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09.12.2023 à 06:00

Critique du « colonialisme vert »

Laurent Bonnefoy

Un stimulant ouvrage collectif questionne les impasses des politiques de transition énergétique en Afrique du Nord. Ses chapitres successifs illustrent, études de cas à l'appui, combien le discours sur l'environnement est fréquemment corrélé à des logiques d'accaparement des terres et des ressources par les économies occidentales. Il se trouve alors à l'origine d'un véritable « colonialisme vert ». L'unanimisme apparent des discours internationaux sur le dérèglement climatique et la (...)

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Texte intégral (950 mots)

Un stimulant ouvrage collectif questionne les impasses des politiques de transition énergétique en Afrique du Nord. Ses chapitres successifs illustrent, études de cas à l'appui, combien le discours sur l'environnement est fréquemment corrélé à des logiques d'accaparement des terres et des ressources par les économies occidentales. Il se trouve alors à l'origine d'un véritable « colonialisme vert ».

L'unanimisme apparent des discours internationaux sur le dérèglement climatique et la nécessité d'y faire face occulte bien des enjeux. Il néglige notamment d'interroger les mécanismes de domination que les politiques de transition à l'œuvre préservent largement, voire réinventent. Depuis la COP 27, et au cours de la préparation de la COP 28 de Dubaï, la question de la justice climatique à travers la mise en place de mécanismes de compensation (liés aux dites « pertes et dommages ») pour les pays du Sud a pu être discutée, mais manque indéniablement d'ambition.

Les impensés de la transition

À point nommé, l'intérêt de l'ouvrage collectif dirigé par Hamza Hamouchene, chercheur et militant rattaché au Transnational Institute, et Katie Sandwell, chargée de programme dans ce même centre basé à Londres, est d'éclairer les angles morts des politiques de transition climatique, apparemment généreuses, progressistes et « justes ». À travers neuf études de cas du Maroc au Soudan, les autrices et auteurs, quasiment tous issus des sociétés concernées, invitent en quelque sorte leur lectorat à penser contre lui-même, c'est-à-dire à considérer les limites de politiques dites « vertes » telles que développées en Afrique du Nord. Ils déploient ainsi une approche volontiers critique qui remet en question l'eurocentrisme de récits écologistes souvent simplificateurs.

Prendre au sérieux l'urgence de la justice climatique et souligner les effets pervers de la transition énergétique sur les sociétés de cette région du monde est un impératif autant moral que pratique. Les chapitres successifs de l'ouvrage illustrent en particulier combien les discours portés par les gouvernements et multinationales sur ces sujets servent aussi en réalité à entretenir, parfois même à relégitimer, la domination néocoloniale. Ils justifient par exemple en Algérie les logiques extractivistes de pillage des ressources naturelles aux dépens des populations, et en particulier des agriculteurs, tout en alimentant les politiques autoritaires qui servent surtout les intérêts des plus riches.

Un « orientalisme environnemental »

Le procès du « greenwashing » qui est mis en œuvre par les programmes d'énergies renouvelables, qu'ils soient solaires ou axés sur l'hydrogène, est ici fort convaincant. Les cas d'études s'appuient sur des données concrètes et incarnent un souci remarquable pour les expériences quotidiennes des « premiers concernés » : usagers des services publics de l'électricité au Soudan, anciens travailleurs d'une mine au Maroc ou militants œuvrant pour la justice. Par-delà ces cas individuels se dessinent des politiques climatiques marquées par un « orientalisme environnemental », c'est-à-dire la construction d'un environnement nord-africain perçu comme dégradé et vide qu'il conviendrait de corriger en l'exploitant convenablement. Cette logique, comme l'expliquent Hamza Hamouchene et Katie Sandwell dans leur introduction, sert à légitimer les structures de domination et de dépossession qui se trouvent toujours à l'œuvre dans les projets énergétiques. À cet égard, que l'énergie soit dite « verte » ne change rien à l'affaire. L'exemple le plus éloquent est celui de la Tunisie où la transition s'inscrit dans des logiques de privatisation faisant intervenir des capitaux étrangers qui accroissent la dépendance, sans réduire la consommation de CO2 ni les atteintes à l'environnement.

La réflexion transversale sur la justice climatique est ici stimulante dans la mesure où elle fait appel à des voix militantes actives dans les sociétés nord-africaines. Mais le discours qui a valeur de programme apparait parfois marqué par une certaine abstraction. On regrettera que la construction et l'isolation des bâtiments, essentielle aussi dans les pays où la climatisation se répand, soit ici ignorée. La question des aspirations variées des populations d'Afrique du Nord, et l'attrait exercé auprès d'un nombre significatif d'entre eux par des modèles de développement peu sobres, tel celui de Dubaï où se tient la COP 28, reste une aporie. L'enjeu dépasse certes l'ouvrage lui-même et vient interroger la nécessité, parallèlement à la justice, de construire un imaginaire écologiste réellement désirable pour toutes et tous.

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Hamza Hamouchene et Katie Sandwell (dir.)
Face au colonialisme vert. Transition énergétique et justice climatique en Afrique du Nord
Syllepse/Transnational Institute, 2023
245 p.
18 euros

08.12.2023 à 06:00

Égypte. Pour Gaza, le syndicat des journalistes ouvre une brèche dans la chape de plomb

Mostafa Bassiouny

L'actualité palestinienne depuis le 7 octobre n'est pas sans conséquence sur la scène nationale égyptienne. La solidarité avec la Palestine mobilise le Syndicat des journalistes qui joue les trouble-fêtes pour le régime, à la veille d'une élection présidentielle dont le résultat est connu d'avance. Après des années d'inaction politique, le Comité populaire de soutien à la Palestine refait son apparition en Égypte. Fondé il y a des années par plusieurs mouvances politiques et (...)

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Texte intégral (2217 mots)

L'actualité palestinienne depuis le 7 octobre n'est pas sans conséquence sur la scène nationale égyptienne. La solidarité avec la Palestine mobilise le Syndicat des journalistes qui joue les trouble-fêtes pour le régime, à la veille d'une élection présidentielle dont le résultat est connu d'avance.

Après des années d'inaction politique, le Comité populaire de soutien à la Palestine refait son apparition en Égypte. Fondé il y a des années par plusieurs mouvances politiques et personnalités publiques, ce comité retrouve de sa vigueur à la lumière de la guerre sur Gaza. Dans la rue égyptienne, on a vu réapparaître les manifestations de solidarité avec la Palestine, réclamant l'ouverture du passage de Rafah et l'affrètement de convois de secours humanitaire à destination d'El-Arich, ou prônant le boycott des marchandises israéliennes ou des produits issus de pays dont les gouvernements soutiennent l'État d'Israël. Le phénomène est tel que même l'élection présidentielle, qui aura lieu du 10 au 12 décembre 2023 et pour laquelle l'État a mobilisé toute sa capacité de propagande politique, a été reléguée au second plan.

Le mouvement de solidarité qui se manifeste en Égypte — et dont le Syndicat des journalistes est à la pointe — n'est évidemment qu'un élément parmi d'autres de la vague de solidarité mondiale qui a mobilisé des centaines de milliers de personnes à l'échelle internationale. C'est ainsi qu'on a vu les dockers et les activistes du mouvement de solidarité avec la Palestine mener une grève et des actions de protestation contre l'envoi de fret et d'armement à destination d'Israël, notamment dans les ports de Barcelone et d'Oakland aux États-Unis. Des incidents ont également eu lieu dans divers ports de Suède, d'Afrique du Sud, du Canada et de Belgique, où les syndicats de dockers ou de manutentionnaires aéroportuaires ont refusé d'effectuer le chargement ou le déchargement de navires ou d'avions chargés d'armes à destination d'Israël, dans des scènes qui rappellent les mouvements d'opposition à la guerre du Vietnam. À l'aune de la frilosité qui régnait auparavant au sein des mouvements de solidarité en Égypte, le rôle primordial du Syndicat des journalistes ressort avec une force particulière.

Le retour des manifestations

Le siège du syndicat est en effet devenu le cœur battant du mouvement de solidarité avec Gaza. Au début des bombardements qui ont suivi l'opération du 7 octobre, ce lieu a servi d'avant-poste aux différentes parties qui se sont mobilisées pour apporter soutien et solidarité, et également pour protester contre la fermeture du point de passage de Rafah. Cela en plus de la mission première du syndicat en tant qu'instance professionnelle chargée de la défense des journalistes, mission qu'il exerce depuis deux mois ; soit en condamnant les positions pro-israéliennes adoptées par les médias internationaux ; soit en défendant une couverture objective des événements se déroulant dans la bande de Gaza.

