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11.04.2025 à 19:48

Mexique : comment Claudia Sheinbaum est sortie victorieuse de la guerre commerciale

Kurt Hackbarth

Les droits de douane imposés par le président américain, Donald Trump, aux importations mexicaines n’ont fait qu’améliorer la réputation de la présidente du pays, Claudia Sheinbaum, dont le cote de popularité atteint désormais 85%
Texte intégral (2055 mots)

Entre menaces douanières et accusations de collusion avec le narcotrafic, Washington a relancé la confrontation avec le Mexique, son premier partenaire commercial. Mais la stratégie de tension a échoué. Multipliant les concessions symboliques sans céder sur l’essentiel, la présidence mexicaine a réussi à retarder, puis à neutraliser partiellement l’application des tarifs douaniers. Dans cet affrontement inégal, la puissance intermédiaire a imposé ses conditions — et mis en échec une diplomatie de l’intimidation. Par Kurt Hackbarth, traduction Albane le Cabec [1].

Au début du mois de mars 2025, un rassemblement mené par la présidente Claudia Sheinbaum a rempli la place centrale de Mexico. Il ne s’agissait pourtant pas du rassemblement d’un parti politique, d’une commémoration historique ou d’une allocution à la nation, mais d’un rassemblement d’unité nationale face aux menaces tarifaires du président américain Donald Trump. « J’ai dit que nous étions un gouvernement du peuple (…) et que chaque fois qu’il faudrait informer ou faire face à l’adversité, nous serions ensemble », a-t-elle commencé. « Nous venons d’un grand mouvement populaire qui a été créé sur des places publiques, et nous voilà de retour avec vous ».

La présidente a exposé l’objectif initial de la manifestation : annoncer des représailles douanières et des mesures non-tarifaires.

Après avoir passé en revue les événements des dernières semaines, Claudia Sheinbaum a fait le point sur les relations historiques entre le Mexique et les États-Unis : les invasions de 1846 et de 1914, mais aussi le refus des États-Unis de reconnaître les usurpations de Maximilien de Habsbourg au XIXe siècle et de Victoriano Huerta au début du XXe siècle. Elle a également mentionné les relations cordiales entre les présidents Franklin D. Roosevelt et Lázaro Cárdenas dans les années 1930. « L’histoire commune de nos pays est marquée par de nombreux épisodes d’hostilité, mais aussi de coopération et de compréhension », a-t-elle déclaré. « Nous sommes des nations en situation d’égalité ; ni plus, ni moins ! ”

À lire aussi... L’Amérique latine face au « néolibéralisme souverainiste » d…

Son discours s’est conclu par la présentation d’un plan d’action pour faire face à la guerre commerciale annoncée par Trump. Celui-ci se décline en cinq points. En premier lieu, elle préconise de dynamiser le marché intérieur mexicain, notamment en augmentant le salaire minimum et le bien-être de la population. Deuxièmement, le plan prévoit d’accroître l’indépendance énergétique et l’autosuffisance alimentaire. Troisièmement, il s’agit de promouvoir les investissements publics pour la création d’emplois, la densification du réseau routier et des systèmes de distribution d’eau, mais aussi pour la construction d’un million de logements sociaux et de deux lignes de train longue distance entre Mexico et la frontière.

Quatrièmement, la présidente recommande d’augmenter la production grâce au modèle de planification industrielle, plus connu sous le nom de « Plan México ». Enfin, elle annonce renforcer l’ensemble des programmes sociaux de la nation, entre autres par la mise en œuvre de trois nouvelles initiatives : l’abaissement de l’âge de départ à la retraite de soixante-cinq à soixante ans pour les femmes, des bourses d’études pour les élèves du primaire et du secondaire, et un programme de santé pour les personnes âgées.

En réalité, la grande force de ce rassemblement réside dans la diversité de son public. Celui-ci n’était pas seulement composé des sympathisants de son parti et des syndicats du secteur public. Au contraire, de nombreuses figures connues pour sympathiser avec l’opposition étaient présents : les gouverneurs et les chefs d’entreprise, ainsi que le président du puissant Conseil de coordination des entreprises. En plus de contribuer à porter la cote de popularité de Claudia Sheinbaum – qui atteint les 85 % selon plusieurs enquêtes d’opinion -, les tactiques d’intimidation de Donald Trump ont facilité ce qui était impensable auparavant : la création d’un large front populaire.

Des tarifs douaniers longtemps reportés

Alors que la première campagne de Donald Trump promettait de se concentrer sur les « violeurs » ou les bad hombres mexicains, la récente stratégie du président a jeté les bases d’un nouveau conflit avec le premier partenaire commercial des États-Unis. Outre les discours alarmistes désormais habituels sur les « frontières ouvertes » et les « clandestins qui votent aux élections », la campagne a également mobilisée un nouveau registre pour qualifier le voisin mexicain, comparant les flux migratoires entre le Mexique et les États-Unis de « bain de sang qui détruit le pays », rappelant que « chaque État est un État frontalier » et, de manière plus insidieuse, accusant les immigrés « d’empoisonner le sang du pays ». Trump a également menti à plusieurs reprises en affirmant que des constructeurs automobiles chinois tels que BYD Auto construisaient au Mexique « certaines des plus grandes usines automobiles du monde », alors que, comme l’a rapidement souligné Claudia Sheinbaum, la plus grande usine BYD d’Amérique du Nord se trouve en Californie.

