22.12.2025 à 08:00
Retour sur le mouvement « Bloquons Tout ! » qui n'en fut pas un.
Retour sur le mouvement « Bloquons Tout ! » qui n'en fut pas un.
Le mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre 2025, comme on s'en doutait, n'a été qu'un médiocre revival du mouvement contre la réforme des retraites de 2023 en accéléré. La différence, c'est un encadrement encore plus parfait prenant en charge les moindres aspects du mouvement avant même qu'il n'existe. En dehors de ça, c'est toujours la même chose : beaucoup de monde dans les manifestations en ville, des actions grand spectacle assez peu suivies et peu efficaces, des réunions d'organisation tenues par des militants, quasi aucune Assemblée Générale sur les lieux de travail, des petites grèves isolées un peu partout sans rapport de force, des dates qui s'égrènent en suivant un calendrier politique et syndical... Pourtant les appels à la mobilisation avaient d'abord émergé loin de ces cadres bien connus. Ils s'opposaient en premier lieu au très impopulaire plan d'austérité de Bayrou annoncé le 15 juillet. Celui-ci prévoyait tout simplement une redistribution des richesses vers le haut, en coupant drastiquement dans le budget du social afin de financer les investissements dans l'économie et la défense. Autrement dit, une attaque directe contre les conditions de vie matérielles de tous les exploités. Mais la mobilisation du 10 n'a pas vu émerger de lutte sur ce terrain ; au contraire, ce à quoi nous avons assisté, c'est à l'évanouissement de la colère sociale dans les méandres d'une mobilisation impuissante de la gauche. Si nous faisons ce constat amer c'est bien que cette date était la seule perspective intéressante du moment et qu'il nous semble nécessaire d'en tirer le bilan critique.
Après cette débâcle, l'avenir semble bien sombre. Combien de temps avant qu'un nouveau mouvement puisse émerger si les dernières tentatives de lutte ressemblent à de la défaite en barre ?
SITUATION ACTUELLE
Avec la stagnation de l'économie mondiale, l'austérité est la norme. Partout dans le monde les compromis sociaux basés sur la croissance et une certaine redistribution des richesses n'est plus à l'ordre du jour. Progressivement privés des moyens de maintenir le statu quo, les États traversent des crises où la légitimité de leur personnel politique est remise en question. À l'inverse, la résistance du prolétariat semble affaiblie et désorientée par le manque de perspectives tant dans chaque pays qu'à l'échelle internationale. Le rejet, même violent, des gouvernements se galvanise le plus souvent autour de l'idée du « peuple » trahi par ses élites vendues au capital étranger. Du pain béni pour les chauvins de tous poils à l'heure où dans toutes les grandes puissances, une partie de la bourgeoisie remet elle-même en cause le cadre actuel de la mondialisation. Tout le monde, jusqu'aux USA, y va de sa critique à l'égard d'un système globalisé qui brime les intérêts de son peuple ou de sa nation. C'est sur le compromis superficiel de « l'intérêt national » que les classes dirigeantes tentent de se reconstruire une légitimité « populaire ». Leurs politiques nationalistes cherchent à mettre la grogne des populations en voie de déclassement au service des intérêts de leur bourgeoisie sur le marché mondial, promettant les miettes d'un partage du monde plus avantageux.
On voit se mettre en place, d'une part, des politiques intérieures consistant à redistribuer le budget de l'État du social vers l'armée et ses auxiliaires et à se doter des capacités de répression que nécessite l'accompagnement d'une telle évolution ; et d'autre part, des politiques extérieures de plus en plus conflictuelles. Toutes deux convergent vers un même point de fuite : un prochain conflit d'ampleur mondiale dont nous voyons déjà des guerres annonciatrices. L'engrenage est en place. Les grains de sable existent : ils prennent la forme de soulèvements ponctuels, largement spontanés, violents mais vites étouffés. Il faudra plus que des grains de sable pour faire dérailler la machine de guerre capitaliste.
ET LE PROLÉTARIAT DANS TOUT ÇA ?
Toute l'histoire de la pensée critique radicale s'est appuyée sur les luttes réelles qui ont posé, par leur dynamiques de confrontations, les questions qui ouvrent des possibilités d'émancipation collective. Aujourd'hui, la décorrélation entre le cadre étriqué de l'idéologie et la faculté de penser notre condition sous la dictature du capital ne fait que s'accentuer. Les catégories qu'on emploie ne permettent plus de refléter la matérialité des choses. En 50 ans, alors que le capitalisme est dans une crise permanente qui n'en finit pas de s'amplifier et qui touche au quotidien des milliards d'êtres, il semblerait que la capacité à interpréter objectivement ce qui se passe, à formuler une critique systémique à partir des deux dynamiques centrales du mode de production capitaliste ̶ l'accumulation et l'exploitation ̶ se soient évaporées.
Notre postulat étant que les idées naissent de la matérialité et non des limbes, pour que le concept de révolution sociale existe il faut qu'il se base sur des actes qui se pensent et communiquent entre eux, il faut qu'il y ait des luttes, qu'elles soient répercutées et nourries par d'autres luttes, d'autres problématiques et d'autres vécus. Il faut que ces luttes atteignent une intensité telle dans le conflit de classe que se pose la question de l'auto-organisation de la vie sociale par les prolétaires, et donc une lutte d'ampleur qui aille suffisamment loin dans l'affrontement et dans la durée pour que la question du quotidien, de la production et de la reproduction soit abordées jusqu'à leurs racines, que l'on puisse s'attaquer aux causes de nos malheurs et plus uniquement à leurs conséquences. Cela suppose une rupture avec l'existant, mais aussi qu'existe une perspective révolutionnaire pour envisager le dépassement du capitalisme.
Depuis bientôt dix ans, les mouvements de colère d'ampleur qui viennent bousculer la normalité capitaliste n'apparaissent que là où le carcan de l'idéologie de gauche et ceux qui sont chargés de l'imposer sont absents. Le mouvement des Gilets Jaunes est apparu sur un terrain qui n'est pas quadrillé par ces derniers, sur le plan géographique, social ou politique. Dans les GJ, toute la politique au sens traditionnel (représentation, revendications) a été plus ou moins balayée pour se concentrer sur les intérêts matériels immédiats. Cette lutte, malgré ses limites, a marqué les esprits par son autonomie politique et son refus de la récupération, son évitement du piège identitaire, le foisonnement de ses initiatives, la détermination et l'efficacité de ses attaques. C'est la longue élaboration collective au sein de la lutte qui a permis d'entamer une rupture prolétarienne avec tout ce qu'on connaissait des mouvements sociaux. De même, les émeutes pour Nahel qui n'ont elles duré que quelques jours nous éclairent par l'absence chez les fractions énervées du prolétariat d'une quelconque référence à la pensée « de gôche ».
Bien évidemment, au bout d'un moment, la gauche tente de s'incruster de manière organisée pour reconduire les mouvements dans ses vieilles ornières. Plus elle y parvient et plus le mouvement s'étiole. Les mêmes gestionnaires qui ont tenté de récupérer le mouvement GJ avec leur Assemblée des Assemblées, leurs tentatives de se poser en portes-paroles et commentateurs éclairés des émeutiers sont ceux qui ont drivé la mobilisation du 10. Si leurs tentatives se cassent la gueule, on ne peut leur ôter qu'ils gardent un sacré pouvoir de nuisance en préemptant tous les espaces et en embourbant toute possible réflexion dans leurs fatras idéologiques.
Le mouvement contre la réforme des retraites de 2023 et le présent non-événement du 10 montrent l'urgence pour cette tendance de se réorganiser dans un élan œcuménique contre ce qu'a été le mouvement GJ et imposer un recul sidérant aux luttes après 2019. Beau travail de sape : seulement quelques années plus tard, c'est presque comme si les GJ n'avaient pas existé. Il en reste tout au plus une mémoire déformée qui n'en aurait gardé que le RIC. Le temps de digérer ce qu'il s'est passé, en 2023 et 2025 la gauche revient aux bases : prendre la direction d'un mouvement même virtuel, le plus tôt possible pour étouffer tout ce qui pourrait déborder, quitte à provoquer la totale paralysie du mouvement. Cerise sur le gâteau, c'est maintenant en imitant formellement certaines actions et pratiques d'organisation à la base, que les gestionnaires de gauche accaparent l'espace et reprennent la main sur le mouvement.
LA MOBILISATION
Les arcanes de la mobilisation
Des semaines avant la date du 10 septembre lancée sur internet par des souverainistes de droite, cette initiative a été largement reprise sur les réseaux et diffusée par la suite. Les mots d'ordres qui ont émergé et consolidé le pot-pourri de propositions sont d'abord le reflet de cette grande confusion : boycott de la grande distribution, arrêt du paiement par carte-bleue pour privilégier le cash (le problème étant que les banques s'engraissent sur les commerçants pas que les commerçants s'engraissent sur les consommateurs), combattre l'oligarchie cosmopolite... Des thèmes qui sentent mauvais l'extrême-droite [1] et qui ne cessent de s'implanter au fil des discussions. Dès le mois d'août, au nom d'un mouvement qui n'existe pas encore, partout à travers la France des AG d'organisation ont germé contre le Plan d'austérité Bayrou. L'extrême-gauche (des trotskistes aux totos-LFIstes [2]) dans un nouvel effort de « composition », a assumé la récupération de ce début d'agitation collective. Chaque recoin de liberté, chaque possibilité, chaque envie de s'organiser qui afflue nécessairement lorsque démarre un mouvement, a été balisée, encadrée, étouffée, marketée à l'avance. On n'avait encore jamais vu un mouvement mourir avant même qu'il ait pu naître. Et de la main de ceux qui ont le plus ardemment désiré qu'il arrive. Ou plutôt de la main de ceux qui n'ambitionnaient que de diriger un simulacre de mouvement plutôt que d'œuvrer à l'essor d'une lutte sociale !
Nous n'avions clairement ni rapport de force ni détermination collective. Lors de la première journée de mobilisation, toute forme plus radicale d'action ou d'occupation a été empêchée par un nombre de flics délirant. L'État ayant les moyens de réprimer a un niveau bien plus haut qu'avant 2016, il ne s'en est pas privé.
La genèse de cette mobilisation est symptomatique d'un rapport dématérialisé à la lutte. Celle-ci est née dans les recoins obscurs d'internet. Un site, une liste Telegram avec quelque centaines de personnes. Au fur et à mesure que l'information se diffuse dans tout le pays, dans les discussions au bar, au travail et sur les fils de discussion militants, elle enflamme les rédactions de journaux qui en ont fait leurs choux gras pendant l'été. Les listes de diffusion se garnissent dès lors de nouveaux venus, fortes de ce phénomène quelques personnes prennent en charge de relayer au niveau local la mobilisation et tentent de l'organiser. Ni une ni deux les militants de base sautent sur l'occasion pour mettre en place des réunions œcuméniques inter-militants qu'ils baptisent AG et proposent la forme et le contenu d'organisation qu'ils connaissent. Ces réunions sont publiques et ouvertes à tous, ce qui permet que des prolos y soient présents mais de manière largement minoritaires. Ce sont alors des centaines de réunions élargies qui sont drivées par les même personnes que l'on retrouve dans les mouvements syndicaux, lors des campagnes électorales ou des mobilisations partisanes comme les happenings féministes ou les events des Soulèvement de la terre : autant dire tous ceux qui se prennent pour l'avant-garde éclairée. Nous sommes alors un mois avant la journée du 10 septembre et chaque semaine des rendez-vous publics sont donnés pour fabriquer la mobilisation. Des syndicats et des partis politiques se positionnent pour ou contre, les potentialités d'un bon gros bordel circulent un peu partout, le délire semble collectif et tout le monde semble y croire. Y compris à la tête de l'État où on en profite pour remanier le gouvernement et rebattre les cartes de l'agenda politique lié au vote du budget.
Pour rendre compréhensible cette forme d'organisation qui devient virale, un gros travail de propagande a été fourni. à la fois en inondant les réseaux de prêt-à-penser par l'intermédiaire d'influenceurs et par l'engagement spontané de bénévoles associatifs récitant leur programme comme des petits perroquets. Les militants gesticulent dans tous les sens pour faire appliquer leurs protocoles en occupant le plus tôt possible les postes clés dans la mobilisation, en pré-organisant les activités, en distribuant les tâches. Les discussions sont encadrées en AG et sur Signal par les gestionnaires qui se donnent pour mission d'éviter tout conflit et toute remise en question de ce qui s'élabore. Des AG de 40 à 300 personnes se persuadent qu'elles représentent un mouvement qui n'a pas encore commencé, puis un mouvement de centaines de milliers de gens qui sont pourtant restés largement absents de ces espaces. Pour les militants de gauche, il s'agit de tout préparer à l'avance en proposant différents services : cantines de lutte, gardes d'enfants, formations juridiques, actions décidées en amont… une vraie petite coopérative où rien ne risque de déborder ! Voilà la meilleure manière de stériliser un mouvement, de le tuer dans l'œuf, d'empêcher qu'il s'y passe quoi que ce soit en dehors de ce qu'ils maîtrisent déjà. C'est surtout reproduire ce qui se fait par habitude dans certains milieux (politique, associatif, festif), en croyant que le monde se limite à sa bulle militante. Sûrement le symptôme du fait que dans un monde qui sépare de plus en plus les gens et nous cantonne à des bulles, il est possible de croire qu'on peut lutter sans se frotter aux autres réalités. Ce qui est triste à mourir.
Cette logique mêle plusieurs conceptions de la lutte, celle d'un travail à accomplir (avec de la main d'œuvre et des objectifs) ainsi que l'idée que la politique serait devenue une marchandise comme une autre dont il s'agit juste de bien cibler le panel des potentiels consommateurs. Pour la rupture avec le quotidien d'exploitation et de consommation que nous sommes réduits à supporter, revenez un autre jour !
Racket et balle de match
Cette tendance gestionnaire qui existait déjà mais était circonscrite à des espaces comme les mouvements syndicaux, prend ici toute la place et empêche clairement les initiatives de fleurir. Ces façons de faire sont les seules proposées car il paraît difficile de penser qu'il puisse en être autrement quand la norme qui s'est imposée dans certaines sphères est l'éduc-pop, l'alternative, la démocratie représentative, l'empowerment des individus. Donc il faut faire des tours de parole et des gestes avec ses bras, ne parler que des sujets imposés et de la manière adéquate, selon des critères définis par des tendances politiques qui souhaitent qu'« un autre capitalisme soit possible ». Des milliers de participants tentent ainsi d'évangéliser ceux qui veulent se bouger, tout en crachant sur quiconque ne pense pas dans leurs cadres étriqués.
Du côté de la gauche de la gauche, les militants semblent être infectés par la maladie de notre époque : se penser au centre des choses. Ces nouvelles formes de collectifs qui se disent « autonomes » car moins structurés en façade que les partis marxistes-léninistes du siècle passé, reprennent à l'envie des formes d'action et des tournures de phrases de l'Autonomie pour repeindre d'un vernis radical un contenu social-démocrate. Selon leur conception, les autres personnes sont amenées à rejoindre « leur mouvement » dont ils seraient le centre de gravité. Rien de bien neuf dans la vision léniniste cauchemardesque qui voit les gens en lutte comme la piétaille à utiliser pour satisfaire les délires de quelques stratèges d'arrière-garde. Quant à comprendre quelles tactiques ces tacticiens mettent en place et dans quel but, cela reste profondément obscur. Les objectifs réels qui sont élaborés derrière les quelques mantras de façade ne sont jamais clairement exprimés dans les assemblées ou dans les comités. Pourquoi nier la lutte des classes et se refuser à parler d'exploitation ? Pourquoi fétichiser des concepts creux comme la complémentarité des tactiques et la convergence des luttes ? Pourquoi nouer des alliances ? Personne ne semble plus s'étonner que des problèmes politiques soient systématiquement réduits à des problèmes logistiques que des commissions d'experts (ou des « pétales ») vont pouvoir trancher en toute humilité. Ce camp, qui regroupe tous ceux qui se disent prêts à se mettre en jeu pour la révolution s'engage en réalité corps et âme pour le réformisme. C'est quoi ça, une tendance qui se dit « autonome », qui s'en fout de la production, tient à sauver le petit commerce, défend la démocratie et la gauche...?
Il faut donc considérer la gauche de la gauche actuelle pour le rôle d'idiot utile qu'elle a décidé d'endosser ; ce qui ne fait d'elle rien de plus qu'un marche-pied (si ce n'est un paillasson) pour la gauche du capital.
Dans cette configuration tant idéologique que matérielle, ceux qui souhaitent autre-chose que consolider le capitalisme de gauche se retrouvent englués dans cette toile d'araignée et finissent par se barrer, n'ayant aucune place dans ces espaces. On a pu assister en Assemblée Générale à des heures et des heures de débats sur la forme des débats, sur la forme des blocages, sur « la com », sur ce qui indigne les gens, sur qui avait sa place ou non dans le mouvement. En supplément chaque boutique politique est venue faire son racket, de la lutte pour « libérer la Palestine », sauver la planète, promouvoir le féminisme, faire de l'antifascisme... liste non exhaustive. Des partis et groupuscules politiques jusqu'aux petits commerçants, à chacun de venir vendre sa soupe pour essayer de recruter trois clampins dans son groupe, sa cantine, sa batucada, son local, sa manif du samedi. Les gestionnaires aux abois sont obligés de bricoler de manière grossière une « convergence des luttes » qui fait un flop. Le constat est amer : tout le monde semble bien paumé et les « tacticiens de la lutte » le sont tout autant que n'importe qui.
Ce qui paraît insensé pour un mouvement contre l'austérité, c'est qu'aucune force qui défend simplement ses intérêts n'a réussi à se constituer en dehors de l'hégémonie des gestionnaires, même si une partie de la mobilisation du 10 septembre était constituée de plein de prolos qui envisageaient bien plus que des manifs aux allures de balade digestive ou des blocages qui bloquent à peine.
Sociale-démocratie 2.0
Si l'on prend un peu de recul, cette mobilisation foireuse n'est qu'un énième renouveau de la sociale-démocratie dont on a vu la base se mobiliser [3]. Une constellation de partis, de journaux, d'influenceurs, d'associatifs, de libertaires soudés autour des partis de gauche qui forment un maillage vaporeux, complètement interconnecté et imbriqué à l'échelle locale. Des militants qui tous, élus locaux comme « totos », suivent le courant mélenchoniste, en reprenant les mêmes éléments de langage diffusés partout, les mêmes revendications et les mêmes stratégies. C'est ça la « révolution citoyenne », une valse pour rien où réformistes et radicaux se caressent le dos en regardant dans la même direction : la défaite de la lutte sociale. Ici, surtout aucune critique de ce qui fonde le capitalisme : exploitation, État, classes, rapports marchands... on remodèle le cadre étriqué dans lequel une lutte doit se mouvoir, sans conflit, sans ennemis, sans intérêts de classe. Une vision édulcorée du réel dans laquelle on ne tient même pas compte des rapports de force et dans quels systèmes ces derniers prennent place. Les élections c'est la révolution, s'allier aux réformistes c'est trouver de la puissance, mettre en scène une barricade qui tiendra dix minutes c'est bloquer l'économie, le formalisme c'est l'organisation, reproduire la forme des AG étudiantes c'est de l'auto-organisation... La nécessaire analyse des limites de chaque mouvement et des contradictions qui s'expriment dans les luttes en se frottant au réel est supplantée par une novlangue de communication politique. Et alors les mots ne veulent plus rien dire, le lexique qui pourrait permettre de penser la révolution devient inemployable. Changer le monde ne se limite plus qu'à démontrer de manière démocratique notre opposition à ses dérives, sans lutte ni combat. Une pincée de pédagogie permettrait de faire adhérer le plus grand nombre, additionnée de quelques actions symboliques pour convaincre les autres.