Cette position constitue un tournant important pour cette institution, après le recul que ses activités ont enregistré ces dernières années. Le syndicat est ainsi devenu un havre d'accueil en invitant les journalistes et les activistes à venir manifester devant son siège pour proclamer leur solidarité avec la Palestine.

Le sit-in de protestation du 18 octobre 2023 regroupant des milliers de manifestants issus de tout le spectre des mouvements sociaux a connu, malgré les entraves que connaissent les manifestations qui ne sont pas organisées à l'initiative du régime, une participation massive, une première depuis des années. Dans la foulée, plusieurs marches de protestation ont été organisées après la prière du vendredi 20 octobre au départ de la mosquée d'Al-Azhar et d'autres mosquées au Caire et dans d'autres gouvernorats. Partis de l'intérieur des lieux de culte, les défilés ont emprunté un itinéraire qui les a conduits jusqu'à la place Tahrir.

En plus du sit-in, le siège du syndicat a abrité plusieurs actions de solidarité avec la Palestine, comme la conférence organisée dans les premiers jours des bombardements israéliens afin de dénoncer le parti pris des médias occidentaux. Une deuxième conférence s'est attachée à rendre un hommage posthume aux journalistes assassinés à Gaza, sans oublier la journée de solidarité du 11 novembre et les différentes tables rondes consacrées à la question palestinienne qui ont eu lieu à l'occasion. Le siège du syndicat est également devenu un centre de collecte de dons pour Gaza, avec l'objectif d'en faire partir un convoi jusqu'au point de passage de Rafah, en coordination avec d'autres syndicats professionnels, comme ceux des médecins, des avocats ou des commerçants. « Une caravane pour la conscience du monde » devait d'ailleurs partir du Caire pour rallier le point de passage de Rafah afin de briser le siège imposé sur Gaza. Cette tentative n'a pas été couronnée de succès, malgré les soutiens exprimés en sa faveur, aussi bien localement qu'à l'échelle internationale, faute d'avoir pu obtenir de l'État les autorisations requises.

Confisquer le siège

Depuis 2013, l'Égypte a connu une répression de toute forme d'action politique non initiée par le régime en place, et le mot d'ordre de la « guerre contre le terrorisme » a régné en maître sur la vie publique, au point que toute voix d'opposition s'est vue accusée de soutenir le terrorisme. Le Syndicat des journalistes n'a pas été épargné par ce virage répressif, mais il l'a subi de manière graduelle et avait, dans un premier temps, réussi à maintenir une partie de son action. Il était devenu le dernier espace de protestation après la promulgation de la loi de novembre 2013 qui a drastiquement réduit le droit de manifester pacifiquement. Ceux et celles qui se hasarderaient encore à manifester sans autorisation — une décision qui relève de manière arbitraire du bon vouloir des forces de sécurité — risquaient désormais une peine allant jusqu'à trois ans d'emprisonnement. Ainsi, le 8 avril 2016, il n'y avait que le siège du syndicat pour accueillir la manifestation non autorisée contre l'accord de redéfinition des frontières maritimes entre l'Égypte et l'Arabie saoudite, par lequel l'Égypte renonçait à sa souveraineté sur les îles de Tiran et Sanafir en mer Rouge.

Mais début mai 2016, deux journalistes qui étaient recherchés par les forces de sécurité pour avoir participé à une manifestation illégale trouvent refuge dans les locaux du syndicat. La police décide alors d'envahir les lieux de force et de procéder à leur arrestation. Cet événement marquera un tournant et pour le syndicat et pour la vie politique égyptienne en général. Par la suite, la police a arrêté le président du Syndicat Yahya Qallach, parachevant le verrouillage des espaces de protestation.

Le rôle particulier que le Syndicat des journalistes occupe historiquement dans l'espace public égyptien en a fait une cible pour le régime, qui est allé jusqu'à la confiscation de son siège. C'est ainsi que le bâtiment a été mis en travaux de 2018 jusqu'au début 2023. L'organisme a également été mis sous la tutelle complète du pouvoir auquel les dirigeants et une partie des conseils d'administration étaient acquis.

Les vents du changement

Le changement a commencé au premier trimestre 2023 avec les dernières élections syndicales, qui ont abouti à un bouleversement radical. Le candidat soutenu par l'État pour diriger le syndicat a perdu face au candidat de l'opposition, Khaled Al-Balchi. Une victoire d'autant plus remarquable que ce dernier n'est autre que l'un des deux journalistes arrêtés en 2016 dans les locaux du syndicat.

C'est également la première fois que les élections sont remportées par un journaliste indépendant non affilié aux grands groupes de presse placés sous tutelle de l'État, lesquels offrent naturellement un réservoir de votes confortable aux candidats issus de leurs rangs. Plus important, l'homme était un opposant classé comme appartenant à la gauche radicale.

Cette élection a eu un impact concret et immédiat sur l'activité de l'institution, qui s'est montrée plus à l'écoute des journalistes et de leurs problèmes. Ainsi a-t-elle joué un rôle essentiel dans le soutien aux grèves et aux protestations qui ont eu lieu dans de nombreuses entreprises de presse, comme la BBC arabe, le bureau de Reuters au Caire ou encore le journal Al-Wafd. Le syndicat a de surcroît pris la tête des négociations menées tant avec les employeurs qu'avec l'État, notamment au sujet du statut des journalistes, et obtenu des avancées extrêmement satisfaisantes. Par ailleurs, il s'est davantage investi dans les affaires publiques, ce qui l'a propulsé au-devant de la scène au moment du déclenchement de la guerre contre Gaza. Cependant, le fait que les autres espaces traditionnels de soutien à la Palestine soient structurellement affaiblis a empêché la propagation, l'intensification et la pérennisation du mouvement de solidarité.

Entre les années 1970 et 2013, les espaces traditionnels de solidarité avec la Palestine étaient disséminés au sein des syndicats professionnels — comme ceux des journalistes, des avocats, des ingénieurs, des médecins —, mais aussi des universités égyptiennes. La question palestinienne a été pendant longtemps le principal moteur du mouvement étudiant. Le mouvement de solidarité a également essaimé dans les quartiers du Caire et d'autres villes à travers les pays, sans parler des partis politiques d'opposition. Cette diversité et cette large diffusion ont assuré au mouvement un degré important de flexibilité et de variété dans ses modes d'action, tout comme elles ont permis sa présence dans tous les milieux sociaux, ce qui lui donnait nécessairement un impact plus fort.

Or, la plupart de ces espaces traditionnels ont disparu ou, à tout le moins, ils se sont considérablement affaiblis. Les universités égyptiennes, qui étaient naguère le foyer du mouvement étudiant n'ont enregistré aucune action notable, à part quelques tentatives dans certaines universités privées qui échappent partiellement à l'emprise des services de sécurité, comme l'Université américaine du Caire. Aux sièges des partis, la solidarité a principalement consisté dans quelques réunions du Comité populaire et la collecte de dons.

Se libérer de l'emprise de l'État

Au fond, le mouvement de solidarité avec la Palestine a été un révélateur des maux qui ont frappé la vie politique égyptienne depuis une décennie. Il faut dire que la poigne de fer sécuritaire imposée par le régime a isolé les partis politiques de leur base, et les a cantonnés à l'intérieur de leurs sièges, tout en paralysant presque entièrement le mouvement étudiant et en prohibant toute action collective au sein des syndicats professionnels.

En plus de cette emprise de l'appareil sécuritaire, on ne peut évidemment ignorer le vide laissé par les Frères musulmans, interdits de toute vie politique et publique dans le pays, et qui avait une influence importante — allant dans certains cas jusqu'à la mainmise — dans les syndicats, les universités, les villes et les quartiers. En dépit de ses multiples manœuvres opportunistes, réactionnaires ou réformistes, force est de constater que le vide qu'elle laisse ne fait que bénéficier aux forces les plus opportunistes, les plus réactionnaires, voire les plus despotiques.