Les tarifs douaniers peuvent être compris comme des pratiques coercitives, des sources de revenus, ou un moyen d’encourager la réindustrialisation états-unienne.

Ces attaques dispersées reflètent une confusion sous-jacente dans l’entourage de Donald Trump quant à la justification des droits de douane contre le Mexique. L’immigration ? Le fentanyl ? Le déficit commercial ? L’entrée clandestine des hommes et des marchandises sur le marché américain ? Ce manque de clarté se reflète dans le recours généralisé aux tarifs douaniers qui peuvent simultanément être compris comme des pratiques coercitives, des sources de revenus, ou un moyen d’encourager la réindustrialisation états-unienne.

Quelles que soient les raisons invoquées, Trump s’est empressé d’annoncer, le 25 novembre, que les droits de douane sur le Mexique et le Canada entreraient en vigueur dès le premier jour de son mandat. La présidente Sheinbaum a réagi rapidement en envoyant une lettre appelant à la coopération, dans laquelle elle avertissait qu’un droit de douane serait suivi d’un autre et rappelait au président Trump la responsabilité des États-Unis dans la consommation de drogue et le flux d’armes vers le sud.

Le jour de son investiture, pourtant, Trump n’annonce pas de droits de douane. C’est seulement plus tard qu’il déclare leur entrée en vigueur pour le 1er février. Dans sa « fiche d’information » accompagnant l’annonce, la Maison Blanche a évoqué des « liens intolérables entre les organisations de trafic de drogue et le Mexique »,  reprenant ainsi une accusation infondée colportée par des publications allant de ProPublica au New York Times dans une tentative flagrante d’interférer dans la campagne présidentielle mexicaine de 2024.

Ironie de l’histoire : l’un des articles utilisés pour étayer cette affirmation fait référence à Genaro García Luna, ministre de la Sécurité publique de l’administration conservatrice de Felipe Calderón et allié des États-Unis, décoré par la CIA, le FBI et la DEA avant d’être reconnu coupable de collusion avec le cartel de Sinaloa et condamné à une peine de trente-huit ans d’emprisonnement…

Juste avant l’entrée en vigueur de la mesure, Claudia Sheinbaum a toutefois annoncé, lors de sa conférence de presse matinale, que les deux pays étaient parvenus à un accord temporaire, reportant d’un mois l’application des tarifs douaniers. Celui-ci prévoyait que le Mexique envoie dix mille gardes nationaux supplémentaires à sa frontière nord, que les États-Unis répriment davantage le trafic d’armes, et que les deux pays mettent en place des groupes de travail sur la sécurité et le commerce. Pour une concession symbolique, la diplomatie de « la tête froide », selon l’expression de Sheinbaum, a remporté une première victoire.

Lorsque le deuxième round a commencé en mars, la présidente avait préparé ses chiffres : passages à la frontière et homicides en baisse, saisies de drogue en hausse, laboratoires de méthamphétamine démantelés, et vingt-neuf capos de la drogue remis par le Mexique à la garde des États-Unis, dont Rafael Caro Quintero, recherché depuis longtemps et accusé d’avoir commandité le meurtre d’un agent de la DEA en 1985. Peu importe : la Maison-Blanche a déclaré qu’elle allait quand même appliquer les droits de douane, en publiant une copie conforme d’accusations recyclées que Sheinbaum a qualifiées d’« offensantes, diffamatoires et sans fondement ». Le dimanche suivant, elle annonce une série de contre-mesures tarifaires et non tarifaires lors d’une assemblée publique au Zócalo. C’est le retour aux pourparlers.

Cette fois, Claudia Sheinbaum a négocié un nouveau sursis d’un mois pour les marchandises couvertes par l’accord États-Unis-Mexique-Canada, non pas avec de nouvelles concessions mais, comme l’a permis M. Trump, en raison de son « respect » pour son homologue mexicain, chaque délai diluant pourtant un peu plus la menace de tarifs douaniers.

L’art de la négociation asymétrique

Peut-être plus que tout autre pays, le corps diplomatique mexicain a une longue histoire de négociations asymétriques avec les États-Unis. Cela a parfois fait basculer la politique étrangère du pays dans l’excès de prudence, mais lui a également permis d’acquérir une grande expérience dans des situations similaires à celle d’aujourd’hui.

