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27.01.2025 à 16:51

Accord mondial ou action unilatérale ? Comment taxer les multinationales ?

Barbara Goldman

Alors que libéraux vantent l'accord de l'OCDE en 2021 pour une taxation mondiale à 15% des multinationales, celui-ci comporte de nombreuses limites et ne sera probablement jamais appliqué. Face à l'échec de la coopération internationale, une action unilatérale s'impose pour taxer les grands groupes. Mais comment faire en pratique ?
Texte intégral (3655 mots)

Certains voudraient faire de la taxation des multinationales quelque chose d’impossible, du moins sans un certain consensus international. Pourtant, de nombreux économistes nous disent le contraire. Si l’on veut, l’on peut taxer les multinationales, et ce au niveau uniquement français s’il le faut. Ce devient une urgence économique des plus pressantes à l’heure de l’explosion des bénéfices des entreprises multinationales, que l’on se doit d’appréhender pour ce qu’elles sont : des gangsters de la fiscalité.

Le « triomphe de l’injustice fiscale »

Faisons un point sur la situation fiscale des multinationales en France. Depuis 50 ans, une double logique a conduit à une baisse brutale du taux auquel elles sont effectivement imposées. Disons le plus clairement : les multinationales sont au dessus des lois. Cet hold-up fiscal devient extrêmement préoccupant à l’heure où le CAC 40 verse 100 milliards d’euros à ses actionnaires en 2023, via de juteux dividendes ou rachats d’action. Ce manque à gagner fiscal touche en premier lieu le contribuable. Mais il touche aussi, voire surtout, les TPE (Très Petites Entreprises), les PME (Petites et Moyennes Entreprises) et les ETI (Entreprises de taille intermédiaires) qui n’ont pas les mêmes possibilités d’optimisation fiscale. Elles subissent donc une concurrence injuste et déloyale de la part des multinationales.

La première logique, la plus scandaleuse, est tout simplement celle de la fraude fiscale. En 1975, la fraude fiscale des firmes multinationales était quasiment nulle. Aujourd’hui, on estime que c’est plus de 10 % des revenus de l’impôt sur les sociétés qui sont perdus à cause de la fraude fiscale. Cela représente dans le cas de la France un manque à gagner direct de presque 10 milliards d’euros. Ainsi, Apple a dans les faits payé pour ses bénéfices dans l’Union Européenne le taux ruineux de 0,005 % d’impôts en 2014, avec la bénédiction de l’Irlande. Apple n’est qu’un exemple parmi d’autres : « Aujourd’hui, 40% des profits des multinationales sont délocalisés chaque année vers des paradis fiscaux », selon l’économiste Gabriel Zucman, les entreprises américaines étant évidemment les championnes en la matière.

La deuxième logique est plus perverse. Cette fraude fiscale, intrinsèquement liée à la libéralisation financière de la mondialisation, se couple et se recoupe avec une logique de concurrence fiscale internationale particulièrement féroce. Au delà de la fraude pure et dure fondée sur une délocalisation des profits, certains pays (l’Irlande par exemple, qui joue sur tous les tableaux de l’enfumade fiscale) baissent leurs taux d’imposition sur les sociétés (avec un taux marginal d’imposition de 12,5 % -en théorie- pour l’Irlande, avant 2024) afin d’attirer de l’activité réelle. Tout aussi dévastatrice pour l’économie, voire plus car elle correspond à une délocalisation de l’activité économique et pas uniquement des bénéfices, cette concurrence fiscale internationale est toutefois légale et rendue très aisée par la mondialisation financière. C’est encore plus vrai au sein de l’Union Européenne où la libre-circulation des capitaux est défendue bec et ongles par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Le prix d’une telle concurrence fiscale est difficile à quantifier, car il n’est pas aisé de construire un contrefactuel permettant d’estimer les mouvements des entreprises en fonction de l’intégration financière. Le bon sens laisse toutefois à penser qu’il est énorme.

Cette concurrence fiscale internationale légale est rendue très aisée par la mondialisation financière. C’est encore plus vrai au sein de l’Union Européenne où la libre-circulation des capitaux est défendue bec et ongles par la Cour de Justice de l’Union Européenne.