La mutation intervenue au sein du Syndicat des journalistes et son rôle moteur dans la solidarité avec la Palestine ont été précédés par des tentatives d'autres syndicats, comme ceux des avocats, des ingénieurs ou des médecins — pour libérer l'action syndicale de l'emprise des appareils étatiques, tentatives qui dans certains cas ont été couronnées de succès. Cela montre bien que la mutation touchant le Syndicat des journalistes n'est pas isolée des changements qui se produisent ailleurs dans la société, quoiqu'à un rythme plus lent. Si un seul syndicat a été en mesure de donner le baiser de la résurrection à l'espace public, il n'est pas interdit de penser que d'autres changements pourraient entraîner un bouleversement plus important de la situation.

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Article traduit de l'arabe par Khaled Osman.

07.12.2023 à 06:00

Jean-Luc Mélenchon. À Gaza, « ce n'est pas de la légitime défense mais un génocide »

Alain Gresh, Jean Stern

Cible de nombreuses critiques depuis des semaines, l'ancien candidat à la présidence de la République répond aux questions d'Orient XXI. Il explique pourquoi les fractures deviennent béantes entre l'Occident et le reste du monde sur le « deux poids deux mesures » en œuvre dans le soutien à Israël. Jean-Luc Mélenchon dénonce la polémique sur l'un de ses tweets et réfute sa mise en cause pour antisémitisme. Au-delà, il dresse un éloge du non-alignement comme « morale pour l'action politique (...)

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Texte intégral (5214 mots)

Cible de nombreuses critiques depuis des semaines, l'ancien candidat à la présidence de la République répond aux questions d'Orient XXI. Il explique pourquoi les fractures deviennent béantes entre l'Occident et le reste du monde sur le « deux poids deux mesures » en œuvre dans le soutien à Israël. Jean-Luc Mélenchon dénonce la polémique sur l'un de ses tweets et réfute sa mise en cause pour antisémitisme. Au-delà, il dresse un éloge du non-alignement comme « morale pour l'action politique ».

Orient XXI. — Tenir bon, c'est l'une de vos formules favorites en politique. Comment « tenir bon » pour un Gazaoui aujourd'hui, compte tenu de l'ampleur et de la répétition des destructions, depuis maintenant plusieurs semaines ? Compte tenu aussi de l'abandon des Gazaouis par la communauté internationale depuis des décennies.

Jean-Luc Mélenchon. — Je suis depuis longtemps marqué par le caractère abominable de la situation à Gaza. C'est pour moi un choc moral absolu. Plus de deux millions de personnes ont été enfermées dans une sorte de prison à ciel ouvert. Je ne peux y reconnaître Israël comme organisateur d'une chose pareille, au vu de l'histoire de la persécution des juifs dans le monde et des raisons présentées pour la création de son État. Gaza est aussi un symptôme terrifiant de la nécrose de ce qui est appelé « l'Occident ». L'incapacité à mettre un terme immédiatement à une abomination comme celle-là est un signe de déchéance morale pour tous ceux qui trouvent que c'est normal et laissent faire. Tenir bon, c'est seulement ne jamais oublier notre commune humanité.

Les rancœurs enfouies de la guerre d'Algérie

O. XXI.Depuis au moins vingt ans, depuis l'échec des accords d'Oslo, Gaza est aussi le symbole qu'Israël peut poursuivre sa politique sans en payer le prix.

J.-L. M. — En effet. Ce n'est pas nouveau. Dans le monde entier, nous faisons face au « deux poids deux mesures », selon que l'on est aligné sur les États-Unis ou non. On a constaté le refus actif des États-Unis et de leurs alliés à propos de l'invasion injustifiable de l'Ukraine par la Russie. Mais le silence est quasi général à propos des exactions de Nétanyahou. En 2008-2009 c'est l'opération « Plomb durci ». Pour moi, c'est un moment de bascule intellectuelle. Non seulement les Gazaouis étaient dans une prison, mais en outre on les y bombardait pour les punir d'une responsabilité supposée collective. Même les modérés le disent. Le président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Bourlanges, a trouvé une formule le lendemain du 7 octobre : « La violence du Hamas est sans excuse, mais pas sans cause ». Dans cette affaire, l'action de Nétanyahou contre les Gazaouis n'est pas légitime. Ce n'est pas de la légitime défense, mais un génocide. Il y a des manifestations de masse dans beaucoup de pays, y compris aux États-Unis d'Amérique auxquelles participent des segments amples des communautés juives locales. Cette diversité prouve l'inanité de la théorie du « choc des civilisations » construite par Samuel Huntington. Dans aucun pays du monde, sauf peut-être dans une bonne part de la classe médiatique française, ne s'installe un clivage anti-arabe, antimusulman, comme beaucoup l'avaient calculé. La masse des manifestants se réfère à la justice, au droit international, au droit de vivre dans la dignité, à l'universalité des droits humains.

O. XXI. – D'où vient cette spécificité française ? Vous avez évoqué la guerre d'Algérie, c'est encore elle qui structure le clivage en France ?

J.-L. M. —En France, il y a toujours des rancœurs enfouies. La guerre d'Algérie a constitué un fonds d'autant plus pénible à vivre pour les Français que leurs dirigeants avaient renié les valeurs et les principes au nom desquels ils prétendaient agir. Sortant de l'occupation, dès mai 1945, on bombarde Sétif ! Et ensuite il a fallu attendre 1999 pour reconnaître qu'il s'agissait d'une guerre et non d'une opération de police. Qu'avons-nous fait ? Qui l'a fait ? Qu'aurait-on dû faire ? Dans quelles conditions ? Jamais on n'aura pu expurger les atrocités commises aussi bien en Algérie que dans l'Hexagone. Le Maghreb et l'Algérie n'ont jamais cessé d'être une rancœur française enfouie. Pourtant aujourd'hui 35 % de la jeunesse de notre pays reste affectivement liée à l'Algérie par ses parents, ses grands-parents, son présent, sa binationalité ou son couple. Mais combien d'anciens ont encore du mal à cicatriser… !

O. XXI. – Vous et une bonne partie de la communauté internationale parlez de crimes de guerre aux yeux du droit international à propos de l'actuelle offensive israélienne à Gaza…

J.-L. M. — Cela n'a pas été sans mal !

« Pas d'autre repère que le droit international »

O. XXI. – Certes, et c'est considéré comme une avancée pour les Palestiniens. Mais il y a eu avant ce qui s'est passé le 7 octobre, les 1 200 Israéliens tués par les commandos du Hamas. Pour vous, c'est aussi un crime de guerre ?

J.-L. M. — La Cour pénale internationale (CPI) doit se saisir de tous les faits ! J'ai appelé dès le 7 octobre au cessez-le-feu. J'ai pris position pour que tous les crimes de guerre soient jugés. Au-delà de mon opinion personnelle et de l'usage qui peut en être fait, l'essentiel est la nature des évènements et la manière dont nous pouvons mener un combat politique sur des bases concrètes et reconnues. À la fin de l'opération Plomb durci, un rapport de l'ONU a imputé des crimes de guerre aux deux parties prenantes du combat. Il ne s'est strictement rien passé. Pourtant, dans un monde ordonné et stable, le droit ne peut être une simple superstructure accessoire. Nous n'avons pas d'autre repère dans le monde que le droit international, incarné par les Nations unies, quand bien même l'un et l'autre sont perfectibles. Sinon quoi ? La loi du plus fort ? L'inaction après Plomb durci se paie à cette heure.

Le sens du conflit en cours va changer le cours du siècle. Il faut être à la hauteur des événements. La gauche d'avant a été mise en déroute pendant les dix ou quinze ans après la chute de l'URSS. Une des conséquences imprévues a été l'ampleur de la vague réactionnaire. Elle a emporté à peu près tout le monde ! Enfin il y a eu la formation d'un front de résistance remportant des victoires aux Amériques, non seulement contre l'impérialisme étatsunien, mais aussi et surtout contre le régime économique néolibéral. Mais rien ailleurs, ou presque ! Comme nous continuons le combat pour un nouvel ordre du monde, pour un autre type de société, nous devons trouver des points d'appui stables. Dans le rapport de force actuel, c'est le droit international. Sans l'ONU, quelles que soient ses limites, que serait la perspective pour la planète ? Le but n'est pas d'instaurer un monde « multipolaire ». Car c'est la guerre assurée. Nous avons besoin d'un monde « ordonné » autour du droit comme référence commune. Il y a urgence : 75 % des nations ont un différend frontalier ! Et 28 % d'entre eux sont des conflits armés. La situation entre la Palestine et Israël est un conflit colonial, un conflit de territoire et de frontières, et non un conflit religieux. Du 7 octobre à aujourd'hui, c'est une seule séquence. Dans les deux cas, ce que l'on voit nous choque. Mais refuser de s'aligner sur une des parties au conflit ne signifie pas pour autant être neutre ou équidistant. Nous ne partageons pas le « soutien inconditionnel à Israël » exprimé par la présidente de l'Assemblée nationale Madame Yaël Braun-Pivet au gouvernement de Monsieur Nétanyahou. Au nom de la représentation nationale ? Personne ne l'avait mandatée, contrairement à ses allégations !