Vous ne le savez peut-être pas encore, mais il suffirait de décréter de manière symbolique le blocage de l'économie pour proclamer que cela a été réalisé, ou de déclarer la fin du gouvernement et celle du capitalisme, pour qu'ils s'effondre. Simple, basique ! Pas de flics, pas d'armée, pas de bourgeois, personne qui aurait intérêt à ce que la société reste la même... Bienvenue dans un monde virtuel où la lutte des classes n'existerait plus et où il ne serait plus possible d'analyser la société en terme de rapports sociaux. Nous serions face à un monde partagé entre les gentil et les méchants, où les éveillés sont ceux qui ont pris conscience (touchés par on ne sait quelle grâce) contrairement à la masse des endormis qui se laissent aller de manière plus ou moins volontaire, perdus dans les méandres d'une société à la dérive où agissent de sombres puissances. C'est édifiant de constater que cette conception moraliste et éthérée du monde se partage des deux côtés du large spectre politique avec une grande liberté d'interprétation.
Du reste on peut être surpris par l'homogénéité de la pensée et des pratiques dans cette mobilisation car la communauté d'intérêt qui l'impose n'est pas l'expression d'un groupe homogène ni même d'une classe distincte. Le « peuple de gauche » investi d'une mission de conversion des prolos à sa cause, appartient à des positions sociales et statuts divers, à l'image de la myriade de revendications qui se sont exprimées en pagaille. Pour décrire la complexité de ce qui active les forces sociales en lutte aujourd'hui, au vu de la limite du concept de « classe d'encadrement », « classe moyenne », « petite bourgeoisie » pour décrire la réalité, nous préférons le terme plus large et plus flou de « travailleurs du secteur de la gestion et de l'encadrement ». Terme qui regroupe tout ceux qui s'occupent de la gestion de la société et de son bon fonctionnement. Mais un AED n'a pas le même statut qu'un professeur d'université, un directeur de théâtre n'est pas un simple intermittent, pas plus qu'une infirmière n'est à égalité avec un chirurgien. Ce n'est donc pas une catégorie socialement homogène, elle est constituée de prolétaires précaires, de fonctionnaires (grands et petits) et de membres de la petite bourgeoisie culturelle. Ces travailleurs officient pour la plupart dans la production culturelle et la gestion sociale, c'est avant tout un service envers l'État et la pacification sociale (assez éloigné de la rentabilité marchande même si cela peut prendre exceptionnellement la forme de marchandises). Ils ont intérêt à défendre ces services et ne posent pas la critique ni de l'État ni de cette production. Le dénominateur commun de ces personnes aux statuts assez différents, c'est le fétichisme de l'État comme régulateur, qui dispense généreusement les miettes de PIB et devrait garantir les fameux acquis sociaux et le service public. L'État est alors considéré non seulement comme une institution neutre et « naturelle », mais également comme le patron essentiel à leur survie économique car la plupart d'entre eux en dépendent directement. À cela s'ajoute la défense du logiciel fourni avec ce rôle : une meilleure répartition des richesses et la condamnation morale des gros capitalistes (et des racistes, des sexistes, des pollueurs et de tous ceux qui ne sont pas dans « le camp du bien ») [4].
Les conceptions sociales-démocrates (qui étaient déjà bien pourries au départ) ont dégénéré progressivement vers un citoyennisme multiforme dont la logique participe au renforcement de l'État et de ses institutions intermédiaires et cherche toujours et par tous les moyens à produire une légitimité démocratique pour que son existence politique lui soit reconnue. Le problème social tel qu'il est posé serait que la majorité des gens sont mal représentés dans les instances décisionnaires et qu'ainsi les richesses seraient simplement mal redistribuées. Donc qu'il suffirait de légiférer, voire (pour les plus « radicaux ») de proposer une nouvelle constitution pour que tout s'arrange. L'enjeu politique n'est plus d'abolir l'exploitation ou les classes mais de créer des instances de médiation pour trouver des solutions consensuelles. Le capitalisme n'est alors pas posé comme un mode de production, un rapport social historiquement déterminé qui organise toute la société mais comme le seul système possible, perverti par une poignée de profiteurs.
En 1905, à l'époque où existait encore l'idée de socialisme et les débats qui l'accompagnaient, le camarade Jan Waclav Makhaiski avait déjà cerné le problème émergeant dans les conditions de l'époque. Son propos dans Le socialisme des intellectuels résonne avec les dynamiques actuelles.
« Le socialisme scientifique justifie le droit des travailleurs intellectuels [5] à un revenu plus élevé. Mais ce revenu supérieur n'est rien d'autre qu'une part de la plus-value créé par le travail manuel. L'ouvrier paye ainsi non seulement le profit du capitaliste, mais aussi le salaire élevé de l'ingénieur, du managers, du fonctionnaire et de tous les spécialistes instruits. Le socialisme, en abolissant le profit du capitaliste privé ne fait que centraliser cette plus-value au profit de la nouvelle classe des intellectuels salariés.” Il ajoute : “ Le socialisme apparaît ainsi comme le mouvement social de la classe des salariés instruits, des travailleur du cerveau qui lutte pour leur propre domination de classe, pour une organisation sociale où ils détiendrons le monopole de la direction de la production et de la répartition des richesses, grâce à leur monopole de l'instruction. »
L'Internationale gestionnaire
Ces tendances arrivent à prendre régulièrement la direction des mouvements interclassistes à travers le monde. Elle suivent des logiques catégorielles, qui s'expriment à travers différents courants contradictoires et concurrents mais qui visent in fine à obtenir ou à maintenir une place au soleil pour l'ensemble ou une partie des travailleurs du secteur de gestion/encadrement. Au niveau international, les dynamiques peuvent être différentes : ces catégories étant en voie de précarisation dans les vieux centres capitalistes et à l'inverse en ascension dans les pôles émergents. La fragilité de leur position dans la lutte des classes les poussent à agir pour réformer le capitalisme (de la mesurette aux utopies plus ou moins absurdes, fruit des alliances de circonstances). Pour ce faire les éléments les plus hardis n'excluent pas d'avoir recours à des moyens dit « radicaux », la violence par exemple peut être ponctuellement un outil lorsque la nécessité s'en fait sentir [6]. La forme ne détermine pas le fond. Les acteurs politiques un tant soit peu conséquents savent faire feu de tout bois et s'adaptent aux situations.
Pour en revenir aux « événements » du 10 septembre, il faut constater que l'inertie collective générée par ce genre de cirque marque un retour en arrière de presque 15 ans dans la lutte des classes. On revient à un imaginaire imprégné à la fois par les réverbérations de Los Indignados (à savoir le mouvement le plus claqué qu'ait pu vivre l'Espagne, mouvement qui performa la désobéissance civile au printemps 2011 dans un non-dialogue avec les révolutions arabes) et par le spectre de Nuit Debout (la tentative populiste de F. Ruffin qui prit l'initiative de liquider le mouvement contre la loi travail de 2016 en transformant des places centrales en espèces de PMU hippies). Une vision civique, pacifiste et démocrate jusqu'à l'absurde continue donc encore à se diffuser, portée par certaines strates sociales qui pensent avoir encore quelque chose à sauvegarder dans la dystopie capitaliste. Cette forme autolimitée de mobilisation qui singe Nuit Debout et les Indignés, impose le primat de la forme démocratique sur le contenu social et les actions collectives, et l'épicentre de la (non)lutte prend la forme d'AG de bureaucrates interminables. Le débouché est toujours le même : renforcer un parti électoraliste qui récolte ce qu'il peut de la colère comme Podemos en Espagne, ou Syriza en Grèce. L'enjeu pour les sous-réformistes et aspirants gestionnaires de tout acabit c'est en effet de coincer les mouvements dans des voies de garage par des revendications parcellaires et tronquées (dégagisme, anti-corruption, démocratisme...). Les luttes se retrouvent ainsi prises en tenaille entre la répression et l'encadrement des gestionnaires qui appellent au calme.
RUPTURES ET DEPASSEMENTS : CE QUI NOUS INTERESSE DANS LA LUTTE
Si tous les espaces sont verrouillés avant même que les gens ne se rencontrent, l'auto-organisation devient difficilement possible. Comment arriver à échanger, à apprendre à se connaître, à fonctionner à des milliers quand le mouvement n'est pas pensé pour durer mais juste pour produire quelques « coups d'éclat » éphémères, que tout est organisé à l'avance sans aucune spontanéité ni aucun esprit de suite ? Quand il s'agit non pas de s'impliquer mais simplement de suivre des propositions pré-emballées comme un bon consommateur ? Comment avoir le temps de développer la lutte dans la durée, de tenter des actions nouvelles, d'en discuter, de se planter, d'essayer autre chose ? Un mouvement qui fixe un cadre idéologique et des pratiques sans que ne soit jamais posée la question du rapport de force, qui ne s'éprouve dans rien, dans aucun conflit, qui met de côté les débats et les questionnements qui naissent en son sein et propose comme seul horizon la réforme des modalités de l'exploitation, ne peut connaître de dépassement en son sein, sans rupture profonde dans la pensée, dans les modes de fonctionnement et donc dans les actes.
Quelques évidences. Une lutte est avant tout une dynamique conflictuelle qui réunit les personnes touchées par un problème commun. Elle se développe sur la conscience de contrarier des intérêts qui lui sont antagonistes. Elle essaie donc de constituer un rapport de force dans ce cadre. C'est une dynamique, c'est-à-dire qu'elle évolue, qu'elle pose des questions qui amènent une nouvelle situation, d'où éclosent de nouveaux problèmes. Se mettre en lutte c'est d'abord sortir de la passivité et donc prendre des initiatives. Il s'agit pour tous ceux qui y participent de s'y investir, de se mettre en jeu, de s'y éprouver. Plus les gens prennent en main eux-mêmes les termes de l'affrontement, et plus la lutte gagne en force. À l'inverse, la délégation renforce la passivité et empêche l'expansion et l'approfondissement de la lutte. C'est l'encroûtement et le début de la fin. Au contraire, lutter c'est justement sortir des formes de gestion du capitalisme, donc de la politique (représentants, revendication, programme, alliances, électoralisme, négociations).
Pour nous une lutte part de la situation telle qu'elle est réellement et non des seuls fantasmes élaborés au sein d'un idéologie. Elle pose des problèmes qui se transforment en questions à résoudre collectivement. Cette tentative d'élucidation crée une conception commune qui se traduit en actes et tente de modifier le réel.
Ces transformations ne peuvent être définies à l'avance, elles constituent des ruptures avec la normalité. Elles s'élaborent dans le cours de la lutte et produisent des résultats imprévus. C'est au fur et à mesure des remises en questions et de la construction d'un rapport de force que les objectifs d'un mouvement se construisent et s'étoffent. Ces ruptures produisent un dépassement des conditions existantes à partir d'un refus d'une situation matérielle. La remise en question peut être partielle au départ mais elle amène un questionnement plus global et la possibilité d'une critique radicale de tout ce qui façonne la société.
À l'inverse, défendre les termes existants empêche que des brèches se créent. Ces deux tendances, l'évolution des buts à l'intérieur de la lutte et la défense des intérêts de catégories pré-existantes à la lutte, s'opposent elles-mêmes au sein de la confrontation. Et c'est l'affrontement entre ces deux pôles qui fait que chaque lutte est avant tout une lutte dans la lutte. Cette dynamique transforme les conditions matérielles, les comportements, la psychologie de ceux qui la vivent et donc leurs rapports (entre eux, aux ennemis, à l'argent, à soi-même, au travail, à la hiérarchie,etc.). Elle modifie à des degrés différents le cadre dans lequel elle se déploie ; la rue n'est plus la rue telle qu'on la connaît, l'entreprise n'est plus complètement l'entreprise, l'employé n'est plus employé par personne. C'est quand les luttes se développent et s'approfondissent que peuvent survenir ces bouleversements de la normalité.
Ce qui intéresse les communistes et révolutionnaires c'est le degré d'approfondissement de ces fissures, la non-reproduction des rapports capitalistes. C'est que la propriété privée soit jetée au feu, que les rapports marchands s'évanouissent, que les exploiteurs soient pendus aux lampadaires avec les tripes des derniers bureaucrates, que l'État trépasse définitivement.
EN CONCLUSION
Il est désolant de constater que les rêves éveillés de la gauche encadrante continuent d'engloutir la potentialité des mouvements, à l'encontre des intérêts prolétariens, donc contre la construction d'une dynamique vers la révolution.
D'autant plus que, sitôt la parenthèse du 10 refermée, la politique institutionnelle parvient à réoccuper la totalité de l'espace politique. On nous balade et nous tient en haleine avec les péripéties grand-guignolesques du parlement et du gouvernement ̶ dissolutions, destitutions, démissions, et ça recommence. Ce cirque est sensé captiver les attentions ̶ comme s'il se jouait là quoi que ce soit d'essentiel ̶ et les détourner des problèmes matériels qui continueront à se poser peu importe le personnel politique en place. Sans parler que toutes les formations politiques se préparent déjà aux prochaines échéances électorales avec pour horizon les présidentielles de 2027 et de nouveau le maintenant trop connu chantage démocratique au « barrage à l'extrême droite » et son injonction à se ranger une fois de plus en ordre de bataille derrière la gauche et d'abandonner toute critique, toute perspective de rupture, au nom du moindre mal.
On peut parier que d'ici 2027, toutes les forces politiques et syndicales de la gauche se mobiliseront dans cette unique perspective, avec le soutien actif de leurs auxiliaires d'extrême-gauche, voire même avant pour les élections municipales de 2026. Ils vont tout faire pour nous enfermer dans une salle d'attente d'ici que le sacro-saint suffrage universel se prononce, et pour ne pas être perturbés dans leur campagne. Tant que dure ce cirque il semble difficile que de véritables luttes d'ampleur émergent.
Pour autant, les flops du mouvement contre la réforme des retraites de 2023 et de la tentative avortée de septembre 2025 ne signifient pas que les résistances ne peuvent plus se cristalliser et s'embraser dans des luttes d'ampleur. Ce ne sont pas les raisons qui manquent et il existe un climat de ras-le bol qui gronde contre le travail qui ne paye pas, la vie qui coûte trop, le nouveau délire va-t-en guerre des États... Ces récents déboires signifient plutôt, d'une part, que la gauche perd de ses capacités à mobiliser à être un vecteur des mouvements, d'autre part que les luttes ne peuvent naître qu'en dehors des cadres organisationnels et idéologiques de la gauche.
En définitive, ce qui serait souhaitable n'est pas que le « peuple de gauche » soit rallié par des prolétaires qui ne partagent pas sa « vision », mais que ces prolétaires débordent tout cela ; et que ceux qui ne se sentent pas raccord avec ce que produit la gauche (encadrement, désarmement, manipulation) rencontrent tous leurs semblables en colère pour laisser leur rage s'exprimer. La majeure partie de ceux qui ne rejoignent pas la mobilisation n'est pas dupe de ce que proposent les encadrants du mouvement, à savoir : rien. Leur mépris affiché vis-à-vis de la gauche du capital relève pour le coup du simple bon sens. Pour autant, il ne s'en suit pas de nouvelles perspectives, il n'émerge pas de critique élaborée, ni de pratiques autonomes.
Les militants de la sociale-démocratie en organisant et en colonisant toutes les réunions d'organisation, notamment les questions logistiques, parviennent à imposer leur idéologie et leurs manières. Le mouvement « Bloquons tout » est la meilleure démonstration de ce que doit être un mouvement selon la vision post-moderne. Une superposition identitaire où chacun vient défendre son bifteck depuis une position militante. Une mobilisation statique d'où n'émerge ni commun ni dépassement et aboutit à un échec spectaculaire. En partant des divisions catégorielle [7] dans le capitalisme pour en faire l'apologie, ils mettent sous le tapis la question sociale pour la remplacer par une mystique hors-sol. De ce fait l'histoire des affrontements sociaux s'en trouve falsifiée ou annihilée. En singeant des pratiques ils finissent par leur faire perdre tout leur sens. Dans cet appauvrissement les concepts même de lutte collective, de construction de rapport de force, d'antagonisme social tendent à disparaître.
Même si surgissent des mouvements explosifs et spontanés, une fois vaincus ils ne laissent que peu de traces. Avoir une perspective communiste ou révolutionnaire est nécessaire pour sortir de cette impasse dans laquelle nous sommes tous bloqués. Il s'agit de produire un langage (actes, images, textes) qui puisse permettre de sortir des cadres de pensée restreints et restreignants. Que l'imaginaire et les pratiques changent, qu'on sorte de l'enfermement actuel où chaque question soulevée reste confinée à une gestion pratico-pratique (voire managériale) des problèmes qui font de moins en moins sens. Seules des initiatives autonomes qui ne respectent pas les codes des militants politiques, le langage à la con, les actions spectaculaires et inefficaces déjà planifiées, le consensus obligatoire, le prêt-à-penser de la gauche, peuvent développer une lutte qui s'étend et déborde. Car les gens qui refusent le monde dans lequel on vit ont certainement plus en commun entre eux qu'avec les politicards de tous bords.
Il faut bien l'admettre : les positions communistes ou révolutionnaires n'existent pratiquement plus comme force au sein des luttes. Nous avons conscience que sans l'élaboration collective de positions communistes qui ont pour perspective claire d'abolir le capitalisme, il ne sera pas possible qu'autre chose que des simulacres de lutte adviennent. Cela implique d'en faire une critique radicale non tronquée, de dépasser les divisions dans le prolétariat, de porter des pratiques dans ce sens, de défendre une réelle auto-organisation entre ceux qui luttent. C'est en cela que notre critique de la période qui se veut lucide, espère contribuer. Nous aspirons à faire revivre ces perspectives de destruction du capitalisme et rencontrer les camarades intéressés qui partagent ces questionnements et les positions que nous défendons, afin de les discuter, de les élargir et de les faire exister au sein des dynamiques de lutte.
Novembre 2025
Pour nous contacter : autonomievscontrefeu chez riseup.net
[1] Nous assistons en revanche à la croissance monstrueuse d'une mélasse théorique portée par le renouveau de la sociale-démocratie. Celle-ci produit un imaginaire et des discours qui résonnent avec les tactiques populistes, parfois peu éloignées de celles de l'extrême-droite : il n'y aurait pas de démocratie car une poignée d'ultra-riches parasitaires dirigerait le monde. Le sujet mobilisé pour s'opposer à cette partie parasitaire du capital serait le peuple, sujet interclassiste qui regroupe dans un même sac exploités et exploiteurs et dont l'existence culmine dans le patriotisme, la libération de la nation et de ses forces productives.
[2] Nous appelons « toto-LFIstes » toute une constellation de groupes et d'individus qui se réclament du Mouvement Autonome, n'en gardant que des pratiques sans contenu le transformant en folklore militant et se posant comme gauche de la gauche.
[3] La sociale-démocratie historique dans toutes ses déclinaisons avait pour but d'atteindre la socialisation des moyens de production et à terme pourquoi pas le communisme. La doctrine étant une phase transitoire plus ou moins étalée dans le temps, une succession de réformes appuyée par un rapport de force dans la société conduirait au socialisme. De cette proposition découlait une prise de direction de la lutte des classes par de grandes organisations unitaires. Il y avait pour les militants socialistes de l'époque un enjeu primordial à construire une organisation unitaire au sein de la classe capable de prendre la direction de la lutte. Que la prise au pouvoir soit institutionnelle ou violente il s'agit de la même matrice conceptuelle.
Malgré mille et une compromissions découlant de la logique même de cette approche, « l'objectif » partagé plus largement que dans ces courants, restait vivant dans l'imaginaire collectif. L'idée de transformation sociale restait présente et c'est autour de cet objectif que se confrontaient les stratégies, les oppositions, les ruptures les tentatives de dépassement.
L'évolution du rapport de force suite aux défaites successives des luttes du prolétariat a conduit à une domination écrasante de l'idéologie capitaliste. Peu à peu la perspective de la révolution sociale est devenu une chimère, une utopie.
Les structures qui hier encadraient les luttes pour les diriger dans la « stratégie réaliste » vers des lendemains qui chantent d'un chant plutôt morne et terne, ont su s'adapter à la défaite, sauver les meubles, se maintenir grâce à ce qui leur restait : leur capacité d'encadrement des prolétaires. Et évoluer vers le rôle de gestionnaires du quotidien de l'exploitation. Dans un monde avec pour seul horizon le mode de production capitaliste.
[4] Une grande partie de la gauche s'assume comme résolument confusionniste depuis des dizaines d'années et porte en étendard la défense de la nation, de la race, de l'identité, sans aucun problème. On en vient à se demander quand une partie de la gauche et de l'extrême-gauche finira par rejoindre ouvertement la réaction ? Non pas que l'adage « les extrêmes se rejoignent » ne contienne une quelconque vérité, mais bien parce que certains courants politiques de gauche ont décidé peu à peu de théoriser à leur sauce et de défendre des valeurs, des positions participent au confusionnisme et qui s'opposent à l'émancipation.
