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04.10.2024 à 18:18

« En Europe, les flux migratoires ne sont pas essentiellement irréguliers » – Entretien avec Maxime Guimard

la Rédaction

Alors que l’extrême-droite martèle son discours sur « l’immigration », ses adversaires demeurent hésitants quant aux positions à adopter. Face à ce débat piégé, l’analyse des faits et la restitution des motivations des acteurs peuvent pourtant permettre d’appréhender les mécanismes essentiels de la réalité migratoire. C’est le parti que prend Maxime Guimard avec son Petit traité sur […]
Texte intégral (2190 mots)

Alors que l’extrême-droite martèle son discours sur « l’immigration », ses adversaires demeurent hésitants quant aux positions à adopter. Face à ce débat piégé, l’analyse des faits et la restitution des motivations des acteurs peuvent pourtant permettre d’appréhender les mécanismes essentiels de la réalité migratoire. C’est le parti que prend Maxime Guimard avec son Petit traité sur l’immigration irrégulière (Cerf, 2023) dans lequel il entreprend de déconstruire les idées reçues. Quelles sont les causes de l’immigration ? Comment s’organisent les filières ? Quel est l’impact des politiques publiques menées sur la régulation des flux ? Entretien.

LVSL – Quels sont les déterminants du départ sur les routes migratoires ?

Le projet migratoire, pris dans l’ensemble du monde, a généralement un objectif d’ordre économique : améliorer son niveau de vie, et éventuellement en faire bénéficier son entourage propre en lui envoyant une partie de l’argent gagné. Cette motivation primordiale est attestée dans les enquêtes d’intention, comme dans la réalité des mouvements passés et présents. C’est la raison pour laquelle l’essentiel des immigrés dans le monde habitent dans un pays à revenu supérieur à celui dans lequel ils sont nés. Cela est valable pour tous les pays : les Français émigrent plutôt au Canada ou aux États-Unis, les Burkinabés vers la Côte d’Ivoire, les Tunisiens vers l’Europe. J’insiste sur le fait que, si la majorité des migrations se réalise entre pays non développés – qui représentent au demeurant la plus grande part de la masse démographique mondiale – cela n’est pas contradictoire avec cette dynamique ascendante des migrations, presque unilatérale. Il y a ainsi plus de cent fois plus de migrants en provenance de pays à bas revenu dans ceux à hauts revenus, que l’inverse. La base bilatérale des migrations des Nations-Unies constitue le meilleur outil pour mesurer quantitativement les populations ayant migré.

La migration irrégulière ne diffère pas dans sa motivation. Elle correspond simplement à la part de la population qui, souhaitant migrer, n’a pas été admise dans une voie de migration légale existante dans le pays de destination – telle que les études, le travail ou des motifs relatifs à la vie familiale – mais dispose du capital culturel, social et économique pour s’engager dans un projet irrégulier. En ce qui concerne le départ proprement dit, si on pense aux mouvements terrestres ou maritimes en provenance d’Afrique, des enquêtes montrent que les amis et la famille présents dans les pays de transit et de destination jouent un rôle clef dans l’information des candidats au départ et dans la prise de décision.

Mais du point de vue européen, il faut se garder d’une double erreur de perception : la première que les flux migratoires seraient essentiellement irréguliers, car ce n’est pas le cas, la seconde que les flux irréguliers passeraient forcément par un franchissement lui-même irrégulier de la frontière à l’aide d’un passeur, par exemple en mer ou dans les Balkans.

LVSL – Quelles sont les voies d’arrivée privilégiées ? Comment s’organisent les filières ? Quels en sont les acteurs ? 

Une part incertaine mais vraisemblablement significative des personnes en situation irrégulière sur le territoire européen y est parvenue de façon régulière, et s’y est maintenue au-delà de la durée autorisée pour leur séjour, qu’elles aient obtenu un visa préalable, ou qu’elles en soient dispensées comme une soixantaine de nationalités dans le monde. C’est ce qu’on appelle des overstayer. Les États Schengen délivrent chaque année plus de 6 millions de visas de court séjour, des millions de titres temporaires, et voient parvenir dans leurs aéroports des millions de visiteurs de passage, exemptés de visa. Mais il n’existe pas à ce jour d’outil de calcul du « taux d’overstaying » en Europe. À ma connaissance, il n’y a jamais eu non plus d’enquête par sondage pour évaluer ce taux, alors que ce type d’étude existe depuis les années 1900 en Australie et aux États-Unis, qui se sont entre-temps dotés d’outils puissants de contrôle nominatif de cette pratique.

La voie consistant à se rendre directement à la frontière sans disposer des documents exigés par le pays de destination constitue donc l’autre volet de la migration irrégulière, et évidemment le plus spectaculaire visuellement et humainement, et ce d’autant plus qu’elle a pris des proportions croissantes en Europe dans la dernière décennie. On distingue à ce titre plusieurs routes, certaines maritimes comme en Méditerranée ou vers les Canaries, d’autres terrestres, comme dans les Balkans occidentaux, le long de la ligne verte séparant l’île de Chypre, ou encore sur la frontière biélorusse. Mais si on inclut les régions ultramarines, la Guyane constitue également une destination pour des milliers de demandeurs d’asile Afghans, Syriens ou Marocains, qui y sont aujourd’hui presque aussi nombreux que les Haïtiens dans la même situation.

LVSL – Quel est l’impact des politiques publiques européennes sur les flux en Méditerranée ? Les traversées ont-elles baissé ou augmenté sous l’effet de certaines législations ?

Les flux en Méditerranée, en particulier sur la voie centrale depuis la Libye jusqu’à l’Italie, ont fait l’objet d’importantes variations depuis 2011, année où la Jamahiriya s’est effondrée. Ces flux se modélisent relativement bien sous la forme d’un marché. En l’espèce, les mesures de coercitions agissant soit sur les chances de réussite du voyage, soit sur celles d’admission au séjour, parviennent à réduire le nombre de migrants irréguliers et de passeurs, en provoquant une hausse du prix d’équilibre, au détriment évidemment de la satisfaction des migrants. L’effet est hétérogène selon les nationalités puisqu’elles n’ont pas toutes les mêmes moyens.

Ainsi, le soutien apporté par l’Union européenne à la moitié de l’année 2017 aux gardes côtes libyens a permis l’augmentation des prix de la traversée, qui s’étaient effondrés jusqu’à 250$. Cela a eu pour effet d’évincer les ressortissants subsahariens, au profit des Egyptiens et des Bangladais, plus riches. Surtout, cette stratégie a permis une diminution nette des traversées et des décès sur cette voie, malgré un report partiel (environ 15%) quelques mois plus tard vers la Méditerranée occidentale. Le nombre mensuel de victimes est divisé par trois, malgré la diminution des opérations des secouristes en mer sous l’influence de la politique italienne.

