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07.05.2024 à 19:00

Face à l’OTAN et aux réticences allemandes, l’impossible autonomie stratégique européenne

Jean de Gliniasty

Depuis son élection, Emmanuel Macron plaide encore et toujours pour une autonomie stratégique européenne. Ce projet est pourtant voué à l'échec tant les partenaires de la France préfèrent s'aligner sur les États-Unis.
Texte intégral (2409 mots)

Puissance militaire et diplomatique majeure, la France a longtemps défendu avec vigueur son indépendance stratégique, notamment en refusant la Communauté Européenne de Défense en 1954, en sortant du commandement intégré de l’OTAN en 1966 et en s’accrochant au processus de décision à l’unanimité plutôt qu’à la majorité qualifiée [1]. Par la suite, elle a tenté à plusieurs reprises de s’émanciper de la tutelle américaine à travers le « couple franco-allemand » initié par le traité de l’Élysée de 1963 et diverses tentatives de création d’une « Europe de la défense ». Tous ces efforts ont cependant échoué, les autres États membres préférant s’aligner sur les États-Unis en échange de leur parapluie nucléaire. Pour Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, la volonté française d’autonomie stratégique européenne est ainsi vouée à l’échec. Dans son livre France, une diplomatie déboussolée (L’inventaire, 2024), l’ancien ambassadeur de France en Russie, au Brésil, au Sénégal et au consulat général de Jérusalem alerte sur l’impasse de ce projet alors qu’un nouvel élargissement à l’Est se profile. Extraits.

Rares sont les domaines de compétence qui échappent désormais à une sorte de partage avec les institutions européennes (à l’exception, sans doute, de la défense nucléaire). Et ce partage progressif des compétences se fait au sein d’une Europe de plus en plus hétérogène. Les deux élargissements de 1995 (Suède, Finlande, Autriche) et 2004-2007 (pays baltes et tous les ex-satellites de l’URSS plus Malte et Chypre, auxquels s’est ajoutée la Croatie en 2013) ont fait de la politique étrangère de l’Union européenne un ensemble ingérable dont les deux dénominateurs communs sont l’alignement sur les États-Unis et la défense des droits de l’homme dans le monde. 

La rupture de 2003 due à l’intervention américaine en Irak en a été un avertissement brutal. La prise de conscience par la France de son incapacité, malgré l’appui de l’Allemagne, à entraîner les pays de la « nouvelle Europe » dans le refus de la guerre décidée par Washington, a engendré un vrai traumatisme. La pique du président Chirac, jugeant « mal élevés » ces pays qui soutenaient Washington alors qu’ils n’étaient pas encore membres de l’Union européenne, a laissé des traces profondes. En réalité, ces pays avaient pour objectif essentiel d’adhérer à l’OTAN plus qu’à l’Union européenne. Cette priorité de leur politique étrangère s’est maintenue depuis lors, si l’on excepte le moment de panique provoqué par le président Trump qui avait remis en cause, au sommet de l’OTAN de mai 2017, l’engagement de solidarité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Au demeurant, cette alerte a permis de faire plus de progrès en quatre ans sur la voie de l’autonomie stratégique que durant les vingt-cinq années qui avaient précédé (création, en 2021, du Fonds européen de la défense et de la Facilité européenne pour la paix…). 

Le discours du président Macron à la Sorbonne, en septembre 2017, visant à renforcer l’Europe souveraine sans toucher à la question des votes à la majorité qualifiée, n’avait cependant pas reçu de réponse. Le silence allemand, en particulier, était assourdissant. De fait, les effets du retour des Démocrates américains au pouvoir à Washington, avec un Joe Biden beaucoup plus soucieux des intérêts européens, et l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 ont vite regroupé les Européens autour de l’OTAN. 

Les signes du renouveau de cette cohésion atlantique ont été nombreux : adhésion à l’OTAN de deux nouveaux États membres antérieurement neutres (Suède et Finlande) ; coordination de l’aide à l’Ukraine sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne ; achats massifs d’armes américaines qui rééquipent en urgence les armées européennes (chasseurs F35…) ; sanctions coordonnées au G7 sous impulsion américaine (par exemple pour l’embargo sur le gaz et le pétrole russes dont le prix est plafonné).