[5] Le projet de l'intellectuel est d'utiliser l'État et la planification pour asseoir sa domination, pour défendre sa place et surtout ne pas dégringoler rejoindre les sans-dents. Les cadres, les managers, les techniciens et les bureaucrates ont pour fonction de transformer le savoir en instrument d'exploitation. Leur rôle est crucial dans la société capitaliste, c'est celui de garantir l'hégémonie de la classe dominante en organisant la production, la culture et le consentement à ce système. La bureaucratie n'est pas un simple accident qui se manifeste au hasard, une petite excroissance gênante, mais bien un élément structurant la domination de classe dans la société moderne. Les gestionnaires du Capital, précaires, fonctionnaires, petits-bourgeois, n'ont pas forcément conscience de leur rôle nocif d'encadrement : mâcher le boulot pour les bourgeois en place et tuer en douceur à coups de post-it toute dynamique du prolétariat, quand il y en a une.
[6] On le voit aujourd'hui à travers les récents mouvements - nommés « Gen Z » par leurs commentateurs - qui ont secoué le Népal, Madagascar, la Serbie ou le Maroc (le cas indonésien étant différent). Les tendances réformistes/gestionnaires ont eu la capacité de se poser en interlocuteur avec le pouvoir réel : l'État qui coalise les intérêts bourgeois (et qui est trop souvent confondu avec l'Exécutif incarné par tel ou tel gouvernement). Et de nouer (ou au moins de le tenter) de nouveaux compromis dont ils tirent bénéfice en négociant leur capacité à canaliser la force des explosions de colère des prolétaires qui eux partent non pas de postulats idéalistes mais de la réalités des faits (inflation, pénurie...).
[7] Par catégorielle nous entendons aussi bien les corporatismes, les différentes défenses de statuts hiérarchiques dans la production, que les questions identitaires comme coalition de « Moi » fantasmagoriques, pensée comme catégorie homogène, les différentes cases identitaires (race, genre, orientation sexuelle) qui formeraient le puzzle intersectionnel définissant les individus dans leurs rapport au monde.
21.12.2025 à 08:00
Ce texte analyse comment la violence structurelle — produite par la suprématie blanche, la colonialité, le validisme et le capitalisme carcéral — organise l'abandon social des personnes les plus marginalisées, en particulier celles vivant à l'intersection du handicap et de la racialisation. Il propose des perspectives abolitionnistes centrées sur les soins communautaires, l'inclusion radicale et le leadership des personnes les plus affectées, pour imaginer des alternatives concrètes aux systèmes qui punissent, normalisent et invisibilisent. La santé mentale ne souffre pas d'un manque d'efforts individuels, mais de violences structurelles ignorées.
Ce texte analyse comment la violence structurelle — produite par la suprématie blanche, la colonialité, le validisme et le capitalisme carcéral — organise l'abandon social des personnes les plus marginalisées, en particulier celles vivant à l'intersection du handicap et de la racialisation. Il propose des perspectives abolitionnistes centrées sur les soins communautaires, l'inclusion radicale et le leadership des personnes les plus affectées, pour imaginer des alternatives concrètes aux systèmes qui punissent, normalisent et invisibilisent. La santé mentale ne souffre pas d'un manque d'efforts individuels, mais de violences structurelles ignorées.

[description alternative de l'image : le fond est blanc. Le titre principal "Abandon innocence and adopt abolition" [1] est écrit en grosses lettres noires, sur deux lignes. Au dessous se trouve le texte "to shut the whole genocidal system down" [2] qui est écrit en petites lettres noires, sur une seule ligne.]
Ce texte souhaite contribuer à l'élaboration d'une politique du soin et de la justice sociale qui déplace le pouvoir des institutions vers les communautés, tout en reconnaissant et en réparant les traumatismes engendrés par la violence structurelle — cette violence structurelle qui opère à la fois localement et à l'échelle globale, qui découle des structures, des déséquilibres de pouvoir, des normes ou des pratiques inégalitaires et préjudiciables des diverses institutions qui gouvernent la société. Ce texte et la brochure qu'il présente, sont disponibles en téléchargement ici et ici.
Le mouvement abolitionniste s'articule autour de trois dimensions interdépendantes : Defund (définancer les systèmes de punition), Dismantle/Abolish (démanteler les institutions de contrôle et de violence), et Build (construire des mondes durables libérés de la violence structurelle). Ce texte — comme les précédents — s'inscrit dans cette dernière perspective, parce que c'est aussi celle qui est la plus négligée, celle qui interroge la manière de préfigurer et d'imaginer ensemble des espaces de soin, de responsabilité collective et de transformation sociale en dehors des logiques punitives. Nous devons nous reconnecter avec les communautés les plus opprimées — au niveau local et global — pour qu'elles nous guident dans le travail visant à mettre fin à la violence autour de nous, pour qu'elles nous montrent comment créer les conditions propices à une guérison plus profonde. Un élément central de la guérison, c'est qu'aucune personne ne se sente ignoré.e, rejeté.e ou rendu.e invisible.
Le racisme individuel est toujours la forme de racisme la plus facilement reconnaissable par les membres de la culture occidentale (Pat Dudgeon et al., p. 16). Cela permet de comprendre à quel point la violence structurelle peut s'enraciner profondément dans la société. Sa nature invisible, lorsqu'elle ne peut être abordée ou simplement mise en lumière, engendre une idéologie du statu quo accepté, sans qu'aucune alternative ne semble possible. [3] [4] [5] [6]
Si la violence directe est encore relativement bien comprise, la violence structurelle demeure largement méconnue. Il existe encore d'innombrables mouvements qui ne s'attaquent pas aux inégalités structurelles ou systémiques à l'origine des injustices. [7] Pour les théoricien.nes de la théorie critique de la race [8], la violence structurelle est aussi comprise comme le produit du refus de décoloniser et d'articuler l'interconnexion entre les oppressions. La violence structurelle ne fonctionne jamais de manière isolée : elle repose sur une architecture faite de race, de genre, de capacité, de classe et de colonialité. L'intersectionnalité « considère les catégories de race, de classe, de genre, de sexualité, de nationalité, de handicap, d'origine ethnique et d'âge – entre autres – comme interdépendantes et s'influençant mutuellement » (Intersectionality, p. 35). Leanne Betasamosake Simpson a effectivement critiqué les structures coloniales qui cloisonnent, fragmentent et marginalisent ces connaissances. Le refus de reconnaître cette interdépendance [9] est aujourd'hui de plus en plus perçu comme une forme de violence sociale. Parler de sexisme, de sexisme, de sexisme... puis de racisme, de racisme, de racisme... ou de validisme, de validisme, de validisme... ainsi que d'autres systèmes d'oppression de manière séparé, efface les expériences vécues à leur croisement et perpétue le statu quo. Une analyse intersectionnelle permet de penser et d'explorer des réalités sociales beaucoup plus complexes — centrées sur les besoins des personnes les plus marginalisées — afin de dépasser et contrer les lectures unidimensionnelles, réductrices et omniprésentes de l'oppression. L'intégration de l'intersectionnalité a constitué un progrès significatif dans le domaine des politiques d'égalité, car elle permet d'éviter l'approche dominante, centrée sur une seule question et privilégiant le genre (Intersectionality, p. 102). Une telle analyse permet de cartographier et de mettre en lumière les systèmes qui perpétuent les déséquilibres de pouvoir. Elle permet de s'engager dans des pratiques de libération coalisées et intersectionnelles. [10]
Tant que nous continuerons à laisser les gens penser que c'est l'une ou l'autre, nous continuerons à tourner en rond et à ne pas être capables d'identifier la cause du mal, à savoir le fonctionnement simultané de tous ces systèmes (Talila Lewis) [11]. Cette citation illustre bien le piège des lectures binaires qui nous empêchent de penser la complexité des oppressions. La justice transformatrice rejette les binaires simplistes agresseurs/victimes (No More Police, p. 288). [12] Pour sortir du cercle des réformes [13], les transformations systémiques nous demandent de penser cette complexité — l'interconnexion entre les différentes formes de violence et d'oppressions, qu'elles soient sociales, médicales, raciales, psychiques, historiques — pour ne laisser personne de côté (No Body Is Disposable). No Body Is Disposable est essentiel à la construction de mouvements véritablement intersectionnels. Il rappelle que les luttes sont indissociables, et qu'aucune transformation sociale ne peut advenir tant que certaines vies continuent d'être considérées comme jetables. Ces problèmes structurels enracinés dans les institutions — qui valorisent la conformité, la productivité, la normalisation ; conçues pour contrôler, punir et effacer — nécessitent des solutions structurelles.
C'est notre incapacité à reconnaître la complexité des systèmes d'oppression qui assure le maintien du statu quo des puissant.es (Melbourne School of Mental Health, p. 14). Le conflit entre transformation personnelle et systémique doit devenir une tension constante et dynamique, une force vivante qui produise du débat. Certain-es soutiennent qu'il vaut mieux faire quelque chose que ne rien faire, mais les réformes réformistes renforcent la force des systèmes carcéraux.
Le néolibéralisme, en valorisant l'autonomie individuelle (indépendance) au détriment des solidarités collectives et des protections sociales (interdépendance), institutionnalise une violence structurelle en laissant certaines populations — notamment les plus vulnérables — livrées à elles-mêmes. Dans le prolongement de ces discours néolibéraux qui individualisent la responsabilité collective et historique des dynamiques structurelles, les institutions policières et les décideurs politiques tendent à déplacer l'attention vers les comportements des individus et des communautés surveillées. [14] Elles occultent ainsi les pratiques et les responsabilités collectives et systémiques. Cette logique encourage l'idée que chacun.e doit "se débrouiller", même face à des injustices systémiques ou des vulnérabilités structurelles et profondes. L'abandon organisé [15] devient une forme de violence structurelle : les institutions se retirent progressivement tout en exigeant des individus qu'ils « s'optimisent » ou s'adaptent et deviennent « résilients » face à cette même violence. Ce déplacement de responsabilité a pour fonction d'invisibiliser la violence du système et de naturaliser ses effets. Cet abandon est une caractéristique déterminante du néolibéralisme. [16] L'abolition vise à apporter de véritables solutions à la violence produite par cet abandon et la violence structurelle (No More Police, A Case for Abolition ; p. 56).
Celles et ceux qui subissent le plus la violence structurelle sont aussi celles et ceux qui sont les plus effacées, tout en portant les visions abolitionnistes les plus précieuses pour imaginer d'autres mondes. Le monde universitaire, les prisons et la communauté [17] elle-même continuent de déshumaniser, d'exclure et de marginaliser les membres qui ont des pensées idéologiques radicales, révolutionnaires et abolitionnistes (Abolish Criminology, p. 108) [18] [19] [20] [21] — révélant ainsi un profond manque d'imagination sociologique ou d'analyses systémiques face aux alternatives possibles à l'ordre établi. L'inclusion radicale des personnes handicapées, associée à une solidarité active avec elles dans chaque mouvement, est ainsi une condition fondamentale pour faire avancer cette véritable justice intersectionnelle.
Bien que le fascisme [22] ne soit qu'une intensification des violences structurelles déjà présentes, et malgré certaines évolutions acceptées et visibles ailleurs, il demeure encore en France très mal vu de “sortir du moule”, de "refuser de suivre” ou de ne pas se “conformer à la norme”. [23] [24] Parler des violences structurelles est difficile puisqu'elle invite à nommer des responsables, non pas individuels, mais parce qu'elle nécessite de rendre visibles les positions de privilège qui permettent à ces violences de perdurer.. Toute la difficulté réside dans le fait de mettre en lumière les mécanismes systémiques et de désigner celles et ceux qui les perpétuent, consciemment ou non. Parce qu'elle échappe à la reconnaissance collective, cette incompréhension rend la responsabilisation difficile, voire dérangeante, car elle implique de remettre en question des normes profondément enracinées...
Pour obscurcir ces violences et éviter toute responsabilisation collective et historique, la suprématie blanche [25] mobilise toute une panoplie d'outils comme le modèle biomédical [26], le blâme de la victime, l'incarcération, l'exclusion, le réformisme, le gaslighting racial, social et structurel, y compris celui du féminisme blanc libéral [27], le travail social [28], le tokénisme, l'objectivité, la désensibilisation organisée, l'innocence blanche [29], les larmes blanches [30], la "victime idéale" [31], le positivisme, la stigmatisation structurelle, la neutralité, l'individualisme, l'universalisme républicain [32], la méritocratie, le paternalisme, la culture de la suprématie blanche [33], le complexe industriel du sauveur blanc, la colonialité de l'être/du savoir/du pouvoir, les pratiques eugénistes modernes... Ces dispositifs sont des outils qui permettent au capitalisme de fonctionner sans avoir à recourir à une violence directe constante et visible. Ils visent à contraindre les individus à se surveiller ou à se gérer eux-mêmes.
On ne peut guérir dans un système qui dissimule les préjudices. Les traumatismes qu'engendrent ces violences structurelles ne disparaissent pas d'eux-mêmes ; il est essentiel de les reconnaître, de les comprendre et de les guérir. Mais comme l'écrit T. L. Lewis, ces politiques étouffent la dissidence et sèment la discorde au sein des communautés, nous privant des conditions nécessaires pour soutenir celles et ceux qui ne se sentent pas encore en sécurité pour témoigner et porter des perspectives abolitionnistes — des idées et des positions souvent inconfortables et déstabilisantes pour les espaces qui n'ont pas encore appris à écouter. [34] Il existe encore trop d'espaces où il est plus facile de parler des menaces extérieures que de reconnaître l'impact que nous avons les un·es sur les autres, avec dignité et vérité (Liberated To The Bone, p. 95). Être abolitionniste, c'est aussi dire la vérité (Abolition and Social Work, p. 36).
Pour Ruth Wilson Gilmore (Abolition Geography, p. 348), l'abolition est une pratique risquée parce qu'elle s'oppose directement à ces forces de la mort et de l'abandon organisé de ces institutions dont les racines profondes sont celles des systèmes de colonisation. L'abolition — inextricablement liée à la décolonisation — est un mouvement visant à mettre fin à la violence systémique ou structurelle et les vulnérabilités qui maintiennent le statu quo. R. W. Gilmore insiste sur le fait que la véritable alternative au capitalisme carcéral passe par la solidarité, les soins collectifs abolitionnistes, et le refus de hiérarchiser les vies, en s'opposant aux conditions optimales et flexibles pour le capital. Ces conditions sont intentionnellement difficiles à reconnaître, parce qu'elles sont institutionnalisées, valorisées et invisibilisées, ce qui les rend d'autant plus résistantes à la transformation. [35] Pour Nelson Maldonado-Torres, la décolonialité n'est pas seulement une opposition aux forces qui cherchent à déshumaniser ou à détruire, mais un profond désir d'éviter la mort et l'effacement d'autrui. Il précise que « Si nous ne parlons pas d'abolition et de réparations, nous ne parlons pas vraiment de décolonisation. » (Countering the Coloniality of Peace and Justice)
Faire progresser notre compréhesion collective au-delà du « méchant » policier, vers une compréhension de la violence structurelle, est essentiel à la construction d'une politique abolitionniste fondée sur l'empathie et la communauté (J. Briond). [36] [37] Des organisations plus radicales, comme INCITE ! (Femmes, personnes non binaires et transgenres de couleur contre la violence), affirment que la violence institutionnalisée, sous toutes ses formes, doit être prise en compte pour mettre fin aux violences subies par les groupes victimes de multiples oppressions. (Intersectionality, p. 64) « Bien que cela puisse paraître paradoxal, on ne peut mettre fin aux violences sexistes en s'attaquant directement à ce problème. On ne peut y mettre fin qu'en s'attaquant aux problèmes structurels qui les favorisent, et qui sont également à l'origine de l'ensemble des abus qui touchent l'ensemble de la communauté » (Chang 2018). [38]
Comment faire face à cette résistance raciste qui résiste à la guérison de la colonisation et qui se positionne comme "libératrice" des communautés en marge ? Dans ce nouvel épisode, il s'agit de se demander ce qu'il se passe lorsque des mouvements censés œuvrer à la justice sociale reproduisent ces violences structurelles, ou choisissent de les ignorer — par ce refus catégorique de nommer la suprématie blanche ou de ne pas appeler à la décolonisation de leurs espaces. Il montre aussi qu'il n'y a rien de pire — pour lutter contre ces violences structurelles — que de centrer nos analyses sur les personnes handicapées les plus privilégiées. Cela renforce le tokénisme, qui agit comme un frein aux transformations profondes et structurelles, en donnant l'illusion du changement tout en maintenant les structures oppressives intactes. Le tokenisme encourage les réformes cosmétiques qui « sapent l'énergie des visions radicales ». (Charlotte Rosen)
Ce texte propose des outils pour réfléchir à ce qui contribue à masquer la responsabilité historique du colonialisme, de la colonialité, de la suprématie blanche et de la blanchité [39] dans la crise écologique planétaire. L'omission de l'intersectionnalité est préoccupante dans les débats sur le changement climatique, où les désavantages intersectionnels sont largement ignorés. Au sein de l'Union Européenne, les victimes de ces désavantages intersectionnels ne peuvent toujours pas bénéficier de protection juridique, en violation flagrante de l'article 6 de la CDPH. [40] [41] À force d'associer des individus — par les récits et par les mots — à des faits hostiles et stigmatisants, on finit par les exclure (1) des espaces censés œuvrer à la justice sociale, (2) du champ de l'empathie et (3) de la considération sociale.
Pour assurer ce maintien des oppressions structurelles, les États-nations exposent intentionnellement certaines communautés à la précarité, à la stigmatisation, à la violence, à la privation et/ou construisent des catégories qui invitent à une répétition sans fin de l'assujettissement, de la criminalisation, de la pathologisation. À cette fin, le validisme/capacitisme a toujours été au cœur des anatomies économiques, politiques, juridiques, médicales et sociales des États coloniaux. (T. Lewis). Les États-nations vivent de la déshumanisation qu'ils produisent, exploitent, institutionnalisent et normalisent. L'abolition exige la fin de la déshumanisation (S.M. Rodriguez) et consiste à imaginer une constellation de stratégies et d'institutions alternatives qui soutiennent la vie [42], dans le but ultime de supprimer le système pénitentiaire, la police et les systèmes hiérarchiques d'inégalité perpétués par le régime capitaliste mondial systémique. De nombreux abolitionnistes se méfient de l'idée de simplement abolir un système sans commencer à repenser ce qui peut le remplacer (Genealogies of Resistance to Incarceration, P. 217). Dans de nombreux exemples, parce que de nombreux mouvements ne reconnaissent pas la suprématie blanche et la colonialité comme des systèmes actifs, les mécanismes étatiques ne sont même plus nécessaires, car les militant.es incarnent l'État dans leurs actions, leurs inactions et leurs interactions (ibid, p. 229), en ne modifiant pas la hiérarchie des structures dans lesquelles sont placées les populations marginalisées (The Tension Between Abolition and Reform, p. 6). Ces milieux « progressistes » ne cherchent même pas à déconstruire les privilèges hérités de la suprématie blanche, et refusent systématiquement de reconnaître cet héritage historique. Ils mobilisent un langage du changement tout en perpétuant les hiérarchies épistémiques [43], culturelles et sociales qu'ils prétendent combattre, y compris au sein des luttes écologistes, antiracistes, féministes, queer... comme dans ces nombreux espaces du mouvement des droits des personnes handicapées qui ne voient pas que le handicap n'élimine pas le privilège blanc. Ces espaces perpétuent aussi la violence latérale (colonialisme intériorisé). [44] [45] [46]
De nombreux espaces sont encore structurellement blancs parce qu'ils refusent de penser la blancheur structurelle. On l'observe lorsque la blancheur [47] [48] "se défend", y compris dans les espaces dits "radicaux". Une gauche qui refuse de démanteler la suprématie blanche n'est pas une gauche critique, c'est une gauche de gestion, coloniale, blanche, néolibérale, insensible à la couleur, aux traumas et à la vulnérabilité structurels... La violence structurelle doit être passée sous silence pour dissocier la blancheur de la colonialité. Ce silence permet aux colons blancs de croire qu'ils vivent dans une société postraciale ou postcoloniale, alors que ces structures coloniales demeurent intactes.
