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Timothée Parrique
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Timothée PARRIQUE


Économiste spécialiste de la décroissance

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08.04.2024 à 12:38

Réponse à Hadrien Klent : Paresse et décroissance

tparrique

Cette réponse n’a pas le format habituel car c’est un dialogue. Le mois dernier, Hadrien Klent, l’auteur de Paresse pour tous (2021) et de La Vie est à nous (2023), m’a contacté avec une proposition sauvage : que l’on écrive un dialogue à deux, se répondant l’un l’autre un paragraphe à la fois. Étant un grand fan des ouvrages d’Hadrien, ce […]
Texte intégral (4440 mots)

Cette réponse n’a pas le format habituel car c’est un dialogue. Le mois dernier, Hadrien Klent, l’auteur de Paresse pour tous (2021) et de La Vie est à nous (2023), m’a contacté avec une proposition sauvage : que l’on écrive un dialogue à deux, se répondant l’un l’autre un paragraphe à la fois. Étant un grand fan des ouvrages d’Hadrien, ce fut un réel plaisir de philosopher autour de nos deux concepts respectifs, la décroissance et la paresse. Je reproduis ici, avec l’autorisation de l’auteur, notre discussion dans son intégralité sans aucune modifications.  

***

Hadrien Klent – Cher Timothée Parrique, on ne se connaît pas, on ne s’est jamais rencontrés, mais malgré tout (magie de la circulation des idées !) on s’est croisés sous forme papier. J’ai découvert, au moment où vous sortiez Ralentir ou périr (Le Seuil, 2022), que vous citiez Paresse pour tous (Le Tripode, 2021), notamment dans une interview sur les fictions aidant à penser la décroissance. Vous vous amusiez de mon personnage principal, Émilien Long : « il ressuscite le terme le moins glorieux de la politique française après “décroissance” : “paresse” ». C’était drôle pour moi, parce que j’étais justement en train de finir d’écrire la suite, La Vie est à nous(Le Tripode, 2023), où j’avais imaginé qu’une fois au pouvoir, Émilien Long et son équipe remplaçaient le terme « paresse » par le mot « coliberté »… Mais, bref, j’ai donc lu votre livre et, évidemment, c’était assez troublant pour moi de voir en miroir de mes romans, dans le réel, un véritable économiste écrivant un véritable manifeste, non pas pour le droit à la paresse, mais pour sa variante un peu plus large, celle d’une décroissance générale. J’avais fait plein de rencontres dans les librairies avec des gens qui me disaient, « ah si seulement Emilien Long existait…. », et, hop, vous êtes arrivé ! Malheureusement, vous n’avez pas encore eu de prix Nobel, mais ça ne saurait tarder, n’est-ce-pas ? Blague à part, c’est pour toutes ces raisons que je vous ai proposé d’entamer un dialogue par voie électronique. Et ma première question va poser sur un point de vocabulaire : a-t-on raison de tenter de réhabiliter des mots qui sont, comme vous le dites, non glorieux (paresse, donc, et décroissance), ou au contraire est-ce qu’on ne devrait pas chercher une autre façon d’exprimer la même chose ? Dans votre livre, vous revenez en détail sur l’histoire du mot « décroissance » – de mon côté, mes personnages essaient de dépasser ce terme, parce qu’il est uniquement construit en négatif de la croissance. Est-ce que bien nommer les choses n’est pas la première chose à faire pour réussir à changer le monde ? Et comment arriver à rendre joyeuse une vision du monde qui tourne le dos au productivisme, au consumérisme, à la marchandisation ?

Timothée Parrique – Je me souviens parfaitement de ma première lecture de Paresse pour tous. C’était allongé dans mon jardin à Anglet au printemps 2022. Après des mois difficiles à essayer d’adapter ma thèse de doctorat The political economy of degrowth en livre, j’étais d’une humeur morose et j’ai fait ce que je fais rarement : j’ai ouvert un roman. Et quel roman ! J’ai trouvé dans Paresse pour tous toute l’énergie dont j’avais besoin pour finir Ralentir ou périr, et pour cela je vous dois un grand merci. 

La force du mot « décroissance » est qu’il problématise notre obsession vis-à-vis de la croissance. C’est un concept douche froide pour se pillule-rouger de l’illusion confortable qu’il est possible de produire plus tout en polluant moins. Pour donner envie d’inventer des futurs, il est nécessaire d’illuminer la misère du présent, d’où l’importance de mots de démolition comme postcapitalismeanti-utilitarianismeantiproductivismedémarchandisation, etc. Le productivisme saccage nos écosystèmes et nos conditions de travail ; le consumérisme dévore nos heures et nous empli d’anxiété, et la marchandisation dépossède le peuple de son pouvoir de vivre afin d’enrichir une poignée de déjà-riches. Productivité, consommation, profits, croissance – des diktats économicistes qui étouffent notre imaginaire

Ceci dit, il faut considérer la décroissance comme un mot à usage unique. Rien de sert de parler « d’antiesclavagisme » une fois l’esclavage aboli. La décroissance perdra de son mordant dès quand nous réaliserons l’absurdité de cette course sans fin à l’accroissement des euros. Il faudra alors mobiliser des mots de reconstruction pour façonner le monde d’après. Il en existe déjà beaucoup. Des philosophies de consommation comme l’hédonisme alternatif, la sobriété heureuse, l’abondance frugale, ou le minimalisme ; des modes d’organisations comme l’éco-socialisme, le municipalisme, le cosmolocalisme, ou l’économie sociale et solidaire ; et des modes d’existence comme la résonance, le convivialisme, le buen vivir, ou bien le post-développement. La coliberté est une belle addition à cette palette sémantique ! 

Hadrien Klent – Oui, il y a une large palette de mots, c’est vrai – est-ce que l’un d’entre eux devrait l’emporter sur tous les autres pour tuer le match sémantique ? Je me pose souvent la question, avec en prime cette interrogation que je vous soumets au passage : doit-on se garder d’utiliser les armes de l’ennemi ? En l’occurrence, dans nos sociétés modernes où tout est « narratif », « récit », slogan, formule (le politique utilisant ad nauseam les armes de la publicité pour s’exprimer – au passage, j’ai noté que vous revenez souvent dans votre livre sur les méfaits du discours publicitaire, et j’ai trouvé ça super : il y a tellement de choses qui ne vont pas dans notre monde qu’on a tendance à délaisser certains problèmes, or celui de la publicité, vous avez complètement raison, est crucial), est-ce qu’on ne tombe pas dans le même travers en cherchant à dire les choses de façon efficace, punchy, immédiate ? Même doute à propos de la question du succès de nos livres respectifs : nos éditeurs se sont publiquement réjouis du fait qu’ils s’étaient vendus à quelques dizaines de milliers d’exemplaires – de très bons chiffres, dans le monde de l’édition contemporaine. Mais dire cela, n’est-ce-pas jouer le jeu de l’ennemi, c’est-à-dire participer à cette marchandisation que nous impose le système dans lequel on vit ? N’est-ce-pas mesurer la réussite d’un propos au volume de sa diffusion ? Vous avez des pages très intéressantes sur cette logique de marchandisation qui nous enferme parfois dans des comportements qu’on voudrait réprouver. Est-ce qu’on ne devrait pas dire, plutôt que « vendu à 40.000 exemplaires » : « aimé par un.e.tel.le » – en considérant qu’une seule personne, pas nécessairement célèbre, qui trouve de l’intérêt à un livre vaut plus que des milliers qui l’achèteraient simplement parce qu’il est à la mode ? Comment s’exprimer sans se transformer en publicitaire de la décroissance ? Comment trouver une juste place dans le bla-bla médiatique actuel ? Comment évoluer dans ce monde capitaliste et spectaculaire (au sens de Guy Debord) qui n’aime rien tant que transformer ses contempteurs en succès commerciaux pour les obliger à se soumettre à sa logique ? 

Timothée Parrique – Nul besoin de concept suprême. Je les considère plutôt comme différents éléments d’une même boîte à outils sémantiques que l’on pourra mobiliser dans différents contextes. Quand les journalistes me demandent pourquoi j’utilise un terme aussi repoussoir que la « décroissance », j’aime leur répondre que je ne suis pas là pour vendre des concepts. Ma responsabilité en tant que chercheur est de faire preuve de rigueur intellectuelle, c’est-à-dire d’être clair, exact, et précis dans le développement de mes théories, tout en étant honnête sur ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas – ce n’est pas facile du tout. J’ai un devoir de pédagogie dans l’écriture et un devoir de présence pour faire face aux questions du public. Niveau précision, vu que la croissance est une augmentation de la production et de la consommation, je trouverais ça bizarre d’appeler son contraire autre chose que la décroissance. Croissance, on produit et consomme plus ; décroissance, on produit et consomme moins. Ce n’est peut-être pas très sexy, mais cela a le mérite d’être clair.

Ce qui me dérange, ce n’est pas tant le discours publicitaire comme style de communication mais l’existence même de la publicité. Je trouve ça absurde d’avoir des affiches sur des bus, des placements produits dans les films, et des spots à la radio pour faire la promotion de quoi que ce soit, et je trouve ça insultant que des entreprises puissent mobiliser autant de temps de cerveau disponible pour vendre des chips et des 4×4. Mais je trouverais ça déplacé même s’ils faisaient la promotion de mon propre livre. D’ailleurs, je suis d’accord, il faut faire attention au fétichisme des quantités mais certains chiffres sont tout de même importants. Le nombre de citations distingue les articles scientifiques les plus utiles à la communauté, et de la même manière, le nombre de lectures d’un livre (difficile à estimer car pas parfaitement corrélé au nombre de ventes) nous informe sur la valeur d’usage d’un ouvrage. Un livre est écrit pour être lu (valeur d’usage), non pas pour être vendu (valeur d’échange). Il n’y a rien de mal à maximiser le nombre de lectures utiles, mais on devrait se protéger contre la mentalité commerciale illimitiste qui nous pousserait à vouloir vendre toujours plus de copies.

Le monde des médias est difficile à naviguer. On y trouve de tout. Il y a des émissions touchepasàmonpostiennes qui carburent à la punchline, où l’on doit résumer l’idée d’un livre en 10 secondes tout en essuyant des salves de questions débiles – celles-ci sont à éviter. Mais il y a aussi des médias de qualité qui laissent respirer les idées. Si l’on veut entretenir un débat citoyen sur la question de la transition écologique, nous avons besoin de médias indépendants pour s’informer et réfléchir ensemble. Et nous avons aussi besoin que les scientifiques, les artistes, les politiques, etc. se rendent disponibles (ce qui n’est pas aisé pour tout le monde car c’est un travail non-rémunéré). Et oui, je suis d’accord, il faudra beaucoup plus que de simples livres ; j’aime personnellement lire et écrire mais je comprends bien que ce n’est pas le cas de tout le monde. Pour inviter à une réflexion véritablement inclusive, c’est mieux d’être agile sur la forme que prenne nos idées ; une belle théorie doit pouvoir se lire, se regarder, s’écouter, elle doit pouvoir évoluer de manière autonome, portée par celles qui l’utilisent, souvent indépendamment de bon vouloir de son autrice. J’y pensais d’ailleurs en lisant Paresse pour tous, aimeriez-vous qu’il soit adapté en film ou en série ? Diriez-vous non à une série Netflix gros budget à la Black Mirror mais en version utopie post-capitaliste ? 

Hadrien Klent – Avec le Tripode, on a eu plusieurs propositions pour une adaptation en série de Paresse. Je vous avoue que j’ai pas mal hésité à accepter de céder les droits du livre – je craignais que le « spectacle » ne l’emporte sur le propos. Bien sûr que moi aussi, lorsque j’écris mes romans, je me plie à une certaine mécanique narrative, à des effets de tension et de suspens. Mais je reste maître de l’accord entre le fond et la forme – dans une série, il y a le risque que la forme l’emporte sur le fond, que cliffhangers et autre B-plotprennent plus de place que les contempteurs du « Dieu travail », comme disait Paul Lafargue. D’autant que signer avec une boîte de production ne donne aucun contrôle sur le canal de diffusion finale de la série, qui pourrait bien se retrouver dans les tuyaux d’une des plus grosses multinationale du web : or, comme mon personnage de Marguerite (l’informaticienne qui devient ensuite ministre du numérique), je me méfie particulièrement des Gafam (je note au passage, cher Timothée, que vous avez une adresse gmail : Marguerite vous aurait déjà obligé à aller faire un tour sur framalibre.org pour vous dégoogliser !). Cela étant, mon éditeur m’a convaincu d’accepter avec l’argument suivant : le propos (le projet) de Paresse pour tous est tellement radical que, même édulcoré, il restera transgressif. Alors j’ai dit oui, convaincu aussi par l’approche de la productrice, et en demandant seulement à garder la possibilité de retirer mon nom et le titre du livre si le projet ne me convenait pas. On verra à quoi tout aboutit (si cela aboutit !). Je crois, comme vous, qu’il faut participer, comme le dit Serge Latouche, à la « décolonisation de l’imaginaire de la croissance ». Et (voilà une transition un peu lourdaude qu’une série ne tolérerait jamais !), vous aurez justement noté que dans La Vie est à nous(après l’euphorie d’une campagne électorale, je tenais beaucoup à montrer des responsables politiques ne trahissant pas leurs promesses), j’évoque la thématique de la juste mesure des choses, avec la mise en place du calcul de la croissance dite « nette », c’est-à-dire qui prenne en compte l’ensemble des facteurs (l’environnement, la santé, le bien-être, etc.) et pas seulement le PIB. Je m’inspirais entre autres de Dominique Méda (que vous citez également), et de son article sur cette « cause inaboutie », celle de la remise en question du PIB. Est-ce que maintenant, en 2024, il ne faudrait pas qu’à plusieurs, économistes, sociologues (et pourquoi pas aussi avec nous, écrivains), vous vous mettiez ensemble pour bâtir ces nouveaux indicateurs qui permettraient une bonne fois pour toutes de se passer du PIB ? Est-ce qu’il ne faudrait pas construire un outil fiable, rigoureux, en opensource évidemment, partagé, qui serait une formidable arme politique permettant de clouer le bec de ceux qui disent par exemple que l’agriculture conventionnelle est moins chère que le bio (alors qu’en détruisant les insectes et la santé des humains, elle est en fait beaucoup plus coûteuse) ? Là il y a besoin d’un concept suprême, non ?

Timothée Parrique – Ouch, touché pour l’adresse gmail. Je suis d’accord, dégooglisons ! 

Oui, bien sûr qu’il va nous falloir d’autres mesures, mais nous les avons déjà ! Il existe plusieurs façons d’estimer la « croissance nette », dont l’Indice de Bien-Être Économique Soutenable (ISEW) et l’Indicateur de Progrès Authentique (GPI). Le premier a été élaboré en 1972 et le second au milieu des années 1990. En 2019, la Nouvelle Zélande a introduit les budgets bien-être (65 indicateurs). Le Pays de Galles utilise 46 indicateurs pour mesurer le bien-être des générations futures depuis 2015 et le Bhutan calcule depuis 2008 son bonheur national brut à partir de 33 indicateurs sociaux, culturels, économiques, et écologiques. Les cadres de comptabilité alternative sont là mais rien ne change niveau décisions car les indicateurs financiers restent hégémoniques. Le PIB est un peu comme l’Anneau Unique dans Le Hobbit, une force totalitaire qui impose partout sa vision économiciste du monde, la maximisation monétaire comme raison d’être suprême de l’organisation sociale. C’est pour ça que j’aime bien parler de saboter le PIB ; il faudrait tout simplement arrêter de le calculer et brûler la recette. 

Attention cependant à ne pas limiter nos rêves à des histoires de comptabilité. Comme je l’écris dans le livre, « nous sommes à bord d’un bus fonçant à pleine vitesse et de plus en plus vite vers une falaise et nous acclamons chaque kilomètre-heure en plus comme du progrès ». Les activistes demandent un freinage immédiat de notre bus économique pour éviter l’accident et la seule chose que leur proposent ceux au pouvoir, c’est l’ajout d’un indicateur supplémentaire sur le tableau de bord du véhicule. C’est grandement insuffisant. Les transitions par l’addition n’ont pas fonctionné. Au lieu d’innovation, il nous faut maintenant essayer l’exnovation, c’est-à-dire une transition par la soustraction. Il va falloir nettoyer toutes les traces qu’ont laissé le malware capitaliste dans nos sociétés et nos imaginaires. L’entreprise à but lucratif, la publicité, les écoles de commerce, les intérêts composés, la bourse, les paradis fiscaux, et toutes ces autres institutions capitalocentrées. Il va nous falloir arracher ces mauvaises herbes économiques pour donner de l’espace aux coopératives, aux monnaies alternatives, à la sobriété heureuse, aux écovillages, aux conventions citoyennes, et à toutes ces belles choses qui ne pourront jamais prospérer dans l’ombre d’un capitalisme étouffant.

Hadrien Klent – Oui, je comprends ce que vous voulez dire : la solution est finalement plus directement politique. Cette solution, elle se joue sur deux niveaux : changer soi-même, et changer les règles du jeu de la société. Or, pour le changement individuel, vous rappelez que « faire preuve de simplicité volontaire dans une économie organisée autour de la croissance » est difficile : il faut une grande radicalité personnelle pour s’obliger à renoncer spontanément à certaines choses (un niveau de confort, de rapidité, etc., auquel on est habitué : certains refuseront de prendre l’avion pour faire Lund-Paris mais pas d’avoir un compte gmail ; d’autres seront sur Linux mais ne se passeront pas de voiture, et ainsi de suite…). Dans votre livre, vous êtes très concret sur des mesures permettant d’obliger les comportements individuels à évoluer, et celles qu’il faut prendre pour modifier les politiques publiques (et leur financement). Je ne vous cache pas que ça m’aurait été très utile pour écrire Paresse puis La Vie : Émilien aurait pu piocher là-dedans plutôt que de réinventer la roue tout seul ! Cela étant, la question politique, pour un changement global, reste posée. Dans mes romans, il y a une sorte de Deus ex-machina qui arrive dès le début de l’histoire : un type désintéressé, sans le moindre ego, capable de s’entourer de gens super, et qui parvient à aller au bout d’une aventure présidentielle – c’est ce qui touche les gens qui lisent ces livres, je pense, cette idée que pour une fois dans l’univers politique les gentils gagnent à la fin. Dans la vraie vie (si l’on met de côté un surgissement révolutionnaire spontané qui parviendrait à imposer des règles à la fois libérales d’un point de vue sociétal et dirigistes d’un point de vue économique, surgissement qui ne semble pas être le plus probable), comment peut-on « révolutionner l’économie », comme vous le dites ? Si l’on présuppose qu’il faut respecter les règles de la Ve république et donc avoir un.e candidat.e à la présidentielle, comment faire émerger une voix qui à la fois porterait cette vision de la post-croissance et qui en même temps irait loin ? Vous rappelez que Delphine Batho, aux primaires EELV en 2021, était la seule candidate à défendre la décroissance, et qu’elle a fini troisième, avec 22 % des voix… La notion n’a plus du tout été évoquée ensuite, pendant la campagne. J’ai le sentiment qu’il est temps que dans le champ politique on arrive à réenchanter la notion de décroissance, comme je le fais dans mes romans et vous dans votre essai : rendre joyeuse l’idée que « mieux » doit l’emporter sur « plus ». Alors, cette voix, comment la faire exister ? Pourrait-on imaginer une sorte de grand mouvement populaire, au-delà des partis existants, qui réunirait des gens venant de tous les horizons et dont aucun ne serait encore potentiellement candidat à quoi que ce soit ; que ce mouvement planche sur un programme détaillé qui puisse apparaître à la fois comme efficace et optimiste ; et que, au tout dernier moment, on sorte du chapeau (par tirage au sort ?) une personne qui porte officiellement la candidature sur les bulletins de vote ? Je ne vois pas, là, maintenant, d’autre solution – c’est en tout cas la réponse que j’aime donner quand on me demande comment faire pour que la prophétie de Paresse pour touss’accomplisse. Et vous ?

Timothée Parrique – Je n’ai pas de solution clé en main pour la transition. D’abord, c’est une question qui dépasse de loin les maigres compétences socio-politologiques de l’économiste que je suis. Mon travail vise à mieux comprendre les options que nous avons, à la fois en termes d’économies alternatives (les destinations) et d’outils de transition (les trajets possibles). C’est un projet scientifique plus que politique ; une mission de théorisation et de vulgarisation. Ça, je sais faire. Mais mes limites sont vite atteintes sur la question très concrète du comment construire un consensus citoyen autour de ces idées, c’est-à-dire comment donner envie aux gens d’y aller. Cequi est sûr, c’est que ce défi est « politique » dans un sens beaucoup plus général que celui de la politique électorale, et va demander une mobilisation citoyenne qui ne sera pas facile. Il va falloir prendre des décisions sur des sujets où des intérêts s’opposent. Comparé aux faux espoirs de la croissance verte, on ne peut pas tous avoir plus dans une transition de décroissance. Certains auront plus, d’autres moins ; il s’agit maintenant de déterminer qui exactement, ainsi que la proportion de ces magnitudes. Cette discussion s’annonce houleuse. 

J’ai du mal à imaginer l’émergence, dans les années qui viennent, d’un grand mouvement populaire qui fasse basculer une élection présidentielle (#ÉmilienLong). Et même si cela advenait, cela ne serait qu’une première étape dans un processus plus général de démocratisation de l’économie. L’échelle nationale est bien trop grande pour permettre une démocratie véritablement participative. Le gros de la transition devra plutôt se jouer à l’échelle des territoires. C’est l’échelle de la vie quotidienne où l’on peut concrètement discuter avec les gens que l’on connait d’expériences communes concernant le logement, l’alimentation, les inégalités, notre relation à la nature, etc. Il va donc falloir muscler ce rez-de-chaussée de la démocratie : comités de quartiers, groupes de voisins, communs, commissions régionales d’éthique, monnaies locales, cercles de parole, associations, coopératives, guildes, parlements de ressources, etc. Toutes les institutions à même d’améliorer notre capacité à décider ensemble sont bonnes à prendre. Cela veut aussi dire que les communautés feront transition différemment. Les renoncements d’une petite ville touristique de montagne ou d’un territoire côtier ne seront pas les mêmes qu’une ancienne cité industrielle ou bien qu’une commune rurale. C’est une bonne chose car je ne pense pas qu’il existe une recette unique pour vivre-ensemble de manière soutenable et conviviale.

Le défi sera ensuite de coordonner ces différents agendas. La démocratie locale sera le cerveau et l’administration centrale, le muscle. Comme le ferait un chef d’orchestre, les autorités publiques synchroniseront la musique émanant d’une diversité d’instruments autonomes. On retrouve ici l’articulation entre démocratie représentative et démocratie participative de penseurs anarchistes comme Murray Bookchin dans son « municipalisme libertaire » ou Joseph Cornelius Kumarappa et son « économie de la permanence ». D’ailleurs, en parlant d’utopies, je vous laisse avec une dernière question : quels autres romans est-ce que vous recommanderiez pour rêver l’après capitalisme ? (Personnellement, j’ai adoré Yanis Varoufakis’s Another now, Emmanuel Dockès Voyage en misarchie, et Ursula Le Guin’s The dispossed.)

Hadrien Klent – Je vais vous faire une confidence : je n’ai jamais lu, autrement que sous forme de minuscules extraits, L’Utopie de Thomas More. Or c’est bel et bien, dans l’histoire littéraire, la toute première fiction utopique (c’est le récit du voyage d’un dénomé Raphaël qui a découvert l’île d’Utopie), puisque c’est à cette occasion (en 1516) que More a inventé le mot. J’ai donc le projet de la lire enfin en entier. Il faut toujours retourner aux origines… 

29.02.2024 à 13:54

A response to Daniel Driscoll: Another slice of degrowth bashing  

tparrique

On February 23rd, 2024, the New York-based socialist magazine Jacobin published “4 problems for the degrowth movement,” a short piece written by Daniel Driscoll, a social science researcher at Brown University. Like all the previous Jacobin articles touching on the topic[1], this one is firmly against degrowth. On social media, the article has been intensely bashed. “Pure ideological blinkers” (Julia […]
Texte intégral (7598 mots)

On February 23rd, 2024, the New York-based socialist magazine Jacobin published “4 problems for the degrowth movement,” a short piece written by Daniel Driscoll, a social science researcher at Brown University. Like all the previous Jacobin articles touching on the topic[1], this one is firmly against degrowth. On social media, the article has been intensely bashed. “Pure ideological blinkers” (Julia Steinberger) from the “anti-degrowth Jacobin gang” (Dan Kervick). “The author contradicts himself at every turn” (Andrew Ahern). A “bad piece” (Patrick Bresnihan),  an “iffy piece” (Jag Bhalla), a “bad faith, slightly odd critique” (Nick Bernards), or less diplomatically: “another slice of dogshit” (John Duncan). Even some degrowth-sceptics have complained.[2] Joseph Davies-Coates hits the mark: “it would appear you have written about degrowth without first reading anything about it.” These commentators are right, the piece is not worth the read. It is an awkward mix of factual mistakes, logical contradictions, and tired misunderstandings, all of this hastily patched together. 