En effet, le nombre de décès et de disparitions est positivement corrélé au nombre de traversées, et n’est pas négativement corrélé à la présence d’opérations de secours. C’est tout le paradoxe de la Méditerranée centrale, qui est devenue tout à la fois la moins chère, la plus surveillée et la plus dangereuse au monde. À compter de 2023 et l’ouverture d’une nouvelle voie au départ de la Tunisie, les conditions d’équilibre de ces modèles ont cependant encore été bouleversées. 

LVSL – L’idée d’appel d’air est largement critiquée : l’attractivité sociale d’un pays ne suffisant pas à expliquer la réalité migratoire… Que conclut votre ouvrage à ce sujet ?

Le terme d’appel d’air est improductif si on ne définit pas ce à quoi il est fait référence. Il a en effet été largement rappelé que les prestations sociales (d’ailleurs rares pour les étrangers sans titre), ou les conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile, par exemple, ne constituent pas un élément déterminant du choix de destination pour un migrant, qu’il soit parvenu sur le territoire européen, ou encore en transit dans un pays tiers. Parce que d’autres facteurs président à ce choix : le niveau de prospérité du pays, comme je l’ai dit plus tôt, la disponibilité d’emplois, le lieu de résidence de proches ou de connaissances et la proximité linguistique ou historique entre la région d’accueil et d’origine.

Ce constat ne doit néanmoins pas amener à nier toute rationalité au migrant, qui procède bel et bien à un calcul relativement informé avant de décider où tenter de s’installer. Il est peu réaliste de s’imaginer une sorte de mouvement brownien migratoire qui serait entièrement porté par le hasard, alors que les candidats investissent des ressources financières et morales importantes dans leur projet. La demande d’asile, dans les quinze dernières années, en provenance de l’Albanie et de la Géorgie vers l’Allemagne puis vers la France n’a ainsi pas obéi à des considérations linguistiques, mais bien à une adaptation aux conditions immatérielles d’accueil proposées par ces pays aux demandeurs d’asile : la vitesse de l’instruction et les chances d’obtenir une protection.

Plus généralement, lorsqu’il s’agit de décrire ou de modéliser une tendance migratoire, il faut garder à l’esprit la grande diversité des circonstances existant sur la planète et préciser le contexte considéré. Il est évident qu’une étude mélangeant l’ensemble des flux, aussi bien des Vénézuéliens vers la Colombie, que des Pakistanais vers l’Afghanistan, parviendra à la conclusion que telle politique d’accueil dans un pays européen ne constitue pas le moteur essentiel de la migration mondiale. 

LVSL – Vous rappelez que l’Europe est le continent qui expulse le moins. Comment l’expliquer ?

De fait, l’Europe démocratique s’est tenue à l’écart des grandes expulsions collectives de la seconde moitié du XXe siècle. Certains déplacements de population massifs ont eu lieu en Europe, comme l’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie par les décrets Beneš en 1945, puis la « régénération bulgare » aboutissant au départ de près de 400 000 Turcs en 1989, et enfin les épurations ethniques de Yougoslavie. Mais ces pratiques n’ont guère de lien avec l’immigration, à la différence de « l’opération Culs-trempés » par laquelle les États-Unis renvoient sommairement un million de Mexicains en 1954. La Nouvelle-Zélande a aussi, pour sa part, procédé à des descentes matinales (Dawn Raids) jusqu’à la fin des années 1970.

Le reste du monde est quant à lui marqué jusqu’à aujourd’hui par l’exercice fréquent des éloignements de masse, dont la mémoire est méconnue en Europe, mais qui concernent des millions de personnes. L’opération « Ghana go Home » au Nigéria (1983), l’expulsion des Indiens de l’Ouganda (1972), la Marche noire en Algérie (1975) et, dans les toutes dernières années, le retour de centaines de milliers d’Ethiopiens depuis l’Arabie saoudite, et de réfugiés afghans depuis le Pakistan ou le Liban, en sont des exemples. Il est donc erroné de se représenter l’expulsion comme la scène d’un affrontement entre le Nord et le Sud.

Aujourd’hui, dans tous les pays occidentaux, la pratique du retour a été policée et régulée. L’expulsion collective, sans examen individuel de la situation, a été proscrite. Plus généralement, d’un point de vue procédural, dans un État libéral, l’exécution d’office d’une mesure de police est souvent complexe, comme on le voit par exemple dans le cas des expulsions locatives. C’est donc à plus forte raison le cas lorsqu’une procédure implique la coopération d’un pays tiers, pas toujours accommodant d’un point de vue diplomatique. 

Néanmoins, même dans ce cadre juridique démocratique, les États-Unis ou le Canada parviennent davantage à réduire l’écart entre la prétention des États à éloigner en édictant des mesures administratives, et leur exécution réelle. Il s’agit de pays à la conception plus verticale de l’autorité publique, à tout le moins dans ce domaine. En Europe, l’éloignement est devenu, et restera vraisemblablement longtemps encore, une procédure marginale. 

29.09.2024 à 22:40

« Ce que l’Iran aurait pu devenir après la chute du Shah » – entretien avec la famille du président Bani Sadr

Flora Boire

Après le règne du « Shah » et avant celui des Mollahs, l'Iran fut gouverné par le président Bani Sadr, qui souhaitait mener à bien les promesses démocratiques et sociales de la révolution. Entretien avec sa famille.
Texte intégral (4883 mots)

Comment l’élan démocratique qui a renversé le « Shah » a-t-il pu déboucher sur le régime théocratique actuel ? La révolution iranienne de 1978-1979 est souvent réduite à quelques images stéréotypées : la prise d’otages de l’ambassade américaine, le voile imposé aux femmes et le visage sévère de l’Ayatollah Khomeini. Un autre est tombé dans l’oubli : celui d’Abolhassan Bani Sadr, premier président de la République islamique (février 1980 – juin 1981). Celui qui s’opposait à « l’Islam des ténèbres » et défendait l’égalité entre femmes et hommes souhaitait réaliser les aspirations démocratiques et sociales de la révolution. À la faveur du conflit avec l’Irak, il a finalement été évincé par les Mollahs et contraint à l’exil. Réfugié en France, où il est décédé en 2021, il y a critiqué sans relâche le régime iranien et combattu pour une alternative non importée de l’extérieur, tout en défendant la révolution. Suite à un premier article que LVSL consacrait aux prémices de la révolution de 1978-1979, nous avons rencontré sa veuve et son fils pour revenir sur ces pages méconnues de l’histoire iranienne.

