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23.01.2025 à 17:17

Le municipalisme en actes : la démocratie citoyenne face aux intérêts marchands

Robin Gachignard-Véquaud

Depuis quelques années, le municipalisme a le vent en poupe. Mais derrière les promesses de partage local avec les citoyens se cachent des expériences très diverses, avec plus ou moins de succès. Si certains maires parviennent à véritablement démocratiser la vie communale, ce créneau est de plus en plus convoité par des entreprises privées. Reportage.
Texte intégral (4444 mots)

La crise structurelle de la Ve République, marquée par un recul des libertés fondamentales et de l’activité démocratique ces dernières années, contamine désormais l’échelon local, encore il y a peu le dernier bastion de confiance citoyenne envers les politiques. Une enquête universitaire commandée par l’Association des Maires de France en 2024usant pour leur santé », tandis que 2 400 démissions depuis 2020 soulignent la gravité de la situation. Alors que la défiance citoyenne atteint des sommets, les défis écologiques et sociaux exigeraient une gouvernance locale renforcée. À l’inverse, la lourdeur administrative, le développement des intercommunalités et la perte d’autonomie fiscale ont abouti à une perte d’autonomie des collectivités locales. Pourtant, l’existence d’expériences concrètes renforcent une forme d’espoir et permettent d’envisager des alternatives. Alors que l’échéance des municipales 2026 arrive déjà à grands pas, enquête sur les terrains de la démocratie municipale.

L’idée de participation citoyenne n’est pas une idée totalement neuve. En parallèle de la tradition républicaine jacobine, des expériences marquantes de démocratie directe ont pu s’expérimenter au fil de l’histoire. Portés par des courants souvent qualifiés de socialistes démocratiques, de municipalistes ou de fédéralistes, ces mouvements défendaient entre autres des modèles fondés sur des « contrats de fédération, dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État » comme l’écrivait Pierre-Joseph Proudhon dans Le Principe fédératif en 1863

La riche histoire de la participation citoyenne

L’idéal poursuit sa route. À la fin du XIXe siècle, alors que la République s’installe en France, l’expérience de la Commune de Paris en 1871 fait figure de symbole. Avec un retentissement mondial, cet événement marque les esprits non seulement par sa répression sanglante – des dizaines de milliers d’habitants massacrés par l’armée – mais surtout pour être une tentative de sécession d’une ville vis-à-vis de l’administration centrale perçue comme illégitime. La Commune met en œuvre une démocratie directe sur l’espace public et expérimente l’autogestion dans les ateliers ouvriers. On parle alors de première démocratie ouvrière. Dans les années suivantes, la conquête de premières municipalités par des forces du mouvement social, comme Commentry en 1882, Marseille en 1892 et Lille en 1896, amorce des avancées majeures. Parmi elles : la municipalisation des services publics ou l’organisation de la distribution de l’eau et du gaz. Mais cette participation au pouvoir divise également le mouvement socialiste. Entre partisans de la réforme et défenseurs d’une opposition à toute prise des pouvoirs, y compris les exécutifs locaux, les stratégies s’opposent.

La conquête de premières municipalités par des forces du mouvement social, comme Commentry en 1882, Marseille en 1892 et Lille en 1896, amorce des avancées majeures. Parmi elles : la municipalisation des services publics ou l’organisation de la distribution de l’eau et du gaz.

Au XXe siècle, la France est le théâtre d’expérimentations démocratiques aux formes variées. Parmi elles, les Groupes d’Action Municipale (GAM), est un mouvement né dans les années 1960-1970, il défend une démocratie citoyenne. Initiés à l’échelle locale, notamment à Grenoble où une liste remporte l’élection municipale en 1965, ces groupes rassemblent syndicats, collectifs citoyens et associations. Convaincus que les partis traditionnels ne répondent déjà plus aux aspirations démocratiques, ils prendront rapidement une dimension nationale avec près de 150 unités à travers le pays. Malgré de belles épopées, ce mouvement n’est qu’éphémère et ne parvient pas à donner une véritable révolution des pratiques politiques locales. Plus tard, certaines villes s’imposeront comme des pionnières de la démocratie locale, comme la commune alsacienne de Kingersheim (Haut-Rhin) qui s’est distinguée par des processus délibératifs innovants.

Le phénomène n’en est pas pour autant linéaire. Loïc Blondiaux, chercheur au Centre Européen de Sociologie et de Science politique et spécialiste des pratiques démocratiques, précise ces fluctuations historiques. « Après le bouillonnement des années 1960-1970, et un recul conséquent dans les décennies 80-90, les années 2000 marquent le retour d’une volonté de démocratisation de l’échelle locale ». Celui qui avait théorisé au début des années 2000 « l’impératif délibératif » note l’effervescence autour d’un nouvel élan à analyser, selon lui, en réponse « des grands mouvements sociaux français et internationaux de ces dernières années », tout en poursuivant, « ce sont bien les municipalités qui sont aujourd’hui les lieux de l’innovation sociale et politique. Cela dans un paysage national toujours plus en polycrise. »

La « démocratie participative » a souvent suscité ces trente dernières années des espoirs rapidement déçus. Au point où les mots en sont devenus suspects.

Pourtant, la « démocratie participative » a souvent suscité ces trente dernières années des espoirs rapidement déçus. Au point où les mots en sont devenus suspects. Selon de nombreux observateurs, elle a pu être instrumentalisée par les responsables politiques pour devenir un « tout changer pour que rien ne change » , très souvent réduite à une simple vitrine. Une consultation symbolique qui est devenue une forme de label publicitaire à des fins de promotion du territoire. Assistons-nous de nos jours au début d’un nouveau chapitre de la démocratie locale ?

Une nouvelle ampleur depuis les municipales de 2020 ?

Ce récent engouement, Élisabeth Dau l’a observé de près depuis la création de la coopérative Fréquence Commune – qui accompagne les collectivités pour mettre en place des outils de démocratie locale – en 2019, dont elle est aujourd’hui la directrice des études et recherches. Elle affirme la dynamique des dernières élections : « Nous ne nous attendions pas, avant 2020, à un mouvement d’une telle ampleur. Nous pensions qu’une cinquantaine de listes se lanceraient, mais ce sont finalement plusieurs centaines de listes qui ont vu le jour. C’était un véritable souffle de renouveau dans différents territoires. Malgré le contexte sanitaire, certaines listes ont réussi à remporter des municipalités, preuve d’une réelle attente citoyenne. »

Depuis, les travaux menés par la coopérative visent à cartographier les initiatives, à favoriser leur mise en réseau et à accompagner les expérimentations locales. « Avec beaucoup d’humilité, nous cherchons à raconter ce qui fonctionne. Tout n’est pas simple : il faut trouver un équilibre entre “gouvernance” et “action”. La pratique de la démocratie citoyenne à l’échelle municipale s’inscrit dans le long terme », explique Thomas Simon, cofondateur chargé des actions sur le terrain. Le site de Fréquence Commune propose ainsi des outils de suivi destinés aux municipalités et collectifs souhaitant s’engager dans un processus de transformation démocratique.

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Pour Élisabeth Dau « la démocratie est un combat contre l’atomisation ». « L’enjeu est de lutter contre la fragmentation des initiatives », car, souvent, les collectifs se retrouvent isolés sur leur territoire, d’autant plus lorsqu’ils doivent assumer la gestion administrative d’une commune. Le réseau « Actions Communes » incarne cette démarche : depuis 2022, il regroupe des collectifs, des élus de tout le pays et repose sur deux axes principaux : l’entraide entre groupes pour favoriser l’acculturation aux pratiques et un pôle action cherchant à coordonner les initiatives. Les rencontres nationales du collectif, sur le thème « La mairie est à vous » lors de l’été 2024, a été l’occasion du lancement d’une campagne. Elle porte un objectif clair : rompre avec la culture des politiques traditionnelles et faire triompher des listes citoyennes engagées dans une véritable transformation des pratiques. Son slogan « Prendre le pouvoir et le partager » dessine un idéal que les collectifs citoyens peuvent désormais viser, et que le réseau défend en publiant sa « boussole démocratique ».

Porter ces changements dans les politiques locales implique de se confronter à des obstacles. Dans de nombreux cas, la principale difficulté réside dans une culture verticale profondément ancrée qui s’impose comme norme, y compris au local. Ces habitudes ne concernent pas seulement les élus et les citoyens, elles imprègnent les agents des municipalités, les associations et les autres organisations en lien avec la municipalité. « Il y a une critique de l’irrationalité de l’hyper-présidentialisme. Mais en y regardant de plus près, on se rend compte que la culture du chef est également reproduite à l’échelle locale. Actuellement, tout est organisé pour que ce soit le maire qui décide de tout et ensuite que les équipes appliquent», explique Thomas Simon.

Un mouvement homogène ?

Le réseau Actions Communes se distingue et fait plutôt l’exception. Difficile de parler d’un mouvement citoyen homogène sur tout le territoire. Les caractéristiques localistes et horizontalistes des listes citoyennes empêchent de les considérer comme un bloc unique. Très peu de statistiques permettent aujourd’hui de recenser les listes dites citoyennes ou alternatives.

Loïc Blondiaux souligne les différences d’ancrage. « Le mouvement se caractérise par un triptyque de slogan que l’on retrouve très souvent : « justice sociale », « transition écologique » et « transformation démocratique ». Cependant, les moyens employés varient largement, avec des contextes territoriaux différents, une méfiance envers les regroupements plus larges et un fort désir d’indépendance ». Les tendances plus ou moins libertaires des listes varient selon la taille des municipalités. Moins prises dans les enjeux institutionnels nationaux, les plus petites communes affichent plus aisément une volonté de démocratie directe et continue, là où les listes des grandes villes s’orientent plutôt vers des revendications participatives.

Sur l’orientation idéologique, Élisabeth Dau ajoute : « Il y a indéniablement des ancrages théoriques et des expériences qui inspirent les mouvements » citant notamment les municipalismes européens, la pensée de Murray Bookchin, la démocratie du Rojava (dont l’existence dans le Nord-Est de la Syrie est en péril ces derniers mois, ndlr). Cependant, elle précise : « C’est le terrain qui forge l’expérience. Pour respecter les principes démocratiques, il ne peut y avoir de doctrine stricte. Entre ruralité et ville, il existe des régimes discursifs différents, avec des attentes et des besoins variés. Le réseau reste ouvert et les idées diverses, la critique de la démocratie participative comme pratique institutionnelle venant d’en haut demeure en revanche un marqueur fort de ces mouvements ». Des particularités et des besoins territoriaux qui questionnent le choix des outils démocratiques.

L’alternative oui… mais avec quels outils ?

Que ce soient les assemblées citoyennes, les comités et ateliers populaires, les pétitions, l’ouverture du droit de vote aux étrangers résidents, le tirage au sort, les mandats impératifs ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC)… Les idées pour réinventer la politique municipale ne manquent pas. Dans la réalité, leur mise en place reste toutefois complexe.

La démocratie citoyenne directe, bien qu’ambitionnée, ne peut être pensée sans considérer des potentielles discriminations. Ces processus participatifs favorisent souvent les classes sociales dotées d’un fort capital culturel et les retraités, mieux armés pour y participer grâce à leur disponibilité et leur aisance économique. Pour remédier à ces inégalités, des pistes comme l’octroi d’indemnités (sous le modèle des jurés d’assises) ou la réduction du temps de travail sont envisagées (comme la semaine à 4 jours). Le tirage au sort, souvent présenté comme un outil clé, présente aussi des limites : il exclut fréquemment les quartiers défavorisés, les non-inscrits ou mal-inscrits – 7,7 millions en 2022 – sur les listes électorales ; il reste coûteux et peut être méthodologiquement contestable lorsqu’il est réalisé par des instituts.

Assemblées citoyennes, comités et ateliers populaires, pétitions, ouverture du droit de vote aux étrangers résidents, tirage au sort, mandats impératifs ou référendum d’initiative citoyenne (RIC)… les idées pour réinventer la politique municipale ne manquent pas.

Pour pallier ces biais, de nouvelles méthodes de tirage au sort sont explorées. De son côté, Fréquence Commune propose de son côté d’expérimenter une méthode en deux étapes, utilisant des données publiques accessibles à tous : les données cadastrales. Plutôt que de tirer au sort des individus, cette méthode sélectionne aléatoirement des adresses dans différents quartiers. Une fois le panel constitué, des groupes d’élus et de citoyens se répartissent afin d’aller à la rencontre des habitants, pour expliquer leur démarche et leur proposer de participer aux futurs travaux citoyens.