Ces deux tendances, qui coûtent déjà très cher, ont conduit la plupart des pays du monde à baisser leurs impôts sur les sociétés, dans une course au moins-disant. Ainsi, le taux marginal de l’impôt sur les sociétés en France, c’est-à-dire la tranche la plus haute, est passé de 50 % dans les années 70 à 25 % depuis le premier quinquennat Macron. Dans tous les pays développés, ce taux marginal a été peu ou prou divisé par 2 en quarante ans. La concurrence fiscale exerce une pression à la baisse sur la fiscalité des entreprises, ce qui constitue un énorme manque à gagner fiscal, nécessairement compensé par de plus forts impôts sur les particuliers. Cela pèse, et lourdement, sur le pouvoir d’achat des ménages. C’est du gâchis, tant les bénéfices pharaoniques des multinationales opérant en France ne demandent qu’à être taxés. De plus, l’impuissance à récolter les impôts remet en cause la notion même d’État-nation, tant la capacité à lever l’impôt est un principe autant caractéristique que fondateur de la souveraineté.

D’aucuns présentent cette émasculation fiscale comme étant inévitable, voire comme étant un mal pour un bien selon le principe religieux du « ruissellement ». La capacité des États à retrouver des capacités de taxation raisonnables est primordiale. En effet, si les multinationales ne paient rien ou presque rien, c’est forcément le contribuable moyen qui hérite de l’addition. Ce n’est évidemment ni juste ni soutenable, et ce d’autant plus que conjointement à cette baisse de l’impôt, les multinationales sont de plus en plus subventionnées, avec le cas extrême de Sanofi qui a touché plus d’un milliard de Crédit Impôt Recherche sur les 10 dernières années.

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Il serait pour le moins démagogique d’avancer qu’il est facile de taxer les multinationales. Mais ce n’est pas facile non pas parce que les États sont réellement impuissants à le faire, mais parce qu’ils abandonnent leur puissance à le faire. Pire, dans le cas des États-Unis ou de la Chine par exemple, c’est parce qu’ils utilisent le pouvoir étatique pour favoriser la fraude fiscale de leurs grands groupes. Pour inverser la tendance, deux cas de figure sont à appréhender. Le premier est celui d’une hypothétique coopération internationale quasi-unanime, où tous les États ou presque voudraient de bonne foi plus taxer les multinationales. Le deuxième est unilatéral.

L’échec programmé de la perspective mondiale 

Certains libéraux tentent de faire croire, non sans un certain succès, que seul un alignement des planètes permettrait de taxer les multinationales comme on le souhaiterait. Il faudrait dans cette perspective que la quasi totalité des États se mettent d’accord sur cette nécessité, ce qui, évidemment, a peu de chances d’arriver, en témoigne l’accord sur la taxation des multinationales de l’OCDE datant de 2021

Annoncé en grande pompe à l’automne 2021, l’accord multilatéral porté par l’OCDE s’est révélé pour le moins décevant. Il faut dire en premier lieu que l’ambition était modeste. Plus précisément, si Biden avait initialement proposé un taux de 21 % des bénéfices, l’Europe et le Congrès Américain ont fait pression à la baisse (Bruno Le Maire, alors Ministre de l’Économie, proposant même un taux ruineux de 12,5%). Avec un taux finalement très faible (15%), proche de celui de l’Irlande (12,5%), cet accord avait comme principal objectif affiché l’harmonisation, en fixant un taux permettant d’éviter le dumping fiscal le plus outrancier, sans pour autant donner de véritable marge de manœuvre fiscale aux États qui le souhaiteraient. Mais même cet objectif au rabais ne sera jamais concrétisé. En effet, les États-Unis ont, une fois n’est pas coutume, signé un accord qu’ils n’ont pas ratifié (et qu’ils, selon toute vraisemblance, ne ratifieront probablement jamais). Ils ont donc demandé un délai ; l’accord était censé rentrer en vigueur en 2024, les autres États signataires ont accepté de décaler l’application de la plupart de ses dispositions à 2026. La facilité avec laquelle les États-Unis ont obtenu que l’application de l’accord soit décalée met sérieusement en doute la pensée que les États signataires ont vraiment l’intention et la volonté de l’appliquer réellement un jour.

Annoncé en grande pompe à l’automne 2021, l’accord multilatéral porté par l’OCDE s’est révélé pour le moins décevant.

