LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues Médias
Le Monde Moderne
Souscrire à ce flux

Accès libre selon éditions Directeurs de publication Alexis Poulin et Antoine de Decker.

▸ les 10 dernières parutions

21.07.2023 à 13:07

La déliquescence programmée de l’État social

Bénédicte

La scène politique… L’arène politique… La politique ne serait que théâtre ou version modernisée des jeux du cirque. Qu’on puisse parler de jeu politique m’est inaudible. Imaginez donc ma contemporaine souffrance. L’oligarchie a remplacé la démocratie. Nos gouvernements n’existent plus. Ils sont devenus des théâtres de marionnettes dans lesquels des pantins s’agitent selon le bon […]

L’article La déliquescence programmée de l’État social est apparu en premier sur Le Monde Moderne.

Texte intégral (3557 mots)

La scène politique… L’arène politique… La politique ne serait que théâtre ou version modernisée des jeux du cirque. Qu’on puisse parler de jeu politique m’est inaudible. Imaginez donc ma contemporaine souffrance. L’oligarchie a remplacé la démocratie. Nos gouvernements n’existent plus. Ils sont devenus des théâtres de marionnettes dans lesquels des pantins s’agitent selon le bon vouloir de quelques multinationales toutes puissantes. Le politique, mort sur l’autel du profit économique et de la collusion systémique, est une coquille vide remplie par les désirs d’une centaine de lobbyistes tels que Total, Air France, LVMH, Renault, L’Oréal, Danone, Saint-Gobain, Nestlé, Engie, Suez… 

Amas de plumes voletant au gré du souffle des fonds d’investissement, des holdings et des actionnaires, les hommes politiques n’ont plus aucune conviction ni aucun idéal. Ils savent très bien dès le départ qu’ils obéiront sans obtenir nul pouvoir. Ceux qui pensent avoir une marge de manœuvre laissée vacante par la corruptibilité de leurs prédécesseurs déchantent très vite. Ils devront participer au cynisme universel. Ils attendront la fin de leur mandat en faisant le moins de vagues possibles. Ceux dont la clairvoyance et l’inhumanité sont totales se lèchent les babines et profitent de la curée avec délectation. Ils sont les amis de ces industriels et cette association de malfaiteurs leur convient parfaitement. Penser pouvoir convertir politiciens ou industriels à une nouvelle forme d’économie vertueuse et équitable est une utopie. Parce que le système ne le permet pas. 

Une fois les élections passées, le peuple redevient esclave. Une fois nos représentants au pouvoir, rien ne les oblige à défendre l’intérêt général et le citoyen ne possède aucun moyen d’action légal pour intervenir sur l’exécutif, le législatif ou le judiciaire. Le citoyen n’a aucun pouvoir sur le politique et le politique est lui-même entravé par le marché et le capital. Qu’importe aux politiciens et aux industriels un monde juste quand ils ont l’assurance qu’ils ne seront jamais impactés par les réformes, les taxes et les pénuries. Personne ne se sent concerné par un fait qui ne l’atteindra pas.

La déliquescence de l’état social imprègne toutes les strates de notre société, et plus grave encore, de ce que nous nommons aveuglément notre civilisation. Le bien commun et l’intérêt général n’existent plus que dans l’esprit de quelques consciences au pire égarées, au mieux tentant de s’organiser dans cette lutte contre le seul obscurantisme qui soit, celui des riches contre les pauvres. En fut-il toujours ainsi ? Certainement. Cela doit-il entraîner un nihilisme néronien ? Absolument pas. L’être humain lutte. Telle est sa nature. 

Ils nous font croire que la décroissance leur fait peur mais c’est faux. Ils veulent nous laisser penser que nous pouvons encore peser dans la balance et inverser la tendance. Feindre la crainte est leur stratégie la plus rentable pour que rien ne change. Nous sommes en train de leur dire que le changement climatique va créer un clivage entre les extrêmement fortunés et les dramatiquement pauvres (Messieurs Bezos et Musk ont respectivement engrangé 100 et 30 milliards de dollars durant les 3 mois estivaux de l’année 2020), générer des guerres civiles, des famines, des morts, des migrations et des exodes massifs. Ils n’attendent que cela et leurs business plans pour en tirer les meilleurs chiffres d’affaires sont déjà prêts. Pensons-nous sincèrement les attendrir avec la pauvreté, la maladie et la mort de millions de personnes ne représentant pour eux que de lointaines données ? Leur système entier a toujours reposé sur ce principe.

Le politique ne doit pas se situer au-dessus de l’humain mais il le peut grâce à un système qui le lui permet. Le politique sous le joug de l’économique nie la vie chaque jour davantage jusqu’au jour où nous trouverons cela normal. Pour beaucoup cela est déjà fait. Pour les autres, le combat est éreintant.  

En une époque où une major pétrolière intègre l’un des plus hauts lieux de savoir de notre pays, et où suite à une pandémie consécutive à notre inconscience écologique, notre gouvernement fait le choix d’injecter des milliards d’euros dans des compagnies alimentant le déclin environnemental tout en creusant le fossé social à coup de plusieurs milliers de licenciements, le doute raisonnable n’est plus permis. 

