23.07.2025 à 14:40
Le caporal stratégique ou peut-on confiner la connerie ?
Michel Goya
Texte intégral (3688 mots)
Le colonel Tracqui lui avait exposé la politique du bataillon, consistant à s’immerger dans la population urbaine locale pour accomplir diverses missions (« les trois blocs » : humanitaire, sécurité, combat) sur très court préavis, le tout dans un environnement fortement médiatisé. Le « caporal stratégique », quant à lui, désigne le fait que dans un tel contexte, l’action d’un seul soldat, même au plus bas échelon, peut faire office d’« aile de papillon » et provoquer des bouleversements. Et quand on parle d’action, on parle surtout d’action négative.
Lorsque le papillon fait des conneries
En soi, ce n’est pas obligatoire. Beaucoup de soldats font des choses admirables, mais cela a nettement moins d’écho. L’esprit humain est ainsi fait qu’il s’intéresse surtout aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Peut-être parce qu’il est naturellement plus sensible aux problèmes, aux risques, aux menaces. Le bouleversement est donc le plus souvent une catastrophe.
Ce n’est pas un concept révolutionnaire. Tout chef en opération a peur de la « connerie ». La connerie, c’est deux marsouins qui sortent discrètement une nuit de la base et rentrent un peu « émus » en se disant : « Tiens, et si on passait par la zone minée pour rentrer discrètement ? » En l’occurrence, la chance les a sauvés, du moins des mines. Notons au passage que « connerie » désigne à la fois l’acte lui-même et l’état d’esprit qui le conçoit. Il y a des degrés dans la connerie : depuis la bagarre dans un bar qui suscite un incident diplomatique (vécu aussi), jusqu’à la connerie d’ampleur stratégique — disons, pour être dans l’actualité, une connerie de « classe américaine ». Celle-ci implique presque toujours la violence, et plus précisément, une violence injuste et/ou disproportionnée.
Quelques années après l’article de Krulak, l’engagement américain en Irak livrait un florilège de cas : des paras tirant sur la foule à Falloujah en 2003, au massacre de la place Nissour à Bagdad par Blackwater en 2007, en passant par celui d’Haditha, sans oublier les exactions d’Abou Ghraïb. Et ce ne sont là que les cas les plus graves et connus. Les conneries meurtrières américaines — et les conneries tout court — ont été innombrables, surtout au début de l’engagement. Elles ont été un puissant moteur de ressentiment et ont nourri la rébellion.
Les soldats sont porteurs de la force. Un fantassin comme un pilote de chasseur-bombardier porte sur lui de quoi tuer plusieurs dizaines de personnes. Il doit parfois prendre des décisions rapides dans un environnement dangereux et rarement clair. Je cite souvent, car il m’a marqué, ce cas où je dois décider tout de suite de la vie ou de la mort d’un homme, à 50 mètres de moi, que je soupçonne fortement d’avoir tiré à l’instant sur un marsouin. Je décide finalement de le laisser vivre et de l’avertir par un tir au-dessus de lui. Rétrospectivement, j’ai eu raison puisque la menace s’est arrêtée là. Mais j’aurais tout aussi bien pu avoir tort, s’il avait recommencé et réussi à tuer un de nos soldats. Peut-être que quelqu’un d’autre, placé dans les mêmes conditions, aurait privilégié la sécurité.
En juillet 2007, placé dans une situation similaire mais avec des moyens plus puissants, un équipage d’hélicoptère Apache abattait froidement 18 personnes, dont de nombreux civils. La mission était filmée et, comme pour Abou Ghraïb, la diffusion des images amplifiait l’horreur. L’esprit est aussi très sensible à ce qu’il voit, à l’image. Voir a des effets beaucoup plus puissants que le simple fait de savoir. On peut savoir qu’il y a eu un millier de cas, cela reste plus abstrait — et plus c’est grand, plus c’est abstrait — qu’une seule image.
Ajoutons un phénomène bien connu des réseaux sociaux : un événement a d’autant plus d’écho qu’il conforte un sentiment ou, pire, une croyance préexistante. Par l’orientation préalable de nos capteurs, on a plus de chances de voir ce qu’on a envie de voir. Rappelez-vous : le négatif l’emporte sur le positif. On peut s’indigner du comportement indigne de membres d’une institution qu’on apprécie par ailleurs, mais l’impact et la diffusion seront plus importants dans le camp hostile, qu’il vient conforter.