À cela s’ajoutent les compétences de Claudia Sheinbaum dans ce domaine. Pour une présidente qui, dès le début de sa campagne, a été critiquée pour son « manque de charisme » (ce qui relevait en grande partie d’une tentative peu subtile pour l’opposer à son prédécesseur, Andrés Manuel López Obrador), elle est devenue, en à peine six mois de mandat, un exemple international de diplomatie face à un Trump volatile et capricieux. Son sang-froid face aux menaces de guerre commerciale et d’invasion, à la désignation par Trump des cartels comme organisations terroristes étrangères et à une série de communiqués puérils du président américain lui ont valu les éloges de dirigeants aussi diamétralement opposés que Gustavo Petro et Olaf Scholz. Maîtrisant l’art de la diplomatie face à un adversaire grossier, la présidente a su trouver le juste milieu entre fermeté et souplesse, faisant des concessions à Trump, qu’il peut utiliser pour se déclarer victorieux, sans compromettre la position du Mexique dans les négociations futures.

Cela lui a valu des éloges répétés de la part de Trump lui-même, qui a ouvertement copié son idée de mener une campagne nationale de lutte contre le fentanyl. Alors que Justin Trudeau s’est rendu à Mar-a-Lago, que Keir Starmer, Emmanuel Macron et Volodymyr Zelensky ne se sont rendus à la Maison Blanche que pour y être congédiés rapidement, Sheinbaum est resté au Mexique, négociant, gouvernant et refusant de jouer les règles du jeu de son homologue états-unien. Retarder de quelques jours l’annonce de tarifs douaniers réciproques pour permettre un dialogue de dernière minute et l’organisation d’un rassemblement public se révèlent être une stratégie puissante, que la présidente devra de nouveau mobiliser dans le contexte de guerre commerciale tous azimuts amorcée par Trump.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Trump’s Tariff Threats Have Made Mexico’s President Stronger ».

08.04.2025 à 20:01

Europe puissance : aux origines de l’illusion

Noam Drif

« Europe puissance » : tel est le mot d’ordre dans les sphères dirigeantes du Vieux continent, à droite et à gauche, depuis la réélection de Donald Trump. Le 7 novembre 2024, Emmanuel Macron déclarait : « Le monde est peuplé d’herbivores et de carnivores. Si l’on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront ». Ou bien les Européens […]
Texte intégral (3091 mots)

« Europe puissance » : tel est le mot d’ordre dans les sphères dirigeantes du Vieux continent, à droite et à gauche, depuis la réélection de Donald Trump. Le 7 novembre 2024, Emmanuel Macron déclarait : « Le monde est peuplé d’herbivores et de carnivores. Si l’on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront ». Ou bien les Européens choisissent la voie de l’égoïsme national, ou bien ils font le pari d’une défense européenne suffisamment unie pour contrer les impérialismes américain, russe et chinois. Cette idée n’est pas neuve. Elle fut portée par les « pères fondateurs » de la construction européenne des décennies durant. Elle ne connut jamais un semblant de réalisation. Derrière la chimère d’une défense européenne, c’était une défense américaine qui était à l’ordre du jour.

Rêves continentaux, réalités nationales

Dans Regards sur le monde actuel, Paul Valéry déclare : « Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige ». Jean-Pierre Chevènement rapportera dans son livre, La France est-elle finie ?, un propos analogue du président Mitterrand : « Je ne pense pas qu’aujourd’hui la France puisse faire autre chose que passer à travers les gouttes ».

C’est par un lugubre mois d’octobre que sont nés à quarante-cinq années d’écart Paul Valéry et François Mitterrand. Lugubre pour le premier car en cette approche de la Toussaint, il ne s’agissait pas de commémorer les défunts mais de regretter amèrement que la France n’eût pas triomphé de la terrible guerre franco-prussienne de 1871 survenue quelques mois plutôt. Lugubre pour le second car c’est en octobre 1916 (l’année de Verdun) que sa mère lui infligea la vie. Paul Valéry et François Mitterrand, outre l’amour de la langue française, ont en commun d’être nés en plein milieu d’un grand traumatisme et d’avoir atteint la force de l’âge (43 ans en 1914 pour Valéry et 24 ans en 1940 pour Mitterrand) en plein déroulement d’un second. C’en était fini de la génération décrite par Alfred de Musset dans ses Confessions d’un enfant du siècle, avide de guerres napoléoniennes, du panache de la révolution et d’une France fière et victorieuse. Désormais, la patrie de 1789 connaissait l’horreur des tranchés puis de la collaboration, s’effondrant et entraînant avec elle toutes les autres nations d’Europe.

Ces deux témoignages sont riches d’enseignement sur les traumatismes de l’entre-deux-guerres, nés de la certitude que les nations étaient responsables des carnages, et que désormais la France seule ne compterait plus dans le jeu des grandes puissances. Ce choc accoucha, dans les années 1930, d’une vision du monde qui, par de nombreux aspects, contient les germes de la pensée européenne qui lui succédera après 1945. Car si l’Union Européenne puisé sa source dans l’oeuvre dé Robert Schumann et de Jean Monnet, il faut remonter à l’entre-deux guerres pour comprendre son insignifiance géopolitique. À lire Aristide Briand, Otto de Habsbourg-Lorraine ou Richard Coudenhove-Kalergi, ardents paneuropéens, un même paradigme lé droit et le « doux commerce » permettront de brider les États-nations. Intrinsèquement belliqueux, ceux-ci ne parlent que la langué de la force.