L'abolition nous demande d'aller au-delà de cette simple résistance, d'échapper à ce piège mortel de la « normalité » (Andrea Ritchie). Elle nécessite de sortir de ces espaces parfois traumatisants pour imaginer des soins et des relations où ces violences structurelles n'existent plus. L'état actuel de la santé mentale est directement imputable à ce déni de justice sociale et appelle à mettre en lumière les effets de la violence structurelle persistante sur la qualité de vie des personnes les plus marginalisées. Cela souligne l'urgence de reconnaître et de valoriser leurs épistémologies et leurs perspectives uniques. [49] Cela fait pourtant près d'un demi-siècle qu'il est officiellement reconnu que la santé ne peut être dissociée du bien-être social. La Conférence internationale de 1978 sur les soins de santé primaires d'Alma-Ata, affirmait déjà que “la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et non pas seulement l'absence de maladie ou d'infirmité”. Cette définition aurait dû entraîner une transformation profonde des structures sociales et institutionnelles ; au lieu de cela, la violence structurelle continue de façonner la santé mentale et l'existence quotidienne des groupes les plus marginalisés. Comme le souligne Paul Farmer, “les inégalités en santé révèlent les structures de pouvoir qui organisent le monde.” (Pathologies of Power, 2003)
En Occident, la plupart des personnes, y compris, il faut le dire, la plupart des usagers des services de santé mentale — comme de nombreus.es pair-aidant.es —, continuent de comprendre la folie et la détresse principalement comme un « problème », une « maladie » ou une forme de « trouble ». Cela n'est pas surprenant. Ce concept est accepté dans les conceptions publiques, politiques, médiatiques, culturelles et thérapeutiques dominantes. C'est ce qu'on nous a appris, et c'est encore l'approche principale de la plupart des organisations travaillant dans ce domaine. (This Is Survivor Research, p. 47) Ces désignations participent à un processus qui transforme un problème social, structurel et politique en psychopathologie individuelle. Le débat sur la stigmatisation reste encore piégé dans ce langage qui l'a générée. Les diagnostics ne sont pas neutres, Ils participent à hiérarchiser les comportements, à moraliser les réactions traumatiques, à comprendre la souffrance au niveau individuelle plutôt que structurelle, à légitimer la surveillance, le contrôle ou l'exclusion et verrouiller la compréhension de la personne dans un récit biomédical. On ne peut prétendre lutter contre la stigmatisation en se contentant de déplacer celle-ci vers un langage prétendument plus « doux » ou plus « acceptable », tout en maintenant intactes les structures qui la produisent. Cette stratégie ne diminue en rien la violence symbolique : elle la rend simplement plus difficile à identifier, plus acceptable, plus diffuse, et donc plus efficace. En naturalisant les cadres existants et en masquant les rapports de pouvoir à l'œuvre, ce déplacement contribue non seulement à renforcer la stigmatisation, mais aussi à consolider les structures sociales qui l'organisent.
Certaines des choses qui semblent s'améliorer pourraient en réalité nous conduire vers une situation encore pire. (Prison by Any Other Name, p. ix)
Pour des milieux censés travailles à la santé mentale, cela est inquiétant car la stigmatisation est considérée comme une cause fondamentale des inégalités de santé (Hatzenbuehler et al.), comme une barrière au rétablissement (B G Link et al.), ou liée à la consommation de substances psychoactives (Earnshaw)... De nombreuses personnes victimes de violations flagrantes des droits humains s'opposent à l'usage de cette notion de “trouble”, car leurs réactions sont normales et compréhensibles au regard des violences qu'elles ont subies. La stigmatisation est mobilisée par certains groupes pour maintenir d'autres individus dans la dépendance, la misère ou l'exclusion, pour atteindre des objectifs d'exploitation, de gestion, de contrôle ou d'exclusion. Le pouvoir de la stigmatisation (stigma power) ne peut fonctionner sans la complicité implicite ou explicite des groupes les plus privilégiés, qui bénéficient du maintien des hiérarchies sociales et de l'exclusion des plus vulnérables.
Il est aujourd'hui largement reconnu que le manque de diversité nuit au bien-être et à l'expérience collective (Mugo et Puplampu). La participation des personnes les plus marginalisées est particulièrement importante si nous voulons nous attaquer aux inégalités intersectionnelles mises en lumière par la pandémie, qui continuent de nuire à la santé et à la justice. (thebmj)
Ce texte s'appuie sur deux cadres critiques solides, DisCrit (Disability & Critical Race Theory) [50] — un prolongement essentiel et récent de la Critical Race Theory qui élargit ses fondements en y intégrant une analyse du validisme — et Disability Justice. DisCrit développe une critique abolitionniste de l'éducation [51], de la prison, du diagnostic et des institutions de contrôle qui normalisent, catégorisent et organisent l'exclusion et la haine. DisCrit met à nu la co-constitution du racisme et du validisme que la plupart des mouvements, même “progressistes”, continuent de refuser de penser ensemble. Disability Justice, de son côté, met en lumière l'importance de l'interdépendance, du leadership des personnes les plus marginalisées et des pratiques communautaires de soin.
Perturber la violence structurelle et guérir les communauté nécessite une compréhension de base et la mise en place de cadres théoriques pour construire des communautés responsables, sensibles et résilientes aux traumatismes (ex : TRC, TIC et TVIC). Le leadership des personnes les plus impactées est l'un des facteurs les plus cruciaux pour bâtir une culture réactive, sensible et résiliente à ces traumatismes structurels. L'acquisition de compétences culturelles ET structurelles est étroitement liée à l'inclusion radicale, aux soins, au bien-être communautaires et à la justice des personnes handicapées. Si l'on ne s'attaque pas à la violence structurelle et au capacitisme systémique dans les institutions sociales concernées, les efforts de réforme ne mèneront qu'à des problèmes différents. (Jennifer Sarrett)
Il est aussi primordiale de se concentrer sur sa positionnalité et les relations de pouvoir, de discuter ouvertement de l'histoire du colonialisme et de ses manifestations modernes afin de centrer les récits des personnes historiquement opprimées [52]. Être solidaire avec les personnes multi-marginalisées signifie de reconnaître les oppressions systémiques auxquelles elles sont confrontées, d'apprendre à reconnaître toutes les formes de violences et d'injustices "cachées". La violence structurelle crée les conditions de possibilité des violences interpersonnelles. Elle normalise la souffrance, la rend acceptable, ordinaire, incompréhensible et invisible. La première priorité d'une communauté est la sécurité des plus marginalisé.es. Lorsque les plus marginalisé.es se sentent en sécurité, nous sommes tous.tes en sécurité.
C'est précisément contre cette normalisation de la souffrance que s'inscrit le mouvement No Body Is Disposable — un appel politique essentiel qui dénonce la manière dont les violences structurelles produisent la disposabilité de certaines vies. L'invisibilisation ou la mise à l'écart des corps handicapés est une stratégie de pouvoir qui permet de maintenir l'illusion d'une société fondée sur l'autonomie, la performance et la productivité, en reléguant à la marge celles et ceux qui en déstabilisent les normes. De tels mouvements remettent en question l'idée selon laquelle la vie d'une personne est moins précieuse ou moins digne lorsqu'elle est écrasée par des systèmes d'oppression — souvent superposés (Taylor, 2022). L'abandon de ces personnes constitue une complicité directe avec un impératif de profit excédentaire, qui pousse un système producteur de handicap à faire disparaître toute forme de fragilité dès son apparition (Crip Theory, p. 204).
Ensemble, ces cadres critiques — ancrés dans une perspective intersectionnelle (DisCrit et Disability Justice) — exigent une attention rigoureuse à la complexité de ces expériences et à la multiplicité de réponses nécessaires pour les comprendre et les valoriser. Ils visent à rendre intelligibles et accessibles ces réalités multiples et imbriquées, notamment pour les personnes les plus exclues, tout en ouvrant ces concepts, à la fois académiques et communautaires, à un public plus large. [53] Ces approches offrent des outils critiques pour rompre avec le paternalisme structurel qui domine encore très largement la société française, ainsi que le champ professionnel du handicap, et qui reproduit racisme, sexisme, validisme, colonialité...
Ces perspectives sont aussi indispensables pour penser la justice climatique critique et imaginer des alternatives qui ne reconduisent pas les hiérarchies existantes. Elles ouvrent la voie à une réflexion sur la responsabilité communautaire et sur le développement d'un véritable leadership des survivant·es, afin de transformer et guérir les conditions qui favorisent la violence dans nos communautés.
L'intersectionnalité a été utilisée à mauvais escient pour ignorer des oppressions que nous n'osons pas nommer. De nombreuses institutions et milieux se revendiquent aujourd'hui de l'intersectionnalité sans jamais confronter les systèmes de domination les plus enracinés — en particulier la suprématie blanche et l'hétéropatriarcat suprémaciste blanc. Ce refus de confrontation traduit cette peur du conflit qui est propre à la culture de la suprématie blanche, où le confort des dominants prévaut sur la justice critique. Cette culture s'exprime par la peur de la colère et du désordre, l'évitement du conflit comme valeur morale, la recherche d'un “ton juste”, d'une politesse ou d'un langage "neutre" et "lissé" qui rassure les dominant.es.
L'abolition est une vision pleine d'espoir qui signifie que chaque moment où un préjudice survient est une opportunité de transformer les relations et les communautés. (Emptying cages : abolition, accountability and dialogue, p. 7)
L'intersectionnalité ne peut pas être réduite à un outil de « diversité » ou d'« inclusion » qui ne remet pas en cause les structures de pouvoir. Les oppressions systémiques sont tellement normalisées qu'elles ne sont même pas nommées dans les espaces censés être critiques. L'intersectionnalité est née de luttes féministes radicales, historiquement menées par des femmes racisées et doit rester un outil de démantèlement des oppressions, et non simplement de gestion de la diversité. Repolitiser l'intersectionnalité, c'est ne pas en faire un simple cadre analytique neutre, mais l'utiliser pour dénoncer les oppressions systémiques, surtout lorsqu'elles dérangent ou qu'elles sont invisibilisées dans les espaces académiques, institutionnels ou "militants". Il existe très peu de recherches accessibles sur les violences structurelles en France, et encore moins sur la critique du droit comme outil de domination ou d'exclusion. Le droit, souvent présenté comme neutre ou universel, participe pourtant à la reproduction des hiérarchies raciales, sociales et corporelles.
Il est reconnu que les personnes handicapées œuvrent pour l'abolition depuis longtemps (Critical Resistance). Il n'a jamais été aussi important de comprendre pleinement les liens entre les différents lieux de ségrégation et d'incarcération des personnes handicapées et de se concentrer sur la manière dont ces systèmes affectent tous les corps et tous les esprits, handicapés ou non. Pour cette raison, ce texte met en lumière la différence fondamentale entre :
Il ne s'agit plus seulement de “faire une place” aux personnes marginalisées, mais de repenser le monde depuis nos perspectives.
Les communautés autochtones comprennent que les individus sont en processus, que nous survivons à des traumatismes historiques/intergénérationnels et à la colonisation. Pour travailler sérieusement à la santé mentale et prendre conscience de ces traumatismes, il est nécessaire de se permettre de percevoir les expériences de vie des autres et de comprendre ce que ces personnes perçoivent et voient à leur tour. Pour faire ce travail, il est nécessaire de construire des espaces sûrs.
Dans une société qui valorise l'amnésie et la responsabilité individuelle, celles et ceux qui se souviennent représentent une menace pour la complicité collective. Les traumatismes complexes témoignent de la continuité des violences communautaires, structurelles et coloniales... Cette reconnaissance du préjudice — bien qu'elle soit souvent très difficile, parce que le traumatisme est invisible — est indissociable de tout processus d'abolition. L'abolition vise à réparer et à mettre fin aux préjudices.
Les témoignages de survivant.es de traumatismes sont souvent difficiles — autant à dire qu'à entendre — et nécessitent une supervision ainsi qu'un soutien par les pairs pour en prendre conscience et agir [55]. Face à l'effondrement de l'empathie dans la société, faire reconnaître des traumatismes complexes et invisibles — au-delà de la victime "idéale" [56] [57] — devient un acte politique essentiel. S'exprimer ouvertement reste pourtant risqué, par crainte de ne pas être entendu.e, ou de subir des représailles ou un rejet supplémentaire. Cette reconnaissance permet pourtant de créer des communautés sensibles aux traumatismes, sensibles à la stabilité et à la sécurité culturelle. Elle rend possible l'émergence de collectifs capables de comprendre et reconnaître l'impact des violences structurelles et interpersonnelles, et d'y répondre par des pratiques de soins abolitionnistes et culturellement adaptées, en intégrant des approches de réduction des préjudices et de la responsabilisation communautaire face à ces violences omniprésentes. Il est largement admis que les pairs-aidant.es doivent partager des caractéristiques contextuelles et être capables d'une véritable empathie (Solomon, 2004). Le soutien par les pairs [58] est pourtant susceptible de trouver une utilité accrue dans les nombreux contextes marqués par des contraintes de ressources qui ne sont pas en mesure de faire preuve d'empathie (Peer support in prison, p. 26).
Il faut néanmoins comprendre le fonctionnement de la violence structurelle, connaître ses racines, reconnaître son omniprésence, son invisibilité, son fonctionnement et savoir quelles sont les personnes qui y participent le plus — qui ignorent son fonctionnement — et celles qui en sont le plus impactées.... celles qui sont réduites au silence. Ce sont ces voix qui dérangent et qui pourraient pourtant sensibiliser les espaces censés travailler à la justice sociale, à la santé mentale et au bien être social et émotionnel.
Ce texte invite à comprendre pourquoi la justice des personnes handicapées — et non la simple gestion de personnes réduites à l'étiquette de “handicap” ou de "situation de handicap" — constitue une exigence fondamentale pour toutes les formes de justice sociale, en particulier la justice raciale. En reliant la justice climatique, la justice des personnes handicapées et la violence structurelle, il dénonce les impasses du progressisme libéral et invite à penser la libération au-delà des cadres épistémiques dominants.
Ce texte est destiné aux survivant.es de la violence structurelle — à ces personnes essentielles qui sont rendues invisibles et vulnérables par les structures mêmes contre lesquelles elles résistent —, à toutes ces personnes qui sont anéanties au nom de la normalité, de la domination et de la cupidité insatiable. Il s'adresse aussi à toutes celles et ceux qui, souvent sans le reconnaître, bénéficient de cette violence, afin de les inviter à prendre part à la responsabilisation — qui passe aussi par cette nécessité, ou au mieux le désir d'embrasser la honte. Les survivant·es de la violence structurelle portent souvent des traumas complexes [59] invisibles qui les tiennent à distance des espaces réformistes. Ces traumas sont liés à la suprématie blanche, à la destruction coloniale et raciale des systèmes de soin. Ces espaces réformistes et inaccessibles aux personnes traumatisées oublient que la vulnérabilité est un antidote aux violences structurelles [60] — et que seul l'accueil de leur vérité, dans des lieux réellement sûrs, peut ouvrir la voie à une véritable transformation collective. Cette transformation se manifeste dans des réflexions et de petits actes quotidiens qui défient l'effacement. Le burn-out est collectif et structurel, il n'est pas individuel. [61] L'abolition ne comprend pas la violence de manière individuelle, mais comme une responsabilité collective et systémique. Elle nous demande de déplacer le regard du blâme personnel vers la responsabilité partagée et les structures sociales qui perpétuent les violences.
Ce texte s'inscrit dans une perspective abolitionniste qui vise à repenser radicalement nos systèmes juridiques, éducatifs, sanitaires et environnementaux, en rupture avec les logiques coloniales et normalisatrices. Loin d'un plaidoyer pour une meilleure inclusion dans l'existant, il appelle à une transformation structurelle, à la valorisation des formes de savoirs marginalisées, et à l'émergence de modèles de justice fondés sur l'interdépendance, la pluralité épistémique et la libération collective. Tout ceci est indispensable pour créer les conditions propices à une guérison profonde. Le bouleversement le plus profond que nous puissions apporter face à une société violente est de créer les soins, la sécurité, l'interdépendance et la mutualité. Il existe des personnes effacées qui font face à des luttes intersectionnelles, qui travaillent en première ligne, qui réfléchissent à des espaces de solidarité radicale et qui refusent de se conformer aux récits uniques. Le handicap ne doit plus être une catégorie à éviter — ou susciter la peur, la méfiance, le mépris, la pitié — mais plutôt avec laquelle il est nécessaire de construire une alliance. La théorie éco-sociale nous enseigne que le corps est une archive vivante des inégalités. Le trauma complexe en est une expression : il témoigne de la peur sociale de la vérité, de la mémoire et de la responsabilité communautaire. Il met à nu la manipulation institutionnelle, le mensonge collectif, et la peur du soin réel — celui qui transforme les rapports de pouvoir plutôt que de les masquer. Lorsqu'il est marginalisé dans les discours dominants, cet oubli épistémique participe à l'échelle globale à l'effacement massif des personnes noires, queer, autochtones, pauvres, genrées, handicapées, "folles"…
Alors que la France est semble-t-il le pays leader de la ségrégation en Europe [62], ce nouveau texte permet un retour vers le passé pour comprendre comment la diversité et les capacités humaines ont été — et sont encore, par soucis de rentabilité — systématiquement désactivées et dévalorisées par des logiques d'extraction, d'exploitation et de dépossession des ressources. Pour apporter des réponses aux multiples crises, il serait aussi question de ne pas trop s'habituer à vivre dans les restes de cet empire colonial.
Bien que la théorie intersectionnelle ait suscité un intérêt considérable, la question du handicap reste rarement abordée, notamment en France. (Célia Bouchet, Résumé). L'analyse intersectionnelle, volontairement complexe, gagne en lisibilité lorsqu'elle est abordée à travers un terrain concret tel que la justice climatique. Cela permet d'en saisir toute la portée et de la relier à une pratique abolitionniste du quotidien. Les perspectives abolitionnistes portées par les personnes les plus marginalisées sont systématiquement effacées des discours et des espaces dominants de la société cisgenre, hétérosexuelle, blanche, valide et de classe moyenne ou supérieure — tant en Europe qu'aux États-Unis. Leurs expériences demeurent largement ignorées.
Le silence des privilégié·e·s n'est jamais neutre. Lorsque des personnes occupant des positions sociales audibles — dans les médias, les institutions, l'université ou les milieux militants — choisissent de ne pas remettre en question les structures de domination telles que la suprématie blanche ou la colonialité, elles participent activement à leur perpétuation. Ce refus de prise de position n'est pas une absence d'engagement. C'est un choix politique qui porte une responsabilité directe dans le maintien du statu quo. C'est là que s'active le complexe industriel du sauveur blanc, un système où des figures privilégiées se présentent comme des alliées, tout en consolidant les hiérarchies qu'elles prétendent déconstruire. [63] En ne renonçant pas non plus aux postures autoritaires, on condamne au silence les voix essentielles des personnes handicapées, ce qui nous prive des perspectives abolitionnistes qui inclut les corps-esprits blessés que le système carcéral punit par l'enfermement et l'effacement. L'autoritarisme ne fait que se nourrir du silence des libéraux, de leur apathie morale et de leur indifférence à la souffrance d'autrui (Jairo I. Fúnez-Flores). Le système de contrôle social et carcéral sanctionne systématiquement les personnes qui tentent de résister à la violence structurelle, c'est-à-dire à l'ensemble des conditions sociales, économiques, raciales et institutionnelles qui les ont marginalisées et rendu vulnérables. En réprimant leurs résistances — colère, refus, survie, auto-défense, protestation ou simple impossibilité de se conformer aux attentes institutionnelles — l'appareil pénal contribue directement à renforcer l'État carcéral. Autrement dit, la prison ne corrige rien et reproduit exactement les rapports de domination qui ont précipité les individus dans la précarité, la stigmatisation ou la psychiatrisation. Dans le champ du handicap et de la santé mentale critiques, le danger vient souvent de celles et ceux — les personnes dites “normales” — qui, ne comprenant pas le fonctionnement de la violence structurelle, y compris dans les espaces ayant des engagements préalables anti-carcéraux. Ces espaces embrassent les réflexes de l'État carcéral, en criminalisant les comportements de survie, en réduisant les réactions traumatiques à des problèmes individuels, en pathologisant la colère, en moralisant la détresse, tout ceci pour invisibiliser les causes systémiques. Ces espaces réformistes, en individualisant des causes structurelles qu'ils ne comprennent pas, en refusant de reconnaître leur propre responsabilité, en ne rendant pas compte de leurs privilèges, renforcent le système carcéral. Ce sont précisément ces violences qui, en se répétant et en s'institutionnalisant, ont donné naissance au système d'incarcération mondial.