Tout cela nous donne une équation du caporal stratégique qui se prononce comme “cirque” : C × I × R × C, où :
- C est la connerie initiale,
- I, l’image de la connerie,
- R, sa diffusion dans les médias et réseaux,
- et enfin le deuxième C, le contexte initial défavorable.
On notera que ce dernier rétroagit sur le premier. Un contexte hostile va plutôt pousser à la connerie, soit volontairement par provocation, soit plus simplement par une ambiance de méfiance. Quand on en vient, comme aux États-Unis, à se méfier d’un joggeur uniquement parce qu’il est noir, la connerie n’est pas loin, et lorsqu’elle survient, elle accentue mécaniquement la tension générale.
La meilleure manière, apparemment, d’éviter la connerie serait de ne rien faire, mais l’inaction peut produire aussi de nombreux effets pervers, en laissant par exemple le contexte à l’influence ennemie. D’un autre côté, si on agit, il surviendra statistiquement des conneries. Le tout est de faire en sorte que la valeur du CIRC soit aussi proche que possible de zéro. Le rôle du contexte est complexe — on y reviendra. Intéressons-nous à l’origine du problème et à son amplification.
La mécanique quantique de la connerie
Rappelons avant de continuer qu’il peut exister, bien sûr, de la « grande connerie », avec un grand C dès le départ, et des conséquences catastrophiques à l’arrivée. On peut s’interroger sur certaines décisions politiques ou militaires passées, mais celles-ci étaient d’emblée stratégiques et leurs résultats également. C’est la relativité générale de la connerie.
Ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt la mécanique quantique. C’est l’atome invisible qui finit par provoquer une explosion nucléaire. Or — et c’est là ce qui est relativement nouveau — ces explosions inattendues tendent à devenir de plus en plus fréquentes, en raison de l’existence, autour des événements, d’éléments amplificateurs. On pourrait ainsi parler de « pangolin stratégique », de l’impact d’un Jérôme Kerviel ou de l’importance nouvelle des actes terroristes, mais restons sur ceux qui ont reçu une part du monopole d’emploi de la force, et revenons au CIRC.
Le but est d’empêcher ce CIRC d’atteindre la masse critique de l’explosion nucléaire. A priori, il suffirait qu’un seul des paramètres soit nul. C’est impossible — et même de plus en plus impossible. Il faut donc s’efforcer de réduire autant que possible l’impact de chaque niveau. À la base, il y a la qualité totale du comportement. Et comme dans toute chaîne de production, cela passe à la fois par une conscience individuelle (surtout) et une structure de contrôle.
J’ai cité beaucoup d’exemples américains, mais peu d’exemples français. Il y a un facteur statistique, bien sûr : plus il y a d’individus engagés, plus il y a de conneries possibles. Mais en valeur relative, les soldats français sont peut-être les plus engagés au monde. En cumulant toutes les expériences individuelles, la compagnie d’infanterie de marine que je commandais totalisait trois siècles d’engagement hors de métropole. Il serait difficile pour un individu vivant trois siècles de ne pas provoquer de catastrophes… mais c’est possible.
La guerre d’Algérie a été un traumatisme collectif pour notre armée (et pas seulement, bien sûr), dont nous sortons difficilement. Une des thérapies a consisté à nous bourrer le mou — au moins celui des officiers et sous-officiers — avec l’éthique et la déontologie du métier des armes. Ce traumatisme, et même cette thérapie, ont pu induire longtemps une forme d’inhibition dans l’emploi de la force (« le non-emploi raisonné de la force », « réussir sans esprit de victoire » — choses entendues), mais cela a porté ses fruits.
Ajoutons un élément essentiel : la professionnalisation, au sens de maîtrise des compétences. Un général israélien me disait un jour : « Ce qu’on vous envie, ce sont vos caporaux-chefs. Des gars qui ne pètent pas un câble et ne défouraillent pas dès qu’on leur jette des cailloux. Nos soldats et cadres de contact sont des appelés de 20 ans. C’est dur d’être toujours calme à cet âge. » Il ajoutait que dans les opérations complexes, ils préféraient envoyer des réservistes, des pères de famille qui courent moins vite mais sont plus pondérés.