« L’Europe intégrée, ça ne pouvait pas convenir à la France, ni aux Français… Sauf à quelques malades comme Jean Monnet, qui sont avant tout soucieux de servir les États-Unis » (le Général de Gaulle, cité par Alain Peyreffite)

En 1923, dans Paneuropa, le comte Richard Coudenhove-Kalergi, issue d’une grande famille d’aristocrates polyglottes, commente en ces termes l’emblème de l’union paneuropéenne qu’il appelle de ses voeux : « La croix rouge des croisades du Moyen Âge est le symbole le plus ancien d’une union européenne supranationale. Aujourd’hui, elle est l’emblème de l’humanitarisme international. Le soleil figure l’esprit européen dont le rayonnement éclaire le monde entier ». « Supranational » : le terme n’est pas lâché au hasard. Cette hostilité au principe de souveraineté des nations accompagne les premiers théoriciens d’une « union européenne ».

Ces idées ont acquis une certaine prééminence au sein des élites en raison de plusieurs événements historiques. D’abord, la boucherie de 1914-1918 et la popularité du « plus jamais ça » les imprègnent d’un pacifisme intra-européen. Ensuite, la révolution bolchevique d’octobre 1917 – et ses émules européennes – apparaît comme un traumatisme. Il devient urgent de souder un bloc occidental face au danger communiste. Otto de Habsbourg-Lorraine, fils aîné de Charles Ier, ira même jusqu’à discuter avec Frankin D. Roosevelt d’une confédération danubienne anticommuniste. Confronté au péril rouge, il devient urgent d’oublier ses intérêts nationaux.

Tandis que ces réflexions théoriques suivent leur cours, des mutations géopolitiques bien réelles surviennent, et notamment l’érosion de la puissance britannique, au profit de sa cousine nord-américaine. Celle-ci souhaite étendre son hégémonie sur le continent européen, et veille à ce qu’aucune super-puissance n’y soit trop dominante. C’est ainsi qu’un axe Berlin-Washington se développe dès l’entre-deux guerres, visant à affaiblir la France, grand vainqueur de la Première guerre. En 1923, le président français Poincarré est contraint de céder sur l’occupation par la France de la Ruhr, suite à la pression du secrétaire d’État américain Hughes. En 1927-1928, le Plan Young liquide définitivement les réparations de guerre de l’Allemagne. En 1938, le patronat américain se félicite des accords de Munich et craint une nouvelle guerre faite à l’Allemagne.

Longtemps, Washington a des yeux de Chimène pour Berlin et vice-versa. Scinder l’Allemagne de la Russie apparaît comme une priorité aux diplomates américains – cette crainte d’un Heartland géopolitiquement uni, théorisée par Harold Mackinder, sera reprise par Zbigniew Brzezinsky dans son Grand échiquier. Suite à la défaite de l’Allemagne nazie, les États-Unis peuvent reprendre leur lune de miel interrompue avec l’Allemagne – et pour de bon.

« The United States is a European Power »

Jean Monnet écrit dans ses Mémoires : « En 1944, j’étais parvenu à des conclusions qui n’ont cessé depuis de guider ma conduite. Il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur une base de souveraineté nationale, avec ce que cela entraîne de politique de prestige et de protection économique […] Cette prospérité et les développements sociaux indispensables supposent que les États d’Europe se forment en une fédération, ou une entité européenne. » Le 5 août 1943, à Alger, il notait déjà : « la paix ne renaîtra pas en Europe si les nations se reconstituent à partir de la souveraineté. Il faut que les peuples fassent une fédération portant un socle économique commun ».

Citons encore cet ancien industriel qui fit sa fortune dans le Cognac, à la fin de ses Mémoires : « Ais-je assez fait comprendre que la communauté que nous créons n’a pas sa fin en elle-même ? Les nations souveraines du passé ne peuvent rester et devenir le cadre des problèmes du présent. La communauté elle-même que nous créons n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. » Une simple étape ? Le propos est clair : Jean Monnet n’a jamais souhaité que la Communauté européenne naissante devienne un État-nation. Aux nationalismes d’Europe, il ne voulait pas substituer un nationalisme continental. Il ne souhaite nullement qu’une Europe avec des intérêts propres et une géopolitique propre émerge ; et moins que tout face aux États-Unis.

Comme l’écrit le chercheur Boris Hazoumé dans un article sur Jean Monnet : « l’Europe [pour ce dernier] ne peut être que fédérale, dans le cadre d’un partenariat euro-américain […] À ses yeux, la notion d’Europe indépendante ne fait pas sens et les États-Unis sont un partenaire incontournable de son intégration »[1]. Des documents récents, issus des archives fédérales américaines déclassifiées, viennent à l’appui de son propos.

On y trouve notamment une lettre de la banque Chase Manhattan adressée à Jean Monnet, qui témoigne d’une correspondance entre le futur Commissaire général au Plan et un certain Dean Acheson – Secrétaire général du président Truman de 1949 à 1953. Si la lettre de la Chase Manhattan rappelle que Monnet fut détenteur d’un compte de 200 000 dollars dans ses coffres, régulièrement approvisionné pour financer des « opérations d’influence », le document le plus évocateur demeure le courrier de Dean Acheson intitulé « The United State is a European Power »[2].

