable du monde, de l’existence, et ma résignation toujours plus profonde face à l’impossibilité d’y changer quoi que ce soit. Je leur infligerais tout le poids de mes soucis financiers, de mes problèmes de santé, de mes inquiétudes (pour la plupart irrationnelles) à leur sujet.

Photograph of Nietzsche
« Delude your kids », Nietzsche would’ve said. Wikimedia, CC BY-SA

Et dans quel but ? Seraient-ils plus équilibrés émotionnellement que les enfants dont les parents leur ont donné une vision plus édulcorée du monde ? Pensez à l’argument avancé par Nietzsche dans son premier essai De la vérité et du mensonge au sens extra-moral, selon lequel nous devons être au moins quelque peu aveuglés par la réalité pour pouvoir la supporter.

En grandissant, nous avons probablement besoin, jusqu’à un certain point, de croire que le monde est bon et juste ; de croire qu’il existe un atelier dans lequel un homme joyeux travaille avec des elfes, dans le but de récompenser les enfants sages et de punir (gentiment) les méchants.

Sans ce genre de mythe, les plus jeunes trouveraient-ils vraiment la force de se battre pour un monde meilleur ?

Quand le mensonge doit cesser

Et quand les enfants finissent par découvrir la vérité ? C’est certainement bénéfique pour leur développement moral. Pour moi, ça a été très gratifiant de réaliser que j’avais percé à jour les mensonges de mes parents. Je ne leur en ai pas voulu – et des recherches suggèrent que seule une minorité d’enfants en veulent à leurs parents, après avoir découvert la supercherie. Au contraire, j’ai gardé une saine méfiance envers les idées reçues que mes parents avaient tendance à m’inculquer.

C’est, je pense, pour ces raisons qu’il est justifié de mentir au sujet du Père à ses enfants. Les parents devraient certainement entretenir le mythe tant que leurs enfants sont petits, mais répondre honnêtement lorsque les enfants les confrontent. Quand un enfant demande enfin, à l’âge de six ou sept ans, « le père Noël existe-t-il vraiment ? », cela signifie simplement qu’il n’a plus besoin de ce noble mensonge.

En fin de compte, dans l’éducation des enfants, notre préoccupation devrait toujours être la manière dont nous les formons. Si nous voulons élever des citoyens critiques, avec un sens aigu de la possibilité d’améliorer le monde et une saine méfiance envers ceux qui sont au pouvoir, le mythe du père Noël est certainement un mécanisme qui peut aider à aller dans cette direction.

The Conversation

Tom Whyman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.12.2025 à 16:37

La libre circulation en Afrique de l’Ouest est-elle menacée ?

Delphine Perrin, Chargée de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Les Africains rencontrent bien des obstacles pour se déplacer sur leur continent, y compris en Afrique de l’Ouest, dont les organisations supranationales ont pourtant adopté des textes censés faciliter la circulation des personnes.
Texte intégral (2649 mots)

On le sait, les ressortissants des pays africains éprouvent souvent de grandes difficultés pour obtenir des visas vers l’Europe. Mais qu’en est-il de leur capacité à voyager ou à émigrer à l’intérieur même du continent ? Examen de la situation en Afrique de l’Ouest, où des dispositions visant à rendre ces déplacements moins fastidieux existent, mais où les infrastructures de transport sont lacunaires et la tendance semble être à une méfiance toujours plus grande à l’égard des étrangers.


Citée en modèle en Afrique, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) est une des huit communautés économiques régionales africaines, la seule à être parvenue à faire de son espace une région de libre circulation entre l’ensemble de ses membres. L’Afrique de l’Ouest se caractérise par une forte mobilité des personnes, surtout intra-régionale, avec de grandes variations entre pays. Cette mobilité est pourtant menacée.

Les Ouest-Africains, parmi les moins bien pourvus en termes de droits à la mobilité hors de la région

Dans le classement de la puissance des passeports dans le monde, établi en fonction du nombre de pays imposant un visa d’entrée à leurs détenteurs, les premières nationalités ouest-africaines figurent aux 65e (Ghana) et 66e (Cap Vert) rangs sur 94. En dernière position, le Nigéria est à la 86e place.

Cette capacité de mobilité limitée (le taux de refus pouvant être important) s’observe également au sein de l’Afrique. Malgré le Protocole de l’Union africaine pour la libre circulation adopté en 2018 mais ratifié par seulement 4 États membres sur 55, moins d’un tiers des voyages intra-africains se font sans visa. Par exemple, les Sénégalais ont besoin d’obtenir un visa avant le départ pour se rendre dans 22 pays africains, mais n’imposent cette obligation qu’à 6 nationalités.