O. XXI. – Pas en votre nom, le soutien inconditionnel à Israël qu'elle a exprimé sur place ?

J.-L. M. — Elle a prononcé la formule devant l'Assemblée et elle a été applaudie. Mais pas par nous. Nous ne sommes pas d'accord d'une manière générale pour le « soutien inconditionnel » à qui que soit. Je n'ai jamais dit que je soutenais « inconditionnellement » les pays avec lesquels pourtant je sympathise, comme la Colombie et son président Gustavo Petro. Le « soutien inconditionnel à Israël » ne peut avoir d'autres significations que de soutenir inconditionnellement la politique de Monsieur Nétanyahou. Nous sommes en désaccord absolu avec la composition de son gouvernement, avec les principes politiques qu'il défend, avec sa politique de colonisation. Il ne peut pas être question de donner le sentiment d'y participer si peu que ce soit. Cette position est considérée par un certain nombre de gens fanatisés comme de l'antisémitisme. Ils manient le terme sans discernement ni retenue, comme un rayon chargé de paralyser ceux qui pensent autrement qu'eux. C'est grotesque ! Désormais cette infamie est lancée à tous ceux qui ne soutiennent pas au millimètre la ligne de Benyamin Nétanyahou. Y compris Dominique de Villepin, y compris le président Emmanuel Macron. Tout écart est immédiatement englouti sous l'injure. L'insupportable est le débat que cet écart interdit et le fanatisme qu'il cultive.

Camper, un mot antisémite ?

O. XXI. – Dans ce climat que vous décrivez, est-ce que vous n'avez pas eu tort d'employer le mot « campe » à propos du voyage de Madame Yaël Braun-Pivet en Israël ?

J.-L. M. — Vous avez un autre mot à me suggérer ?

O. XXI. – Oui… s'installe, fonce, court, accourt, se précipite…

J.-L. M. — Je voulais souligner ma protestation contre le caractère militaire de sa démarche. Dans ma génération, le « campisme » était un concept courant qui avait le sens d'un alignement sans faille à un des deux blocs, celui de l'Est ou celui de l'Ouest. Mais promis : je vous consulterai la prochaine fois. Que le mot camp pouvait être un vocable antisémite ne m'a pas effleuré une seconde ! Alors ? Comment les accords de « Camp David » peuvent-ils utiliser un mot antisémite, vu qu'ils ont été signés par le premier ministre d'Israël aux côtés de Monsieur Arafat ? Il s'agit d'un abus absolu. Madame Braun-Pivet s'était rendue en Israël déguisée en militaire, accompagnée de Meyer Habib et d'Éric Ciotti déguisés de même : treillis et gilet pare-balles. Donc il y avait bien la volonté de donner une image de participation militaire. Pas en notre nom quand nous militons pour le cessez-le-feu immédiat ! Pourquoi faut-il que ce soit nous qui soyons mis en demeure de nous justifier, et non ces usurpateurs d'une représentation forcée ?

La veille avait eu lieu en France une manifestation à la fois dense, immense et symboliquement forte, compte tenu de l'état d'esprit, des réactions face aux images de Gaza. Beaucoup craignaient des débordements ou des excès de langage, toujours imprévisibles dans une manifestation. Rien de tout cela ne s'est produit. La solidarité, la retenue, la dignité se sont exprimées et ont ridiculisé l'attitude belliqueuse adoptée par la présidente de l'Assemblée nationale et ses comparses.

Alors, il a bien fallu inventer une polémique le lendemain pour faire oublier un tel soutien minorisé à Monsieur Nétanyahou. C'est une lourde dégénérescence du débat public quand il suffit à Madame Braun-Pivet de dire que « camper » est un mot antisémite pour qu'aussitôt on en fasse un sujet dominant l'actualité. Mais n'offense pas qui veut. Cela participe d'une guerre idéologique en France, dont le but est de faire taire les opposants.

O. XXI. – Une partie de la communauté juive se sent abandonnée par la gauche qui lui semble en retrait sur l'antisémitisme. Qu'est-ce que vous leur répondez ?

J.-L. M. — Elle a tort. Nous sommes et serons toujours les premiers à lutter sans faiblesse contre l'extension du racisme parce qu'il mine nécessairement l'unité populaire. Historiquement, la communauté juive avait fait le choix juste et judicieux de la gauche. Parce que c'est la gauche révolutionnaire de Robespierre qui a donné la citoyenneté aux juifs de l'Ancien Régime. Nombre de nos plus glorieux dirigeants sont issus de cette communauté. J'encourage tout le monde à revenir à cette fraternité de combat. Mais il ne faut pas perdre de vue l'essentiel. L'unité d'action implique la communauté d'objectif. Et le respect mutuel des parties prenantes. Mais pour la première fois, des représentants officiels de la communauté ou réputés tels nous ont pris à partie lors d'une commémoration de la rafle du Vel' d'Hiv'. Jamais on n'avait violé de cette façon l'unanimité nationale dans ce type de cérémonie. Qui a protesté dans la communauté ? Et quand notre groupe parlementaire a été brutalisé puis expulsé de la marche Mireille Knoll par la Ligue de défense juive (LDJ), le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) a refusé de nous protéger tout en assumant la protection de Madame Le Pen. La communauté juive que j'ai connue, avec qui j'ai milité lorsque j'étais élu de Massy, vivait dans le débat et assumait ses divergences. Il y avait les « cultuels » et les « culturels ». La gauche c'était les « culturels »… Je me sens abandonné par ceux que j'ai défendus toute ma vie. Jamais nous n'avons manqué à notre devoir. Ni aux principes qui le fondent. Donc ils valent pour tous les racisés.

O. XXI. – À propos de la LDJ, il est exact qu'une bonne partie de la communauté juive s'est radicalisée autour du soutien à Israël, et du coup s'est peut-être sentie loin de la communauté nationale. Et puis dans toute l'Europe, il y a une extrême droite parfois au pouvoir et souvent à ses portes qui est en première ligne de la défense d'Israël, et souvent en première ligne sur l'islamophobie.

J.-L. M. — En quoi l'affection pour Israël devrait-elle éloigner de la communauté nationale ? Pourquoi confondre droit à exister pour Israël et soutien inconditionnel à tous ses gouvernements ? On peut réfléchir autrement. Je suis partisan de la solution à deux États, c'est la position de l'ONU. Ouvert à d'autres idées s'ils en proposent ensemble sur place. Aujourd'hui, ce que je dénonce c'est une politique gouvernementale et les conséquences de cette politique. Je comprends que l'on se sente maltraité si on se fait insulter et menacer. Je suis aussi dans cette situation. Il ne faut pas accepter d'entrer dans les références voulues par certains. En particulier tous ceux qui verraient d'un bon œil qu'au motif de leur religion, les populations de confession juive s'en aillent toutes en Israël. Je ne suis pas d'accord avec cette idée-là. L'Ancien Régime français a expulsé onze fois les juifs, notamment « Saint Louis » dont l'énorme statue trône dans l'hémicycle du Sénat. La gauche au contraire a rendu possible l'unité du peuple français grâce à la laïcité.

Maintenant, oui, l'extrême droite dans tous les pays d'Europe s'approche du pouvoir. La pente est prise. Et tous les pays d'Europe la dévaleront, comme en Italie. Madame Meloni sert d'exemple à beaucoup de monde. Alors est-ce le moment pour la communauté de s'inventer des ennemis avec nous ? Face à l'extrême droitisation de la droite et du centre, l'alternative c'est la gauche radicale. Car l'extrême droite de Philippe Pétain et de Charles Maurras est « génétiquement » antisémite. Il est absolument sidérant de voir qu'en France, la condamnation à l'indignité nationale à laquelle était vouée l'extrême droite depuis la Libération a été levée. Le 12 novembre 2023, certains ont trouvé normal d'aller manifester avec des partis dont l'origine est l'antisémitisme, tandis que nous y avons été copieusement insultés ainsi que les musulmans de ce pays.