Il ne faut pas se mentir, une société qui ne comprend ni la solidarité, ni l'attention, ni la responsabilité, ni les soins nécessaires envers les plus vulnérables — les chiffres de la défenseuse des droits en témoignent depuis de nombreuses années — est une société profondément carcérale. Une société dans laquelle le handicap est le première motif de saisine est une société qui n'est pas civilisée ; c'est une société qui, sous des formes souvent naturalisées, organise et reproduit la marginalisation de celles et ceux qu'elle devrait en premier lieu protéger.
Il faut attirer l'attention sur les échecs des mouvements qui nient la spécificité de nos vécus et participent activement à l'effacement et aux violences que nous subissons. Et parce que nous pouvons nous-mêmes en témoigner, nous sommes aussi épuisé.es de devoir sensibiliser constamment notre entourage sur nos vulnérabilités invisibles et complexes. Le plus grand paradoxe réside dans ce manque de connaissances sur les inégalités structurelles et l'épidémiologie sociale — le manque de prise en compte des déterminants sociaux de la santé — au sein des milieux censés œuvrer à la fin des prisons, ce qui révèle à quel point ces espaces participent eux aussi à la reproduction d'une logique carcérale. [64] Les inégalités sociales et territoriales de santé restent fortes en France, avec l'un des niveaux les plus élevés d'Europe (Observatoire des inégalités). Les inégalités d'accès à la santé sont avant tout une question d'identité. Elles sont structurées par des hiérarchies raciales, validistes, de genre, de sexualité... et pas seulement une question de classe sociale. Les systèmes de santé sont historiquement construits sur la colonialité et le validisme pour surveiller les populations racisées, contrôler les corps déviants, pathologiser ceux jugés “non civilisés”, gérer les populations “à risque”, décider de qui mérite de vivre ou non.
L'incarcération est un lieu de gestion de la souffrance psychique, sociale et neurologique, un lieu de tri, de neutralisation, de punition, de pathologisation, et de refus de soin, pour des personnes déjà prises dans des violences structurelles. Le déficit de culture épidémiologique sociale au sein des communautés et des institutions contribue aux dérives punitives. Les personnes neurodivergentes ou ayant un fonctionnement cognitif différent sont particulièrement exposées à cette logique de "disposabilité". Tant que la structure sociale demeure intacte — exempte de responsabilisation et de justice sociale, sans DÉCOLONISATION — parler d'abolition ou de soin revient à individualiser, à incarcérer et à médicaliser une souffrance collective. Cela revient à blanchir l'abolition, en la vidant de sa radicalité pour la rendre compatible avec les mêmes systèmes qu'elle prétend abolir. Une partie essentielle du projet de décolonisation consiste à déstabiliser les préjugés qui ont servi à délégitimer les groupes dont les épistémologies ont été niées, et à reconstruire des identités affranchies des catégories imposées par le pouvoir colonial. Les structures de domination se diffusent dans toute la culture par le biais des structures institutionnelles — qui normalisent la violence — des croyances idéologiques et des actions quotidiennes des personnes concernées, et ces effets se transmettent de génération en génération.
En tant que médiateur pair-aidant et médiateur santé, j'écris sur l'abolition parce que je ne trouve aucune réponse ou sécurité satisfaisante dans le milieu anticarcéral tel qu'il existe aujourd'hui. Il serait urgent d'appeler à des campagnes pour défendre et rendre simultanément visibles les formes structurelles et systémiques de violence d'État qui touchent plus particulièrement les personnes à la fois handicapées et racisées. Le handicap et la folie sont aussi largement absents des analyses de l'incarcération et de sa résistance (Abolition. Feminism. Now., p. 61), que les droits des personnes handicapées sont essentiels aux droits humains et occupent donc une place centrale dans les programmes de justice sociale (Ibid., p. 61). [65] [66] Mon engagement est aussi façonné par l'expérience directe d'un traumatisme complexe, dont les racines sont indissociables des violences structurelles que je dénonce. Bien que la recherche internationale ait encore récemment démontré que les traumatismes ne peuvent être compris sans reconnaître leur dimension structurelle [67], le milieu anticarcéral échoue à reconnaître que la prison elle-même est une source de violences structurelles et d'exclusions, qu'elle est un outil central du colonialisme. Ces violences ne se contentent pas de punir, elles produisent et reproduisent l'effacement et l'incarcération : “La violence structurelle détermine qui tombe malade, qui est incarcéré.e, et qui est oublié.e.” (Paul Farmer ; 2003) C'est pourquoi toute démarche abolitionniste authentique doit non seulement s'attaquer aux violences structurelles, mais aussi se recentrer sur les survivant·es des traumatismes qu'elles engendrent — en reconnaissant leur savoir, leur vécu, et leur besoin de sécurité réelle. (2e principe de Disability Justice)
Parler de la violence structurelle — en lien avec l'abolition, l'exclusion sociale, la ségrégation et l'incarcération — est nécessaire, parce que les personnes les plus directement touchées ont aussi besoin d'entendre autre chose que le discours académique dominant sur l'abolitionnisme pénal. Ce discours, souvent produit depuis des espaces universitaires éloignés de ces réalités, continue de penser la violence à partir du point de vue des groupes dominants. Dans les sociétés validistes, les milieux censés œuvrer à la déconstruction des systèmes d'oppression doivent en premier lieu identifier les populations les plus structurellement marginalisées, effacées et difficilement accessibles, dont la position sociale les expose directement à la violence et à l'incarcération. Si l'on veut perturber et remettre en question cette culture condescendante qui perdure dans les établissements d'enseignement, comme dans la société française notamment, il faut aborder la participation des usagers à l'échelle systémique, à tous les niveaux et dans tous ses aspects.
Il est très difficile de subir sans relâche des représailles lorsqu'on tente simplement de sensibiliser à la nécessité d'une responsabilisation collective, historique et systémique, et de rendre visible l'ampleur et la profondeur de la violence structurelle ainsi que son impact persistant sur les personnes les plus vulnérabilisées. Cette difficulté tient au fait que la violence structurelle est inextricablement liée à la structure sociale elle-même et aux privilèges non mérités qui en découlent. Ce lien demeure largement ignoré, y compris dans les milieux “progressistes”, qui peinent à reconnaître que, du point de vue des groupes opprimés, les mécanismes par lesquels les États-nations privent, déshumanisent et rendent certaines vies jetables sont omniprésents. (Intersectionality, p. 162)
Dès lors qu'on reconnaît l'omniprésence du validisme comme le principe organisateur des politiques de punition, de soin et de contrôle des corps, on comprend mieux le lien entre la création de l'État carcéral moderne et le handicap. Le carceral ableism définit, pour cette raison, le validisme comme un mécanisme de surveillance, de punition sans fin et d'exclusion, y compris dans les milieux militants, anticarcéaux, féministes... L'intersectionnalité n'a aucune légitimité dans les espaces insensibles au langage et aux pulsions nécropolitiques de la société capitaliste, ou si elle continue d'exclure les vécus de handicap, de traumatisme, de vulnérabilité neurologique invisible et complexe... Tant qu'elle reste invisible, elle continue d'effacer, d'enfermer, de tuer en silence... Chaque personne incarcérée, effacée... est une preuve silencieuse de l'échec des politiques sociales, sanitaires, éducatives, du logement, etc.
En tant qu'abolitionnistes, notre travail est d'accroître notre capacité à construire des relations et des structures de soin. (No More Police, A Case for Abolition, p. 219)
Nous devons à la fois guérir et nous organiser pour la justice sociale. Nous devons guérir des blessures et des violations profondes et changer les conditions sociales et économiques qui causent des traumatismes aux prochaines générations [...] La guérison vise à contrer et à réparer l'impact traumatique de la suprématie blanche. (The Politics of Trauma ; p. 67, 147)
Si vous lisez ces mots et que vous partagez cela — que la décolonisation est la condition minimale pour toute transformation réelle, que ces transformations ne commencent seulement lorsque les voix effacées deviennent enfin audibles — n'hésitez pas à me contacter via Global Disability Justice.
Il n'y a rien de pire que les sauveur-ses blanc-hes qui parlent de violences structurelles, d'abolition, d'anti-patriarcat... sans jamais appeler au démantèlement de la suprématie blanche. Rien d'autre que le démantèlement de la suprématie blanche ne peut mettre fin au patriarcat, à toutes les formes de capacitisme, au sexisme, au racisme, au classisme, au ciblage et à la haine/violence des queers, des trans, des musulman.nes et des migrant.es, et ainsi de suite... (Talila Lewis)
Quelques rappels :
Un glossaire est disponible sur Global Disability Justice pour comprendre la santé mentale et le bien être social et émotionnel d'un point de vue du monde majoritaire marginalisé (Sud Global). L'utilisation d'un langage et d'une terminologie respectueux et inclusifs est un élément essentiel à la réconciliation et au renforcement des relations entre les personnes les plus marginalisées et la communauté au sens large. Dans ce texte, les mots en bleu doivent absolument être compris depuis cette perspective du Sud Global et des communautés marginalisées.
1 - L'abolition repose sur plusieurs principes fondamentaux :
Dans ce texte, l'abolition est entendue non pas comme une simple suppression d'institutions oppressives, mais comme une pratique politique et communautaire radicale, fondée sur les principes du féminisme noir et des mouvements anti-violence. Comme le rappellent Mariame Kaba, Andrea Ritchie et Beth E. Richie dans No More Police [69], le féminisme abolitionniste est né de la nécessité de construire des alternatives à la violence étatique et interpersonnelle, en plaçant au centre les besoins et les voix des personnes les plus touchées.
L'abolition, dans cette perspective, est une invitation à imaginer et à bâtir des systèmes de soin, de justice et de sécurité fondés sur la dignité, la solidarité et la transformation collective — et non sur la punition, la surveillance ou l'exclusion. Le féminisme noir est une politique qui s'attaque à la source de nos problèmes et des préjudices, soulage les souffrances et éradique la violence. Le féminisme noir nous demande de créer de nouvelles formes de responsabilité, de gouvernance et de socialité qui créent le monde que nous voulons.
2 - Les savoirs autochtones face à l'héritage raciste de la psychologie
Bien que cette déclaration ne soit pas suffisante, l'APA (plus grosse association de psycholoques au monde) a reconnu que :
Le gouvernement Australien, en collaboration avec les insulaires du détroit de Torres, avait lui aussi déclaré précédemment que :
tout en précisant que :
Ce faisant, un biais en faveur de ce que les constructions occidentales définissent comme la « norme idéale », propagée par le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders – Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ), ne sert que les intérêts des élites impériales. En effet, lorsque le DSM-5 a été lancé, aucune personne autochtone n'a été consultée lors de son élaboration (Bohanna et al., 2018 ; Bohanna et al., 2013 ; Fitts et al., 2019). La Society of Indian Psychologists a confirmé ce constat et a souligné que le DSM-5 utilisait les données de personnes majoritairement blanches, de classe moyenne, en bonne santé et instruites, issues de bonnes familles, excluant les membres amérindiens, ce qui, à son tour, augmente les faux positifs et les erreurs flagrantes dans le diagnostic des Amérindiens souffrant de handicap ou de problèmes de santé mentale (American Psychiatric Association, 2013 ; Gray, 2012).
Le DSM‑5 recense une vaste liste de troubles — des centaines de diagnostics — mais cette logique de catégorisation psychiatrique a fait l'objet de critiques concernant sa tendance à pathologiser l'ordinaire. Elle est aujourd'hui remise en question par des approches plus structurelles, communautaires et sensibles aux traumatismes, qui cherchent à dépasser la simple pathologisation des vécus. Cette classification est rigide et individualisante, elle fragmente les vécus en catégories médicales. En France, le maintien d'un modèle centré sur les troubles contribue à invisibiliser les causes structurelles (racisme, colonialité, pauvreté, violences institutionnelles) et à invisibiliser les savoirs communautaires et expérientiels. Le maintien de cette approche catascopique ne fait que prolonger la forme biomédicale du colonialisme qui gangrène les efforts actuels en matière de santé mentale mondiale (cf. Drake & Whitley, 2014). (Peer support : an International Charter, p. 5)
3 - Intersections entre race, handicap et enfermement
4 - absence de perspectives structurelles et féminisme blanc
[1] “Abandon Innocence and adopt abolition” est inspiré de l'article Organizing Against Abandonment (Avery Review, n° 60), qui explique le concept d'abandon organisé développé par Ruth Wilson Gilmore, sur la manière dont les États et les structures capitalistes décident de retirer des ressources, de négliger des vies, de sacrifier des communautés dans le silence institutionnel. Dans ce contexte, “Abandon innocence” signifie refuser ce consentement silencieux à ce renoncement systémique, et “adopt abolition” signifie imaginer des formes de vie, de soin et de relations qui ne reproduisent plus ces violences.
[2] En abordant la violence à travers l'échelle spatiale, on comprend que les violences interpersonnelles et les violences globales ne sont pas séparées mais co-produites. Les logiques d'abandon, de ségrégation et de contrôle qui s'exercent dans les corps — à travers le trauma, la pauvreté, la médicalisation ou la criminalisation — reproduisent les mêmes structures que celles observées à l'échelle des États, des frontières et des politiques globales. L'échelle spatiale permet ainsi de relier les espaces intimes et collectifs, personnels et planétaires, pour montrer comment la domination circule du micro au macro, de la relation au système, de la micro-violence quotidienne, souvent invisible — une remarque qui blesse, un refus d'écoute, le mensonge, l'abus, l'hypocrisie, l'arrogance, un acte de commérage, une négligence institutionnelle, etc. — à l'infrastructure, c'est à dire la matérialisation de ces violences dans les systèmes : les lois, les politiques publiques, la police, les dispositifs administratifs, les modèles économiques.
Si nous démantelons les systèmes qui enferment et punissent, nous pourrons explicitement lutter contre le génocide et la dépossession, et créer un monde axé sur la réciprocité et la responsabilité radicales (Tabitha Lean)
[3] Le terme « violence structurelle », qui remonte à au moins un demi-siècle dans les études sur la violence, désigne les institutions dominantes qui imposent des préjudices systémiques aux individus vulnérables. La violence structurelle est continue car elle est ancrée dans l'organisation de la société (Winter et Leighton, 2001). Johan Galtung, qui a introduit le terme dans les années 1960, a caractérisé la violence structurelle comme une forme de préjudice qui « tue lentement » en raison de son caractère indirect, mais profondément ancré dans les structures sociétales (Farmer et al., 2006 ; Lee, 2019). Contrairement à la violence physique, souvent visible et épisodique, la violence structurelle agit de manière persistante, marginalisant les individus et les groupes en créant des inégalités qui limitent leur capacité à atteindre le bien-être physique et mental (Lee, 2019). Les forces historiques et les processus cumulatifs limitent subtilement, et souvent imperceptiblement, l'action individuelle, limitant l'accès aux bénéfices du progrès social pour les populations considérées comme vulnérables (Browne et al., 2024). De plus, la violence structurelle exacerbe souvent la violence interpersonnelle, notamment les violences émotionnelles et psychologiques, le racisme interpersonnel, les violences verbales, les violences sexistes, l'exclusion sociale et les violences physiques infligées par les individus entre eux (Macpherson et Wathen, 2023). Souvent invisible, la violence structurelle se normalise au quotidien en raison de sa nature persistante et répétitive (Winter et Leighton, 2001). Cependant, elle n'est ni naturelle ni inévitable ; elle est plutôt le produit de structures et de politiques institutionnelles qui peuvent être modifiées, prévenues ou démantelées par une action délibérée (Winter et Leighton, 2001).
[4] Malgré les avis du comité des droits de personnes handicapées de l'ONU chargé d'évaluer la mise en oeuvre de la CDPH, le modèle médical encore dominant en France ne prend pas en compte les violences structurelles. Il conçoit le handicap comme un problème à traiter, plutôt que comme une conséquence des inégalités sociales et structurelles. À ce titre, il ne constitue pas une approche fondée sur les droits humains, car il nie les dimensions sociales, politiques et structurelles du handicap. Il réduit les personnes à leurs “incapacités” et maintient une hiérarchie implicite entre vies “pleines” et vies “déficientes”. Il est aussi nécessaire de recourir (ou d'en imaginer d'autres) aux outil concrets pour compenser (droit à la compensation) non seulement un déficit fonctionnel, mais aussi l'exposition à la violence structurelle, sociale et institutionnelle. Le déni de la violence structurelle n'est pas neutre : il sert un projet politique et économique, le maintien des inégalités sociales et raciales.
[5] Les formes institutionnelles/structurelles de violence sont souvent lentes et invisibles — résultant de processus plutôt que d'événements (Galtung, 1990). Elles peuvent ne pas être perçues comme de la violence, ni par l'agresseur ni par la victime, car les contextes culturels des deux parties façonnent leurs perceptions de ce qui constitue la violence.
[6] « lorsque nous tentons de mettre fin à la violence par la violence, nous perdons la possibilité de nous libérer de la violence. »(Beth Richie)
[7] La violence structurelle ne peut être pensée isolément. Parler uniquement de racisme systémique n'est pas suffisant. Les violences structurelles ou systémiques doivent être aussi abordées à partir d'une perspective intersectionnelle, et tenir compte de l'interdépendance du validisme structurel et institutionnel avec d'autres discriminations structurelles comme le racisme et le sexisme. [...] Une question centrale que nous soulevons est de savoir comment ce moment politique nous oblige à analyser et à aborder la violence de l'anti-noirceur et du racisme systémique, qui est aggravé par la discrimination intersectionnelle, par exemple en raison du capacitisme structurel au sein de la société cisgenre hétérosexuelle, blanche et valide, de la classe moyenne/supérieure (Erevelles, 2011a, 2011b ; Erevelles Hall 2011 ; Afeworki Abay, 2019) (Intersectional Colonialities, p. 26)
[8] La théorie critique de le race (ou Critical Race Theory (CRT) est née dans les années 1980, en réaction à l'échec perçu du mouvement des droits civiques à produire une réelle égalité. Un corpus de travaux vieux de quatre décennies qui s'interroge sur les raisons pour lesquelles la législation antidiscriminatoire non seulement ne parvient pas à remédier au racisme structurel, mais renforce encore les inégalités raciales (R. D. G. Kelley). Elle a émergé principalement dans les facultés de droit, lorsque des juristes noir·es, latinxs et asiatiques ont commencé à critiquer la prétendue neutralité du droit, l'universalisme abstrait de la Constitution, et l'usage libéral du droit comme levier de progrès, sans transformation des structures racistes sous-jacentes. Plusieurs juristes et penseur·euse·s états-unien·ne·s ont effectivement démontré, dans leurs travaux, que l'égalité raciale ne pouvait pas être atteinte uniquement par le biais du droit—et c'est l'un des points de départ centraux de la Critical Race Theory (CRT). La CRT constitue une critique radicale du droit, du racisme, du libéralisme et de la neutralité prétendue des institutions. Le droit libéral protège davantage les structures existantes que les personnes marginalisées. DisCrit (Disability and Critical Race Theory) est un prolongement essentiel de la CRT, qui permet de penser ensemble race et handicap comme systèmes de pouvoir co-constitutifs, et de critiquer à la fois le validisme et le racisme structurel dans le droit, l'éducation, la santé ou le système carcéral. En lire plus sur Global Disability Justice
[9] L'interdépendance profonde des systèmes coloniaux d'oppression fondés sur le handicap, la race, la classe et le genre est trop souvent négligée dans les discours hégémoniques. Des appels transnationaux se font entendre en faveur d'une transformation, attendue depuis longtemps, des institutions racistes historiques et systémiques (Afeworki Abay et Hutson, 2024 ; Schalk, 2018).