Carte présentant les pays membres de la Cédéao (avant le départ du Burkina Faso, du Mali et du Niger). Organisation ouest-africaine de la santé

Tandis que la demande de visa avant le départ est une démarche contraignante (en termes de documents à fournir et de déplacement à l’ambassade), l’achat du visa à l’arrivée a surtout un but financier. Les Sénégalais doivent acheter un visa à l’arrivée dans 9 pays africains, et 25 nationalités africaines doivent payer un visa à l’arrivée à Dakar.

En dehors d’accords régionaux, c’est bilatéralement que se prévoient des avantages. Les Sénégalais entrent sans visa en Mauritanie et au Maroc, sur une base réciproque. En revanche, s’ils entrent sans visa au Tchad, les Tchadiens doivent obtenir un visa à l’arrivée au Sénégal. Avec la France ou l’Espagne, c’est sur une base asymétrique que Français et Espagnols entrent sans visa au Sénégal, tandis que les Sénégalais se voient souvent refuser le visa avant le départ vers ces destinations. L’Afrique de l’Ouest est la région la plus ouverte au monde, mais ses citoyens peuvent difficilement circuler hors de la région.

Un espace sans visa mais pas sans contrôles ni obstacles

Dès sa création en 1975, la Cédéao avait fixé l’objectif d’assurer liberté de mouvement et de résidence des citoyens de la Communauté entre ses 15 membres. Le Protocole de 1979 a défini la démarche, sur 15 ans, et plusieurs textes sont venus ultérieurement engager les États membres. Depuis 40 ans, les citoyens ouest-africains peuvent circuler sans visa, munis d’un passeport ou d’une carte d’identité. Cette condition est d’autant plus importante qu’à la différence de l’espace Schengen, la Cédéao n’a pas supprimé les contrôles aux frontières internes. Au contraire, par voie terrestre, les postes-frontières sont multiples et les contrôles s’exercent aussi bien aux frontières qu’à l’intérieur des États.

Les « tracasseries » sur les routes – euphémisme utilisé pour désigner la corruption forcée – sont documentées depuis des années, sans grande amélioration. Même avec tous les papiers en règle, il faut souvent payer. L’absence de papiers, qu’il s’agisse du document de voyage ou du carnet de vaccination, n’empêche pas toujours de franchir la frontière, mais elle fait monter la facture.

Voyager par avion est plus sûr, mais les vols sont très chers et rarement directs, même entre grandes capitales ouest-africaines.

« Afrique : vols indirects, prix non-stop », AJ+, 2 avril 2025.

Le train est inexistant et le transport par voie maritime est rare et peu sûr. Le manque d’infrastructures ne facilite pas la mobilité.

Dans un contexte d’insécurité croissante dans la région, notamment sa partie sahélienne, les velléités de mieux contrôler les déplacements s’intensifient, justifiant l’adoption de réglementations plus sévères ainsi que l’aménagement et la modernisation des postes-frontières.

Une insécurité juridique

La Cédéao est une organisation respectueuse de la souveraineté des États membres et le droit communautaire offre généralement la possibilité d’atténuer les engagements pris. Par exemple, le Protocole de 1979 garantit la libre entrée au sein de la zone Cédéao, mais autorise les États membres à refuser celle des étrangers « entrant dans la catégorie des immigrants inadmissibles aux termes de leurs lois et règlements en vigueur », ce qui leur laisse une large marge de manœuvre.

Les règles sont aussi diversement respectées par les États membres. En 2014, ceux-ci ont décidé la création d’une carte d’identité biométrique Cédéao (ENBIC), qui servirait de document de voyage. À ce jour, seuls six États la délivrent à leurs citoyens. La même année, une série d’actes a été adoptée, renforçant substantiellement le droit de circulation et de résidence. Jusqu’alors, la liberté de circulation valait pour 90 jours, au-delà desquels l’étranger communautaire devait demander un titre de séjour. En 2014, la limite de 90 jours et la nécessité de demander une carte de résident ont été supprimées. Or, ce droit est resté méconnu dans la Communauté, y compris des policiers, des magistrats ou des avocats.

En 2024, la Commission de la Cédéao a lancé une campagne de plaidoyer dans plusieurs pays, avec un triple objectif : accélérer le déploiement de l’ENBIC, amener à la suppression de la limite de 90 jours et de la carte de résident. Plusieurs États imposent encore cette carte. Dans d’autres, sans forcément procéder à des contrôles, les autorités sont convaincues que les ressortissants communautaires devraient la détenir.