Il faut bien comprendre qui nous sommes. Notre préoccupation n'est pas contemplative, esthétique ou métaphysique. Notre principe est celui de l'unité populaire pour accomplir la révolution citoyenne. Pour que cette unité populaire puisse se constituer, il faut absolument empêcher le poison du racisme d'entrer dans le peuple. Tous les racismes, le racisme antijuif, le racisme anti-arabe, antimusulman, tous. Nous devons absolument les évacuer et le faire comprendre à la masse des nôtres pour qu'elle se méfie et détecte le poison à temps. Car le racisme est une opération idéologique pour nous diviser.

Personne n'a porté plainte contre moi pour antisémitisme, pourtant c'est un délit en France. C'est donc que nos accusateurs n'y croient pas eux-mêmes. De fait, où trouveraient-ils de quoi étayer leur propos ? Alors face aux racismes, face à l'extrême droite, le peuple doit tenir bon. Et nous aussi, même les jours où la violence et l'injustice nous meurtrissent.

O. XXI. – L'injonction du mot « terrorisme » est devenue une arme politique sans que personne ne le définisse. Le Hamas, c'est une organisation que se sont donnée les Palestiniens. Dire que c'est une organisation terroriste signifie qu'on ne peut pas discuter avec eux. Est-ce que le Hamas est une organisation de résistance ?

J.-L. M. — Je le redis, il y a bien sûr des actes terroristes, des actes dont le but est de semer la terreur, la sidération pour séparer à jamais des protagonistes. Ces actes terroristes sont punis comme crimes de guerre ou comme crimes contre l'humanité. Ils peuvent être jugés par la CPI. La caractérisation « organisation terroriste », c'est autre chose. C'est le résultat d'un rapport de force. Le Sinn Feinn était par exemple considéré comme une organisation terroriste. Il gouverne aujourd'hui l'Irlande, il est majoritaire au nord comme au sud. Va-t-on dire qu'il s'agit de deux pays terroristes ? Tout cela n'a pas de sens. Qu'on en discute, je l'admets parfaitement. C'est utile. Mais ce n'est pas notre priorité dans l'épreuve de la guerre réelle à Gaza. Notre priorité, c'est le droit. Si nous menons une bataille contre le terrorisme, alors nous sortons du cadre du droit. Car la thèse de la guerre au « terrorisme » produit un clivage nullement secondaire. C'est un clivage idéologique en vue d'un alignement politique. Au bout de cette voie, il y a le centre de torture de Guantanamo, les bombes au phosphore à Gaza et ainsi de suite. Le droit n'existe plus. Tous les moyens sont légitimes dans « la lutte du bien contre le mal ». Tous ceux qui s'opposent aux États-Unis d'Amérique sont considérés comme terroristes. C'est la doctrine propagée par Samuel Huntington. Il s'agit de substituer au droit international, par nécessité universaliste, une vision ethnocentrée. Le passage de l'un à l'autre n'est pas neutre. Le mot « terrorisme » ne nous place pas dans une simple bataille de choix de mot, il nous installe dans une bataille politique. Il faut l'assumer.

Des sanctions économiques sont possibles

O. XXI. – À un moment, la France avait classé comme terroriste l'aile militaire, mais pas l'aile politique du Hamas. Et au Liban, c'est difficile d'agir si on ne discute pas avec le Hezbollah.

J.-L. M. — Regardez la puissance dislocatrice de ces concepts. Parce que si vous êtes d'accord avec ce concept à un endroit, il va falloir l'être à un autre. Va-t-on être aussi d'accord pour une intervention armée au Liban ? Évidemment le jeu de mes adversaires est de faire dire que nous sommes favorables au terrorisme. Nous sommes plongés dans une ambiance suffocante, où l'on finit même par craindre de parler. Ce n'est pas mon cas. Je n'ai pas peur, j'ai dénoncé la situation dès l'opération Plomb durci, et depuis cela me vaut des inimitiés coriaces, mais ne me fera pas changer d'avis. Il n'y a pas de compromis à propos d'un massacre comme celui qui est en cours à Gaza. Il faut défendre un ordre mondial non aligné.

O. XXI. – La solution à deux États est-elle encore possible, ou peut-on imaginer autre chose ?

J.-L. M. — Pour l'instant, je m'en tiens aux décisions des Nations unies. C'est un point d'appui très fort. Les Nations unies ont dit qu'il fallait deux États. Si ceux qui discutent des frontières des deux États aboutissent à proposer un seul État plurinational, ou une autre solution viable mutuellement acceptée, alors nous serions également d'accord si c'est pour la paix juste.

O. XXI. – Est-ce qu'un geste serait pour la France la reconnaissance de l'État de Palestine, qui a été votée par l'Assemblée nationale sous la présidence de François Hollande ?

J.-L. M. — Il faudrait le faire dans des conditions utiles. Dans l'immédiat l'urgence est de sanctionner le gouvernement Nétanyahou. Israël est un partenaire privilégié de l'Union européenne (UE). Des sanctions économiques sont possibles et nous en sommes partisans. Si c'était le cas, le rapport de forces serait immédiatement modifié, compte tenu de l'implication de l'économie israélienne dans l'économie européenne. L'aveu du deux poids deux mesures signe l'alignement aveuglé de l'UE sur Nétanyahou. Car si vous êtes aligné, vous êtes obligé de tout cautionner, et quelquefois courir devant. Comme l'a fait par exemple Monsieur Macron lorsqu'il a proposé une « coalition internationale contre le Hamas du type de celle contre Daech ». Cela voudrait-il dire que la France doit s'impliquer dans le génocide en cours à Gaza ? Monsieur Macron a mis 35 jours pour demander un cessez-le-feu. Ce sont 35 jours de bombardements, une bombe toutes les 30 secondes, 60 % des bâtiments détruits, plus de 15 000 morts, davantage en un mois et demi qu'en quatre ans du siège de Sarajevo. Nous sommes les contemporains d'un carnage. De nombreux hauts représentants d'agences de l'ONU ont averti du risque de génocide. Gaza, c'est le Guernica du XXIe siècle. Maintenant, compte tenu du mode d'organisation de l'être humain dans des structures urbaines immenses, donc incontrôlables, les occupations de territoires conduisent les agresseurs à la déportation des populations. Ce résultat est obtenu par des massacres de masse et des déplacements forcés. Cela fait maintenant partie des stratégies ordinaires de la guerre.

O. XXI. – Dans la foulée d'ONG palestiniennes puis israéliennes, deux grandes organisations spécialisées sur les droits humains, Human Right Watch et Amnesty International utilisent avec des nuances le terme « apartheid » pour qualifier les discriminations dont sont victimes les Palestiniens. Pourtant l'usage de ce mot divise la gauche. Il est rejeté par le Parti socialiste (PS), et au Parti communiste (PCF) comme chez les écologistes il n'y a pas unanimité sur son usage et son champ d'application. Comment expliquez-vous ces résistances à ce propos ?

J.-L. M. — Nous sommes tous engagés par notre programme et je ne crois pas que nous ayons délibéré de cette question-là. Le tempérament global venant des dirigeants et animateurs de notre mouvement est qu'il s'agit d'une politique d'apartheid. Il y a une définition de ce qu'est l'apartheid, et il a déjà été condamné dans le passé. L'apartheid décrit une situation. Il implique évidemment un jugement moral totalement négatif. Mais ceux qui veulent se débarrasser du jugement moral n'ont qu'à nous débarrasser de la pratique qui le provoque. Oui je pense qu'il y a une volonté de « développement séparé discriminant », doublée de brutalités, d'expropriations, de violences de toutes sortes et d'une pratique coloniale. Ce sont des faits avérés, y compris par une partie de la population israélienne qui s'y oppose et manifeste, avec un courage incroyable. C'est la raison pour laquelle je persiste dans mon adhésion à l'idée d'une humanité universelle capable de constituer un peuple humain sur des principes qui la rassemble. Il faut faire le pari de l'optimisme dans l'histoire, et toujours s'appuyer sur l'exigence la plus juste. Le mot juste n'est pas le mot le plus fou, mais il nous ramène à la notion de droit. Je suis optimiste, car moralement nous avons gagné la partie dans les consciences populaires. Nous restons le camp de la paix.

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Jean-Luc Mélenchon
Faites mieux ! Vers la révolution citoyenne
Robert Laffont
2023
352 pages
20 euros en France.