Mais ce mouvement s’opère au détriment du projet d’autonomie stratégique de l’Europe. La remarquable mobilisation européenne, orchestrée par la présidence française au Sommet de Versailles en mars 2022 après l’invasion de l’Ukraine, a plus été un sous-produit de la solidarité occidentale qu’une manifestation de cohésion européenne. Le premier effet du discours du chancelier Scholz, le 27 février 2022 (discours dit du Zeitenwende ou « changement d’ère »), trois jours après l’invasion de l’Ukraine, a été de consacrer une grande partie des cent milliards d’euros supplémentaires annoncés pour le budget de l’armée allemande à l’achat de F35 et d’hélicoptères lourds américains. De même, le discours d’août 2022 du chancelier à l’université Charles de Prague, s’il se pose en force de proposition pour le renforcement de la « souveraineté européenne » conformément aux préoccupations françaises, poursuit dans la veine traditionnelle de Berlin.

Il fonde la souveraineté à venir d’une Europe bientôt élargie à plus de trente États sur la prise de décision à la majorité qualifiée en politique étrangère. Accessoirement, il cite comme fondement de la politique de défense européenne un projet de défense aérienne qui mentionne de nombreux pays mais non la France, pourtant en pointe dans ce domaine.

Finalement la France, ainsi marginalisée, aurait plus de possibilités de défendre ses intérêts dans une OTAN fonctionnant à l’unanimité… Brouillée avec la majorité des États membres, la France aura du mal à conserver son influence et son statut au sein des institutions européennes. Le discours d’Emmanuel Macron au Forum GLOBSEC Bratislava, le 31 mai 2023, a tenté de réconcilier son pays avec ceux d’Europe centrale au prix d’un engagement accru aux côtés de l’Ukraine et d’un soutien aux nouveaux élargissements.

S’il a cherché à les mobiliser en faveur de l’autonomie stratégique de l’Europe, c’était la seule condition pour qu’ils reçoivent le message, dans un cadre clairement occidental et otanien. Dans son discours aux ambassadeurs d’août 2023, le président français a entériné l’idée d’un nouvel élargissement de l’Union européenne en évoquant les difficultés qu’il présentera et en suggérant plus d’intégration et plusieurs vitesses. Mais la mise en œuvre de ces bons principes risque d’être périlleuse et semée d’obstacles pour notre pays. 

Des progrès ont pourtant été enregistrés dans le cadre des institutions européennes. Si le discours de la Sorbonne du président Macron, en septembre 2017, n’avait pas reçu de réponse directe d’Angela Merkel, la pression de la crise du Covid, celle des positions erratiques de Trump et la prise de conscience des vulnérabilités de l’Union européenne ont conduit à certaines modifications de l’« esprit » des institutions européennes. 

En marge du renforcement de la solidarité atlantique provoqué par l’invasion de l’Ukraine et sous l’impulsion française, des changements importants ont pu être obtenus, facilités par le retrait du Royaume-Uni. La notion de politique industrielle pas plus que celle d’« autonomie stratégique » de l’Europe ne sont désormais taboues ; les dettes sont mises en commun quand c’est nécessaire ; un Plan de relance de 750 milliards d’euros, financé par la dette de l’Union européenne, a été décidé après la crise du Covid (NextGenerationEU). Le recours à certaines protections du marché européen est désormais admis, même s’il s’agit en premier lieu de lutter contre les pratiques commerciales déloyales des exportateurs, de mieux protéger les marchés publics européens en cas de non réciprocité (première réaction contre le Buy American Act de 1933…) et d’uniformiser les conditions de concurrence en matière écologique (taxe carbone aux frontières…).

Si les premières décisions du Fonds européen de défense (FED), créé à l’initiative de la France, ont parfois été contestables et si les projets menés par l’Allemagne, souvent sans la France, risquent d’en être les principaux bénéficiaires, il reste qu’une politique industrielle en matière d’armement commence à voir le jour (le FED est doté de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027). La Commission envisage même, sous la pression française, la création d’un instrument destiné à contrer l’Inflation Reduction Act (IRA) américain, qui avantage la production sur le territoire des États-Unis. Toutefois, le camp des ultra-libéraux ne rend pas les armes ni ne renonce à ses combats retardateurs, notamment dans le cas de la réaction européenne à l’IRA : certains États membres estiment ainsi que cet avantage que se donnent les Américains est la contrepartie légitime de la protection qu’ils accordent à l’Europe. 