Une fois n’est pas coutume, notre cher (dans le sens coûteux cela va sans dire) Président fut honnête en répétant pendant les trop nombreux confinements que nous étions en guerre. Sa posture déclamatoire vidée de tout sémantisme – comme toujours avec le personnage – possédait en réalité une adéquation parfaite avec la société que ce dernier s’efforce de préserver depuis son mandat : une poignée d’élus associés au secteur privé travaillant à la destruction d’un peuple. Complètement stupides et consanguins, ils s’ingénient à bloquer toute survie du capital humain à la source de leur petit pouvoir mesquin. Leur temps est dédié au blocage de la moindre ouverture pouvant faire émerger un système qui fonctionnerait. Occupés à agir contre et jamais avec, par peur de perdre de maigres intérêts ne les rendant même pas heureux, ils nourrissent des règles définies par eux seuls mais qu’ils prétendent inaltérables et éternelles. Formés à entraver sans réfléchir, ils ne perçoivent pas qu’ils signent leur propre arrêt de mort.  

La transition écologique n’est qu’un exemple représentatif du défi que notre société se doit d’affronter avec déjà trop de retard, celui de changer de focale et d’enfin bousculer des lignes qui ne sont pas issues d’une surpuissance immanente sur laquelle nous n’aurions aucune prise, mais bien établies par nous-mêmes. Démocratie et écologie sont au cœur de notre avenir et la préservation de nos libertés est aujourd’hui plus que jamais entravée par de gigantesques chaînes entretenues par le système et assimilées par nos esprits à un degré tel, que de là naît la difficulté à instaurer le moindre vrai changement. Les stratégies adverses au bien-être des populations, et j’entends par adverses les stratégies gouvernementales, économiques et celles de tous les pouvoirs en place, sont dans ces deux domaines strictement identiques. Il s’agit toujours de diviser pour mieux régner, de faire croire à une complexité tellement tentaculaire, que tout effort serait vain avant que d’être initié.

L’entretien de ces deux idées passe par des outils connus et employés de toute éternité comme la déformation des propos, l’alimentation constante de tout ce qui peut générer des amalgames et créer des tensions entre les communautés, la transmission d’idées nauséabondes, la récupération de craintes fondées sur des chimères, l’infantilisation, le dénigrement des oppositions, et cette liste non exhaustive pourrait encore être allongée. Toutes ces techniques sont excessivement bien rodées, car existantes depuis la nuit des temps, elles ont été patiemment peaufinées.

Face à un système nous paraissant inattaquable, beaucoup se cachent derrière la litanie du « Il aurait fallu mais peu importe il est trop tard » et préfèrent baisser les bras plutôt que s’épuiser. Mais le système n’est pas invincible. Il réussit simplement à encore nous le faire croire. Les signes avant-coureurs de l’imminence d’une chute rendue chaque jour plus inévitable sont légions et la condescendance d’une partie de la bourgeoisie illusoirement établie sur un ersatz de hauteur qui s’écroule chaque jour davantage ne trompe plus personne. Cette classe moyenne ne s’aperçoit même pas qu’elle profite des derniers soubresauts de privilèges qui disparaissent grâce à l’émergence grandissante de l’écart se creusant entre extrême misère et richesse vulgaire. Incapable de réinvention et de modernité, figée dans une temporalité indéfinie, elle ne peut se figurer qu’elle sera bientôt la bénéficiaire de la soupe populaire qui aura été (je l’espère pour elle) conservée par ceux qu’elle dénigre et snobe dans ses années de sénile vieillesse.

Ce sont les mêmes qui choisissent le repos sur la jeune génération par de basses flatteries manipulatrices la décrivant comme plus intelligente, consciente et impliquée. Les parents lèguent le sale boulot à leurs propres enfants en usant contre eux des mêmes tactiques dont se sert le gouvernement envers la population. La honte ne sera pas un garde-fou car elle n’atteint pas les puissants. La honte est encore un cadeau réservé aux peuples. Le régime inégalitaire de la monarchie demeure sous d’autres habits. La ploutocratie mène toujours la danse.

Cependant la résistance contemporaine possède un atout majeur de son côté. Contrairement aux vents de révolte précédents et aux révolutions antérieures, elle peut s’organiser à une vitesse inédite et à une échelle maximale. C’est d’ailleurs ce qu’elle doit faire. Se tenir informée par-delà les frontières, mutualiser les idées, faire front commun constituent ses principaux moyens pour réussir à s’imposer face à une économie déshumanisée. Et ceux que l’on a coutume d’appeler à tort les puissants de ce monde l’ont bien compris. Ils passent chaque minute de leurs piètres existences à tenter de museler la société civile.

La seule réponse viable et souhaitable viendra de la base sans laquelle rien de pérenne ne se fonde. Face à l’immense défi à relever, les gourous nouvelle génération affirmant sentencieusement savoir exactement quoi faire et comment agir, ne m’inspirent qu’une confiance toute relative pour user d’une courtoise litote. Parallèlement à ces individus, les humbles et les conscients peinent à se faire entendre ou ne souhaitent même plus l’être par lassitude et fatalisme à ne pas être suivis. N’attendons pas le messie qui nous sauvera tous, prendra sur lui la totalité du poids des enjeux actuels et nous proposera les dix nouveaux commandements d’un avenir radieux. Laissons les théoriciens poursuivre leurs réflexions sans les critiquer pour leur absence de recommandations concrètes. Les faiseurs n’appliqueraient rien si en amont certains ne faisaient pas le choix qui leur correspond de privilégier le raisonnement à l’action. Et ne forçons pas ceux qui ont ouvert la voie et ont déjà dit tout ce qu’ils avaient à dire à jouer les perroquets. Ne tombons pas à bras raccourcis sur toutes ces consciences nécessaires se situant à mi-chemin du dire et du faire et qui avancent à tâtons. Cessons de critiquer et de juger la moindre initiative personnelle car ces dernières ne le sont pas, leur but étant le bien commun. Ne repoussons pas la bienveillance même maladroite (et bien souvent la bienveillance ne l’est pas, elle bénéficie d’une inspiration globale qui la porte dans la bonne direction). Ne décourageons pas les bonnes intentions. N’ergotons pas sur le réseau de certains. Réseau n’est pas un gros mot. Il faut redéfinir les mots pour ce qu’ils sont et non ce qu’ils sont devenus dans la bouche et sous la plume de nos ennemis. Nous nous trouvons confrontés à une première mondiale. Il est bien évident que des erreurs seront commises. Oublions donc les défauts de notre nature faillible et concentrons-nous sur toutes les avancées allant dans le sens d’un avenir où l’écologie et la démocratie seront au cœur de nos vies quotidiennes. Il n’y a pas de dictateur vert. Les seuls dictateurs sont les dictateurs du billet vert.