À la Crèche, des citoyens décident d’augmenter leurs impôts locaux

La municipalité de la Crèche, commune de plus de 5 000 habitants dans les Deux-Sèvres, a expérimenté cette nouvelle méthode de tirage au sort. Consciente des limites de ce dispositif, Laëtitia Hamot, maire de la commune, partage tout de même sa bonne expérience : « Les habitants ont réellement apprécié les rencontres ! À la Crèche, nous

avons dû faire face à diverses disparités. Le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour le moment, c’est le tirage au sort à partir du cadastre ». Elle ajoute : « L’objectif est d’impliquer des personnes qui, à l’origine, n’auraient pas participé. Le porte-à-porte ça fonctionne bien ! On va à la rencontre des gens, et s’ils acceptent, on discute avec eux dans un lieu (chez eux) qui leur est familier et non hostile. Si l’habitant refuse, on se tourne vers le voisinage pour garantir cette répartition équitable par quartier. »

Plusieurs décisions citoyennes ont marqué l’histoire de la Crèche. L’une d’elles, portait sur un sujet très technique : le budget de la municipalité. Après avoir hérité d’une situation financière difficile – la Crèche avait été placée en alerte endettement -, il a été décidé d’ouvrir les débats du nouveau budget à la population. Pour instaurer une démocratie plus directe, cette ouverture ne s’est pas limitée à un processus de « co-construction » mais a intégré une dimension de « codécision ». Ainsi, le « comité budget » a pris la décision d’augmenter les impôts municipaux de 1,5 % par an sur trois ans afin de rétablir les comptes publics. Une décision bien souvent impopulaire mais qui, cette fois, venait directement de la population. « C’était le budget décidé par le comité citoyen, nous assumions ce résultat, mais nous avons dû le présenter comme l’unique décision du conseil municipal auprès des services de la préfecture », précise Laëtitia Hamot.

Pour les municipalités qui cherchent à rompre avec les modèles traditionnels de gouvernance où le conseil municipal est le seul organe légitime, le droit et les contrôles des services déconcentrés de l’État peuvent rapidement s’avérer être des freins. Un phénomène récurrent ciblant précisément des mairies qui se plaignent d’une forme de surveillance administrative excessive. La mairie de Poitiers a fait l’objet, en neuf mois, de trois déférés préfectoraux devant le tribunal administratif pour des litiges concernant, entre autres, l’octroi d’un financement associatif. L’exécutif municipal c’était alors plaint d’une utilisation « politique » de leviers relevant du droit administratif.

À Vaour, les commissions citoyennes réinventent la gouvernance

Vaour, village occitan de 400 habitants perché sur le plateau du Causse (Tarn), s’illustre depuis quelques années par un modèle municipal quelque peu singulier. Connu pour son dynamisme artistique et son festival, la commune a entrepris une transformation profonde de sa gouvernance. Celle-ci repose désormais sur trois niveaux, avec en son cœur un pouvoir citoyen au sein de sept commissions thématiques (affaires sociales, culture, transition écologique, aménagement, etc.). Ouvertes à tous, ces commissions, composées d’habitants, de référents et d’élus, prennent des décisions en cohérence avec les orientations générales définies par la population, dans le respect des budgets.

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Si par les actes administratifs le conseil municipal existe, à Vaour on l’appelle « Groupe de coordination municipal » et il ne ressemble à aucun autre. Outre les 11 élus de la commune, il intègre des référents citoyens mandatés pour un an, ainsi que des animateurs et secrétaires aux postes tournants. Pour la gestion quotidienne des services, un « Groupe opérationnel » se réunit chaque semaine. Composé également des employés communaux, il permet à ces derniers de participer directement aux décisions en apportant leur expertise de terrain. Ce modèle, où les élus siègent aux côtés des habitants dans une démarche atypique, donne aujourd’hui à Vaour une certaine renommée dans la région.

Le maire, Jérémie Steil, le revendique sans hésitation : « Le centre décisionnel se trouve dans les commissions. Le conseil municipal acte et valide les décisions prises par au sein du groupe de coordination, devenant ainsi un lieu d’enregistrement. » Toutefois, il nuance : « Mon rôle consiste aussi souvent à dissiper les fantasmes autour de Vaour. Ici, nous essayons simplement de mettre en place une pratique participative qui redonne le pouvoir aux habitants. C’est déjà beaucoup avec les moyens limités dont nous disposons ». Thierry Vignolles, habitant et amoureux du pays est venu s’installer à Vaour après plusieurs années en région toulousaine, partage cet avis : « Ici, on parle très peu des fonctions de “maire”, “adjoints” ou “conseillers”. On parle plutôt de référents, de coordinateurs. Ce dont nous sommes fiers, c’est cette égalité des voix entre tous les habitants et élus. »

Lors des débats sur le PLUi (plan local d’urbanisme intercommunal), qui engage des décisions majeures pour l’aménagement du territoire, un vaste cycle d’informations et de réunions publiques a été organisé. Quartier par quartier, les habitants ont eu l’opportunité de s’exprimer. Des tracts ont été distribués dans les boîtes aux lettres, complétés par la diffusion de la gazette du village. « Sur ce sujet, nous avons vraiment essayé d’intégrer au plus près la population, des plus jeunes aux plus âgés, des nouveaux arrivants à ceux installés de longue date », raconte Jérémie Steil.

Après quatre ans et demi à la tête de Vaour, le collectif municipal affiche une fierté mesurée, consciente du chemin restant à parcourir. « On peut toujours faire mieux » reconnaît Thierry Vignolles. Il pointe notamment un manque de connexion avec certains corps intermédiaires, tels que les associations culturelles, le groupe des pompiers ou l’association de chasse. Des groupes importants dans l’écosystème d’un village rural. « Nous devrions organiser des réunions plus fréquentes. Cela pourrait également convaincre ceux qui ne croient pas encore en notre modèle citoyen et démocratique, » ajoute-t-il avec lucidité.

« Le travail de maire, c’est courir d’un problème à l’autre, essayer de mettre des rustines sans avoir les moyens de faire plus. » Jérémie Steil, maire de Vaour (Tarn).

Fort de son expérience, bien qu’il avoue être éprouvé par la fonction, Jérémie Steil croit fermement en la voie de la démocratie municipale : « Le travail de maire, c’est courir d’un problème à l’autre, essayer de mettre des rustines sans avoir les moyens de faire plus. » Il ajoute néanmoins : « J’encourage tout le monde à s’inspirer de Vaour, où la dynamique citoyenne a permis de créer quelque chose qui n’existait pas. Mais il ne faut pas reproduire à l’identique, il faut inventer. Ce qui marche à Vaour ne marchera pas forcément ailleurs, il faut composer en fonction des spécificités de chaque ville ou village. Une de nos forces c’est la confiance qui règne au sein de notre communauté car nous plaçons l’humain et le bien commune en premier lieu, bien avant les intérêts personnels de chacune et chacun. »

L’alternative démocratique… mais à quel prix ?

L’échelle humaine et la possibilité de retrouver un peu de pouvoir sur son quotidien peuvent faire rêver. Mais l’alternative démocratique est désormais un terrain d’opportunités lucratives pour bon nombre de groupes privés. La multiplication des dispositifs participatifs s’est accompagnée de l’émergence d’un véritable marché, où les prestations s’arrachent à prix d’or. Sous les deux quinquennats d’Emmanuel Macron, ce phénomène a pris une ampleur inédite. Une enquête de Politis a levé le voile sur les coulisses des conventions citoyennes organisées récemment. Ainsi, il est révélé que la Convention citoyenne sur la fin de vie, initiée en septembre 2022 sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental (Cese), a été pilotée par le cabinet de conseil Eurogroup Consulting. Ce dernier a sous-traité ses missions à trois autres structures – Planète Citoyenne, Stratéact’ Dialogue et Ezalen – pour un coût total atteignant 1,3 million d’euros. Eurogroup n’en était par ailleurs pas à son coup d’essai. L’organisation des échanges de la Convention citoyenne pour le climat lui avait déjà été confiée en collaboration avec Missions Publiques et Res Publica, moyennant une prestation évaluée, cette fois, à 1,9 million d’euros.

L’alternative démocratique est désormais un terrain d’opportunités lucratives pour bon nombre de groupes privés.

Pourquoi organiser des dispositifs participatifs coûteux ? Souvent animés par des cabinets privés sans réelle expertise, ces initiatives semblent servir des intérêts stratégiques. Un sénateur confiait à Politis que ces contrats permettent aux prestataires de tisser des réseaux influents et d’intervenir sur d’autres marchés des politiques publiques. Ainsi, la participation citoyenne pourrait n’être qu’un prétexte pour d’autres objectifs, un mécanisme déjà ancré nationalement et inquiétant à l’échelle locale.

En parallèle des grandes conventions citoyennes, un autre marché s’est implanté depuis plusieurs années dans les municipalités : celui des applications participatives, ou « civic tech ». Parfois développées par des initiatives publiques ou associatives (comme « Décidim » ou « Voxe »), elles peuvent aussi être impulsées par des structures à but lucratif (« Cap collectif », « Fluicity » ou « Bluenove »). À mi-chemin entre les théories managériales des start-up et l’utopie horizontaliste de la démocratie citoyenne, ces outils promettent de transformer la participation démocratique. Pourtant, les premiers bilans ne sont pas si positifs, ces technologies peinant à tenir leurs promesses. A l’image des confinements lors de la pandémie, si les « communs numériques » ouvrent de nouveaux espaces de partage, ils restent incapables de remplacer les relations humaines, essence de la vie démocratique.

Face à la montée en puissance de ces nouveaux cartels de la participation citoyenne, les initiatives indépendantes peinent encore à trouver leur place. Raison pour laquelle des voix s’élèvent pour appeler à un véritable mouvement de démocratie municipale, en France et en Europe. Face au nouvel abcès démocratique qui touche le pays, cet appel peut résonner comme une forme d’espoir en un printemps des peuples qui reste à portée d’hommes et de femmes, pour peu que l’engagement collectif sur le terrain en fasse….une volonté générale.

22.01.2025 à 19:17

Que veut nous imposer Trump ?

Lava Media

Quelles sont les conséquences de la politique économique de Trump pour l’économie mondiale, l’Union européenne et le Sud global ? Et que signifient ses choix politiques pour le rapport entre le travail et le capital aux États-Unis ? 8 intellectuels étrangers nous livrent leurs analyses.
Texte intégral (13215 mots)

Quelles sont les conséquences de la politique économique de Trump pour l’économie mondiale, l’Union européenne et le Sud global ? Et que signifient ses choix politiques pour le rapport entre le travail et le capital aux États-Unis mêmes ? Questions posées par notre partenaire belge, Lava Media, à Grace Blakeley, Sam Gindin, Rémy Herrera, Jörg Kronauer, Peter Mertens, Michael Roberts, Ingar Solty et James Meadway.

Grace Blakeley, économiste britannique, autrice de Vulture Capitalism (2024), journaliste pour Tribune et animatrice du podcast A World to Win.

Ingar Solty, politologue allemand, auteur de Trumps Triumph? (2025) et de Der postliberale Kapitalismus (à paraître), conseiller auprès de la Rosa-Luxemburg-Stiftung. 

Michael Roberts, économiste britannique, co-auteur de A World in Crisis (2018) et auteur du blog The Next Recession

Peter Mertens, sociologue belge, auteur de Mutinerie. Comment notre monde bascule (Agone, 2024) et secrétaire général du PTB. 

Rémy Herrera, économiste français et co-auteur de Dynamics of China’s Economy (2023).

Sam Gindin, économiste canadien et co-auteur de The Making of Global Capitalism: The Political Economy of American Empire (Verso, 2012).

James Meadway est un économiste britannique, animateur du podcast Macrodose et co-auteur de The Cost of Living Crisis: (and how to get out of it) (Verso, 2023).

Dossier est également disponible en anglais : cliquez ici.

Grace Blakeley

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quelle incidence aura-t-elle sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Grace Blakeley – Les États-Unis sont les gardiens du capitalisme mondial. Ce rôle ne consiste pas seulement à soutenir des interventions contre des régimes qui menacent la stabilité du système capitaliste mondial, mais aussi à étayer les institutions et les normes internationales qui forment l’architecture de l’économie mondiale, ainsi qu’à protéger et à promouvoir le dollar comme monnaie de réserve mondiale.

Sous Trump, il est peu probable que le rôle de l’armée des États-Unis change, même si elle pourrait se concentrer encore davantage sur la lutte contre la montée en puissance de la Chine. Mais le rôle des États-Unis en tant que gardiens de l’architecture de l’économie mondiale pourrait être menacé.

Si les États-Unis sont en mesure d’afficher un double déficit, des comptes courants et budgétaires, c’est parce que tout le monde veut des dollars. Pourquoi ? Parce que c’est la monnaie de réserve mondiale. Mais pour que le dollar joue le rôle de monnaie de réserve mondiale, il faut qu’il y ait un excédent de dollars dans l’économie mondiale, ce qui signifie que les États-Unis doivent maintenir un déficit des comptes courants. Par conséquent, si Trump souhaite le réduire, il devra accepter de compromettre le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale.

Ce paradoxe explique l’incompréhension suscitée par les récents commentaires de Trump sur son réseau social, Truth Social : « L’époque où les pays du BRICS tentaient de s’éloigner du dollar pendant que nous restions les bras croisés est révolue. Nous exigeons de ces pays qu’ils s’engagent à ne pas créer de nouvelle monnaie des BRICS ni à soutenir une autre devise pour remplacer le dollar américain, faute de quoi ils seront soumis à des tarifs douaniers de 100 %, et ne pourront plus accéder à notre merveilleuse économie pour vendre leurs produits. »

Ce qui est ironique dans cette déclaration, c’est qu’imposer des tarifs douaniers à ces pays les inciterait avantageusement à se détourner du dollar. Pour que le dollar reste la monnaie de réserve mondiale, il faut maintenir un déficit des comptes courants.

Le rôle des États-Unis en tant que gardiens de l’architecture du capitalisme mondial pourrait être menacé.

À vrai dire, aucun de ces aspects de l’hégémonie étasunienne n’est réellement susceptible de changer avec Trump. Quels que soient ses efforts, il ne pourra pas éliminer le déficit commercial sans réduire drastiquement la demande d’importations des citoyens étasuniens, ce qui nuirait gravement à l’économie. Et même s’il parvenait à réduire substantiellement le déficit, la disparition du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale nécessiterait l’entrée en jeu d’une autre monnaie – or à l’heure actuelle, il n’est pas évident de savoir laquelle.