Le « calme des vieilles troupes » est une vieille expression militaire, bien antérieure au concept de « caporal stratégique », dont elle constitue pourtant un ingrédient essentiel. La maturité de celui qui va au contact des événements doit être proportionnelle à la difficulté de ce contact. Il faudra qu’on m’explique à cet égard pourquoi des institutions comme l’Éducation nationale ou la Police font exactement l’inverse et envoient leurs « bleus » dans les endroits les plus difficiles, pour s’étonner ensuite de constater des problèmes. C’est d’autant plus illogique que, dans ce dernier cas — et à raison — on considère que les unités d’intervention doivent accueillir des gens expérimentés, parce qu’elles ont à traiter des situations complexes.
La combinaison de la maturité cérébrale, du cumul d’expérience et de compétences permet de mieux gérer le stress. Plus précisément, elle permet plus facilement de répondre « oui » à la question : « Est-ce que je peux gérer la situation ? » La connerie dangereuse survient souvent lorsqu’on répond — souvent inconsciemment — non à cette même question. Lorsqu’on se sent impuissant, tout en se disant qu’il faut faire quelque chose pour se dégager de ce merdier ou simplement pour diminuer son stress.
La question des solutions est fondamentale. Si, dans une situation stressante donnée (et toutes les situations violentes le sont), il n’y a que le choix entre l’impuissance et des solutions (procédures, équipements) dangereuses ou disproportionnées, il faut s’attendre à des problèmes.
Ce n’est pas une science exacte. Derek Chauvin, le policier américain qui a tué George Floyd, avait 44 ans et de nombreuses années de métier. Il contredit apparemment ma théorie de la maturité. Oui, mais parce que celle-ci ne s’est pas accompagnée d’un contrôle adéquat. Le contrôle est d’abord culturel. On lui a probablement appris qu’il valait mieux être fort et s’imposer dans un contexte dangereux que faire preuve de retenue. C’est l’équivalent des vieux exercices militaires « hit, slash, kill », fondés sur l’idée que l’Américain était naturellement trop gentil et qu’il fallait le rendre plus agressif, plus guerrier.
À ce stade, constatons surtout que malgré 17 plaintes à son égard, et une implication très suspecte dans trois accrochages ayant fait au total un mort et deux blessés par balles, il n’avait jamais été viré, ni même retiré de la « zone de contact ». L’intérêt de la professionnalisation, c’est aussi d’avoir le temps d’observer les gens et leur degré de dangerosité. Si 70 % des militaires sont en CDD, c’est aussi pour pouvoir écarter ceux qui présentent des risques élevés de connerie. On ne réussit pas toujours, mais c’est plus facile que lorsqu’on doit conserver — par statut — tous les boulets pendant très longtemps. Un soldat français n’aurait jamais pu accumuler un tel pedigree. Il est même probable que la première — non pas plainte mais culpabilité avérée — dans un acte grave, aurait mis fin à sa carrière.
Le contrôle est aussi hiérarchique. Si, dans une section d’infanterie de 39 pax, il y a un tiers de chefs, ce n’est pas pour rien. On introduit de la responsabilité (grand pouvoir, grande responsabilité), mais aussi du contrôle — beaucoup de contrôle. Notons que le contrôle va dans tous les sens. S’il y a des adjoints, c’est pour prendre des décisions collégiales dont on espère qu’elles réduiront la probabilité de l’erreur grave.
Ce n’est pas infaillible. L’effet peut même se retourner. Rappelons-nous : en situation de stress et d’incertitude, dans un instant de suspension morale, le pire est possible — pourvu qu’il soit proposé comme solution ou modèle par quelqu’un que l’on ne peut contredire. Le massacre de My Lai, 400 civils tués en mars 1968, a été initié par un jeune lieutenant, et personne — du moins parmi ceux sous ses ordres — ne s’y est opposé, bien au contraire. La connerie meurtrière, l’horreur même, n’a pas pu rester confinée.
La connerie augmentée
Ce qui n’est pas vu existe peu. Quand le colonel Tracqui parlait de résonance médiatique au général Krulak, il pensait alors aux journalistes, très présents dans Sarajevo pendant le siège. À ce moment-là, un adjudant-chef avait vu deux enfants abattus par un sniper juste à côté de lui. Malgré ses efforts, il n’avait pu en sauver qu’un. Il déclara alors qu’il aurait la peau du sniper serbe. Cela tomba dans l’oreille d’un journaliste, qui ne manqua pas de le rapporter. Dans l’ambiance de l’époque, c’est la déclaration de l’adjudant-chef — contraire à la neutralité des Casques bleus — qui choqua le plus les autorités onusiennes. Le commandement envisagea même un temps un « vol bleu » (sanction et retour), avant que ce processus absurde ne s’arrête.