Néanmoins, il est désormais admis que l’Union européenne doit se protéger, encourager et sauvegarder ses industries de pointe, et ne pas ouvrir son marché sans contrepartie. Ces modestes progrès vers l’autonomie stratégique industrielle et technologique restent, certes, dans le cadre des institutions européennes. De nombreux projets de coopération interétatique ont pris corps sans intervention européenne, et une impulsion nouvelle leur sera donnée. Mais cela ne touche qu’indirectement la défense ou la politique étrangère commune. 

Dans ces domaines la France n’a pas vraiment choisi. Elle n’a pas renoncé à une politique étrangère européenne, malgré tous les obstacles institutionnels et les risques pour son statut, notamment la pression pour le vote à la majorité qualifiée et la demande allemande d’un siège permanent européen (et non plus français) au Conseil de sécurité. Mais si elle ne souscrit pas à l’idée de faire régir la politique étrangère par la majorité qualifiée, comme le propose depuis longtemps l’Allemagne, elle ne parvient pas pour autant à approfondir la coopération intergouvernementale et à en faire un embryon d’Europe puissance. La publication, en septembre 2023, du rapport des experts franco-allemands mandatés par les deux pays ne règle pas le problème : il subordonne les adhésions de nouveaux pays à des réformes structurelles parmi lesquelles une nouvelle extension, non décisive, du vote à la majorité qualifiée, sans toucher au cœur de la politique étrangère. 

France, une diplomatie déboussolée, Editions L’inventaire, 2024.

La France se trouve dans une impasse, devant arbitrer entre une Europe théoriquement souveraine mais impuissante et « otanisée », avec vingt-sept États membres, voire peut-être prochainement trente-six, votant à la majorité qualifiée sur des sujets qui touchent aux fondements de la souveraineté française, et une Europe puissance inscrite dans une coopération intergouvernementale plus étroite, à base franco-allemande, comme l’avait voulu le plan Fouchet ou le traité franco-allemand, mais dont l’Allemagne ne veut pas.

Notes :

[1] Procédure de vote au Conseil Européen (organe intergouvernemental représentant les Etats) requérant 55% des Etats-membres représentant 65% de la population européenne pour qu’une décision soit adoptée.

05.05.2024 à 18:36

Pourquoi l’extrême-droite s’intéresse aux théories décoloniales

Miri Davidson

Opposant le "mondialisme" à l'enracinement et aux traditions, des théoriciens comme Alexandre Douguine, Alain de Benoist ou Renaud Camus se réapproprient des concepts décoloniaux pour justifier leur vision du monde réactionnaire. Les contradictions de leur raisonnement sont légion.
Texte intégral (2477 mots)

L’extrême droite veut décoloniser. En France, les intellectuels d’extrême droite ont pris l’habitude de désigner l’Europe comme la victime autochtone d’une « colonisation par les immigrés » orchestrée par les élites « mondialistes ». Renaud Camus, théoricien du « grand remplacement », a même fait l’éloge des grands noms de la littérature anticoloniale – « tous les textes majeurs de la lutte contre la colonisation s’appliquent remarquablement à la France, en particulier ceux de Frantz Fanon » – en affirmant que l’Europe a besoin de son FLN (le Front de Libération Nationale a libéré l’Algérie de l’occupation française, ndlr). Le cas de Renaud Camus n’a rien d’isolé : d’Alain de Benoist à Alexandre Douguine, les figures de l’ethno-nationalisme lisent avec attention les théoriciens décoloniaux. Et ils incorporent leurs thèses, non pour contester le système dominant, mais pour opposer un capitalisme « mondialiste », sans racines et parasitaire, à un capitalisme national, « enraciné » et industriel.

Article originellement publié dans la New Left Review sous le titre « Sea and Earth », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

On retrouve un style de raisonnement similaire chez les suprémacistes hindous qui recourent aux idées des théoriciens décoloniaux latino-américains pour présenter l’ethnonationalisme comme une forme de critique indigène radicale; l’avocat et écrivain Sai Deepak l’a fait avec tant de succès qu’il a réussi à persuader le théoricien du décolonialisme Walter Mignolo de composer un texte de soutien. Pendant ce temps, en Russie, Poutine revendique le rôle leader de la Russie dans un « mouvement anticolonial contre l’hégémonie unipolaire », tandis que son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, promet d’être « solidaire des demandes africaines dans leur volonté d’achever le processus de décolonisation ».