La monnaie chinoise n’étant pas internationalisée, on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle joue ce rôle. Et tant que le PCC contrôlera la politique monétaire, il est peu probable que cela change. L’UE, quant à elle, est malade. Plusieurs de ses principales économies sont en récession ou sur le point d’y entrer, et de graves crises politiques font rage. Le conflit avec la Russie et la crise énergétique qui en découle continuent de créer de graves tensions. La dynamique des mouvements d’extrême-droite qui souhaitent l’éclatement du bloc semble s’accélérer. Trump peut aggraver la crise économique avec ses tarifs douaniers, mais l’UE est déjà confrontée aux nombreux problèmes qu’elle a elle-même créés.

Si le dollar reste un élément central de l’économie mondiale, les banques centrales s’en sont détournées il y a de nombreuses années et détiennent désormais un panier de monnaies plus diversifié. Les pays les plus touchés par les sanctions imposées par les États-Unis, qui affectent aujourd’hui un tiers de la planète, tentent de mettre en place une infrastructure financière parallèle afin de commercer et d’investir en dehors du giron étasunien. L’abandon de l’ordre mondial unipolaire ne fera que s’accélérer avec la réélection de Trump.

Ce changement offre une opportunité aux États du Sud global. Historiquement, les périodes de plus grande liberté pour les pays pauvres leur ont fourni l’occasion de monter les superpuissances les unes contre les autres (bien que cela n’ait jamais empêché les États-Unis d’intervenir dans des pays qu’ils considèrent comme leur « arrière-cour », comme Vincent Bevins l’a savamment documenté dans The Jakarta Method). Si, par exemple, les pays pauvres peuvent trouver de nouvelles sources d’emprunt leur permettant de réduire leur dépendance à l’égard des créanciers privés des pays riches et des institutions financières internationales contrôlées par ces derniers, ils pourraient disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour investir dans le développement.

Toutefois, le grand défi à relever dans ce contexte est celui de la politique monétaire. Tant que la Fed maintiendra des taux d’intérêt relativement élevés, les pays pauvres s’enfonceront davantage dans le surendettement, tandis que les pays à revenu intermédiaire auront du mal à trouver l’argent nécessaire pour investir dans l’industrialisation ou la décarbonisation. Jusqu’à présent, la Chine ne s’est pas montrée beaucoup plus généreuse en ce qui concerne les taux d’intérêt sur les prêts à l’étranger, même si ses prêts sont assortis de conditions beaucoup moins strictes que ceux de l’Occident.  

Si les États du Sud global n’apprennent pas à coopérer entre eux, comme l’espéraient les tiers-mondistes Nkrumah et Sukarno, la lente érosion de l’hégémonie étasunienne ne permettra pas l’émergence d’un système mondial plus juste.

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Grace Blakeley – La politique économique de Trump repose sur le culte des marchés financiers. Tant que les profits des entreprises seront florissants et que le cours des actions augmentera, Trump pourra présenter son programme économique comme une réussite.

Sa précédente série de réductions d’impôts a constitué une aubaine pour les marchés boursiers. Les entreprises ont utilisé les réductions pour racheter des milliards de dollars de leurs propres actions et distribuer des dividendes considérables. Selon une étude, les réductions d’impôts ont profité trois fois plus aux 5 % les plus riches qu’aux 60 % les plus pauvres. L’effet de ruissellement promis ne s’est pas concrétisé : les travailleurs qui gagnent moins de 114 000 dollars n’ont vu aucun changement dans leur revenu suite aux réductions d’impôts.

Trump a rassuré les marchés en leur promettant de réitérer ces mesures. Et ceux-ci semblent avoir foi en lui, ce qui explique les gains extraordinaires enregistrés sur les marchés financiers depuis son élection. Les partisans de Trump citent déjà cette prospérité du marché boursier comme preuve de l’efficacité des politiques qu’ils proposent.

En réalité, le cours des actions augmente parce que les investisseurs s’attendent à une hausse des profits des entreprises sous la présidence de Trump. Il est très peu probable que ceux-ci soient investis dans la création de nouveaux emplois aux États-Unis ; ils seront plutôt utilisés pour des rachats d’actions et des versements de dividendes, comme précédemment.

Le succès de Trump auprès des classes populaires repose en partie sur l’idée que la hausse du cours des actions profitera à tous. Tout le monde peut s’enrichir en investissant en bourse, comme l’affirment les partisans de Trump : il suffit de prendre le train en marche au bon moment. Cette idée explique également son immense succès auprès des adeptes des cryptomonnaies. L’idéologie du trumpisme est très individualiste – elle repose sur une sorte de version grossière et financiarisée du rêve américain.

La série de réductions d’impôts consentie par Trump lors de son dernier mandat a constitué une véritable aubaine pour les marchés boursiers. Le futur président leur a assuré qu’ils auraient droit au même traitement dans le cadre de son prochain mandat.

Mais la réalité de l’économie étasunienne, dans laquelle la richesse est largement orientée en faveur des plus riches, dément cet argument. Les revenus du travail représentent 96 % des revenus des 90 % des ménages les plus pauvres, contre seulement 40 % pour les 1 % les plus riches. En d’autres termes, 60 % des revenus des 1 % les plus riches proviennent du patrimoine. La prospérité des marchés boursiers profite donc aux riches, et non aux travailleurs.

En ce qui concerne la croissance des salaires, les politiques économiques du gouvernement Biden ont rapporté quelques gains marginaux aux travailleurs. Après des décennies de stagnation en termes réels – en 2019, un citoyen moyen gagnait la même chose en pouvoir d’achat qu’en 1979 – les salaires ont commencé à remonter après la pandémie. Mais cette croissance des salaires a été relativement modeste et n’a pas compensé l’augmentation de la précarité et de l’incertitude provoquée par l’inflation observée ces dernières années, ce qui explique la défaite de Biden.

Trump pourrait détruire les politiques de Biden qui ont contribué à augmenter les salaires. Il a déjà dans son viseur le National Labour Relations Board, qui commençait à ralentir la chute vertigineuse du pouvoir de négociation des travailleurs en cours depuis les années 1980. Il y aura peu d’investissements productifs dans le secteur public et rien qui ne ressemble au plan de relance proposé par Biden durant la pandémie. Une autre crise comme la pandémie est bien entendu peu probable. La crise climatique provoquera cependant de nombreuses autres catastrophes, de petite ou moyenne ampleur, qui toucheront l’économie des États-Unis au cours des prochaines années. Et Trump laissera vraisemblablement les victimes se débrouiller seules.

Ses politiques tarifaires pourraient réimplanter une partie de la production aux États-Unis, mais il est peu probable que cela crée beaucoup d’emplois de qualité, car les industries relocalisées ont tendance à compenser les coûts de main-d’œuvre plus élevés par de l’automatisation. Et toute augmentation potentielle des salaires sera probablement compensée par la hausse des prix qui résultera des tarifs douaniers élevés sur les importations. Dans l’ensemble, les riches bénéficieront bien plus des politiques économiques de Trump que les travailleurs.

La stratégie rhétorique du président consistera, comme toujours, à affirmer que la réaction des marchés financiers constitue la preuve qu’il fait du bon travail sur le plan économique. Il pourrait s’en tirer, car les perceptions de l’économie sont basées sur des lignes partisanes, et donc fortement biaisées. Mais c’est parce que « l’économie » est une chose si abstraite qu’elle est devenue essentiellement dénuée de sens lorsqu’on parle du niveau de vie des gens. En ce qui concerne le niveau de vie réel, les électeurs de la classe travailleuse qui ont voté pour Trump risquent de voir leurs espoirs d’un avenir meilleur anéantis une fois de plus.

Ingar Solty

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Ingar Solty – Les dirigeants occidentaux, y compris ceux qui ont accusé Trump d’être un fasciste, sont eux-mêmes des trumpistes à bien des égards. Trump n’est pas la cause première, mais plutôt un symptôme de tendances plus profondes de la crise généralisée du capitalisme et de l’impérialisme occidentaux qui a débuté en 2007. En fin de compte, Trump est un président étasunien qui hérite des dilemmes de l’Empire étasunien et qui y est confronté, et ils sont nombreux.

Les États-Unis sont en compétition avec la Chine dans le domaine de la haute technologie. Il s’agit du conflit mondial historique du XXIe siècle, et les États-Unis semblent être en train de le perdre. La stratégie de sortie de crise de la Chine, qui a impliqué un interventionnisme massif de l’État pour créer des champions nationaux dans les technologies d’avenir en général et les technologies vertes en particulier, s’est révélée plus efficace que la stratégie occidentale de « dévaluation interne » des coûts et de la main-d’œuvre, également connue sous le nom de politique d’austérité. En conséquence, la Chine s’est imposée comme une égale dans de nombreuses technologies d’avenir, de 5e et 6e générations de communications mobiles à l’IA et au Big Data, y compris tous leurs dérivés lucratifs comme la « ville intelligente », la « conduite autonome », les technologies de reconnaissance faciale et vocale, etc. De plus, l’irréversible e-révolution de la Chine en a fait le leader mondial des technologies vertes, des éoliennes et panneaux solaires aux voitures électriques et au train à grande vitesse.

La stratégie de sortie de crise de la Chine s’est révélée plus efficace que la stratégie occidentale de “dévaluation interne” des coûts et de la main-d’œuvre, également connue sous le nom de politique d’austérité.

Après la chute de l’Union soviétique, les États-Unis ont déclaré qu’ils ne toléreraient aucun rival à leur suprématie. Cependant, de la tentative de Bush de contrôler les ressources pétrolières du Moyen-Orient contre tous ses rivaux potentiels, y compris l’UE, à la coupure du commerce chinois par le « pivot vers l’Asie » et le « positionnement militaire avancé » d’Obama, toutes les stratégies étasuniennes d’endiguement de la Chine ont jusqu’à présent échoué. Par conséquent, les États-Unis intensifient leur jeu, en utilisant toutes les ressources de pouvoir à leur disposition. Celles-ci sont encore assez nombreuses, mais elles deviennent ouvertement et de plus en plus coercitives.

D’une part, cela se traduit par la guerre économique menée par les États-Unis, qui implique (1) la politisation des chaînes d’approvisionnement au point que le pays sanctionne les entreprises privées étrangères pour leur commerce avec la Chine ou même l’emploi de ressortissants chinois (2) l’utilisation du marché intérieur étasunien comme moyen de chantage à l’encontre de la Chine, mais aussi de l’Europe, et (3) des interventions massivement coercitives sur le « marché libre ». Un exemple est l’éviction de TikTok, une application de ByteDance, du marché étasunien au nom du capital monopolistique de la Silicon Valley, en imposant une vente forcée ou une interdiction directe.

D’autre part, cela se manifeste par la géopolitique des États-Unis consistant à encercler la Chine en militarisant le Pacifique occidental et en renversant agressivement le statu quo diplomatique d’une seule Chine, en poussant à l’indépendance de Taïwan, ce que la Chine n’acceptera jamais. Dans un monde dont le centre économique se déplace vers l’est et le sud, où la Chine est désormais le premier partenaire commercial de plus de 120 pays, et où les BRICS sont de plus en plus attractifs, cette politique cherche à forcer le monde à une nouvelle confrontation de blocs et à contraindre des pays importants comme l’Inde ou la Corée du Sud à renoncer à leur politique étrangère de multialignement avec les États-Unis et la Chine.

Toutefois, la nouvelle guerre froide diffère de l’ancienne dans la mesure où elle en inverse les paramètres. Dans le cadre de l’ancienne guerre froide, les États-Unis étaient économiquement supérieurs à l’Union soviétique et hégémoniques tant sur le plan intérieur qu’extérieur, créant l’empire de l’« Occident ». Dans le cadre de la nouvelle guerre froide, l’économie étasunienne a perdu sa position dominante et le niveau de vie des classes populaires occidentales se détériore. En conséquence, l’impérialisme occidental perd de plus en plus son hégémonie, tant sur le plan national qu’international. Au niveau national, une situation populiste omniprésente, qui propulse des forces politiques anti-establishment (en particulier de droite) et des politiques de parti clientélistes, rend l’État largement dysfonctionnel. Les stratégies de sortie des crises capitalistes nécessitent une bourgeoisie unifiée dotée d’un immense pouvoir d’action. Cependant, le paradoxe de ces crises est qu’elles tendent à fragmenter la bourgeoisie en de nombreux partis clientélistes et intéressés, incapables de planifier à grande échelle pour faire face à la Chine et à son immense pouvoir d’action.

Les États-Unis intensifient leur jeu et utilisent toutes les ressources de pouvoir à leur disposition. Elles sont encore assez nombreuses, mais elles deviennent ouvertement et de plus en plus coercitives.

Doit être considérée sous cet angle la décision déclarée de Trump de gouverner de manière autoritaire, avec notamment le déplacement d’organes législatifs sous le contrôle de l’exécutif, des purges à grande échelle contre les « ennemis internes » dans l’appareil d’État, un gouvernement par décrets et, potentiellement, un état d’exception permanent volontairement induit par des conflits inévitablement violents concernant les déportations massives. Ces mesures s’inscrivent dans un contexte de désillusion de l’élite et des masses à l’égard de la fonctionnalité du parlementarisme libéral, bien que pour des raisons opposées.