Dean Acheson y fait ainsi état de la nécessité de concevoir « un marché annexe néo-américain pour écouler les sur-capacités productives de l’après-guerre », avec à sa tête une « commission exécutive » en vue de former « un seul ensemble géopolitique » entre les États-Unis et l’Europe.

La Communauté européenne de Défense, sous-marin des États-Unis ?

Sa correspondance tend à démonter que derrière Jean Monnet, ce sont les États-Unis qui sont à la manoeuvre. Dans une note du 6 mai 1943 provenant des archives déclassifiées, adressée au secrétaire d’État américain Harry Hopkins, Monnet s’emporte et déclare : « Il faut se résoudre à conclure que l’entente est impossible avec de Gaulle, qu’il est un ennemi du peuple français et de ses libertés, qu’il est un ennemi de la construction européenne (et) qu’en conséquence, il doit être détruit dans l’intérêt des Français »[3].

Derrière la vision européenne de Jean Monnet, une américanophilie dirigée contre l’URSS, dans le cadre d’une Guerre froide naissante. De Gaulle, à ses yeux, pêchait par mollesse vis-à vis de l’URSS. Si Monnet appelait à « détruire » le Général, l’homme du 18 juin ne le tenait pas en haute estime – il suffit de lire les pages que son ministre Alain Peyrefitte, dans C’était de Gaulle, lui consacre : « L’Europe intégrée, ça ne pouvait pas convenir à la France, ni aux Français… Sauf à quelques malades comme Jean Monnet, qui sont avant tout soucieux de servir les États-Unis ».

Ce lien organique entre construction européenne et tutelle américaine, les débats autour de la Communauté européenne de Défense (CED) devaient le mettre en lumière. De 1951 à 1954, de sérieuses négociations visaient à fusionner les armées d’Europe de l’Ouest sous commandement de l’OTAN. Entamées à Washington, les discussions en faveur de la CED visaient originellement à permettre le réarmement de l’Allemagne afin de protéger le continent européen d’une supposée menace soviétique. Devant le refus de l’allié français, la mémoire vive des douloureuse années d’occupation, les États-Unis proposèrent un réarmement dans le cadre de l’Alliance atlantique.

Que Washington soit à l’origine du projet n’a pas empêché que l’on présente la CED comme une initiative « européenne ». L’indignation fut vive à Paris. Des communistes à de Gaulle, on dénonçait le retour de la Wehrmacht sous pavillon américain. La presse de l’époque, et plusieurs historiens contemporains, n’hésitent pas à évoquer une « affaire Dreyfus de la IVè République ». Les chrétiens-démocrates du MRP et une majorité de socialistes soutient la CED par crainte de Moscou, tandis que gaullistes et communistes se retrouvent alliés objectifs.

De Gaulle conçoit l’Europe comme un « levier d’Archimède » permettant à la France de conquérir une taille lui permettant de concurrencer les grands empire

Face à la pression populaire, le gouvernement centriste repousse le vote à de nombreuses reprises. C’est seulement en 1954 que Pierre Mendes-France tranche le nœud gordien et autorise l’Assemblée à se prononcer. Le résultat est sans appel : le 30 août, 319 voix rejettent la CED – contre seulement 264 en sa faveur. La France torpillait ainsi l’Europe de la Défense. Le Traité de Rome, trois ans plus tard, se gardait bien d’esquisser la moindre perspective de fédéralisation de la Défense. Et lorsqu’en 1992 le Traité de Maastricht est adopté, s’il pose les jalons d’une monnaie fédérale, la chose militaire demeure prérogative nationale.

Chant du cygne de l’indépendance française

Ce cri français d’hostilité devait perdurer. Le second retournement intervient avec le retour au pouvoir du Général de Gaulle en 1958. S’il ne sortit jamais du Traité de Rome, il n’en fut pas moins adversaire résolu des velléités fédérales de la CEE et de son premier commissaire, Walter Hallstein. Le cadre européen d’alors est restreint (six États-membres), protectionniste (tarif extérieur commun) et dirigiste (quotas laitiers). Monnaie unique et règles supranationales de Maastricht sont encore loin. Une vision nationale de l’Europe est affirmée par le Général à plusieurs reprises ; le 15 mai 1962 : « Il ne peut pas y avoir d’autre Europe que celle des États, en dehors des mythes, des fictions, des parades. ». La messe est dite.

Toutefois, en matière européenne, de Gaulle connut quelques fluctuations. Il reprit même, brièvement, la rhétorique de l’Europe puissance. Dès son célèbre discours à l’Université de Strasbourg, le 22 novembre 1959, il conspue l’Europe américaine au profit d’une Europe dite européenne, allant « depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural ». Un paradigme qui s’éloigne des visées américanophiles d’un Jean Monnet. Cette idée d’une Europe-puissance se précise lors des deux plans Fouchet que propose la France à l’Allemagne en novembre 1961 et janvier 1962. De Gaulle espère voir les six acheter du matériel militaire français et se fondre dans la politique étrangère de la France. À Peyrefitte, il confie concevoir l’Europe comme un « levier d’Archimède » permettant à la France de conquérir une taille lui permettant de concurrencer les deux empires américain et soviétique. Le Traité de l’Élysée était né.