Au delà même de sa non-application probable, l’accord était avant tout esthétique pour ne pas dire cosmétique tant, derrière l’annonce, les astérisques de l’accord prévoyaient, voire programmaient, son inefficacité, au point où des paradis fiscaux comme les îles Caïman l’ont signé. Ainsi, « l’exonération pour substance » (carve-out substance) prévoit que 10 % des activités de chaque multinationale ne soient pas pris en compte dans l’application de l’accord. Plus grave encore, l’accord ne prévoit rien contre les subventions aux entreprises. Autrement dit, les îles Caïman ne devraient plus, si l’accord venait à être appliqué, pouvoir taxer à taux 0 les multinationales américaines. Par contre, elles auraient totalement le droit de les taxer à 15 % puis de redonner les mêmes 15 % aux entreprises d’une manière ou d’une autre. Ce talon d’Achille de l’accord le vide de tout intérêt. En effet, mêmes si les subventions aux entreprises sont en principe interdites par les règles du commerce international, il y a longtemps que l’OMC ne joue plus aucun rôle pour intervenir. Plus coriace historiquement, l’Union Européenne a elle aussi clairement montré son intention d’être plus souple en la matière, après le Inflation Reduction Act agressif des États-Unis de 2022. Toujours est-il que ces deux aspects rendent l’accord inutile. Blague, fiasco, mascarade ? Les qualificatifs ne manquent pas pour caractériser cet accord qui a eu pour unique objectif et malheureusement pour unique effet de faire croire que les pays de l’OCDE voulaient sérieusement lutter contre la délocalisation fiscale, croyance vite déçue.

L’approche unilatérale de la taxation

L’approche multilatérale mondiale étant à exclure, il reste à appréhender le cas où quelques États (le Brésil, l’Espagne, la Grèce et même le Royaume-Uni peuvent être des alliés intéressants dans cette perspective) souhaiteraient plus taxer les multinationales. Le raisonnement est le même dans le cas où la France seule, ou un quelconque autre pays, déciderait de s’y mettre. Le principe d’une taxation des multinationales est finalement assez

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L’impôt sur les sociétés porte sur le bénéfice des entreprises. Or, certaines multinationales ne déclarent aucun bénéfice en France mais la quasi-totalité en Irlande, au Luxembourg ou au Pays-Bas. Évidemment, ce n’est pas parce qu’Apple ou Google ne sont pas rentables en France et extrêmement rentables dans les pays à faible taxation, mais parce qu’ils délocalisent leurs bénéfices. Comment le font ils ? Ils utilisent une arme que seules les multinationales ont dans leur arsenal, celle des prix de transferts. Le principe est simple mais vicieux : lorsque la filiale irlandaise facture la filiale française, elle lui fait payer un prix exorbitant et totalement déconnecté du service effectivement rendu, de manière à équilibrer parfaitement les comptes de la filiale française, qui n’est donc pas redevable de l’impôt sur les bénéfices. La multinationale peut donc déclarer l’intégralité de ses bénéfices dans les pays à faible taxation, comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. C’est par ce biais-là que les entreprises transnationales esquivent l’impôt sur les sociétés d’une manière qui n’est pas accessible aux entreprises nationales, qui par définition n’ont pas de filiale dans les pays à faible taxation.

Il suffit donc, dans le cas des multinationales, de prendre un autre critère que le bénéfice pour les taxer, sous réserve que leur bénéfice mondial soit strictement positif. Il s’agit de prendre en compte le nombre d’employés, la quantité de capital ou le chiffre d’affaires (ou une pondération des trois) pour taxer ce qui n’aurait pas été taxé à l’étranger, en fonction de l’activité sur le territoire français. Explicitons le mécanisme par un exemple : imaginons qu’une entreprise américaine réalisant 10 % de son activité en France délocalise ses bénéfices dans un pays où l’impôt sur les sociétés n’est que de 5 % au lieu des 25 % français. La France pourrait lui demander de régler 2 % de ses bénéfices mondiaux en impôts, correspondant aux 10 % (part de la France dans l’activité de la multinationale) du différentiel de 20 points d’imposition que l’entreprise a évité en défiscalisant.

Cet audacieux principe, proposé entre autres par Gabriel Zucman (considéré comme le meilleur jeune économiste du monde), a l’énorme mérite d’éviter aux administrations fiscales de se questionner sur la légitimité des prix de transferts pour sanctionner les abus, qui sont extraordinairement complexes du fait des montages opérés par les avocats fiscalistes des multinationales, exploitant les moindres failles juridiques françaises ou européennes.