Face aux adorateurs de la controverse stérile trouvant leur seule jouissance à évoluer dans des rapports de force, plus souvent énergivores et chronophages que constructifs, et comblant ainsi le vide pathétique de leurs piètres existences dominées par l’ennui, doivent se dresser tous ceux pour qui l’affrontement est un cauchemar. Les doux pacifistes le sont par sensibilité mais également par clairvoyance. Se fier à ses émotions, à ses instincts et à son cœur n’empêche aucunement de savoir consulter son cerveau et de le solliciter bien plus souvent que ceux qui ont perdu leur âme. Et le jour où l’altruisme s’engage, il n’accepte aucun compromis et aucun avilissement jusqu’à ce que la victoire soit acquise. Servir l’intérêt général, c’est préserver l’humanité de ses propres démons, choisir le vivant au lieu des inventions humaines auxquelles nous nous sommes soumis jusqu’à en devenir les prisonniers. Les empêcheurs de tourner en rond, les saltimbanques utopistes, les râleurs systématiques, les révolutionnaires pacifistes, les militants environnementalistes, les faiseurs de paix, les rêveurs du concret, les amoureux du vivant, les pourfendeurs de l’hypocrisie, les voyants impénitents ont une force indestructible, celle de se battre pour tous, y compris ceux qui les détestent, les nient ou les affrontent. Chaque jour que Dieu ne fait pas, ils se réveillent en mer même s’ils partent en réunion, ils sont en montagne même s’ils travaillent derrière un écran, ils pensent à de paisibles prairies depuis des barricades, ils imaginent des vagues au cœur de marées humaines, ils se rêvent en Patagonie en descendant du métro … Cette évasion constante leur est vitale et en rien contradictoire à un faire perpétuel car dans cette lutte, nos gouvernements nous offrent malgré eux un beau cadeau à la valeur inestimable, et c’est bien pour cette seule raison qu’ils nous le font.  En ne faisant rien ou en contrant nos idéaux, ils font de nous des êtres se surpassant quotidiennement. En l’absence de choix, la paresse n’est plus permise et le risque encouru est de voir émerger une génération de petits surdoués et de génies autodidactes. 

Le monde d’après doit se bâtir sur de nouveaux récits et des idées neuves. Il doit se construire autour de l’écologie car la préservation de notre lieu commun de vie ne saurait être que l’arrière-plan, le décor, ou l’instrument d’un programme, d’un budget, ou d’une feuille de route. Dans cette époque où tous nos repères s’évanouissent, et où nous devons en définir de nouveaux, les principaux écueils seraient de se rendre encore une fois les jouets de notre création ou de voir cette dernière récupérée par l’ancien monde que nous devons détruire et qui fera tout pour prolonger son fonctionnement. Le premier écueil évoqué est un risque qu’une lutte viscéralement humaine peut produire. La préservation de notre Terre commune est une bataille tellement importante, sans doute même la plus importante de l’histoire de l’Humanité, que cette dernière peut basculer vers les travers d’une religion scindant la population mondiale en initiés et en profanes et exacerbant dans chaque camp la propension à vouloir imposer sa vision à l’autre. Le second piège fait déjà partie du décor. Le néolibéralisme, cette hydre aux innombrables têtes repoussant à chaque attaque et ayant une propension innée à dénaturer les plus beaux combats, a déjà procédé à l’ingestion et à la récupération des thématiques écologiques, les pervertissant à un point tel qu’il accélère la disparition de ressources qui lui sont également indispensables. 

Aussi, une vigilance constante assurée collectivement via les médias horizontaux, les tribunes, les rassemblements, les manifestations, les actions de désobéissance civile, doit permettre au peuple de contraindre une stratégie institutionnelle orientant l’attention sur l’anecdotique à assumer ses fonctions régaliennes. Chaque citoyen doit se faire lanceur d’alerte, saisir les associations ou les institutions de contrôle compétentes pour exercer une surveillance permanente sur les dérives journalières d’un système liberticide nous amenant chaque jour davantage à accepter une dictature qui s’installe et ose presque dire son nom en récupérant un langage évocateur des pires heures de notre Histoire. Car si les vieilles ficelles se modernisent, elles n’en demeurent pas moins toujours les mêmes. Il faut se faire violence et prendre le temps de réagir à chaque débordement pouvant sembler minime ou sans intérêt car c’est pas à pas que s’installe l’asservissement total.