CARBON

For Daniel Driscoll, sustainability equals decarbonisation. This is what I like to call carbon monomania: an obsessive preoccupation with one single environmental impact. But reality is more complex: climate change, ocean acidification, biodiversity loss, freshwater change, land-system change, etc. – the ecological crisis is made of several interdependent dimensions. Achieving carbon neutrality is like solving one face of a Rubik’s cube – necessary but not sufficient. And watch out: trying to solve one problem might mess up another. For example, electrifying a large car fleet may reduce greenhouse gases emissions but at the costs of more metal extraction, and this electric vehicles use six times more minerals than conventional cars. This is why sustainability is so complex: all faces of the Rubik’s cube must be solved together. The real puzzle for green growth advocates is to demonstrate that GDP can be sufficiently decoupled from all forms of resource use and environmental impacts. 

As an ecological economist, I don’t think this is possible.[3] Even in a world without fossil fuels, you would still need energy, machines, and workers to produce something. Windmills, solar panels, electric cars require power, metals, minerals, water, land, and hours of work to be manufactured, maintained, and operated. Even the most dematerialised service – let’s say, me writing this paper – requires time and effort (aka calories) and a material infrastructure, a university office, a computer, kilowatts of electricity, and the submarine internet cables without which you would have never been able to read this text. Back in the 1960s, ecological budgets were not completely in the red, and so there was still some wiggle room for growth. But today is different. Almost all planetary boundaries have been breached and most of these ecological issues are getting worse. We went from a relatively easy 2×2 Rubik’s cube to an exceptionally hard 6×6. 

Concerning climate change, everyone knows the core concern is speed. We must reduce greenhouse gases fast enough to limit the temperature increase to 1.5°C above pre-industrial levels. There is an ongoing debate between different discourses that put more or less emphasis on sufficiency versus efficiency, but, in a state of climate emergency with stakes that high, we should carefully review all of our options. This is why I find the dismissal of degrowth strategies counter-productive. 

The fastest, most effective way to reduce emissions is to produce and consume less today – that’s a fact. A plane that stays grounded is a plane that does not emit carbon. Flying less might be a socio-economic riddle in and of itself but it has the advantage of directly reducing emissions, unlike carbon taxes and investments in alternative aviation fuels, which only bear the hypothetical possibility of an emission reduction. It is not a coincidence that the 2008 crisis and the global pandemic are the two only moments since 2000 where the footprint of aviation went down. This wasn’t the result of a revolutionary new flying technology or bold environmental policies; it was because of lockdown. 

The author begs to differ: “decarbonization through decreased consumption may not be necessary” if we green growth. “Look at the recent collapse in the price of solar,” he writes in a triumphant tone. But hang on: the drop in the price of renewables did not reduce fossil fuels consumption. Globally, solar electricity capacity has more than doubled between 2016 and 2022 but this has happened in parallel to a 5% increase in the use of oil, gas, and coal who still represent 76% of the world energy mix. What some people call an “energy transition” is closer to an energy addition where renewables are added on top of their fossil predecessors. Even solar panels are not true “carbon-free substitutes” (a term used by Daniel Driscoll) if they require high-carbon energy to be manufactured, transported, repaired, and recycled. In that context, pointing to the price of solar is deceitful. It would be like hoping that a drop in the price of veggies put the fast-food industry out of business. 

As a second piece of evidence of how “resource utilization can become more efficient over time,” the author invites us to “think about how small computers have become since the 1980s thanks to increasingly powerful microchips.” But the proof easily breaks down. A prime example is smartphones. The iPhone 14 Pro Max from 2022 (240 grams, 73-124 kg CO2eq) is almost twice the weight and between 32% and 125% more carbon-intensive than the iPhone 3G (133 grams, 55 kg CO2eq), its ancestor from 2008.[4]So, fourteen years of technological progress have not managed to bring down the footprint of the main product made by a company acclaimed as one of the most innovative in the world.[5] Plus, there are many more smartphones per person today than fourteen years ago and we are buying new ones more frequently. It should not be surprising that ICT now represents 2.1-3.9% of global greenhouse gas emissions. In ecological economics, we call these rebound effects, situations where efficiency improvements rebound into more emissions. Smaller computers, larger footprints. 

In a desperate attempt to wriggle out of the debate, Daniel Driscoll attacks degrowthers for grounding their theories on the analysis of historical trends. Without wasting time on the epistemological naivety of such statement[6], let’s remember that the first official deadline for climate mitigation is 2030. This is in less than 6 years. Even though they still matter in the long-term, it is delusional to expect slow, supply-side efficiency measures to cut emissions in the coming years. 

Even if right now, you were to invent a revolutionary electric car, it would take years before it can replace its fossil counterparts (the average lifetime of a car is 10 years). But if you find a way to sell fewer fossil fuel vehicles today (while also curbing the use of cars already in circulation), then you can impact emissions in the here and now. This is why sufficiency-oriented concepts like degrowth, post-growth, and wellbeing economy are rising in popularity; it’s a relatively faster and more fail-safe way to cut emissions, especially in sectors like transport that have experienced no decoupling. In reverse, the closer we get to climate deadlines, the more difficult it is to believe in the green growth credo. It was all fine to dream about flying electric cars, carbon capture, and nuclear fusion in the 1990s but entertaining these fantasies today is delusive. 

INEQUALITY 

Reducing economic inequality is one of the core pillars of the degrowth agenda. But there is a problem, says Daniel Driscoll: “redistribution to lower income groups or populations who have a higher propensity to spend can actually increase household consumption, which all other things equal may in turn increase emissions.” 

Let’s start by noting that the author contradicts himself: on the one hand, he worries that redistribution will increase emissions because poor households will consume more. But he also criticises degrowth for “forcing most of the world population to accept lower living standards,” concerned that “forced degrowth” will be imposed onto emerging market economies, and that these economies will have “to accept nondevelopment for the sake of climate goals.” So, basically, he argues that degrowth will both increase the consumption of the poorest and decrease their standards of living, which is contradictory.

Now might be a good opportunity to clarify the global implications of degrowth. This is a point I was already explaining in a response to Hannah Ritchie: one must lower global environmental pressures because we have already breached several planetary boundaries, that’s a fact. But one must do this while eradicating poverty, an objective that is consensual on both sides of the growth debate. This situation brings two conundrums. First problem: the remaining ecological budgets are not large enough to sustain both high-footprint lifestyles in already-rich regions of the world and an energy- and material-intensive process of development in places where needs remain unmet. Second problem: the nature-intensive lifestyles of the global rich exacerbate environmental disasters, which are predominantly suffered by low-income populations. 

The world’s poorest find themselves constrained both by resource scarcities and ecosystem collapse, making it almost impossible for them to achieve any kind of prosperity. Hence the degrowth credo: reducing resource consumption in affluent parts of the world to free up biophysical budgets for those who need it most while slowing down the ecological damage imposed to those who need it the least.

The situation is simple: limited ecological budgets in a world with unequal responsibilities, needs, and capabilities. This is a classic rationing problem. I don’t think appealing to a mythical “egalitarian green growth,” “a rising tide of growth that can improve the living standards of the majority,” helps us solve that problem. It perhaps would in a situation where the poor are responsible for the largest share of emissions and where economic growth actually alleviates poverty. But this is not the case in the world we live in. In fact, it’s the opposite: the 10% richest individuals (780 million people) cause half of global emissions while the poorest half of humanity (3.9 billion people) is only responsible for 12% of emissions. The world’s top 1% of emitters produce over 1000 times more CO2 than the bottom 1%. It is actually a lucky coincidence that the footprints of a minority of rich individuals is so big because it means the ones who are most financially agile (the upper global decile owns 73% of world wealth) are also the one who will shoulder the largest downshifting.  

Will global redistribution actually increase emissions? Well, let’s figure out. Luckily, a group of researchers recently published a paper in Nature answering that very question: “Impacts of poverty alleviation on national and global carbon emissions.” Using input-output analysis with detailed expenditure data for 116 countries, they were able to estimate carbon footprints for different categories of households based on their level of consumption. This allowed them to run different poverty alleviation scenarios (with poverty lines ranging from $1.90 to $5.50) and calculate how much emissions would be generated by the additional consumption of those escaping poverty. In the most ambitious scenario, they estimate that bringing 3.6 billion people over the $5.50 poverty line would increase global emissions by 18%. So, when it comes to the global poor, one should indeed expect to see their emissions rise (people living on less than $1.90 per day have an average carbon footprint of 0.4 tCO2, about a tenth of the global average). If anything, this finding reinforces my previous claim, which is perfectly phrased by the authors of the Nature paper: “To ensure global progress on poverty alleviation without overshooting climate targets, high-emitting countries need to reduce their emissions substantially.”  

There is another way of exploring this question, this time looking more specifically at inequality within rich nations. In a working paper from December 2023, Lucas Chancel and Yannic Rehm calculate what they term “the carbon footprint of capital,” namely emissions linked to the ownership of polluting firms. To calculate a more comprehensive individual footprint than the one given by the classic consumption-based approach, they attribute capital formation to investors and all other emissions to consumers. If you buy a Mercedes, you inherit the footprint of the car, but if Mercedes buys a new factory, the associated emissions are allocated to capital owners in proportion of how many shares of the company they own. 

From a consumption-only perspective, the average per capita emissions of the top 10% in France is 16.2 tCO2, roughly twice the footprint of the bottom half of the population (7.8 tCO2). Adding ownership emissions into the mix, the upper decile sees its footprint climb to 24.8 tCO2 while the poorest half step down to 6.8 tonnes. The crucial implication of this finding is that the savings of the rich pollute more than the spendings of the poor, and therefore that redistributing wealth must not necessarily involve an overall rise in emissions. In other words, contrary to what Daniel Driscoll argues, it is sometimes possible, at least in the context of a high-income countries, to reduce emissions and inequality at the same time.    

This is not to say that consumption should stay exactly the same. It would be absurd to redistribute oversized steaks, private jets, and dirty corporate shares. Evidently, all things should not stay equal, and the last few years of growth-critical research has focused precisely on that: finding more ecologically efficient ways of securing decent living standards. To speak in the lingo of environmental economists, we should decouple environmental pressures from wellbeing or decrease the ecological intensity of wellbeing. In plain language: we must find ways of safeguarding high levels of quality of life while reducing our ecological footprints. Less pollution, better life (especially for those who struggle today). To solve that riddle, we must look beyond dollars to better understand the relation between fundamental human needscapabilities, and ecological footprints. 

In the global North, a growing number of studies suggest that it is possible to increase welfare without producing and consuming more. For example, suppose you want to decrease the footprints of the transport sector while improving mobility, especially for low-income households. Since moving a thousand people requires either one train, 15 buses, or 625 cars, a first objective might be to encourage public transportation, even if that reduces GDP. Access to public transport could become free of charge (like in Luxembourg since 2020), the infrastructure being financed via fair, progressive taxation. You can heavily tax or even ban the sale of heavy, fossil fuel cars while subsidising the purchase and location of small electric vehicles (even if that reduces GDP). Even choices in terms of private modes of transport matter: 100kWh of battery can power one large SUV, two normal cars, 10 micro-cars, or 200 bikes. I doubt the mobility-related welfare derived from a single car outweighs the one of 200 bikes (even if the value added is surely lower, especially if the bikes are shared within a commons). The point of this exercise is to illustrate that our current economic system is performing poorly in turning natural resources into wellbeing and that there is ample wiggle room to improve quality of life without economic growth. 

PLANNING

The threat of dictature is a grand classic of degrowth bashing. It is the weapon of choice of liberal Sovietophobes who systematically associate any kind of planning with totalitarian administration. (I must say that it is rather unexpected to see such an irrational fear of planning in a socialist magazine like Jacobin.) For Daniel Driscoll, degrowth would not be possible without “an authoritarian regime of global planning.” “The kind of state planning to mitigate emissions and regulate behavior while reducing overall production and consumption would need to be a globally coercive regime with otherworldly institutional capacities and knowledge.” I have already untangled this misconception before,[7] so let’s cut to the chase.  

Why would one need a “global planning regime” to restrain household consumption? This is unnecessary. There are many simple and democratic ways of rationing scarce resources at the local level. Take water for example. In France, it is rationed in times of droughts where it becomes illegal (and culturally frowned upon) to wash your car, water your lawn, or fill your swimming pool. These rules come additionally to more organic customs that encourage saving water in situations where shortages could be life-threatening for others (what economists call moral incentives). Even when water is relatively abundant, certain municipalities can actively deter overconsumption. The city of Montpellier in the south of France has introduced a progressive pricing scheme: the first 15 m3 per year are free, water between 16 m3 and 120 m3 cost 0.95€ per mand 1.40€ after that. This is a locally-run, self-managed rationing system. 

Now imagine that if all countries were to set serious national carbon budgets in line with IPCC recommendations (like some have already started to do following the Paris Agreement). It would then be possible to apply the same rationing logic, using both nonprice rationing mechanisms like bans and quotas and market instruments like progressive prices (a good example of a nation-wide carbon rationing scheme is Tradable Energy Quotas). This is for water and carbon but similar protocols can be extended to land-use and other essential natural resources. No need for a world Gosplan, there are plenty of moral, legal, social, and financial incentives that can be put in place to limit consumption in the spirit of libertarian municipalism

Before going any further, let me note that degrowth goes beyond restraints on consumption. (I say this because Daniel Driscoll puts carbon-tax advocacy and degrowth in the same basket; supposedly, they both “advocate decreases in consumption as a way to decarbonization.”) In reality, most definitions of degrowth specify that what must be reduced is production and consumption. There is a reason for that. Deconsumption practices like voluntary simplicity, rationing, and collaborative consumption can only be effective in reducing ecological footprints if they are matched with downshifting efforts on the production side. Difficult to fly less in a world where we’re hammered by ads from airlines and almost impossible to stabilise consumption in an economy with for-profit businesses hardwired to sell more all the time. Degrowth planning must happen synchronously at both levels: consumers deciding to buy less and companies deciding to sell less.  

Since we are discussing planning, allow me a comment on carrots and sticks. Daniel Driscoll argues that “carrots (economic gains) have had more political success historically than sticks (economic losses) when implementing climate policies.” This is perhaps true but I’m not sure all transition efforts can be rewarded economically. Indeed, a large swathe of resource-saving and regenerative activities will not be profitable. Leaving oil in the ground, maintaining a forest uncut, or protecting species against exploitation means forsaking a potential income. There are benefits to all these actions but they are not monetizable. 

In that sense, it resembles the situation we faced during Covid. We all benefited in terms of health from limiting the spread of the virus but it didn’t make any of us richer. This is why the lockdown wasn’t enforced with thumbs up and gold stars. No, we constrained ourselves for the greater good. This is the essence of rationing: a resource is allocated with limits – the stick – in order to prevent shortages and ensure that everyone has access to enough – the carrot. In the fight against climate change, the carrot should not be counted in dollars but in degrees of avoided warming. 

Besides, we have tried the carrot strategy for decades and look where we are today. Let’s never forget that the alternative to democratic rationing is rationing by price, a system that today rewards fossil fuels corporations (BP, Shell, Chevron, ExxonMobil, and TotalEnergies have paid a historical $100 billion to shareholders in 2023) while allocating most of our limited carbon budgets to the people who need it the least (the 10% richest individuals owning 73% of world wealth appropriate half of all emissions; the bottom half of humanity, which owns only 2% of global wealth, only have access to 12% of our total carbon budget). Carrots to super-polluters, sticks to low-income earners. It should be the precise opposite. So, the belief that “economics may take use to net zero on its own,” as titles a 2022 article in the Financial Times, is extremely dangerous because it won’t. 

INVESTMENT

Repressing growth will not solve the problem of financing electrification and energy-input replacement.” This is the ‘there is no magic money tree’ argument, another liberal trope to pull the rug out from under any objection to growth. “The new capital needed to transition has to come from somewhere,” writes Daniel Driscoll with the tone of an IMF structural adjustment specialist. Because money doesn’t fall from the sky, “a global investment boom is necessary to pay for decarbonization.” 

The problem with this “one last economic boom” argument is that it is biophysically incoherent. Most economists assume that an economic activity generates a surplus (usually counted in money) that can then be used to finance another activity. Make SUVs, tax their sales, pay school teachers. And yet, this process is completely reversed when it comes to natural resources. An economic activity somewhere uses energy and materials that then cannot be used for another activity elsewhere. If you buy a truck to deliver Amazon packages, that is one truck (or one bundle of materials and energy) that won’t be available to someone else.

It is absurd to think that we should grow the economy as a whole with all the things we don’t need in order to raise revenues for the things we do want. Do we need to sell more and more SUVs to raise a few euros in VAT to invest in the treatment of respiratory diseases? Do we need a booming advertising sector to pay the wages of our nurses? Who, apart from the fossil fuels lobby, would dare assert that selling more oil is necessary to pay for renewable energies? This strategy of growing the problem to finance its solution is a Ponzi scheme.

Money is not the real limiting factor in this transition – resources are. The real budget for a Green Deal is counted in kilowatts, tons of greenhouse gases, kilos of metals and minerals, number of species, square kilometre of virgin soil, etc. If we want to continue to be able to finance those things we want to see grow (including renewable energies), we’re going to have to free up an ecological budget somewhere else. Traditionally, economists make a difference between consumption and investment, while assuming that whatever is not consumed is invested and vice versa. But this distinction is just a monetary accounting convention. From a biophysical point of view, there is no difference between the two. In terms of energy and materials, the car produced for and used by a family (household consumption), a municipality (public investment), or a company (private investment) is the very same car. If the consumption of cars decreases but is matched by an investment in more cars, the situation remains the same. The objective here should be obvious: the relevant variable is not the accounting category (consumption or investment) but the actual product, namely these cars we must gradually phase out to lower our total ecological footprint. 

(For the record: I also don’t buy the “economic justice may require one last economic boom” unless we specify that this growth only happens in places where people struggle to satisfy their needs and only last as long as it is required for their wellbeing without jeopardising their ecological sustainability. I develop this point further in A response to Hannah Ritchie: How I Learned to Stop Worrying and Love Economic Growth.) 

ACCEPTABILITY

The author of the Jacobin piece argues that “most people […] do not know or care about degrowth.” As proof, he compares Google searches for “degrowth” with those for “how to get rich” (there is even a graph to show the relative frequency of the two searches!). It doesn’t take a PhD in sociology to realise how questionable that method is.[8] In terms of real evidence, there are a number of surveys available to gauge the popularity of degrowth. I’m not arguing here that degrowth will become mainstream anytime soon but one must acknowledge that there is a growing enthusiasm for the idea.  

In a review of 24 studies, Jason Hickel notes that “respondents are willing to prioritize environment over economic growth even though they may assume that harming growth could have social downsides. It is reasonable to expect that, if respondents were informed that post-growth policy can improve social outcomes, support for these statements may be even stronger.” That’s an interesting point. People who know the degrowth literature well associate the term with political autonomy, conviviality, appropriate technology, sharing practices, community gardens, eco-villages, work time reduction, commons, among and array of other utopian features (for good review of the degrowth worldview, see The Future is Degrowth). This makes it potentially more powerful in terms of inspiration and mobilisation than a green growth vision of the world that only replaces fossil fuels by renewables. I mean, renewables are necessary but they are not something you would dream about. What do you find most exciting: a high-enough carbon tax or the utopia of a prosperous post-capitalist civilisation

Even though scientists in the global North prefer degrowth and agrowth over green growth (and they are not all “morally committed left academics”), it is fair to say that the latter discourse is easier to sell to the broader public. People, planet and profit, the triple bottom line that pleases everyone – difficult to say no to that. But that does not make green growth possible in reality.  This reminds me of trickle-down economics, another example of a false yet alluring idea. Green growth would be a form of trickle-out economics, expecting economic growth to magically phase out its own emissions. But, just like the trickle-down hypothesis, green growth is a fable without solid scientific foundations. 

And the other way around, it is not because degrowth is unpopular that it is wrong. If green growth is not a viable strategy for sustainability, this leaves us with two choices: degrowth today or collapse tomorrow. It is slower by design or by disaster, writes the ecological economist Peter Victor. This is the message I wanted to convey in the title of my French book: “slow down or perish” (ralentir ou périr). Either we democratically plan a downscaling of production and consumption to reduce ecological footprints while securing wellbeing for everyone, or we keep pushing planetary boundaries until nature imposes sufficiency upon us through a lethal mix of resource shortages and climate catastrophes. Degrowth might be a hard sell but it’s still sexier than collapse. 

***

It is strange that Jacobin allowed something that flimsy to be published. The piece reads like a bingo of misunderstandings. Daniel Driscoll associates degrowth to a dictature, a pathway to austerity and poverty, a form of lifestyle environmentalism, and even an increase in carbon emissions. (Bonus points for coining a new derogatory term I’ve never heard before: “economic suppression.”) Kai Heron is right when he calls it “a good example of Brandolini’s Law”: a 3-page, poorly written text that demands much more effort to debunk than to write. 

Ten years ago, this piece would have still been shameful but at least with the excuse of dealing with a new, niche topic. In 2024, however, after decades of extensive research on degrowth[9], such pseudo-scientific boohoos can no longer be tolerated. I would have cut some slack to a politician or a business leader, but a university scholar has no excuse for producing an analysis that superficial. In light of the recent convergence between degrowth and eco-socialism, this is a step backward. Silver lining: these anti-degrowth whimpers might actually make degrowth more popular. As Rubén Vezzoni commented: “turns out the best argument for degrowth is the intellectual meagreness of its detractors.” 


[1] “Degrowth is not the answer to climate change” (August 2023) by Leigh Phillips and “The problem with degrowth” (July 2023) by Matt Huber (for responses to these authors: “A response to Matt Huber: Facts and logic in support of degrowth,” April 2021; and “Réponse à Leigh Phillips : La décroissance pour les nuls,” February 2021). Céline Keller sums it up pretty well: “there’s something about Jacobin that simply won’t let Jacobin publish ONE person to speak on degrowth positively.” 

[2] “I am against ‘Degrowth,’ mostly as an empty and useless academic buzzword, but by god this is the most dogshit fake argument anybody could have ever made” (Lefty). Nick Bernards writes: “there are absolutely limits to degrowth perspectives, on both analytical and political terms. But it’s a source of some frustration for me that left critics of degrowth have […] largely missed the mark.” As expected, Leigh Phillips, an anti-degrowth recidivist, celebrated “another great critique of the bizarrely influential neo-Malthusian ideology of degrowth” (To understand why it is an analytical mistake to associate degrowth with Malthusianism, see Giorgos Kallis’s Limits: Why Malthus was wrong and why environmentalists should care, 2019). Also on the degrowth-bashing side, Alec Stapp marvelled at “the best Jacobin article of all time” and Noah Smith used this opportunity to offer one of his regular lament on the “floundering” of “leftist environmentalism” (see A response to Noah Smith: Is degrowth bad economics from December 2021).  

[3] For a convincing demonstration of the theoretical impossibility of green growth, see Blair Fix’s Rethinking economic growth theory from a biophysical perspective (2015). For other critical takes on why green growth is not an adequate strategy for sustainability, see Vogel and Hickel (2023)Charlier and Fizaine (2023)Haberl et al. (2020), Hickel and Kallis (2020), Vadén et al. (2020), Jackson and Victor (2019), Parrique (2022), and Parrique et al. (2019)

[4] I’ve used the carbon footprints from the Product Environmental Reports provided by Apple. These are supposed to incorporate emissions along the full lifecycle of the product, including production (usually around 80% of the total footprint), transport (a few per cents), use (around 15% of the footprint), and end-of-life processing (less than 1%): iPhone 3G (55 kg CO2eq), iPhone 4 (45 kg CO2eq), iPhone 5s (65 kg CO2eq), iPhone 6 (95 kg CO2eq), iPhone 7 (56-75 kg CO2eq), iPhone 8 (57-71 kg CO2eq), iPhone SE 2nd gen. (55-70 kg CO2eq), iPhone SE 3rd gen (46-58 kg CO2eq), X (79-93 kg CO2eq), iPhone 11 (70-87 kg CO2eq), iPhone 12 (70-85 kg CO2eq), iPhone 13 Pro (69-112 kg CO2eq), and iPhone 14 Pro (65-116 kg CO2eq). 