Les journalistes et les médias — journaux, télévision — constituaient alors pratiquement les seuls intermédiaires entre les événements et le reste du monde. On s’en méfiait, car bien souvent, la réalité qui finissait « au 20h » se réduisait à quelques cubes tentant de représenter un contexte relevant plutôt de l’expressionnisme allemand le plus sombre. On faisait avec — comme avec l’arbitre au rugby. La plupart des journalistes n’étaient là que quelques jours, et il leur fallait très vite un cube. On s’empressait de leur fournir : la bonne image, la belle séquence, plutôt que de les laisser chercher eux-mêmes.
Et puis sont arrivées les chaînes d’information, dont l’effet principal n’a pas été de multiplier les cubes, cercles ou figures plus petits pour donner un paysage plus fin, mais au contraire de répéter toute la journée les mêmes gros objets. L’élargissement n’était que répétition, donc plutôt un rétrécissement.
Est ensuite venue la « longue traîne », ce pouvoir médiatique démocratisé qui a explosé le monopole d’intermédiation des médias classiques. Les tout petits cameramen et reporters se sont multipliés, parfois brillants comme de vrais journalistes, mais souvent à l’image du comptoir de bar où ils officiaient auparavant.
Ajoutons que ces nouveaux pouvoirs ont créé des flux d’infos de densité et d’intensité très variables. Une attaque terroriste en plein cœur de Paris, en janvier 2015, va provoquer la venue des dirigeants du monde entier quelques jours plus tard, alors que le massacre de 70 villageois nigérians par Boko Haram, trois jours avant, restera largement ignoré. Le monde sous le lampadaire n’est pas plus réel que celui resté dans l’ombre juste à côté.
Gérer le CIRC, c’est gérer tous ces flux. On peut essayer de les tarir au point de départ. Les cellules noires de la CIA faisaient (et font) sensiblement la même chose que les crétins de gardiens chargés de « mettre en condition » les prisonniers d’Abou Ghraïb. La différence, c’est que les premières étaient verrouillées, tandis qu’on a donné accès à Internet aux seconds pour qu’ils ne s’ennuient pas trop. Le résultat, en termes de dégâts d’image, est connu.
Il y a eu connerie évidente ? D’accord. Il faut alors traiter ses effets :
- premières mesures immédiates ;
- poursuite rapide de l’enquête par un élément insensible aux conséquences de ses résultats ;
- publication transparente de cette enquête ;
- sanctions éventuelles ;
- et, si nécessaire, transmission du dossier à la justice.
La connerie est-elle due à un problème structurel ? C’est donc aussi la structure qui doit être mise en cause, d’une manière ou d’une autre. D’abord en interne, bien sûr — c’est le rôle du retour d’expérience, des inspections, etc. — mais éventuellement aussi devant la Justice.
Les résultats des enquêtes démontrent-ils une manipulation, une fausse accusation délibérée ? L’heure devrait alors être à la contre-attaque. Il faut peut-être dix fois plus d’effort pour réhabiliter un honneur que pour le détruire. Rappelez-vous : le négatif l’emporte toujours sur le positif, et seuls les courageux admettent leurs erreurs de jugement. Eh bien, faisons dix fois plus d’effort. Il ne faut pas seulement réagir mieux, ou plus vite, comme on le dit souvent ; il faut aussi attaquer ceux qui attaquent, traquer les ennemis manifestes et les faire payer lorsqu’ils mentent. Ce n’est pas seulement de la justice, c’est aussi de la dissuasion, pour les manipulateurs en puissance.
Une stratégie qui se contente de défendre ses places fortes finit toujours par ressembler à une histoire de redditions. Bien sûr, cela demande des moyens et des efforts. Mais celui qui n’a pas compris qu’Internet, les médias et les réseaux sont devenus des terrains de manœuvre se condamne à les subir.