Ce nouveau moyen pour taxer les multinationales s’appuie sur le concept d’extraterritorialité du droit, qui consiste à sanctionner en France un délit commis à l’étranger. Ironie du sort, cet outil est un classique de la guerre économique des États-Unis.

Ce nouveau moyen pour taxer les multinationales s’appuie sur le concept d’extraterritorialité du droit, qui consiste à sanctionner en France un délit commis à l’étranger. Ironie du sort, cet outil qui servirait ici à s’attaquer aux abus des multinationales américaines est un classique de la guerre économique agressive des États-Unis. D’ailleurs, le principe est déjà présent dans l’accord de 2021 sur la taxation des multinationales, ce qui le rend, malgré ses énormes limites, novateur.

A quand un 4 août de la taxation des multinationales ?

Les libéraux aimeraient propager l’idée que s’il est en théorie possible de taxer plus les multinationales de manière unilatérale, la mise en pratique est plus délicate. Pourtant, avec la recette préalablement évoquée, le parlement britannique a passé en 2015 ce qui a vite été surnommé une « taxe Google » : un taux à 25 % sur les bénéfices délocalisés des multinationales opérant au Royaume-Uni, ce qui fait jouer tous les mécanismes préalablement décrits pour taxer effectivement les multinationales. La mise en place pratique de cet impôt s’intéressant non plus aux bénéfices mais au montant de l’activité des multinationales n’a toutefois pas vraiment eu lieu, même si elle a poussé Google, par exemple, à trouver un accord à l’amiable avec le fisc britannique quant à ses bénéfices délocalisés. Les conservateurs britanniques n’ont pas voulu pousser la logique jusqu’au bout et ont surtout réalisé cette taxe à des fins d’annonce, pour mettre la pression sur les multinationales et les pousser à négocier d’une part, pour faire croire à l’opinion publique qu’elle s’intéressait à la justice fiscale, en pleine période électorale, d’autre part. Il serait grand temps de s’inspirer de telles mesures, de les généraliser, et surtout de les appliquer ou du moins de les utiliser pour gagner le bras de fer avec les multinationales et récupérer le manque à gagner fiscal.

Évidemment, la mise en place pratique demande beaucoup de finesse diplomatique et de courage politique. La réponse rationnelle des États concernés serait d’augmenter leurs taux d’imposition puisque de fait leurs cadeaux fiscaux ne seraient plus efficaces, engageant une logique de mieux-disant fiscal plutôt que de concurrence acharnée. Il y a fort à parier, toutefois, qu’avec Trump aux manettes, la riposte américaine s’éloigne de cette rationalité et que les États-Unis menacent d’augmenter leurs barrières douanières pour compenser une nouvelle baisse des impôts des super-riches et des multinationales. Cela impacterait les exportations françaises, mais cela ne change en rien le fond du problème et puisque Trump menace déjà de guerre commerciale, la question de la taxation des multinationales peut servir d’outil puissant et convaincant lors des négociations avec la Maison Blanche. Or, la France a les outils pour taxer lesdites multinationales.

La logique peut-être poussée plus loin pour faire face aux moyens détournés de défiscaliser. Interdire l’accès au marché français peut être un levier intéressant, par exemple pour faire face aux subventions publiques, violations flagrantes des règles du commerce international et moyen caché de ne pas pas payer d’impôts. De manière générale, l’expulsion, voire l’expropriation, des multinationales ne respectant pas les règles est un tabou politique qu’il faudrait lever, car correspondant à une potentialité économique. Le cas des multinationales occidentales en Russie, qui ont dû quitter précipitamment le pays suite aux sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine, montre que des entreprises nationales peuvent très vite venir remplacer les groupes étrangers.

En définitive, si la question de la taxation des multinationales pose des défis politiques certains, il est fallacieux de considérer que c’est une impossibilité économique. L’intégration financière mondiale autour d’un hypothétique accord international est quant à elle un vœu pieux, étant donné qu’il y aura toujours suffisamment d’États prêts à jouer le rôle de paradis fiscaux. De la même manière que les États ont fait le choix de ne plus taxer ces entreprises, ils ont de la marge de manœuvre pour les assujettir à l’impôt de nouveau s’ils le souhaitent. À quand un 4 août relatif à la fiscalité des multinationales ?