Dès janvier 1978, le régime monarchique de Mohammed Reza « Shah » Pahlavi est contesté. Malgré la féroce répression des forces militaro-policières et de la Savak – la redoutée police secrète du « Shah » -, le mouvement prend une ampleur historique. Le 8 septembre 1978, « vendredi noir » qui a vu la mort de nombreux protestataires, n’a pas freiné la contagion populaire. Quelques mois plus tard, plus de deux millions d’Iraniens devaient manifester à Téhéran, quand une grève générale paralyse le pays. Le « Shah » est contraint à l’exil en janvier 1979.

Son départ annonce l’issue victorieuse de la révolution, illustrée par l’arrivée à Téhéran de l’ayatollah Rouhollah Moussavi Khomeini, de retour d’exil avec ses collaborateurs. Parmi eux : Abolhassan Bani Sadr. Le 11 février 1979, la fin de la monarchie des Pahlavi est actée et la République islamique est proclamée. Abolhassan Bani Sadr, élu au suffrage universel direct avec 76 % des voix, devient le premier Président de la République islamique. La révolution jouit alors d’une écrasante popularité. Elle signe la fin d’un régime honni, et permet aux Iraniens de relever la tête, après des décennies de sujétion aux États-Unis. L’hétérogénéité des forces révolutionnaires n’est pas encore visible. Elle n’allait pas tarder à fracturer la nouvelle République islamique. Et Bani Sadr allait se trouver au coeur de ces affrontements.

Celui-ci entend en effet défendre sa vision de la révolution iranienne, caractérisée par la quête de liberté et d’indépendance. Il représentait un point de convergence entre les « trois grandes tendances » de l’opposition au « Shah » : la gauche, les « nationalistes » et les religieux. La gauche, dont les organisations ont été décimées sous le régime précédent, entend combattre pour la justice sociale et mettre fin au pillage du pays par une poignée de familles et d’entreprises. Les « nationalistes », qui luttent pour la souveraineté de l’Iran, ont l’oreille d’une population humiliée par la sujétion du « Shah » aux intérêts américains. Quant à la majorité des croyants, elle est favorable à un islam progressiste. Les religieux ne s’opposent alors pas encore aux libertés publiques et à l’émancipation des femmes. Bani Sadr se dresse contre ceux qui, parmi les dirigeants clercs, professent un « Islam des ténèbres ».

Mais Bani Sadr ne gouverne pas seul. La nouvelle Constitution entérine un pouvoir bicéphale, politique et religieux. Et si dans un premier temps l’ayatollah Khomeini, à la tête des clercs, laisse le président diriger l’Iran, l’invasion du pays par l’Irak change la donne. Profitant de l’entrée en guerre, les Mollahs imposent une restriction croissante des libertés individuelles. Et finissent par renverser le président en s’appuyant sur les milices religieuses et une assemblée nationale (issue d’élections frauduleuses) aux ordres de Khomeini. Bani Sadr écarté en juin 1981, le nouveau régime prend une inflexion autoritaire et se mue en dictature théocratique. L’ancien président, accompagné de sa famille, doit s’exiler en France. Il tâche dans un premier temps d’y organiser une opposition au régime.

La résistance à la République islamique s’avère toute aussi composite que les forces à l’origine de sa fondation. Bani Sadr, opposé au fondamentalisme religieux, s’allie à un ensemble de mouvements dont l’organisation « Moudjahidines du peuple iranien ». Cette dernière, teintée de religion et de marxisme, finit par conclure un pacte avec Saddam Hussein, elle s’engage même aux côtés des forces irakiennes contre Téhéran. Dès la confirmation de cet accord depuis Paris avec le chef d’État irakien, Bani Sadr rompt avec les « Moudjahidines du peuple », qui demeurent – encore aujourd’hui – des interlocuteurs privilégiés des gouvernements occidentaux, sous l’appellation de « Conseil national de la Résistance iranienne ».

Depuis, Bani Sadr n’a cessé de défendre une analyse originale de la République islamique. Opposé au régime des mollahs, à la théocratie, aux privations de droits qui touchent les femmes iraniennes, à la destruction des libertés publiques, il n’a jamais soutenu les opérations étrangères visant à renverser le gouvernement iranien. Nous avons pu nous entretenir avec Mme Bani Sadr, veuve de l’ancien président, ainsi qu’avec son fils Ali.

LVSL – Abolhassan Bani Sadr, premier président de la République islamique d’Iran, était considéré comme un « modéré ». Durant l’exercice de son mandat, il s’est heurté à des défis de taille : l’affaire des otages à l’ambassade des États-Unis, la guerre Irak-Iran, une crise économique croissante, la montée en puissance des fondamentalistes… Quelle vision défendait-il de l’Iran et de la révolution iranienne ?

Mme Bani Sadr – Toute sa vie, Abolhassan Bani Sadr a défendu les libertés aussi bien que l’indépendance de l’Iran. Lorsqu’il était étudiant à l’époque du Shah, il a participé à une manifestation durant laquelle il a été blessé et mis en prison. Un an après, il a décidé de quitter l’Iran pour la France. Depuis Paris, il a continué son combat pour l’indépendance du pays et la conquête de la souveraineté nationale. Un combat qui avait été celui de Mohammed Mossadegh, premier ministre populaire écarté du pouvoir [en 1953 NDLR] par un coup d’État piloté par les Anglais, les Américains et les élites politiques iraniennes [1].

« Les Mollahs savaient qu’ils perdraient de leur influence si mon père remportait la guerre. Quant aux États-Unis, ils voulaient faire durer le conflit : cela leur permettait de vendre des armes, de tuer la révolution iranienne et de neutraliser l’Irak. »

Ali Bani Sadr – Pour employer un anglicisme, le renversement de Mossadegh fut un game changer pour mon père. Mossadegh avait nationalisé le pétrole iranien. Son action politique a constitué une source d’inspiration pour ceux qui, en 1978, se sont levés pour mettre fin au régime du « Shah » – largement perçu comme un imposteur à la solde de l’étranger.

Sous le régime du « Shah » (1953-1979), c’étaient les Anglais puis les Américains qui décidaient pour nous. Les libertés y étaient réprimées. On parlait des « trois P » : Parti, prison, pech (« exil »). Soit vous rejoigniez le Parti du Shah, soit vous alliez en prison, soit vous vous résigniez à l’exil. Mon père a connu les deux derniers.

Sur le plan économique, l’ambition d’Abolhassan Bani Sadr était de sortir l’Iran du rang de pays exportateur de pétrole. Il souhaitait développer une industrie et une production à haute valeur ajoutée technologique – faire de l’Iran un pays producteur, et pas seulement consommateur. Du temps du Shah, on ne faisait que vendre notre pétrole et importer des armes et des marchandises [2]. Aujourd’hui, c’est encore le cas. Malgré l’embargo, l’Iran parvient à vendre son pétrole aux Indiens, aux Russes et aux Chinois, mais importe tous ses biens.