Nous naissons libres. Cela ne pose pas de problème à notre société actuelle. Ce qui la gêne est que nous le restions et il est étrange de constater comment on peut être prisonnier en l’absence de barreaux. Sans murs, libre d’aller et venir à notre guise, il est difficile de prendre conscience de notre emprisonnement. Dans cette cellule impalpable, l’évasion est bien plus dure à envisager. Dans nos sociétés, tout fonctionne grâce à l’illusion des apparences réconfortantes et rassurantes pour la plupart de ceux qui ne veulent pas savoir. Pour les pouvoirs en place, le maintien de ces illusions n’a donc pas de prix. Même à un coût exorbitant, la contrepartie demeurera au rendez-vous. Nous n’avons pas fini d’être gavés jusqu’à l’implosion de faux-semblants et d’effets grandiloquents de communications éphémères cachant la vastitude du drame. S’inscrire dans le temps long et dans le long terme est impératif. D’où la nécessité de renouer avec le sens du langage. Ce n’est pas une bataille futile ou secondaire, car ce qui empêche actuellement une redéfinition des valeurs, c’est la déviation constante de la définition première des mots au profit d’un sémantisme contradictoire. Or, pour rendre des notions attractives, il faut retrouver l’art du récit. N’oublions pas que le détournement des mots entraîne celui des idées qui entraîne une vision fausse de notre environnement qui entraîne une mise à distance qui entraîne une léthargie qui entraîne la mort. Inversons la puissance lénifiante d’une langue instrumentalisée pour la remettre au cœur d’une désirable vision d’un monde à construire.

Ce combat planétaire passe par la réappropriation du virtuel qui ne doit plus être l’outil d’une mise à distance égoïste mais le lieu de préparation de la solidarité, le moyen d’enseigner la convergence des luttes. Redonnons au virtuel sa signification profonde de ce qui est seulement en puissance, potentialité à être. Ne confondons pas digital, numérique et virtuel. Utilisons les deux premiers pour bâtir le troisième. Nos écrans peuvent nous offrir une cartographie en temps réel de la planète sur laquelle nous vivons, vision omnisciente que notre individualité nous refuse. Ils doivent nous servir à mesurer l’ampleur des dégâts et leur inexorable progression car occulter certains paramètres par confort est une dérive que nous devons combattre. L’urgence climatique et environnementale actuelle ne peut pas mettre de côté l’importance des enjeux économiques ou politiques pour rendre la situation plus lisible ou facile à appréhender et éviter le découragement car la non prise en compte de cette complexité peut au mieux n’avoir aucun impact et au pire nourrir le système à renverser. 

Le progrès est seulement à redéfinir car nos sociétés veulent nous faire croire qu’une unique forme de progrès, le sacro-saint progrès technologique, est viable, reléguant ainsi dans les abysses les notions humaines, sociales et émotionnelles. Ce progrès n’a rien de sacré ni de saint. Les idoles sont à manier avec prudence car elles ne servent que ceux qui les édifient et sont des chaînes pour les autres. N’oublions jamais que la politique est la plus belle œuvre humaine et qu’elle n’est salie que par une poignée d’individus qui trouvent leur jouissance dans l’avilissement de ce qui les dépasse. 

L’article La déliquescence programmée de l’État social est apparu en premier sur Le Monde Moderne.

17.07.2023 à 17:47

«Merci Pierre Palmade !»

Alexis Poulin

L’affaire Palmade n’est pas un fait-divers. Elle est le symbole éclatant d’un monde basculant dans le Moyen-Âge où rois et serfs se côtoient sans vivre ensemble. Cette tragédie est symptomatique d’une déliquescence institutionnelle qui érige pour seule valeur l’absence de véritable égalité entre ses citoyens. L’accident provoqué par le comédien a permis de mettre en […]

L’article «Merci Pierre Palmade !» est apparu en premier sur Le Monde Moderne.

Texte intégral (2529 mots)

L’affaire Palmade n’est pas un fait-divers. Elle est le symbole éclatant d’un monde basculant dans le Moyen-Âge où rois et serfs se côtoient sans vivre ensemble. Cette tragédie est symptomatique d’une déliquescence institutionnelle qui érige pour seule valeur l’absence de véritable égalité entre ses citoyens.

L’accident provoqué par le comédien a permis de mettre en lumière la rupture irrémédiable entre des élites déconnectées des réalités et une opinion publique fatiguée de l’impunité parfois offerte par la célébrité ou le mandat.

Avant de commencer cet article, nous souhaitons avoir une pensée pour les victimes de Pierre Palmade, dont les vies ont été bouleversées et détruites par l’inconséquence d’un toxicomane multirécidiviste. À ce jour, l’humoriste n’a pas encore été interrogé par le juge d’instruction dans l’attente d’expertises. Il est mis en examen pour homicide et blessures involontaires. Son contrôle judiciaire a été allégé début juin et il reste libre de ses mouvements, sans pouvoir quitter la région Nouvelle-Aquitaine.

Que la fête commence

Dans le film de Bertrand Tavernier, «Que la Fête Commence», la scène finale d’un accident de calèche provoqué par des aristocrates au sortir d’une soirée orgiaque, annonce les ferments de la Révolution. Le film se passe sous la régence, et la mort d’une jeune paysanne, niée par les élites du moment n’est qu’un événement invisible de plus vers la lente sécession du peuple contre l’ordre injuste de l’Ancien Régime.

L’accident de Palmade peut rappeler à bien des égards cette scène, dont les conséquences ne seront visibles que bien des années après. Au coeur d’un brasier, un événement isolé peut tout faire s’embraser.