[5] An astute environmental economist might say that this is a form of decoupling because the carbon intensity of an iPhone 3G sold for $199 (0.27 kg CO2eq per dollar) is much higher than the one of the iPhone 14 Pro Max sold at $799 (between 0.09 and 0.15 kg CO2eq per dollar). And yet, this is a dubious measure of sustainability if emissions per phones have actually increased. This is why we should always worry about decoupling claims that look at the intensity of GDP without referring to absolute sustainability thresholds. 

[6] Here is the full passage: “Those who argue that decoupling emissions from GDP cannot happen fast enough are extrapolating from the historical association of emissions and growth. If historical trends routinely and straightforwardly predicted our economic future, then much of the risk that we know to be endemic to the stock market and the financial sector would not exist, as the past would be a sure guide to what’s coming next.” I wonder: How else can social scientists try to make sense of the future if not by looking at the past? The comparison with the stock market is particularly specious. It would be like arguing you cannot predict future temperatures because the weather is changing all the time. 

[7] See The political economy of degrowth (2019, pp. 360-363)A response to Alessio Terzi: Degrowth for good. Dismantling capitalism to save humanity from climate catastrophe (April 2023), A response to Kenta Tsuda: Welcome to degrowth (September 2021), or Response to Saurabh Arora and Andy Stirling: Snails Don’t Bite or: Why you should not worry about degrowth turning imperial (May 2021). 

[8] The hyperlink used by Daniel Driscoll points to a 2-page research article published in 2018 in Socius. Authored by two PhD students, the article tracks the Google search frequency of the phrase “will i be deported” in the United States to see whether these queries occur more frequently during immigration policy changes. The paper only displays one raw search in a single graph without further analysis and there is no discussion whatsoever on methodology. As weak as this is, it is still stronger than Daniel Driscoll’s patchy comparison of a popular sentence (“how to get rich”) with an academic term (“degrowth”). 

[9] For a taste of “empirically grounded, actionable solutions” (Daniel Driscoll argues that degrowth has none), see these recent papers on food and land systemsurban mobilityforestrytourismhousingfashion, and many more (to go further, see this online database of degrowth papers). For a systematic review of degrowth policy proposals, see Fitzpatrick et al. (2022). For a general outlook on degrowth research, see Hickel et al. (2022) and Kallis et al. (2018).  

13.02.2024 à 09:57

Réponse à Gabriel Attal : Bienvenue au club de l’anti-décroissance

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Breaking news : Gabriel Attal, le nouveau Premier ministre du gouvernement d’Emmanuel Macron, est contre la décroissance. « Jamais je ne l’accepterai », a-t-il déclaré pendant son discours de politique générale à l’Assemblée nationale le 30 janvier 2024. Même chose le lendemain au Sénat où il a affirmé vouloir faire transition « sans brutalité, sans invectives, sans décroissance ». Cette rhétorique anti-décroissance ne devrait […]
Texte intégral (6010 mots)

Breaking news : Gabriel Attal, le nouveau Premier ministre du gouvernement d’Emmanuel Macron, est contre la décroissance. « Jamais je ne l’accepterai », a-t-il déclaré pendant son discours de politique générale à l’Assemblée nationale le 30 janvier 2024. Même chose le lendemain au Sénat où il a affirmé vouloir faire transition « sans brutalité, sans invectives, sans décroissance ». Cette rhétorique anti-décroissance ne devrait surprendre personne car c’est un rite de passage réglé comme du papier à musique. De la même manière que l’on brise une bouteille de champagne contre la coque d’un navire avant son lancement, à chaque nouvelle investiture il est de bonne coutume de fustiger ceux qui osent critiquer la croissance. 

En 2014, Emmanuel Valls ne voulait pas « casser la croissance » se différenciant, comme il l’affirmera plus tard, de cette « partie de la gauche [qui] se fourvoie dans la décroissance ». En 2016, Bernard Cazeneuve s’engageait à placer la France à « l’avant-garde de la croissance verte », ce qui, il précisera quelques années après, « ne se fera pas en organisant la décroissance ». En 2017, Édouard Philippe appelait à construire « la croissance économique de demain » et en 2019, il clarifiait ne pas être « un défenseur de la décroissance ». En 2020, Jean Castex nous invitait à croire à « la croissance écologique, pas à la décroissance verte », et en 2022, c’était Elisabeth Borne qui déclarait qu’elle ne « croyait pas un instant que cette révolution climatique passe pas la décroissance ». 

Disons-le d’emblée, c’est un tabassage à l’aveugle. En les lisant, il est évident que ces ministres ne maîtrisent pas le sujet (points bonus pour Jean Castex qui, en parlant de « décroissance verte », invente un terme qui n’existe même pas). Même Bruno Le Maire, qui en tant que ministre de l’économie devrait être le plus compétent en la matière, a toujours été à côté de la plaque (voir mes précédentes réponses en 2023 et 2022). Après dix ans de persécution conceptuelle, force est de constater que le niveau du débat au sein du gouvernement sur le sujet de la décroissance est resté au niveau zéro.[i]

Délit d’obsession de croissance 

L’originalité du terme « décroissance » lorsqu’il émerge en 2002, c’est de pointer du doigt la relation malsaine que nous entretenons avec la croissance économique. La décroissance est « un mot de dissensus », explique Vincent Cheynet, l’un des créateurs du terme. Le politologue Paul Ariès le qualifie de « mot-obus » pour « anéantir l’idéologie de la croissance », et l’économiste Serge Latouche parle lui de « décolonisation de l’imaginaire de la croissance ». La décroissance est avant tout une objection de croissance, c’est-à-dire une critique de cette fascination étrange que certaines sociétés ont pour l’accroissement économique. À en lire les déclarations de politique générale des Premiers ministres de la dernière décennie[ii], la mise en garde des décroissants est toujours aussi pertinente aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a vingt ans. 

Face à une croissance économique « plus faible que prévue » et de « perspectives de croissance [qui] se dégradent », Elisabeth Borne veut « bâtir les conditions d’une croissance forte ». Bernard Cazeneuve veut « soutenir la croissance », investir « pour la croissance », et « agir au service de la croissance ». Édouard Philippe encourage « la croissance des entreprises » et demande aux universités de construire « la croissance économique de demain ». Manuel Valls fera tout pour ne pas « casser la croissance » et « remettre l’Union Européenne sur le chemin de la croissance ». Jean Castex cherche « les gisements de croissance futurs » pour « recréer les conditions d’une croissance économique plus robuste, plus innovante, écologique et plus solidaire ». Gabriel Attal lui aussi a soif de croissance : il a pour intention de « libérer la croissance » pour avoir « plus de croissance ». Ça ferait un jeu d’alcoolredoutable : dès qu’un Ministre dit « croissance », tu bois.

Le plus surprenant, c’est qu’on parle de croissance sans jamais vraiment définir de quoi, pour qui, et pourquoi. Nous avons à faire à ce que la sociologue Dominique Méda appelle la « mystique de la croissance », une dévotion totale à une entité abstraite et mystérieuse. On a la version jedi d’Édouard Philippe qui « croit [en la] force de la croissance », la réflexologie superstitieuse de Manuel Valls qui cherche à la « stimuler »[iii] et ses tautologies (« sans croissance pas de confiance, et sans confiance, pas de croissance »), et l’incantation de Gabriel Attal : « produire, produire, produire, produire » qui n’est pas sans rappeler le « growth growth growth » de Liz Truss, l’ancienne Première ministre du Royaume-Uni. Le journaliste Stéphane Foucart dirait que c’est l’économie qui devient religion ; une « idolâtrie de la croissance » selon Rowan Williams, ancien archevêque de Canterbury. 

Mais la croissance est une divinité absurde. Tout d’abord parce qu’elle se mesure en points de Produit Intérieur Brut (PIB), un indicateur « grossier et trompeur », selon Dominique Méda, spécialiste de la comptabilité nationale. L’économiste Éloi Laurentrésume bien la situation : « la croissance comptabilise fidèlement une part de plus en plus insignifiante des activités humaines : les biens et les services mais pas leur répartition ; les transactions marchandes mais pas les liens sociaux ; les valeurs monétaires mais pas les volumes naturels ». Le PIB, nous dit l’économiste de l’OFCE, est « borgne quant au bien-être économique, aveugle au bien-être humain, sourd à la souffrance sociale et muet sur l’état de la planète » (Pour aller plus loin, Chapitre 1 : La vie secrète du PIB, dans Ralentir ou périr.) 

À quoi bon produire plus de tout, tout le temps, et toujours plus vite ? C’est ridicule. Cette « obsession pathologique du PIB » (l’expression vient d’un rapport récent de l’Organisation Mondiale de la Santé), nous transforme en Sisyphe, condamné à pousser notre PIB jusqu’à épuisement. Trêve de spiritualité économique : invoquer cet esprit de la croissance est une pratique archaïque qui aurait dû disparaître de nos priorités politiques pour être remplacé par des agendas plus sophistiqués comme ceux de la santé sociale, du bien-être, ou bien même du développement durable

L’argent vert 

L’écologie a le vent en poupe chez nos Premiers ministres. « Le climat est probablement le domaine où le besoin de régulation se fait le plus pressant », disait déjà Manuel Valls en 2014. En 2016, Bernard Cazeneuve annonçait que « la France s’est placée à l’avant-garde de la protection de la planète ». Edouard Philippe voulait « renouer avec l’esprit de conquête », « embrasser avec enthousiasme l’incroyable défi » de la transition écologique, et « faire de l’écologie une priorité de l’ensemble de nos politiques publiques ». Jean Castex appelait la France à « redevenir une grande nation industrielle avec et par l’écologie » en « [mettant] l’écologie au cœur de notre action et de nos territoires ». Elisabeth Borne s’engageait à « gagner la bataille du climat » et à« prendre en compte l’impact environnemental de toutes nos mesures ». Quant à Gabriel Attal, il veut « accélérer encore notre transition écologique ».

On pourrait se réjouir de ces déclarations retentissantes mais elles atteignent très vite leur limite. C’est une version économique de la loi de l’instrument : si le seul outil que vous avez est le PIB, vous tendez à voir tout problème comme une question de croissance. Pour Manuel Valls, « la croissance, c’est aussi l’économie verte », une transition énergétique qui constitue « une formidable opportunité économique ». Bernard Cazeneuve se veut « à l’avant-garde […] de la croissance verte ». Jean Castex « croit en la croissance écologique ». Elisabeth Borne veut une « croissance durable » et Gabriel Attal défend « une écologie de la croissance » qui permettrait de faire « rimer climat avec croissance ».

Je ne vais revenir ici ni sur les limites de la croissance verte comme stratégie de transition écologique,[iv] ni sur l’échec des politiques environnementales françaises[v]. J’aimerais plutôt noter à quel point il est étrange d’interpréter la crise environnementale avec le prisme d’un indicateur monétaire de comptabilité nationale. Ça serait l’équivalent d’essayer de faire un régime en mesurant la vitesse de circulation du sang dans le corps, ce qui n’aurait aucun intérêt. Un régime se calcule en calories et en kilogrammes, avec un objectif final de bonne santé. De la même manière, la transition écologique n’est pas une histoire d’euros mais plutôt d’énergie, de matériaux, et d’écosystèmes, avec un objectif final de soutenabilité et de bien-être.  

La croissance verte est un concept simplet sans fondations scientifiques solides ; une punchline passe-partout que l’on retrouve principalement dans les discours politiques aux côtés d’autres termes tout aussi superficiels.[vi] Les politiciens l’adorent mais les scientifiques eux n’y croient pas.[vii] À quoi ça sert d’avoir des Objectifs du Développement Durable si l’on ne se concentre que sur une seule cible : la croissance du PIB. De ce point de vue, la vision ministérielle de la soutenabilité socio-écologique est en régression. On est passé du développement durable dans les années 1980, un concept qualitatif avec une profondeur éthique, à l’économie verte au début des années 2000, une vision plus utilitariste et productiviste de la soutenabilité, et enfin à la croissance verte dans les années 2010, le summum du simplisme : verdir le PIB. Quel sera la prochaine étape de processus d’abêtissement conceptuel : l’argent vert ? 

La question du modèle social 

Gabriel Attal est catégorique : « la décroissance, c’est la fin de notre modèle social. C’est la pauvreté de masse. Jamais, je ne l’accepterai ». Même son de cloche chez Elisabeth Borne : « je ne crois pas un instant, que cette révolution climatique passe par la décroissance […] car sans activité, nous ne pourrions plus le financer [le modèle social] ».[viii] C’est aussi le cheval de bataille d’Emmanuel Macron qui ne manque pas une occasion de justifier pourquoi il est « à fond opposé » à la décroissance.[ix]

Là aussi, la logique du discours peine à convaincre.[x] Comme si la priorité du gouvernement était d’améliorer ce fameux « modèle social ». Rappelons ici que le rapport final du comité chargé d’évaluer les réformes de la fiscalité du capital d’Emmanuel Macron démontre que ses politiques n’ont eu pour résultat qu’une hausse significative des inégalités, tout ça sur fond d’augmentation de la pauvreté. Niveau social, on aura vu mieux. Au lieu de chercher aveuglement à faire croître le gâteau, on pourrait plutôt questionner sa répartition. Pour les retraites, les 30 % des ménages les plus privilégiés reçoivent presque la moitié du budget retraite national, alors que la moitié la plus pauvre se partage 35 % des pensions. On retrouve des situations similaires pour l’accès au logement, à l’éducationla santé, et au budget carbone. Produire et consommer moins ne risque pas de générer « une pauvreté de masse » car il y aujourd’hui en France largement assez de revenu national pour que tout le monde vive bien. La pauvreté qui subsiste n’est pas une question de production mais plutôt de distribution.[xi] Pour être socialement acceptable, la décroissance devra être proportionnelle, prenant en compte des responsabilités différenciées et des niveaux plus ou moins haut de capabilité. 

Au contraire, renforcer notre modèle social demanderait justement des actions allant à l’encontre des objectifs de croissance, comme la démarchandisation des Ehpad, des crèches, des médicaments, et des revues scientifiques, des activités aujourd’hui contrôlées par des entreprises à but lucratif qui excellent dans l’art de faire croitre les euros mais aux dépends de la qualité du service. Préfère-ton des activités vaches à lait qui ravissent les comptables nationaux ou bien la logique plus prudente de la sollicitude qui vient placer le bien-être avant les profits ? Diffusons également un malentendu coriace comme quoi les services publics seraient dépendants des activités privées. C’est très bien expliqué par Nicolas Carnot, directeur des études et synthèses économiques de l’Insee, et son collègue Étienne Debauche dans un article limpide que l’on peut lire en moins de dix minutes. Cessons donc de pointer du doigts la proportion des dépenses publiques dans le PIB pour justifier l’austérité, une erreur analytique déjà bien comprise par de nombreux économistes (voir, par exemple, Jean GadreyJean-Marie Harribey, et Francisco Vergara).[xii]

Il faut sortir de ce raisonnement parfaitement circulaire : « faire preuve d’une responsabilité budgétaire irréprochable » (= réduire les dépenses publiques) pour stimuler la croissance afin de « financer le modèle social » (= augmenter les dépenses publiques). Il est absurde de penser qu’il faudrait faire croître l’économie dans son ensemble avec toutes ces choses dont nous n’avons pas besoin, seulement pour récupérer quelques miettes à réinvestir dans ces choses que nous voulons. Faut-il vendre de plus en plus de SUVspour récolter quelques euros de TVA à investir dans le traitement des maladies respiratoires ? A-t-on besoin d’un secteur publicitaire en pleine expansion pour payer les salaires de nos agricultrices ? Qui, en dehors de Total, oserait affirmer qu’il faille augmenter les ventes d’énergie fossile pour financer les énergies renouvelables ? Cette stratégie de la croissance du problème qui finance sa solution est une pyramide de Ponzi.  

Si l’objectif est véritablement de rehausser le niveau de vie des français, essayer frénétiquement de « produire, produire, produire, produire » est une bien piètre stratégie. Penser que le PIB augmente le bien-être, c’est regarder le doigt qui montre la Lune. Pour construire une économie du bien-être, arrêtons d’aduler les revenus monétaires et concentrons-nous sur la qualité de vie. Pourquoi s’obstiner à stimuler/libérer/réarmer le PIB alors que l’on pourrait directement axer nos politiques publiques sur des budgets bien-être ? Ne serait-ce pas ça la défense véritable de notre modèle social ? 

***

Triste de constater que mêmes 50 ans après le rapport Meadows, les débats autour de la croissance sont encore jonchés de malentendus. Pourtant, dès 1972, quelqu’un comme Valéry Giscard d’Estaing, pourtant opposé à ce qu’on appelait à l’époque « l’anti-croissance » pouvait résumer précisément de quoi il s’agissait. Aujourd’hui, cette opposition critique a été remplacé par un balayement de la main dogmatique, sans connaissance aucune de cette chose qu’il faudrait supposément détester. 

Mon objectif ici n’est pas d’éduquer nos Premiers ministres. La récurrence de ces malentendus est la preuve parfaite que nous avons à faire ici à un angle mort idéologique. Ils ne savent pas ce qu’est la décroissance parce qu’ils ne veulent pas savoir. Et c’est cette politique de l’ignorance qui devrait nous inquiéter. Tourner le dos à la décroissance et les précieux travaux scientifiques qui en découlent en pleine crise écologique est aussi insensé que de raccrocher au nez des pompiers au beau milieu d’un incendie. Je suis finalement assez d’accord avec Édouard Philippe : « Je crois dans la science, je voudrais qu’elle ait plus de place dans le débat public, que nos décisions soient davantage éclairées par elle ».


[i] Je recommande vivement la lecture de l’article du politiste Luc Semal paru le 6 février dans Le Monde : « Agiter l’épouvantail de la décroissance comme l’a fait Gabriel Attal, contribue à un ‘climato-dénialisme’ insidieux ».

[ii] Voici le nombre de fois que le mot « croissance » est mentionné dans les déclarations de politique générale : Manuel Valls (8 fois), Bernard Cazeneuve (4 fois), Jean Castex (4 fois), Édouard Philippe (4 fois pour sa première déclaration en 2017 et 2 fois dans celle de 2019), Elisabeth Borne (3 fois), et Gabriel Attal (8 fois dans son discours à l’Assemblée nationale et 0 fois dans son discours au Sénat). 

[iii] « Sans une croissance plus forte, nous ne ferons rien. Et la croissance ne se décrète pas. Elle se stimule, avec pragmatisme et volontarisme » (discours de Manuel Valls à l’Assemblée nationale, 2014). 

[iv] Voir Chapitre 2 : L’impossible découplage. Les limites écologiques de la croissance dans Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (septembre 2022) ainsi que ma récente réponse à Hannah Ritchie : How I Learned to Stop Worrying and Love Economic Growth (janvier 2024). 

[v] Gabriel Attal s’enflamme : « depuis 2017, nous avons été la majorité la plus écologique de l’Histoire de la Vème république ». Rappelons que, suite au procès de l’Affaire du Siècle, le Conseil d’État a condamné l’État français en juillet 2021 pour inaction climatique, lui ordonnant de prendre « toutes mesures utiles » pour atteindre les objectifs climatiques inscrits dans la loi, et cela avant le 31 mars 2022. En mai 2023, le Conseil d’État interpelle à nouveau le gouvernement : les mesures nécessaires n’ont toujours pas été prises. Il le contraint à présenter un plan climatique précis avant juin 2024. 

Rappelons aussi que la cible de réduction des -55% est loin d’être « radicale », contrairement à ce pense le nouveau Premier ministre. En effet, (1) cet objectif ne prend pas en compte les émissions importées (56 % des émissions françaises), (2) il est inférieur aux recommandations des scientifiques qui demandent des réductions oscillant entre – 60 % – 70% , (3) il ne prend pas en compte la responsabilité historique des pays riches (l’Union Européenne est à elle-seule responsable de 25 % des émissions cumulées depuis la révolution industrielle), et (4) il ignore la notion d’équité qui demanderait des efforts beaucoup plus importants aux pays les plus riches pour permettre de libérer une partie du budget carbone mondial pour le développement des pays du Sud. 

Pour la biodiversité, selon le rapport La biodiversité française en déclin, les principales pressions sur le monde du vivant n’ont pas été réduites significativement en France, et se sont, pour certaines, intensifiées pendant la dernière décennie. Les populations d’insectes, par exemple, ont diminué de 70 à 80 % en Europe, en partie à cause de l’usage des pesticides qui a augmenté de +25 % entre 2010 et 2018 pour ensuite se stabiliser en 2021 au même niveau qu’en 2011. Face à cette situation, Gabriel Attal propose de mettre en pause le plan Ecophyto qui visait une réduction de 50 % de l’usage des pesticides d’ici 2030.

L’une des causes principales des pertes de biodiversité est l’artificialisation des sols qui, selon le Ministère de la transition écologique, augmente de 1,5 % par an en France métropolitaine depuis 1982. C’est dans ce contexte que Gabriel Attal félicite l’Assemblée nationale d’avoir « assoupli » la stratégie de Zéro Artificialisation Nette (ZAN) pour que « la lutte nécessaire contre le dérèglement climatique ne soit pas un frein au développement des territoires ». 

[vi] Des concepts vides de sens comme l’écologie punitivel’écologie de la brutalitéou l’écologie de la privation sont opposés à d’autres concepts tout aussi superficiels (et jamais définis) comme l’écologie populairel’écologie des solutions, ou l’écologie à la française. À ce niveau de rhétorique, c’est plus proche du slam que de la politique.

[vii] C’est le résultat d’une étude de 2022 publiée dans le Journal of Cleaner Production. Ses auteurs ont interrogé les employés (1 593 personnes) de la principale agence environnementale allemande (Umweltbundesamt), parvenant à montrer que moins de 2 % d’entre eux croyaient en la croissance verte, et cela en alternative avec la décroissance (53 % des personnes interrogées) ou l’a-croissance (45 % des réponses). Même résultat pour une étude de 2023 publiée dans Nature sustainability qui a examiné un panel international de 789 chercheurs en politiques climatiques. Conclusion : seulement 27 % des répondants s’identifient au concept de croissance verte, alors que c’est 45 % pour l’a-croissance et 28 % pour la décroissance. Le soutient pour la croissance verte est particulièrement faible chez les chercheurs européens (14 %) et dans les pays de l’OCDE (16 %).

[viii] Voir aussi la réponse d’Elisabeth Borne à l’université d’été du Medef en 2023 après qu’un journaliste lui demande si la transition écologique allait se faire sans décroissance : « Alors moi, vous savez, je pense que tous ceux qui prônent la décroissance devraient dire que la décroissance, c’est remettre en cause notre modèle social. [Applaudissements]. Et je ne sais pas s’il existe une Française ou un français qui accepterait que l’on remette en cause ce bien très précieux qu’est notre modèle social. Donc sans décroissance je confirme » (10min23-12m31).

[ix] « Pourquoi ? Parce que tout ce qu’on vient de se dire-là qui est très important n’existe pas avec la décroissance. Parce qu’on produit pour financer un modèle social et un État providence. Et donc, tous ceux qui disent qu’il y a une urgence climatique, et donc qu’il faut arrêter tout ce qui pollue, arrêter tout ce qui notre ancien modèle du jour au lendemain face au climat. Je leur dis, très bien, quel est votre schéma social ? Qui vous finance le grand âge ? Qui vous finance la maladie ? Qui vous finance l’éducation ? Personne. Parce qu’il faut produire. » Discours d’Emmanuel Macron lors de sa visite à Pau le 18 mars 2022.  

[x] Pour un traitement plus complet de cette question, voir pp. 253-255 dans Ralentir ou périr, pp. 430-439 dans The political economy of degrowth, et ma Réponse à David Cayla : Décroire pour décroître

[xi] La seule situation qui justifierait la croissance de l’activité totale, c’est si nous n’avions en France pas assez de biens et services pour satisfaire les besoins de toute la population. C’est loin d’être le cas. L’économiste Pierre Concialdi calcule le revenu national minimum qui permettrait à toute la population française de vivre décemment. En 2021, ce revenu minimum nécessaire correspondait à 56 % du revenu national (pp. 120-122 dans Ralentir ou périr).

[xii] Gabriel Attal veut « faire preuve d’une responsabilité budgétaire irréprochable » et vise un retour sous les 3 % de déficit public d’ici 2027, et cela car « la dette publique est une épée de Damoclès au-dessus de notre modèle social, au-dessus de la capacité à agir des jeunes générations ». Le Premier ministre veut « repasser sous les 3 % de déficit public d’ici 2027 avec plus de croissance, plus d’activité à la maîtrise de nos dépenses ». Pour gagner du temps, j’invoque ici Nicolas Dufrêne qui dans l’excellent La dette au XXIème siècle : Comment s’en libérer (2023) tord le cou à cette idée fausse comme quoi la dette publique serait une menace au bien commun et un poids pour les générations futures.