Mon père disait, à raison, qu’il existait trois grandes tendances politiques en Iran : la gauche, égalitaire et socialisante, les « nationalistes » (avec une acception proche de « patriote » pour les Français), et une faction religieuse, dominée par le chiisme. La révolution s’est produite par la convergence de ces trois tendances. Elle s’est cristallisée dans le leadership de Khomeini, mais dans leur grande majorité, les Iraniens ne voulaient pas d’une dictature religieuse. Mon père a toujours tenté de trouver un équilibre entre ces trois courants. Il croyait en un Islam des lumières et non un Islam des ténèbres.

LVSL – Considérez-vous que c’est la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988) qui a rompu l’équilibre entre ces trois forces politiques, et permis aux fondamentalistes de prendre le dessus ?

[Le 22 septembre 1980, l’armée irakienne envahit l’Iran, sans déclaration de guerre. Ce conflit prend fin presque huit ans plus tard, en août 1988, à la suite de l’acceptation d’un cessez-le-feu négocié par l’ONU. Des centaines de milliers de victimes civiles y ont péri. Les forces armées irakiennes ont perpétré de nombreux crimes contre l’humanité – le plus emblématique d’entre eux étant l’extermination de 3,000 Kurdes dans le village d’Halabja, asphixiés par du gaz moutarde. Cela n’a pas empêché les États-Unis de soutenir militairement l’Irak NDLR].

Mme Bani Sadr – La guerre a constitué un facteur majeur de la destruction des libertés. Mon mari a été obligé de lutter sur plusieurs fronts : non seulement l’Iran était attaqué, mais il faut garder à l’esprit que les religieux ne souhaitaient pas que Bani Sadr gagne la guerre. Ils voulaient que la guerre continue.

Ali Bani Sadr – Quand l’Irak a attaqué, l’institution militaire était complètement désorganisée. Il s’agissait de l’armée du « Shah », donc de nombreux chefs étaient discrédités, quand ils n’étaient pas en prison. Mon père avait prévenu Khomeini de l’imminence de l’attaque, et alerté sur l’état catastrophique des forces armées. Khomeini n’y prêtait aucune attention.

Une fois la menace concrétisée et la pénétration des troupes irakiennes en Iran, un consensus national s’est formé : mon père devait avoir toutes les cartes en main pour gérer le conflit. Mon père a su galvaniser les forces armées. Il a d’ailleurs eu un discours envers les généraux de l’armée car, au début, l’armée iranienne ne voulait pas se battre, il faut le savoir. Il a dit aux officiers, en substance : « Vous avez l’opportunité de devenir des champions. Aujourd’hui le peuple vous voit comme des traîtres. Mais si vous combattez et que vous mettez l’envahisseur irakien en échec, le peuple vous verra comme des champions nationaux ». « Le champion national » est un concept qui résonne dans la conscience nationale – depuis le Livre des rois, le Shâhnâmeh [épopée mythologique fondatrice conçue par le poète Ferdowsi au commencement du second millénaire, cette fresque met en scène la lutte de nombreux héros iraniens contre des forces invasives NDLR].

Cela n’a pas duré. Les Mollahs ont compris qu’ils perdraient de leur influence si mon père remportait la guerre. Rapidement, l’Iran a reçu une offre de paix, présentée par des pays arabes et non-alignés – Yougoslavie et Cuba en tête. Outre le respect mutuel des frontières, les pays arabes nous offraient vingt-cinq milliards de dollars en dédommagement. Mon père souhaitait y répondre favorablement : il savait qu’il n’y aurait pas de vainqueur, puisque jamais les Occidentaux n’auraient laissé l’un des deux l’emporter. Pour eux, le but était de faire durer la guerre le plus longtemps possible. Cela leur permettait de vendre des armes, de tuer la révolution iranienne et de neutraliser l’Irak. Aussi les Mollahs ont-ils refusé l’offre, prétextant qu’ils voulaient fondre sur Bagdad et y prendre la tête de Saddam Hussein. Et un mois plus tard, mon père était démis de ses fonctions de commandant en chef des forces armées, prélude à sa destitution de sa fonction de Président. Ce fut un coup d’État.

Ce fut l’occasion de se débarrasser de toutes les autres forces révolutionnaires : la gauche iranienne a été mise de côté, ainsi que les « libéraux » – défenseurs du libéralisme politique et non économique, distincts des « libéraux » contemporains. Progressivement, tous les journaux non alignés sur les Mollahs ont été fermés. Le dernier journal libre fut celui de mon père. Ainsi, cette guerre fut le catalyseur de l’emprise croissante des Mollahs sur le pays.

À l’époque, les Pasdarans n’étaient pas une structure considérable ; ils comptaient à peu près vingt mille membres, et c’est après le coup d’État des Mollahs qu’ils sont devenus la milice que nous connaissons actuellement [le Sepâh-e Pâsdârân, Corps des gardiens de la révolution islamique, est une force armée créée en avril 1979, dépendant directement du Guide de la révolution, l’autorité religieuse du pays. S’il participe au maintien de l’ordre – et à la répression – à l’intérieur des frontières iraniennes, il intervient également à l’étranger pour soutenir les mouvements alliés du régime iranien. Les Pasdarans, qui ont fait main basse sur une partie du bazar, constituent une force politique à part entière en Iran NDLR]

LVSL – Pouvez-vous nous livrer un tableau de l’Iran post-révolutionnaire tel que vous le perceviez, avant que les fondamentalistes prennent le dessus ?

Ali Bani Sadr – Les premiers mois, il n’y avait pas de foulard ou de voile obligatoire. Les femmes jouissaient d’une complète liberté. Sur les photos de l’époque, durant les élections présidentielles, on aperçoit des bureaux de vote tenus par des jeunes femmes aux cheveux découverts. Certains Iraniens en exil, aujourd’hui, racontent n’importe quoi : ils prétendent que le voile obligatoire et la destruction coïncident avec le renversement du « Shah ». Rien n’est plus faux.

Cette question fut d’ailleurs l’objet des premières anicroches entre mon père et Khomeini. À Paris, ce dernier s’était engagé à préserver la liberté des femmes. Mais de retour en Iran, ce Machiavel contemporain a retourné sa veste.

Malgré la durée éphémère de son gouvernement, mon père a réussi à faire passer un certain nombre de lois, notamment une qui est restée célèbre : celle des prêts à taux zéro. Elle permettait aux Iraniens modestes qui voulaient acheter une maison ou un appartement de devenir propriétaires. Elle a eu un impact social très positif sur la pays.

Mme Bani Sadr – Les gens appelaient ça les « maisons Bani Sadr ». Mais cela n’a pas duré. Les Américains, par la voix de Kissinger, ont dit : « Nous ne voulons pas d’un autre Japon dans cette partie du monde ».