Trump, qui rêve ouvertement d’un « Reich unifié », utilisera son nouveau pouvoir pour tenter de contenir la Chine. Sa position est renforcée par le fait que l’administration Biden a poursuivi et même intensifié la guerre économique contre la Chine, en augmentant de 25 à 100 % les droits de douane punitifs sur les véhicules électriques et les panneaux solaires chinois. En outre, l’administration entrante prévoit des droits de douane de base de 20 % pour toutes les importations vers les États-Unis et de 60 % pour toutes les importations en provenance de Chine.

Deux factions s’affrontent pour savoir si le protectionnisme est simplement, comme sous Reagan et la première administration Trump, un moyen de parvenir à une fin, fonctionnant comme un levier pour imposer des conditions commerciales plus avantageuses et exiger des droits de propriété intellectuelle du reste du monde, ou s’il constitue une fin en soi. Cette bataille se joue entre l’aile du secrétaire désigné au Trésor, Scott Bessent de l’administration Trump, et celle du secrétaire désigné au Commerce, Howard Lutnick, qui a le soutien du président de l’ombre, Elon Musk. Son issue reste inconnue. Elle dépendra également de la volonté de l’administration Trump de maintenir la loi sur la réduction de l’inflation et la loi sur les puces électroniques et la science en tant que principaux piliers pour attirer des investissements en capital du reste du monde.

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Ingar Solty – Lorsque Trump est devenu président des États-Unis pour la première fois, il a mis en œuvre un programme radicalisé de politiques néolibérales à l’ancienne. Il a réduit le taux marginal d’impôt sur le revenu de 39,6 à 37,0 %, et le taux d’impôt sur les sociétés de 37 à 21 %. Il a justifié ces politiques au nom de la classe travailleuse. Citant la rhétorique éculée de l’« économie du ruissellement », il a affirmé que les réductions d’impôts accordées aujourd’hui aux entreprises et aux super-riches seraient les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Les réductions d’impôts se refinanceraient donc par des taux de croissance massifs. Et la croissance garantirait que les salaires réels de la classe travailleuse atteindraient des niveaux jamais vus depuis des décennies.

La nouvelle guerre froide diffère de l’ancienne dans la mesure où elle en inverse les paramètres.

Le slogan « Make America Great Again » constitue la nostalgie d’un « Paradis perdu » des années 1950, quand des hommes sans diplôme de l’enseignement supérieur pouvaient encore subvenir aux besoins d’une famille avec un seul revenu, construire une maison, acheter deux voitures et envoyer leurs enfants à l’université, tandis que la dépendance financière de leur femme garantissait les « valeurs familiales ». C’est-à-dire que les femmes ne pouvaient pas divorcer de leurs maris violents, même si elles le désiraient. Manifestement, ce souvenir fait abstraction du fait que cet « âge d’or du capitalisme » (Eric Hobsbawm) présupposait des syndicats puissants, des impôts élevés sur le capital et les riches, un secteur public robuste avec des réglementations fortes, et une politique monétaire orientée vers des politiques de plein emploi. C’est-à-dire l’exact opposé de ce que Trump a mis en place et suggère aujourd’hui.

Par conséquent, Trump n’a jamais tenu ses promesses. Tout ce qu’il a fait, c’est enrichir encore plus la classe des milliardaires, tout en doublant presque la nouvelle dette publique. Il n’est pas étonnant qu’en 2017, Trump soit non seulement passé sous la barre critique des 40 % d’opinions favorables à une vitesse record, mais qu’il ait également quitté ses fonctions en étant un président historiquement impopulaire.

Aujourd’hui, l’histoire tragique se répète comme une farce. Les Bidenomics ont échoué non seulement en raison de la « résistance » interne du sénateur Joe Manchin, mais aussi parce que, contrairement au New Deal de FDR, l’administration Biden ne s’est pas résolue à utiliser la richesse des milliardaires pour les financer, mais a décidé de s’appuyer sur des taux d’intérêt historiquement bas. Lorsque l’inflation a frappé pour un certain nombre de raisons, la politique des Bidenomics a été condamnée. L’inflation et le centrisme politique de l’establishment du parti démocrate ont maintenant donné le pouvoir à Trump, même s’il reste largement impopulaire et considéré comme « trop extrême » par la majorité de la population, y compris la majorité de ceux qui ont activement voté lors des élections présidentielles. Par ailleurs, le comportement électoral de la classe travailleuse multiraciale, du moins de la partie qui vote encore, montre que la classe sociale l’emporte sur la politique identitaire libérale.

Pourtant, la question est de savoir s’il existe réellement un projet Trump capable de mobiliser et de maintenir le consentement actif d’une majorité d’Étasuniens, y compris les travailleurs blancs, latinos et asiatiques étasuniens qui ont voté pour lui. Il est peu probable qu’il existe un projet Trump doté de telles capacités hégémoniques. C’est d’autant plus vrai que les sondages de sortie des urnes de l’élection présidentielle de 2024 montrent clairement que Trump n’a aucun mandat pour ses projets de déportation massive, d’interdiction de l’IVG ou de redistribution massive depuis la base vers le haut.

Les États-Unis sont un pays où la classe travailleuse est extrêmement vulnérable. Le pourcentage de ceux qui vivent « de fiche de paie en fiche de paie » est passé à 60 %, alors qu’il était d’environ 40 % avant la crise financière mondiale. En d’autres termes, trois Étasuniens sur cinq ne disposent d’aucune épargne pour faire face à l’insécurité résultant des risques de la vie sous le capitalisme : l’inflation, la perte d’emploi, l’emploi de courte durée involontaire, l’incapacité physique ou psychologique de travailler, les frais de soins de santé ou pour maladie – le premier motif de faillite des ménages -, les soins aux personnes âgées dépendantes, la naissance ou les études supérieures des enfants, etc.

Tout cela doit être envisagé à la lumière du modèle privé à but lucratif qui individualise la plupart de ces risques alors qu’il n’existe qu’un filet de sécurité très limité pour compenser l’impact des crises capitalistes sur l’individu. Tout cela constitue la base matérielle d’une « situation populiste » dans un pays où, selon les fréquents sondages Gallup, la dernière fois qu’une majorité de la population a vu le pays être « sur la bonne voie » remonte à mai 2003 !

Les droits de douane punitifs imposés à la Chine et au reste du monde augmenteront considérablement le coût de la vie et risquent de pousser une classe travailleuse très vulnérable au fond du trou.

L’ironie de l’histoire est que Trump a été élu en raison de la colère généralisée contre l’inflation, mais qu’il régnera bientôt sur un pays où l’inflation sera encore plus galopante une fois que ses politiques auront été mises en œuvre. En 1979, quand le choc Volcker a fait augmenter les taux d’intérêt de la Fed afin de lutter contre l’inflation, il a finalisé le tournant néolibéral. Il a essentiellement éliminé deux des trois piliers de l’anticapitalisme de l’époque. Le chômage de masse qui en a résulté a brisé (1) le pouvoir des syndicats en Occident, comme en témoigne le fait que les vagues de grèves massives des années 1970 se sont calmées bien avant que Reagan ne licencie les contrôleurs aériens ou que Thatcher ne frappe sur les mineurs en grève. En parallèle, la multiplication de la dette libellée en dollars dans le « tiers monde » a brisé (2) l’échine des mouvements de libération nationale largement orientés vers le socialisme. Cela a permis une « mondialisation » forcée à travers l’impérialisme du libre-échange de la Banque mondiale et de l’ajustement structurel du FMI, ce qui a entraîné la mobilité du capital. C’est-à-dire le pouvoir structurel permettant au capital de faire désormais chanter les classes travailleuses du monde entier pour qu’elles négocient des concessions et les États du monde pour qu’ils accordent des subventions et des réductions d’impôts.

Cependant, si la rupture de ces deux piliers a facilité l’élimination du troisième pilier, l’Union soviétique et le socialisme réel, elle a créé de nouvelles contradictions. L’une d’entre elles est que les classes travailleuses occidentales sont devenues de plus en plus dépendantes des biens de consommation bon marché importés du Sud et notamment de la Chine. À bien des égards, l’affaiblissement du pouvoir syndical en Occident, et en particulier aux États-Unis, a été compensé par la mondialisation du capitalisme.

Trump redeviendra rapidement un président très impopulaire. Toutefois, cela pourrait également favoriser l’autoritarisme à l’intérieur et le chauvinisme sur le plan international.

En conséquence, les droits de douane punitifs imposés à la Chine et au reste du monde augmenteront considérablement le coût de la vie et risquent de pousser une classe travailleuse très vulnérable au fond du trou. Diverses études prévoient que l’inflation atteindra de nouveaux sommets, allant de 6,3 % à 8,9 %. Or, il existe des « tendances contraires » (Karl Marx) à l’appauvrissement relatif. Il s’agit notamment du succès des initiatives en faveur du salaire minimum au niveau des États, de récentes victoires en matière de syndicalisation, ainsi que de certaines des politiques de Trump elles-mêmes, comme le projet pertinent d’une « Académie étasunienne » sans frais de scolarité, financée par des taxes sur les dotations des universités libérales de la Ivy League, ou les subventions de la guerre culturelle en faveur d’un renouveau de la natalité et de la scolarisation à domicile. Néanmoins, il est peu probable qu’elles empêchent Trump de redevenir rapidement un président très impopulaire. Toutefois, cela pourrait également favoriser l’autoritarisme à l’intérieur et le chauvinisme sur le plan international, en créant des ennemis à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

Jörg Kronauer

Quel sera l’impact de l’économie trumpienne sur l’économie mondiale ? Plus précisément, quelles conséquences pour l’Europe et/ou le Sud global ?

Jörg Kronauer – La Chine est probablement le pays le plus durement touché par l’économie trumpienne, ce qui, bien entendu, n’est pas une coïncidence. La Chine a été la plus gravement touchée par les tarifs douaniers et les sanctions étasuniennes sous le premier mandat de Trump. Il en allait de même sous la présidence de Biden, et il est probable que cela n’aurait pas changé même si Kamala Harris avait remporté les élections.

C’est pour cette raison que Trump a déjà annoncé son intention d’augmenter une fois de plus les droits de douane sur les importations en provenance de Chine. Il cherche ainsi à convaincre les entreprises vendant des produits sur le marché étasunien, fabriqués dans leurs usines en Chine, de quitter la République populaire et d’implanter leurs usines ailleurs. Il espère que cela affaiblira l’économie chinoise. Étant donné que cette stratégie n’a pas encore porté ses fruits, Trump pourrait chercher à la renforcer : augmenter encore les droits de douane et retenter l’expérience.

Il est fort probable que Trump resserrera davantage les sanctions des États-Unis contre les entreprises technologiques chinoises, notamment les fabricants de semi-conducteurs. Biden avait adopté une approche similaire. Son conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, avait expliqué en septembre 2022 que cela était nécessaire pour leur permettre de “maintenir une avance aussi large que possible” dans les technologies clés. Selon lui, c’est la seule manière de rester la première puissance mondiale.Pour atteindre cet objectif, Trump et Biden n’ont pas seulement cherché à freiner l’ascension de la Chine en sanctionnant ses entreprises. Ils ont aussi tenté de séduire certaines des usines de semi-conducteurs les plus avancées – TSMC, par exemple – pour qu’elles établissent des sites de production aux États-Unis. Ils ont entrepris cela pour faire des États-Unis l’économie la plus moderne, la plus efficace et la plus autonome au monde, afin de mieux concurrencer la Chine. Trump poursuivra cette stratégie.

Trump a menacé l’UE d’imposer des tarifs douaniers si ses États membres n’augmentent pas leurs importations de pétrole et de gaz en provenance des États-Unis, ce qui pourrait accentuer la dépendance énergétique de l’UE envers les États-Unis.

Pour des raisons analogues, la nouvelle administration Trump pourrait donner une importance spécifique à l’intelligence artificielle (IA), l’un des champs les plus cruciaux de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. Beaucoup, dans la Silicon Valley, estiment que libérer le potentiel des entreprises d’IA passe par une réduction des réglementations – celles concernant l’IA, évidemment, mais aussi celles sur l’énergie, car les serveurs d’IA consomment des quantités d’énergie sans précédent. L’administration Biden se montrait réticente à trop alléger les réglementations, mais Trump s’y montre disposé. En qualité de coprésident du nouveau bureau DOGE, Elon Musk servira leurs intérêts et procédera à des coupes répétées.

Pour l’UE, l’économie trumpienne annonce des temps difficiles. D’abord, Trump a annoncé l’imposition de nouveaux droits de douane sur les importations de tous les pays, y compris celles de l’UE. L’objectif est de rendre la relocalisation des usines aux États-Unis plus attrayante. Les nouveaux droits de douane affecteront tous les exportateurs vers les États-Unis, l’UE figurant parmi les plus durement touchés, puisqu’elle y exporte des quantités considérables de marchandises. À elle seule, l’Allemagne se classe comme le premier exportateur après les membres de l’USCMTA (Canada et Mexique) et la Chine. Les entreprises européennes seront également affectées par les droits de douane imposés par Trump sur les importations en provenance du Mexique, car plusieurs d’entre elles y ont établi des usines pour produire des biens à destination du marché étasunien. Le Mexique offre une main-d’œuvre bon marché et un accès privilégié à l’Amérique du Nord, ce qui, soit dit en passant, justifie l’accord de libre-échange conclu avec l’UE.