C’est à Jean Monnet, cette fois, d’éructer, et de mener un lobbying intense auprès des parlementaires allemands pour faire avorter ce projet. Une fois ratifié en France, le traité doit l’être par le parlement allemand pour entrer en vigueur. Et contre l’avis d’Adenauer, le Bundestag intègre un préambule dans le Traité de l’Élysée qui stipule de l’appartenance indéfectible de la RFA à l’OTAN. Le traité est subitement vidé de sa substance. Monnet a gagné : l’Europe européenne ne verra pas le jour.

Américanisation de l’Europe

Les présidences de Valery Giscard d’Estaing et de François Mitterrand devaient acter l’intensification de la construction européenne, puis l’abandon de nombreuses prérogatives nationales. Le coeur industriel de l’Europe était ouvert aux quatre vents de la mondialisation, et n’en ressortirait pas indemne.

De nombreux processus devaient rendre le continent européen dépendant des États-Unis en matière de Défense. Les élargissements de l’Union européenne de 2004 à 2007 actent l’intégration de pays prompts à s’armer auprès de Washington depuis la Chute du Mur. Leur forte tradition anticommuniste devait en faire des alliés structurels des États-Unis. Mais plus largement, le cadre européen issu de Maastricht mettait en péril la résilience et l’autonomie des secteurs productifs européens, y compris dans la Défense. Sanctuarisation de la rigueur budgétaire et libre-échange obéraient toute politique industrielle de grande échelle.

Leur impact sur le secteur de la Défense fut sans appel : de nombreux pays durent se résoudre à abandonner toute velléité d’indépendance en la matière, se fournissant directement auprès des États-Unis. La tutelle américaine permettait aux Européens de déléguer leur protection à l’OTAN, et de se plier à l’austérité voulue par l’Allemagne. Le vieil axe Washington-Berlin était plus vivace que jamais. Ce protectorat honteux, Donald Trump devait le mettre au centre du débat, protestant (en 2016 comme en 2024) contre le coût financier de l’OTAN. À l’idéalisme du langage diplomatique européen, il opposait le plus froid réalisme.

Cette nouvelle présidence Trump actera-t-elle enfin la constitution d’une « Europe puissance », autonome des États-Unis ? La protestation des chancelleries est vive. Pour autant, on imagine mal les gouvernements baltes, polonais ou allemand s’autonomiser, pour de bon, du maillage militaro-industriel des États-Unis. Du reste, il est douteux que ceux-ci souhaitent réellement se retirer du Vieux continent. Toute la rhétorique isolationniste de Donald Trump ne calme pas sa frénésie de vente de F-35. Et l’Europe a-t-elle cessé d’être aux yeux des États-Unis, selon le mot de Dean Acheson, « un marché annexe néo-américain pour écouler les surcapacités productives » ?

Notes :

[1] Boris Hazoumé, « Jean Monnet, “l’inspirateur” », Inflexions, 33, 2016

[2] Éric Branca, L’ami américain : Washington contre de Gaulle, 1940-1969, Perrin, 2017

[3] Ibid.

06.04.2025 à 05:45

L’axe Budapest-Tel-Aviv : au-delà des convergences idéologiques

Anita Zsurzsán

L’accueil en grande pompe d’un criminel de guerre à Budapest ferait-il oublier l’essentiel ? Quelques mois avant l’invitation de Benjamin Netanyahou, des « pagers » explosifs fabriqués en Hongrie étaient activés par le Mossad contre des cibles libanaises, civiles et militaires. Quelques années plus tôt, Viktor Orbán utilisait le logiciel-espion Pegasus, conçu en Israël, pour surveiller ses opposants. […]
Texte intégral (2173 mots)

L’accueil en grande pompe d’un criminel de guerre à Budapest ferait-il oublier l’essentiel ? Quelques mois avant l’invitation de Benjamin Netanyahou, des « pagers » explosifs fabriqués en Hongrie étaient activés par le Mossad contre des cibles libanaises, civiles et militaires. Quelques années plus tôt, Viktor Orbán utilisait le logiciel-espion Pegasus, conçu en Israël, pour surveiller ses opposants. Il avait d’abord été testé sur les Palestiniens, cobayes d’une surveillance étendue sur plusieurs continents. Au-delà des convergences idéologiques évidentes entre Benjamin Netanyahou et Viktor Orbán, c’est un échange de bons procédés que révèle la consolidation de l’acte Budapest-Tel-Aviv [1].