27.04.2025 à 14:57
Sortir du blocage en Ukraine (avril 2024)
Michel Goya
Texte intégral (3697 mots)
La carte de la guerre en Ukraine n’a guère évolué depuis mi-novembre 2022. Depuis cette époque, les opérations de conquête n’ont fait évoluer la ligne de front que de manière marginale à coups de quelques dizaines de km2 conquis ou perdu chaque mois. Une telle situation était inconnue depuis 1988 et la fin de la longue guerre de position entre l’Iran et l’Irak. La norme de la guerre industrielle moderne mise en place du milieu du XIXe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale est plutôt celle d’un vainqueur qui s’impose aisément en quelques semaines de manœuvres. Pour peu cependant comme en Ukraine que le défenseur parvienne à résister et à se fortifier et, autre condition nécessaire, que l’on dispose de part et d’autre de ressources humaines et matérielles suffisantes pour poursuivre un combat très destructeur, et il ne faut plus alors compter alors en semaines mais en années avant de voir se dessiner la « décision ».
Une stratégie de résonance
Dans un cadre clausewitzien classique, le sort du duel entre les armées opposées décide de la perte de volonté d’un gouvernement et de son peuple. La nation vaincue sur le champ de bataille se découvre impuissante face au vainqueur et renonce à poursuivre un combat vain. En découvrant que ce duel des armes pouvait aussi être long et indécis, on a commencé à estimer que la perte de volonté à combattre pouvait commencer par l’arrière, d’où les politiques de blocus, de sédition, puis, lorsque cela a été possible, de frappes de destruction de l’économie et même de pure terreur de la population.
Dans les faits, cette stratégie d’attaque des ressources matérielles et morales de l’arrière n’a jamais réussi en soi tant que l’avant continuait à avoir des victoires, même petites, et entretenir un espoir. Qu’à la suite d’une série de revers, l’espoir fasse au contraire place à une anticipation consensuelle de la défaite et que les sacrifices de l’avant comme les efforts de l’arrière apparaissent désormais à tous comme des dépenses inutiles et une spirale défaitiste peut se mettre en place en provoquer un effondrement rapide en quelques mois, comme en Russie en 1917 ou en Allemagne en 1918.
Les deux adversaires dans la guerre en Ukraine s’inscrivent dans une telle stratégie de résonance, avec cette particularité que les arrières, et plus particulièrement du côté ukrainien, s’étendent aussi largement aux nations qui les soutiennent. On y procède donc à toute la panoplie possible des opérations de pression économique et diplomatique, de destruction ouverte ou masquée et enfin d’influence sur les esprits. Les matériaux qui modèlent vraiment les anticipations restent cependant les victoires ou les défaites sur le front, trop limitées certes pour être « décisives » mais suffisantes pour être connues de tous et modifier l’image de l’avenir de la guerre. Avec une série continue et suffisamment longue de noms de villes conquises ou au contraire brillamment défendues ou encore de destructions d’objectifs très importants par un raid ou des frappes, Russes comme Ukrainiens peuvent encore espérer après des mois et des mois d’efforts faire émerger une spirale de la défaite chez l’autre.
Dans ce bras de fer, la Russie compte beaucoup sur la paralysie de l’économie ukrainienne, sinon de sa société, ainsi que sur le découragement et la versatilité politique des pays occidentaux, tandis qu’elle ménage autant que possible sa propre population critique, au sens de « pouvant critiquer ». On n’y recourt à des combattants non volontaires qu’en dernière extrémité et ces volontaires sont eux-mêmes recrutés en périphérie géographique et sociale d’un cœur moscovite lui-même très surveillé. L’économie est militarisée au maximum de ses possibilités hors nationalisation et conversion industrielle massive, en exploitant surtout les énormes stocks hérités de l’armée soviétique. Avec l’aide bienvenue des quelques pays alliés, cet effort est là encore jugé suffisant sans provoquer une déstabilisation de la société. Sur le front, il s’agit surtout de presser l’ennemi dans tous les espaces jusqu’à, au mieux, provoquer des brèches et s’emparer de villes ou de forcer à des reculs importants, ou au pire d’éviter les défaites. Avec l’espoir d’un rapport de force toujours plus favorable, les Russes peuvent espérer accélérer les évènements et enclencher la spirale de la défaite chez l’ennemi un peu plus tard dans l’année 2024 ou plus sûrement en 2025.