« Le voile n’est qu’un instrument parmi d’autres de la minoration des femmes. Les Mollahs ne croient pas réellement en leur doctrine, mais c’est un moyen pour eux de marquer leur domination dans l’espace public. »

LVSL – Pour vous, tout était réuni pour que l’Iran devienne une grande puissance ?

Ali Bani Sadr – Une grande puissance, mais pas seulement. Si l’Iran avait réussi sa démocratisation et son développement, toute la région – de l’Irak à l’Arabie Saoudite – aurait été impactée. Les anciennes Républiques de l’Union soviétique, que l’on parle du Tadjikistan ou de l’Azerbaïdjan, auraient subi l’influence de l’Iran, car nous sommes culturellement très proches.

LVSL – Quelles ont été les conséquences, pour votre famille, de la destitution de votre mari en juin 1981 ?

Mme Bani Sadr – Après le coup d’État, le régime n’a pas épargné la famille de Bani Sadr, ni ceux qui travaillaient pour lui. Plusieurs de ses conseillers ont été exécutés, son frère et son neveu ont été arrêtés et faits prisonniers pendant plusieurs années. Moi-même, j’ai été arrêtée pendant quelques jours. J’ai ensuite été libérée, sûrement pour qu’ils puissent me suivre et trouver mon mari pour le tuer.

Ali Bani Sadr – Quand ma mère a été emprisonnée, les pays musulmans – notamment l’Algérie – sont intervenus pour protester contre les persécutions infligées à sa famille. Ils ont déclaré que c’était indigne, pour un pouvoir se réclament de l’Islam, de se comporter de la sorte. Je ne sais si cela a aidé, mais cela mérite d’être noté.

LVSL – À partir de quand toute votre famille s’est-elle exilée en France ?

Ali Bani Sadr – À partir de 1981. Mon père est sorti d’Iran, aidé par les militaires. Il est resté plusieurs semaines en clandestinité. Les gens qui l’avaient gardé à Téhéran ont été exécutés après qu’il ait pu s’échapper – ils se sont littéralement sacrifiés pour lui. À l’époque, François Mitterrand venait d’être élu. Pierre Mauroy était Premier ministre, et c’est lui qui l’a accueilli à l’aéroport.

Ma mère et moi étions toujours en Iran, toujours en clandestinité. Un beau jour, nous sommes partis vers deux heures du matin avec des amis et des contrebandiers, et nous avons traversé la frontière pakistanaise. Nous avons dû rester une semaine à Karachi, rejoints par d’autres personnes qui avaient réussi à partir. L’ambassade de France au Pakistan nous a donné l’autorisation de prendre l’avion pour rentrer à Paris.

LVSL – Abolhassan Bani Sadr a été un membre actif du Conseil National de la Résistance iranienne (CNRI) en exil, avant de s’en détourner. Pouvez-vous revenir sur cet épisode ?

Mme Bani Sadr – Mon mari, toute sa vie, s’est accroché à la défense de l’indépendance de l’Iran et des libertés publiques. Ses alliés, les membres du CNRI, ont trahi ces principes. Ils ont collaboré avec l’Irak et les autres États pour lutter contre le régime iranien. Mon mari s’est séparé d’eux et a continué seul son combat. Il a obtenu plusieurs succès par exemple au tribunal de Berlin, sur l’affaire Mykonos [3].

Ali Bani Sadr – Il a réussi à faire en sorte que les dirigeants iraniens soient condamnés pour assassinat d’opposants à l’étranger. Suite à cette décision judiciaire, le président Rafsandjani ne pouvait plus se rendre en Europe, puisqu’il aurait pu être arrêté. Cela a sans doute eu un impact, puisqu’après ce jugement, les assassinats d’opposants à l’étranger ont pratiquement cessé. Le CNRI s’est constitué alors que mon père était toujours en Iran. De nombreux mouvements ont rejoint cette coalition, mais le plus important d’entre eux était celui des Moudjahidines du peuple iranien de Massoud Radjavi.

Mon père a accepté de se rapprocher des Moudjahidines du peuple, en échange de la rédaction d’une charte : on y trouvait le principe d’égalité, de démocratie, et d’indépendance de la lutte vis-à-vis des puissances étrangères. Nous n’étions, disait mon père, à vendre ni aux Américains, ni aux Russes, ni aux Européens. Il déclarait que le jour où Radjavi romprait cette charte, mon père quitterait le CNRI. C’est ce qui s’est produit.

C’était sans doute prévisible. Mais pourquoi mon père a-t-il voulu y croire ? Parce que les Moudjahidines du peuple avaient une vraie structure organisationnelle et de nombreux militants déterminés – conditions indispensables à la prise du pouvoir. Malheureusement, Massoud Radjavi a fini par céder aux sirènes de Bagdad. Un jour, Tarek Aziz ministre des Affaires étrangères d’Irak, s’est rendu à Auvers-sur-Oise pour rencontrer les dirigeants du CNRI et leur proposer une alliance. C’est alors que les tensions entre Radjavi et mon père ont débuté, et mon père s’est retiré de l’organisation. Par la suite, les Moudjahidines ont rallié le camp irakien et participé à des combats contre les forces iraniennes. Ils ont été plus ou moins anéantis durant les combats. Aujourd’hui, ils sont haïs en Iran, sans doute plus encore que le régime, du fait des tueries de civils auxquelles ils ont participé. C’est un gâchis monstrueux : bien souvent, les Moudjahidines étaient des gens très éduqués et cultivés. Ils ont été manipulés et entraînés vers l’abîme par leur impatience.

« Mon père voulait par-dessus que l’opposition iranienne demeure indépendante des étrangers. On a bien vu, en Irak et en Afghanistan, que l’on n’exporte pas la démocratie à coup de bombes ! »

Mon père, quant à lui, voulait par-dessus que l’opposition iranienne demeure indépendante des étrangers. On a bien vu, en Irak et en Afghanistan, que l’on n’exporte pas la démocratie à coup de bombes ! Mon père disait que la démocratisation devait venir de l’intérieur, qu’elle devait être conquise par les Iraniens eux-mêmes. Elle ne peut être exportée par les chars américains


LVSL – Depuis le décès de Mahsa Amini, on aperçoit de plus en plus de photographies de jeunes femmes iraniennes qui bravent les lois de la République islamique, ôtant leur voile ou fumant des cigarettes. Ces évènements constituent-ils un tournant majeur dans la lutte des femmes iraniennes ?

Mme Bani Sadr – C’est un symbole positif qu’elles envoient. Il est cependant restreint par rapport à l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir. J’espère que leur conception de la liberté ne se limite pas au fait de pouvoir marcher sans voile et fumer des cigarettes : à l’époque du Shah les femmes possédaient ces droits, et pourtant elles n’en luttaient pas moins pour la liberté et l’indépendance. C’était une concession que e régime du Shah avait été prêt à faire pour éviter une démocratisation réelle de l’Iran.