06.12.2023 à 06:00

L'étrange passivité de la Syrie

Henri Mamarbachi

La Syrie, maillon pourtant essentiel de l'« axe de la résistance contre l'entité sioniste », cœur battant du panarabisme avec son parti Baas au pouvoir depuis 60 ans, et héraut autoproclamé de la lutte anti-impérialiste reste pourtant bien silencieuse face à la guerre contre Gaza. Pourtant, Damas a abrité le Hamas pendant plusieurs années, jusqu'au soulèvement de 2011. « Allô, j'écoute ! » Cette interjection inspirée dans sa forme comique des aventures de Tintin pourrait très bien (...)

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La Syrie, maillon pourtant essentiel de l'« axe de la résistance contre l'entité sioniste », cœur battant du panarabisme avec son parti Baas au pouvoir depuis 60 ans, et héraut autoproclamé de la lutte anti-impérialiste reste pourtant bien silencieuse face à la guerre contre Gaza. Pourtant, Damas a abrité le Hamas pendant plusieurs années, jusqu'au soulèvement de 2011.

« Allô, j'écoute ! » Cette interjection inspirée dans sa forme comique des aventures de Tintin pourrait très bien s'appliquer au dialogue de sourds, ou même à l'absence de dialogue auxquels on assiste entre la Syrie isolée, un peu perdue, et le reste du monde, notamment les pays arabo-musulmans, alors même que s'amplifient les cris d'alarme face à la tragédie qui se déroule dans la bande de Gaza. Écrasés par les sanctions internationales, le régime de Damas et la population affamée ont probablement d'autres soucis que d'exprimer leur solidarité avec les défenseurs de la Palestine assiégée, et le Hamas, ancien allié. Mais cela suffit-il à expliquer le silence assourdissant de ce pays, pourtant frontalier d'Israël ?

La Syrie avait été réintégrée en mai 2023 à la Ligue arabe après en avoir été suspendue suite à la répression brutale du régime contre ses opposants, lors de la guerre civile qui avait éclaté en 2011. Mais depuis cet « acte de contrition » (aux yeux de Damas) des « frères arabes », une sorte de silence s'est instauré de part et d'autre. Ni véritable dialogue politique, ni partenariats économiques d'importance, ni investissements pour remettre sur pied un pays ruiné et contribuer à sa reconstruction quand les dix années de guerre ont réduit ce pays de plus de 20 millions d'habitants, dont un grand nombre a choisi l'exil, à un champ de ruines. Et son gouvernement, qui refuse toujours de mener des réformes politiques et d'engager un vrai dialogue avec l'opposition, reste sous sanctions de l'Union européenne et des États-Unis.

Comme un boxeur sonné

Pour l'heure, les deux seuls États à soutenir la Syrie restent la Russie, engluée dans une guerre à ses portes, et l'Iran, également en grande difficulté, mais qui a noué avec Damas un « partenariat stratégique » aux fins d'établir une tête de pont au Proche-Orient. Mais cette double alliance a privé Damas d'une partie de sa souveraineté sur son territoire déjà morcelé dont une partie est contrôlée par des forces d'opposition et des armées étrangères (celle de la Turquie dans le nord, celle des États-Unis à l'est).

« Cet État donne l'impression d'un homme sonné par un traumatisme dont il ne sait trop comment se relever. Mais qui paradoxalement semble être, aux yeux de ses inamovibles dirigeants, toujours sûr de ses droits envers et contre tout. C'est l'impression qu'il donne à ses interlocuteurs extérieurs et aux observateurs », indique à Orient XXI un expert de la Syrie qui souhaite garder l'anonymat.

Depuis la fin de la guerre civile, le pays est devenu un terrain où se déploient et agissent divers acteurs : Iraniens, Américains, Israéliens et Turcs. Et comme un boxeur sonné dès avant le premier round, il réagit peu ou pas à des forces hostiles. Ainsi, Israël peut-il bombarder à loisir des positions en territoire syrien. Ces derniers mois, les deux principaux aéroports de Damas et d'Alep ont été attaqués par l'aviation israélienne, entrainant leur fermeture provisoire. De même qu'ont été ciblés par des missiles les grands ports de la Méditerranée, utilisés comme bases maritimes par la flotte russe et soupçonnés par Israël d'abriter des éléments du Hezbollah ou des armements venus d'Iran.

Israël mène depuis des années des bombardements contre des cibles liées à l'Iran sans que le régime puisse y répondre. Mais ils ont nettement augmenté depuis le début de la guerre de Gaza le 7 octobre 2023. Ces frappes visent à interrompre les lignes d'approvisionnement iraniennes vers la Syrie, où l'influence de Téhéran s'est accrue.

De manière significative, les deux attaques contre les aéroports sont intervenues le 12 octobre, soit un jour avant que le ministre iranien des affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian n'arrive en Syrie et quelques jours après le début de la guerre de Gaza, ce qui fait craindre une extension du conflit à la Syrie et au Liban où le Hezbollah est basé. Des frappes aériennes israéliennes ont également visé vendredi 17 novembre des dépôts d'armes du Hezbollah et d'autres sites près de Damas, tuant deux personnes, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), qui dispose d'un vaste réseau de sources en Syrie. Et elles se sont poursuivies début décembre.

Mais Israël n'est pas seul à intervenir. L'aviation américaine est en pleine activité dans le ciel syrien et notamment depuis le 7 octobre, visant également des cibles liées à l'Iran, le long de la frontière nord d'Israël en riposte à des tirs. En effet, « 66 attaques de la part de groupes liés à l'Iran ont été enregistrées contre des positions américaines en Syrie et en Irak », depuis le 18 octobre, blessant 56 membres des forces spéciales américaines, selon le Washington Institute for Near East Policy, un think tank pro-israélien basé à Washington, cité par le site Politico1. Le 27 octobre des frappes de précision (américaines) ont été conduites contre deux installations utilisées par le corps des Gardiens de la révolution, force d'élite iranienne, et des groupes auxquels il apporte son soutien dans l'est de la Syrie, a indiqué le Pentagone.

Washington compte environ 900 soldats en Syrie qui combattent l'organisation de l'État islamique (OEI) en Syrie, une présence dénoncée par Damas dans une zone qui échappe au régime. Les États-Unis ont annoncé récemment le renforcement de leur dispositif militaire dans la région et mis en garde l'Iran et des organisations armées alliées contre tout élargissement de la guerre de Gaza.

Ce climat d'insécurité touche aussi le nord de la Syrie, notamment la zone frontalière avec la Turquie — autre acteur de cette région inflammable — où sont basées des forces de l'opposition soutenues par Ankara, ainsi que des milices d'une coalition anti-islamiste conduite par les forces kurdes. L'aviation turque ne se prive pas d'ailleurs, et ce depuis des années, de bombarder les positions kurdes en Syrie. On comprend mieux la prudence du régime face aux risques d'extension de la guerre contre Gaza. Certes, des manifestations étroitement contrôlées en soutien aux Palestiniens ont eu lieu, mais Damas évite de jeter de l'huile sur le feu.

Damas hors-jeu ?

Depuis le 7 octobre, les affrontements entre l'armée israélienne et le Hezbollah à la frontière israélo-libanaise se sont multipliés. Dans ses deux discours sur la situation, son secrétaire général Hassan Nasrallah s'est bien gardé d'évoquer le front syrien à la frontière avec Israël, dans une volonté manifeste de « protéger » le régime de son protecteur grâce auquel il reçoit l'essentiel de ses armements. À la satisfaction des dirigeants syriens ? Ces derniers semblent en tout cas vouloir laisser les cartes du conflit israélo-palestinien entre les mains de leur allié iranien.

Cela étant, la Syrie s'est récemment manifestée en participant au double sommet de la Ligue arabe et de l'Organisation de la conférence islamique qui s'est tenu samedi 11 novembre dans la capitale saoudienne pour discuter de la situation catastrophique en Palestine. Les participants à ce sommet extraordinaire, dont l'Iran et la Syrie, ont unanimement tous condamné les actions « barbares » d'Israël dans l'enclave palestinienne, mais, comme on pouvait s'y attendre, n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur une réponse ou des sanctions communes. Et pour cause : plusieurs pays arabes ont déjà signé des accords de paix ou de coopération avec Israël, et l'hôte du sommet, l'Arabie saoudite se préparait à le faire lorsque la guerre a éclaté.

Cependant Bachar Al-Assad s'est abstenu de participer au sommet de la COP 28 auquel il était convié, sans explication (il s'est fait remplacer par son premier ministre) alors que la justice française a émis un mandat international contre lui pour complicité de crimes contre l'humanité pour les attaques chimiques perpétrées à l'été 2013 en Syrie, des attaques dont Damas a toujours nié être à l'origine.