Tout est présent dans ce tragique accident pour rappeler combien le moment que nous vivons n’est synonyme que de violence pour une majorité de français. Le terme même d’accident pose problème car le mot accident apporte avec lui l’idée d’un hasard, d’une imprévisibilité. Or, que peut-il se passer quand l’argent, le pouvoir, la notoriété et l’ennui se trouvent mêlés ? Une tragédie programmée par l’idée que certains peuvent se permettre des conduites dangereuses, persuadés qu’ils sont de ne pas appartenir au commun des mortels.

Dans le drame qui a eu lieu, une famille innocente, respectueuse de la loi, protégeant ses enfants, devient victime directe des folies des nouveaux aristocrates de l’époque, stars du showbiz, ultra-riches et rentiers de la République. Devant l’indignation légitime du public se met alors en marche une machine à excuses, propulsée par les médias. Car les élites tremblent de se voir accusées pour leurs nombreuses dérives et cherchent alors à protéger la permanence de leurs vies privilégiées, préservées d’un quotidien populaire.

Comme à chaque scandale d’ampleur (pédocriminalité, comptes de campagnes, coffre-forts compromettants) apparaît alors l’allégorie du vice et du cynisme, la nettoyeuse de cet univers gangrené et malsain, la taulière de ces coulisses sordides de notre République défaillante, Mimi Marchand. Celle-ci est immédiatement arrivée à la rescousse, interrompant sa participation à la cérémonie des «Victoires de la Musique» à la minute où elle apprenait l’accident.

Pour comprendre la dérive de nos institutions et le parallèle entre la macronie et la Régence, il faut savoir qui est Mimi Marchand et pourquoi elle occupe une telle place au coeur du pouvoir élyséen.

Papesse de la presse people, condamnée pour trafic de stupéfiants, ancienne reine des nuits parisiennes, Michèle «Mimi» Marchand, d’abord amie de confiance des Sarkozy, est devenue de facto une amie intime de Brigitte Macron en étant une pièce ouvrière clef dans la campagne de 2017, pour la construction de la légende du couple Macron, où comment transformer une sinistre réalité : une professeure de français prédatrice de 39 ans qui jette son dévolu sur son élève de 14 ans, en un compte de fée des temps modernes.

Mimi Marchand a ensuite rendu de nombreux services, parfois gracieusement, dans l’organisation de la disparition du coffre-fort d’Alexandre Benalla, dans la non-publication de la condamnation pour pédocriminalité du fils de Marc Ladreit de Lacharrière, ou encore dans la manipulation du témoignage de Ziad Takieddine dans l’affaire du financement de la campagne de Nicolas Sarkozy par l’argent de Mouammar Kadhafi.

Ainsi, comme le poisson, la République pourrit par la tête et la présence de Mimi Marchand dans tous ces dossiers ainsi que sa proximité avec les cercles de pouvoir devrait alerter les citoyens sur la réalité de l’imposture démocratique qui enferme les peuples dans un jeu de vote à personnalités variables tous les 5 ans, où l’argent des oligarques peut décider en amont du candidat victorieux.

Évidemment, l’affaire Palmade n’est pas une affaire politique au sens propre, mais elle l’est devenue par l’implication de Madame Marchand et par l’empressement d’une certaine scène à se distancier le plus vite possible du comédien criminel.

Une affaire politique

Cette tragédie a montré jusqu’où pouvait mener le sentiment d’impunité et la complaisance de certains cercles avec les gens fortunés. La justice a fait le choix de placer Monsieur Palmade en détention préventive à l’issue de son hospitalisation sous bracelet électronique et l’enquête sera longue, après un nettoyage en règle du domicile du comédien, préalable évident à toute perquisition compromettante.

Le sommet de l’indécence fut sans doute atteint dans les titres misérabilistes sur «les démons» du comédien et sur la défense contre un tribunal populaire fantasmé, qui aurait voulu la peau du chauffard.

Outre le volet pédocriminel ouvert en marge de l’affaire (un des protagonistes étant actuellement incarcéré pour des faits de pédocriminalité a accusé Palmade de faits similaires), les charges sont suffisantes pour révolter toute la population.

Roselyne Bachelot, en chevalier de l’ordre établi, ancienne ministre et bateleuse de foire installée sur la chaîne d’information du groupe Altice, BFM TV, voit dans les réactions légitimes des français une haine des riches, en partie provoquée par l’extrême gauche, et défend bien mal l’indéfendable, d’une façon grotesque et ridicule. Cela pourrait prêter à sourire (ou ricaner) si les faits n’étaient pas si graves.

Ce tribunal populaire qui fait tant peur aux défenseurs de l’ordre établi est en réalité la colère légitime de la majorité dépossédée du pouvoir. «Assez!» disent des millions de français qui ne tolèrent plus l’impunité d’une caste qui les sermonne et les maltraite pour le profit de quelques donneurs d’ordre.

Ce cri de ras-le-bol n’est pas entendu. D’ailleurs, le Président Macron ne juge pas qu’il y ait de la colère mais beaucoup d’inquiétude, lors de ses prises de parole au Salon de l’Agriculture. C’est évidemment un mensonge de plus dans la bouche de celui qui a fait fi de la réalité depuis trop longtemps, biberonné depuis son plus jeune âge dans les cercles du pouvoir politique ou financier, pour devenir le champion d’une oligarchie triomphante.

L’inquiétude, c’est le carburant de ces maîtres de la manipulation, dont le métier n’est plus l’intérêt général ou le bien de la nation, mais la destruction des identités et des conquis sociaux, par la peur, ou par la coercition.