Observez ce qui se produit en Égypte, au Maroc ou en Arabie Saoudite : les régimes lâchent du lest sur l’item vestimentaire pour sauvegarder la dictature, et empêcher l’avènement réelle des libertés publiques. La liberté des femmes est une notion qui dépasse la contrainte vestimentaire.

Ali Bani Sadr – Paradoxe de la République islamique : les femmes iraniennes sont aujourd’hui bien plus éduquées et diplômées qu’elles ne l’étaient sous le régime du Shah. Et pourtant, même si les femmes sont majoritaires dans le troisième cycle universitaire, elles ne valent que la moitié d’un homme en termes juridiques ! [référence au fait que dans les tribunaux iraniens, la parole des femmes vaut deux fois moins que celle des hommes NDLR] Elles doivent jouer un rôle de premier plan et devenir maîtresses de leur avenir : cela va bien au-delà de l’aspect vestimentaire.

Le voile est un instrument parmi d’autres de la minoration des femmes. Je ne pense que pas que les Mollahs croient réellement en leur doctrine, mais c’est un moyen pour eux de marquer leur domination dans l’espace public, sur la population et sur les femmes. De montrer que, jusque dans la manière de s’habiller, les Iraniennes dépendent du régime.

Notes :

[1] Le 19 août, un coup d’État était organisé par le général Fazlollah Zahedi avec le soutien de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la Military Intelligence, section 6 (MI6, services britanniques). Il met fin à deux ans de pouvoir du président Mohammed Mossadegh, hautement populaire, qui avait nationalisé le pétrole iranien. Suite au coup d’État, le « Shah » est rétabli dans ses fonctions et les compagnies pétrolières anglo-américaines font main basse sur le pétrole iranien.

[2] Durant les mandats successifs des présidents américains, l’Iran du Shah (1973-1979) n’a cessé d’accroître ses achats d’armes américaines. Premier acheteur moyen-oriental, cet État-client, surnommé le « gendarme de Washington », a contribué à l’écrasement de révoltes anti-occidentales au Moyen-Orient.

[3] Le « Mykonos » est un restaurant à Berlin où quatre opposants kurdes iraniens ont été assassinés le 17 septembre 1992. Le tribunal criminel de Berlin a jugé cette affaire et condamné à la prison à vie l’Iranien Kassem Darabi, 38 ans, vraisemblablement un agent des services secrets iraniens ayant dirigé cet attentat et le Libanais Abbas Rehayel, 29 ans, ancien membre du Hezbollah libanais et considéré comme ayant été le tireur ayant tué les quatre opposants kurdes iraniens. Le tribunal a jugé que « la direction politique de l’Iran est responsable de l’attentat », c’est-à-dire à l’époque le chef de l’Etat iranien, Ali Akhar Hachemi Rafsandjani, et le Guide spirituel de l’Iran, Ali Khamenei dont les noms ont été cités par le Parquet fédéral et le ministre iranien des Renseignements, Ali Fallahian, a été désigné comme le donneur d’ordre de cet assassinat.

27.09.2024 à 18:44

Lula face à l’agro-business : un difficile exercice d’équilibriste

Tyler Antonio Lynch

Dépendant d'un congrès dominé par les intérêts de l'agro-business, Lula continue de subventionner massivement le secteur pour ne pas perdre son soutien. Il demeure néanmoins sous pression du mouvement des paysans sans terre et des environnementalistes, qui réclament des réformes plus ambitieuses. Coincé entre ces deux forces antagonistes, il tente de bâtir un fragile compromis.
Texte intégral (3416 mots)

Au Brésil, le président Lula a fait un pari risqué : considérer qu’offrir des concessions aux puissantes élites de l’agro-industrie est un mal nécessaire pour faire avancer son projet de redistribution des richesses. Ce sont pourtant ces mêmes élites qui sont susceptibles d’enrayer le programme du président brésilien.

En septembre 2023, le Brésil, plus grand exportateur mondial de produits agricoles, a annoncé avoir réalisé la récolte de céréales la plus importante de son histoire. Selon la direction du bureau des statistiques agricoles du gouvernement, les agriculteurs auraient engrangé la quantité impressionnante de 322 millions de tonnes de maïs, de soja et de blé, soit 50,1 millions de plus que l’année précédente. Le tentaculaire secteur de l’agro-industrie brésilien n’aura jamais été aussi productif que pendant la première année du retour à la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva.

Mais ces moissons record n’ont pas rendu le secteur agro-industriel plus favorable à Lula ou à son Parti des travailleurs (PT, centre-gauche). De fait, l’agro-industrie demeure fermement opposée au programme environnemental et social de Lula, qu’il s’agisse de la préservation de l’Amazonie ou de la redistribution des terres, très inégalement réparties. Face à un Congrès dominé par les partis de droite résolument alliés à l’agro-industrie, Lula est confronté au défi majeur d’apaiser les gros agriculteurs tout en poursuivant des objectifs sociaux plus larges, dont dépend son programme de redistribution.

La Bancada Ruralista

Le Brésil est l’une des nations les plus inégalitaires du monde et le secteur de l’agriculture en est la preuve vivante. Quelques 3 % de la population brésilienne détiennent à eux seuls les deux tiers des terres arables, tandis que les 50 % des plus petites fermes n’occupent qu’à peine 2 % du territoire. Alors que les géants de l’alimentaire et de l’énergie comme Cargill et Raízen bénéficient de récoltes record, la moitié des Brésiliens ruraux sont pauvres. Environ 4,8 millions de familles rurales ne possèdent quant à elles aucune terre. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’agro-industrie demeure résolument conservatrice et s’oppose aux réformes, aussi modérées soient-elles, de ses pratiques professionnelles et environnementales.

L’agro-industrie a connu son âge doré sous la présidence de Jair Bolsonaro. Lorsque l’extrême-droite a évincé le Parti des travailleurs, en 2016, le Congrès dominé par le secteur a octroyé d’importantes subventions, a déterminé sans intermédiaires la politique agricole (alors que le Brésil est un pays fédéral, ndlr) et a violemment réprimé toutes les demandes de réformes. Avec le retour du PT aux manettes en 2022, Lula a donc hérité d’un État où les agrocapitalistes sont plus puissants que jamais.

La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula.