À moyen et long terme, les droits de douane imposés par Trump, ainsi que l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden, pourraient accentuer la tendance à relocaliser des usines de l’UE vers les États-Unis. Les coûts énergétiques élevés dans l’UE pourraient également favoriser cette tendance. La situation s’est détériorée depuis que l’UE a entrepris de limiter autant que possible les importations de gaz à bas coût depuis la Russie, en les substituant par des importations onéreuses de GNL en provenance des États-Unis. Trump a menacé d’imposer des tarifs douaniers à l’UE si ses membres n’augmentent pas leurs importations de pétrole et de gaz depuis les États-Unis, ce qui pourrait accroître leur dépendance énergétique envers ces derniers. À une époque où les entreprises pourraient privilégier les investissements aux États-Unis plutôt qu’en Europe, les potentielles réductions de la réglementation étasunienne sur l’IA par l’administration Trump risquent d’aggraver le désavantage des entreprises européennes par rapport à leurs concurrentes américaines.

Avec l’intensification des conflits provoqués par l’économie trumpienne avec la Chine, l’UE et une partie du Sud global, une des grandes interrogations pour 2025 sera de mesurer l’ampleur de la riposte économique des parties attaquées.

Enfin, la guerre économique menée par les États-Unis contre la Chine entraîne également des répercussions pour les entreprises européennes. Les sanctions américaines empêchent également certains échanges commerciaux entre l’UE et la Chine. Les entreprises européennes ont déjà entrepris de protéger leurs filiales chinoises des sanctions, en substituant leurs fournisseurs européens par des fournisseurs chinois et en préparant des plans d’urgence pour rompre les liens entre les maisons mères en Europe et leurs filiales chinoises, au cas où Trump envisagerait un découplage complet. L’avenir paraît très sombre pour l’Union européenne.

L’économie trumpienne engendre également de nouvelles difficultés pour les pays du Sud global. Le Mexique sera durement frappé si Trump concrétise ses menaces d’imposer des droits de douane élevés sur les importations en provenance de ce pays : 80 % de ses exportations vont aux États-Unis. En outre, Trump a menacé les BRICS de droits de douane punitifs s’ils persistaient dans leurs efforts de dédollarisation. Puisque la dédollarisation signifie réduire, voire éliminer, la capacité des États-Unis à imposer des sanctions à leur encontre, il paraît improbable que les BRICS renoncent complètement, même s’ils pourraient envisager d’agir avec davantage de prudence.

Alors que l’économie trumpienne exacerbe les conflits avec la Chine, l’UE, et une partie du Sud global, une des grandes interrogations pour 2025 sera de mesurer la vigueur de la riposte des victimes de ces attaques économiques. La Chine a déjà initié une restriction des exportations de certaines ressources cruciales à destination des États-Unis. Quant à l’UE, il il reste à voir dans quelle mesure elle sera capable de réagir. Concernant le Sud global, la principale interrogation reste l’étendue potentielle de sa mutinerie.

Michael Roberts

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quelle incidence aura-t-elle sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Michael Roberts – Si Trump met pleinement en œuvre ses plans visant à augmenter les tarifs douaniers sur toutes les importations aux États-Unis, avec des taux encore plus élevés pour la Chine, la croissance économique et le commerce mondiaux s’en trouveront gravement affectés. Depuis des décennies, la croissance du commerce international ne correspond pas à la croissance du PIB réel des principales économies. Depuis le krach financier mondial de 2008 et le marasme qui a découlé de la pandémie de 2020, le monde se démondialise. Si les États-Unis augmentent leurs tarifs douaniers, la croissance du commerce pourrait ralentir et la croissance mondiale pourrait chuter de 1 à 2 % par an. En cas de représailles de la part de la Chine et d’autres grandes nations commerçantes, la perte annuelle de PIB pourrait s’alourdir encore davantage. Il ne faut pas oublier que l’économie mondiale ne croît que de 3 % par an. Une guerre commerciale pourrait donc anéantir son expansion.

Va-t-on en arriver là ? Peut-être pas. Les menaces de Trump pourraient bien n’être que des paroles en l’air, destinées à forcer les entreprises européennes, canadiennes et du Sud global à faire des concessions et à s’implanter aux États-Unis. Si celles-ci promettent de le faire, Trump pourrait atténuer ses menaces. Toutefois, même les promesses d’investir aux États-Unis et de « rendre à l’Amérique sa grandeur » (make America great again) ne suffiront pas à contrer la tendance sous-jacente : une part croissante de la production manufacturière et du commerce est désormais assurée par la Chine et l’Asie, au détriment des États-Unis et de l’Europe et le déclin de l’Europe se poursuit avec une base technologique plus faible, des coûts énergétiques plus élevés (après la perte de l’énergie russe bon marché) et une diminution de la population active. Comme dans les années 1930, les tarifs douaniers, les interdictions technologiques et les « politiques industrielles » nationales sont synonymes de dépression, en particulier pour l’Europe. La situation sera encore pire pour les pays du Sud global. Nombre d’entre eux sont proches du défaut de paiement, parce que les recettes des exportations ne leur permettent pas de financer suffisamment le service de la dette.

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Michael Roberts – Si Trump met pleinement en œuvre sa politique en matière de tarifs douaniers, l’inflation aux États-Unis sera probablement plus élevée qu’elle ne l’aurait été sans ces mesures et sera supérieure à l’objectif de 2 % par an fixé par la FED. Les revenus réels d’un ménage étasunien moyen seront très probablement touchés. Le seul facteur qui pourrait faire contrepoids serait un renforcement du dollar US si les taux d’intérêt sur la détention de dollars augmentent par rapport à l’euro ou à d’autres devises, rendant la possession de liquidités et d’actifs financiers en dollars plus attrayante. 

Il est peu vraisemblable que l’augmentation des investissements aux États-Unis en provenance d’Asie et d’ailleurs ne débouche sur des emplois mieux rémunérés et plus qualifiés pour les citoyens étasuniens. Il est plus probable qu’elle conduise à une augmentation de l’immigration de travailleurs étrangers qualifiés (mais moins coûteux) dans le cadre du système de visa étasunien (et à l’expulsion des immigrés non qualifiés). Trump prévoit de reconduire ses précédentes réductions d’impôts et de les étendre. Ces mesures profiteront à ses amis milliardaires du monde des affaires, au prix de coupes drastiques dans les services publics, de réductions touchant l’assurance maladie et d’autres coups portés au « revenu social » de la plupart des citoyens étasuniens. Aujourd’hui, le niveau du déficit du secteur public est très élevé, et le niveau de la dette publique par rapport au PIB a atteint les niveaux records d’après-guerre. Par conséquent, les taux d’emprunt (prêts hypothécaires, prêts aux entreprises, etc.) vont augmenter et non l’inverse. L’austérité budgétaire et l’assouplissement monétaire seront les mots d’ordre de la politique économique de Trump. Paradoxalement, cela pourrait entraîner une baisse du dollar, soit l’inverse du résultat recherché par l’augmentation des tarifs douaniers.

Comme dans les années 1930, les tarifs douaniers, les interdictions technologiques et les « politiques industrielles » nationales sont synonymes de dépression, en particulier pour l’Europe. La situation sera encore pire pour les pays du Sud global, parmi lesquels beaucoup sont proches du défaut de paiement de leur dette.

Les risques géopolitiques constituent les grandes inconnues pour 2025. La guerre en Ukraine risque de se poursuivre toute l’année et continuera de causer de lourdes pertes humaines. Israël consolidera sa destruction de Gaza et l’anéantissement de son peuple, sans opposition. Les dirigeants européens augmenteront leurs dépenses militaires au détriment des services publics et des pensions de leurs citoyens. Les gouvernements en place pourraient tomber lors d’élections, comme cela a été le cas en 2024, ce qui entraînerait davantage de paralysie politique.

Avec la chute du régime Assad en Syrie, le risque d’une guerre ouverte entre Israël et l’Iran soutenue par Trump est sérieux. Cela pourrait faire grimper le prix de l’énergie et affecter le niveau de vie de centaines de millions de personnes. Le conflit potentiel entre les États-Unis et la Chine sur la technologie, les tarifs douaniers et Taïwan va s’intensifier. Cette décennie sera donc pleine de dangers, sans oublier le réchauffement climatique. 

Peut-être que l’IA sauvera la situation !

Peter Mertens

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Peter Mertens – Nous sommes dans une ère où le centre de gravité économique mondial se déplace vers l’Asie, et plus particulièrement vers la Chine et l’Inde. La Chine est une grande puissance en plein développement. À l’inverse, les États-Unis sont un empire qui commence à décliner, et l’Union européenne est une grande puissance en déclin depuis pas mal de temps.

Les plaques tectoniques se déplacent, notre monde bascule. « Lorsque souffle le vent du changement, certains construisent des murs, d’autres des moulins à vent », dit le proverbe. Washington sait que la Chine lui pose un défi économique et a lancé en 2011, sous la présidence d’Obama, son « Pivot vers l’Asie », axant sa politique étrangère non plus sur le Moyen-Orient, mais plutôt sur l’Asie de l’Est, et en particulier la Chine.

Étape par étape, sous Obama, puis sous Trump I et Biden, une nouvelle politique de protectionnisme, de murs tarifaires et de subventions à l’industrie nationale se met en place. Dans le même temps, de plus en plus de pays font l’objet de sanctions unilatérales de la part de Washington, et les États-Unis intensifient progressivement leur guerre économique contre leur « rival systémique ».

Guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine

« Pour moi, “tarif” est le plus beau mot du dictionnaire », a déclaré Trump lors de la campagne électorale de 2024. Cela avait déjà été manifeste au cours de son premier mandat, lorsqu’il a immédiatement érigé de hauts murs tarifaires. En moins de trois ans, sous Trump I, des droits de douane avaient été instaurés sur environ 350 milliards de dollars d’importations chinoises.

L’Union européenne est une « vieille » superpuissance en déclin depuis pas mal de temps. Elle n’a pas investi de centralement dans le développement de nouvelles technologies, mais s’est ruinée avec des politiques d’austérité.

Dans le cadre de son nouveau mandat, Trump II prévoit d’intensifier la guerre commerciale. Pour la Chine, il envisage d’augmenter les droits de douane de 60 %, tandis que pour les voitures en provenance du Mexique, il évoque des droits de douane pouvant aller jusqu’à 500 %. De manière générale, Trump souhaite taxer les importations mondiales avec des droits de douane compris entre 10 et 20 %.

« Si Trump met en œuvre simultanément tous ses plans concernant le commerce et les droits de douane, nous pourrions nous diriger vers l’un des épisodes commerciaux et l’une des guerres commerciales les plus dures depuis les années 1930 », a récemment déclaré la journaliste Lieve Dierckx du journal boursier De Tijd. Une telle guerre commerciale, où chaque taxe entraîne une contre-taxe et où chaque restriction à l’importation provoque une contre-mesure, a déjà commencé dans des domaines cruciaux du développement technologique et économique. Il suffit de penser aux matières premières, à l’intelligence artificielle, à la protection des données et aux semi-conducteurs.

La Chine deviendra moins dépendante du marché étasunien au fil du temps

Les développements technologiques, conjointement avec la lutte des classes, sont des locomotives de l’histoire du monde. Aujourd’hui, nous sommes en pleine transition (a) vers une production sans énergie fossile, et (b) vers l’intelligence artificielle. Les technologies, les matières premières et les infrastructures nécessaires à ces fins sont essentielles : batteries, semi-conducteurs, lithium, cobalt, nickel et graphite.

Au 19e siècle, l’Europe (Angleterre) possédait la technologie de la première révolution industrielle. Au 21e siècle, c’est la Chine qui est à l’avant-garde dans un certain nombre de technologies cruciales. Le rythme de son développement technologique est impressionnant.

À court terme, la Chine sera probablement touchée par les nouveaux droits de douane imposés par les États-Unis. En même temps, la vague de sanctions et de mesures coercitives en cours pousse déjà le pays à accélérer le développement de ses propres technologies et capacités. Les progrès réalisés dans le domaine des puces à semi-conducteurs et des systèmes d’exploitation en témoignent.

À long terme, cela aidera la Chine à devenir plus indépendante du marché étasunien. Elle diversifie son espace économique et l’initiative « Belt and Road » (Nouvelle Route de la soie) est stratégique à cet égard.

Et maintenant, l’Europe ?

Si Trump augmente encore ses droits de douane, les conséquences pour l’Europe seront inévitables : en effet, les États-Unis sont le plus grand marché de l’Union européenne. Par exemple, les tarifs douaniers élevés imposés par Trump I sur l’acier et l’aluminium étrangers ont été très tangibles en Europe. Aujourd’hui, l’économie européenne est encore plus vulnérable.

L’Union européenne est une « vieille » superpuissance en déclin depuis pas mal de temps. Elle n’a pas investi centralement dans le développement de nouvelles technologies, mais s’est ruinée avec des politiques d’austérité. Elle n’est pas allée chercher l’argent chez les obscènement riches, mais a mené une politique de cadeaux aux plus grandes multinationales. Pour finir, elle s’est tiré une balle dans le pied en prenant des sanctions contre la Russie.

Le cœur industriel de l’Europe, l’Allemagne, est particulièrement touché par le changement d’exportateur d’énergie. La production industrielle y a diminué, notamment dans les secteurs à forte intensité énergétique, à savoir l’industrie chimique et métallurgique. L’Allemagne, première économie de la zone euro et troisième économie mondiale, est en récession. Presque aucune économie de la zone euro ne connaît une croissance supérieure à 1 % par an. La moyenne est d’à peine 0,2 %.