26.01.2025 à 19:30

« Père des pauvres » ou « dictateur » ? Retour sur les années Getúlio Vargas

Ana Paula Fraga

Il y a 70 ans, le Brésil s’arrête. Getúlio Vargas, président de 1930 à 1945 puis de 1951 à 1954, choisit de « quitter la vie pour entrer dans l’Histoire ». Se suicidant d’une balle dans le cœur, il demeure le chef d’État le plus influent et controversé de son pays. Ce notable devenu insurgé, issu des […]
Texte intégral (4103 mots)

Il y a 70 ans, le Brésil s’arrête. Getúlio Vargas, président de 1930 à 1945 puis de 1951 à 1954, choisit de « quitter la vie pour entrer dans l’Histoire ». Se suicidant d’une balle dans le cœur, il demeure le chef d’État le plus influent et controversé de son pays. Ce notable devenu insurgé, issu des milieux oligarchiques, impulsa un ambitieux programme de réformes sociales. Anti-communiste forcené, il contribua à l’intégration des masses dans la vie politique. Tout en les maintenant sous sa tutelle. Retour sur son bilan et la guerre mémorielle dont il fait l’objet.

Doté d’un charisme que peu ont su égaler, Getúlio Vargas fut un précurseur. Arrivé au pouvoir en 1930 à la faveur de la seule révolte ayant mérité le titre de « révolution » au Brésil, il modernise rapidement un pays encore largement agraire et marqué par l’abolition tardive de l’esclavage – en 1888. Sous ses gouvernements, les masses entrent en politique, les travailleurs conquièrent des droits, le Brésil adopte un capitalisme d’État, l’industrie prospère et une identité nationale commence à dépasser les divisions régionales.

Mais cette modernisation a un coût : Vargas impulse un modèle autoritaire de développement où les avancées économiques et sociales se paient au prix fort de quinze années de répression. La voie du changement ne résidait nullement, à ses yeux, dans la démocratie représentative, mais dans un État fort et centralisé, capable d’orienter la nation vers le progrès. S’érigeant en rempart de l’anti-communisme, promouvant une alliance intime avec les militaires, il orchestre un auto-coup d’État en 1937. À la « vieille République » (1889-1930), il oppose l’Estado Novo, un régime foncièrement répressif et personnalisé, qu’il dirige pendant huit ans.

Son mode d’action ambigu nourrit les critiques modernes, notamment du Parti des Travailleurs de Lula, qui rejette toute filiation avec le « gétulisme », perçu comme sous-produit d’un rapport populiste aux masses. Adorée autant que décriée, quelle fut réellement l’œuvre du caméléon politique Getúlio Vargas, ce conservateur qui révolutionna le Brésil ?

Du notable à l’insurgé

Au-delà de la geste historique du personnage, il faut analyser les contradictions souterraines à l’origine de son œuvre.

Issu d’une famille de propriétaires terriens du Rio Grande do Sul, à la frontière avec l’Argentine, Vargas découvre ses talents politiques à la faculté de droit de Porto Alegre dans les années 1900, où il se forme au positivisme. Discret et conciliant, il devient député provincial en 1909, gravit les échelons jusqu’au poste de ministre de l’Économie en 1926, où il se distingue par sa modération.

Le soutien de la classe ouvrière repose sur un contrat implicite : des réformes contre une reconnaissance symbolique de Vargas comme « bienfaiteur »

Habitué aux querelles oligarchiques, sa socialisation politique se fait pourtant dans un contexte de profondes mutations politiques et sociales. La chute de l’ordre libéral en Europe se fait aussi sentir au Brésil. Dans l’esprit du temps, Vargas demeure – du début de sa carrière jusqu’au suicide – un anti-libéral.

L’insurrection d’octobre 1930 n’a pas de caractère social ou populaire accentué dans un premier temps. Il s’agit d’une révolution des élites contre les prétentions hégémoniques de São Paulo, à l’occasion de la succession présidentielle de 1929. Le Président sortant, Washington Luís, notable de São Paulo, souhaitait léguer le pouvoir à un autre « paulista », en rupture avec la règle tacite de rotation entre les États dans la direction de la fédération. La stratégie de Washington Luís visait à protéger les intérêts économiques liés au café, moteur de la prospérité de São Paulo et du Brésil, face au krach mondial. Mais son ambition de traduire l’essor économique de son État en pouvoir politique suscite davantage de rejet que d’adhésion.