Du côté ukrainien, il n’y a pas d’autres solutions que de briser cette tendance et de reprendre l’initiative afin d’infliger à nouveau de grandes défaites à l’armée russe, comme autour de Kiev et de Kharkiv au printemps 2022, dans les provinces de Kharkiv et Kherson à l’automne 2002 ou encore la neutralisation de la flotte de la mer Noire. Le problème majeur est que l’Ukraine n’a actuellement pas les moyens de générer de nouveaux grands succès. La faute en revient d’abord aux insuffisances de l’indispensable aide alliée, lente, disparate et peut-être surtout inconstante, comme en témoigne le blocage pendant sept mois du soutien matériel américain, de loin le plus important. Contrairement aux Russes, il doit être extrêmement compliqué pour les Ukrainiens de planifier correctement une stratégie opérationnelle quand celle des moyens est aussi aléatoire. Mais la faute en revient aussi à la désorganisation de la mobilisation humaine ukrainienne, très supérieure à celle de la société russe, mais encore insuffisante pour faire face à l’ampleur des défis.
Trois crises à résoudre
Avant de songer à reprendre l’initiative, l’armée ukrainienne doit commencer par résoudre plusieurs crises, avec l’aide de ses alliés. La première est celle de la défense du ciel, indispensable au moins au bon fonctionnement de la société ukrainienne, de son effort de guerre et du mouvement de ses troupes. Pour résoudre cette crise, il est difficile d’imaginer autre chose que le rachat-récupération dans le monde entier puis leur envoi en Ukraine des munitions des systèmes d’artillerie de défense aérienne (ADA) ex-soviétiques de la famille SA-10 (S-300) et des systèmes tactiques SA-8 et SA-11, l’adaptation si possible des munitions occidentales en stock sur les systèmes ex-soviétiques – avec le projet Franken-SAM notamment - et bien sûr le transfert de nouvelles batteries multicouches de Patriot-PAC 3, NASAMS, Iris-T ou SAMP-T[i]. Le problème majeur est que ces batteries constituent des actifs rares et précieux pour les pays donateurs et il faut donc convaincre certains d’entre eux de faire l’impasse sur une partie de leur défense aérienne. Une des solutions, qui résoudrait aussi le problème des compétences associées, constituerait bien sûr à déployer directement des batteries des armées nationales, à la manière du déploiement de la 18e division de défense aérienne soviétique en Égypte en 1970 en pleine guerre contre Israël. À défaut de cet engagement direct, très délicat politiquement, et puisqu’il ne faut plus rien exclure, on peut concevoir de passer par le biais d’organisations non étatiques ou par la légion des volontaires étrangers.
L’arrivée d’avions de combat européens, et peut-être américains un jour, constituera un autre élément essentiel de la défense du ciel et de la capacité de frappes en profondeur à condition de disposer de la logistique et l’infrastructure protégées adéquates et donc aussi d’ADA, d’une masse critique de plusieurs dizaines d’avions de combat et d’un capital humain de haut niveau technique, que ce soit en l’air ou au sol. Tout cela est en cours de constitution. Cela pourrait aller plus vite là aussi, là encore, avec l’engagement de « Tigres volants », c’est-à-dire de mercenaires pilotes ou maintenanciers fonctionnant sur le régime du volontariat en Ukraine, mais avec une forte prime dans leur pays d’origine. Cette nouvelle aviation ukrainienne peut avoir un effet sur le champ de bataille aéroterrestre dans le second semestre 2024.
La seconde crise ukrainienne à résoudre est celle de l’artillerie, qui est surtout une crise de munitions, de tubes et de pièces de rechange. Là, encore il n’y a guère d’autres solutions que le ratissage mondial d’obus soviétiques, y compris anciens à reconstituer, l’augmentation des productions nationales ou l’impasse sur ses propres stocks. L’artillerie est l’arme principale de la guerre de positions, que ce soit en défense et plus encore dans l’offensive où il n’est guère possible d’espérer conquérir une zone retranchée sans l’avoir neutralisé au préalable par le feu. À moins de changer de mode de combat, l’armée ukrainienne ne peut espérer infliger des défaites à la Russie, sans une puissante artillerie. C’est là cependant que les choses sont les plus lentes, avec peut-être l’atteinte d’un retour à un seuil minimal d’efficacité défensive à l’été 2024 et une capacité à appuyer des opérations offensives à la fin de l’année.