26.01.2024 à 16:35

A response to Hannah Ritchie:  How I Learned to Stop Worrying and Love Economic Growth  

tparrique

This piece is not going to be my usual point-by-point debunking. First, I’ve been doing plenty of that already (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13) and there is nothing special in Hannah Ritchie’s Not the End of the World (2024) that would warrant a specific response. After listening to her interview with Rachel Donald on the Mongabay podcast, it is evident that the […]
Texte intégral (4682 mots)

This piece is not going to be my usual point-by-point debunking. First, I’ve been doing plenty of that already (12345678910111213) and there is nothing special in Hannah Ritchie’s Not the End of the World (2024) that would warrant a specific response. After listening to her interview with Rachel Donald on the Mongabay podcast, it is evident that the author’s understanding of degrowth is insufficient to engage in a constructive debate.[1] In the book, degrowth is only discussed once, in a 2,5-page long section where it is described as one idea that “won’t fix our problems.” According to her, this is because (a) growth is gradually decoupling from environmental pressures (the usual green growth hypothesis), and (b) because degrowth is socially untenable in a world where there is not enough income to eradicate poverty via redistribution alone (a hackneyed misinterpretation of degrowth, originally from a 2017 blog post by Branko Milanović). 

My main reason for engaging with Hannah Ritchie’s book is a bit more subtle. In the conclusion, the author worries about how much energy is wasted fighting among environmentalists of different stripes, and that’s something I’m increasingly concerned about. Degrowthers, eco-modernists, collapsologists, ecofeminists, Transition Towners, survivalists, ecosocialists, green new dealers, etc. Everyone is convinced to have found the best solution. They’re like the super-heroes of The Avengers, except that they don’t fight together but against each other.[2] While there is value in healthy debate, these feuds too often degenerate into egocentric cockfights that damage the popularity of the very idea of sustainability.    

Before being all nice and compromising, I just want to state for the record that there are a few arguments in the book that I find deeply problematic, sometimes scientifically inaccurate, sometimes politically naïve, or just unconvincing. But I won’t address them here, at least not the ones that do not directly relate to degrowth. My mission instead is to show that the concept of degrowth (which is unfortunately misrepresented in the book) could in fact fix the very problem that Hannah Ritchie wants to solve.[3]

Degrowth is ecologically unnecessary 

Hannah Ritchie’s first argument is that degrowth is not necessary because high-income countries are currently managing to lower their ecological footprint while growing their GDP. 

“[N]ew technologies are allowing us to decouple a good and comfortable life from an environmentally destructive one. […] In rich countries carbon emissions, energy use, deforestation, fertiliser use, overfishing, plastic pollution, air pollution and water pollution are all falling, while these countries continue to get richer. The idea that these countries were more sustainable when they were poorer is simply not true” (p.33, italics in original).

“Environmental action is often framed as at odds with the economy. It’s either climate action or economic growth. Pollution versus the market. This is just wrong. Countries have slashed air pollution while growing their economies at the same time. Lower pollution, better health and a stronger economy? That sounds like the perfect sales pitch to me” (p.48, italics in original)

Before searching for agreement, let’s state two major disagreements. The first one has to do with the very definition of economic growth. One could debate whether Gross Domestic Product (GDP) is a good proxy for “a good and comfortable life” or a “strong economy,” and whether its growth should be systematically considered an enrichment (see, for example, this paper estimating “wasted GDP” in the United States, or another measuring the Index of Sustainable Economic Welfare for EU-15). Second, I would be curious to see actual studies (and not only the raw, unanalysed numbers from Our World in Data she uses throughout the book) showing proof that the environmental pressures she mentions are actually “all falling,” especially at times when GDP soars. Indeed, studies reviewing the scientific literature show that there is no absolute decoupling concerning material footprints (e.g., 12), which is perhaps the most impactful environmental indicator since it accounts for more than 90% of damages on human health and biodiversity. 

But let us admit for now that Hannah Ritchie is right and that GDP is indeed decoupling from all environmental pressures. The real question, as she herself writes, is “whether we can decouple these impacts fast enough” (p.35).[4] In the Mongabay podcast, she admits that the observed rates of decoupling are far from sufficient. A prime example is greenhouse gases. A 2023 study led by Jefim Vogel shows that only eleven countries[5] in the world have experienced an absolute decoupling of GDP and consumption-based greenhouse gases. Concerning the pace of emission reductions, these frontrunners would on average take more than 220 years to achieve near carbon neutrality, emitting 27 times their remaining 1.5°C fair-shares in the process. (This is only one study but there are many more, the consensual view being that the observed rates of decoupling are nowhere near the kinds of emission cuts we need to mitigate climate change.) 

It is in this precise context that degrowth[6] becomes useful. The benefits of a downscaling of production and consumption is that it directly reduces the use of natural resources on top of what can be achieved with eco-innovations. In that sense, the two approaches are not strictly incompatible. Degrowth introduces “avoid” strategies, ways of slowing down certain economic activities like commercial aviation, car and meat production, or advertising. These savings are additional to those achieved via “improve” strategies like carbon compensation, electric cars, and meat alternatives. This is like a diet where you cut down on fat and sugary products (degrowth) while also changing the way you eat, shifting from processed food to homemade meals or taking smaller bites and taking the time to chew the food well before swallowing (green growth). All efficiency gains are welcome, but if they are alone not enough (which is the case today), why not complement them with sufficiency strategies? 

Degrowth comes with its own political, social, and economic challenges, which is another discussion altogether, but it has the benefits of being fast, effective, and reversible. It is fast because it impacts footprints today. Closing national flight routes means less planes in the air today, compared to technological improvements in fuel efficiency that unfolds over longer periods of time. Degrowth is an exnovation protocol which consists in phasing out polluting infrastructure in the here and now. Additionally, as Jason Hickel argues, scaling down certain sectors and products could liberate factors of production which could then be remobilised in projects that accelerate the ecological transition. Think of the workers, factory lines, materials and energy being wasted manufacturing gas-guzzling SUVs when they could, if that category of product were to dwindle, focus on designing high-quality, low-emission buses and trains. Said differently, the more exnovation, the faster the innovation. 

Degrowth is also effective by design or, one could say, fail-safe. If the most sustainable resource is the ones we can afford not using, there is a real case for minimising production and consumption as much as possible, starting with goods and services that contribute little to overall wellbeing. Compared to uncertain efficiency gains dependant on the speed and composition of technological progress, a reduction in production and consumption directly reduces production and consumption. This is why degrowth is considered a precautionary approach, one that focuses on preventing damage. The reduction in resource use and environmental impact is not an expected result, it is the very objective of its policy design. I’m not saying that this direct, planned downscaling of production and consumption is possible everywhere and for everything (these are the social uncertainties of degrowth). But, when applicable, it has the benefit of being relatively less uncertain than relying on technological progress. As Beth Stratford writes in a piece trying to reconcile the two sides of the growth debate: “you don’t need to be a degrowth advocate to recognise the risks involved with relying solely on decoupling.” 

Finally, degrowth has the advantage of being reversible. Anything we scale back today is something we can possibly resume producing in the future if new, cleaner technology allows it. Today, there are no ways of flying without emitting greenhouse gases, hence the need to fly less if we want to reduce the emissions of aviation. But if, at some point in the future, someone invents a new low-emission, low-material, low-everything plane, then we can sure start again flying more

Let me do a short recap before switching to Hannah Ritchie’s second criticism of degrowth. If we do away with the question as to whether economic growth is a good indicator of prosperity and whether growth is actually decoupling from all environmental pressures in rich countries, there is room for agreement between degrowth-inspired sufficiency strategies and green growth-inspired efficiency measures. The essential point to grasp here is that the resource-cutting measures advocated in the name of green growth are more likely to be effective in a smaller, non-growing economy compared to a situation where levels of production and consumption constantly increase. 

Degrowth is socially untenable

Here is the second reason, according to Hannah Ritchie, why degrowth “won’t fix our problems.” Even if producing and consuming less was ecologically necessary, it would remain socially problematic because the world cannot afford to see its overall level of wealth decrease. 

“Degrowth argues that we can redistribute the world’s wealth from the rich to the poor, giving everyone a good and high standard of living with the resources already at our disposal. But the maths doesn’t check out. The world is far too poor to give everyone a high standard of living today through redistribution alone.” […] “If we pooled together all the money and assets – the wealth – of every country and individual in the world, there’s simply not enough to go around. The global economy would have to be at least five times bigger than it is today. Let me say that again: for everyone in the world to live on or close to the poverty line of rich countries, the global economy would need to increase five-fold! A world without any economic growth would remain a very poor one. A world with degrowth would be even worse” (pp.33-34, italics in original).

This narrative suffers from several problems. First, no one argues that all nations should stop growing. This would be ecologically ineffective because the majority of the world ecological footprint can be traced to a minority of wealthy households. This would also be socially unfair because one should expect regions of the world where needs remain unmet to further develop their productive capacities in order to secure decent living standards, meaning access to adequate housing, enough food, clean energy and water, sufficient healthcare, public transportation, etc. 

Her second point is also mistaken: no one argues that the global South should only receive that portion of global income being degrown in the global North. World GDP is not a pie to be divided between humans; it is only an indicator of income flows, one that hides a diversity of different models of provisioning which only have in common the fact that they need energy, materials, and ecosystem services to function. (These misconceptions could have easily been avoided with a cursory reading of the literature on degrowth in relation to the global South – for example, 1234.)  

The logic of degrowth is actually more sophisticated. One must lower global environmental pressures because we have already breached several planetary boundaries, that’s a fact. But one must do this while eradicating poverty, an objective that is consensual on both sides of the growth debate. This situation brings two conundrums. First problem: the remaining ecological budgets are not large enough to sustain both high-footprint lifestyles in already-rich regions of the world and an energy- and material-intensive process of development in places where needs remain unmet. Second problem: the nature-intensive lifestyles of the global rich exacerbate environmental disasters, which are predominantly suffered by low-income populations. The world’s poorest find themselves constrained both by resource scarcities and ecosystem collapse, making it almost impossible for them to achieve any kind of prosperity. Hence the degrowth credo: reducing resource consumption in affluent parts of the world to free up biophysical budgets for those who need it most while slowing down the ecological damage imposed to those who need it the least.

This applies to very concrete things. Take flying, for example, which causes 2% of global emissions. Only 2-4% of the world population fly internationally and roughly 10% fly at all. In 2018, there were almost 2 billion plane trips; high-income countries accounted for 40% of these trips and 1% of world population (around 70 million people) accounted for half of all these emissions. What these numbers show is that access to flying is unequally distributed in the world. A planned degrowth strategy would impose frequent flyers to fly less in order to reduce the overall number of flights, part of this saved-up carbon budget then becoming available for people needing access to more resources. To be very concrete, I, a rich French citizen, give up my week-end flight to Stockholm so that someone from today’s very poorest may one day have the possibility to visit another country, or just use that carbon-equivalent energy to do something else more essential. 

Bottom line: degrowth is a strategy to accelerate the decrease of ecological footprints for the world’s richest, and this in order to leave as much breathing space for poorer populations who may need more energy, land, material, water, etc. in the years to come. Again, this is not conflicting with green growth measures to make economic growth in low- and middle-income countries as biophysically efficient as possible. Actually, it makes it easier: a planned degrowth in the global North would facilitate sustainable development in parts of the world where development is most urgently needed.  

***

Perhaps the title of this piece is a bit too provocative. Even if Hannah Richie falls within the usual eco-modernist discourse, she is not obsessed with economic growth. This builds a good basis for agreement. Hannah Ritchie’s main objective is to decouple wellbeing from environmental pressures, which is the very raison d’être of degrowth, a French concept which emerged in 2002 as “décroissance soutenable et conviviale (convivial and sustainable degrowth; for a history, see The political economy of degrowth, Chapter 5). In fact, the newer generation of degrowth-inspired studies have produced many useful insights as to how to socially prosper with lighter footprints, either looking at food and land systemsurban mobilityforestrytourismhousingfashion, and many more (to go further, see this online database of degrowth papers). 

The growth question will remain controversial. That’s good if it keeps academics on both sides of the debate on their toes. But not all elements of that controversy are completely polarised. In fact, as the sustainability literature advances, I see more and more points of convergence where, given a bit of semantic compromising from each side, we could join forces in order to find new, better ways of making sustainability mainstream. To quote from Beth Stratford’s insightful text one last time, “let us reach a truce and build a mass movement to take on the real enemies of environmental justice. The stakes are too high to do anything else.”


[1] Here is an extract from the dialogue between Hannah Ritchie and Rachel Donald (from 11 min 20 to 13 min 15):

H.R.: “In rich countries, growth or degrowth, I’m very agnostic…” 

[At this moment, Rachel Donald intervenes to clarify what degrowth means.]

R.D.: […] “low and middle-income countries do need to grow their economies in order to raise their standards of wellbeing […] But in order to do this within planetary boundaries, we need to cap the continued expansion of the economic growth of wealthier countries, which has gone far and beyond wellbeing]. 

H.R.: “Okay, I’m not strictly advocating degrowth in rich countries. You could say I’m agnostic to growth. There are a range of different metrics that we can focus on and that are more appropriate to focus on. You need global growth but in rich countries, I’m agnostic. If that’s the definition of degrowth, then okay, that’s degrowth.” 

R.D.: “It seems a bit surprising to me that you don’t understand the definition of degrowth when you lambasted it in the book as not being a solution. 

H.R.: “Hm. No, that’s what I said in the book. I said we need global growth because we need low and middle-income countries to grow and then, in rich countries, there are massive welfare benefits to redistribution, whether you have very strong economic growth or not in these countries does not really matter if you’re focusing on other metrics. […] I don’t believe in this North Star of GDP growth in rich countries as what we should be maximising, growth at all costs. Economic growth is just the increase in value of goods and services within an economy, and if rich countries are doing that in a way that is reducing carbon emissions and becoming more efficient, while their GDP grows, then I’m not against that. My focus is not on whether GDP and rich countries should be falling or rising. Often, degrowth is framed as it has to fall. My point is that it doesn’t have to fall.”

[2] I should say that this is not always the case. For example, the Wellbeing Economy alliance founded by Katherine Trebeck (The Economics of Arrival: Ideas for a Grown-Up Economy, 2019) is a good example of an initiative effectively building bridges between different schools of thought. One could also mention the Next System Project, which has united a diversity of critical minds in a broad discussion about system change (see, for example, the commons economycommoningeconomic democracyparticipatory economics, or energy democracy). The books Pluriverse: A Post-development Dictionary (2019) and Degrowth in Movement(s): Exploring Pathways for Transformation (2020) are also good examples of how to build alliance between different epistemic communities.   

[3] Beth Stratford has made a similar point in “Green growth vs degrowth: are we missing the point?” (2020): “For some this is a compelling and entertaining debate. But it is not going to be settled in a timeframe that is useful for maintaining a habitable planet. In the meantime, these adversaries are in danger of delivering a major own goal. Because the more time we spend in nerdy (and sometimes venomous) exchanges about decoupling, the less time we have to build the broad-based movement we need to take on the vested interests who benefit from the status quo.” Her main claim is that “there is more that unites than divide us,” and her point about strategic urgency is all the more valid in war-ridden 2024 than it was in 2020 when she published the piece. 

[4] Here is the full quote: “Economic growth is not incompatible with reducing our environmental impact. In this book I’ll show that we can reduce our environmental impact and reverse our past damage while becoming better off. The big question here is whether we can decouple these impacts fast enough” (p.35). See also this extract from the chapter on climate change: “this doesn’t mean that rich countries are making reductions anywhere close to fast enough. They can, and should be, making them much faster. But it shows us that reducing emissions is possible. And it does not have to mean tanking the economy at the same time” (p.81, italics in original).

[5] In her TED talk “Are we the last generation – or the first sustainable one?” (April 2023), Hannah Ritchie says that “a long list of countrieshave increased GDP while reducing their emissions” (04min21, italics added). In the climate change chapter of the book, one section is titled: “Many countries have grown their economies while reducing their emissions – and not because they’re sending their emissions overseas” (p.80, italics added). Saying that a “long list” or “many countries” are experiencing an absolute decoupling of GDP growth from consumption-based emissions is a problematic overstatement.

[6] For a review of the literature on degrowth, see 12345.

11.12.2023 à 16:50

Réponse à Bruno Le Maire : Dévendre la croissance

tparrique

De la même manière que Don Quichotte faisait la guerre aux moulins qu’il méprenait pour des monstres, le ministre de l’Économie et des Finances est en pleine croisade contre la décroissance. J’ai pourtant déjà essayé d’être pédagogue en janvier 2022 avec Réponse à Bruno Le Maire : Appauvrissement, asservissement, et autres malentendus sur la décroissance, mais rien ne […]
Texte intégral (5683 mots)

De la même manière que Don Quichotte faisait la guerre aux moulins qu’il méprenait pour des monstres, le ministre de l’Économie et des Finances est en pleine croisade contre la décroissance. J’ai pourtant déjà essayé d’être pédagogue en janvier 2022 avec Réponse à Bruno Le Maire : Appauvrissement, asservissement, et autres malentendus sur la décroissance, mais rien ne fait. Entêté, l’économiste en chef de la nation continue sans relâche ses campagnes de désinformation sur la décroissance. Décryptons ici une de ses récentes communications en ligne, copié-collé d’une partie de son discours d’ouverture lors des Rendez-vous de Bercy se tenant le 5 décembre 2023 sur le sujet « Croissance et Climat ». 

Rappelons-aussi le contexte. Nous sommes au milieu d’une vaste controverse faisant suite à la campagne « épargnons nos ressources » lancé par l’ADEME. Dans une série de quatre spots publicitaires diffusés du 14 novembre au 4 décembre, des « dévendeurs » venaient déconseiller à des clients d’acheter un poloun smartphoneune ponceuse, et un lave-linge afin de « soulager les ressources de la planète ». Cette campagne, qualifiée de « maladroite » par Bruno Le Maire, avait attiré les foudres du Medef qui s’était empressé de fustiger « les thèses décroissantes endossées par l’État ». Raison de plus pour le ministre de l’économie de réaffirmer haut et fort son « combat » contre la décroissance. 

« Croissance et climat sont compatibles ! Je ne crois pas à l’idéologie de la décroissance et je la combattrai

Le verbe « croire » est approprié car Bruno Le Maire fait bien ici un acte de foi. Mais la décroissance n’est pas une croyance. C’est une théorie scientifique qui postule qu’une contraction des activités économiques serait plus efficace pour faire baisser les pressions environnementales que les stratégies existantes visant à verdir la croissance. Dans Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (synthèse de ma thèse de doctorat The political economy of degrowth), je la définis comme une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. 

La décroissance n’est pas plus idéologique que la croissance. Ce sont tous deux des phénomènes socio-économiques : une baisse ou une augmentation des niveaux de production et de consommation. S’entêter à toujours vouloir faire croître – ou toujours vouloir faire décroître – l’économie est une posture dogmatique. Le pragmatisme vise la juste mesure : considérer la production et la consommation comme un moyen et non pas comme une fin. Dans certaines situations, il faut développer la capacité productive afin de pouvoir satisfaire des besoins insatisfaits – c’est le cas des pays pauvres aujourd’hui. Dans d’autres situations, c’est le cas de la France et d’autres pays à haut-revenus, un ralentissement économique peut s’avérer bénéfique s’il permet d’atteindre des objectifs écologiques et sociaux. 


« L’économie et l’écologie ont la même racine. Ce sont les deux faces d’une même médaille, celle de notre présence sur terre ».

L’économie et l’écologie ont la même racine mais elles n’ont pas les mêmes exigences. L’écologie est une histoire d’énergie, de matière, d’espèces vivantes et d’écosystèmes. C’est un monde régit par des lois inaliénables comme celles de la pesanteur, de l’évolution, ou de la thermodynamique. L’économie, par contre, ne répond qu’à des lois socialement construites comme la coutume du premier arrivé, premier servi, la TVA, ou bien le Traité de Maastricht. Une seule certitude : les règles de l’économie ne peuvent pas contredire les lois du monde réel. On peut décréter une loi autorisant les gens à respirer sous l’eau ou bien à voler, mais cela ne nous donnera ni des ailes ni des branchies. 

La poursuite d’une croissance infinie dans un monde fini est une contradiction. De la même manière qu’un organe sain ne survit pas longtemps dans un corps mourant, il ne peut exister d’économie prospère dans une biosphère qui s’effondre (ou du moins pas longtemps). Le décret d’attribution des responsabilités du ministre de l’économie demande à Bruno Le Maire de « promouvoir la croissance » de l’économie française, un objectif frontalement opposé au décret d’attribution du ministre de la transition écologique qui doit assurer la « protection de la nature et de la biodiversité ». Nous faisons face en France à l’étrange cas du docteur Soutenabilité et de M. croissance.


« Elles sont au cœur d’une interrogation fondamentale qui traverse toutes les sociétés développées : celle du concept de croissance. La croissance pour quoi ? La croissance comment ? La croissance au service de qui ? Cette croissance ne peut plus être faite contre notre planète. La croissance doit être construite avec la planète. Il faut dès lors inventer une nouvelle croissance, plus innovante, plus respectueuse de la biodiversité, capable de ralentir le réchauffement climatique et capable de permettre des adaptations tout de suite. Car il est indispensable de faire ralentir le réchauffement et il est tout aussi indispensable de s’y adapter dès maintenant ».

L’interrogation fondamentale qui traverse toutes les sociétés n’est pas la croissance mais plutôt la prospérité, c’est-à-dire notre capacité collective à contenter des besoins afin de vivre de la manière la plus agréable possible. La croissance économique est une interrogation secondaire, presque administrative. N’oublions pas d’ailleurs que ce que l’on appelle « croissance » réfère simplement à l’augmentation du Produit Intérieur Brut (PIB), un indicateur vieux de cent ans qui ne fait que mesurer l’agitation monétaire sans regarder la nature, les activités non-monétaires, les inégalités, et le bien-être. 

À quoi bon faire croître le PIB si cela n’augmente pas la qualité de vie ? À quoi bon défendre si fermement un indicateur quantitatif qui, dans le cas de la France, a déjà perdu toute relation avec les niveaux de santé et d’éducation, l’efficacité de la démocratie, le bonheur et la convivialité du vivre-ensemble ? L’obsession du gouvernement pour le PIB est un dogme contre-productif. Peu importe que cette croissance soit verte, circulaire, ou décarbonée ; si elle ne permet pas d’améliorer le bien-être de la population (ou pire : si elle vient la dégrader), alors c’est une mauvaise stratégie de développement. Notre mode de vie actuel n’est pas soutenable et il va falloir se réorganiser afin de pouvoir satisfaire les besoins de tous sous les seuils des limites planétaires. Ce grand défi du maintien et de l’amélioration de la qualité de vie sous contraintes biophysique, voilà l’interrogation qui devrait animer nos sociétés.  


« Cette nouvelle croissance est d’autant plus nécessaire que nous ouvrons sinon la voie à ceux qui prêchent la décroissance. Elle est dangereuse, car elle conduit à l’appauvrissement, aux inégalités, au repli sur soi, à la perte de connaissances ».

La décroissance conduit à l’appauvrissement si et seulement si l’on considère, comme Bruno Le Maire, que la croissance constitue la définition même de la richesse. Mais c’est faux. Le PIB ne mesure pas la richesse économique (ce n’est qu’un indicateur de flux qui donne un ordre de grandeur de la valeur ajoutée monétaire pendant une période donnée) ; et il mesure encore moins les richesses sociales et écologiques qui sont complètement ignorées dans sa méthode de calcul.

Selon une récente note de l’insee, la part de la population française qui vit sous le seuil de pauvreté est passée de 7,5 % en 2000 à 8,3 % en 2021. D’autres rapports comme celui de l’Observatoire des Inégalités et du Secours Catholique détaillent également une nette augmentation de la pauvreté en France. Débarrassons-nous de cette vision binaire et simpliste : la décroissance n’est pas plus source d’appauvrissement que la croissance est source d’enrichissement.  

On peut très bien réduire le revenu national total tout en le redistribuant plus équitablement, une stratégie qui serait plus rapide et efficace pour réduire les inégalités que la croissance actuelle qui enrichit essentiellement les plus aisés. Selon un rapport d’Oxfam, pour 100 euros de richesses créés en France depuis dix ans, 35 euros ont été captés par les 1% les plus riches et 32 euros par les 9% suivants. À l’inverse, les 50% les plus pauvres n’ont reçu que 8 euros. Selon le dernier rapport du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital (octobre 2023), cette tendance d’enrichissement des déjà-riches est en accélération grâce aux réformes menés par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Une majorité de la population aurait donc de bonnes raisons de s’opposer à cette croissance qui concentre les richesses en haut, tout en faisant ruisseler les coûts écologiques et sociaux vers le bas, des coûts qui, je le rappelle, ne sont pas comptabilisés dans le PIB (si ils l’étaient, notre maigre croissance économique apparaîtrait comme une croissance anti-économique, c’est-à-dire une situation où les coûts de la croissance sont supérieurs à ses bénéfices). 