Avec la course aux subventions industrielles lancée par les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act, tout cela alimente un processus de désindustrialisation dans l’Union européenne. Dans ce contexte, si Trump augmente encore les tarifs douaniers, l’économie européenne risque de s’enfoncer encore plus profondément dans la crise.

Le protectionnisme ne fera que renforcer la coopération Sud-Sud

Le protectionnisme et une éventuelle nouvelle vague de sanctions sous Trump II ne feront qu’encourager l’agenda du développement Sud-Sud. Ce changement de paradigme est déjà en cours et il sera encore renforcé. Les pays du BRICS se sont unis dans une alliance pragmatique face à un « Occident global » en crise. L’aggravation de la guerre commerciale ne fera que les pousser à développer encore davantage de pactes commerciaux mutuels et à conclure des accords de libre-échange bilatéraux et multilatéraux. En outre, les BRICS ne cessent de mettre en place de nouvelles institutions, telles que la Nouvelle Banque de développement et l’Accord de réserve contingente (CRA : Contingent Reserve Arrangement).

Ceux qui veulent réduire le commerce mondial à un jeu à somme nulle, avec un seul gagnant et un seul perdant, jouent avec le feu. La planète ne tire aucun avantage d’une pensée « en blocs » qui réduit l’économie mondiale à deux grands blocs rivaux.

Trump a fait campagne en se présentant comme un « ami de la classe travailleuse » et en prétendant vouloir contrer l’inflation, mais sa politique annonce le contraire.

Sur l’échelle de Richter, les chocs à venir seront plus importants que tous ceux que nous avons connus au cours des trois dernières décennies. Ces chocs peuvent aller dans toutes les directions. Cela dépendra aussi de nous et de notre capacité à saisir les nouvelles possibilités. C’est à nous de croire en la capacité des gens à se mobiliser, à s’organiser et à rechercher une perspective socialiste. C’est à nous d’inspirer la classe travailleuse pour une perspective véritablement socialiste d’émancipation, de paix et de coopération internationale. Face à la barbarie de ce système, il y a le socialisme.

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Peter Mertens – Avec l’élection de Trump, c’est l’aile la plus réactionnaire du capital qui entre à la Maison-Blanche. Il semble que Trump ait tiré les leçons de son premier mandat et prépare un programme de purge complète de l’administration. Cette tâche incombera aux milliardaires Elon Musk et Vivek Ramaswamy. Ces derniers détiendront des clés essentielles qui leur permettront d’accorder une nouvelle série de cadeaux fiscaux à la classe des milliardaires aux États-Unis, mais aussi de poursuivre le démantèlement d’un grand nombre de réglementations.

Les trumpistes veulent faire de la lutte contre la Chine un point central et ils réagissent essentiellement par trois axes.

Le premier axe est la guerre contre les travailleurs aux États-Unis mêmes. Avec Elon Musk, le gouvernement se dote de la « personne la plus antisyndicale qui soit » (« the ultimate anti-union person »). Ce dernier menace d’éroder encore plus les droits syndicaux dans le secteur public. Entre-temps, Trump a annoncé son intention d’imposer des droits de douane sur les importations. Le niveau de ces droits de douane reste à déterminer, mais ce qui est certain, c’est qu’une telle mesure entraînerait une forte augmentation des prix à la consommation aux États-Unis. Trump a fait campagne en se présentant comme un « ami de la classe travailleuse » et en prétendant vouloir contrer l’inflation, mais sa politique annonce le contraire.

Un deuxième axe de Trump est l’augmentation des préparatifs de guerre contre la Chine, tant économiquement que militairement ; mais aussi une politique encore plus agressive contre Cuba et le Venezuela, et contre l’Iran. À cela s’ajoute un soutien inconditionnel aux sionistes d’extrême droite en Israël. Trump a prétendu être un « président de la paix », mais le cabinet qu’il est en train de constituer est un cabinet qui intensifiera les guerres étasuniennes.

Le président Trump et le vice-président JD Vance ont annoncé vouloir un « Kissinger inversé ».

Le troisième axe qui se dessine est une guerre contre les travailleurs migrants à l’intérieur du pays. On parle de la plus grande campagne de déportation jamais menée. Cela entraînera des problèmes dans les secteurs de l’agriculture, de la construction et de l’hôtellerie, et pourrait également faire grimper les prix. Le racisme doit devenir un mécanisme de bouc émissaire pour faire passer les autres mesures. C’est ce qu’on appelle diviser pour mieux régner, au détriment des droits humains fondamentaux.

Il y aura beaucoup de continuité entre Biden et Trump

Il y a un demi-siècle, en 1973, Henri Kissinger voulait conclure un accord avec la Chine pour former un front contre l’Union soviétique. Aujourd’hui, le président Trump et le vice-président JD Vance ont annoncé vouloir un « Kissinger inversé ». En d’autres termes, ils veulent conclure un accord avec la Russie afin d’isoler la Chine. Il est loin d’être évident qu’ils y parviennent. Tout d’abord, parce que les échanges commerciaux entre la Chine et la Russie ont entre-temps fortement augmenté. Ensuite, parce que cela dépend également de la guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie en Ukraine.

Le fait que Trump souhaite une fin négociée de la guerre avec l’Ukraine ne signifie pas qu’il ne souhaite pas que l’OTAN gagne la guerre. L’administration Trump n’est pas du tout anti-OTAN, comme le prétendent certains démocrates aux États-Unis et en Europe. Trump veut que les Européens versent 4 à 5 % de leur produit intérieur à l’OTAN. Cela se ferait au détriment des dépenses sociales dans les pays européens.

Il n’y a pas de différence « qualitative » entre la nouvelle administration Trump et l’administration Biden. Pas plus qu’entre Trump I et Obama. « Nos adversaires pensent qu’ils peuvent monter l’administration précédente contre la nouvelle. Ils ont tort. Nous sommes le gant et la main, nous formons une seule et même équipe », a déclaré le nouveau conseiller à la sécurité nationale, Mike Waltz. Il y aura une grande continuité, et certainement en matière de politique étrangère. Il s’agit du même empire, de la même stratégie impérialiste et du même complexe militaro-industriel.

Le Trumpisme en réponse au mouvement populaire

On pense souvent en Europe qu’il n’y a pas de contre-mouvement aux États-Unis. Rien n’est moins vrai. La dernière décennie vient d’être marquée par un renouveau des mouvements populaires aux États-Unis : le mouvement syndical, le mouvement Black Lives Matter, la marche d’un million de femmes (One Million Womans’ March), le grand mouvement propalestinien, etc.

Il faut également comprendre l’arrivée au pouvoir de Trump comme une réaction à ces mouvements. Il a été porté au pouvoir en partie pour brider la contestation aux États-Unis. C’est ce qu’affirme le Project 2025 élaboré par l’organisation de droite Heritage Foundation. Avant l’investiture de Trump, le 20 janvier 2025 à Washington, d’importantes contre-manifestations ont déjà été annoncées dans plus d’une centaine de villes des États-Unis. Ce mouvement peut compter sur notre soutien.

Rémy Herrera

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Rémy Herrera – Absolument personne ne peut savoir ce que réserve Donald Trump pour sa seconde mandature. Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est qu’il devra placer la barre très haut s’il veut faire pire en matière de politique internationale que son prédécesseur Joseph Biden, lequel a successivement soutenu un gouvernement ukrainien corrompu accueillant des éléments néo-nazis, un Premier ministre israélien fascisant appliquant ce qui ressemble fort à un génocide contre le peuple palestinien et, récemment, des groupes islamistes parmi les plus extrémistes qui existent prenant d’assaut le pouvoir en Syrie et mettant sous pression l’Iran, mais également la Russie.

Dans ce contexte, que prévoir de pire encore ? Provoquer une guerre mondiale en déclenchant un affrontement armé direct contre la Chine, alliée stratégique de la Russie ? Toutefois, si l’on se fie au premier mandat de D. Trump, durant lequel – le fait est suffisamment rare de la part d’un président étasunien pour que l’on s’en souvienne – aucune nouvelle guerre militaire impérialiste n’a été ordonnée, cela ne semble pas être dans ses intentions.

La probabilité de nouvelles guerres commerciales s’ajoutera celle de nouvelles guerres monétaires, tout spécialement entre dollar et yuan, dont l’euro pourrait faire les frais.

Au niveau économique, même si des incertitudes entourent encore son programme et l’équipe chargée de l’appliquer, on pourrait s’attendre à ce que l’objectif de la nouvelle administration Trump soit à nouveau, comme pour la première mandature, de tenter de relocaliser les firmes transnationales étasuniennes sur le territoire continental des États-Unis. Il est dès lors probable qu’une série de guerres commerciales – et donc de crises commerciales provoquées par l’État – soit lancée, de façon à essayer de réduire de force l’ampleur du déficit commercial et à créer des emplois aux États-Unis. La Chine serait ici principalement visée par cette augmentation des droits de douane sur les produits importés, mais l’UE en serait l’une des victimes collatérales. Des sanctions, prenant la forme de relèvement des tarifs douaniers, pourraient être étendues contre d’autres membres des BRICS et plus largement contre des pays du Sud global et de l’Est qui engageraient des processus de dé-dollarisation, y compris en libellant dans une devise autre que le dollar étasunien leurs échanges commerciaux bilatéraux, notamment sur les marchés de l’énergie et des métaux.

Les BRICS en tant qu’entité commune continuent certes d’avancer – et c’est une bonne chose dans la perspective de dessiner les contours d’un monde multipolaire plus équilibré et plus juste – mais ces avancées ne se font pas sans difficultés ni contradictions. Plusieurs pays du Sud global, à commencer par l’Inde, ont d’ailleurs déjà fait savoir que leur volonté n’est pas de dé-dollariser. Même les stratégies de la Russie et de la Chine ne sont pas, pour l’instant, de s’attaquer frontalement au dollar, mais plutôt de voir le rouble et le yuan (voire des monnaies alternatives que ces deux pays ont inventées, comme le pétro-yuan-or) occuper plus d’espace afin de fonctionner en disposant d’une souveraineté plus grande qui tende progressivement à construire un monde multipolaire des monnaies. Le chemin sera donc encore très long pour les BRICS avant d’être en mesure de s’extirper de la domination du dollar.

On comprend dans de telles conditions que cette probabilité de nouvelles guerres commerciales se doublera de celle de nouvelles guerres monétaires, tout spécialement entre dollar et yuan, dont l’euro pourrait faire les frais. Or, il se trouve que l’UE est déjà minée par de profondes et multiples contradictions et rivalités internes, condamnée à une austérité absurde par le mécanisme de la zone euro et l’institutionnalisation du néolibéralisme qui l’accompagne, affaiblie par la récession persistante qui touche actuellement l’économie allemande et qui plus est désormais transformée en champ de bataille militaire par procuration par l’OTAN – bras armé de Washington pour qui il était devenu vital de détourner les Européens de leur propre intérêt d’entretenir des relations pacifiées avec la Russie et, au-delà, des liens mutuellement bénéfiques avec la Chine.

L’Europe risque de s’enfoncer davantage encore dans sa soumission à l’eurocratie technocratique et anti-démocratique qui la dirige, eurocratie qui se plie aux diktats des grands conglomérats allemands (Konzern), lesquels ne souhaitent pas entrer en opposition avec leurs rivaux étasuniens, eux-mêmes placés sous la coupe de la haute finance globalisée. Oublierait-on que Washington dispose toujours de nombreuses bases militaires en Allemagne et dans maints autres pays européens – prétendument pour assurer leur sécurité – ? Les peuples européens devront très vite réaliser qu’il faut non seulement sortir de l’euro et du système de déséquilibres intra-régionaux qu’il instaure, mais aussi stopper cette cascade de dépendances et cette folle logique de déclin et de destruction, cet engrenage capitaliste de crises et de guerres qui ne les mènera finalement qu’au néofascisme.

Mais il est clair que les conflits qui opposent actuellement les fractions dominantes des classes dominantes aux États-Unis – c’est-à-dire les différentes composantes de la haute finance, ou encore les divers oligopoles géants constituant le capital financier, qui commanderont les trajectoires que pourra prendre in fine la dynamique de l’économie étasunienne – dépassent de beaucoup la seule personne de Donald Trump et ses propres projets en tant que nouveau président. Ce sont ces forces en conflits qu’il s’agit de comprendre, par-delà le spectacle de la vie politique et de la crise de la démocratie qu’il révèle.

Cela signifie que D. Trump représente, en partie, certaines fractions de ses classes dominantes de la haute finance étasunienne, et particulièrement celles qui ont besoin de s’appuyer prioritairement sur les activités effectuées dans le cadre du territoire continental afin de réaliser leurs profits; et ce par opposition à d’autres fractions dominantes de ces mêmes classes dominantes de la haute finance étasunienne dont les intérêts s’incarnent plutôt dans le leadership du Parti démocrate et dont la stratégie, nettement plus globalisée, nécessite d’affaiblir la souveraineté nationale pour prospérer.

Les classes populaires, elles, n’ont rien de bon à attendre de ce qui arrive : une régression des droits humains et sociaux (et spécialement ceux des femmes), un déchaînement réactionnaire de racisme anti-immigrés, une attaque brutale contre l’environnement, des mesures néo-conservatrices qui, réduisant les services publics et favorisant les plus riches, se révèleront incapables d’enrayer l’aggravation de la crise systémique du capitalisme et d’empêcher le recul de l’hégémonie étasunienne.