Viktor Orbán a convié son homologue israélien en dépit des accusations qui pèsent contre lui : usage de la famine comme arme de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. En vertu du droit international, cela n’aurait pas dû survenir. État-membre de la Cour pénale internationale (CPI), la Hongrie était tenue d’arrêter Benjamin Netanyahou dès son arrivée sur le sol hongrois. Or, avant même l’atterrissage du Premier ministre israélien, le gouvernement d’Orbán fait savoir qu’il ne respecterait pas ces obligations légales. En accueillant un criminel de guerre, la Hongrie affiche une fois de plus son mépris des droits humains et de la justice internationale.

Orbán avait annoncé dès novembre dernier son intention d’inviter Netanyahou, qualifiant les mandats d’arrêt de la CPI d’« honteux » et « absurdes ». Ce séjour — de deux — est le deuxième voyage international du Premier ministre israélien depuis la publication des mandats d’arrêt, après l’ovation debout qu’il a reçue au Congrès américain pour ses crimes contre l’humanité.

Péter Magyar, le visage de l’opposition à Orbán, a évité de condamner la visite de Benjamin Netanyahou

Ce n’est pas une première. En 2023, le chef de cabinet d’Orbán avait déjà confirmé que la Hongrie n’arrêterait pas Vladimir Poutine si celui-ci venait à se rendre dans le pays, bien qu’il soit lui aussi recherché par la CPI pour crimes de guerre en Ukraine. Tout en se posant en chantre de la paix sur la scène intérieure, Orbán sabote les principes de justice et d’État de droit en ouvrant les bras aux criminels de guerre les plus notoires de la planète.

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Quid des critiques progressistes d’Orbán ? Elles brillent par leur silence. Le fameux « plus jamais ça » semble n’avoir plus aucune portée en Hongrie. La visite de Netanyahou aurait pu être l’occasion de protester contre l’accueil d’un criminel de guerre. Mais plutôt que de défendre le droit international, l’ensemble du spectre politique hongrois a préféré l’indifférence – ou la complaisance. Un silence qui, comme auparavant dans l’histoire du pays, risque de laisser sur la conscience collective la marque d’une complicité avec les entreprises fascisantes et génocidaires.

Moment critique

La visite de Netanyahou intervient en pleine période de tensions politiques en Hongrie. Le mois dernier, Viktor Orbán a annoncé son intention d’interdire les « marches des fiertés » dans tout le pays. Pour justifier cette attaque frontale contre les droits des personnes LGBTQ, il a invoqué la « protection de l’enfance ». Une défense des mineurs qui, visiblement, ne trouve rien à redire au massacre de dizaines de milliers d’enfants à Gaza.

Le projet d’interdiction a déclenché une vague d’indignation en Hongrie comme au sein de l’Union européenne. Des manifestations massives ont eu lieu pour défendre les droits LGBTQ et les libertés constitutionnelles. Les militants hongrois ont organisé plusieurs actions, notamment en arborant le triangle rose — symbole utilisé par les nazis pour persécuter les personnes homosexuels — sur les principaux monuments de Budapest. Dans ce contexte, la venue de Benjamin Netanyahou, combinée à cette nouvelle attaque contre les minorités et la liberté de réunion, pose aussi un défi à Péter Magyar, le nouveau visage de l’opposition.

Ancien membre du parti Fidesz, Magyar dirige le parti Tisza, une formation de centre droit relativement récente, qui enregistre de bons scores dans les sondages. À l’image des précédents adversaires d’Orbán, il adopte une stratégie que l’on peut qualifier de « centriste radicale », refusant de prendre position sur nombre d’enjeux considérés comme sensibles, afin de séduire l’électorat progressiste tout en mordant sur les conservateur. Pour l’instant, il s’est gardé de défendre les homosexuels hongrois face à cette attaque frontale contre leurs droits, recevant paradoxalement le soutien des libéraux – au lieu des critiques que pourraient générer sa lâcheté. Magyar a également évité de condamner la visite de Netanyahou, malgré les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale.

Représente-t-il une quelconque alternative pour défendre les principes démocratiques et humanitaires en Hongrie ?

Blanchir l’antisémitisme

La relation ambiguë entre Orbán et Netanyahou — utilisée comme outil de blanchiment de l’antisémitisme passé du Fidesz — avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais la visite du Premier ministre israélien en Hongrie illustre plus que jamais à quel point les postures pro-israéliennes peuvent parfaitement avec un antisémisme latent. Paradoxe devient d’autant plus brûlant à l’heure où Donald Trump instrumentalise la crainte de l’antisémitisme pour justifier une nouvelle vague de répression maccarthyste — allant jusqu’à l’arrestation et la déportation de personnes critiques à l’égard d’Israël. L’affaire Mahmoud Khalil constitue un cas d’école sur la décomplexion de la droite pro-israélienne : jusqu’où est-elle prête à aller — et que peut-elle se permettre sans être inquiétée ?

Cette prétendue lutte contre l’antisémitisme est devenue le prétexte au déploiement d’un agenda ultra-conservateur. Une litanie d’« envahisseurs étrangers » — immigrés, musulmans, progressistes, féministes, personnes queer, etc — menaceraient menacer les autochtones hongrois, dans une posture obsidionale qui n’est pas sans rappeler les justifications des colons israéliens.