Je ne vois pas en quoi une réduction sélective de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique mènerait à une « perte de connaissance ». Là-encore, le ministre de l’économie attribue des pouvoirs magiques à un phénomène beaucoup moins prodigieux qu’il n’y parait. Si l’on veut augmenter la connaissance – et je sais de quoi je parle, c’est mon métier –, il nous faut plus de chercheurs et plus de ressources affiliées à la recherche. Au lieu de récupérer des miettes en taxes diverses sur la publicité, les transactions immobilières, et la spéculation financière pour sous-payer quelques poignées de chercheurs, et si on arrêtait de former des armées de publicitaires, d’agents immobiliers, et de traders ? Et même sans cela, nul besoin de faire croître le gâteau pour investir dans la recherche. En 2020, la dépense nationale de recherche et développement expérimental était de 56,5 milliards d’euros, un chiffre qui pourrait considérablement augmenter si les grandes entreprises arrêtait de polluer nos espaces publics avec de la publicité inutile (33,8 milliards d’euros de dépenses publicitaires en France en 2019).  

Quant au « repli sur soi », il dépend plus de relations géopolitiques et d’échanges culturels que du simple thermomètre du PIB. Là encore, Bruno Le Maire véhicule une pensée magique selon laquelle le totem du PIB aurait des facultés surnaturelles. Le véritable repli sur soi qu’il conviendrait d’organiser aujourd’hui, c’est le rapatriement des productions polluantes que nous avons graduellement délocalisé à l’étranger. La part des importations et des exportations ne représente qu’un tiers du PIB français mais les émissions importées constituent 56 % de notre empreinte carbone. La relocalisation d’une partie de notre production en France n’est pas un acte égoïste ; au contraire, c’est une stratégie responsable pour accompagner les pays du Sud dans une transition vers des modèles de développement centrés sur la satisfaction des besoins de leurs propres populations. 

« Est-ce que vous croyez vraiment que les Etats-Unis s’engageront dans la décroissance? Que les pays en développement s’engageront dans la décroissance ? » [Phrase présente dans la version écrite du discours, mais pas dans la communication sur les réseaux sociaux.]

Si seulement Bruno Le Maire avait lu la copie de Ralentir ou périr que ma maison d’édition lui a gracieusement envoyé. Il aurait découvert que je théorise la décroissance dans une logique de « contraction et de convergence » : décroissance pour les privilégiés (la contraction) et croissance pour ceux qui en ont le plus besoin (la convergence). Dans un monde aux contraintes environnementales de plus en plus serrées, nous devons partager nos budgets écologiques de manière plus équitable. Si les pays du Sud ont besoin de davantage de ressources pour construire les infrastructures essentielles au bien-être, il faudra faire décroître les économies des pays du Nord. Dit autrement, la décroissance des pays déjà-riches est une condition sine qua non pour la prospérité des pays les plus pauvres.

Quant aux États-Unis, nous retrouvons ici un discours de délai climatique bien connu : peu importe ce que nous faisons car la France ne représenterait qu’une infime portion des émissions globales (argument redoutablement démystifié par Bon Pote). Ne détournons pas le regard : notre objectif est de réduire l’empreinte écologique française. Les États-Unis font face à leur responsabilité dans la crise climatique et nous faisons face à la nôtre. Pour l’instant, la stratégie française est loin d’être efficace (rappelons que le gouvernement a été condamné à deux reprises pour « inaction climatique »). C’est ça le sujet. 

Et puis, depuis quand est-ce qu’on attend les américains pour agir ? A-t-on attendu les américains pour faire des conventions citoyennes pour le climat, pour interdire la location des passoires thermiques, et pour criminaliser l’obsolescence programmée ? Non. La France peut être fière d’être pionnière sur certains fronts en matière de transition écologique mais elle pourrait faire beaucoup plus.  

Une fois la transition terminée, notre économie sera plus résiliente et agile, plus à même de contenter notre population dans un monde aux ressources limitées et aux écosystèmes dégradés. Si seulement on pouvait revenir à la publication du rapport des Limites à la croissance de 1972 pour entamer une transition ambitieuse vers une économie circulaire sans énergie fossiles ? Nous serions aujourd’hui dans une position géopolitiquement plus confortable, sans risque de pénuries de métaux rares et d’embargo d’énergies fossiles, sans effondrements de biodiversité, souverain en termes d’énergie renouvelables et de matériaux recyclés. Une économie du bien-être frugale et prospère. Malheureusement, nous n’avons pas de machine à remonter le temps. Nous accumulons un demi-siècle de dépassement écologique, et il va maintenant falloir se lancer dans un régime macroéconomique sans précédent pour ramener notre empreinte écologique en dessous de la capacité de charge des écosystèmes. 


« Elle est fausse, car la France a prouvé que nous pouvions découpler croissance et émission de gaz à effet de serre. Entre 2005 et 2018, notre pays a réduit ses émissions de gaz à effet de serre de près de 20 % tandis que sa richesse nationale augmentait de 15 % ».

Bruno Le Maire choisi ses chiffres avec précaution afin de pouvoir faire de la France une véritable campagne de greenwashing macroéconomique en faveur de la croissance verte. Cela me rappelle une campagne publicitaire de KLM qui se félicitait « d’œuvrer pour un avenir plus durable pour l’industrie de l’aviation » en recyclant les dosettes de café à bord de ses avions. Le véritable problème d’une telle déclaration est que le ministre de l’économie ne regarde qu’une seule couleur du Rubik’s Cube : le carbone. Mais nous savons bien qu’une véritable transition écologique doit faire baisser toutes les pressions environnementales en dépassement des limites planétaires, une tâche infiniment plus difficile que la simple baisse des gaz à effet de serre. Ce que la France doit prouver, c’est qu’il est possible de produire et consommer plus chaque année tout en faisant suffisamment baisser l’extraction des matériaux, les prélèvements en eau, l’usage des sols, la demande énergétique, les pollutions locales, la déforestation, la perte de biodiversité, etc., et cela en plus des gaz à effet de serre.

Nous en sommes très loin. Selon Eurostat, l’empreinte matière de la France n’a pas bougé depuis 2010 et reste à 13,2 tonnes par habitant, un niveau deux à quatre fois plus élevés que le niveau jugé soutenable dans la littérature scientifique (12).[i] Si l’on peut se réjouir d’une baisse de l’intensité matière par unité de PIB (car le PIB a augmenté sur la même période), cela ne constitue pas une véritable victoire car l’empreinte totale ne diminue pas et reste donc à un niveau où elle menace la santé des écosystèmes. C’est un cas de découplage par le haut où seulement la courbe économique augmente alors que nous avons besoin d’un découplage par le bas, une situation où c’est l’usage des ressources naturelles et des impacts sur l’environnement qui diminue. 

Une autre situation tout aussi inquiétante concerne l’érosion de la biodiversité. Selon le rapport La biodiversité française en déclin, les principales pressions sur le monde du vivant n’ont pas été réduites significativement en France, et se sont, pour certaines, intensifiées pendant la dernière décennie. Le risque d’extinction des espèces de faune et de flore menacé a augmenté de près de 14 % en moins de dix ans (la liste rouge des espèces menacées en France estime que 17,6 % des espèces évaluées sont menacées). Les populations d’insectes, par exemple, ont diminué de 70 à 80 % en Europe, en partie à cause de l’usage des pesticides qui a augmenté de +25 % entre 2010 et 2018 pour ensuite se stabiliser en 2021 au même niveau qu’en 2011. L’une des causes principales des pertes de biodiversité est l’artificialisation des sols qui, selon le Ministère de la transition écologique, augmente de 1,5 % par an en France métropolitaine depuis 1982. Selon le Portail de l’artificialisation des sols, 137 658 hectares ont été artificialisé entre 2013 et 2019, un peu près l’équivalent de la superficie de la Guadeloupe. 

Et même pour le carbone, la bataille est loin d’être gagnée. Selon les données du Citepa, les émissions territoriales françaises étaient de 550 MtCO2e en 2005 et de 440 MtCO2e en 2018, soit effectivement une baisse de 20 %. Quant au PIB, il a en effet augmenté de 15 % sur la période, passant de 1 982 à 2 289 milliards d’euros. Ce que Bruno Le Maire oublie d’indiquer, c’est que ces chiffres n’incluent que les émissions sur le territoire national, ce qui ne représente que 44% de l’empreinte carbone française. Situation similaire pour les prélèvements d’eau dont 47 % provient de l’étranger et des matériaux importés qui représentent 34 % de notre empreinte matière (26 % pour les minerais non-métalliques et la quasi-totalité de tous les métaux et énergies fossiles que nous consommons). 

C’est un peu facile de verdir notre économie si l’on délocalise les productions les plus polluantes à l’étranger. Selon les chiffres du Ministère de la transition écologique, l’empreinte carbone française est passée de 11 tonnes par habitant en 2005 à 9,2 tonnes en 2018, soit une baisse de 16 % seulement. Plus inquiétant, entre 2018 et 2022, les émissions territoriales ont baissé de 8,2 % alors que l’empreinte carbone n’a pas baissé du tout – elle est toujours en 2022 à 9,2 tonnes, le même niveau qu’en 2018. 

Il faut ensuite mettre la réduction des émissions de gaz à effet de serre en perspective. Dans le cadre du green deal Européen, la France s’est donné l’objectif de réduire ses émissions territoriales de 55% par rapport aux niveaux d’émissions en 1990. Vu que la France émettait 539 MtCO2e en 1990, elle doit donc redescendre sous le seuil des 243 MtCO2e d’ici 2030. Nous en sommes très loin et cela demanderait une accélération sans précédent des baisses annuelles des émissions.

Mais même ce miracle serait insuffisant. L’effort réel d’atténuation du changement climatique est en fait beaucoup plus important car (1) il faudrait prendre en compte les émissions importées (56 % des émissions françaises) et (2) plutôt viser les cibles dictées par les scientifiques du climat (entre -60 % -70%) que celles obtenues par compromis politique comme le -55 % de la Commission Européenne. (3) Il faudrait aussi prendre en compte la responsabilité historique des pays riches (l’Union Européenne est à elle-seule responsable de 25 % des émissions cumulées depuis la révolution industrielle) (4) et, pour des raisons d’équité, réserver une partie du budget carbone restant pour le développement des pays du Sud, ce qui amènerait la cible de réduction à l’horizon 2030 entre -95 % et – 145 %.  

C’est ce contexte de réductions d’émissions – et d’empreintes – extrêmement rapides et ambitieuses qui nous amènent à parler de décroissance économique. Si nous n’arrivons pas à faire suffisamment baisser notre empreinte écologique totale tout en produisant et consommant davantage (c’est le cas de la France aujourd’hui), il va falloir ralentir les activités économiques. On peut se poser mille questions sur le comment (et beaucoup d’entre elles sont actuellement explorées par des chercheurs spécialisés sur la décroissance qui ont développé une littérature conséquente sur le sujet), mais on ne peut pas balayer de la main le scénario de la décroissance comme une simple « idéologie ». 


« C’est donc possible et la France fait, de ce point de vue, figure de modèle. La France doit renouer avec ce qui est le cœur de sa culture : la raison, la science, l’esprit de conquête ».

Personnellement, je pense que c’est impossible. Je suis ouvert à cette possibilité théorique, même si plusieurs années passées à débattre du sujet m’ont plutôt réconforté dans l’idée que l’hypothèse de la croissance verte n’avait pas de fondation scientifique solide. Et même si elle était théoriquement possible, cela ne la rendrait pas forcément faisable dans le peu de temps qu’il nous reste pour faire transition. Penser que ce retour sous le seuil des limites planétaires adviendra dans les années qui viennent, et cela contre les indications de nombreuses études académiques citées dans le dernier rapport du giec, est une énorme prise de risque. Si nous avons tort, nous contribuerons à causer un effondrement écologique irréversible qui rendra une grande partie de la planète inhabitable. Je trouve que la décroissance est une stratégie plus prudente. Produire et consommer moins dès aujourd’hui pour prévenir les risques écologiques, quitte à se permettre de recontinuer à produire et consommer davantage dans le futur si la santé des écosystèmes et notre capacité à les protéger s’améliore.

D’ailleurs, devinez d’où vient la décroissance ? Surprise : la décroissance soutenable et conviviale est un concept français qui a émergé au début des années 2000. La décroissance devrait rendre Bruno Le Maire fier. En effet, elle est motivée par l’argument raisonnable du partage équitable des ressources, et s’est construite à partir de la science de l’écologie politique et en prolongation de l’esprit de conquête sociale de Mai 68. Raison, science, et esprit de conquête – cocorico. Aujourd’hui, la France rayonne à l’étranger de son postcapitalisme : le monde nous envient notre Économie Sociale et Solidaire, nos monnaies alternatives, nos Territoires Zéros Chômeurs de Longue Durée, nos Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif, notre Convention Citoyenne pour le Climat et nos Conventions des Entreprises pour le Climat, ainsi que nos brillantes chercheuses, entrepreneuses, et activistes qui démontrent tous les jours que le futur de l’économie reste à inventer.  


« Elle doit être en tête des pays décarbonés en Europe en 2040. Elle a le meilleur bilan, elle doit avoir la plus grande ambition ».

S’entêter à vouloir faire grossir son PIB est tout le contraire de l’ambition. C’est une vieille stratégie devenue obsolète, surtout dans un pays déjà-riche comme la France. Au lieu de réinventer notre modèle économique à force d’innovation, Bruno Le Maire clique frénétiquement sur le bouton « PIB » en espérant que, magiquement, transition se fasse. Soyons plus ambitieux que ça. Et si, au lieu de suivre les objectifs insuffisants du green deal européen, nous poursuivions des cibles climatiques compatibles avec la science qui prennent en compte les questions d’équité ? Et si nous rejoignons dès aujourd’hui la coalition des gouvernements pour une économie du bien-être, qui à l’instar de la Finlande, l’Islande, l’Écosse et la Nouvelle Zélande ont remplacé le PIB par des indicateurs de prospérité sociale et écologique ? Et si nous étions le premier pays à ouvertement déclarer une situation d’urgence écologique qui puisse justifier une stratégie de décroissance soutenable et conviviale ? 


[i] La Global Material Flows Database annonce des chiffres légèrement différents : une baisse de l’empreinte matière de 6 % entre 2005 (1 223 639 400 tonnes) et 2018 (1 144 571 500 tonnes). Si l’on prend en compte la croissance démographique française pendant la période (de 63,19 millions de personnes à 67,16 millions), on se retrouve avec une empreinte matière évoluant de 19,3 tonnes par habitant en 2005 à 17 tonnes en 2018, soit une baisse de 12 %. Notons que malgré cette baisse, ces chiffres restent bien supérieurs à l’empreinte matière estimée par Eurostat (13,2 tonnes).

08.11.2023 à 14:29

Réponse à Dominique Reynié : des bonbons ou la décroissance !  

tparrique

En quête de frayeur le jour d’halloween, j’ai écouté « Pour le climat, il faut de la croissance décarbonée », la rubrique sur France Inter du politologue Dominique Reynié, le directeur de Fondapol. Je préviens d’emblée : rien de nouveau sous le soleil des critiques de la décroissance. Une cantique anti-décroissance fatiguée qui tourne à l’identique depuis des […]
Texte intégral (4192 mots)

En quête de frayeur le jour d’halloween, j’ai écouté « Pour le climat, il faut de la croissance décarbonée », la rubrique sur France Inter du politologue Dominique Reynié, le directeur de Fondapol. Je préviens d’emblée : rien de nouveau sous le soleil des critiques de la décroissance. Une cantique anti-décroissance fatiguée qui tourne à l’identique depuis des années. C’est creux et ça peine à convaincre. Décryptage.   

Dominique Reynié : « Pour faire face au changement climatique, on entend souvent parler de décroissance. Comme je l’ai soutenu ici précédemment, je ne crois pas que ce sera accepté dans les pays riches. De plus cela condamnerait le reste du monde à la pauvreté. Peut-on refuser le développement qu’espèrent les pays d’Afrique, d’Asie, l’Inde ou le Brésil ? » 

Personne ne demande aux pays du Sud de décroître. Ce point est répété à tue-tête dans la littérature sur le sujet. C’est d’autant plus problématique de l’ignorer que c’est cette même inquiétude vis-à-vis du sort des plus démunis qui a fait naître le concept de décroissance conviviale au début des années 2000. L’argument est toujours valide : si l’humanité dépasse les limites planétaires (c’est le cas pour six sur neuf limites), il va falloir faire baisser l’empreinte écologique globale. La décroissance des régions les plus riches du monde permettrait de faire le gros du travail tout en libérant une partie de ce budget écologique limité pour des pays qui auraient encore besoin de croître. S’obstiner à vouloir perpétuellement grossir les pays à haut revenus, c’est de facto refuser le développement d’autres régions qui seront dès lors limités par des pénuries de matériaux et des effondrements écosystémiques. 

Profitons-en pour rappeler que les pays du Nord sont responsables de 92 % du dépassement de la limite planétaire climatique et de 74 % de l’extraction des matériaux depuis 1970. Selon le dernier Climate Inequality Report, 800 millions de personnes (le décile mondial le plus aisé) concentrent 76 % du patrimoine mondial et causent presque la moitié de toutes les émissions alors que ce petit groupe ne subira que 3 % des coûts du changement climatique. C’est l’inverse pour les 3,9 milliards d’humains les plus pauvres : avec leur maigre portion des richesses mondiales (seulement 2 %), ils ne contribuent aux émissions mondiales qu’à hauteur de 12 % alors qu’ils écoperont de 75 % des coûts climatiques. C’est en sens que l’anthropologue Jason Hickel affirme que la décroissance est une stratégie anticoloniale (voir aussi Moins pour plus) : faire décroître l’économie d’un pays comme la France, c’est cesser d’approprier les ressources et les écosystèmes d’autres régions du monde qui en ont – et auront – bien plus besoin que nous. 

L’acceptance sociale de cette stratégie de ralentissement dans les pays riches est une vraie question. Mais pour pouvoir se la poser, encore faut-il comprendre de quelle décroissance on parle. Si l’on définit la croissance comme l’augmentation des revenus de tous, donc comme un enrichissement général, on peut s’attendre en effet à une levée des boucliers. Mais c’est mal comprendre la mécanique du Produit Intérieur Brut (PIB) que de penser que la croissance améliore le sort de tous. Il est maintenant admis dans les sciences sociales que les inégalités nuisent à tout le monde (voir l’ouvrage phare de Kate Pickett et Richard Wilkinson, Pour vivre heureux, vivons égaux !), à commencer par ceux qui se retrouvent au bas de l’échelle. Si 54 % de la croissance des pays Européens entre 2010 et 2019 n’a fait qu’enrichir les 10 % de ceux qui étaient déjà les plus riches, alors les 90 % restant auraient de bonnes raisons de s’opposer à cette croissance qui s’apparente plutôt à un creusement des inégalités par le haut avec une distribution des coûts écologiques vers le bas.

D.R. : « Jusqu’ici, c’est bien la croissance qui nous a permis de tant progresser dans le combat contre l’extrême pauvreté (moins de 2,15$ par jour). L’extrême pauvreté touchait 16 % de la population mondiale en 2010, 8,6% aujourd’hui. C’est le niveau le plus bas enregistré, alors que nous n’avons jamais été aussi nombreux sur Terre. »

Ce n’est pas la croissance qui éradique la pauvreté, c’est la croissance des revenus des personnes pauvres, ce qui n’est pas la même chose. Dans l’étude « Growth isn’t working », la New Economics Foundation a calculé́ qu’entre 1990 et 2001, pour 100 $ de croissance du revenu global par personne, seulement 0,60 $ allaient à ceux qui vivent avec moins de 1 $ par jour. Dix ans plus tard, une nouvelle étude obtient le même résultat : entre 1999 et 2008, 95 % de la croissance sont allés aux 40 % les plus riches – les 30 % des plus pauvres n’ayant reçu que 1,2 %. À cette vitesse-là̀, éradiquer la pauvreté prendrait entre un et deux siècles et demanderait qu’on multiplie le PIB global par 173 (une impossibilité écologique). Même ordre de grandeur rapporté par le World Inequality Report de 2022 : de 1995 à 2021, la moitié la plus pauvre de la population mondiale n’a reçu que 2 % des gains de la croissance économique, contre 38 % pour les 1 % les plus riches. En vue de ces chiffres, faire croître l’économie dans son ensemble est une bien piètre solution pour enrichir les pauvres. Qui mieux qu’Olivier De Schutter, le rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme et l’extrême pauvreté pour l’affirmer – spoiler alert, son dernier livre s’intitule La croissance ne vaincra pas la pauvreté.

D.R. : « Les pays développés aspirent eux aussi à une vie meilleure. La moitié des Européens gagnent moins de 1 500 euros par mois. C’est donc toute l’humanité qui a besoin de croissance. Et les générations futures, elles ne pourraient pas compter sur la croissance pour rembourser les dettes publiques que nous avons créées ? La décroissance est une impasse. »

Selon les chiffres de World Inequality Database, le revenu national annuel moyen par Européen était de 37 051 € en 2022 et la richesse moyenne de 212 289€. Mais la moitié la plus pauvre des Européens ne perçoit que 18,6 % de tous les revenus et ne possède que 3,2 % de toutes les richesses. La pauvreté en Europe n’est pas une question de manque de revenus/richesse mais bien un souci de distribution. On remarque d’ailleurs qu’en France, la pauvreté a augmenté entre 2000 et 2020, et cela alors que le PIB a presque doublé sur la même période. La défense de la croissance comme recette miracle à la pauvreté est une position idéologique sans aucun fondement scientifique. 

Concernant la dette, il est fallacieux d’en parler comme une relation entre les générations présentes et les générations futures. Ce malentendu commun est très bien démystifié dans La dette au XXIe siècle. Comment s’en libérer (2023), le dernier ouvrage de Nicolas Dufrêne : « la dette publique n’opère pas tant un transfert de charge entre les générations qu’un transfert de richesse dans la génération présente, comme future, entre les pauvres et les riches. En effet, si tous les citoyens bénéficient des services publics, les riches détenteurs de titres de dette récupèrent les intérêts sur celle-ci tandis que les pauvres ne font que la payer via l’impôt. La dette publique est de ce fait un mécanisme antiredistributif […] c’est-à-dire une situation où l’on prend de l’argent aux pauvres pour le reverser aux riches qui touchent les intérêts de la dette en plus de bénéficier des services publics que cette même dette finance » (p. 45). (Je recommande vivement la lecture du livre de Nicolas Dufrêne dans sa totalité pour mieux comprendre le lien entre dettes et activité économique.)

Et même si l’on admettait que la décroissance était une impasse en termes de remboursement de la dette publique (ce n’est pas le cas, mais admettons). Préfère-t-on se retrouver dans une impasse financière ou bien une impasse écologique ? Les dettes sont des constructions sociales que l’on peut toujours renégocier. Pour faire face à la pandémie, la Banque Centrale Européenne (BCE) a créé plus de 3 000 milliards d’euros entre 2020 et 2022. Cet argent n’existait pas avant ; il a été créé par simple volonté politique. Par contre, la BCE ne peut pas décider d’injecter plusieurs milliers d’espèces animales dans la nature ou bien retirer du carbone de l’atmosphère. On ne négocie pas avec climat, les océans, et la biodiversité – si ces systèmes s’effondrent, tout l’argent du monde ne suffira pas à les réparer. L’argument comme quoi il faudrait continuer à doucement jeter de l’huile sur le feu pour pouvoir mettre à niveau un tableau Excel me paraît non seulement absurde mais surtout extrêmement dangereux. 

Pour finir, Dominique Reynié fait un raccourci problématique entre « croissance du PIB » et « une vie meilleure ». Les études empiriques sur le sujet démontrent que le lien entre revenu national et bien-être n’est pas si direct que ça. Passé un certain seuil de PIB par habitant, la croissance des revenus cesse d’améliorer le bien-être. Pour ne mentionner qu’une étude : prenant en compte 11 indicateur de prospérité, cet article de 2021 a comparé les trajectoires de développement de 140 pays de 1992 à 2015. Résultat, certains pays parviennent à améliorer leur espérance de vie, taux d’emploi, accès à un logement décent, etc. bien plus efficacement que d’autres, et parfois avec des PIB par habitant radicalement différent. Le Portugal, par exemple, a une espérance de vie de 81 ans, soit 2,4 ans de plus que l’Américain moyen, et cela avec 65 % de revenus par personne en moins. 