Non, Monsieur Macron, il n’y a pas d’inquiétude, malgré vos efforts à imposer un climat anxiogène et des politiques de peur sur les français : de confinements en plans de sobriété, de guerres en combats contre les peuples. Tout cela est fini, depuis la carte maîtresse du confinement, une partie de l’opinion publique réalise combien ces politiques ubuesques dictées par les cabinets de conseil, McKinsey en tête, n’avaient rien de rationnel et faisaient partie d’un projet d’ingénierie sociale de gouvernance par la peur. Empêcher, contraindre et menacer, voilà les mots qui ont désormais remplacés la devise républicaine ou la liberté, l’égalité et la fraternité étaient les boussoles de l’action publique. Il s’agit d’une perversion irréversible du pouvoir, malheureusement accepté par lassitude ou par intérêt.

La colère invisible

Il y a donc de la colère. Sourde, contenue, rentrée depuis l’éruption des gilets jaunes qui a fait trembler le faible pouvoir macroniste.

Depuis 2018, cette colère n’a fait que croître. Mais conscients du déchaînement de la violence d’État contre les manifestations sociales, soucieux de ne pas perdre le peu qu’il leur reste, les français en colère se taisent et attendent. Certains ont abandonné l’idée même du vote, lassés des oppositions de façade et des promesses sans lendemains, et d’autres choisissent des votes dits «contestataires» qui laminent l’assise déjà faible des anciens partis de gouvernement, devenus partis zombies, subventionnés, sans militants et dont les projets respectifs se ressemblent en tous points pour reprendre le pouvoir dans une alternance feinte et parachever le grand oeuvre européiste d’une gouvernance technocratique débarrassée des nations, ces encombrants phénomènes.

Cette colère peut parfois se voir et s’entendre auprès des humiliés, des «riens» selon Macron, de ceux qui, à bout, dépassent la sidération de la litanie permanente des mensonges pour hurler et demander justice.

Car cette colère n’a qu’une source : l’injustice. Le mépris de ces élites, leur sentiment de toute-puissance, protégées derrière les écrans des médias de désinformation et derrière les boucliers des compagnies de CRS. Ce mépris est même devenu personnifié, par la caricature vivante de certains politiques, capables de dire une chose et son contraire en mois de 24 heures, pour ne pas briser le récit de contre-vérité du pouvoir.

Ce mépris qui se transforme en politique de l’humiliation, lorsque la sobriété devient un objectif national pour masquer la paupérisation et les faillites. Humiliation supplémentaire, quand la famille Macron, Monsieur et Madame, critique allègrement l’usage de la violence et dit craindre pour leurs proches sans jamais n’avoir eu un seul mot d’excuse ou de compassion pour les mutilés des gilets jaunes, pour les victimes de la violence de leurs choix politiques et de leur défense féroce de leurs privilèges.

La fin des privilèges?

Mais que faudrait-il pour abolir les nouveaux privilèges et surtout stopper l’imposture perverse du gouvernement par la peur d’une minorité sur un peuple contraint ?

Dans le cadre démocratique, le jeu bi-partisan trouve ses limites dans l’obéissance des politiques élus aux règles d’airain de la finance, qui oblige les États à assurer la course en avant de l’endettement par des mesures de violence sociale, garantissant le droit à l ‘endettement perpétuel. Ce modèle est devenu le modèle dominant des démocraties libérales, emmenées dans l’abîme de la dette-dollar par l’empire américain.

Rien ne semble remettre en cause cette suprématie, faisant de la politique le lieu de l’illusion du pouvoir, alors que le pouvoir est tout entier concentré entre les fonds voraces de Wall Street et la FED, banque centrale américaine, qui donne le tempo obligatoire à la banque centrale européenne.

Faudrait-il que les peuples jouent alors les règles du jeu financier, et par la masse, créent un fond pirate capable de rivaliser avec les tyrannosaures de la finance ?

Faut-il pousser à revoir les règles de financement des partis politiques et des campagnes présidentielles ? Campagnes systématiquement entachées de malversations ou d’approximations, tant la commission des comptes de campagne n’a que des moyens dérisoires face à l’ampleur de la tâche de contrôle qui devrait être la sienne.

Faut-il proposer une nouvelle offre politique, sur les bases d’une souveraineté retrouvée, en opposition au diktat de la dette toute-puissante, avec à la fois des fonds nationaux et des politiques de nationalisation des services stratégiques, dont le délitement est un danger pour la cohésion sociale et aussi pour la sécurité nationale ?

Les pistes ne manquent pas, mais les bras et l’argent, oui. Les privilèges restent l’apanage de ceux qui ont pour luxe le temps et pour béquille l’argent. Forts de cette supériorité, il est alors possible de fermer les champs des possibles et de contraindre, dans la douceur et le divertissement, les masses à accepter, valider et désirer un ordre injuste, sous couvert de mythologie de la réussite personnelle et de la liberté individuelle.

Les libertés, nous en avons fait l’amère expérience, sont fragiles et menacées systématiquement par la minorité maltraitante. La réussite personnelle, concernant les plus riches, ne repose principalement que sur l’héritage, privilège donc, de naissance. Oui, c’est le nouvel Ancien Régime. Seuls les noms ont changé et le roi est devenu un acteur en CDD, pour occuper et divertir, tout en concentrant les frustrations sur sa personne publique.

Il s’agit donc de retrouver une liberté plus grande qui permette des marges de manoeuvre et la construction des alternatives politiques et économiques à l’ordre des chevaliers de la dette-dollar.

Un chemin est possible, reste à le parcourir, et trouver enfin les clefs de nos cellules virtuelles, mais pourtant bien réelles.

Article initialement publié dans la revue Le Banquet

L’article «Merci Pierre Palmade !» est apparu en premier sur Le Monde Moderne.