[10] S'engager dans des pratiques de libération coalisées et intersectionnelles nécessitent des stratégies militantes et communautaires qui refusent les approches unidimensionnelles des oppressions. Elles articulent les différents systèmes de domination (racisme, sexisme, validisme, colonialité, capitalisme, etc.) et s'ancrent dans des coalitions entre mouvements, afin de construire des formes de libération qui placent au centre les personnes vivant à l'intersection des violences structurelles et ne laissent aucune communauté de côté.
[11] Samantha Cooms et Al., Intersectional theory and disadvantage : a tool for decolonisation. (UQ eSpace)
[12] Plutôt que de s'obstiner à supposer qu'il n'y aura jamais de violence ni de préjudice dans la société, chacun.e doit pouvoir accéder à du soutien et à des ressources. L'épanouissement de chacun.e est lié à la libération de chacun.e.
[13] Les réformes censées améliorer le système actuel risquent d'enraciner des institutions dangereuses, violentes, racistes, classistes, capacitistes et oppressives, les rendant encore plus difficiles à déraciner. Lorsque la captivité est perçue comme plus douce et plus clémente, elle devient plus acceptable et moins urgente à combattre, même si elle continue de détruire d'innombrables vies. (Prison by Any Other Name, p. 10)
[14] ces personnes « en colère » exposées aux violences structurelles puis abandonnées par les espaces réformistes. Quand une personne ne rentre pas dans les cases de la productivité, de la stabilité émotionnelle ou de la conformité sociale, elle devient « trop compliquée », « trop fragile », « trop intense », elle est exclue.
[15] L'abandon organisé est un terme largement utilisé mais peu défini. D'une manière générale, il fait référence aux politiques économiques et sociales qui ont émergé sous la dictature de Pinochet, parrainée par les États-Unis au Chili, et qui ont été popularisées sous l'administration Reagan (« Reaganomics ») aux États-Unis et sous la Première ministre Margaret Thatcher (« Thatchérisme ») au Royaume-Uni. Elles sont imposées aux nations du Sud global par des institutions telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international sous la forme de « programmes d'ajustement structurel ». Le néolibéralisme « sert de prétexte pour démanteler les programmes de protection sociale, privatiser les institutions et services publics, éliminer la réglementation gouvernementale et redistribuer les ressources aux entreprises et aux élites fortunées, tout cela au nom de la “responsabilité budgétaire” ». (No More Police, A Case for Abolition, p. 48)
[16] Policing The Planet, p. 174
[17] Les communautés ont un rôle central à jouer dans le traitement et l'élimination de la violence (Mimi Kim, Creative Intervention).
[18] Et pourtant, quels que soient les facteurs sous-jacents, les personnes atteintes d'un traumatisme crânien comptent parmi les plus vulnérables de la société et les plus incarcérées. (Policing Vulnerability, p. 37) L'intersectionnalité n'a de sens que si elle inclut toutes les réalités marginalisées : leurs besoins en soins non satisfaits les exposent à une forte incarcération. Les oublier, c'est trahir l'esprit même de l'intersectionnalité.
[19] Austin Duncan rappelle que vivre avec un traumatisme crânien, c'est exister dans un corps que la société ne sait pas nommer. Ce corps, à la fois neurologique, social et politique, échappe aux classifications ordinaires — c'est pourquoi il ne peut être séparé des rapports de pouvoir qui le façonnent. Son texte montre que le traumatisme crânien est une expérience profondément intersectionnelle : il révèle comment les oppressions capacitistes, raciales, genrées et économiques s'entrecroisent pour déterminer qui a droit à la reconnaissance, au soin, ou simplement à l'écoute.
[20] Le handicap en chiffres - édition 2024 montre sans ambiguïté une vulnérabilité structurelle puissante. Il montre que les taux de discrimination sont significativement plus élevé chez ces personnes que l'ensemble de la population. Il montre une vulnérabilité accrue : des difficultés accrues dans les activités quotidiennes, une restitution d'accès aux soins, un revenu plus faible, etc. Ces vulnérabilités favorisent les discriminations et/ou les exclusions.
[21] Economies en santé : toujours les mêmes lésés (Collectif Handicaps)
[22] L'abolition est l'antidote au fascisme (Critical Resistance)
[23] Cette incapacité du « Nord global » à apprendre du reste du monde est née d'une suprématie blanche inventée qui a soutenu le colonialisme et l'impérialisme (Santos 2014 : 19) (Africa Social Work, p. 5). (→The end of the cognitive Empire). L'ethnocentrisme européen était indissociable du projet colonisateur (Pat Dudgeon et al., p. 46).
[24] Partout dans le monde, on reconnaît l'épuisement du modèle académique actuel, dont les origines remontent à l'universalisme des Lumières. (Achile Mbembe)
[25] Le terme "suprématie blanche" ne désigne pas « des postures fascisantes flagrantes et extrêmes de petits groupes néonazis, mais plutôt de la priorisation systémique et systématique des intérêts blancs, tenue pour acquise et passée sous silence par le courant politique dominant » (Gillborn, 2005, p. 2). La suprématie blanche est la structure sociale qui prévaut actuellement dans toutes les sociétés majoritairement blanches — et sans doute aussi à l'échelle mondiale (conséquence du colonialisme européen) — où les Blanc.hes bénéficient le plus des pratiques économiques, politiques et culturelles dominantes et y dominent. Si la grande majorité des Blancs de chaque pays peuvent trouver les croyances et les actions de ces groupes odieuses et souhaiter leur défaite, ces mêmes Blanc.hes peuvent néanmoins bénéficier de la structure sociale de la suprématie blanche.
Les militants abolitionnistes attirent l'attention sur l'intersection entre le colonialisme, le capitalisme, la suprématie blanche et la violence d'État. (Sinclair et al.)
[26] Le modèle médical de la santé mentale attribue la détresse et la souffrance uniquement à des causes internes et individuelles, telles que des déséquilibres chimiques ou des différences de fonctionnement cérébral. Il néglige les facteurs relationnels, sociaux, culturels, économiques et environnementaux à l'origine de la détresse et des traumatismes. Ce modèle se concentre sur la classification, le diagnostic et le traitement des « maladies » mentales par des experts exerçant un pouvoir sur les « patients ». Cela implique parfois des traitements forcés et l'incarcération.
[27] Pour résumer le gaslighting structurel, les personnes privilégiées fonctionnent souvent comme l'État : elles disposent du privilège de définir ce qui est ou non une violence. Tant que les effets ne les touchent pas directement, la violence reste invisibilisée, minimisée ou niée. C'est exactement ce que décrit le concept de gaslighting structurel : un processus collectif et institutionnalisé par lequel les expériences vécues des personnes marginalisées sont délégitimées, déformées ou présentées comme exagérées. Ainsi, les violences structurelles sont systématiquement requalifiées en “problèmes individuels”, en “mauvaises perceptions” ou en “cas isolés”, alors qu'elles relèvent d'un système organisé. Ce mécanisme permet aux groupes dominants de maintenir leur confort, leur autorité et leurs valeurs comme norme sociale, au détriment des réalités vécues par les personnes opprimées.
[28] Il est essentiel d'interroger les origines du travail social en tant que projet psychologique occidental, prolongement actif de la colonialité. La colonialité est également appelée la matrice coloniale du pouvoir, incluant le contrôle de l'histoire, du savoir, de la santé et de la justice. (Rhea V. Almeida et al., “Coloniality and Intersectionality”)
[29] Dans son analyse de la société néerlandaise, Gloria Wekker a introduit le concept d'« innocence blanche » pour désigner un « être au monde » particulier qui repose sur le non-savoir et, plus précisément, sur le fait de na pas vouloir connaître la violence du colonialisme/colonialité et ses effets sur la vie quotidienne. « Cela est fortement lié aux privilèges, aux droits et à la violence qui sont profondément désavoués », affirme Wekker dans son analyse intersectionnelle des archives culturelles néerlandaises.
[30] Les larmes blanches sont une métaphore puissante du refus de responsabilité. Elles renvoient à la manière dont les personnes privilégiées — qu'elles soient blanches, valides — utilisent l'émotion pour neutraliser la critique et préserver leur confort, plutôt que d'écouter les vécus de celles et ceux qui subissent la violence structurelle — ce qui a pour effet d'étouffer la parole des personnes concernées et de détourner l'attention du problème systémique.
[31] une femme handicapée victime d'abus institutionnel n'est pas vue comme une “victime idéale”, car son agresseur est “le système”, pas une personne unique.
Le système, lui, échappe à toute responsabilité morale. La notion de “victime idéale” (Christie, 1986) ne sert pas seulement à définir qui mérite compassion : elle fonctionne aussi comme un outil d'invisibilisation des violences structurelles. En réduisant la violence à des actes individuels et en dépolitisant la souffrance, elle empêche de nommer les mécanismes institutionnels, économiques et coloniaux qui la produisent.
[32] l'universalisme, qu'il soit républicain ou libéral, nie les interdépendances et reproduit la suprématie blanche en prétendant que la neutralité est possible. L'universalisme occidental s'est construit sur une hiérarchie entre humanités où certaines vies sont jugées dignes de protection, et d'autres pas. De nombreux milieux dits « progressistes » continuent de s'appuyer sur cet universalisme.
[33] Cette dynamique est au cœur de la suprématie blanche, qui repose sur la capacité à produire l'illusion que les inégalités sont “naturelles”, “inexistantes” ou “accidentelles”. En délégitimant la parole des opprimé·es, elle entretient l'idéologie du statu quo et déplace la responsabilité collective sur les individus. Ainsi, les violences structurelles sont normalisées, tandis que toute tentative de les nommer est présentée comme excessive, irrationnelle ou dangereuse.
[34] La responsabilisation passe par la décolonisation qui nécessite une écoute à deux oreilles (→ Two-Eared Listening)
[35] Le Dr Martin Luther King a dit : « De toutes les inégalités qui existent, l'injustice dans les soins de santé est la plus choquante et la plus inhumaine. »
[36] Les propositions les plus radicales ne se concentrent donc pas seulement sur le complexe carcéral, mais sur la lutte contre les conditions de violence structurelle qui donnent lieu à la criminalité, y compris le manque de logement, d'éducation, d'emploi, de soins culturellement adaptés et médicaux.
[37] Ce que beaucoup de personnes nouvellement attirées par le travail visant à mettre fin aux prisons et au maintien de l'ordre ignorent, c'est que la plupart des militants qui œuvrent à la justice transformatrice et la responsabilité communautaire depuis deux décennies sont également ancrés dans la philosophie de la réduction des risques, et l'utilisent pour tisser leurs politiques et leurs pratiques en actions concrètes. Cela s'explique en partie par le fait que la réduction des préjudices est non binaire et nous aide à nous libérer de notions telles que « innocence » et « culpabilité », « bonnes personnes » et « mauvaises personnes », « propre » et « sobre », etc. Libérer ces concepts et les pièges de la dichotomie entre réussite et échec est essentiel à notre travail en faveur de la justice transformatrice (Abolition and Social Work, p. 83).
[38] Les femmes racisées reconnaissent depuis longtemps que la possibilité de ne pas être victime d'agressions sexuelles au travail est indissociable des obstacles systémiques à l'accès à des salaires équitables, à la protection du travail, au logement, à l'éducation, à l'accès à l'alimentation, aux soins de santé et à l'immigration. (White Feminist Gaslighting)
[39] Chabani Manganyi nous dit qu'à cause de son narcissisme, la blancheur ne peut avoir de pitié que pour elle-même.
[41] Conseil de l'Europe, Intersectionality, (Conseil de l'Europe)
[42] L'abolition est une question de présence, non d'absence. Il s'agit de construire des institutions qui affirment la vie. – Ruth Wilson Gilmore
[43] Envisager la fermeture des institutions de confinement/incarcération est insuffisante. Ce qu'il faut, c'est un changement épistémique. (Liat Ben Moshe, → disepistemology)
[44] La violence latérale désigne des comportements préjudiciables, tels que la moquerie, la diffamation, les coups bas, l'intimidation ou, à l'extrême, la violence physique, entre membres d'un groupe ou d'une communauté opprimés. C'est pour cette raison qu'on l'appelle souvent « colonialisme intériorisé ». On la retrouve dans les communautés minoritaires du monde entier, où le contrôle des ressources et le pouvoir décisionnel appartiennent presque exclusivement à la culture dominante. (source : Healing Fundation) Sans une prise en compte de nos habitudes individuelles et interpersonnelles d'oppression intériorisée et d'agression latérale, la véritable liberté est impossible. (Sami Schalk ; Black Disability Politics) En lire plus sur Global Disability Justice
[45] Nombre de femmes blanches et cisgenres survivantes ont eu beaucoup de mal à percevoir la suprématie blanche ou leur privilège blanc comme une contrainte. Principalement parce qu'elles avaient été si victimisées, il leur était difficile de percevoir le pouvoir structurel qu'elles détenaient en étant blanches. Pour y parvenir, elles avaient besoin d'éducation et d'échanges. Elles avaient besoin d'un niveau de guérison qui leur permettrait d'appréhender cette complexité émotionnellement, puis d'agir en conséquence. Sans cela, une personne peut connaître une profonde guérison personnelle, tout en continuant à perpétuer des comportements oppressifs et à maintenir des systèmes néfastes au détriment des autres. Ce n'est pas cela la guérison (The Politics of Trauma. Somatics, Healing, and Social Justice, p. 62). C'est le cycle de la violence : celles et ceux qui ont été blessés par la violence, au lieu de se donner les moyens de guérir, s'approprient, comme l'a dit Audre Lorde, les outils du maître et deviennent celles et ceux qui nuisent.
[46] La hiérarchie au sein du monde du handicap et entre les différents types de handicaps (visibles et invisibles) est très difficile à démanteler. Une approche holistique tend à aborder la globalité du corps et de l'esprit et ne se concentre pas principalement sur le handicap physique, contrairement aux études dominantes sur le handicap et au militantisme pour les personnes handicapées. (Sami Schalk) Le leadership des personnes noires handicapées doit aussi aider au développement une compréhension approfondie des liens et des manifestations du capacitisme et du racisme.
[47] La blancheur empêche les Blanc.hes de se connecter à l'humanité (Ibram X. Kendi)
[48] Les femmes blanches choisiront aussi d'utiliser leurs larmes comme une arme plutôt que d'envisager de s'engager dans une véritable responsabilité (Autumn Asher BlackDeer)
[49] L'accent prédominant mis sur les mécanismes de classe dans la recherche française, en reléguant le handicap à un angle mort analytique (Célia Bouchet), illustre précisément ce contre quoi Omi et Winant (1986) mettent en garde : la tendance à subsumer un type d'oppression sous un autre, comme si toute forme de domination découlait exclusivement de la structure de classe.
[50] 1.DisCrit se concentre sur la manière dont les forces du racisme et du capacitisme circulent de manière interdépendante, souvent de manière neutralisée et invisible, pour maintenir les notions de normalité.
2.DisCrit valorise les identités multidimensionnelles et remet en question les notions singulières d'identité telles que la race, le handicap, la classe, le genre ou la sexualité, etc.
3.DisCrit met l'accent sur les constructions sociales de la race et des capacités, tout en reconnaissant les impacts matériels et psychologiques de l'étiquetage comme racialisé ou handicapé, qui exclut les personnes des normes culturelles occidentales.
4.DisCrit privilégie les voix des populations marginalisées, traditionnellement ignorées dans les enquêtes.
5.DisCrit examine les aspects juridiques et historiques du handicap et de la race, ainsi que la manière dont ces deux aspects ont été utilisés, séparément et conjointement, pour nier les droits de certains citoyens.
6.DisCrit reconnaît la blancheur et les capacités comme des biens et considère que les gains pour les personnes étiquetées comme handicapées sont largement le fruit de la convergence d'intérêts des citoyens blancs de la classe moyenne.
7.DisCrit appelle à l'activisme et soutient toutes les formes de résistance.
[51] L'éducation est le lieu où la violence structurelle est manifeste. La France ne fait pas exception. Lire aussi l'excellent et passionnant ouvrage incontournable : Lessons in Liberation, An Abolitionist Toolkit for Educators.
[52] Alors que les politiciens continuent de faire des boucs émissaires ceux qui ont le moins de pouvoir dans la société, les conditions de violence structurelle qui précèdent si souvent la violence interpersonnelle persistent. (Abolitionist futures) Lorsque la société continue de transformer les plus vulnérables en boucs émissaires, les mécanismes de la violence structurelle, qui nourrissent les violences interpersonnelles, restent intacts.
[53] Disability Justice se définit d'ailleurs volontairement comme un cadre communautaire plutôt qu'académique, afin de garantir son accessibilité aux personnes les plus marginalisées.
[54] voir une interprétation de ces dix principes
[55] l'évitement de la rétroaction et de la réflexion est aussi une caractéristique de la culture de la suprématie blanche, propres aux milieux de travail perfectionnistes (La culture de la suprématie blanche dans nos organisations)
[56] Le concept de « victime idéale » a été introduit par le criminologue Nils Christie. (The ideal victim. In : From crime policy to victim policy : reorienting the justice system. London : Palgrave Macmillan UK, 1986) Les personnes qui ne correspondent pas à certains critères — par exemple les personnes racisées, pauvres, handicapées, toxicomanes, prostituées, ou vivant avec des troubles psychiques — sont souvent privées de la reconnaissance du statut de victime. Elles sont perçues comme “ambivalentes”, “peu crédibles” ou “responsables” de ce qu'elles subissent. Nils Christie souligne que cette hiérarchisation morale des victimes sert à maintenir l'ordre social : elle conforte les institutions (justice, médias, police) dans leur pouvoir de décider qui mérite compassion et qui mérite contrôle. Les personnes traumatisées, psychiatrisées ou racisées sont souvent exclues du statut de victimes crédibles — même lorsqu'elles subissent des violences systémiques.
[57] Un vaste paysage traumatique reste invisible car nos ressources conceptuelles et nos idéaux sociétaux actuels ne parviennent pas à en saisir les nuances. Cette non-victimisation perpétue un cycle où seules les personnes qui s'alignent sur la « victime idéale », le « traumatisme idéal » et la « réponse idéale » sont validées, tandis que les autres sont rendues invisibles, renforçant ainsi les inégalités structurelles.(BMJ Mental Health)
[58] Ce sont les institutions coloniales et eugénistes qui ont historiquement généré les violences structurelles. Ces violences ont engendré un besoin de pair-aidance. L'objectif final de la pair-aidance est le changement social, dire la vérité au pouvoir. Mais de nombreuses formations de soutien par les pairs sont totalement dépolitisées, institutionnalisent la pair-aidance et renforcent fortement le modèle médical (Retour d'expérience de décennies d'institutionnalisation de la pair-aidance lors de récents échanges avec Project LETS). À l'inverse, les soins abolitionnistes ne peuvent pas être institutionnalisés. La directrice de Project LETS, Stephanie Lyn Kaufman-Mthimkhulu, illustre la pratique de l'abolition en décrivant une combinaison de pratiques éclairées par la justice des personnes handicapées et la libération de la folie.
[59] Le traumatisme est étroitement lié à l'exclusion sociale et aux inégalités systémiques. Ces personnes sont souvent qualifiées comme étant difficiles à atteindre ou « cachées ». (International Journal of Qualitative Methods, Résumé) Cela exige une compréhension « incarnée » et assez fine de la violence interpersonnelle et structurelle, de se décentrer des groupes dominants et homogènes. Ceci permet de remettre en question les récits dominants qui confondent un échec personnel avec une réponse à un traumatisme systémique.