Et si la vie meilleure ne rimait pas forcément avec plus de consommation ? C’est la thèse de la philosophe Kate Soper dans Post-Growth Living: For an alternative hedonism (2020), qui fait écho à des décennies de recherches et d’expérimentations autour de la simplicité volontaire et de la sobriété heureuse. Est-il si difficile d’imaginer que l’on pourrait travailler moins pour vivre mieux, comme l’explique si bien la philosophe Céline Marty ? Réduire notre définition du bonheur à une grosse voiture, des vacances à Dubaï, et un abonnement Netflix, c’est cracher au visage de plusieurs millénaires de philosophie (voir l’impressionnant ouvrage de Bruno Villalba sur l’histoire des Politiques de sobriété). 

D.R. : « Comment concilier croissance et lutte pour le climat ? Notre horizon doit être une croissance décarbonée. L’objectif premier est de se passer des énergies fossiles. On sait que ce sera long, difficile et coûteux. Pétrole, gaz et charbon représentent 82 % de la consommation mondiale d’énergie primaire. On ne se représente pas bien la quantité gigantesque d’énergie indispensable chaque jour à la vie de l’humanité. Pour sortir des énergies fossiles, toutes les sources décarbonées seront nécessaires : les énergies renouvelables et le nucléaire, et il en faudra beaucoup. »

Avant d’en arriver au comment, et si on se demandait pourquoi concilier croissance et lutte pour le climat ? Dominique Reynié fait preuve d’un manque cruel d’imagination en reprenant les tropes bien usés des économistes qui assimilent croissance et prospérité (un manque d’imagination ironique pour le directeur d’un institut d’innovation politique). Quand le sage montre un projet de société soutenable, l’idiot regarde le PIB. Non seulement l’agitation monétaire mesurée par le PIB ne devrait pas être considéré comme un indicateur de bien-être, mais ce que l’on encense un peu trop rapidement comme de la « croissance » n’a parfois rien d’enviable, surtout si elle est tirée par des activités génocidaires (l’économiste Américain Herman Daly appelait ça la « croissance anti-économique »). Cela me fait penser à une citation de L’hypothèse K (2023, p. 110), le dernier livre d’Aurélien Barrau : « Chacun conviendra qu’une arme “zéro carbone”, entièrement recyclable, demeurerait dangereuse si elle était utilisée à des fins criminelles. Voilà pourtant ce que nous tentons aujourd’hui : décarboner l’économie, la verdir donc, sans prendre le temps de comprendre que sa finalité demeure l’artificialisation systématique du réel et donc l’anéantissement de la vie ainsi, dans une certaine mesure, que l’éradication du sens. Fabriquer des armes létales estampillées “biologiques équitables” relèverait de la farce. C’est pourtant l’exacte analogue de notre actuelle manière d’envisager globalement la situation. » Soyons ambitieux : au lieu de verdir l’économie bêtement (sans même y parvenir d’ailleurs), tâchons plutôt d’améliorer notre capacité à satisfaire des besoins (les minima sociaux dans la théorie du donut de Kate Raworth) sans dépasser la biocapacité de nos écosystèmes. 

« La croissance décarbonée » n’est pas un objectif valide de planification écologique. Le véritable horizon de cette transition, c’est la soutenabilité, c’est-à-dire le retour sous le seuil des limites planétaire. Nous devons ramener l’empreinte écologique en dessous de la biocapacité des écosystèmes. C’est un défi complexe qui demande des actions concertées sur l’usage des sols, l’extraction des matériaux, les prélèvements de l’eau, l’émission de gaz à effet de serre, etc. Se focaliser sur le carbone, c’est comme essayer de résoudre un Rubik’s Cube en ne regardant qu’une couleur. S’il est possible de réduire l’intensité carbone des activités économiques, il est difficilement imaginable de complètement découpler la production de l’usage de l’énergie, des ressources, et des services écosystémiques. La « croissance verte » perpétuelle dans un monde en contraction biophysique est un fantasme d’économistes.

D.R. : « L’objectif suivant est la décarbonation de l’activité humaine. Voyons-y un fantastique gisement de croissance. J’ai relevé à titre d’illustration 4 projets, parmi tant d’autres, en cours de développement : la décarbonation de la sidérurgie européenne. L’oxycombustion, les chaudières industrielles bas carbone (4 millions de tonnes de CO2 en moins en 2025). La captation du CO2 dans l’atmosphère, pour le filtrer, le récupérer et le transformer en matériaux de construction, ou encore le stockage du CO2, réputé très prometteur, etc. La lutte pour le climat suppose la recherche, l’innovation, des investissements massifs, des capitaux colossaux… »

Nous devons de manière urgente transformer notre économie. Cela voudra dire abandonner certaines activités, en maintenir certaines autres, et en créer de nouvelles (la triade « avoid, shift, improve » reprise par le GIEC). Le but de la planification écologique devrait être de naviguer cette transition pour qu’elle soit efficace (l’empreinte écologique doit absolument baisser), juste (les plus vulnérables doivent être protégés), et démocratique (les décisions sont d’une telle importance qu’elles doivent se faire dans le cadre d’un débat citoyen). Considérer cette métamorphose sociétale comme « un gisement de croissance » relève d’une passion morbide plutôt répugnante, une propension semi-criminelle et semi-pathologique, comme disait John Maynard Keynes. Vouloir générer une croissance du PIB en pleine transition écologique serait comme vouloir s’enrichir à travers un mariage ou une élection.

Deuxième point. L’atténuation du changement climatique demande une baisse des émissions de gaz à effet de serre. C’est tout. Dire qu’il nous faut croître pour pouvoir investir dans la recherche est un argument trompeur. D’abord, seulement 2,2 % du PIB français est investi dans la recherche. Si nous voulions absolument investir dans cette direction, il suffirait de mobiliser davantage de ressources pour se faire (encore une fois : nous avons affaire ici davantage à un problème d’allocation que de production). Croître pour trouver des solutions aux dégâts de la croissance relève de la pyramide de Ponzi : dégrader un peu plus les écosystèmes pour récolter quelques pécules à investir dans l’avènement (incertaine) de solutions permettant de réparer les pots cassés.  Ce serait l’équivalent de dire à un patient fumeur diagnostiqué d’un cancer des poumons de continuer à fumer pour que l’industrie du tabac puisse investir dans la recherche sur la lutte contre le cancer. Pas sûr que le slogan « Pour lutter contre le cancer, fumez davantage » face l’unanimité chez les médecins.  

D.R. : « Contrairement à ce que l’on affirme trop souvent, le capitalisme n’est pas incompatible avec la lutte pour le climat, il en est une condition. La lutte pour le climat doit être planétaire, il lui faut le soutien des populations, et pour cela, elle doit les rétribuer, par le progrès matériel et par les libertés. Pour le climat, il faut la croissance. »

Jusqu’à preuve du contraire (c’est la position que j’ai défendu jusqu’ici et que j’explique en détail dans le deuxième chapitre de Ralentir ou périr), nous n’avons pas réussi à concilier croissance du PIB et réduction de l’empreinte écologique. La décroissance de la production et de la consommation est donc nécessaire. Problème : le capitalisme est un système où l’économie est organisée de manière spécifique afin de maximiser la plus-value monétaire, la fameuse accumulation du capital (pour explorer le sujet, voir la thèse de Louison Cahen-Fourrot). C’est donc un système qui ne peut pas décroitre sans s’encriser, un problème lorsque les impératifs écologiques demandent une réduction de la production et de la consommation. Si l’on veut ralentir l’économie, il faudra donc nécessairement sortir du logiciel capitaliste et délaisser certaines de ses institutions (le salariat, les marchandises et les marchés, la propriété privée et concentrée des moyens de production, et l’entreprise à but lucratif). Cela ne veut pas dire sortir du progrès, ni réinventer la roue, mais plutôt mettre en place un nouveau système économique où le travail est en partie démarchandisé, avec plus de gratuité et de communs, et où le modèle d’entreprise par défaut deviendrait les coopératives à lucrativité limitée et à but non lucratif (pour un état des lieux de quelques-unes de ces utopies locales, voir le livre de Timothée Duverger, Utopies locales : Les solutions écologiques et solidaires de demain).

Dernière couche : comme si le capitalisme « rétribuait les populations par le progrès matériel et par les libertés ». Ce système parvient en effet à rétribuer une petite minorité possédante qui parvient à faire fructifier son capital. Selon le Rapport sur les Inégalités 2023, les 30 % les plus riches en France possèdent 77 % du patrimoine national, ce qui leur permet de caper la moitié du revenu national. Dans une société marchandisée, ce pouvoir d’achat se traduit en effet par de grandes libertés en termes de mode de vie (avec les empreintes écologiques qui vont avec). Il est tout à fait légitime de s’attendre que cette minorité de chanceux s’oppose au retrait de ces privilèges économico-écologiques (et encore, l’avancement des consciences écologiques et l’attrait grandissant du minimalisme en aura sûrement convaincu déjà une partie). Mais si nous vivons en démocratie, je ne vois pas pourquoi la majorité continuerait à gentiment subir l’effondrement écologique pour maintenir des privilèges dont elle ne verra jamais la couleur. 

***

Deux minutes d’opinions à la va-vite ont nécessité plusieurs pages de rectification. Il ne faut pas s’étonner après si le débat patine. On donne des cartes blanches à des non-experts à des heures de grande écoute qui bredouillent des poncifs pseudo-scientifiques sans jamais vraiment rentrer dans les détails. À côté de ça, les quelques chercheurs sur le sujet se retrouvent de corvée de debunking face à des critiques qui ne font aucun effort pour apprendre. Quel gâchis de temps et d’énergie. Ça serait comme demander à Isabelle Autissier d’arrêter de naviguer pour expliquer aux platistes que la Terre est ronde. 

29.08.2023 à 10:14

How to Blow Up an Economy

tparrique

This is the transcript of a speech I gave at The Conference in Malmo (Sweden) on August 29th, 2023. The video can be found here. Demolition is an essential part of construction. That which is true in the world of material infrastructures is also valid for immaterial institutions. To construct a new, alternative economy – we’ll first […]
Texte intégral (1849 mots)

This is the transcript of a speech I gave at The Conference in Malmo (Sweden) on August 29th, 2023. The video can be found here.

Demolition is an essential part of construction. That which is true in the world of material infrastructures is also valid for immaterial institutions. To construct a new, alternative economy – we’ll first have to destroy the old one.

This, we are not currently doing. Instead, we are thinking about the transition as a matter of additions. We try to green things with armies of eco-friendly inventions like waste collecting drones, electric cargo bikes, lab grown food, underwater windmills or 5G-based smart grids. The problem is: this approach has failed. For at least two decades (if not more), the richest countries in the world have been trying to fall back within safe planetary boundaries. none of them has succeeded. In fact, for most environmental indicators, the situation is worse today than it was 20 years ago.

This calls for a completely new strategy. Forget additions. Let’s think about the transition as a matter of subtractions. What if we put innovation aside for a little bit and talk about renovation: the process of terminating a practice or the use of a technology.  This is what I want to talk about today: removal, shut-down, divestment – and degrowth. I want to talk about how to diffuse a highly sophisticated climate bomb, an economic system that is putting the biosphere at risk and that needs to be completely redesigned. And that brings me to today’s provocative question: How to blow up an economy?

Of course, the problem is not the economy itself, but a specific economic system: capitalism, and its compulsion for endless growth. Just like a computer, every economy has an operating system: a socio-cultural software made of many formal and informal rules. Today our economic system is organised around a pervasive grow-or-die imperative: Governments must grow their GDP, cities their revenues, companies maximise their profit, associations look for funding, and individuals worry about income. At every level, there are incentives in place to maximise financial growth.   

And guess what happens in a system where every part strives to grow? it gets bigger. An economy which grows at 3% per yeardoubles in size every generation. And that’s where it becomes tricky. Every economic activity uses energy and materials. You can use them more efficiently but you cannot run an economy without nature. The more you consume, the more you need to produce. The more you produce, the more you need to extract. The more you extract, the more your risk overshooting your biophysical carrying capacity. GDP can grow forever because it’s immaterial. Ecosystems, on the other hand, are finite. There are not boundless quantities of gas, metals, fresh water, & soil. Central banks can create as many billion euros as they want but they cannot create new fossil fuels nor can they give the atmosphere extra capacity to absorb greenhouse gases. 

So, that’s our problem: We’re trying to sustain an infinite growth within a finite planet, which, is a bit like expecting to grow up while keeping your baby shoes for your entire life. 

Now, can’t we just “green” growth? Why not just decouple GDP from all its ecological impacts? Politicians LOVE this idea of green growth because it’s reassuring. It’s a don’t worry, everything is fine, everything is gonna be okay kind of thing to say. Except it’s not that easy.  What we call “green” is growth that is slightly decoupled from carbon emissions. I say “slightly” because the reduction of emissions is so small, it looks ridiculous in comparison to what really needs to be done. With current decarbonisation rates, high-income countries would take an average 220 years to achieve near-carbon neutrality, emitting almost 30 times their remaining 1.5°C carbon budget in the process. Calling that growth “green” would be like me saying I’ve done a diet after losing 200 grammes in 10 years. 

And keep in mind that this minuscule progress is only for carbon. We are doing way worse for other environmental pressures, which are still heavily coupled with economic activity. The material footprint of Europe, for example, has increased by 9.4% since the 1990s. I don’t care about how efficient your economy is if it still overshoots planetary boundaries. Same story for water footprint, land use, biodiversity loss, air and aquatic pollution, waste generation, etc. As of today, no economy in the world has managed to reduce this total ecological footprint while growing its economy. The only ambitious reductions we’ve had were during periods of crisis. 

Does this mean we need to put our economies in permanent recession? Well, let me put it this way:  If you’re obese and you want to lose weight, you don’t stop eating everything and forever. No, you do a diet. A selective, temporary diet to be healthy again. Well, this is exactly what we need: a planned, selective downscaling of production and consumption to lower ecological footprint. Is that going to be painful? Well, it depends. If you want to lose 20 kilos, you can either do a diet or you can chop your leg off. In terms of kilograms, both strategies have the same result; but in terms of wellbeing, one is clearly better.

For our economies, the choice is similar: planned degrowth today (the diet) or chaotic collapse tomorrow (the amputation). Either we take the time to organise a just and democratic transition to a smaller, more sustainable economy. Or we wait for resources to go scarce and let disaster set the agenda.   

I understand that some people are afraid of GDP going down. But that’s not really what should scare us. Struggling to survive in a Mad Max-like +4°C world with heatwaves, water shortages, dead soil, and recurrent pandemics. That’s the scary bit. Compared to that, the quantity of money an economy makes is relatively unimportant. 

Even if growth was perfectly sustainable, it would remain an absurd objective. When people think of growth, they think of progress, innovation, wellbeing. But that’s not what it is. Economic growth is one thing only: an increase in GDP, Gross Domestic Product. This indicator tells us nothing about wellbeing. It’s actually written in the United Nations manual to calculate it: Chapter 1, p. 12, section 75: “GDP is often taken as a measure of welfare, but the System of National Account makes no claim that this is so.” [end of quote]; So, that’s strange. Most people think economic growth IS GOOD, except the few people who know what economic growth IS, who tell us that it cannot be described as neither good nor bad in terms of wellbeing.

GDP is like a giant calculator that estimates production by aggregating monetary transactions. But it’s a calculator with only one big “+” button. Whatever is being produced will push GDP up, regardless of its utility in terms of needs satisfaction. Insulin & hand grenades; electric buses & private jets; hand jobs & cocaine (yeah, some countries include prostitution and drugs in their GDP). A real hodgepodge that includes useful and useless things while telling us nothing about who is using them and whether they really need it or not.    

Measuring prosperity in terms of GDP would be like measuring happiness in kilometres. The purpose of an economy is not to boost GDP, it is to content unsatisfied needs. If it’s not doing this, your economy is broken, regardless of its level of GDP. If it satisfies needs, but only for a privileged few – something is not working properly. If it’s contenting needs today but by squandering natural resources and creating an unbearable ecological future, I don’t think it deserves to be called “prosperous.” 

So, the question is not how to green today’s economy, but rather how to invent a new economy that would be fairer and more sustainable than growth-obsessed capitalism. The weird thing is that we don’t often try to design new economic systems. It’s paradoxical that capitalism is supposedly a heaven of innovation, except for the system itself, which should never change. Every year, we mobilise some of our most creative minds to invent another smartphone, a larger SUV, and new sneaky ways to bring you to McDonalds. But we never do that for the economy as a whole. Economics has become an unimaginative science, confined to trying to predict the future of the economy. […] But the future of the economy is not to be predicted, it is to be invented. 

Imagine a society where the economy and its way of thinking are no longer at the centre of everything. An economy in balance with the living world which prioritises human wellbeing over the blind accumulation of capital. No more bullshit jobs, no more needless labour. It’s an economy where we can afford to nap every day and where progress means filling the calendar with new holidays. Poorer in money but richer with time and connection. An economy where the use of materials and energy is capped but where no one is left behind just because their money runs low. Sufficiency for all, excess for none. Imagine the end of the profit motive. Democratic cooperatives that allow us to decide together what to produce and how to produce it, putting quality and pleasantness over quantity and cheapness. Life after growth is not poverty – this is a life that is outwardly simple and inwardly rich.  

Is it a utopia? Well, it’s as utopian as putting a camera in a phone… before we used to put cameras in phones! A utopia is not something impossible. It is something perceived to be impossible in a specific social context. Degrowth is utopian only because it contradicts one of the common senses of our time: the imperative for endless economic growth. In a present obsessed with enormousness, the ultimate exuberance is to dream of something small but beautiful. Call it a concrete utopia, a subversive concept to educate our desire for a future we didn’t know was possible even though. It actually is. 

So, let me finish by quoting some of the most famous words of our times, which seems here very fitting: Let’s come in like a wrecking ball. Time to demolish this monolithic vision of capitalism as the end of history. Let’s rebuild something smaller, better, fairer, safer.  An economy that can prosper without growth. This is the ultimate innovation. 

13.06.2023 à 14:38

Réponse à David Cayla : Décroire pour décroître 

tparrique

Quel bonheur de lire une critique détaillée de Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (2022). Merci à David Cayla d’avoir pris le temps d’écrire « Réflexions sur le bon usage du PIB ». Son texte pose plusieurs questions qui éveilleront la curiosité de nombreux économistes : Pourquoi ouvrir le livre avec une critique du PIB ? Quel est l’objectif de la décroissance ? […]
Texte intégral (7700 mots)

Quel bonheur de lire une critique détaillée de Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (2022). Merci à David Cayla d’avoir pris le temps d’écrire « Réflexions sur le bon usage du PIB ». Son texte pose plusieurs questions qui éveilleront la curiosité de nombreux économistes : Pourquoi ouvrir le livre avec une critique du PIB ? Quel est l’objectif de la décroissance ? Que devrait-on réduire de manière prioritaire ? Qui décidera quelles sont les productions les plus essentielles ? Dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ? Est-il socialement acceptable de diviser par deux le revenu disponible des ménages ? Comment gérer politiquement le choc que la décroissance provoquerait ? 

Décroire et décroître : l’imaginaire et le réel

« Timothée Parrique entend proposer une réflexion générale sur la décroissance. Étrangement, pourtant, Parrique a du mal à en dégager une définition précise, pas plus qu’il ne définit vraiment la croissance ou le PIB ». C’est la critique principale de David Cayla : il y aurait confusion au niveau de mes définitions. Avant de clarifier ce que j’entends par croissance et décroissance, rappelons que les concepts se définissent toujours à au moins deux niveaux : les idées et la réalité. Le premier s’attache au contenant (la nature du concept en tant qu’idée) et le second au contenu (le phénomène décrit par le concept). Du point de vue des idées, la décroissance est à la fois une théorie critique utilisée en économie écologique, un courant de pensée qui a émergé en 2002, une stratégie de transition pour faire face aux crises écologiques et beaucoup d’autres choses à la fois, selon l’angle que l’on prend pour l’analyser (voir The future is degrowth pour un tour d’horizon). 

Mais on peut aussi conceptualiser la décroissance comme un phénomène réel. Dans le livre, je la définis comme « une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être ». La définition reste toujours la même. Elle est annoncée dès l’introduction (p. 15) et reprise dans le chapitre 6 : « Un chemin de transition. Mettre l’économie en décroissance » où les cinq sous-sections correspondent verbatim aux éléments de la définition, chacune essayant de détailler ce que signifie précisément (1) une réduction de la production et de la consommation, (2) pour alléger l’empreinte écologique, (3) planifiée démocratiquement, etc.

Le PIB est aussi à la fois une idée et un phénomène – d’où le sous-titre du chapitre 1 : « entre phénomène et idéologie ». La définition réelle du PIB est assez consensuelle. Les mots peuvent changer d’une définition à l’autre, mais l’idée reste la même : « la somme des valeurs ajoutées brutes nouvellement créées par les unités productrices résidentes une année donnée, évaluées au prix du marché », selon la définition de l’Insee. Pour être encore plus précis, le Système de Compatibilité Nationale le définit comme « la somme des valeurs ajoutées brutes de toutes les unités productrices résidentes augmentée de la partie (éventuellement du total) des impôts moins les subventions sur les produits qui n’est pas déjà incluse dans l’évaluation de la production » (p. 35). Le PIB comme idée est un sujet d’étude plus complexe et les analyses sont nombreuses et diverses.[1]

La croissance économique en tant que phénomène est simplement l’augmentation du PIB, censé refléter une augmentation de la production. Quand le PIB augmente, c’est qu’une économie produit plus. La croissance économique en tant qu’idée est beaucoup plus difficile à cerner. Ma première tentative d’explication date de The political economy of degrowth (2019) que l’on peut retrouver dans le chapitre 1, et plus spécifiquement dans les sections « How does it grow ? Sources and drivers » (pp. 62-67) et « Why should it grow? Collective imaginaries about growth » (pp. 67-76). C’est l’analyse que l’on retrouve au début du livre : la croissance devenue obsession socio-politique.  

« Si tel est l’objectif de la décroissance – limiter nos besoins sociaux pour limiter notre emprise sur l’environnement – pourquoi dans ce cas commencer le livre par une critique du PIB ? ». Tout simplement car c’est aujourd’hui pour défendre le PIB que nous refusons de produire et consommer moins. Comme je l’écris dans l’introduction du Chapitre 1 : La vie secrète du PIB : « si la croissance est devenue le moteur principal de l’insoutenabilité sociale et écologique [c’est l’hypothèse centrale du livre], la comprendre et la démystifier est notre seul moyen d’y échapper ». Si la croissance est devenue une idéologie, pour décroître, il va falloir d’abord décroire. La décroissance est donc à la fois une décroyance (théorie critique) et une décrue (phénomène réel). La décroyance vise à « décoloniser l’imaginaire de la croissance » (Serge Latouche), c’est un « mot obus » pour « pulvériser l’idéologie de la croissance » (Paul Ariès), une « attaque frontale contre l’imaginaire de la croissance » (Giorgos Kallis). La décrue vise la réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être.

Que doit-on décroître exactement ? 

« En fin de compte, quel est l’objectif de la décroissance ? », demand David Cayla. La chose la plus importante à décroître, c’est l’empreinte écologique. Un pays comme la France est dans une situation intenable de dépassement de sa biocapacité. Un chiffre parmi tant d’autres : la France consomme chaque année l’équivalent de 2,86 fois sa biocapacité. Cela veut dire que si tous les humains vivaient comme le français moyen, nous aurions besoin de presque trois planètes pour subvenir à nos besoins. S’il n’est pas possible de faire baisser l’empreinte écologique totale tout en produisant et en consommant plus (ou même la même chose), il faudra donc produire et consommer moins (c’est l’argument du chapitre 2 : L’impossible découplage). C’est pour ça que j’aime bien comparer la décroissance à un régime macroéconomique : supprimer des produits pour alléger les pressions sur l’environnement. 

Malgré son abstraction et ses nombreuses limites, le PIB mesure fidèlement l’agitation monétaire, une agitation qui reste aujourd’hui fortement corrélée aux pressions sur l’environnement. Le PIB est donc un bon proxy pour estimer le poids écologique à un moment donné (cela explique également pourquoi il est impossible de réduire l’usage des ressources naturelles sans baisse concomitante de l’activité économique totale). Mais quand David Cayla demande « dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ? », il regarde le doigt qui montre la lune. L’objectif final est de baisser la demande énergétique, l’extraction de matériaux, l’usage des sols, l’impact sur la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre, etc. La première famille d’indicateurs pour mesurer le succès d’une transition décroissante se comptent en tonnes de CO2, en degrés de température, en kilos de matériaux, en litres d’eau, en kilomètres carrés de sols artificialisés, ou en nombre d’espèces – pas en euros. 