Sam Gindin

Quel sera l’impact de l’économie trumpienne sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Sam Gindin – Le retour de Trump au pouvoir a amené de nombreux progressistes à souligner la gravité que va apporter sa politique économique dans le but de susciter une résistance populaire. Trois points méritent d’être soulignés d’emblée. Nous ne passons pas d’une période faste à une période épouvantable pour les travailleurs. Les dernières décennies, généralement sous des administrations démocrates, se sont révélées désastreuses en matière d’augmentation des inégalités et de la précarité. La classe travailleuse se voit désormais réduite à survivre. Le passé a préparé le terrain pour Trump : frustrations, démoralisation et baisse des attentes.

Deuxièmement, la principale opposition à Trump pourrait émaner de certains de ses alliés et du monde des affaires. Des droits de douane élevés et généralisés sur des produits bon marché en provenance de l’étranger ne peuvent qu’entraîner une hausse des prix. Les représailles venant de l’extérieur pourraient également nuire à certaines exportations et emplois aux États-Unis. Elles pourraient également prendre la forme, évoquée par la Chine, d’une limitation des chaînes d’approvisionnement. Les dégâts que de telles perturbations peuvent entraîner ont pu être constatés durant la crise du Covid.

Nous ne passons pas d’une période faste à une période épouvantable pour les travailleurs. Le passé a préparé le terrain pour Trump alimentant frustrations, démoralisation et réduction des attentes.

De même, l’expulsion d’immigrés se traduit par la perte d’une main-d’œuvre à bas salaire essentielle à l’approvisionnement alimentaire, ce qui tend à faire monter les prix et à perturber des secteurs comme ceux de l’hôtellerie et de la petite industrie manufacturière. Les entreprises empocheront leurs réductions d’impôts, exprimeront leur gratitude à Trump pour avoir supprimé les réglementations sociales limitant leur influence. Elles loueront ensuite les efforts visant à affaiblir les syndicats dans leur tentative d’équilibrer les rapports de classe, tout en promettant d’agir de manière « responsable ». Mais elles chercheront ensuite à obtenir de Trump qu’il modère les politiques qu’elles n’apprécient pas parce qu’elles « affaiblissent l’ordre mondial du libre-échange ».

Troisièmement, on peut espérer que les travailleurs verront clair dans le jeu de Trump, résisteront à ses attaques et se mueront ainsi en une force sociale unie, mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’il en soit ainsi à court terme. Les longues années de défaite ne peuvent être inversées en un éclair. Les leçons tirées de cette dernière phase du capitalisme ne seront pas automatiquement les bonnes. Si Trump trébuche, les démocrates pourraient simplement conclure qu’il ne leur reste plus qu’à attendre qu’il parte, et peut-être à se déplacer un peu à droite pour le remplacer. Même les partisans de Trump issus de la classe travailleuse pourraient, en l’absence d’un cadre plus cohérent, blâmer ceux qui ont résisté à l’économie trumpiste : les manifestants, les syndicats et l’« État profond ».

L’économie trumpiste sera néfaste pour les travailleurs. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Les réductions d’impôts se poursuivront à plein régime et le déficit budgétaire qui en résultera conduira à des appels paniqués pour le combler (en réduisant des programmes sociaux comme les soins de santé, l’éducation et l’aide sociale). Les attaques contre la Chine mettront l’accent sur la « compétitivité » et la nécessité de « modérer » les exigences salariales et la législation du travail au niveau national. Dans d’autres cas, comme celui des droits de douane, Trump pourrait, en réponse aux effets négatifs sur l’économie, tempérer l’ampleur des droits de douane et prétendre ensuite que ses menaces tarifaires ont constitué une monnaie d’échange efficace pour obtenir des « concessions » de la part de la Chine. Trump pourrait même ralentir l’expulsion des migrants pour répondre aux préoccupations des entreprises.

Le fait est que, derrière les politiques spécifiques, même si elles ne révèlent pas aussi catastrophiques qu’elles ne le semblaient, un processus profond d’acculturation réactionnaire est en cours sur les questions économiques. L’argument selon lequel les États-Unis sont lésés alors qu’ils constituent la puissance mondiale dominante contribue à renforcer des sentiments nationalistes dangereux qui ne disparaîtront pas si facilement. Il renforce même des sentiments nationalistes à l’étranger, non pas contre les entreprises mondiales responsables des inégalités et des disparités du développement dans le monde, mais les uns contre les autres. Et négliger l’environnement ne revient pas à adopter une position « neutre » : c’est voler quatre précieuses années supplémentaires dont nous avions désespérément besoin pour restructurer notre économie quant aux façons de travailler, de voyager et de vivre.

En outre, si la résistance est sporadique, les questions « économiques » seront éclipsées par la manière dont Trump réagira en sapant la démocratie, même limitée, qui existe aux États-Unis : il criminalisera les manifestations, supprimera la pensée critique des programmes scolaires, canalisera les fonds destinés aux universités vers ce qui est utile au capital et non au développement humain et dépensera plus pour les prisons que pour l’éducation.

Au-delà des politiques spécifiques de Trump, même si elles ne se révèlent pas aussi catastrophiques qu’elles ne le semblaient au départ, un processus profond d’acculturation réactionnaire est à l’oeuvre autour des enjeux économiques.

S’interroger sur la gravité de la situation future ne présente qu’un intérêt limité. En effet, il ne s’agit là que de spéculations. Ce que nous savons déjà, en revanche, c’est que, d’une part, elle sera suffisamment mauvaise et que, d’autre part, vu l’état actuel de la gauche aux États-Unis, les perspectives de victoires significatives à court terme sont limitées. De plus, nous devons nous rendre compte que la question principale n’est pas d’élaborer de « bonnes politiques » car nous vivons à une époque de polarisation des options. En effet, celles-ci ne suffiront pas si nous ne transformons pas les structures du pouvoir. Sans cela, les politiques auxquelles nous aspirons ne seront que des souhaits et non des visions réalisables d’un monde alternatif.

Si nous ne voulons pas nous complaire dans ce que Trump s’apprête à nous infliger, il n’y a qu’un seul point de départ. Pour nous, identifier la construction du pouvoir social quotidien – l’organisation durable la plus profonde – est vraiment essentiel.

James Meadway

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

James Meadway – Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis marquera un tournant décisif contre l’ordre mondial néolibéral des dernières décennies. Depuis les années 1980, il a été avantageux pour le capital américain de promouvoir le libre-échange et la libre circulation des capitaux à l’échelle mondiale, tirant parti de son rôle de plus grande économie mondiale, de premier contributeur aux dépenses militaires et d’émetteur de la principale monnaie de réserve internationale. Mais les quinze dernières années ont gravement compromis chaque aspect de cette dynamique : l’ascension fulgurante de la Chine, qui s’est poursuivie après la crise de 2008, défie la domination économique des États-Unis ; leur armée a essuyé une série de défaites ; même le statut du puissant dollar est désormais remis en question.

Trump a toujours eu une certaine compréhension de cette évolution, mais si son premier mandat a été marqué par une opposition au sein des élites – y compris au sein de son propre Parti républicain –, il se présente pour un second mandat à la tête d’un nouveau consensus économique. La nomination cruciale de Scott Bessant, ancien milliardaire démocrate du secteur des fonds spéculatifs devenu partisan de Trump, au poste de secrétaire au Trésor, est déterminante à cet égard.

Dans une longue interview l’été dernier, Bessant a exposé les projets probables de l’administration : une expansion rapide de la production de combustibles fossiles ; des réductions fiscales supplémentaires pour les plus riches ; et, surtout, l’usage agressif des droits de douane contre le reste du monde afin d’imposer la conformité. Bessant et ses alliés évoquent un « grand compromis » avec la Chine : l’Amérique utiliserait sa puissance de marché, par le biais des tarifs douaniers, pour contraindre la Chine à négocier, rendant ainsi le monde à nouveau plus sûr pour le capital américain. Une augmentation de la production de pétrole et de gaz affaiblirait l’OPEP et la Russie, tout en maintenant les prix intérieurs à un niveau bas. Trump lui-même a menacé de sanctions les pays qui chercheraient à saper le statut du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale.

Il ne s’agit plus de néolibéralisme, mais d’un nouveau mercantilisme « America First », dans lequel l’État – y compris potentiellement par le recours à la force militaire – est beaucoup plus ouvertement mobilisé pour soutenir les intérêts du capital américain.

Cependant, il est peu probable que cette stratégie fonctionne comme prévu. La Chine (contrairement au Japon dans les années 1980, lorsqu’un accord similaire a été conclu) n’a aucune raison d’accepter un mauvais compromis avec les États-Unis. Les intérêts sécuritaires des États-Unis, notamment autour des données et de l’intelligence artificielle, que les administrations Trump et Biden ont toutes deux défendus avec vigueur, entraveront toute tentative de compromis.

Sous Biden, la production de combustibles fossiles a également été étendue, faisant des États-Unis le plus grand producteur mondial sous son administration. Mais les conséquences de cette production, tant actuelles qu’historiques, reviennent désormais en boomerang sur les États-Unis de manière spectaculaire et coûteuse. Le second mandat de Trump sera probablement marqué autant par les perturbations permanentes du changement climatique que par tout autre facteur, avec des sauvetages financiers, des crises économiques et des coûts de nettoyage colossaux à venir – peut-être accompagnés d’une tentative paniquée et précipitée de se tourner vers la géo-ingénierie.

Dans ce chaos, à mesure que les plaques géopolitiques se déplacent, que de nouvelles puissances émergent et que le changement climatique bouleverse tous les calculs antérieurs, des espaces pour l’opposition et des alternatives s’ouvrent. Ce déclin de la puissance américaine crée une opportunité pour ses opposants et pour la gauche socialiste de se regrouper et de se réorganiser.

21.01.2025 à 17:36

L’Amérique latine face au « néolibéralisme souverainiste » de Trump – Entretien avec Álvaro García Linera

Vincent Ortiz

Vice-président de Bolivie aux côtés d'Evo Morales, Álvaro García Linera nous livre son analyse sur les convoitises dont l'Amérique latine fait l'objet, à l'heure du retour de Trump au pouvoir. Pour y faire face, il prône une plus grande intégration régionale. Entretien.
Texte intégral (3246 mots)

Vice-président de Bolivie, Álvaro García Linera a gouverné le pays aux côtés d’Evo Morales durant treize ans (2006-2019). Théoricien politique, il est l’auteur d’une oeuvre d’inspiration marxiste, centrée autour de l’émancipation indigène. Dans cet entretien, il revient sur les défis d’une Amérique latine en butte à la réélection de Donald Trump. Celui-ci proclame son isolationnisme, mais Álvaro García Linera estime que les pressions impérialistes pourraient s’accroître sur le sous-continent : à l’heure de la démondialisation et de la régionalisation des chaînes de valeur, l’Amérique latine redevient un fournisseur capital de matières premières pour les États-Unis. Il plaide pour une intégration régionale, visant à faire émerger la région comme un pôle indépendant. Et revient sur les processus progressistes latino-américains, dont il fut l’un des protagonistes.

LVSL – Comment analysez-vous le retour au pouvoir de Donald Trump et ses implications pour l’Amérique latine ?

Álvaro García Linera – La victoire de Trump était prévisible. En période de crise économique, de transition d’un régime d’accumulation et de domination vers un autre, les positions centristes deviennent intenables. La centre-gauche et la centre-droit apparaissent comme faisant partie du problème. En ces temps de crise, nous vivons des moments sismiques : les élites se fracturent, le centre disparaît, des positions radicalisées émergent. Trump incarne, depuis la droite, le nouvel esprit de l’époque.

Cette époque est marquée par un déclin global du mondialisme. Trump incarne un alliage de protectionnisme comme réaction au mondialisme et de récupération des aspirations souverainistes face à la mondialisation – sous une forme morbide. Cette voie ambiguë, hybride, amphibie, de « néolibéralisme souverainiste », commence à être testé dans certains endroits du monde – que l’on pense à Giorgia Meloni en Italie, à Viktor Orban en Hongrie, ou à Jair Bolsonaro au Brésil précédemment.

De quoi ce « néolibéralisme souverainiste » est-il le nom ? C’est une tentative de sortir de la crise du mondialisme néolibéral.

L’Amérique latine, autrefois considérée comme insignifiante à l’heure du globalisme triomphant, redevient une zone convoitée.

Qu’est-ce que cela va signifier pour l’Amérique latine ? Elle va se retrouver prise dans la dispute entre une Chine en expansion, qui repose sur des chaînes de valeur globales, et des États-Unis en contraction, qui ont besoin de régionaliser leurs chaînes de valeur. L’Amérique latine est déjà liée à la Chine par des chaînes de valeur globales, mais les États-Unis veulent l’intégrer dans leur sphère d’influence régionale. La Chine a l’avantage car elle dispose d’argent pour investir. Les États-Unis en manquent. Face à ce manque de ressources, on peut s’attendre à ce que les États-Unis choisissent la voie de la force pour imposer cette régionalisation des chaînes de valeur.