Le phénomène va bien au-delà des retournements de position habituels du discours réactionnaire. Une perspective décoloniale est ainsi défendue par les deux figures intellectuelles les plus en vue de la « nouvelle droite » européenne : Alain de Benoist et Alexandre Douguine. Dans le cas de de Benoist, il s’agit d’un changement majeur par rapport à ses allégeances colonialistes antérieures. Sensibilisé à la politique pendant la guerre d’Algérie, il a trouvé sa voie au sein des organisations de jeunes nationalistes blancs qui cherchaient à empêcher l’effondrement de l’empire français.

Après avoir loué la bravoure de l’OAS (l’Organisation de l’Armée Secrète était un groupe terroriste d’extrême-droite fermement opposé à l’indépendance algérienne, ndlr), il a consacré deux de ses premiers livres à la mise en œuvre du nationalisme blanc en Afrique du Sud et en Rhodésie, décrivant l’Afrique du Sud sous l’apartheid comme « le dernier bastion de l’Occident d’où nous venons ». Cependant, dans les années 1980, de Benoist a changé de cap. Après avoir adopté un imaginaire païen et abandonné les références explicites au nationalisme blanc, il a choisi d’orienter sa pensée vers la défense de la diversité culturelle.

Comme l’écrit Fanon, la décolonisation ne peut ni renoncer « au présent ni à l’avenir au profit d’un passé mystique », ni se fonder sur « les litanies stériles et le mimétisme nauséabond » d’une Europe avilie qui, à l’époque où il écrit, « oscille entre la désintégration atomique et spirituelle ».

Face aux assauts du multiculturalisme libéral et du consumérisme de masse, de Benoist soutient désormais que la nouvelle droite doit lutter pour défendre le « droit à la différence ». De là à revendiquer une parenté tardive avec le malheureux sort des nations du tiers-monde, il n’y a qu’un pas. « Sous l’égide des missionnaires, des armées et des marchands, l’occidentalisation de la planète a incarné un mouvement impérialiste nourri par le désir d’effacer toute altérité », écrivait-il avec Charles Champetier dans leur Manifeste pour une renaissance européenne (2012).

Les auteurs insistent sur le fait que la nouvelle droite « défend tous les groupes ethniques, et toutes les langues et cultures régionales menacés d’extinction » et « soutient les peuples qui luttent contre l’impérialisme occidental ». Aujourd’hui, la préservation des différences anthropologiques et le sentiment de fragilité des autochtones sont des thèmes récurrents dans l’extrême droite européenne. « Nous refusons de devenir les Indiens d’Europe », proclame le manifeste de Génération identitaire, un groupe de jeunes néofascistes.

Douguine, proche collaborateur d’Alain de Benoist, a intégré encore plus radicalement cet esprit décolonial dans sa vision du monde. Son système de pensée – qu’il appelle néo-eurasisme ou « quatrième théorie politique » – s’appuie sur une critique de l’eurocentrisme inspirée d’anthropologues tels que Lévi-Strauss. Selon lui, la Russie a beaucoup en commun avec le monde postcolonial : elle aussi est victime de la volonté d’assimilation inhérente au libéralisme occidental qui transforme un monde d’une grande diversité ontologique en une masse plate, homogène et départicularisée (on peut se reporter à la « matière humaine indifférenciée » de Renaud Camus ou à ce que Marine Le Pen a appelé « la bouillie sans saveur » du mondialisme).

Contrairement à ce programme universaliste, affirme Douguine, nous vivons dans un « plurivers » de civilisations distinctes, chacune évoluant à son propre rythme. « Il n’y a pas de processus historique unifié. Chaque peuple a son propre modèle historique qui évolue à un rythme différent et parfois dans des directions différentes ». Les parallèles avec l’école décoloniale de Mignolo et Anibal Quijano sont évidents. Chaque civilisation s’épanouit dans un cadre épistémologique unique, mais cette efflorescence a été freinée par « l’épistémè unitaire de la modernité » (les mots sont de Douguine, mais ils pourraient être de Mignolo).