Passons à la deuxième étape : Que faut-il arrêter de produire et de consommer pour réduire l’empreinte écologique totale ? « Si j’appelle un taxi pour me rendre à la gare, je fais croître le PIB ; si je demande à un ami de m’y emmener en voiture, je réponds au même besoin sans faire varier le PIB. Mais du point de vue de la planète, les deux opérations sont parfaitement équivalentes ». La chose qu’il importe de réduire ici c’est la production et la consommation de voiture. C’est pour ça que je préfère parler de réduction de la production et de la consommation dans ma définition de la décroissance plutôt que de faire référence à des indicateurs monétaires comme le PIB. J’insiste sur production et consommation: rien de sert d’arrêter de produire des voitures tout en continuant à en importer de l’étranger, et rien de sert d’arrêter de conduire des voitures si l’on continue à en exporter à l’étranger. Pour baisser l’empreinte écologique, il faut supprimer des voitures. 

« Car avant de dire qu’il faut réduire le PIB, il est important de savoir de quoi parle-t-on exactement, ce que les théoriciens de la décroissance font rarement ». La distinction entre consommation et investissement est une convention comptable.[2] Du point de vue biophysique, il n’y a pas de différence entre la consommation des ménages, la consommation non marchande, et l’investissement public et privé. En termes d’énergie et de matériaux, une voiture produite est une voiture produite, peu importe qu’elle soit utilisée par un ménage, une association, un fonctionnaire, ou une entreprise. « Que devrait-on réduire de manière prioritaire ? Les dépenses de consommation des ménages ? La production de services publics et des associations caritatives ? L’investissement ? », questionne David Cayla. La réponse est ailleurs. Peu importe la catégorie comptable que l’on lui donne, ce qu’il faut réduire, dans l’exemple précédent, c’est le nombre de voitures et de kilomètres parcourus.   

Pour continuer avec l’exemple de la mobilité, le changement s’effectue sur au moins trois niveaux. On peut d’abord (1) éviter des déplacements, c’est-à-dire simplifier certains besoins de mobilité (e.g., faire du télétravail, partir en vacances moins loin, ou habiter plus près de ses lieux d’activité). L’évitement se solde par la disparition – partielle ou totale – du besoin d’avoir accès à une voiture. C’est de la décroissance dans le sens le plus pur du terme : moins de voitures et moins de kilomètres parcourus. On peut ensuite (2) substituer les modes de déplacement : prendre le train à la place de l’avion ou le vélo à la place de la voiture. Et on peut finalement (3) améliorer le mode de déplacement que l’on ne peut ni éviter ni substituer : faire du covoiturage avec une voiture électrique, mettre des vélos cargos en commun. Contrairement à l’évitement, l’effet de la substitution sur l’activité économique est plus subtil et dépendra des choix de production – même si l’on peut supposer que les mobilités actives et les transports en commun soient moins intenses en valeurs ajoutées monétaires. Même incertitude au niveau de l’amélioration : partager une voiture à plusieurs et allonger sa durée de vie permet de réduire la production totale de voitures mais l’invention de nouvelles voitures mènera à un surcroît d’activités économiques pour les produire et les vendre. 

« Les impératifs écologiques impliqueront de changer en profondeur notre système productif, ce qui nécessite des investissements dans le ferroviaire, la rénovation des bâtiments, la décarbonation de notre système productif… D’autres investissements à vocation purement marchande devraient sans doute être réduits. Quel serait le solde global ? La réponse n’est pas claire ». Réponse claire : le solde global devra forcément être une baisse de l’empreinte écologique totale. Vu qu’il est impossible de poser des rails, faire circuler des trains, et rénover des bâtiments sans utiliser d’énergie et de matériaux et sans générer de déchets et de pollution, il faudra forcément trouver le budget biophysique pour ces activités. Problème : nous sommes déjà en dépassement écologique. Pour abaisser notre usage total de ressources naturelles, toute augmentation de la production quelque part demandera une baisse plus importante de la production autre part. Le solde global sera donc une économie au métabolisme biophysique plus petite, et donc, selon l’hypothèse du chapitre 2 du livre, une économie dont les niveaux de production et de consommation seront inférieurs à ceux d’aujourd’hui.  

Troisième étape : pourquoi mêler démarchandisation et réduction de l’empreinte écologique ? Réponse : la marchandisation de certains services nous enferme souvent dans des stratégies de croissance. Le chauffeur de taxi qui travaille pour une entreprise à but lucratif se verra imposé de plus en plus de courses. Ce n’est pas le cas de l’ami qui nous dépose. L’entreprise de taxi s’organise autour de la production d’une valeur d’échange (un chiffre d’affaires que l’on peut chercher à faire croître à l’infini) alors que l’ami serviable se concentre sur une valeur d’usage (la satisfaction d’un besoin ponctuel et donc fini). L’hypothèse que j’explore dans mes travaux est qu’une démarchandisation partielle de certains secteurs (le logement, l’agriculture, l’énergie, les télécommunications) permettrait de supprimer des impératifs de croissance, ce qui faciliterait la réduction de la production et de la consommation. Si personne ne s’enrichissait à construire des voitures, des autoroutes et des parkings, il serait plus facile de décider d’arrêter d’en produire.  

Au risque de décevoir certains économistes, peu importe de savoir quel sera l’ampleur de la réduction du PIB après (1) la réduction de la production et la consommation et (2) la démarchandisation d’une partie de l’économie. La question de David Cayla – « dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ? » – ne devrait pas nous distraire. La seule raison pour laquelle nous accordons de l’importance à cette question est que nous sommes socio-politiquement obsédés par le PIB – d’où l’important d’en faire la critique et de formuler un plan de transition avec des indicateurs plus concrets. 

Décroissance et services publics 

« Réduisez la production marchande de 100 milliards d’euros, vous réduirez mécaniquement les revenus monétaires de 100 milliards d’euros. Et vous réduirez aussi, par la même occasion, les recettes fiscales et donc la capacité de financer l’activité non marchande, c’est-à-dire des services publics ». C’est ici que le cadre théorique de David Cayla atteint ses limites. 

Le problème, c’est qu’il ne pense qu’en euros. L’économie standard laisse penser qu’une activité marchande génère une richesse monétaire qui est ensuite disponible pour financer une activité non-marchande. Cependant, le raisonnement en termes de flux biophysiques est exactement l’inverse. Si une entreprise achète un camion pour faire des livraisons, c’est un budget carbone, matière, eau (toutes les ressources nécessaires pour construire et faire rouler le camion) qui ne sera alors plus disponible autre part dans l’économie. Même raisonnement pour l’utilisation de notre budget temps. Une heure passée à conduire un camion de livraison est une heure qui ne sera pas passée à conduire un bus scolaire. Si l’on veut continuer à pouvoir financer – en litres, en tonnes, en watts, et en heures de travail – ces choses que l’on veut voir croître, il va falloir libérer un budget écologique et social quelque part ailleurs (c’était l’un des messages de ma présentation à la conférence Beyond Growth du Parlement Européen). 

Imaginons maintenant que la nature soit organisée comme un gouvernement qui collecterait des taxes pour payer ses abeilles, ses verres de terre, et ses arbres. Vu que ces espèces n’acceptent pas d’euros, il faudrait les payer en ressources naturelles, en espace (et donc en énergie et en matériaux), et en heures de travail de préservation, maintenance, et reconstruction écologique (pour ce qu’il est possible de de réparer). Si l’on veut davantage de services écosystémiques, il faudrait donc « investir » une plus grande partie de notre budget biophysique, et donc forcément réduire l’usage de ces ressources dans d’autres parties de l’économie. 

Ceci dit, David Cayla a raison de rappeler que dans une économie monétarisée, l’allocation de ces ressources s’organise souvent en euros. Mais cette limite n’est pas indépassable. Il faut simplement se mettre d’accord collectivement pour mobiliser (investir) et cesser de mobiliser (désinvestir) certaines de nos ressources humaines et naturelles. Les prix sont des institutions humaines et les euros sont créés par nous-mêmes. L’argent magique existe (e.g., l’assouplissement quantitatif des banques centrales), mais l’énergie magique n’existe pas. J’admets que la tâche n’est pas simple mais elle est relativement plus simple que d’arriver à faire fonctionner une économie dans un monde aux écosystèmes dégradés. Dit autrement, le financement des services publics est un problème secondaire par rapport au financement des services écologiques. 

La seule situation qui justifierait la croissance de l’activité totale, c’est si nous n’avions en France pas assez de produits pour satisfaire les besoins de toute la population. C’est loin d’être le cas. L’économiste Pierre Concialdi calcule le revenu national minimum qui permettrait à toute la population française de vivre décemment. En 2021, ce revenu minimum nécessaire correspondait à 56 % du revenu national (pp. 120-122 dans Ralentir ou périr). La pauvreté et l’insuffisance des services publics n’est pas un problème de production qui demande un surcroît d’activité totale mais plutôt un problème d’allocation qui nécessite des décisions collectives d’allocation. Si nous voulons éradiquer la pauvreté monétaire, donnons simplement de l’argent aux personnes qui n’en ont pas, comme le suggère Denis Colombi dans Où va l’argent des pauvres ? Si nous voulons de meilleurs services publics, décidons simplement de mobiliser une partie de notre richesse pour les avoir. 

Décroissance et inégalités 

Comme le rappelle David Cayla, « réduire le PIB, c’est forcément réduire les revenus ». Mais dire que « la consommation individuelle des ménages sera forcément réduite » laisse entendre une certaine restriction générale qui mettrait en danger les ménages les plus précaires. Même écueil quand David Cayla affirme que la décroissance ne sera pas « le bonheur et la félicité pour tous » ou bien qu’elle sera d’une « violence inouïe pour tout le monde ». Rappelons que la décroissance est un phénomène macroéconomique, c’est-à-dire une réduction du revenu national. C’est important de le rappeler car tous les ménages n’ont pas les mêmes niveaux de vie. Selon le dernier rapport de l’Observatoire des Inégalités, les 30 % les plus riches captent la moitié du revenu national et la moitié des ménages les plus riches captent près de 70 % de tous les revenus, ne laissant que 30 % pour le reste de la population, dont seulement 9 % pour les 20 % des ménages les plus pauvres. 

Si l’on cherchait à réduire le revenu national, on pourrait simplement commencer par supprimer une partie des revenus de la moitié la plus riche des français. Mais attention : l’objectif de la décroissance n’est pas de baisser les revenus, c’est de baisser la production et la consommation de ces choses qui alourdissent notre empreinte. Par chance, ce sont les plus riches qui consomment le plus de ressources naturelles.[3] C’est une heureuse coïncidence : la réduction de l’empreinte écologique la plus efficace est aussi celle qui est la plus susceptible d’être acceptée par la majorité de la population. 

Nous avons donc une marge de manœuvre importante pour une décroissance proportionnelle où les plus privilégiés baisseraient leurs empreintes carbones davantage et beaucoup plus vite que la moyenne, et verrait disparaître une portion de leur revenus équivalent à l’évitement des activités économiques. Selon les calculs de l’ingénieur Clément Caudron, il est possible de diviser par deux le PIB français sans toucher aux revenus de la moitié la plus pauvre de la population et on retrouve des résultats similaires dans plusieurs exercices de modélisation post-croissante.[4] Là encore, on peut pinailler sur les chiffres mais la logique est solide : on peut très bien réduire l’activité économique totale tout en s’assurant que les effets soient différenciés pour différentes classes de ménage.  

 « [I]l est absurde d’affirmer que la décroissance n’affectera qu’une partie minoritaire de la société. La réalité c’est que la décroissance représentera une rupture anthropologique d’une violence inouïe pour tout le monde ». Nous venons de montrer que la décroissance n’affectera pas tout le monde de la même manière. La simplification des besoins (entendez évitement) doit être proportionnelle à l’empreinte écologique individuelle : beaucoup pour ceux à l’empreinte la plus lourde, moins pour ceux autour de l’empreinte moyenne, très peu voir rien pour les plus pauvres. Si l’on reprend la triade énoncée plus haut : (1) l’évitement ciblera principalement les riches alors que les plus pauvres seront plutôt du côté (2) de la substitution et (3) de l’amélioration

« [M]ême si ‘l’argent ne fait pas le bonheur’ comme on dit, il est difficile d’affirmer que baisser les revenus assurera aux ménages d’être plus heureux, plus émancipés et plus libres, surtout si cette baisse pèse exclusivement sur la part de la consommation qu’ils peuvent librement choisir ». Là encore, ça dépend pour qui. En France, le point d’Easterlin (le seuil à partir duquel l’augmentation du revenu perd sa corrélation avec l’augmentation du bien-être) se situe autour de 2000 euros (p.37). Là encore, on peut être en désaccord sur les chiffres, mais moins sur la tendance : la baisse du revenu/bien-être d’une minorité affluente sera plus que compensée par la hausse du revenu/bien-être de la majorité la plus pauvre. Prenez quelques milliards à Bernard Arnault et donnez l’autre aux ménages à faible revenu : il y a fort à parier que le solde final en termes de bien-être soit positif. Faites la même chose, tout en détruisant une partie de cette richesse (c’est l’aspect évitement de la décroissance)[5], et ce solde positif social deviendra aussi un solde positif environnemental. 

« Ce qui est certain, c’est qu’il est hautement improbable que la transition vers la post-croissance se fasse dans le bonheur et la félicité pour tous. […] En masquant cette violence pour rendre leur projet désirable, les partisans de la décroissance risquent de rendre bien plus difficile l’acceptation des mesures qu’ils seraient amenés à prendre s’ils parvenaient au pouvoir. Churchill avait eu le courage de dire aux Britanniques qu’il leur promettait ‘du sang et des larmes’ afin de vaincre l’Allemagne nazie. On attend des décroissants qu’ils aient la même honnêteté intellectuelle. Chiche ? ». 

C’est un point qui, au fil des années, m’a beaucoup fait réfléchir. En toute honnêteté, je suis plus que jamais convaincu de ce que l’anthropologue Jason Hickel appelle la « double coïncidence heureuse de la décroissance » : les choses que nous devons faire pour survivre sont aussi celles que nous devrions faire pour mieux vivre. Et pourquoi pas faire l’éloge de la lenteur, de la simplicité, et de la convivialité ? Le matérialisme à outrance (Kate Soper Juliet Schor)  et la culture travailliste qui va avec nous rend malheureux (Céline Marty ; Dominique Méda), tout comme les inégalités (Pickett et Wilkinson), le manque de démocratie (Julia Cagé) et la destruction de la nature (Alice Desbiolles). Nous avons plus que jamais besoin de nouveaux récits. Le véritable défi consiste à éduquer notre désir collectif pour des futurs plus ambitieux ainsi qu’à y croire pour se donner les moyens de les faire advenir. 

Décroissance et démocratie 

« [P]rendre des vacances, faire une sortie au restaurant, au cinéma, renouveler sa garde-robe… toutes ces consommations marchandes doivent-elles être divisées par deux ? Qui décidera quelles sont les consommations utiles et superfétatoires ? Et, surtout, comment parvenir à faire accepter ces décisions à la population ? ». D’abord, attention à ne pas tout ramener aux décisions de consommation ! Il faut baisser la consommation et la production, et donc demander des changements de comportements à la fois du côté des consommateurs et de celui des producteurs. Ces décisions s’effectuent à plusieurs niveaux. 

Le gouvernement impose déjà une division entre l’utile et le superfétatoire, via, par exemple des taux différents de TVA (des taux réduits à 10 %, 5,5 %, 2,1 %, et même 0 % pour des biens et services considérés comme essentiels), diverses taxes sur les produits de luxe, la progressivité des taxes sur les revenus et la richesse, et à travers l’orientation des dépenses publiques en général. Il faudrait maintenant intégrer l’aspect écologique dans ces décisions. Le défi est tel qu’il conviendrait d’organiser des conventions citoyennes pour être sûr que ces décisions reflètent le bien commun, ce qui les rendrait sûrement plus acceptable par la population.    

Ces décisions se prennent aussi à l’échelle des municipalités. Les budgets participatifs permettent déjà de discuter démocratiquement de l’usage d’une partie du budget d’une commune. Pourquoi ne pas étendre cette participation à toutes les transformations nécessaires pour la transition écologique ? On pourrait imaginer des conventions municipales pour décider de comment allouer un budget limité (et décroissant) de carbone, de matériaux, d’eau, en plus de celui en euros etc. Ce serait là encore une bonne façon de s’assurer de l’acceptabilité sociale des mesures de transition.

« [D]evrions-nous limiter l’accès à certaines ressources pour éviter que, dans le cadre de leur temps libre les individus continuent de produire et d’approfondir leur empreinte écologique ? ». Là encore : nous le faisons déjà ! Il existe en France une quarantaine d’instruments de fiscalité environnementale et un certain nombre de quotas (e.g., chasse, pêche, construction, carbone, eau en période de sécheresse) et de protections (parc naturels, espèces protégées, maltraitance animale) pour éviter des débordements écologiques. Loin de moi l’idée d’affirmer que ce dispositif est efficace. Aujourd’hui, il n’a pas permis d’inverser la tendance et il va donc falloir le développer considérablement pour qu’il mène à de meilleurs résultats. Mais la logique reste la même : nous allons devoir décider collectivement de nous auto-limiter (sur ce sujet, voir l’incontournable livre de Giorgos Kallis, Éloge des limites).

Chaque entreprise et chaque association décide également quoi produire et des choses qu’elle consomme pour se faire. Là aussi il faudra intégrer des objectifs environnementaux (et leurs implications sociales) dans ces décisions. Nous savons que, collectivement, il faudrait que les entreprises énergétiques arrêtent d’ouvrir de nouveaux puits de pétrole et de gaz et que les constructeurs automobiles renoncent à produire des véhicules surdimensionnés. Dans Ralentir ou périr, je propose simplement de démocratiser ces décisions en dotant les entreprises des secteurs socio-écologiquement stratégiques (l’énergie, la mobilité, l’alimentation, la construction, etc.) de conseils de transition à multiple parties prenantes. Plus il y aura de parties prenantes représentées et plus on leur permettra de délibérer, plus les décisions finales seront à mêmes d’être acceptées par l’ensemble de la population. 

Et puis n’oublions pas les individus. Nous faisons tous les jours la différence entre l’utile et le superfétatoire à travers nos choix de consommation et d’activité. Là encore, les mécanismes resteront les mêmes mais il faudra inclure un nouvel élément : l’empreinte écologique. Il faudra, en fonction des ressources disponibles (à décider politiquement sur les niveaux énoncés plus haut), choisir de renoncer à tel ou tel produit. C’est déjà le cas pour ces ménages qui prennent à cœur le défi de la soutenabilité, décidant d’abandonner leur voiture, d’arrêter de prendre l’avion, et de moins manger d’animaux. C’est aussi le cas pour cette génération de professionnel qui démissionnent d’entreprises écocidaires pour se réorienter vers des activités moins nocives. Il faudra, en fonction des priorités de chacun et suivant l’encadrement collectif plus général au niveau du gouvernement, des communes, des associations, et des entreprises, choisir ensemble les activités qui comptent le plus.  

« Dire que cela serait acceptable politiquement dans un régime démocratique me semble totalement déraisonnable ». Le possible est un spectre. Il me paraît en effet davantage possible d’organiser une division par deux du revenu moyen des ménages français, de supprimer toutes les lignes aériennes nationales, de taxer l’intégralité des profits de Total que de vivre sans biodiversité dans un climat à +4°C. J’admets que c’est un défi sociétal majeur mais on en revient toujours au choix cornélien auquel nous faisons face : ralentir ou périr. Décroissance choisie aujourd’hui ou effondrement subi demain. Si l’on admet que la décroissance choisie est plus acceptable démocratiquement que l’effondrement subi, alors la question n’est pas : « est-il possible de décroître dans le contexte actuel » mais plutôt « comment faire pour que cela devienne possible ».

 « Comment gérer politiquement une telle décroissance et le choc que cela produirait ? ». Commençons par rappeler que le choc dépendra de la manière dont on l’organise. J’ai démontré dans cette réponse qu’il était possible de décroître tout en protégeant les plus pauvres, en maintenant un certain niveau de services publics, et potentiellement même, en améliorant la qualité de vie sur le long terme. Si nous arrivons à l’organiser telle quelle (et cela devrait être l’objectif), la décroissance ne sera pas vraiment un choc. Rappelons une dernière fois que le véritable choc à éviter, c’est celui de l’effondrement ; un effondrement qui devient de plus en plus probable par notre refus de produire et consommer moins. La décroissance choisie dès aujourd’hui sera beaucoup plus facile à organiser de manière démocratique, juste, et conviviale que l’effondrement subi qui nous attend demain. 

***

Sur la forme, ce qui me surprend dans la critique de David Cayla, c’est d’être soupçonné de malhonnêteté intellectuelle. Je n’aime guère être qualifié de « décroissant » et encore moins de « décroissantiste », comme dit Christian Gollier. Que gagnerait un académique à mentir, si ce n’est risquer sa carrière ? L’intégralité de toutes mes publications est accessible à tous et les critiques sont toujours les bienvenues. Il n’y a rien à vendre, seulement de la matière à penser. Si l’on falsifiait ma théorie de manière convaincante, démontrant alors l’inutilité ou l’inopérance de la décroissance, je papillonnerais simplement vers un autre sujet de recherche. Cela n’a pas encore été fait. Sur le contenu de la critique, une grande partie de l’article de David Cayla porte sur des détails comptables qui, comme j’espère l’avoir démontré, ont peu d’importance dans la logique générale de l’argument. Il y a aussi des questions légitimes sur l’aspect politique d’une telle transition auxquelles j’ai tâché de répondre au mieux. Au final, cette critique est une joyeuse surprise. Si de l’intégralité de mes travaux, ce sont seulement ces quelques points qui fâchent, cela veut dire que le débat sur l’économie de la décroissance a grandement avancé depuis l’émergence du concept il y a plus de vingt ans.


[1] Voir, par exemple, If women counted (1988)The hegemony of growth (2016)Au-delà du PIB (2008)Les nouveaux indicateurs de richesse (2005)Mismeasuring our lives (2010)Gross Domestic Problem (2013)GDP: a brief but affectionate history (2014), or The Little Big Number (2015)

[2] Dans le Système de Comptabilité National, on différencie la consommation et l’investissement (la formation brute de capital fixe). « La consommation est l’activité par laquelle les unités institutionnelles utilisent des biens ou des services » (p. 8). Pour être encore plus précis, elle correspond à « l’emploi intégral des biens et des services dans un processus de production ou pour la satisfaction directe de besoins humains » (p. 188). Si les biens et services sont entièrement détruits pendant la production, on parle de consommation intermédiaire. La consommation finale est une catégorie plus générale d’usage de biens et services par les ménages ou la société. La formation de capital fixe – ce qu’on appelle aussi l’investissement – correspond à « la valeur des acquisitions nettes des cessions d’actifs fixes » (p. 8), les actifs fixes étant ces choses que l’on utilise de façon répétée dans la production pendant plus d’une année (si l’actif est détruit en moins d’une année, c’est de la consommation intermédiaire). 

[3] Les études qui le démontrent sont maintenant nombreuses, récemment pour l’Autrichele Royaume-Unila France et l’Allemagnel’Europe, ou les États-Unis (voir aussi le Climate Inequality Report 2023). Pour des considérations plus générales : Carbon Inequality (2019)Fin du monde et petits fours (2023), et Comment les riches détruisent la planète (2007).  

[4] Par exemple, Antoine Monserand dans le chapitre 3 de The macroeconomics of degrowth (2022) ; Peter Victor avec son modèle Low-grow pour le Canada (voir la deuxième édition de Managing without growth, 2019) aussi adapté pour l’Allemagne dans la thèse de Christoph Gran en 2017 ; les exercices de modélisation de Tim Jackson et Peter Victor, e.g., Does slow growth lead to rising inequality ? (2016) ; le scénario de décroissance en France développé par François Briens dans sa thèse, La décroissance au prisme de la modélisation prospective (2016) ; et un autre scénario aussi pour la France avec le modèle EUROGREEN (Feasible alternatives to green growth, 2020) de Simone d’Alessandro et ses collègues. 

[5] Quand je parle de « destruction » de richesse, il ne s’agit pas de brûler des billets de banque et de couler le méga-yacht de Bernard Arnault, mais plutôt d’accepter la disparition de ces actifs au profit d’un gain environnemental. Le jet privé sera immobilisé au sol et deviendra une aire de jeu gratuite pour enfants, le yacht sera démonté et recyclé en vélos cargos, les entreprises seront redirigées vers des productions écologiques, et l’argent sera mobilisé pour un investissement écologique avec des retours négatifs sur investissement. 