[60] la vulnérabilité est un super pouvoir. Ne pas utiliser l'expertise vécue est un gaspillage (Peer support in mental health, p. 227)
[61] Le soin est un acte de résistance radical contre des systèmes conçus pour nous isoler. Ce que nous appelons souvent burn-out est la conséquence prévisible de nos efforts pour survivre au sein de systèmes conçus pour nous épuiser (Ly Xinzhèn M. Zhangsūn Brown)
[63] Le sauveurisme blanc désigne une posture morale et politique dans laquelle des personnes ou institutions blanches se présentent comme bienveillantes ou altruistes à l'égard des groupes marginalisés, tout en reproduisant les rapports de pouvoir issus de la suprématie blanche et des violences structurelles. Sous couvert d'aide, de solidarité ou d'humanitarisme, le sauveurisme blanc recentre le sujet blanc dans des histoires et des luttes qui ne sont pas les siennes, effaçant la voix, l'autonomie et l'expertise des personnes directement concernées. Ce comportement, qui se veut vertueux, renforce en réalité la dépendance et la structure sociale, puisqu'il ne remet pas en cause les structures économiques, politiques et culturelles qui produisent la marginalisation, mais s'y rend complice en les reproduisant sous des formes “compatibles” avec la morale dominante. Autrement dit, le sauveurisme blanc perpétue les mêmes logiques coloniales et paternalistes qu'il prétend combattre — sous couvert de bonté et d'humanisme.
[64] Ce domaine étant encore relativement mal connu en France, lire l'ouvrage publié récemment : L'épidémiologie sociale. Concepts, méthodes et exemples d'application, Presses de l'EHESP
[65] Des résultats confirment la forte prévalence des antécédents de TC dans les populations carcérales. Ces personnes sont paradoxalement absentes de la théorie abolitionniste — souvent perçues comme “trop confuses”, “instables” ou “difficiles à organiser” politiquement — alors qu'elles sont au cœur de la réalité carcérale. (E. Durand et al.)
[66] Des sources confirment que les personnes victimes de traumatismes crâniens sont les plus impactées par les violences structurelles et les traumatismes complexes 1, 2, 3, 4. L'errance thérapeutique après traumatisme crânien est une réalité documentée 5, 6, 7 …
[68] L'intersectionnalité de la violences désigne la manière dont les différentes formes de violence (raciale, sexiste, validiste, coloniale, économique, etc.) s'entrecroisent, se renforcent et se reproduisent mutuellement, plutôt que d'agir séparément. Voir aussi Matrice de la violence (invisible, normalisée, institutionnalisée) ou Matrice de domination (race, genre, capacité, classe, colonialité).
[70] Sheila Wildeman, Critical Pathways to Disability Decarceration : Reading Liat Ben-Moshe and Linda Steele, 2023, page 4, Schulich Law Scholars
21.12.2025 à 08:00
A propos des récentes émeutes au Maroc, vues depuis un coin de la France.
A propos des récentes émeutes au Maroc, vues depuis un coin de la France.

En France l'expression « zbeuler » est désormais généralisée, en particulier parmi toutes celles et ceux qui cherchent à rompre la normalité, celle de l'exploitation au travail, de l'autorité des flics, du patriarcat, etc… Zbeuler c'est désordonner un état de fait que les riches et les puissant.e.s cherchent à imposer aux autres. Linguistiquement l'expression tire son origine du mot arabe « zbel » qui signifie la poubelle, les ordures, et par extension tout ce qui doit être jeter ou éliminer. Au Maroc, ce terme peut vite prendre une connotation sociale, du fait notamment de la popularisation d'un personnage de dessin animé dénommé « Bouzebal ». Littéralement « homme-poubelle », Bouzebal est un jeune galérien de banlieue dont l'ennemi juré est « Kilimini » (contraction phonétique du français « qu'il est mignon » en darija marocaine), un fils de riche incarnant la jeunesse dorée partie étudier à l'étranger et qui parle bien français. Lors des nuits du 30 septembre au 2 octobre dernier près d'une trentaine de villes marocaines, petites et grandes, ont été secouées par un gros zbeul qui semble en grande partie l'œuvre de « bouzebals » comme diraient certain.e.s par mépris de classe, et d'autres en signe de familiarité. Dans tous les cas, bouzebals ou pas, en prenant d'assaut des commissariats et saccageant des banques, tous ces révolté.e.s ont défié l'autorité avec une intensité rarement vue ces derniers temps au Maroc.
Ces deux nuits d'émeutes font suite à une série de rassemblements à travers le pays, à commencer par celui tenu devant l'hôpital Hassan II d'Agadir le 14 septembre, dénonçant l'état déplorable de l'établissement où huit femmes enceintes sont décédées lors du mois d'août après des césariennes. Une semaine plus tard deux autres rassemblements sont organisés à Tiznit et Essaouira, deux villes proches d'Agadir, lors desquels une dizaine de manifestant.e.s sont interpellé.e.s et relâché.e.s. Puis, sur le réseau social Discord, un collectif se présentant hors de partis ou syndicats, nommé « GenZ212 », en référence à la génération Z née entre 1995 et 2010 et à l'indicatif téléphonique national, appelle à se rassembler pacifiquement le samedi 27 septembre dans plus d'une dizaine de grandes villes du pays, pour exiger des réformes de la santé et de l'éducation et contre la corruption, « par amour de la patrie et du roi ».
A Rabat, Casablanca, Tanger, Tétouan, Marrakech, Agadir, Meknès, des centaines de personnes se retrouvent dans les rues en criant des slogans comme « Liberté, dignité, justice sociale » et appelant à des réformes. Très vite les flics mettent fin aux rassemblements en nassant les manifestant.e.s et en faisant des dizaines d'interpellations dont 70 rien qu'à Rabat, au motif que les manifs n'étaient pas autorisées. Dans la plupart des cas il s'agit de simples vérifications d'identité et les interpellé.e.s sont libéré.e.s sans poursuites judiciaires.
Le lendemain le collectif renouvelle l'appel et, malgré les nombreuses arrestations de la veille, de nouveaux rassemblements ont lieu dans les grandes villes et d'autres plus petites comme Safi ou Tinghir. A Casablanca, des manifestant.e.s envahissent même une autoroute urbaine et 24 personnes sont interpellées pour entrave à la circulation.
Dans la nuit du 29 au 30 des centaines de personnes bravent une fois de plus l'interdiction de manifester quitte à se faire interpeller. Ce soir-là les flics empêchent tout rassemblement à Casablanca et font une cinquantaine d'arrestations à Rabat ainsi qu'une soixantaine à Marrakech. Dans cette ville rongée par l'industrie du tourisme, des manifestant.e.s déterminé.e.s se sont élancé.e.s en manif sauvage en criant « Le peuple veut la fin de la corruption », principal mot d'ordre du mouvement, mais aussi « Vive le peuple », un slogan qui, dans cette société vivant sous le joug d'une monarchie détenant tous les pouvoirs, sonne comme une manière subversive de détourner le sempiternel « Vive le roi ».
Deux nuits de zbeul généralisé
Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre le mouvement prend des formes émeutières spontanées qui débordent complètement les appels du collectif GenZ212 dans une vingtaine de villes, souvent en périphérie des grandes agglomérations mais aussi dans de petites villes plus isolées. A Nador, Errachidia, Berkane, Béni Mellal, Tiznit, Kénitra, Khénifra, Guelmim, Rabat, Meknès, Ouarzazate, Casablanca, Fès, Agadir, Témara, Skhirat, des manifs sauvages parcourent les rues et souvent les forces auxiliaires (flics anti-émeutes) se prennent des jets de pierre bien mérités.
Ailleurs la révolte prend une tournure plus compliquée pour les autorités qui doivent faire face à des centaines d'émeutier.e.s. A Inezgane, en banlieue d'Agadir, trois caisses de flics sont défoncées, une agence d'assurance et trois banques sont attaquées, une agence de la poste du Maroc est incendiée, un supermarché Marjane est éventré et des bijouteries sont pillées. A Ait Amira, une petite ville de 50 000 habitants au sud d'Agadir, la gendarmerie royale perd 12 bagnoles dont certaines sont complètement incendiées, et plusieurs banques sont défoncées dans une liesse collective.
A l'autre bout du pays, dans la ville d'Oujda, les flics se font copieusement caillasser, mais ces ordures tentent de reprendre le contrôle en fonçant dans la foule avec leurs camions, causant au moins un blessé grave qui a perdu une jambe.
Au total, pour la seule nuit du 30 au 1er, les autorités annoncent que 142 voitures de police auraient subi des dégâts.
Dans la nuit suivante, du 1er au 2 octobre, alors que le ministère de l'intérieur finit par autoriser les sit-in appelés par le collectif GenZ212, des émeutier.e.s attaquent l'autorité et le capital là où ils se trouvent, souvent bien loin des lieux officiels de rassemblement. La révolte gagne de nouvelles villes avec une intensité plus forte que la nuit précédente.
A Salé, ville pauvre qui jouxte Rabat la capitale, après des affrontements avec les keufs, deux caisses de la sûreté nationale y finissent calcinées, une banque est cramée dans le quartier Al Amal, plusieurs autres perdent leur vitrine ainsi que deux agences de transfert, puis la devanture d'un supermarché Carrefour est défoncée sur la route de Kénitra.
A Marrakech, alors qu'une marche prend forme dans les rues du centre, à l'autre bout de la ville les forces auxiliaires perdent le contrôle du quartier Sidi Youssef Ben Ali [1], par ailleurs connu pour avoir été un foyer d'insurrection contre les autorités coloniales françaises dans les années 50. Environ 200 personnes, majoritairement très jeunes, arrosent de pierres et de bouteilles les forces auxiliaires postées à l'entrée du quartier. Le comico du coin est ensuite incendié, une banque pillée, deux agences de transfert saccagées. Il faudra toute la nuit aux flics pour reprendre le contrôle de la zone.
A Tamansourt, une bourgade à quelques kilomètres au Nord de Marrakech, la gendarmerie est incendiée. Plus loin sur la côte atlantique, à El Jadida, une manif sauvage met le zbeul sur la corniche, notamment en cassant des voitures. A Taroudant, des manifestant.e.s attaquent la préfecture et commencent à incendier la porte du bâtiment. A Kelaat M'Gouna, petite ville plus isolée au Sud des montagnes du Haut Atlas, il y a aussi du grabuge dans les rues avec des incendies et de la casse.
Et puis, à Leqliaa, en banlieue Sud d'Agadir, un poste de la gendarmerie royale est attaqué par des dizaines de personnes. Les grilles de l'entrée sont arrachées et, selon les autorités, un 4x4 est sorti, des motos brûlées, et le feu mis à plusieurs endroits du bâtiment. Des flics, en partie réfugiés à l'intérieur, finissent par tirer dans la foule à balles réelles, assassinant trois personnes et faisant plusieurs blessé.e.s. Le ministère de l'intérieur annonce que 3 policiers ont été grièvement blessés dans l'attaque.

La justice à plein régime pour enfermer à tour de bras...
Le 2 octobre, un communiqué signé au nom du collectif Genz212 rejette « toute forme de violence ou de vandalisme » et il est décidé, suite à un vote sur Discord auquel ont participé plus de 15 000 personnes, de continuer les rassemblements en les limitant à des horaires fixes de 17h à 20h, et en déplaçant les lieux de rendez-vous sur des grandes places plus éloignées des quartiers populaires « pour éviter de graves incidents avec les flics ». Une campagne de nettoyage des rues est même organisée le 6 octobre avec photos à l'appui. Après cet appel au calme, le collectif se désolidarise des émeutier.e.s dans une lettre adressée au roi. Le texte comprend huit revendications dont la principale est la démission du gouvernement d'Aziz Akhannouch, le premier ministre, tandis qu'une autre, un peu plus loin dans la liste, exige l'abandon des poursuites judiciaires pour tou.te.s les détenu.e.s lié.e.s aux « protestations pacifiques », mais pas pour « ceux dont l'implication dans des actes de saccage a été prouvée »…
Le soir du 2 octobre, dans le quartier Sidi Youssef Ben Ali à Marrakech, nombreu.ses.x sont celleux qui ne voulaient pas s'arrêter malgré la répression. De nouveau les flics se sont fait caillasser, une banque a été saccagée et des commerces défoncés. On imagine qu'ailleurs aussi, parmi celles et ceux sorties dans les rues les soirs précédents, beaucoup n'avaient pas envie de rester sages. Il semble pourtant que la normalité ait repris le dessus à partir du 3 octobre, même si le collectif GenZ212 a continué d'appeler à se rassembler dans les grandes villes, réunissant quelques dizaines de manifestant.e.s à chaque endroit.
Au total, dans l'ensemble du pays, des milliers de personnes ont été arrêtées lors des rassemblements et émeutes, ainsi que les jours suivants, à l'issue d'enquêtes souvent basées sur des photos et vidéos circulant sur internet. Plus de 2400 d'entre elles ont été poursuivies par la justice, certaines ont déjà été condamnées à de très lourdes peines de prison, et des centaines attendent toujours leur procès, soit en détention préventive, soit en liberté provisoire après paiement d'une caution qui atteint généralement 2000 à 5000 dirhams (200 à 500 euros).
Quelques dossiers et chiffres sortis dans la presse donnent une idée du carnage judiciaire en cours :
• A Agadir, le 14 octobre, 17 personnes ont été condamnées à de la prison ferme pour des faits commis à Ait Amira dans la nuit du 1er au 2 octobre. Elles étaient poursuivies notamment pour « destruction de biens publics et privés », « vol en réunion », « incendies volontaires » et « violences contre les forces de l'ordre ». Trois ont été condamnées à 15 ans de prison ferme, un à 12 ans, neuf à 10 ans, un à 5 ans, un à 4 ans et deux à 3 ans.
• A Ouarzazate, 6 personnes de Kelaat M'Gouna étaient poursuivies pour « incendie volontaire », « dégradation de biens publics et privés », « entrave à la circulation », « violences contre les forces de l'ordre ». Trois d'entre elles ont été condamnées à 4 ans fermes, deux autres à 2 ans et le dernier à 1 an.
• A Oujda près d'une soixantaine de personnes ont été poursuivies pour « violence envers les forces de l'ordre » et « participation à des attroupements nocturnes armés », et 17 autres pour « formation d'une bande criminelle », « attroupement armé » et « organisation d'une manifestation non autorisée », « possession d'armes blanches », « dégradations de biens publics et privés » et « agressions contre les forces de l'ordre ». Fin octobre, 8 d'entre elles ont été condamnées à des peines de prison ferme d'une durée de 15 à 18 mois, tandis que 7 autres ont pris du sursis.
• A Agadir et Casablanca, deux personnes ont été condamnées à 4 et 5 ans de prison ferme pour « incitation à commettre des délits et crimes via les réseaux sociaux ».
• À Marrakech, 26 personnes ont été poursuivies dans six dossiers pour « violences envers les forces de l'ordre », « participation à un attroupement armé », « incitation en ligne », « dégradation de biens publics et privés », et « possession d'armes blanches ».
• A Kénitra, 17 personnes, dont 9 mineurs, ont été poursuivies pour « pillages », « destructions de biens publics et privés », « incendies volontaires ».
• A Rabat, plusieurs personnes ont été poursuivies pour « attroupement armé » et « outrage aux symboles du Royaume ».
Un roi qui semble toujours hors d'atteinte
Le 8 octobre, une soixantaine d'intellectuels, artistes et militants des droits humains adressent, à leur tour, un courrier au roi, demandant de « traiter les causes profondes et structurelles de la colère » [2]. Les militant.e.s de la GenZ212 attendent désormais « un signe fort » du monarque lors d'un discours qu'il doit tenir le 10 octobre au parlement. La veille, le collectif décide même d'annoncer la « suspension de toutes formes de protestation prévues pour le 10 octobre », « par respect pour sa majesté le roi Mohammed VI que dieu l'assiste et le glorifie ».
Au Maroc, bien qu'il y ait un parlement élu et un premier ministre nommé parmi la formation politique arrivée en tête des élections législatives, le roi, entouré de son cabinet royal, reste seul à la tête du pouvoir. Il préside le conseil des ministres, peut en renvoyer un quand il le souhaite, limoger le chef du gouvernement, dissoudre le parlement, suspendre la constitution, appeler à de nouvelles élections, ou diriger par dahir (décret royal). En plus de son statut politique il est « commandeur des croyants », soit le chef religieux du pays où l'islam est religion d'État. Pour renforcer ce statut, la dynastie des Alaouites, à laquelle appartient la famille royale, se présente comme descendante du prophète Mahomet, rien que ça. Le roi est donc le chef suprême auquel chaque marocain.e doit se soumettre. D'ailleurs chaque année se tient une cérémonie d'allégeance durant laquelle des centaines de hauts fonctionnaires, ministres, dignitaires du régime, députés, élus locaux, hauts gradés de l'armée, de la police et des services de renseignements, se prosternent devant « sa majesté » juchée sur un étalon et protégée du soleil par une ombrelle, le tout retransmis en direct à la télévision.
D'autre part, partout sur le territoire l'autorité du roi, et plus largement celle du « Makhzen », terme très répandu au Maroc pour désigner l'État, est assurée par des moyens de contrôle de la population reposant à la fois sur un appareil administratif et policier classique, et un système de renseignements plus officieux. La moindre critique du roi est quasi inexistante tant ce système diffuse efficacement la crainte du pouvoir. A l'échelle des quartiers, par exemple, des agents appelés moqaddems, représentants semi-officiels de l'autorité, instiguent la délation de tout comportement subversif, autant d'un point de vue politique que moral d'ailleurs, dans un État où, notamment, sont punis d'emprisonnement les relations homosexuelles et les rapports sexuels hors mariage.
Des luttes qui restent en mémoire
Depuis 26 ans que Mohammed VI a pris la succession du trône à la mort de son père Hassan II, les autorités ont toutefois été défiées par plusieurs mouvements de révolte, alors que la répression s'est montrée toujours aussi féroce. L'un de ceux qui doit ressurgir le plus dans les mémoires des révolté.e.s d'aujourd'hui est certainement le hirak [3] du Rif [4] débuté en octobre 2016. Suite à la mort d'un marchand de poisson écrasé dans un camion-poubelle alors qu'il tentait de récupérer sa marchandise confisquée par le Makhzen, des dizaines de milliers de personnes ont envahit les rues d'Al Hoceima, capitale du Rif, en mémoire du défunt et pour protester contre leurs conditions de vie. Après huit mois de manifestations et rassemblements incessants, des discours questionnant de plus en plus ouvertement la légitimité du Makhzen, puis l'interruption du prêche d'un imam appelant à stopper le mouvement, les autorités finissent par arrêter des centaines de personnes. En réaction, le 20 juillet 2017 se tient une grande marche pour leur libération, lors de laquelle un manifestant est blessé à la tête par une grenade lacrymogène dans des affrontements avec les flics. Plongé dans le coma il décède quelques semaines plus tard. Quand aux personnes arrêtées, environ 500 sont condamnées à des peines de prison, quatre prennent 20 ans pour « complot visant à porter atteinte à la sécurité de l'État ». Récemment, le plus médiatique des détenu.e.s du hirak du Rif, Nasser Zefzafi, a fait sortir de sa prison une lettre en soutien à la GenZ212, et l'appel à la libération des prisonnier.e.s a été scandé plusieurs fois dans des rassemblements.
Les mémoires sont aussi évidemment marquées par le mouvement du 20 février en 2011, dans le sillage des printemps arabes, avec ses manifestations critiquant le régime pendant plusieurs mois, des postes de police attaqués à différents endroits, mais aussi neuf morts dont au moins trois assassinés par les flics. En partie récupéré par les partis politiques, islamistes compris, il débouchera sur une réforme de la constitution et de nouvelles élections législatives. Ces dernières années, d'autres révoltes ont été symptomatiques du niveau de misère dans laquelle vit une partie du pays. Fin 2018 des « manifestations de la soif » ont lieu à Zagora contre les coupures d'eau puis, début 2019, des habitant.e.s de la ville minière de Jérada sortent dans les rues durant plusieurs mois suite à la mort de deux hommes qui, comme plein d'autres, gagnaient leur vie en revendant clandestinement du charbon extrait dans des puits désaffectés de l'ancienne mine [5].
Au Maroc beaucoup de gens doivent faire ce genre de boulots pour vivre, tout en devant faire allégeance à un roi qui, en plus de son statut politique et religieux, contrôle le plus grand groupe financier du pays, Al Mada, regroupant de multiples filiales dans la banque, la grande distribution, l'immobilier, les télécoms, l'énergie et, historiquement, les mines. Avec son entreprise Managem, la famille royale, à la tête d'une fortune de plus de 6 milliards de dollars, exploite une dizaine de mines d'or et d'argent dans les régions les plus pauvres du pays, aggravant les conditions de vie par l'accaparement de l'eau et la pollution [6]. Celle d'Imider, au sud de la chaîne de montagne du Haut Atlas, est bien connue car depuis les années 80 des habitant.e.s s'y opposent. À partir de 2011, des opposant.e.s ont même coupé l'alimentation en eau de la mine, tout en montant un camp pour occuper le site autour de la vanne [7].