En attendant, avec la fourniture de mutions à longue portée, des missiles aéroportés Scalp-Storm Shadow aux missiles sol-sol ATACMS en passant par les bombes volantes A2SM ou GLSDB mais aussi ses propres drones de frappe, l’Ukraine est ou sera relativement bien pourvue en capacité d’interdiction jusqu’à 300 kilomètres de la ligne de front, et plus encore si elle dispose d’une capacité de pénétration aérienne. Cela autorise au moins dans l’immédiat l’entrave du corps expéditionnaire russe en Ukraine par de multiples frappes d’interdiction. Ce qui permettrait de rentabiliser encore plus cette force de frappe en profondeur serait d’autoriser les Ukrainiens à utiliser les armes occidentales sur le sol russe. Cela n’est toujours pas le cas, sauf de la part du Royaume-Uni, par la crainte d’une escalade avec la Russie, mais cela laisse une grande quantité de bases et infrastructures militaires russes interdites de tir aux Ukrainiens, à la grande frustration de ces derniers.
La troisième crise à résoudre est celle des unités de manœuvre. Le changement de rapport de forces en faveur des Russes est dû à leur capacité de feux qui a décliné moins vite que celle des Ukrainiens, mais aussi, et peut-être surtout, à leur nombre de brigades et régiments de manœuvre blindés-mécanisés qui a cru plus vite que celui des Ukrainiens. Cela a permis aux Russes de réaliser une économie positive des forces. Il y a désormais suffisamment de régiments et brigades de manœuvre dans l’ordre de bataille russe pour permettre par rotation à la fois de maintenir une pression offensive sur le front et de reconstituer et même de faire progresser les forces à l’arrière. La quantité autorise aussi la qualité tactique à condition d’avoir une solide structure de formation, et les Russes ont ainsi réussi à constituer cette infanterie qui leur manquait cruellement.
L’armée ukrainienne compte de son côté environ 80 brigades de manœuvre réellement opérationnelles, soit environ 250 000 hommes au total. Sur ces 80 brigades, on en compte seulement une dizaine à l’arrière et la plupart d’entre elles sont des brigades de constitution récente en formation dans la région de Dnipro. Toutes les autres sont collées au front, où elles subissent toutes une pression plus ou moins forte, en particulier sur les bataillons d’infanterie. Il est difficile d’imaginer pouvoir reprendre l’initiative sans créer au moins trente nouvelles brigades de manœuvre et recompléter les anciennes, le tout de manière plus homogène et avec une forte densité de fantassins et de sapeurs. Cela passe par un appel accru au reste de la société, et on ne voit pas comment éviter de mobiliser les jeunes hommes et femmes pour y parvenir. Cela passe aussi par une réorganisation de l’ordre de bataille en transformant des unités de l’armée territoriale, de la garde nationale ou des gardes-frontières en brigades de manœuvre ou en récupérant leurs ressources pour renforcer celles qui existent déjà. Le mouvement est déjà en cours avec la création par transformation de cinq nouvelles brigades de manœuvre, mais il doit s’accélérer. La formation d’état-major de corps d’armée susceptibles d’organiser l’engagement de plusieurs brigades est peut-être plus urgente encore. Là encore le processus est en cours, par exemple avec la formation récente du 30e corps de marine regroupant toutes les brigades de manœuvre et d’appui de la marine, mais on se trouve encore loin du compte.
C’est peut-être dans le domaine de la formation que l’apport européen peut-être le plus rentable. Les pays européens ont contribué à former 100 000 soldats ukrainiens de diverses manières jusqu’à la fin de l’année 2023, pour un coût relativement réduit de 350 millions d’euros[ii]. Il doit être possible de faire beaucoup plus en utilisant toute l’infrastructure de formation en Europe et en Amérique du Nord, avec trois cibles prioritaires : la formation et l’équipement des états-majors complets de brigades et de corps d’armée, une formation initiale du combattant renforcée passant de cinq semaines à au minimum quatre mois, l’entraînement collectif par exercices de bataillons et si possible de brigades. Le tout doit se faire en étroite coopération avec le commandement ukrainien, qui a autant sans doute à apprendre aux armées occidentales que l’inverse. À condition d’une mobilisation accrue et une rationalisation des ressources humaines ukrainiennes, on peut espérer ainsi faire un saut quantitatif et qualitatif à l’armée ukrainienne, là encore au second semestre 2024.