La modernisation, l’occidentalisation et la colonisation sont « une série de synonymes » : chacune implique l’imposition d’un modèle de développement exogène à des civilisations plurielles. Le fait que les identités ethnonationales défendues par Douguine soient des artefacts de la production coloniale de la différence – les régimes raciaux par lesquels elle différencie, catégorise et organise l’exploitation et l’extraction – n’est pas envisagé. Pas plus d’ailleurs que le caractère moderne de nombreux mouvements anti-impérialistes qui cherchaient non pas à revenir à une culture traditionnelle, mais plutôt à refonder le système mondial. Comme l’écrit Fanon, la décolonisation ne peut ni renoncer « au présent ni à l’avenir au profit d’un passé mystique », ni se fonder sur « les litanies stériles et le mimétisme nauséabond » d’une Europe avilie qui, à l’époque où il écrit, « oscille entre la désintégration atomique et spirituelle ».

Douguine et de Benoist ne se laissent pas impressionner par de telles contradictions. « La quatrième théorie politique est devenue un slogan pour la décolonisation de la conscience politique », affirme Douguine, dont la première expression pratique est l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y perçoit une lutte longtemps attendue pour la réunification de l’Eurasie, ancien monde panslave dépecé par les visées occidentales, mais aussi la première étape de ce qu’il appelle le « grand réveil », une bataille millénaire pour renverser l’ordre mondial libéral et inaugurer un monde multipolaire.

Douguine entrevoit une coalition de mouvements à travers le monde pour participer à cette bataille : « Les manifestants américains seront une aile et les populistes européens seront l’autre aile. La Russie en général sera la troisième ; elle sera une entité angélique avec de nombreuses ailes – une aile chinoise, une aile islamique, une aile pakistanaise, une aile chiite, une aile africaine et une aile latino-américaine ». Mais la guerre en Ukraine n’est-elle pas une guerre impériale, ou une guerre d’ « impérialismes concurrents », comme l’a formulé Liz Fekete ? Douguine serait d’accord. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est une étape clé de sa « renaissance impériale ».

Mais comment peut-on parler simultanément de renaissance impériale et de décolonisation ? Ici, Douguine et de Benoist puisent largement chez Carl Schmitt. Dans ses écrits sur la géopolitique, Schmitt identifie dans la « puissance navale » des empires maritimes anglo-américains un type particulier de domination impériale – dispersée, déterritorialisée, fluctuante et financière. La puissance navale fait naître un empire dispersé dépourvu de cohérence territoriale, et génère un cadre spatial et juridique qui considère la surface de la terre comme une simple série de voies de circulation.

Cet impérialisme génère également sa propre épistémologie : « Le mode de pensée juridique qui se rapporte à un empire mondial géographiquement incohérent et dispersé sur la terre tend par nature vers une argumentation universaliste », écrit Schmitt. Sous le couvert d’universaux abstraits tels que les droits de l’homme, cet imperium « se mêle de tout ». Il s’agit d’une « idéologie pan-interventionniste », écrit-il, « et tout ceci sous couvert d’humanitarisme ».

À l’imperium déterritorialisé, Schmitt oppose un impérialisme territorial – et légitime. Il s’appuie sur ses concepts de Grossraum et de Reich : un Grossraum peut être compris comme un bloc civilisationnel, tandis que le Reich en est le centre spirituel, logistique et moral. Comme l’écrit Schmitt, « chaque Reich a un Grossraum où son idée politique rayonne et qui ne doit pas être confronté à des interventions étrangères ». Si l’imperium correspond à une « conception scientifique vide, neutre, mathématique et naturelle de l’espace », le Grossraum implique une conception « concrète » inséparable du peuple particulier qui l’occupe.

Cette notion territoriale de l’espace, écrit Schmitt, « est incompréhensible pour l’esprit du Juif ». Comme le proclame de Benoist : « La distinction fondamentale entre la terre et la mer, les puissances terrestres et maritimes, qui définissent la distinction entre la politique et le commerce, le solide et le liquide, l’espace et le réseau, la frontière et le fleuve, va reprendre de l’importance. L’Europe doit cesser de dépendre de la puissance navale des États-Unis et être solidaire de la logique continentale de la terre ». La terre est colonisée par l’eau, les régions centrales par les villes portuaires, l’autorité souveraine par les flux de capitaux transnationaux.

Dans les écrits récents de Douguine et de Benoist, la « colonisation » est une pratique déterritorialisée méprisable, tandis que l’ « impérialisme » est réservé à une forme d’expansion territoriale plus noble. 