16.07.2023 à 13:12

Les premiers de corvée

Bénédicte

Le 15 octobre 2020, j’ai pris le chemin de mon nouveau travail après deux ans de chômage. Contrairement aux discours libéral et macroniste, devenant grâce à la propagande des médias asservis, le seul discours rendu audible et visible aux oreilles et aux yeux du plus grand nombre, je ne «profitais» pas de mon chômage. Je […]

L’article Les premiers de corvée est apparu en premier sur Le Monde Moderne.

Texte intégral (1868 mots)

Le 15 octobre 2020, j’ai pris le chemin de mon nouveau travail après deux ans de chômage. Contrairement aux discours libéral et macroniste, devenant grâce à la propagande des médias asservis, le seul discours rendu audible et visible aux oreilles et aux yeux du plus grand nombre, je ne «profitais» pas de mon chômage. Je n’aimais pas ne rien faire car lutter contre le vide est un combat perdu d’avance face auquel on se détruit petit à petit.

Une conjonction de facteurs économiques qu’ils soient locaux, nationaux ou internationaux, de facteurs personnels, et bientôt d’un facteur sanitaire que personne n’aurait pu prévoir a fait défiler les mois, jusqu’à presque 22, à une vitesse terrible de lenteur quotidienne et d’extrême rapidité vers la précarité. En marchant vers mon nouveau lieu de travail, j’angoissais et me sentais fébrile en même temps. J’étais heureuse d’avoir trouvé un emploi, j’avais hâte de commencer, et simultanément, j’étais pétrifiée à l’idée de ne pas être à la hauteur.

Quel était donc ce poste qui m’angoissait tant ? Quels étaient les défis que je m’apprêtais à relever ?

Ce poste, c’était celui d’une caissière, ou plutôt à l’heure du politiquement correct et du bullshit managérial, d’une hôtesse de caisse. Les défis à relever consistait à encaisser des clients. On pourrait penser que c’est simple. On le pense. On dénigre inconsciemment ce métier. Mais il s’agit bien d’encaisser les clients. Dans tous les sens du terme. Et ce n’est qu’un des nombreux aspects qui font de ce genre de job, un calvaire pire que celui d’une recherche d’emploi infructueuse.

La supérette dans laquelle j’ai exercé cette activité se situait au cœur d’une zone à urbaniser en priorité ou quartier prioritaire, n’étant pas au fait de l’appellation à la mode actuellement dans les hautes sphères de la République. Car nous pénétrons ici en un endroit où la République et la politique n’existent plus. Ici règne l’immédiateté et les difficultés.

Me voilà plongée dans un univers que je ne pensais plus connaître depuis mes années d’étudiante où un bref passage dans une enseigne célèbre de la grande distribution m’avait permis de financer mes études. Entre ces deux moments, vingt ans se sont déroulés, et en découvrant ce qu’est devenu ce métier, on comprend à quel point tout notre monde est en train de s’effondrer. Pas la peine de lire de grands livres ou de longues études économiques ou sociologiques. Notre pays fait naufrage. Quand vous scannez des articles à longueur de journée dans un quartier populaire, vous finissez par détester tous ceux qui osent parler au nom du peuple. Vous voyez défiler devant vos yeux toutes les formes de misère que les choix de nos dirigeants ont créées. Les corps sont usés, et vous savez que le vôtre subit le même traitement. La détérioration n’est pas que psychique. Cela est réservé aux emplois de bureau. La souffrance de ces professions dont nous ne pouvons pas nous passer est terriblement physique. Si l’on vous vole votre humanité et le respect que vous avez pour vous-même, on vous vole aussi votre santé, votre jeunesse, la souplesse de votre dos et de vos mains, la douceur de votre peau.

Je voyais passer des cafards sur le tapis de caisse, certains tombaient sur mes cuisses. Les clients s’en apercevaient et quasiment tous, hormis ceux que la vie avait encore plus malmenés et qui se réfugiaient dans l’alcool bon marché et l’ammoniaque à respirer pour seules évasions, compatissaient et semblaient sincèrement outrés de nos conditions de travail. Il ne voyait que ce à quoi ils accédaient. Si les réserves leur avaient été autorisées, ils ne seraient plus venus et ce lieu maudit aurait enfin fermé. Mais ce lieu maudit, j’en avais besoin et je m’y attachais pour l’entraide que j’y trouvais auprès de certaines personnes. L’amour et la gentillesse demeurent, même sous les insultes et les brimades d’une direction qui n’est que le reflet d’un monde du travail globalement malade. La grande distribution ne semble pas connaître le droit du travail, secteur en avance sur les fantasmes les plus débridés des néolibéraux les plus acharnés. J’ai pleuré d’être insultée et violentée au quotidien par des clients alcoolisés ou drogués. J’ai eu des migraines à cause de la puissance des néons et de la musique devant assourdir les cris que nous tous nous désirions pousser. Il faut étouffer la laideur, étourdir la pensée. J’ai eu des problèmes dermatologiques, des infections urinaires et des cystites à cause de la saleté des toilettes dédiés aux personnels. J’ai pleuré de voir des êtres humains compter au centime près et devoir se séparer d’une boîte de thon pour conserver une brique de lait. J’ai offert des articles au risque de me faire licencier car je ne pouvais pas imaginer agir autrement. J’ai sympathisé avec un couple âgé de clients mariés depuis 62 ans, toujours collés l’un à l’autre, toujours complices et amoureux, toujours rieurs et jeunes d’une jeunesse perdue dans le regard de beaucoup de vingtenaires d’aujourd’hui, elle commençant à avoir des problèmes à la jambe, monsieur devant parfois venir seul, le regard éteint d’être seul le temps des courses, achetant donc un bouquet de fleurs pour sa bien-aimée. J’ai été adoptée par des familles algériennes, gitanes, sénégalaises. J’ai fait des rencontres que je n’aurais jamais faites ailleurs.