Ce pouvoir est toujours en place à l’heure actuelle. Alors que Lula est de nouveau président, le lobby de l’agro-industrie domine toujours le Congrès. La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble le nombre époustouflant de 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula. Cet important front de l’agro-industrie n’aspire qu’à réinstaurer un gouvernement de droite prêt à imposer ses politiques de prédilection, mises en évidence par André Singer dans la New Left Review : « plus d’armes, moins de taxes sur l’agro-industrie et un démantèlement continu des droits des travailleurs, de la protection de l’environnement et de la démarcation des territoires autochtones. »

L’agriculture est l’un des clivages majeurs de la présidence de Lula. À sa droite se trouve le puissant front agro-industriel, déterminé à s’opposer à toute protection du droit du travail ou de l’environnement qui serait susceptible d’entraver son bon ordre de marche. À la gauche de Lula, les mouvements sociaux comme le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST, ou Mouvement des travailleurs ruraux sans terre) entendent eux mettre la pression sur le gouvernement afin d’engager un bras de fer avec les propriétaires terriens et d’imposer enfin une réforme agraire. En équilibre précaire entre les deux, Lula a adroitement tenté de ménager l’un et l’autre camp.

Les deux camps sont indispensables à l’approche socioéconomique de Lula : l’agro-industrie constitue un pilier incontournable de l’économie brésilienne, tandis que le MST est le plus important mouvement social d’Amérique latine et un allié de longue date du PT. Le gouvernement de Lula n’a répondu pleinement aux attentes ni des propriétaires, ni des sans-terre, tout en octroyant aux uns et aux autres des concessions suffisantes pour qu’ils ne rompent pas complètement avec le PT. Ce difficile équilibre des forces a embourbé la lutte tripartite entre le gouvernement, l’agro-industrie et les travailleurs ruraux dans une ornière où nul ne trouve satisfaction.

Quand Lula cajole l’agro-industrie

Dès son lancement de campagne en 2022, Lula a reconnu qu’il était important d’apaiser les peurs de l’agro-industrie face à la perspective d’un gouvernement de gauche. Le futur président a rassuré le secteur en affirmant qu’il ne traiterait jamais les enjeux agricoles « dans une perspective idéologique ».

Une fois arrivé au pouvoir, Lula a effectué des nominations politiques en tenant compte de l’agro-industrie, choisissant un vice-président, Geraldo Alckmin, étroitement lié au secteur. Le ministère de l’Agriculture a été attribué au magnat du soja Carlos Fávaro, dans la longue tradition d’intégrer des personnalités issues de cette industrie à la tête de la politique agricole. Lula a aussi pris son temps pour remplacer les bureaucrates nommés par Bolsonaro à l’INCRA, l’agence étatique pour la réforme agraire, suscitant le mécontentement du MST quelques mois à peine après son investiture.

Des concessions encore plus importantes ont été effectuées par le truchement d’énormes subventions étatiques. En juin 2023 a été lancé le plus vaste plan de financement du secteur agricole de toute l’histoire du Brésil. Avec un montant massif de 364 millions de reals (soit environ 60 millions d’euros, ndlr), ce plan excède de près d’un tiers les budgets bolsonaristes. En plus des financements octroyés, les agriculteurs se sont vus proposer des taux d’intérêt et des incitations financières extrêmement favorables pour déployer des méthodes de travail respectueuses de l’environnement. Pour l’agro-industrie, peu importent les différences idéologiques si le résultat final est là. « Ils savent que d’un point de vue économique, ils n’ont rien à craindre de notre part », a affirmé Lula à la presse.

Sans faire fondamentalement évoluer les structures de possession des terres et de la production en monoculture, le PT envisage de réformer les pratiques les plus régressives du secteur en matière écologique et sociale, afin de faire du Brésil une superpuissance agricole recommandable.

Ces politiques gravitent autour de la vision d’une « agriculture moderne » envisagée par le PT, c’est-à-dire une version plus convenable du système agricole industriel tourné vers les exportations qui domine le Brésil rural depuis des décennies. Sans faire fondamentalement évoluer les structures de possession des terres et de la production en monoculture, le PT envisage de réformer les pratiques les plus régressives du secteur en matière écologique et sociale, afin de faire du Brésil une superpuissance agricole recommandable. Les pratiques récemment tolérées par le gouvernement Bolsonaro, qu’il s’agisse du travail forcé, de la déforestation ou de l’accaparement des terres, constituent à présent des risques pour la stabilité du secteur agricole.

Le meilleur exemple de « l’agriculture moderne » prônée par Lula est son ambition de faire du Brésil un exportateur majeur de biocarburants. Le gouvernement a pour objectif de doubler sa production d’énergie « verte », en tablant en particulier sur l’éthanol produit à partir de canne à sucre, afin d’emprunter 10 milliards de dollars en obligations vertes à Wall Street. Cette nouvelle importance accordée à l’agriculture durable s’inscrit dans la droite lignée des principes classiques du lulisme : courir après une croissance sans limites dans laquelle tout le monde aurait à gagner et réformer à tout crin pour ne pas courir le risque de voir le Brésil perdre son attractivité pour les capitaux étrangers. « Les agros savent que si ce programme n’est pas mis en place, ils perdront le marché international », a ainsi conclu le ministre des Finances Fernando Haddad.

En poussant à l’introduction de protections environnementales et sociales comme la condition sine qua non d’une croissance continue et de la poursuite des échanges commerciaux, le gouvernement de Lula tente de jouer les anges gardiens de la nature vis-à-vis du secteur agricole. De fait, l’agro-industrie brésilienne n’est pas monolithique. Le PT, prend ainsi acte d’un écart croissant entre les agriculteurs bolsonaristes traditionalistes qui possèdent les terres agricoles du centre du Brésil et les partisans d’une « agriculture consciente » plus enclins à la réforme, Lula tentant de s’attirer les faveurs de ces derniers. Reste à savoir si cette introduction d’une prime à la durabilité qui émerge au niveau mondial suffira à convaincre les partisans de l’agro-industrie.

Les efforts déployés par Lula pour restaurer les protections écologiques et favorables aux autochtones dans l’Amazonie post-bolsonariste mettent en lumière combien il sera difficile de remporter des victoires majeures contre l’agro-industrie. Celle-ci, en particulier le secteur de l’élevage, contribue en effet largement à la déforestation du bassin amazonien, et la Bancada Ruralista a soutenu des lois autorisant l’élevage en ranch, l’extraction minière et l’accaparement des terres dans cette région. Même les victoires du programme environnemental de Lula mettent en évidence la difficulté à faire plier le lobby agricole. Ainsi, bien que les lois dites de « marco temporal », visant à limiter les droits des autochtones sur leurs terres, aient finalement été rejetées par la Cour suprême, Lula n’a pas pu empêcher leur approbation en amont par les deux chambres du Congrès.

Tant que les cours mondiaux des produits agricoles continuent de grimper, Lula a encore une chance de mener une réforme graduelle des pratiques les plus destructrices de l’agro-industrie sans se mettre l’ensemble du secteur à dos.