« Carte nationale d’identité biométrique | Cédéao | République de Guinée | Guinée-Conakry », 13 septembre 2020.

La méconnaissance du droit est facteur d’insécurité juridique car les citoyens peuvent être confrontés à des difficultés en fonction de leur interlocuteur, sans pouvoir faire valoir leurs droits. La réciprocité dans l’accès aux emplois est aussi très diversement appliquée d’un pays à l’autre.

L’insécurité juridique s’est récemment accentuée avec le départ de trois États membres. Le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont quitté la Cédéao en janvier 2025 après avoir créé l’Alliance des États du Sahel (AES). L’AES est aussi un espace de libre circulation, et ses propres passeports sont en cours de création. Afin de maintenir des droits auxquels les citoyens sont très attachés, l’AES de son côté, la Cédéao du sien ont déclaré continuer à garantir réciproquement la liberté de circulation et le droit de résidence.

Néanmoins, ces droits ne bénéficient plus de la stabilité du cadre juridique multilatéral, mais s’appuient sur des déclarations sujettes aux aléas diplomatiques. Il est vrai que le trio sahélien demeure membre de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (l’UEMOA), un espace de libre circulation partagé avec cinq États de la Cédéao (Bénin, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Sénégal et Togo), mais plusieurs questions pratiques restent ouvertes. Par exemple, les citoyens de l’AES doivent-ils aussi être dispensés de carte de résident ? Conservent-ils l’accès aux emplois sur une base égalitaire avec les nationaux des pays d’accueil ?

Ces privilèges du droit communautaire sont mis à mal au sein même de la Cédéao.

Nationalismes et xénophobie

Le départ des trois États sahéliens a pris corps dans un contexte régional
– comme mondial – de montée des nationalismes. C’est au nom de la défense de leur souveraineté qu’ils ont annoncé en 2023 leur intention de quitter la Cédéao, considérée comme étant sous influence extérieure.

Les militaires au pouvoir partagent avec les nouveaux dirigeants sénégalais, ainsi qu’avec une grande part de la jeunesse ouest-africaine, une aspiration souverainiste et panafricaniste, qui se traduit principalement par un « dégagisme ».

Le nouveau régime du Niger a d’ailleurs immédiatement abrogé une loi de lutte contre le trafic de migrants, adoptée en 2015, vue comme servant les intérêts de l’Europe, qui amenait Niamey à violer les règles de la libre circulation dans la Cédéao. Les pays européens exercent effectivement une pression sur les États ouest-africains pour les conduire à renforcer les contrôles des mobilités, contenir les migrants, développer la biométrisation des documents d’identité et de voyage, élaborer des stratégies de lutte contre la migration irrégulière. Ils influencent ainsi les politiques et le narratif autour des migrations et contribuent sans doute à la stigmatisation des migrants et à la politisation de la question migratoire.


À lire aussi : Dissuader les candidats à la migration : pourquoi les campagnes de l’UE sont un échec


Nationalisme et stigmatisation ne sont pas pour autant nouveaux dans la région, mais ils ont le vent en poupe, dans un contexte où, des États-Unis à l’Europe et jusqu’en Afrique, l’altérité est vilipendée et les droits ouvertement bafoués.

Des expulsions collectives de citoyens ouest-africains ont été menées par des dirigeants locaux, en dépit de discours panafricanistes, sans condamnation par les institutions de la Cédéao. Dans certains pays, c’est parfois au nom du patriotisme que des collectifs appellent à l’expulsion de voisins ouest-africains, prônent la préférence nationale, réclament des restrictions aux frontières, désignent certaines nationalités comme responsables de tous les maux de la société et leur réservent des appellations dénigrantes.

Face à ces racismes qui ont souvent des racines anciennes, mais tendent à être occultés par un discours de fraternité africaine, les dirigeants de la Cédéao ont tout intérêt à valoriser la migration ouest-africaine et à soutenir le statut de « citoyens communautaires ».

La performativité des discours sur la migration n’est plus à démontrer et c’est par l’amélioration du narratif que l’on peut au mieux contribuer à l’unité ouest-africaine et endogénéiser le discours sur la migration. Encore s’agit-il de la connaître car la migration intra-régionale est aujourd’hui bien moins documentée que la migration africaine vers l’Occident, au cœur de toutes les attentions. Il en est de même du droit de la Cédéao, insuffisamment connu et enseigné dans la région.