Une autre raison de l'absence de réaction forte des pays arabes lors du sommet de Ryad du 11 novembre tient au fait qu'aucun de ces pays ne porte le Hamas dans son cœur, à l'exception du Qatar qui abrite l'aile politique du Hamas et finance le gouvernement de Gaza. Du coup ni Damas ni d'autres capitales arabes n'ont sans doute eu à se plaindre des maigres résultats de ce « grand » sommet ayant accouché d'une souris de taille moyenne. Sans oublier qu'aucun participant n'a prononcé le nom du Hamas.

« Le peuple palestinien n'a pas besoin de notre aide humanitaire, mais plutôt de protection contre le génocide qui le menace », s'est enhardi à déclarer le président syrien alors que les organes des Nations unies et de nombreux pays exhortent Israël à accepter un cessez-le-feu pour permettre l'entrée à Gaza de toute l'aide possible afin d'éviter une catastrophe encore plus grande. Le président syrien Bachar Al-Assad a d'ailleurs profité de la présence de ses pairs pour critiquer les ouvertures et les réconciliations entre pays arabes et Israël. « Plus de main tendue de notre part équivaut à plus de massacres à notre encontre », a-t-il lancé, selon l'agence d'information syrienne Sana.

Au-delà des mises en garde des États-Unis et d'Israël contre toute action inconsidérée, les motivations des dirigeants syriens de rester tranquilles s'expliquent par leur volonté de survie. Depuis son intervention en Syrie en 2012 en faveur du régime, l'Iran, à l'instar de la Russie, craint que leurs importants investissements (en ressources humaines, économiques et financières) soient sacrifiés au nom de la cause palestinienne.

La critique du Hamas

Concernant les relations Hamas-Syrie, le flou de la position syrienne semble aussi de rigueur. Selon des sources de l'opposition syrienne, citées par le site en ligne Syrian Report2, Bachar Al-Assad aurait « vivement critiqué le Hamas il y a quelques mois, le jugeant hypocrite et perfide », et cette attitude n'a pas changé, malgré les efforts de l'Iran, parrain du Hamas, et du Hezbollah pour pousser Damas à une réconciliation. Le Hamas a été fondé par les Frères musulmans, un mouvement sunnite honni par le régime d'Assad, mais avec lequel il a composé, contrairement aux autres mouvements islamistes qu'il désigne comme « terroristes » et qui avaient croisé le fer contre les forces syriennes durant la guerre civile.

Les relations entre Damas et le Hamas ont toujours été complexes et en dents de scie. Déjà en février 1982, une révolte menée par les Frères musulmans dans la ville de Hama (troisième ville du pays, proche d'Alep dans le nord-ouest) avait été noyée dans le sang. Chassé de Jordanie en 1999, le Hamas s'était installé en Syrie. Historiquement, le Hamas et la Syrie ont été alliés depuis la première Intifada palestinienne qui avait éclaté en 1987, conduisant à la création de l'« Axe de la résistance », une coalition informelle comprenant notamment l'Iran chiite, la Syrie, le Hamas sunnite unis contre Israël et les États-Unis.

À cause de la guerre civile, le Hamas a quitté en 2012 la Syrie pour le Qatar, où se trouve désormais son bureau politique, avec à sa tête Ismaïl Haniyeh. Ce départ s'expliquait par la solidarité qu'il avait manifestée avec les autres mouvements de l'opposition, sunnites comme lui, en rébellion contre un régime à la tête duquel se trouve un alaouite, une secte minoritaire chiite. L'aile militaire du Hamas s'était même jointe à la rébellion contre le régime en se battant dans le vaste camp de réfugiés de Yarmouk aux portes de Damas. Mais depuis la normalisation récente des relations entre Damas et la Jordanie, Bahreïn et les Émirats arabes unis — et aussi grâce à la médiation de la Turquie, du Qatar et du Hezbollah — le Hamas et la Syrie avaient repris langue. Jusqu'à quel point ? Le Hamas n'a toujours pas rouvert son bureau à Damas, selon les sources interrogées par Orient XXI.


2« Explainer : Understanding the Syria-Hamas Relationship », 24 octobre 2023.

05.12.2023 à 06:00

L'Arabie saoudite réticente à s'engager contre la guerre à Gaza

Colin Powers

L'Arabie saoudite était, avant le 7 octobre, engagée dans une normalisation de ses relations avec Israël. La remise en cause de ce projet et l'expression d'une solidarité avec les Palestiniens ne sauraient toutefois entrainer un bouleversement des plans de transformation économique et sociale sur lesquels le prince héritier Mohamed Ben Salman joue sa survie politique. D'où son extrême prudence dans ses engagements concrets en faveur de Gaza. La réponse publique de l'Arabie saoudite aux (...)

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Texte intégral (2446 mots)

L'Arabie saoudite était, avant le 7 octobre, engagée dans une normalisation de ses relations avec Israël. La remise en cause de ce projet et l'expression d'une solidarité avec les Palestiniens ne sauraient toutefois entrainer un bouleversement des plans de transformation économique et sociale sur lesquels le prince héritier Mohamed Ben Salman joue sa survie politique. D'où son extrême prudence dans ses engagements concrets en faveur de Gaza.

La réponse publique de l'Arabie saoudite aux événements du 7 octobre a d'abord pris un ton de défi. Loin des propos alignés sur Israël qui ont afflué des capitales occidentales (et d'Abou Dhabi), la position adoptée à Riyad a fait porter la responsabilité de ce qui s'était passé en Israël sur les privations infligées au peuple palestinien. La déclaration officielle du ministère des affaires étrangères a également réaffirmé ce que Fayçal Ben Farhan Al-Saoud, à la tête de la politique étrangère du royaume avait déclaré à l'ouverture de la 78e assemblée générale des Nations unies à l'automne 2023 : malgré les insinuations contraires — c'est-à-dire l'affirmation du prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) selon laquelle l'Arabie saoudite était prête à normaliser ses relations avec Israël à condition que ce dernier accepte de « faciliter la vie des Palestiniens » — le royaume demeure attaché aux principes de l'initiative de paix arabe de 2002. Si Washington et Tel-Aviv veulent achever un processus entamé avec Anouar El-Sadate à Camp David en 1978, Israël devra se replier sur les frontières de 1967 et résoudre la question des réfugiés conformément à la résolution 194 de l'assemblée générale de l'ONU.

Bloquer toute mesure concrète

Le message de Riyad a suscité l'espoir dans la région. Il en va de même de la conversation téléphonique de MBS avec le président iranien Ebrahim Raïssi le 12 octobre. L'idée que l'Arabie saoudite rejoindrait « l'axe de résistance » de Téhéran était, bien sûr, fantaisiste. La perspective d'un déploiement de l'arme pétrolière n'était toutefois pas déraisonnable, même si les partisans de cette idée en avaient surestimé la viabilité. En 1973, bien avant que la capacité de production pétrolière des États-Unis n'atteigne les niveaux inégalés d'aujourd'hui, ce n'est qu'en raison d'effets contingents de second ordre — à savoir des paris spéculatifs sur les marchés des matières premières et des contrôles de prix malavisés — que l'embargo de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) a entraîné une augmentation des prix des produits dérivés du pétrole et, partant, a permis de faire pression sur le plan politique. Néanmoins, à une époque marquée par la capitulation et le recul des pays arabes, il était tout à fait naturel que des opinions publiques atterrées par ce qui se passe à Gaza se prennent à souhaiter un front uni en solidarité avec les Palestiniens.

Alors que les semaines passaient et que le nombre de morts ne cessait d'augmenter à Gaza, la confiance placée dans l'Arabie saoudite s'est révélée étonnamment mal placée. Bien qu'elles ne soient pas sourcées, des informations émanant de médias liés à Doha1 suggéraient que Riyad, en collaboration avec trois autres « pays influents », avait œuvré pour bloquer les propositions appelant les membres de la Ligue arabe à geler les relations diplomatiques et commerciales avec Israël, à interdire l'utilisation de l'espace aérien et des bases militaires (américaines) pour le réapprovisionnement de l'armée israélienne, et à exprimer publiquement sa volonté d'appliquer un embargo sur le pétrole.