Mais ces moments d’entraide éphémères ne suffisent pas à vous donner la force de croiser votre reflet lorsque vous vous préparez à aller travailler, lorsque vous enfilez cet uniforme ridicule, jamais à votre taille, que l’on vous a donné pas même lavé du précédent esclave l’ayant enfilé. Ces environnements de maltraitance abaissent votre niveau d’estime de vous-même jusqu’à l’anéantir totalement. Petit à petit, vous vous donnez de moins en moins de droits et vous acceptez ce que vous n’auriez pas accepté quelques mois auparavant.

Les horaires qui changent tous les jours, vous faisant faire 9 heures d’affilée sans pause-déjeuner, seule dans le magasin, votre caisse étant la seule ouverte, vous obligeant à abandonner vos clients le temps d’un aller-retour aux WC, aller-retour qu’on ne vous a pas autorisé, car ici, il faut quémander le droit d’uriner. Sauf que personne n’est là, personne ne répond au téléphone (les jours où ce dernier fonctionne), et vous prenez votre courage à deux mains pour oser faire ce qu’aucun être humain ne devrait avoir peur de faire. Satisfaire un besoin naturel. Vous devriez être un robot. Cela simplifierait tout pour ceux d’en haut, réfugiés dans leurs bureaux, jouissant du maigre pouvoir de ceux qui n’ont pas grand-chose mais qui ont malgré tout plus que vous.

À quoi ressemblent leurs avantages ? Ils peuvent aller aux toilettes sans demander, ils peuvent manger entre 12 heures et 14 heures et conserver ainsi un rythme de vie normal, ils ont leur week-end et des horaires réguliers. Vous, vous n’aurez que 3 minutes de pause par heure travaillée, si ce jour-là, on vous laisse la prendre. Vous mangerez en 12 minutes à 10h30 ou à 17 heures, si tant est que vous mangiez, car vous devez aller pointer à l’autre bout du magasin puis dépointer, ces temps de trajet bien évidemment décomptés de votre temps de pause. Et n’imaginez pas qu’il y ait une cantine ou une salle correcte pour manger, celle-ci est la plupart du temps rendue inaccessible par les transpalettes entreposés devant son unique porte, et de toute façon, y accéder c’est accéder à un taudis crasseux, sans fenêtres, avec une table brinquebalante et un micro-ondes ne fonctionnant pas.

Il faut en sortir pour se rendre compte de l’anormalité de la situation vécue. Malheureusement, quand vous êtes obligée de «choisir» ce genre de travail, toute votre vie devient peu à peu violente et pauvre. Les histoires d’amour ne sont plus possibles car la lutte pour survivre ne les permet pas. Vous sortez brisée de votre journée, vous sentez mauvais, vous avez honte de vous, de votre odeur, de votre saleté, vous vous inventez un autre métier par crainte, dans certains milieux, de raconter votre déchéance. Vous avez 40 ans et vous pensez à retourner vivre chez vos parents. Vous ne construisez rien car l’avenir ne concerne que les «riches», ceux qu’on ne croise même plus car tomber dans la précarité, c’est comprendre que le monde est divisé et que la quantité d’argent que l’on possède organise tout ce qui nous entoure, faisant disparaitre tout un pan du réel qui ne devient qu’illusion ou fiction. Votre vie à l’extérieur n’existe plus. Vous ne pouvez rien prévoir, ni même prendre un rendez-vous chez le médecin, rejoindre un chéri – n’en parlons même pas – devient un rêve lointain car ces vies privent de la possibilité d’aimer.

Sachez qu’en ces lieux maudits, vos horaires de servitude changent chaque semaine et que vous n’obtenez que le vendredi les horaires de la semaine qui suit. Sachez qu’en ces lieux maudits, vous demandez l’autorisation d’aller faire pipi. Sachez qu’en ces lieux maudits, vous avez 3 minutes de pause par heure travaillée à partir de 4 heures consécutives de labeur déshumanisé. On raye sur une liste se prolongeant chaque jour un peu plus des choses qu’on ne fera jamais plus ou dont on rêvait mais dont on préfère même s’abstenir de les envisager, de peur d’avoir trop mal. Ces lieux sont des enfers qui ne survivent que par la peur d’enfers plus grands car plus définitifs. Ces lieux sont voulus par nos élites pour que vivants, nous soyons déjà morts et dociles. Ces lieux sont des cimetières créant une mort sociale annonciatrice d’une mort prématurée.

Regardez l’espérance de vie d’un ouvrier et celle d’un technocrate et criez, levez-vous, rebellez-vous et devenez féroces. 

L’article Les premiers de corvée est apparu en premier sur Le Monde Moderne.

5 / 10
  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Euronews
Le Figaro
France 24
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE
Courrier Europe Centle
Euractiv
Toute l'Europe
 
  INTERNATIONAL
Equaltimes
CADTM
Courrier International
Global Voices
Info Asie
Inkyfada
I.R.I.S
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
N-Y Times
Orient XXI
Of AFP
Rojava I.C
 
  OSINT / INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
G.I.J.N
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
Issues
Les Jours
Le Monde Moderne
LVSL
Marianne
Médias Libres
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
Vrai ou Fake ?
🌓