Il est primordial de contrer les fausses informations sur la présence et l’impact des étrangers, et de développer la connaissance et la sensibilisation pour favoriser le vivre-ensemble.

The Conversation

Delphine Perrin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.12.2025 à 16:36

Le pragmatisme du Mexique de Claudia Sheinbaum face à la pression exercée par Donald Trump

Sylvain Bellefontaine, Économiste senior, spécialiste des pays émergents et en développement et analyste risque pays, en charge de l'économie internationale, de la Chine, de la Turquie, du Mexique et du Nigeria, Agence Française de Développement (AFD)

Le pouvoir de gauche en place à Mexico s’est plié à certaines injonctions venues de Washington pour éviter une guerre commerciale totale.
Texte intégral (3076 mots)

Donald Trump s’en prend avec virulence au Mexique, le présentant comme un pays trop laxiste à l’égard du passage vers son territoire de nombreux migrants, comme un hub du trafic de drogue à destination des États-Unis et comme le cheval de Troie des importations en provenance de Chine. Dans ce contexte, l’administration de gauche de Claudia Sheinbaum défend les intérêts nationaux avec pragmatisme, en donnant des gages de bonne volonté (déploiement des militaires à la frontière, mesures « anti-Chine ») mais sans représailles, contrairement au Canada. Dans un scénario de guerre commerciale universelle sans remise en cause profonde du partenariat privilégié au sein de l’espace économique nord-américain, le Mexique pourrait ressortir comme un « gagnant relatif » et préserver sa rente géoéconomique. Le scénario du pire serait bien entendu une répudiation pure et simple de l’accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM, ex-ALENA) par l’administration Trump.


Les tensions commerciales avec les États-Unis mettent en exergue l’ultra-dépendance du modèle économique mexicain vis-à-vis de la première puissance économique mondiale.

Les perspectives positives pour le Mexique en termes de commerce et d’investissements amorcées sous l’administration Biden par des mesures telles que l’Inflation Reduction Act) et suscitées par le nearshoring dans le cadre de la reconfiguration des chaines de valeur sont sérieusement remises en question depuis la réélection de Donald Trump.

Pour le gouvernement mexicain, ce contexte ajoute un degré supplémentaire de complexité à une situation marquée par une croissance économique poussive, la déliquescence du secteur pétrolier, les contraintes pesant sur les finances publiques, et les divers freins au développement socio-économique et à la transition énergétique – même si le Mexique ne présente plus les fragilités macroéconomiques des années 1980-1990 susceptibles de générer une crise de balance des paiements.

Le Mexique, premier fournisseur des États-Unis

Déployé depuis les années 1960, le modèle des maquiladoras – ces usines situées à la frontière nord du Mexique (mais aussi dans le centre du pays) qui produisent des biens pour l’exportation – a structuré un écosystème transfrontalier, employant quelques 3 millions de Mexicains et profitable à des milliers d’entreprises états-uniennes.

Le Mexique a pleinement capitalisé sur les avantages comparatifs fondés sur sa position géographique privilégiée, un faible coût du travail et l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA depuis 1994 et ACEUM depuis 2020). Des économies d’échelle ont été réalisées dans certains secteurs comme l’automobile, l’électronique et l’aéronautique.

D’après l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (UNIDO), le Mexique se classait en 2023 au 9e rang en termes de contribution à la valeur ajoutée manufacturière mondiale (1,8 %). Près de 80 % de ses exportations de biens manufacturés sont des produits medium et high-tech : dans ce domaine, le Mexique occupe le 4e rang mondial derrière Taïwan, les Philippines et le Japon.

Toutefois, la production locale est constituée essentiellement de chaînes d’assemblage de produits finis ou semi-finis. La valeur ajoutée domestique intégrée dans les exportations est donc estimée à seulement 9 % des exportations totales mexicaines en 2020 (OCDE, base de données TiVA, 2020.

Profitant des tensions commerciales entre Washington et Pékin depuis 2018, le Mexique est devenu en 2023 le premier fournisseur des États-Unis. Face à la tourmente commerciale mondiale depuis le début de l’année 2025, les recettes d’exportations mexicaines vers les États-Unis ont, jusqu’à présent, affiché une bonne résistance.