LVSL – Le nom de Marco Rubio, nommé Secrétaire d’État par Donald Trump, apparaît dans des enregistrements audios liés au coup d’État en Bolivie de 2019 [sénateur républicain d’origine cubaine, Rubio est connu pour son hostilité viscérale à la gauche latino-américaine NDLR]. Il est cité comme un intermédiaire entre putschistes boliviens et lobbies américains. Comment interprétez-vous sa nomination comme secrétaire d’État ? Prévoyez-vous un tournant interventionniste ou une politique de continuité avec les démocrates ?

AGL : Il n’y aura pas de continuité. Les démocrates incarnaient les restes de l’ancien mondialisme – malgré des décisions souverainistes évidentes, comme la hausse des tarifs douaniers. Trump, en revanche, a une proposition claire : un nouveau modèle économique pour les États-Unis, sauvagement capitaliste, impliquant un nouveau régime d’accumulation. Dans ce modèle, l’Amérique latine joue un rôle important du fait de sa proximité géographique.

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Si un endroit doit devenir le substitut des importations, le lieu de repli des chaînes de valeur, c’est bien le sous-continent latino-américain. Cette tension sera-t-elle canalisée par des flux financiers ou l’utilisation de la matraque ? Les États-Unis étant confrontés à de nombreux problèmes économiques, ils ne peuvent rivaliser avec la Chine en termes de flux financiers. On ne concurrence pas les centaines de milliards de dollars investis par la Chine pour l’accès aux matières premières.

Je pense que les États-Unis chercheront à compenser leur déficit financier dans leurs relations avec l’Amérique latine par une exacerbation de l’interventionnisme. Il s’agira d’imposer une « route de la soie nord-américaine », autoritaire et militarisée, par opposition à aux « nouvelles routes de la soie » chinoises, basées sur les flux d’investissements, les infrastructures et le crédit.

Marco Rubio n’est pas un élément essentiel : nous sommes face à un changement de régime d’accumulation, qui se régionalise. L’Amérique latine, autrefois considérée comme insignifiante à l’heure du globalisme triomphant, redevient une zone convoitée.

Ainsi, on assiste à une tentative de réactiver la rhétorique de la « guerre contre la drogue », qui a toujours été un cheval de Troie de l’interventionnisme américain [la « guerre contre la drogue » désigne les campagnes de lutte contre le narcotrafic qui prévalent en Amérique depuis les années 1980, souvent pilotées par la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine NDLR]. Aujourd’hui, deux modèles coexistent : des pays comme la Colombie ou le Mexique ont abandonné les méthodes coercitives au profit d’une perspective de lutte structurelle contre les causes du trafic. L’Équateur, de son côté, a renoué avec une « guerre contre la drogue » aux méthodes répressives traditionnelles sous la présidence de Daniel Noboa. Il a été applaudi par les États-Unis, pour une très bonne raison : la « guerre contre la drogue » leur ouvre les portes du territoire. Le gouvernement de Noboa a explicitement pris des mesures permettant le retour de bases militaires américaines dans son pays. Pour autant, cette tentative de donner une seconde jeunesse à la « guerre contre la drogue » sera sans doute limitée.

À son apogée, la « guerre contre la drogue » répondait à deux motivations principales : exercer une forme de contrôle territorial par le biais de bases militaires (Équateur, Colombie, Bolivie) et d’une présence policière. Ensuite, limiter l’entrée de la drogue sur le marché nord-américain. Cette coordonnée a changé au cours de la dernière décennie : la drogue produite en Amérique latine est maintenant principalement destinée au marché européen. Cela a réduit l’urgence d’une lutte contre le narcotrafic en Amérique latine. Le « plan Colombie » avait mobilisé un milliard de dollars ; en Bolivie, cela représentait cent millions de dollars. Aujourd’hui, ces montants sont réduits à quelques millions.

Dans un but de contrôle politico-militaire, ce discours pourrait être réactivé, mais il ne bénéficierait plus de la même légitimité auprès des électeurs américains – dont la préoccupation n’est plus la cocaïne latino-américaine, mais les usines de fentanyl opérant aux États-Unis mêmes. Je ne pense donc pas qu’il s’agira à nouvel d’un axe central. D’autres légitimations apparaissent : comme l’a suggéré la cheffe du Commandement Sud, c’est la présence chinoise elle-même qui justifiera le retour des États-Unis. Certains évoquent par exemple le port de Chancay, construit au Pérou par la Chine, comme un possible point d’entrée pour des navires militaires chinois. Une idée saugrenue, mais qui pourrait être montée en épingle. Je pense que la lutte contre la présence chinoise sera brandie en impératif de sécurité nationale.

En réalité, il s’agit d’une simple lutte pour le contrôle des chaînes de valeur. La transition énergétique nécessitera de nombreuses matières premières. Selon l’Agence internationale de l’énergie des États-Unis, entre 2025 et 2050, les volumes de matières premières stratégiques devront être multipliés par dix ou douze pour garantir cette transition. Une grande partie de ces ressources se trouve en Afrique et en Amérique latine, et les deux grandes puissances de ce monde cherchent à y accéder. Le reste n’est que littérature.

Sur ce terrain, la Chine a l’avantage. Elle a été beaucoup plus astucieuse ces vingt dernières années, investissant sans imposer de conditions, développant des infrastructures routières et portuaires, tandis que les États-Unis, considérant l’Amérique latine comme acquise, n’ont rien investi et se retrouvent à présent en position de faiblesse économique. Pour combler ce manquement, il faudrait des investissements massifs, de l’ordre de plusieurs centaines de milliards de dollars. Si les États-Unis ne sont pas disposés à engager de telles ressources, ils chercheront à compenser par des mesures coercitives : interventions, pressions, chantages, présence policière et militaire, etc.

En 2019, l’administration américaine a soutenu un coup d’État en Bolivie. Les officiers qui se sont rebellés avaient des liens avec le Département d’État. Claver Carone, fonctionnaire du Département d’État, est directement intervenu pour encadrer les militaires dans leur action putschiste. Des actions de ce genre pourraient se multiplier en Amérique latine : aux investissements, les États-Unis substitueraient des actions coercitives et une présence policière accrue.

LVSL – Face à ces tensions qui s’exercent sur le sous-continent, la gauche plaide pour la coopération régionale. Comment celle-ci prendrait-elle forme, et comment réagirait-elle face au déclin de la mondialisation néolibérale ?

AGL – Dans cette lutte de titans, chaque pays latino-américain, pris individuellement est insignifiant – une fourmi face à un éléphant. Mais si ces petites voix s’unissent, la voix du sous-continent sera entendue. Cela nécessite des mécanismes fondamentaux d’intégration. On peut rêver à une unification nationale latino-américaine, mais elle ne serait pas réaliste à court terme. Ce que l’on peut envisager, ce sont des accords régionaux fondés sur de grands axes thématiques : négociation commerciale, justice environnementale, fiscalité, etc. Ces accords thématiques, concrets et peu grandiloquents, permettraient à l’Amérique latine de porter une voix plus forte face aux grandes puissances.

Cette intégration doit être soutenue par des ressources qui permettent de créer des infrastructures communes et de niveler certaines inégalités. C’est ici que le bât blesse : peu de ressources ont été mises à disposition pour l’intégration et les infrastructures.

Face au reflux du globalisme, l’Amérique latine a montré une voie alternative, avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes. Leurs réformes, souvent peu radicales, ont cependant marqué une rupture dans la manière dont l’État intervient dans la distribution, la protection du marché intérieur et l’élargissement des droits. Si l’on observe les débats actuels aux États-Unis et en Europe sur des politiques industrielles, la souveraineté énergétique et agricole, ou encore la protection de certaines industries stratégiques, ce sont des discussions que l’Amérique latine a déjà eues il y a 20 ans.

LVSL – Après la première vague progressiste des années 2000 [marquée par la présidence de Hugo Chavez, Evo Morales, Rafael Correa, ou les époux Kirchner NDLR], la gauche renoue ici et là avec la victoire – au Mexique par exemple, où Claudia Sheinbaum a été triomphalement élue. Comment voyez-vous cette seconde vague ?

ALG – Il est juste de parler de deux vagues progressistes. Le Mexique, qui arrive après les autres pays d’Amérique latine, bénéficie d’une expérience accumulée qui lui permet de bénéficier d’un élan plus important. Il faut cependant rester attentif : les symptômes des limites du progressisme latino-américain commenceront déjà à apparaître, comme ce fut déjà le cas au Brésil, en Argentine, en Bolivie ou en Uruguay. Actuellement, le Mexique est dans une phase d’ascension, mais c’est justement dans le succès que les expériences progressistes rencontrent qu’elles trouvent leurs limites.

En temps de crise, la gauche doit désigner un coupable : l’oligarchie, la caste, les ultra-riches.

En Bolivie, le progressisme a été un succès, ayant sorti 30 % de la population de la pauvreté, redistribué les richesses et renforcé le pouvoir des peuples indigènes. Mais dans ce succès a germé ses limites : une fois qu’un objectif est atteint, il peut se vider de son sens. La société évolue, les demandes changent, et les structures sociales se transforment. Ainsi, pour continuer à progresser, il faut mettre en place des réformes de deuxième génération.

Le problème que vit actuellement l’Amérique latine est qu’après des réformes de première génération relativement réussies, leur élan a été stoppé. Le système de redistribution des richesses, les interventions de l’État dans le marché intérieur : tout cela a porté ses fruits, mais il faut désormais réinventer la manière dont nous produisons la richesse. L’Amérique latine a par exemple hérité d’un modèle extractiviste. Au lieu de laisser les profits partir à l’étranger, nous avons réussi à les réinjecter dans nos économies, à internaliser les bénéfices pour financer la justice sociale et élargir les droits.

Cependant, ce système devient vulnérable lorsque les matières premières, comme le pétrole ou le lithium, perdent de leur valeur. Se pose la question de sa durabilité. Pour que la redistribution de la richesse ne dépende plus des fluctuations du marché, il est nécessaire de créer un nouveau modèle productif, moins dépendant des prix mondiaux des matières premières. Cela représente une réforme de deuxième génération, qui ne se limite pas à modifier la répartition de la richesse, mais à la transformation du système productif.

LVSL – Quels sont les leviers qu’il est possible d’actionner ?

AGL – Pour mener à bien ces réformes, il faut revoir le système fiscal. Quand les prix des matières premières étaient élevés, on n’avait pas besoin de réformes fiscales profondes, car les excédents commerciaux permettaient de financer la redistribution. Aujourd’hui, la situation a changé. Peu de pays ont introduit des réformes fiscales progressives – comme la Bolivie, qui a tenté de mettre en place un système plus équitable. Pour que le progressisme perdure, il est crucial de mettre en place des réformes qui incluent une taxation plus importante des grandes fortunes.

Il faut aussi introduire des politiques environnementales plus ambitieuses. Dans les réformes de première génération, nous avions besoin de ressources immédiates. À présent, il est crucial de développer des politiques environnementales plus strictes pour garantir la soutenabilité de long terme du modèle économique.

La présidence de Gustavo Petro en

Je ne dirais pas que la politique économique de Javier Milei a échoué : sur le court terme, il est parvenu à réduire l’inflation

LVSL – Parmi les leaders de la droite latino-américaine, c’est Javier Milei qui prétend le plus clairement proposer un modèle alternatif. Comment analysez-vous les premiers moments de sa présidence ?

AGL – Je ne dirais pas que la politique économique de Javier Milei a échoué, bien qu’elle ait un coût social considérable. Sur le court terme, il est parvenu à réduire l’inflation – au prix d’une récession, de licenciements, de la destruction de l’industrie locale. Il se trouve dans une situation paradoxale : bien qu’il parvienne à dompter l’inflation, cela ne peut pas durer, notamment parce que les dollars n’arrivent pas. Le FMI n’a pas fourni de soutien significatif et, bien que les grandes entreprises argentines aient investi dans des stratégies financières à l’étranger, les résultats économiques à long terme risquent d’être insoutenables.

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Ce qui rend cette victoire temporaire de Milei compliquée pour la gauche, c’est que, du côté de l’opposition, il n’y a pas de véritable contre-proposition. Lorsque vous demandez à quelqu’un comment résoudre l’inflation, tout le monde reste silencieux. Cette absence d’alternative permet à Milei de conserver une certaine légitimité, malgré le caractère destructeur de ses mesures.

LVSL – En Bolivie, la gauche se déchire. L’ex-président Evo Morales et l’actuel chef d’État Luis Arce se livrent à une lutte fratricide. Comment voyez-vous la situation ?

AGL – Ce à quoi nous assistons en Bolivie est une lutte entre deux personnalités qui exprime quelque chose de plus profond : la transition de la première à la deuxième vague progressiste. Cette lutte est symptomatique du déclin de l’efficience des réformes.

Les discussions, au sein du parti MAS, ne portent pas sur ce sujet mais sur le candidat à la prochaine élection présidentielle. Cela dévoile une autre limite, qui a trait à la personnalisation très forte du processus progressiste bolivien. Evo Morales incarne un leadership indigène – et il faut garder à l’esprit que l’État plurinational est l’œuvre des peuples indigènes. Cela pourra-t-il perdurer ainsi ? Ou les peuples indigènes subiront-ils une sorte d’expropriation par les classes moyennes créoles ?

Troisième enjeu : la manière dont on transite du leadership charismatique au leadership routinier. Personne n’a encore trouvé la solution. En Bolivie, cela n’a pas fonctionné, de même qu’en Argentine, en Équateur ou partiellement au Brésil – où Dilma Rousseff semble avoir été un simple parenthèse avant le retour de Lula.

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