Cette paranoïa suprémaciste autour du fantasme d’un « grand remplacement » est pleinement assumée par Orbán, tout comme Trump ou Netanyahou. Dans son discours du 15 mars, jour de fête nationale, Orbán déclarait : « La bataille qui se joue aujourd’hui est en réalité celle de l’âme du monde occidental. L’empire veut mélanger puis remplacer les populations natives d’Europe par des masses envahissantes issues de civilisations étrangères. » Il semble admirer Israël dans son processus de fascisation à marche forcée – dont le génocide en cours à Gaza est la manifestation la plus criante.

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En mars dernier, des figures majeures de l’extrême droite européenne, dont des Hongrois, se sont rendues à Jérusalem pour une conférence organisée par le gouvernement israélien au nom de la lutte contre l’antisémitisme. De nombreuses organisations et personnalités juives ont boycotté l’événement, dénonçant la présence de figures notoirement fascisantes. Lors de la conférence, Netanyahou a salué la répression brutale menée par Trump contre les manifestations pro-palestiniennes, tout en soutenant son projet de nettoyage ethnique par expulsion à Gaza. Il a également attribué la montée de l’antisémitisme à « une alliance systémique entre l’ultra-gauche progressiste et l’islam radical ».

La Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz.

La plupart des intervenants ont soigneusement évité d’évoquer l’antisémitisme d’extrême droite. Tandis que Netanyahou aide Orbán à blanchir l’antisémitisme du Fidesz, Orbán semble lui rendre la pareille en adoubant les projets d’épuration ethnique de Trump à Gaza. Selon le Times of Israel, Netanyahou chercherait à obtenir le soutien d’Orbán pour « bâtir une coalition de pays en faveur du plan de Trump pour Gaza ». En février, Donald Trump avait défendu l’expulsion des Palestiniens pour transformer Gaza en station balnéaire — une idée rejetée, d’après les sondages, par seulement 16 % de la population israélienne. D’autres intérêts pourraient cependant être en jeu.

De Pegasus aux pagers

Orbán n’a pas encore commenté ou soutenu les projets de Donald Trump pour Gaza. Il reste difficile de savoir à quel point il risquerait gros en adoubant une proposition aussi marquée, alors que l’exaspération grandit à son égard dans plusieurs capitales européennes. D’après un document obtenu par Politico, la coalition du chancelier allemand entrant Friedrich Merz entend pousser l’Union européenne à suspendre les fonds et les droits de vote des pays violant les principes fondamentaux du bloc — une directive qui vise sans ambiguïté la Hongrie. Mais l’Union elle-même reste divisée sur la question israélo-palestinienne.

Plus tôt cette année, la Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz. Un sondage révélait que plus de 60 % des Polonais soutenaient une telle arrestation. Finalement, Netanyahou a renoncé à faire le déplacement. Alors, pourquoi prendre le risque de se rendre dans l’Union européenne pour rencontrer Orbán ?

En 2021, un rapport révélait que des journalistes et critiques du régime hongrois avaient été ciblés par Pegasus, logiciel espion israélien. Développé par NSO Group, cet outil — acquis et utilisé par divers régimes autoritaires pour surveiller journalistes et militants — permet d’activer à distance caméras, micros et de siphonner toutes les données d’un téléphone. Si les États-Unis ont depuis inscrit NSO Group sur liste noire, la Hongrie, elle, n’a jamais reconnu ni assumé ses achats du logiciel.

Les accusations d’abus liés à Pegasus se sont multipliées, alors que des voix palestiniennes alertaient depuis des années : la population palestinienne servirait de cobaye pour les technologies de guerre (y compris psychologique) israéliennes, testées à Gaza avant d’être exportées pour des usages répressifs à l’échelle mondiale.

En 2024, une entreprise hongroise a été impliquée dans la fabrication de « pagers explosifs » utilisés au Liban et en Syrie pour terroriser et éliminer des civils. BAC Consulting aurait fourni des milliers de ces appareils, qui ont tué au moins douze personnes — dont deux enfants — et blessé quelque 2 800 autres. Une enquête du New York Times révèle que le Mossad a créé plusieurs sociétés-écrans pour commercialiser ces appareils, dont l’une serait précisément BAC Consulting, basée en Hongrie.

Ces affaires dévoilent que la convergence entre la Hongrie et Israël dépasse les affinités idéologiques : elle s’enracine aussi dans des partenariats opaques. Alors même qu’Orbán annonce vouloir recourir à des technologies de surveillance sophistiquées pour réprimer les organisateurs et les participants des marches des Fiertés, Israël pourrait bien lui en fournir les outils.

Ainsi, l’opposition hongroise a choisi de ne pas poser les questions qui fâchent sur cette visite de Netanyahou — qui restera probablement l’un des épisodes les plus honteux de l’histoire hongroise du XXIe siècle. Qu’un criminel de guerre poursuivi au niveau international puisse se promener librement en Hongrie, sans la moindre opposition, ne témoigne-t-il pas du degré de fascisation de la société hongroise ?

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Viktor Orbán’s Shameful Embrace of Benjamin Netanyahu » et traduit pour LVSL.

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