L’agro-industrie n’est cependant pas prête à courir le risque de déclencher un conflit ouvert avec le gouvernement. Elle a cruellement besoin de l’État, de ses subventions, de ses réductions d’impôts, de ses infrastructures et de sa diplomatie commerciale pour fonctionner correctement. Les profits sont là, et l’agro-industrie n’a aucun mal à fermer les yeux sur les différences idéologiques lorsqu’il s’agit de pragmatisme politique.

Pour les agriculteurs les plus résolument conservateurs, l’impression dominante est, au mieux, celui d’une limitation des dégâts. Tant que les cours mondiaux des produits agricoles continuent de grimper, Lula a encore une chance de mener une réforme graduelle des pratiques les plus destructrices de l’agro-industrie sans se mettre l’ensemble du secteur à dos. De telles réglementations pourraient ne jamais remporter les faveurs de la classe politique tout en étant tolérées par les élites agricoles au nom de l’amélioration économique globale. Mais la trêve agricole de Lula n’est pas uniquement menacée par les bénéficiaires des tendances agricoles existantes ; elle l’est aussi par celles et ceux qu’elles ont dépossédés.

Le MST et Lula : des relations compliquées

Lula est souvent représenté comme tiraillé entre la gestion d’un gouvernement progressiste et la menace constituent les intérêts des élites établies, qu’il s’agisse des banques ou des entreprises agricoles. Il a néanmoins prouvé son inclination pour l’élaboration d’un projet politique visant à améliorer les conditions de vie des travailleurs sans mettre en péril les instances du capital. Parce qu’il encourage la croissance et oppose peu de contraintes à l’accumulation du capital, le lulisme favorise des secteurs clés comme l’agro-industrie, ce qui laisse une place politique au déploiement de mesures de construction de logements sociaux et de transferts d’argent qui bénéficient à des millions de Brésiliens.

L’hostilité publique entre Lula et l’agro-industrie dissimule néanmoins des affinités plus profondes. Lula n’a jamais été véritablement opposé aux hiérarchies profondes qui sous-tendent le secteur agricole brésilien. Il a plutôt fait la promotion du paradigme entrepreneurial existant, tout en cherchant à utiliser ses profits pour améliorer graduellement la vie des classes laborieuses. Les propriétaires terriens n’ont eu de cesse de bénéficier de l’approche gagnant-gagnant de Lula. Le PIB agricole a bondi de 75 % lors du premier mandat du président (de 2003 à 2007, ndlr), et des concessions récentes ont mis en évidence son soutien sans faille à la croissance du secteur.

Lula a géré avec brio un secteur agricole résolument ancré à droite. Celui qui menace de jouer les trouble-fête, cependant, n’est pas le gouvernement ou la Bancada Ruralista, mais une toute autre force. L’activité du Mouvement des sans-terre (MST) ces derniers mois suggère que toute « solution » à la dissension entre Lula et l’agro-industrie qui laisserait de côté les travailleurs sans terre risquerait de s’effondrer comme un château de cartes. Si Lula doit nécessairement apaiser le puissant bloc agricole pour se maintenir au pouvoir, la protection du statu quo comporte aussi des risques.

Les longues relations entre le PT et le Mouvement des sans-terre constituent le seul levier dont dispose ce dernier. Le MST n’est en effet pas en mesure d’entamer une confrontation ouverte avec l’agro-industrie. Néanmoins, il est capable de mettre à mal la stabilité rurale qui demeure la plus importante source de légitimité de Lula aux yeux des agro-industriels. Lula se trouve donc en porte-à-faux. Affronter l’agro-industrie équivaut à un suicide politique et toute négligence du MST est susceptible d’entraîner des occupations de terre, des blocages et une réaction populaire hostile dont le gouvernement pourrait difficilement se remettre.

Affronter l’agro-industrie équivaut à un suicide politique et toute négligence du MST est susceptible d’entraîner des occupations de terre, des blocages et une réaction populaire hostile dont le gouvernement pourrait difficilement se remettre.

Pour le MST, l’élection de Lula a suscité des attentes que l’administration est bien en peine de satisfaire. Quatre mois après l’investiture, les mouvements pour la réforme agraire déploraient encore « l’absence de priorité accordée à la question agraire ». En mars 2023, le gouvernement n’avait remplacé qu’un nombre restreint de bureaucrates de l’administration bolsonariste et les nominations aux postes clés, comme à l’INCRA, étaient empêtrées dans des négociations sans fin. Avec presque les deux tiers des postes de l’INCRA détenus par des partisans de Bolsonaro, près d’un millier de familles sans-terre végétaient dans des campements de fortune des mois après l’accession de Lula à la présidence, sans véritable perspective d’installation.

Mécontent de la lenteur de la redistribution des terres, le MST a lancé en avril 2023 une campagne nationale de manifestations, de blocages routiers et d’occupations destinée à mettre la pression sur le gouvernement. Si les occupations ont concerné des propriétaires terriens dans tout le Brésil, c’est la décision du MST d’occuper les terrains de l’Embrapa, un institut de recherche étatique, qui a précipité la crise de l’administration Lula. La Bancada Ruralista en a profité pour affirmer que l’agro-industrie n’octroyait aucun crédit à un gouvernement incapable d’empêcher l’invasion de ses propres terres.

Déterminé à restaurer la crédibilité de son administration, Lula a réprimé l’occupation en refusant de négocier jusqu’au retrait du MST de la propriété de l’Embrapa. Après une série de réunions ministérielles d’urgence et de négociations tendues, le MST a mis un terme à son action après seulement quelques jours, désireux de ne pas abîmer davantage ses relations avec son plus proche allié politique.

S’ils ont été déstabilisants pour les deux camps, les événements d’avril 2023 n’ont donné d’avantage clair ni aux uns ni aux autres. Le MST n’a pas fait le moindre pas en direction d’une réforme agraire fondamentale ; en revanche il a forcé Lula à s’intéresser davantage à l’installation des familles sans-terre et au soutien financier des campements existants. Lula a lancé une offensive pour charmer l’agro-industrie, mais même les subventions stratosphériques accordées aux agriculteurs n’ont pas réussi à rassurer le secteur.

De son côté, la Bancada Ruralista a profité de la débâcle de l’affaire Embrapa pour lancer une commission d’enquête parlementaire visant à criminaliser le MST et, par contrecoup, à ternir l’image de Lula. Cette commission largement partisane (seuls quatre de ses vingt-sept membres n’appartiennent pas au lobby de l’agro-industrie) a fourni aux médias anti-Lula de quoi tirer à boulets rouges sur le président. Cependant, le processus s’est essoufflé à partir d’octobre 2023, sans apporter d’effets véritablement tangibles. Lula s’est allié aux partis centristes pour étouffer l’enquête et les dirigeants du MST ont salué la publicité qu’elle a donnée à l’affaire au niveau national. « Dans cette histoire, la perdante est bien l’agro-industrie », a admis le rapporteur principal de la commission.

Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Piera Simon-Chaix

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