30.05.2023 à 11:18

Réponse à Christian Gollier : Les économistes et la décroissance

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C’est une bonne surprise de voir un fil Twitter où Christian Gollier, le directeur général de Toulouse School of Economics, parle de décroissance. Après avoir lu Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (septembre 2022), il offre plusieurs commentaires sur la relation entre l’économie, les économistes, et la décroissance ; une belle occasion d’entrer en discussion, en attendant l’opportunité de […]
Texte intégral (4814 mots)

C’est une bonne surprise de voir un fil Twitter où Christian Gollier, le directeur général de Toulouse School of Economics, parle de décroissance. Après avoir lu Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (septembre 2022), il offre plusieurs commentaires sur la relation entre l’économie, les économistes, et la décroissance ; une belle occasion d’entrer en discussion, en attendant l’opportunité de débattre de vive voix !

Je ne pense pas que le terme « décroissantisme » soit approprié. Cela laisserait entendre que l’on peut différencier ceux qui critiquent la décroissance, représentés ici par Christian Gollier, qui seraient apolitiques, neutres et objectifs, et ceux qui la défendent (ici, moi en l’occurrence) qui seraient exactement le contraire : des idéologues ultra-politisés. Mais ce n’est pas le cas : Christian Gollier et moi sommes tous deux chercheurs en économie, et quelles que soient nos opinions, je ne pense pas qu’une soit plus « politique » que l’autre. Rien ne sert de débattre si l’on commence par qualifier la position de l’adversaire d’irrationnelle ou d’hérétique. 

On pourrait d’ailleurs facilement inverser la phrase : « Évidemment, il faut retirer la couche de doxa très politique du croissantisme : déplafonnement des salaires, privatisation des secteurs de l’énergie et de la banque, libéralisation du marché du travail… ». Les deux positions existent. Certains ont construit une idéologie centrée autour d’une nécessaire réduction de la production et de la consommation. Ils sont donc en opposition directe avec un autre groupe, qui eux ont construit une idéologie centrée autour de la nécessaire augmentation de la production et la consommation. Les deux positions sont tout aussi idéologiques l’une que l’autre. 

On ne peut pas diviser les « décroissantistes » et « les économistes » en deux catégories distinctes. J’en suis l’exemple parfait : je suis à la fois économiste et en faveur de la décroissance – et je suis loin d’être le seul. La position de la décroissance se situe sur un spectre analytico-idéologique concernant la question de la croissance et de ses conséquences : certains économistes qui travaillent sur les questions de soutenabilité considèrent la croissance comme une solution (e.g., Alessio Terzi et son Growth for good), et d’autres, la considère comme un problème (e.g., ma réponse à Alessio : Degrowth for good).  

On ne peut pas regrouper « les économistes » dans une unique catégorie qui parlerait d’une voix consensuelle. Il suffit d’observer Thomas Piketty et Dominique Seux tous les vendredi sur France Inter pour réaliser que les économistes disent tout et son contraire (et le débat serait encore plus houleux si l’on y invitait quelques économistes hétérodoxes !). Ce n’est pas un reproche, au contraire, cette diversité de points de vue est une force. Il n’y a pas une mais plusieurs sciences économiques. Tous les chercheurs en économie partagent la même méthode scientifique mais ils n’ont pas tous les mêmes approches méthodologiques. Certains économistes font de l’ethnographie, d’autres des expériences en laboratoire ; certains utilisent des modèles mathématiques, d’autres non. La seule chose que tous les économistes ont en commun, c’est leur objet d’étude : les activités économiques, définies de différentes manières en fonction des hypothèses ontologiques de chaque courant.

La grande famille des économistes a accès à une large boite à outils, même si chaque école privilégie des instruments différents. Par exemple, l’économie de l’environnement (l’approche néoclassique des questions liées aux ressources naturelles) a tendance à beaucoup étudier les instruments de marché, notamment la taxe carbone et d’autres signaux prix, alors que l’économie écologique passe plus de temps à étudier les mécanismes de rationnement, par exemple les quotas carbones. On ne construit pas une maison avec seulement un marteau. Pour que les sciences économiques soient utiles, nos boites à outils doivent être bien remplies.  

Comme toujours en sciences sociales, nous ne sommes jamais sûrs de rien. Ce qui caractérise l’économie écologique, c’est qu’elle admet qu’il est impossible de remplacer certains mécanismes biophysiques par des technologies humaines (on appelle ça l’hypothèse de la « soutenabilité forte »). Aucune machine ne peut aujourd’hui remplacer le climat terrestre et la circulation des eaux océaniques. Nos outils étant nécessairement produit à partir de matériaux naturels, ils ne peuvent jamais complètement se substituer à la nature (c’est pour cela qu’il est si difficile de faire baisser notre « empreinte matière »). Cette posture invite donc une certaine précaution : vu que nous ne savons pas construire des écosystèmes, mieux vaut trop d’effort de conservation que pas assez. Plutôt que d’une « certitude du pire », parlons d’une pédagogie des catastrophes : pour pouvoir éviter le pire, il faut le considérer comme possible et explorer les meilleures manières de le contourner. 

Commençons par noter que certains économistes intègrent la finitude du monde mieux que d’autres. Chacun sa spécialité. Les économistes écologiques travaillent depuis les années 1980 sur cette question et ont développé des outils bien plus sophistiqués que d’autres courants qui se sont concentrés sur d’autres questions. Utiliser un modèle macroéconomique standard pour faire des scénarios de transition écologique serait comme demander à Zlatan Ibrahimović de jouer au ping-pong. Il pourrait sûrement le faire mais ce n’est pas sa spécialité. 

Le progrès technique n’est qu’illusoire si l’augmentation de la productivité d’un facteur pris en compte dans le modèlese fait au détriment de la productivité d’un autre qui n’est pas pris en compte. L’introduction des engrais, pesticides et herbicides, par exemple, augmente temporairement le rendement du travail agricole, mais ce au prix d’une perte de biodiversité, de fertilité des sols, etc. Le surplus de production s’accompagnee d’un déclin des facteurs de productionécologiques. Ce qui apparaît comme un progrès technique dans une fonction de production néoclassique se révèle en réalité la substitution d’un facteur par un autre dans une fonction de production écologique. Si l’on tient compte de tous les facteurs, on note finalement une perte de productivité et un recul technique. 

Et puis j’ai quand même l’impression que l’histoire va dans le sens de l’argument décroissant. La position de Christian Gollier est exactement la même que celle des économistes qui critiquaient le rapport Meadows au début des années 1970. En gros : vous n’avez pas de mécanisme de prix et vous sous-estimez le progrès technique. Cinquante ans plus tard, les scénarios d’effondrement des Meadows sont malheureusement assez proches de la réalité, et il existe plusieurs modèles bien plus avancés  – avec des mécanismes de prix et du progrès technique – pour les confirmer (voir, par exemple, les travaux de modélisation de Tim Jackson et de Peter Victor). On peut discuter les détails des modèles mais l’état des lieux écologique d’instances comme le GIEC et l’IPBES est sans appel : les écosystèmes se sont fortement dégradés. Nous avons perdu 50 ans à attendre un progrès technique salvateur qui n’est jamais véritablement arrivé. Sommes-nous prêts à refaire exactement la même erreur ?

Voilà ce que nous pouvons faire : regarder les taux de découplages dans les pays qui ont le mieux réussi à faire baisser leur empreinte écologique. Les résultats de ces études donnent à réfléchir. Les émissions carbones n’ont baissé que dans une poignée de pays au monde, et cela essentiellement pendant des récessions ou des périodes de croissance faible. L’empreinte matérielle, l’un des indicateurs les plus important car il prédétermine la majorité des impacts environnementaux, restent à des niveaux bien trop élevés pour être soutenables. La situation de la biodiversité est affolante avec de nombreux chiffres chocs (e.g., le nombre d’oiseaux a diminué de 25% en près de 40 ans en Europe). Voilà où nous en sommes : une économie où les niveaux de production et de consommation sont toujours très fortement dépendants des ressources naturelles.

Peut-on faire beaucoup mieux beaucoup plus vite ? J’en doute. Il faudrait faire de 3 à 6 fois mieux partout dans le monde et pour toutes les pressions sur l’environnement dès cette année et tous les ans jusqu’à ce que toutes les pressions environnementales soient revenues sous le seuil des limites planétaires. C’est un peu l’équivalent d’espérer que, dès demain, l’intégralité des humains deviennent 6 fois plus forts que Zlatan Ibrahimović au foot.

Cela fait plus de quatre ans que je cherche des preuves tangibles pour justifier la stratégie de la croissance verte, épluchant les presque 1000 études empiriques disponibles sur le découplage. Résultat : cela parait très très très peu probable, voir impossible. Avec un tel degré d’incertitude et de si lourdes conséquences, la décroissance dès aujourd’hui apparaît comme une solution précautionneuse. Si le progrès technique s’accélère, tant mieux, cela signifie que nous réduirons notre empreinte encore plus rapidement, quitte à pouvoir re-augmenter la production et la consommation ensuite. Comme je l’explique dans un récent entretien dans L’Obs: “Ces deux paris ne sont pas symétriques : si on ne trouve jamais la technologie miracle, on aura déglingué la Terre sans avoir de plan B ; si on se lance dans la décroissance et que le progrès technologique finit par nous sauver la mise, au pire, on aura tenté de baisser les inégalités et de redonner du sens à nos vies.”

Il existe une différence ontologique entre l’économie de l’environnement (néoclassique) et l’économie écologique. Pour la première, les ressources naturelles sont une sous-partie des activités humaines – un simple facteur de production. Pour la seconde, c’est l’économie humaine qui est une sous-partie du système Terre. Cette différence de vision du monde est lourde de conséquences. En économie écologique, l’effondrement c’est game over. Plus d’écologie, plus d’économie. Les économistes de l’environnement s’inquiètent des impacts négatifs du réchauffement climatique sur la croissance du PIB. Les économistes écologiques eux s’inquiètent plutôt des impacts négatifs de la croissance sur le réchauffement climatique. Ces deux approches ne donnent pas la même valeur à la nature et mènent donc à des arbitrages différents sur la radicalité des mesures pour la sauver.  

En tant qu’économiste, je laisse les débats sur la nature humaine aux philosophes, qui seront bien plus compétents que nous autres pour en discuter. J’en profite pour citer un passage de Ralentir ou périr (2022 : pp. 263-264) qui capture parfaitement mon positionnement sur le sujet : « Nous ne sommes ni égoïstes ni altruistes. Je ne viendrais pas opposer à la fable de l’individu calculateur celle d’une nature humaine aimable et généreuse. Les comportements qui sont aujourd’hui la cause de notre malédiction sont déterminés par des conventions sociales, rien de plus. Les chefs d’entreprise ne sont pas des monstres cupides, pas plus que les haut-fonc- tionnaires des bureaucrates sans passion et les publicitaires des escrocs. Nous jouons tous un rôle spécifique dans le grand théâtre de l’économie. La première étape pour la transformer, c’est d’admettre que ces rôles peuvent changer ». Je ne suis ni rousseauiste ni hobbesien. Je cherche simplement à mieux comprendre le rôle des institutions dans nos comportements afin de pouvoir les changer.

Limiter la publicité commerciale supprimerait en effet des incitations à consommer. Une étude macroéconomique a estimé que la pub en France a conduit les ménages à consommer 5,3 % de plus (en cumulée entre 1992 et 2019) et à travailler 6,6 % plus longtemps pour pouvoir se permettre ses achats additionnels. Si cette étude est correcte, limiter la publicité serait une manière de faire baisser (ou du moins de ne plus faire augmenter) les achats. Si l’on désire réduire la consommation pour alléger l’empreinte écologique, il faudrait faire en sorte que ces limitations soient ciblées sur les biens et services les plus polluants (par exemple, l’interdiction de faire de la publicité pour certains types de voiture ou pour les vols en avion).

Si l’on ne parvient pas à réduire notre empreinte totale rapidement, nous serons bientôt confrontés à un effondrement écologique. Si mes analyses sur le découplage (Chapitre 2 : L’impossible découplage) sont correctes, le véritable choix est le suivant : décroissance choisie aujourd’hui ou effondrement subi demain. La manière douce ou la manière forte. Des deux transitions, je pense que la première, une stratégie démocratiquement organisée, juste, sélective, et progressive, sera plus heureuse que son alternative : un rationnement brutal et injuste par la pénurie. 

La force de l’option décroissance est qu’elle fonctionne sans « miracles technologiques majeurs ». Si l’on ne peut suffisamment verdir tel ou tel secteur (par manque de miracles technologiques), il faudra donc réduire la production et la consommation. Le fait que cette transition soit heureuse ou non est une question de second plan. Si, en effet, nous sommes contraints de devoir décroître, alors oui, essayons autant que possible de rendre cette transition démocratique, juste, et agréable. Mais même si l’on découvrait qu’elle nous rendrait malheureux, cela n’annulerait pas le besoin d’une transition écologique.

N’étant partagé que par certains économistes, l’hypothèse de l’homo oeconomicus est très loin d’être « un fait ». Elle est d’ailleurs régulièrement source de critiques par nos collègues historiens, anthropologues, sociologues, psychologues, et même par de nombreux économistes hétérodoxes. Affirmer que l’être humain « recherche avant tout son bonheur » présuppose un certain individualisme, presque un égoïsme. Mais comment dès lors expliquer les nombreux comportements altruistes ? Et comment prendre en compte l’aspect positionnel de la consommation ? Deuxième critique : bien des philosophes s’opposeraient à l’idée que « le bonheur se trouve dans la consommation » (e.g., Hartmut RosaPierre Rabhi, ou Kate Soper). L’idée même de faire « croître » indéfiniment le bonheur mérite d’être questionné – le bonheur n’est pas une histoire de quantité mais plutôt de qualité. Troisième hypothèse difficile à tenir : l’être humain « chercherait le bonheur dans son pouvoir d’achat ». Là encore, on retrouve le biais néoclassique de ne regarder que ce qui a un prix tout en ignorant de nombreuses choses essentielles pour notre bien-être qu’on ne peut acheter. 

Étant moi-même économiste, je n’irais pas jusqu’à m’auto-insulter dans mon propre livre ! La critique dans Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance s’adresse principalement à un courant des sciences économiques sur une question particulière : les théories néoclassiques appliquées à l’étude de l’économie de l’environnement. Et ici, ce n’est pas une question d’idiotie et d’intelligence, mais plutôt d’hypothèses et de choix théoriques. Je critique certaines théories de la croissance verte, et le cadre analytique de l’économie néoclassique en général, pour avoir assez mal intégré la nature. C’est une critique constructive qui vise à améliorer les sciences économiques en général dans leur capacité à mieux comprendre le rôle de la nature dans les activités humaines.  

Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer l’importance que nous donnons aujourd’hui à l’accumulation, cette fameuse hégémonie de la croissance. Si les économistes (dominants) ne pensaient pas qu’il faille maximiser les agrégats monétaires, pourquoi aucun d’entre eux n’a jamais été en faveur de la décroissance ou même de l’état stationnaire ? Le simple fait que Christian Gollier qualifie ceux qui proposent de produire et consommer moins de « décroissantistes » en dit long. Ce n’est pas qu’une question de PIB. Quand bien même les externalités et les échanges non-marchands seraient intégrés dans le PIB, je suis sûr que Christian Gollier affirmerait qu’il conviendrait toujours de le faire croître, et cela à jamais. C’est cet imaginaire accumulatif du toujours plus que la décroissance critique, lui opposant un éloge des limites, un imaginaire du suffisant.  

C’est curieux car c’est justement en partant de la logique de l’approche coût / bénéfice que  l’économiste américain Herman Daly, l’un des pères fondateurs de l’économie écologique, a construit dans les années 1970 une critique environnementale de la croissance. Pour Daly, la croissance devient « anti-économique » lorsque ses coûts dépassent ses bénéfices (c’était aussi l’argument de Ezra J. Mishan dans The costs of economic growth en 1967). À quoi bon continuer à produire et consommer plus dans un pays comme la France où la croissance économique cesse d’augmenter le bien-être moyen tout en aggravant la situation écologique ?

Il ne s’agit pas de refuser une méthode mais d’en reconnaître les limites. L’approche coût / bénéfice souffre d’une limite parfois indépassable : celle de la commensurabilité des variables par les prix. En économie néoclassique, l’approche consiste à mettre un prix sur les différents coûts et bénéfices. Mais comment faire pour intégrer ces choses pour lesquelles il est difficile (ou même impossible) de fixer un prix ? L’alternative à cette approche par les prix ne consiste pas à prendre des décisions au hasard (« l’arbitraire aveuglement destructeur » dont parle Christian Gollier), mais à utiliser les approches d’évaluation multicritères qui permettent de comparer plusieurs décisions en fonction d’une batterie d’indicateurs économiques, sociaux, et écologiques. C’est en utilisant ces approches que l’on en vient à justifier le besoin d’une réduction de la production et de la consommation dans un pays comme la France. 

En conclusion, c’est une bonne chose que les économistes dits « dominants » commencent à s’intéresser au sujet de la décroissance. Pour que ce débat soit constructif, attention à ne pas dégainer sur des malentendus. La décroissance est à la fois un mouvement social et un courant académique. On peut la discuter à la fois politiquement (pour ou contre l’interdiction de la publicité ?) ou scientifiquement (quel serait l’impact de l’interdiction de la publicité sur la consommation ?), mais attention à ne pas mixer les deux. Deuxièmement, les sciences économiques ne sont pas parfaitement homogènes (si tous les économistes étaient d’accord entre eux, ça se saurait !). De nombreuses approches théoriques existent dans des courants de pensée fondamentalement différents. Ce pluralisme est une force, surtout dans une situation où nous cherchons désespérément des plans B. 

21.05.2023 à 21:47

A response to The Economist: Shut up and let me grow   

tparrique

On May 18th, 2023, The Economist ran a piece titled “Meet the lefty Europeans who want to deliberately shrink the economy,” commenting on the Beyond Growth conference organised in the European Parliament on 15-17th May. There is nothing remarkable about this article. It’s one of these superficial anti-degrowth boohoos one (too) often finds in dominant media.[i] The fact that the author (Stanley […]
Texte intégral (2131 mots)

On May 18th, 2023, The Economist ran a piece titled “Meet the lefty Europeans who want to deliberately shrink the economy,” commenting on the Beyond Growth conference organised in the European Parliament on 15-17th May. There is nothing remarkable about this article. It’s one of these superficial anti-degrowth boohoos one (too) often finds in dominant media.[i] The fact that the author (Stanley Pignal) doesn’t even manage to spell the word correctly (it’s degrowth, not de-growth) says it all about how much effort has been put into researching the subject. 

For what is Europe, if not a post-growth continent already?”, the author writes, before hailing Italy as a post-growth utopia. Classic mistake. In reality, degrowth differs fundamentally from a recession. A recession is a reduction in GDP, one that happens accidently, often with undesirable social outcomes like unemployment, austerity, and poverty. Degrowth, on the other hand, is a planned, selective and equitable downscaling of economic activities. Recession: unplanned and unwanted. Degrowth: designed and desired. Associating degrowth with a recession just because the two involve a reduction of GDP is absurd; it would be like arguing that an amputation and a diet are the very same thing just because they both lead to weight loss. 

The piece conflates “degrowth” and “post-growth” without ever defining the terms. In the literature, degrowth describes a temporary downscaling of production and consumption, planned democratically to reduce environmental pressures in a way that is equitable and for the sake of improving wellbeing. Post-growth, on the other hand, refers to a broader family of growth-sceptical ideas, ranging from critiques of GDP and pleas for wellbeing economies to more radical alternatives to capitalism. In Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (Slow down or perish. The economics of degrowth), I differentiate between degrowth (the transition) and post-growth (the destination). I also like to speak of degrowth towards a sustainable steady-state, a reduction leading to a stabilisation of economic output at a level compatible with the carrying capacity of ecosystems.   

The piece is full of misconceptions and many of them could have been avoided by actually listening to the conference. No, economic growth is not solely made of “human ingenuity.” No, the degrowth policies and planning discussed in the growth-critical literature are not the same as “the more stringent policies of the early Soviet era.” And no, small reductions of greenhouse gas emissions are not enough to make growth sustainable.   

Already, its [Europe] emissions are coming down even as the economy is growing.” The main message of my presentation on the impossibility of green growth was that this view is simplistic. To make economic growth truly sustainable, we need to (1) absolutely decouple production and consumption (relative decoupling is not enough) (2) from all environmental pressures (not only carbon) (3) wherever these happen (taking into account imported impacts) (4) at a pace that is sufficiently fast to avoid ecological collapse (taking into account science-based targets in line with equity) (5) and we need to maintain that decoupling over time (as to avoid recoupling). This genuinely green growth has never been achieved anywhere on Earth and I haven’t seen any convincing evidence showing that it could (see Decoupling in the IPCC AR6 WGIII). 

I did call the green growth discourse a “a macroeconomic form of greenwashing” and this article is a perfect example of that. Just like the typical business greenwashing (e.g., KLM online bragging about “taking steps to reduce environmental impact on flights by recycling coffee cans and pads” as a way to achieve “a more sustainable future for the aviation industry”), pointing to insignificant decrease of one single environmental indicator and calling it “green growth” is deceptive. Don’t worry, everything is going to be okay, “economics may take us to net zero all on its own,” titles an article in the Financial Times. The waiting-for-decoupling story has turned into a dangerous discourse of climate delay that justifies inaction or inadequate efforts. As ecosystems crack at a historically unprecedented speed (see the presentation from Johan Rockström), we are losing precious time arguing that maybe, one day, perhaps, if-this-if-that, decoupling could happen. In the meantime, we are merely tinkering with a system that should be radically transformed.

This is especially true since part of these cuts in emissions can be explained by an economic slowdown. This is paradoxical: we are expecting faster economic growth to accelerate decoupling even though a large portion of historically achieved decoupling has happened because of slower growth. One thing is sure: GDP growth makes it harder to reduce emissions compared to a no-growth or negative growth scenario. The opposition between “investing in green technologies” and degrowth is missing the point entirely. Today, in all countries (even the handful that have managed to slightly reduce their carbon emissions), producing and consuming more makes it more difficult to reduce ecological footprints. This is true for emissions and it’s even truer for other environmental pressures who are more intensely coupled with GDP. 

Whatever technology we have, it is easier and faster to reduce ecological footprints in a situation where levels of production and consumption decrease (hence the importance given to sufficiency in the last IPCC report). If eco-innovation speeds up, great, it means we’ll reduce environmental pressures even faster. This being said, it feels irresponsibly foolish to bet our future on a highly improbable miracle. Indeed, as I showed in my presentation, the speed of emission-reducing technological change necessary to achieve Fit for 55 (-55% of 1990 levels of European territorial emissions by 2030) is historically unprecedented by several orders magnitude

Either you can show that high-income nations can keep growing while falling back within planetary boundaries (that’s the green growth position), or you must accept that a certain downscaling of economic activities will be necessary (that’s the degrowth position). Tweeting raw graphs showing that a few countries have reduced greenhouse gas emissions is far from closing the case (see, for example, A response to Paul Krugman: Growth is not as green as you might think). 

***

This publication by The Economist is a perfect example of what’s wrong with the dominant economic culture. A 5000-people, 3-day conference whose very purpose is to find solutions to the ecological crisis is dismissed in a few paragraphs as a “pretty whacky” “growth-as-the-root-of-all-problems jamboree” among a “cast of minor academics.”[ii]This is exactly the toxic, territorial attitude economists gave to The Limits to Growth back in 1972: if you’re not a (mainstream) economist, just shut up. This contemptuous superiority of economists explains why the discipline jumps from one failure of collective imagination to the other, from a blindness to financial crises to the promotion of supposed-to-be-good-for-growth austerity, and soon to the biggest screw up of all: making it sound optimal to let the planet burn. The lack of critical introspection explains why swathes of economics has become so scientifically worthless. This article perpetuates this counter-productive bashing of alternatives. At a time where plan B are precisely what we lack, this mentality is tragically uneconomical. 


[i] There are exceptions though. A few examples of good coverage of the topic: The GuardianCNNAl JazeeraReutersThe NationScientific AmericanNew York TimesPopular ScienceBBCForeign PolicyVoxNew YorkerVice, or Bloomberg.

[ii] Speakers included Joseph Stiglitz, Vandana Shiva, Johan Rockström, Kate Raworth, Raj Patel, Yamina Saheb, Gaël Giraud, Ann Pettifor, Lucas Chancel, Anna Coote, Michael Braungart, Julia Steinberger, Dominique Meda, Robert Costanza, Daniela Gabor, Jason Hickel, Tim Jackson, among many others.

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