Évolution de l’excédent commercial bilatéral de la Chine et du Mexique avec les États-Unis entre 2000 et 2024 (en milliards de dollars). Évolution de la part de marché de la Chine et du Mexique dans les importations américaines entre 2000 et 2024 (en %). Bureau de recensement du ministère du commerce des États-Unis, FMI (DOTS), calculs fournis par l’auteur, Fourni par l'auteur

La part de marché du Mexique a culminé à 15,5 % en 2024, contre 13,5 % pour la Chine (cette dernière était à 21,6 % en 2017). La part des exportations mexicaines à destination des États-Unis a crû de 79,5 % en 2018 à 83,1 % en 2024 – essentiellement des biens manufacturés ou semi-finis, mais aussi des produits agricoles et du pétrole brut. Particulièrement décrié par Donald Trump, l’excédent commercial bilatéral sur les biens avec les États-Unis s’est accru continûment depuis 2009 pour atteindre 247 milliards de dollars (210 milliards d’euros) en 2024, au deuxième rang mondial derrière la Chine (360 milliards de dollars).

Sécuriser la pérennité de l’ACEUM

L’accord de coopération sur la sécurité signé le 4 septembre 2025 entre le Mexique et les États-Unis apparaît comme un succès de la capacité de négociation de la présidente Claudia Sheinbaum.

Il fait suite à l’annonce en février du déploiement de 10 000 militaires mexicains à la frontière et à l’extradition de 55 narcotraficants vers les États-Unis au cours des huit premiers mois de l’année.

Les autorités mexicaines souhaitent désormais anticiper la révision de l’Accord Canada États-Unis Mexique (ACEUM) prévue en juillet 2026, en comptant sur une position moins radicale et plus pragmatique de l’administration Trump.

À date, le taux moyen de droits de douane acquitté par le Mexique est estimé à 5 % (contre 0,2 % en 2024), alors que le taux moyen appliqué par les États-Unis serait de 11 % au niveau mondial (contre 2 % en 2024) et de 40 % sur les importations chinoises (contre 10 % en 2024).

Selon le ministère des finances du Mexique, mi-2025, 81 % des exportations mexicaines vers les États-Unis étaient conformes à l’ACEUM et seraient entrées sur le territoire sans droits de douane, contre à peine 50 % en 2024. Cette progression s’explique notamment par des efforts en matière de traçabilité.

Par ailleurs, le Mexique cherche à diversifier ses partenaires commerciaux. Le pays est signataire de 14 autres accords de libre-échange avec une cinquantaine de pays, sans compter le nouvel Accord global modernisé avec l’UE conclu le 17 janvier 2025, en cours de ratification.

L’administration Sheinbaum vise aussi à renforcer les relations commerciales avec les pays voisins. Un exemple est l’accord avec le Brésil, renouvelé en août dernier dans le secteur agricole et des biocarburants.

En parallèle, des tarifs douaniers de 10 à 50 % devraient être imposés sur certains produits importés au Mexique, notamment venant de pays avec lesquels il n’a pas d’accord de libre-échange. Les produits en provenance de Chine et d’autres pays sans traités de libre-échange seront taxés jusqu’à 50 % afin de protéger l’emploi dans les secteurs sensibles.

En réponse, la Chine évoque des mesures de représailles envers le Mexique, devenu un partenaire commercial important au cours des dix dernières années, notamment dans l’automobile.

Rester attractif pour les investisseurs

L’attractivité du Mexique pour les investisseurs étrangers post-pandémie pourrait être remise en cause par la politique protectionniste de l’administration Trump, à l’origine de l’attentisme de certaines firmes et d’une possible révision de leur stratégie de nearshoring vers les États-Unis ou d’autres pays.

En 2024, le Mexique a accueilli un niveau record d’investissements directs étrangers (IDE) depuis 2013 (44 milliards de dollars, ou 37 milliards d’euros, soit 2,4 % du PIB), devenant le 9e récipiendaire mondial et le 2e parmi les pays émergents, derrière le Brésil et devant l’Inde, l’Indonésie, le Vietnam et surtout la Chine, dont les flux d’IDE se sont effondrés.

Flux entrants d’IDE du Mexique, du Brésil, de l’Indonésie, du Vietnam de l’Inde et de la Chine entre 2000 et 2024 (en milliards de dollars). FMI (DOTS), calculs fournis par l’auteur, Fourni par l'auteur

Depuis 2018, la majorité des IDE entrants au Mexique sont provenus des États-Unis ; pourtant, l’encours total demeure dominé par les entreprises européennes (54 %), devant les entreprises états-uniennes ou ayant investi depuis les États-Unis (32 %), les investisseurs chinois ne constituant que 1 % des IDE installés.