Infliger à nouveau des défaites aux Russes
Il restera à traduire cette stratégie des moyens en victoires sur le terrain. La première possibilité consiste à effectuer de grands raids périphériques au front principal du Donbass jusqu’au Dniepr. Il serait possible, à la demande du gouvernement moldave, et avec des forces mobiles réduites de s’emparer de la Transnistrie, d’y détruire la minuscule 14e armée russe et de s’emparer des considérables et précieux stocks de munitions qui s’y trouvent. Une autre option serait de pénétrer dans les provinces russes de Briansk, Koursk ou de Belgorod non plus avec quelques milices d’opposants russes mais avec au moins une brigade blindée renforcée, voire un corps d’armée, afin d’y effectuer un maximum de destruction d’infrastructures et d’unités militaires russes dans la région. Cela provoquerait dans les deux cas, surtout le second, un ébranlement politique fort aux conséquences imprévisibles, d’où une grande crainte dans les capitales occidentales où on souhaite des secousses au Kremlin afin de le faire renoncer à la guerre mais pas trop.
En Ukraine, les possibilités de grands raids sont limitées à des opérations amphibies en Crimée ou au-delà du Dniepr de Kherson à Zaporijia. Ces opérations ne pourront s’effectuer qu’en proportion des moyens matériels disponibles de débarquement ou de franchissement et avec la capacité et d’alimenter de protéger une tête de pont. Avec des moyens importants, il serait effectivement possible au minimum de lancer de grands raids de destruction et au maximum de s’emparer de territoires clés, depuis la centrale nucléaire d’Enerhodar jusqu’à la Crimée tout entière. Les moyens ne sont cependant pas là, à moins qu’ils soient constitués en secret, et on ne peut pas pour l’instant envisager d’opérations aussi complexes. Cela viendra peut-être.
Il reste les actions sur le front principal. Une stratégie opérationnelle très audacieuse consisterait à changer radicalement de posture et de ne plus chercher à défendre pied à pied le terrain et s’exposer ainsi à la puissance de feu russe, mais de contrer les Russes par une défense mobile de freinage et corrosion comme autour de Kiev en 2022 suivi de contre-attaque. Outre que la chose est toujours contre-intuitive et délicate car elle suppose d’accepter de perdre d’abord à coup sûr dans l’espoir, mais seulement l’espoir, de gagner ensuite beaucoup plus. Ce mode opératoire serait sans doute plus difficile à mettre en œuvre en 2024 qu’en 2022, à cause de forces russes beaucoup plus denses et agissant de manière plus méthodique. La quasi-absence de guérilla sur les arrières russes, du fait d’un quadrillage répressif efficace, laisse des doutes sur la réussite d’opération massives de harcèlement. Un tel mode opératoire ne sera sans doute tenté que par défaut et en dernier recours.
Il y a enfin la perspective pour les Ukrainiens de relancer de nouvelles opérations offensives. L’échec de celle de l’été 2023 a témoigné de la persistance des principes fondamentaux de la guerre de positions : pas de succès possibles sans la combinaison harmonieuse sur chaque point de contact d’une puissance de feu écrasante et d’une force d’assaut intégrée, et avec la possibilité de multiplier rapidement axialement et latéralement ces attaques afin d’obtenir une véritable victoire. Il sera possible d’y songer lorsque les crises évoquées précédemment seront résolues.
En résumé, tout semble indiquer que l’Ukraine restera sous pression durant une grande partie de l’année 2024 sans grand espoir de retourner la tendance mais sans risque non plus de voir se créer cette spirale de défaite qui mettrait fin à la guerre. Les choses décisives surviendront probablement en 2025 alors que les deux adversaires auront accumulé suffisamment de ressources pour envisager des batailles avec plus d’effets stratégiques. Savoir qui sera à l’origine de ces effets dépend encore de beaucoup trop de facteurs politiques internes aux deux adversaires ou exogènes pour pouvoir le dire maintenant.
09.03.2025 à 11:28
Des contractions répétées du cercle des poètes revendicatifs
Michel Goya
Texte intégral (4308 mots)
Je me suis engagé comme élève sous-officier en 1983. Le chef d’état-major de l’armée de Terre venait alors de démissionner pour protester contre la baisse du budget de Défense qui passait brutalement de l’équivalent d’environ 36 milliards d’euros (si, si, vous avez bien lu) à 30 (pour des chiffres voir ici). Le major général des armées avait démissionné aussi pour protester contre les intrusions permanentes du ministre dans la conduite des opérations mais ceci est une autre histoire. Étrangement, le budget remontait tout aussi rapidement l’année suivante.
Général Michel Forget, Nos armées au temps de la Ve République, Economica, 2016.
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