Avec cette opposition entre l’imperium et le Grossraum, la pensée de Schmitt offre une perspective de réalignement significative : la construction d’un empire territorial devient compatible avec un certain sentiment anticolonial. Dans les écrits récents de Douguine et de Benoist, la « colonisation » est une pratique déterritorialisée méprisable, tandis que l’ « impérialisme » est réservé à une forme d’expansion territoriale plus noble. Le colonialisme en vient ainsi à signifier moins un phénomène de domination politique ou militaire qu’un « état d’asservissement intellectuel », pour reprendre les termes de Douguine, moins une question d’annexion territoriale qu’une forme d’assujettissement à des « modes de pensée coloniaux ».

C’est la « souveraineté » des esprits, des mots et des catégories qui est violée. Le colonialisme domine le monde en supprimant les identités : plus de femmes, seulement le « genre X » (pour reprendre la terminologie de Giorgia Meloni). Il est « ethnocidaire » par essence ; l’effacement culturel et le remplacement démographique sont ses principaux outils. Les colonisations militaires, administratives, politiques et impérialistes sont certes douloureuses pour les colonisés, nous dit Renaud Camus, mais elles ne sont rien à côté des colonisations démographiques qui touchent à l’être même des territoires conquis, transformant leurs âmes et leurs corps.

Avec cette nouvelle définition de la colonisation renvoyant à des schémas migratoires changeants (engendrés ni plus ni moins par la structure coloniale de l’économie mondiale), à des normes de genre en mutation et à une culture libérale homogénéisante, l’extrême droite se présente désormais comme la championne de la souveraineté populaire et de l’autodétermination des peuples. Elle peut également mettre en scène une lutte imaginaire contre les ravages du capital transnational. Pour ces théoriciens, décoloniser, c’est séparer un type de capitalisme d’un autre, une procédure bien établie au sein de la pensée d’extrême-droite.

Un capitalisme financier mondialiste, sans racines, parasitaire (pensé comme colonial) est distingué d’un capitalisme racial, national, industriel (pensé comme souverain, voire décolonial). Il va sans dire qu’une telle séparation est illusoire : les systèmes globaux d’accumulation du capital, avec leurs processus enchevêtrés de spéculation immatérielle et d’extraction de ressources, ne peuvent pas être découplés de cette manière. Mais séparer l’inséparable ne semble pas poser de problème à la pensée réactionnaire. En réalité, cette séparation apparaît même cruciale pour elle. En effet, une fois qu’une antinomie imaginaire a été construite, on peut en désavouer le côté détesté et, de cette manière, sembler maîtriser ses propres déchirures intérieures.

04.05.2024 à 17:51

CONFÉRENCE – JAURÈS ET LA SOCIALE, UNE THÉORIE SOCIALISTE ET ÉMANCIPATRICE DE L’ÉTAT

la Rédaction

Si Jean Jaurès est devenu une figure tutélaire de la gauche, sa pensée concrète de l'Etat reste méconnue. Hybridation entre le marxisme traditionnel et la tradition républicaine française, cette théorie continue pourtant à éclairer les débats actuels.
Lire plus (297 mots)

De la gauche à l’extrême-droite, l’héritage de Jean Jaurès, père du socialisme français, est fréquemment revendiqué. Galvaudée, sa figure est alors érigée en autorité, celle de l’apôtre de la paix ou d’une gauche qui savait encore être patriote. Mais derrière ces images convenues, peu se réfèrent directement à son œuvre théorique, masquée par l’ombre portée de son action politique et par l’aura du martyr. Ainsi, la littérature sur la conception philosophique de l’État jaurésien est abondante, mais en général mal connue au-delà des cercles universitaires. C’est l’ambition de cette table-ronde que de rendre accessible à un public élargi la pensée de Jaurès sur une institution qui fait débat à gauche, l’État. En effet, au contraire de Marx et d’Engels qui prévoient le dépérissement de l’État, Jaurès en propose une lecture positive, qui fait de “l’État juste” un outil protecteur à partir duquel peut se réaliser un socialisme républicain. Pour Jaurès, la synthèse entre la tradition républicaine issue de la Révolution française et celle du mouvement ouvrier, la Sociale, doit aboutir à la réalisation d’une République démocratique, sociale et laïque, au cœur d’une théorie socialiste de l’émancipation.

➜ Pour discuter de la question, Le Vent Se Lève recevait le 18 novembre 2023 Gilles Candar, historien, président de la Société d’études jaurésiennes, Clothilde Combes, doctorante en droit public, spécialiste de l’État juste selon Jaurès et Hugo Rousselle-Nerini, historien du droit, spécialiste des droits sociaux.

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