Si les flux d’IDE totaux sont demeurés très dynamiques au premier semestre 2025 (+ 2 % par rapport à 2024), ils ont baissé dans le secteur manufacturier. Des projets d’investissements ont été annulés, suspendus ou reportés depuis la réélection de Donald Trump et l’adoption de la réforme judiciaire mexicaine.

Selon le Consejo Coordinador Empresarial, un organisme autonome représentant les entreprises mexicaines, plus de 60 milliards de dollars (50,9 milliards d’euros) d’investissements seraient actuellement gelés.

Les autorités chinoises auraient, par exemple, refusé au constructeur BYD l’autorisation d’implanter une usine automobile au Mexique avec 10 000 emplois à la clé.

Préserver des comptes externes solides

Le contexte international ne suscite pas d’inquiétude majeure, à ce stade, quant à un risque de dérive des comptes externes mexicains à court ou à moyen terme.

Le déficit du compte courant de la balance des paiements est structurellement modéré (- 0,9 % du PIB en moyenne sur 10 ans et - 0,3 % du PIB en 2024) et couvert par les flux nets d’IDE (2,1 % du PIB en moyenne sur 10 ans). Les réserves de change sont confortables et la Banque centrale n’intervient pas sur les marchés des changes, laissant flotter le peso librement. L’endettement externe est aussi modéré (36 % du PIB).

Le compte courant a pu profiter des mannes records de recettes touristiques (33 milliards de dollars, ou 28 milliards d’euros, soit 1,8 % du PIB en 2024), minorant le déficit de la balance des services, et surtout de remesas, c’est-à-dire les transferts d’argent de la diaspora (64 milliards de dollars, ou 54 milliards d’euros, soit 3,5 % du PIB en 2024).

Mais ces remesas, à 97 % en provenance des États-Unis, ont chuté de 6 % au premier semestre 2025 par rapport au premier semestre 2024. Leur évolution sera importante à suivre, compte tenu de leur rôle de soutien au pouvoir d’achat de nombreuses familles mexicaines. Les transferts hors virements bancaires, soit environ les trois quarts des transferts totaux, seront assujettis à une taxe de la part des États-Unis à compter de janvier 2026.

Par ailleurs, la structure de son commerce extérieur explique les difficultés du Mexique à générer des excédents commerciaux pérennes (hors période Covid), affichant un déficit de la balance des biens de 0,4 % du PIB en moyenne sur 10 ans.

En effet, dans le cadre de l’intégration industrielle nord-américaine, les importations mexicaines de biens intermédiaires ont représenté pas moins de 77 % des importations totales en moyenne depuis 2010, induisant une forte corrélation entre la dynamique des importations et celle des exportations et limitant la valeur ajoutée nette locale.

Parallèlement, la balance énergétique du Mexique est déficitaire depuis 2015
(- 1,2 % du PIB), compte tenu de la baisse de production de pétrole et de la dépendance aux produits raffinés en provenance des États-Unis.

Le solde du compte courant est aussi affecté par le déficit substantiel de la balance des revenus primaires (- 2,7 % du PIB sur 10 ans), lié aux rapatriements de profits et dividendes des nombreuses firmes étrangères implantées sur le territoire.

Prendre son destin économique en main, sans renier l’ancrage nord-américain

Au final, les tensions avec les États-Unis interrogent sur le modèle économique mexicain.

Pays émergent, le Mexique a vu sa croissance économique plafonner au niveau de celle des pays développés en moyenne sur les vingt dernières années (1,7 %), le positionnant dans le Top 10 des pays émergents et en développement les moins dynamiques. Le niveau et la volatilité de la croissance illustrent les limites de l’arrimage au marché nord-américain, en l’absence de puissants leviers de croissance endogènes (consommation, investissement public et privé, financement de l’économie par les banques).

Préserver la rente géo-économique, diversifier les marchés d’exportation et autonomiser le régime de croissance par un renforcement de la demande interne sont les principaux défis pour les prochaines années. Y répondre passera par des réformes repoussées ad vitam aeternam, notamment en matière fiscale et énergétique, de gouvernance publique et d’environnement des affaires.

Les orientations de politiques économiques et de politiques publiques seront cruciales afin de préserver les finances publiques tout en répondant aux importants besoins en termes de dépenses sociales, de retraite et d’infrastructures pour libérer le potentiel de croissance et assurer à la fois la stabilité macro-financière, le développement socio-économique et la transition énergétique du pays.

The Conversation

Sylvain Bellefontaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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