Le régime a également maintenu un contrôle aussi strict que possible sur le public saoudien. D'une part, cela a impliqué de tirer parti des vastes pouvoirs de surveillance de l'État et de ses autorités juridiques au pouvoir discrétionnaire — découlant de l'absence persistante de code pénal — pour maintenir encadrée la liberté d'expression. D'autre part, il a fallu prendre des mesures plus personnalisées visant les principaux groupes d'intérêt nationaux. S'adressant aux musulmans, le régime a dépêché Abdul Rahman Al-Sudais, chef des affaires religieuses de la Grande Mosquée, le 10 novembre, pour rappeler aux participants à la prière du vendredi que les commentaires sur ce qui se passe à Gaza est la prérogative des seuls dirigeants de l'Arabie saoudite, auxquels tous les citoyens sont tenus d'obéir en vertu de l'islam.

Avec un œil sur la jeunesse du pays, les dirigeants saoudiens ont veillé à ce que le grand festival — cinéma, matchs de boxe, courses de formules 1 — « Saison de Riyad », comme on l'appelle officiellement, se poursuive comme si de rien n'était. Le fait que la fête soit maintenue alors que les événements culturels et les célébrations religieuses, y compris Noël, ont été annulés par solidarité avec la situation critique de Gaza dans le reste de la région ne fait que mettre en évidence les priorités du régime saoudien.

Plutôt que d'actionner des leviers économiques pour contraindre les puissances occidentales à changer de politique, le prince héritier et ses collaborateurs ont pris toutes les mesures nécessaires pour que le deuxième producteur mondial de pétrole continue à faire des affaires comme d'habitude. Une rencontre rassemblant des investisseurs internationaux s'est déroulée comme prévu et une campagne, jusque dans les rues de Paris, a pu célébrer la désignation de Riyad comme hôte de l'exposition universelle en 2030. Après la Coupe du monde de football prévue cette même année pour laquelle l'Arabie Saoudite demeure seule en lice, c'est là un autre signe qui ne manque pas de soulever des critiques dans les sociétés arabes. Des tentatives de boycott de la chaîne MBC et de la plateforme populaire de streaming Shahid ont été lancées sur les réseaux sociaux alors que l'annonce de l'organisation d'un exceptionnel concours canin — les chiens ayant une image très ambiguë dans l'imaginaire populaire de la péninsule — donnait lieu à quelques insultes sur les Saoudiens.

Ainsi, dans le contexte de la nouvelle Nakba palestinienne, le régime semble évoluer en mélangeant acquiescement, autoflagellation et marques de vertu. Il déplore les horreurs perpétrées. Il plaide pour la fin de la violence et organise des réunions et des appels pour avoir l'air préoccupé, plaidant toujours en faveur d'une solution à deux États. Pendant ce temps, conscient de ses propres intérêts, il renonce à toute action susceptible d'avoir un impact matériel sur la cause palestinienne, condamnant les habitants de Gaza (et de plus en plus de Cisjordanie) à subir seuls leur sort.

Logique de survie du régime

Pour expliquer cette forme d'attentisme, l'inertie générée par des décennies de partenariat sécuritaire avec les États-Unis intensifiée par des collaborations clandestines avec Israël, qui s'est efforcé discrètement d'aider Washington à transférer des technologies nucléaires à Riyad au cours des derniers mois joue certainement un rôle. La méfiance saoudienne persistante à l'égard de l'Iran, nonobstant la récente détente négociée par la Chine, joue également un rôle. Il y a tout juste un an, de hauts responsables militaires saoudiens s'étaient réunis en secret avec leurs homologues bahreiniens, émiratis, qatariens, jordaniens, égyptiens et israéliens lors d'une réunion organisée par les États-Unis afin de coordonner une stratégie commune pour contrer l'Iran. Le mépris aigu de la famille dirigeante saoudienne pour l'idéologie des Frères musulmans et le Hamas est également pertinent dans le contexte actuel.

Dans le même temps, les décisions du régime saoudien à un niveau plus structurel reposent sur deux des piliers sur lesquels MBS a construit sa stratégie de légitimité et de contrôle à moyen et à long terme.

Le premier pilier est un projet de développement. Selon les dernières estimations, le taux de chômage des jeunes s'élève à 23,8 % alors qu'ils sont empêchés d'accéder à la fonction publique bien rémunérée et que les revenus des personnes âgées de quarante ans et moins sont également faibles. Conscient de la dépendance persistante de l'économie à l'égard des rentes pétrolières et de la crise sociale, en 2016, le prince héritier a misé son avenir sur la Vision 2030. Au-delà des références farfelues aux plages de sable fin et aux îles peuplées de dinosaures animés, cette « vision » prévoyait la transformation complète de secteurs allant du tourisme à l'énergie en passant par l'industrie manufacturière. Elle devait réorienter les ressources publiques. En fait, les plus gros investissements de l'État doivent commencer en 2025, date à laquelle le fonds souverain de l'État allouera 175 milliards de dollars (161 milliards d'euros) par an au financement d'une série de mégaprojets, dont le plus célèbre est la ville futuriste de Neom.

La probabilité que les objectifs poursuivis soient jamais atteints est faible : 150 millions de touristes par an et un mix énergétique composé à 50 % d'énergies renouvelables d'ici la fin de la décennie, une industrie des véhicules électroniques compétitive au niveau mondial, la saoudisation de la main-d'œuvre, la réception de milliards d'investissements directs étrangers, pour n'en citer que quelques-uns. Cependant, pour qu'il y ait une chance d'avancer sur cette voie, l'Arabie saoudite elle-même et ses environs régionaux doivent être suffisamment sécurisés. Les attaques de drones contre les installations pétrolières d'Aramco à Abqaïq et Khurais en 2019 ont révélé la réalité persistante de l'instabilité. C'est dans ce cadre que les Saoudiens ont cherché à se réconcilier avec l'Iran. Et c'est en tenant compte de la sensibilité des investisseurs et de la Vision 2030 que le régime saoudien mène actuellement sa politique à l'égard de Gaza.

Le deuxième pilier qui explique l'attentisme saoudien sur la Palestine est lié à la nécessité de préserver une garantie de sécurité extérieure. Or, le prince héritier a profité de l'émergence d'un ordre mondial multipolaire. Les liens de sécurité avec la Chine institutionnalisés par l'adhésion de l'Arabie saoudite à l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en tant que partenaire de dialogue en mars 2023 sont loin d'être négligeables. Ils ont été en partie consacrés par les transferts technologiques et scientifiques clés (drones, télécommunications, satellites, trains à grande vitesse) effectués par Pékin vers le royaume. L'Arabie saoudite étant devenue le deuxième exportateur de pétrole brut vers la Chine au cours de la dernière décennie — l'établissement récent d'une ligne d'échange de devises de 7 milliards de dollars (6,47 milliards d'euros) et la teneur des négociations en cours sur un nouveau contrat d'approvisionnement à terme laissent penser que l'Arabie saoudite occupera bientôt la première place. On peut également s'attendre à ce que les relations bilatérales avec la Chine en matière de sécurité s'approfondissent.

Les États-Unis toujours indispensables

Quoi qu'il en soit, pour MBS comme pour ses prédécesseurs, le seul protecteur étranger vraiment crédible reste les États-Unis. Avant le bouleversement du 7 octobre, les discussions sur un traité de défense mutuelle semblable à ceux que les États-Unis ont avec la Corée du Sud et le Japon avançaient dans le cadre des négociations sur un accord de normalisation avec Israël. Compte tenu de l'agitation qu'il devrait susciter, le coût de l'obtention d'une signature saoudienne en faveur de la paix avec Israël dans la conjoncture actuelle n'a fait qu'augmenter. S'il est certain qu'il se heurtera à des obstacles considérables au Congrès américain, il pourrait même nécessiter l'accord de Washington sur un pacte de défense à toute épreuve, semblable à celui de l'OTAN.

Pour MBS, les conditions créées par les souffrances de Gaza sont toutefois paradoxalement propices. S'il joue bien ses cartes, les avions et les chars américains pourraient bientôt être obligés de soutenir son régime contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. À l'heure où Washington tente de se désengager du Proche-Orient, cela constituerait un coup remarquable, quand bien même il impliquerait de tourner le dos aux milliers de victimes, dont déjà plus de 6 000 enfants, tués par l'armée israélienne à Gaza.

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Traduit de l'anglais par Laurent Bonnefoy.


1Lire, par exemple, Asmahan Qarjouli, « Arab and Muslim Leaders urge world to halt arm exports to Israël »,, Doha News, 12 novembre 2023.

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