Coupe du monde, CAN, TGV, … Le Maroc des grands projets
Dans les manifestations de ce début octobre, de nombreuses fois ont été pointées du doigts les dépenses faramineuses pour la construction des stades devant accueillir la coupe d'Afrique des nations (CAN) en 2026 et la coupe du monde de foot en 2030. A Tanger et Casablanca, au tout début du mouvement, les écrans installés dans les rues affichant un décompte avant le début de la CAN ont même été hackés pour y diffuser des insultes contre les flics (cheh !) et des revendications pour la santé et l'éducation. Pendant les rassemblements des slogans critiquaient des infrastructures coûtant des milliards en comparaison avec le piteux état des hôpitaux où les patient.e.s doivent parfois apporter leurs propres draps et matériel médical. Comble de l'indécence le tout nouveau stade de Rabat comprend, en sous-sol, une clinique flambant neuve destinée aux sportifs… Pour 2030, les autorités ont annoncé en grande pompe la construction d'un stade de 115 000 places, soit le plus grand du monde, pour un coût de 5 milliards de dirhams (environ 500 millions d'euros). Et puis, à l'approche des compétitions, le Makhzen mène des programmes d'éviction des pauvres dans les quartiers centraux des grandes villes. A Casablanca, depuis 2024, des centaines d'habitations ont été détruites dans l'ancienne médina et leurs occupant.e.s relogé.e.s dans des quartiers excentré.e.s, pour construire à la place une large avenue royale reliant la grande mosquée Hassan II.
Si les chantiers pour les coupes de football cristallisent les tensions, le décalage entre des grands projets capitalistes sollicitant des investissements massifs et le niveau de vie local concerne tous les domaines. Ces grands projets sont souvent guidés par les intérêts d'investisseurs étrangers, émiratis, chinois et français en tête. Un jour peut-être la tempête qui, lors des chaudes nuits du 30 septembre au 2 octobre, a fait valdinguer des banques, des supermarchés, des comicos et des agences de transfert d'argent, se dirigera jusqu'aux infrastructures de ce capitalisme néocolonial. Peut-être, par exemple, qu'elle atteindra la nouvelle ligne de TGV reliant Tanger à Casablanca (320 kilomètres en tout), commandée en 2010, pour 3 milliards d'euros, au groupe français Alstom qui s'est refait un pactole d'1 milliard d'euros en vendant 18 nouvelles rames de train en 2024. Peut-être même que cette tempête passera plus au Sud, là où convergent désormais les regards voraces des grands groupes français spécialistes de la transition énergétique...
Hydrogène vert et néocolonialisme au Sahara Occidental
Le Sahara Occidental, un territoire de plus de 260 000 km², est occupé et administré par l'État marocain sur 80 % de sa superficie depuis 1975 bien que l'ONU le considérait encore jusqu'à peu comme « non autonome » [8] et qu'une organisation armée sahraouie, le Front Polisario, contrôlant les 20 % restant, en revendique toujours l'indépendance. En octobre 2025, le conseil de sécurité de l'ONU a finalement reconnu un plan visant à faire de ce territoire une région autonome sous souveraineté marocaine, validant un processus de colonisation débuté par des années de guerre et de massacres, et poursuivi par l'occupation, la répression et la prédation économique.
Dans la zone occupée par les autorités marocaines, les tensions s'étaient ravivées en 2010 lorsque plus de 15 000 sahraoui.e.s ont monté un campement à Gdeim Izik en périphérie de Laayoune pour protester contre leurs conditions de vie. Le démantèlement du camp par les flics s'était soldé par au moins une dizaine de morts dont plusieurs policiers [9]. En 2020 le conflit armé entre l'armée marocaine et le Front Polisario avait même repris après 20 ans de cessez-le-feu. Aujourd'hui les tensions sont toujours bien palpables mais pas de nature à freiner la nouvelle ruée vers l'or « verte » [10].
Car si le Sahara Occidental est historiquement exploité pour ses ressources halieutiques et ses gigantesques gisements de phosphates, servant à la fabrication d'engrais agricoles, c'est désormais son exposition aux vents et son ensoleillement qui attirent les investisseurs. Ces conditions climatiques en font une zone très rentable pour la production d'énergies « vertes » et donc de carburant décarboné, comme de l'« hydrogène vert », dérivable en ammoniac, un ingrédient essentiel des engrais azotés. En mars 2024, le royaume a lancé son « Offre Maroc », un appel à venir exploiter un million d'hectares pour la production d'hydrogène vert. Il se voit répondre à 4 % de la demande mondiale d'ici 2030.
Alors que les relations diplomatiques entre la France et le Maroc étaient en crise depuis 2021, après que les services secrets marocains aient été accusés d'espionner, entre autres, le portable de Macron, à l'aide du logiciel israélien Pegasus, elles se sont vite revigorées quand ce dernier a annoncé, en juillet 2024, qu'il soutenait la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental. Trois mois plus tard était organisée en grande pompe une visite du président français accompagné de neuf représentants de groupes énergétiques, avec des gros contrats à la clefs.
Ainsi, Engie va investir 15 milliards d'euros en partenariat avec l'office chérifien des phosphates (OCP), le plus grand groupe minier marocain, dans six projets liés aux énergies renouvelables, à l'ammoniac vert et au « dessalement durable ». A côté de la petite ville de Chbika, Total va construire et exploiter un centre de production d'ammoniac vert destiné à l'export sur le marché européen. Puis, à Dakhla, MGH Energy a signé un contrat pour construire une usine de e-fuels tandis qu'HDF Energy projette d'y bâtir une giga-usine capable de produire 200 000 tonnes d'hydrogène vert par an. Par ailleurs, tous ces rapaces sont bien accompagnés par l'agence française de développement (AFD), conforme à ses missions néocoloniales visant à soutenir les intérêts de la France dans le développement capitaliste de ses anciennes colonies et du reste du dit Sud global.
Bref, avec tous ces projets, il y a de quoi tapisser d'éoliennes et de panneaux solaires polluants des milliers d'hectares de désert, le tout pour faire tourner l'agro-industrie dévastatrice partout dans le monde. Au Sahara Occidental comme ailleurs, la fameuse transition énergétique n'est rien d'autre qu'une nouvelle conquête afin d'exploiter toujours plus la planète et ses ressources.
L'appétit des exploiteurs n'a pas de limites et tant qu'ils pourront continuer leurs sales affaires les pauvres en subiront toujours les conséquences. Au Maroc, la propagande du Makhzen, bien relayée par ses influenceurs baltajias (nom donné aux pro-monarchie), brouille les pistes en alimentant sans cesse le discours nationaliste selon la devise « Allah, la nation, le roi » et ciblant l'ennemi algérien ou sahraoui. Mais, comme le montre cette dernière révolte, nombreu.ses.x sont celleux qui savent très bien où se trouvent les responsables de leur misère et comment les attaquer.
Solidarité avec les révolté.e.s du Maroc, de Madagascar, du Népal, d'Indonésie, du Pérou, et du monde entier !
Contre tous les pouvoirs, liberté pour toustes !

[3] Mot arabe signifiant mouvement
[4] Région montagneuse située au Nord du Maroc le long de la côte méditerranéenne
[6] ;https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/maroc-or-mines-soudan-roi-mohammed-vi-monopole-exploitation-pauvrete" class='spip_url spip_out auto' rel='nofollow external'>https://orientxxi.info/magazine/maroc-le-roi-son-or-et-le-groupe-managem,3106 ;https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/maroc-or-mines-soudan-roi-mohammed-vi-monopole-exploitation-pauvrete
[7] https://www.cadtm.org/Maroc-l-histoire-d-une-lutte-Le-mouvement-contre-la-mine-d-Imider-dure-depuis
[8] Selon la charte des nations unies, sont dits non autonomes des « territoires dont les populations ne s'administrent pas encore complètement elles mêmes ».
21.12.2025 à 08:00
Alors que le nombre de mort-es de la police et des matons ne cesse d'augmenter, on a pris le temps cette semaine de réaliser 1h de fanzine radiophonique pour en découdre avec les crimes d'État, en partant de l'histoire des luttes des proches de victimes des crimes sécuritaires dans les années 80, en passant par un panorama de la pensée abolitionniste du système pénal et en donnant la parole à une mère de victime de « refus d'obtempérer ».
Alors que le nombre de mort-es de la police et des matons ne cesse d'augmenter, on a pris le temps cette semaine de réaliser 1h de fanzine radiophonique pour en découdre avec les crimes d'État, en partant de l'histoire des luttes des proches de victimes des crimes sécuritaires dans les années 80, en passant par un panorama de la pensée abolitionniste du système pénal et en donnant la parole à une mère de victime de « refus d'obtempérer ».
Minuit Décousu, c'est un fanzine radiophonique nocturne sur Radio Canut (Lyon et alentours) et Cause Commune (Paris/IDF). Semaine après semaine pendant une heure, on en découd avec la nuit et on tire les fils de sons, de textes, d'archives et de voix qui s'entremêlent.
Alors que la loi Cazeneuve va bientôt sur ses 10 ans et que le nombre de personnes tuées des mains de la police ( 43 personnes cette année, et 71 en 2024) et des matons ne cesse d'augmenter, on a pris le temps de réaliser 1h de fanzine radiophonique pour en découdre avec les crimes d'État. On a donc fait chauffer les micros, rouvert les cartons des archives des luttes contre les violences policières et pénitentiaires pour concocter cette heure de radio, dans laquelle tu pourras entendre :
Et pêle-mêle, divers enregistrements faits à Lyon pendant des rassos et manifs contre les violences d'État ces six dernières années et des archives de Minuit Décosu où l'on peut entendre Farid El Yamni, Awa Gueye, Najet Kouaki et Naguib Allam.
L'émission s'écoute sur notre audioblog, ici, et un peu partout en podcast. Bonne écoute !

Visuel : Photo noir et blanc de la manifestation du 21 mars 1984 place Vendôme à Paris. On y voit des femmes qui tiennent des panneaux avec des photos de visages de victimes de crimes racistes. Derrière elles des personnes qui tiennent des pancartes qui sortent du cadre.
L'entretien complet de Flagrant Déni peut s'écouter dans l'émission des camarades des Canut Infos du lundi. On peut aussi participer à aider financièrement la prochaine grande enquête de Flagrant Déni, les infos se retrouvent sur leur site.
21.12.2025 à 08:00
Ce mois-ci nous nous intéressons à la COP 30 qui s'est déroulée à Belem au Brésil ; non pas aux négociations éternellement infructueuses qui se tiennent au milieu des lobbyistes, mais aux personnes, à l'extérieur, qui se sont réunies pour réclamer un autre mode de gouvernance pour trouver des solutions au réchauffement.
Ce mois-ci nous nous intéressons à la COP 30 qui s'est déroulée à Belem au Brésil ; non pas aux négociations éternellement infructueuses qui se tiennent au milieu des lobbyistes, mais aux personnes, à l'extérieur, qui se sont réunies pour réclamer un autre mode de gouvernance pour trouver des solutions au réchauffement.
Dernier épisode de l'année, auprès du Village des Peuples réuni en marge de la COP 30 au Brésil, ou comment revendiquer un autre leadership pour oeuvrer dans le contexte climatique.
1. Réfléchir depuis les peuples
2. Considérer la colonialité dans son ensemble et comprendre comment les COP en sont partie prenante
3. Appliquer des mesures concrètes
4. Faire financer par les puissants la transition

Si leplayer ne fonctionne pas, tout est accessible ici
DOUBLAGE
Vivie Lizae
Lune
MEDIAS
De Olho Nos Ruralistas — « Un œil sur l'agrobusiness »
Amazonia Real
Yvyrupa
Goldman Prize > Alessandra Korap Munduruku
Francophones :
We Demain > Cop 30
Mediapart
Blog Mediapart Grain > L'agrobusiness prépare sa mainmise sur la COP climat au Brésil
Reporterre
Politis
Basta > « Une fraction minoritaire de l'humanité est à l'origine du bouleversement climatique »
Recherche.PantheonSorbonne > Villes millénaires sous canopée amazonienne
Déclaration finale du Village des Peuples (anglais) :
https://cupuladospovoscop30.org/en/final-declaration/
MUSIQUE
1'52 Brisa Flow - Fique Viva (Clipe Oficial).mp4
16'43 OWERÁ - Xondaro Kaaguy Reguá (Official Video).mp4
28'19 Oriente - Brasil Colônia
VISUEL
Dessin représentant l'entité Curupira
Auteur Criscoloni
21.12.2025 à 08:00
Une petite étude personnelle sur les navires câbliers, Orange Marine ou encore Alcatel Submarine Networks.
Une petite étude personnelle sur les navires câbliers, Orange Marine ou encore Alcatel Submarine Networks.
Il y a peu de temps, j'ai regardé un documentaire d'ARTE qui s'appelle « Internet, un géant très vulnérable ». Le documentaire adopte une approche assez peu critique et le questionnement latent est surtout de savoir comment rendre les réseaux internet plus résilients. Mais ça donne au moins à voir l'intérieur de plusieurs infrastructures stratégiques comme des data centers. On y parle aussi beaucoup des câbles de fibre optique sous-marins, une infrastructure primordiale pour le fonctionnement d'internet et l'échange d'informations à travers le monde.
Les câbles sous-marins, un enjeu stratégique
Ces câbles sous-marins sont souvent décrits comme un point faible du réseau. Ils sont placés au fond des mers par des navires câbliers, et peuvent subir les tempêtes (être déplacés par les courants, remonter à la surface), des accidents de pêche (les filets des chalutiers peuvent les endommager) ou d'authentiques sabotages (par exemple, des navires de la flotte secrète russe laisseraient volontairement traîner leur ancre pour sectionner les câbles « ennemis »). Ils remontent vers les côtes dans des postes d'atterrage qui les relient au réseau terrestre électrique ou fibre.
Le documentaire montre l'importance du travail permanent d'entretien du réseau de ces câbles, permis par la flotte mondiale de navires câbliers. Ces grands bateaux sont dotés d'équipements spéciaux pour installer et réparer les câbles sous-marins. Sans eux, le réseau est rapidement défectueux. Alors j'ai eu envie de faire quelques recherches sur cette flotte industrielle stratégique, et, comme je vis en France et parle/écrit en français, sur la flotte française de navires câbliers.
La flotte de navires câbliers
J'ai d'abord été surpris de découvrir qu'il n'existe « que » une centaine de navires de ce type dans le monde ! La France se trouve en bonne position dans le classement des pays détenteurs de navires, comme les États-Unis, la Russie, le Japon et le Royaume-Uni. Autant dire qu'ils ont beaucoup de boulot, au vu de l'extension vitesse grand V des réseaux de la domination numérique. Et ça veut aussi dire que quelques navires en moins égal un réseau fragilisé et une extension de celui-ci ralentie.
Selon wikipedia, ces bateaux sont disposés à rester en mer entre 30 et 45 jours, emportant un équipage de 60 à 120 personnes. Ils possèdent des caractéristiques techniques particulières du fait de leur tâche spécifique (transport et pose de câble), comme un ballastage important en eau de mer. On peut lire la page wikipedia « Câblier » et la section caractéristiques pour plus de précisions à ce sujet.
En France, deux entreprises se partagent essentiellement le gâteau des navires câbliers : Orange Marine et Alcatel Submarine Networks (ASN).
Alcatel Submarine Network est l'un des trois leaders mondiaux du secteur. L'État français a acquis 80 % du capital d'ASN en 2024 à Nokia, qui détient toujours le reste de l'entreprise. La flotte d'ASN compte 7 navires câbliers : les bateaux Île de Bréhat, Île de Batz, Île de Sein, Île d'Aix et Île d'Yeu sont destinés à la pose des câbles sous-marins. Les navires Île d'Ouessant et Île de Molène sont eux destinés à l'entretien des câbles. L'armateur de la flotte est « Louis-Dreyfus Armateurs ». L'usine historique de la société se trouve à Calais (950 quai de la Loire), où sont fabriqués et embarqués les câbles. Un autre site industriel est à Dunkerque (2405 route du Pertuis du Môle 2). Aux Ulis dans l'Essonne (1 avenue du Canada), la société possède un datacenter important et son siège social. Il y a aussi un site au 21 quai Gallieni à Suresnes, là où se trouve également le siège social de l'armateur. Enfin, il existe un site de production à Greenwich (Angleterre) et un à Trondheim (Norvège).
Louis-Dreyfus armateur s'occupe aussi de la flotte de câbliers du malaisien Optic Marine Service (OMS Group). C'est un armateur historique français, qui s'occupe par exemple de la gestion du port de Cherbourg, et s'est spécialisé dans le transport maritime industriel (éolien offshore, aéronautique, pose de câbles). En France, le groupe a des infrastructures à Suresnes, Dunkerque, Blagnac, et La Ciotat.
Orange Marine dispose d'une flotte de 8 bateaux : le N/C Léon Thévenin, le N/C René Descartes, le N/C Raymond Croze, le N/C Antonio Meucci, le N/C Teliri, le N/C Pierre de Fermat (basé à Brest à la BMA (Base Marine Atlantique)), l'Urbano Monti et le Sophie Germain, basé à la Seyne-sur-Mer. En effet, Orange Marine compte deux bases navales en France (à Brest et à la Seyne-sur-Mer près de Toulon), et une en Italie à Catane. Le siège social se situe au 21 rue Jasmin à Paris. A Fuveau, près d'Aix-en-Provence, dans la ZAC Saint-Charles, Orange Marine dispose d'installations industrielles pour la conception et la production de ses engins sous-marins, des robots des profondeurs servant à entretenir ou installer des câbles. Le site internet d'Orange Marine décrit chacune de ses méga-machines, ainsi que les navires et les bases navales du groupe.
Une fois ces recherches faites, je me suis amusé à suivre certains navires en utilisant myshiptracking.com ou marinetraffic.com. Pour connaître les chantiers sur lesquels travaillent les équipages des bateaux, étudier leurs routes, leurs ports de mouillage, etc. Une étude très instructive et révélatrice de la matérialité de toute cette économie du cloud et de la donnée !
Une liste plus ou moins à jour de tous les navires câbliers est disponible sur la page wikipedia « Liste des navires câbliers en service dans le monde ».
On fait quoi d'ça ?
Pour moi, ces navires contribuent activement à la destruction de la planète et à la colonisation capitaliste de tous les territoires. Leur rôle est essentiel dans la mise au pas du monde par une société de surveillance et d'auto-contrôle fondée sur les technologiques numériques et de l'information. Mais comment les mettre à l'arrêt ?
Un gros bateau, c'est quand même pas simple à arrêter… et pourtant, il y a toujours un chemin. Des actes de piraterie éclairés montrent que les bateaux ne sont pas hors d'atteinte. Au Pérou, en 2023, deux navires pétroliers ont été attaqués par des membres de l'association indigène pour le développement et la préservation du Bajo Puinahua. A bord de pirogues, ils ont envoyé cocktails molotovs et lances vers l'équipage ! La même année près d'Arcachon, une vingtaine de bateaux de plaisance, plus petits, sont partis en fumée directement dans le port. C'est aussi arrivé à Fréjus en 2020, à Marseille à plusieurs reprises, dans le Lot ou encore à Saint-Nazaire et à Saint-Cyprien. Même qu'à Évian en 2014, c'est le bateau des gendarmes qui a pris feu ! Et puis, quand il est difficile de s'attaquer directement au bateau, il y a toujours l'infrastructure portuaire : fin décembre 2024 à Amsterdam, des anarchistes ont endommagés deux grues en brisant les consoles d'ordinateurs et les manettes. Avec l'électrification progressive des ports, on imagine aussi que ces derniers deviendront plus vulnérables aux coupures de courant. Et puis bien entendu, les bateaux ont des équipages, un commandement, et des armateurs. Les sociétés auxquelles ils appartiennent ont des locaux, des organigrammes, des lieux de production. La créativité n'a pas de limite.
Ma petite étude sur les navires câbliers s'arrête là. Libre à toi de la continuer, d'utiliser ce texte comme bon te semble et de le modifier à ta guise !