Président de sa province à l’époque, Vargas accepte à contrecœur de rejoindre la course électorale. Sous la bannière de l’Alliance libérale, coalition hétéroclite d’oligarques dissidents, de jeunes officiers et d’intellectuels, son programme a connu une certaine popularité du fait de ses mesures, comme le vote à bulletin secret et l’amnistie des militaires tenentistas1. Sa candidature représente davantage une contestation de l’ordre politique que du système économique – et même la vive hostilité partisane manifesté dans les meetings devait s’amortir en désaccords courtois dans les coulisses gouvernementales. Vargas joue alors un double jeu : il signe un pacte de respect mutuel avec le président en exercice tout en gardant des relations cordiales avec un courant radical de l’Alliance libérale, qui fait planer l’idée de révolution au cas où Vargas venait à perdre les élections.

Battu aux urnes en mars 1930, il reconnaît d’abord sa défaite, ne prenant part que très tardivement à la conspiration. C’est l’assassinat de João Pessoa, son colistier, qui fournit le prétexte idéal pour le déclenchement de l’insurrection. Le soulèvement armé du 3 octobre est bref : les révolutionnaires prennent le pouvoir à Rio en quelques jours, mais Getúlio Vargas n’entra dans la capitale qu’en novembre, épargnant à son prédécesseur l’humiliation de la destitution en sa présence.

Incarner la révolution

Il revenait à Vargas de prendre la direction d’une situation insurrectionnelle aux contours flous. Sa personne suscitait davantage d’adhésion que d’autres figures « radicales » : Oswaldo Aranha, leader civil de la révolte, était jugé trop jeune ; Juarez Távora, commandant des insurgés du Nord, ne plaisait pas aux courants oligarchiques en raison de son passé tenentista. Getúlio Vargas, candidat malheureux de 1930 et ancien ministre, avait une carrière solide et représentait un État puissant. Il allait inaugurer une ère nouvelle, dont il n’était pas encore le protagoniste.

Chef du Gouvernement provisoire, il rejette la démocratie libérale comme voie de transformation, tant sur le plan économique que politique – sans songer pour autant à se débarrasser du capitalisme comme système économique, et du fédéralisme comme système politique. Dès son investiture il s’emploie à centraliser le pouvoir, s’opposant à un régionalisme jugé arriéré. Il met à bas la Constitution, gouverne par décrets-lois, dissout les assemblées nationales et provinciales, puis remplace les gouverneurs d’État par des interventores.

Ces agents fédéraux, désignés par Vargas et son entourage, disposent de pouvoirs étendus : législation, administration, répression et nomination des maires. Leur autorité contribue à affaiblir le pouvoir des élites régionales. Deux décrets, surnommés « codes des interventores », sont adoptés en 1931 et 1939 afin d’encadrer leurs fonctions fiscales et administratives, désormais contrôlées par des conseils consultatifs. Ainsi, Vargas assoit son autorité sur un appareil institutionnel dès 1931, s’affirmant comme homme d’État avant d’être chef charismatique.

Cette nouvelle façon de gouverner exacerbe les tensions entre l’autorité fédérale et les institutions locales. En juillet 1932, la « Révolution constitutionnaliste » éclate à São Paulo : l’instabilité du système des « interventions » y atteint son apogée, avec la nomination de six  interventores  différents en deux ans. Bien que réprimé, le soulèvement mène au démantèlement du Gouvernement provisoire. Pour freiner la libéralisation du régime post-révolutionnaire, Vargas confie à ses délégués provinciaux la mission de structurer des partis officiels favorables à son gouvernement. Il tente de consolider son influence au sein de la future Assemblée constituante, réunie fin 1933.

À l’issue des travaux constituants, une nouvelle charte est promulguée le 16 juillet 1934, et de nouvelles élections aussi bien locales que nationales sont organisées. Le scrutin indirect reconduit Vargas à la présidence et facilite la transition de nombreux délégués fédéraux vers des mandats constitutionnels à partir de 1935. Outre les dix interventores confirmés au pouvoir, d’autres gouverneurs élus entretenaient des liens directs avec le Président et son entourage. Le cas de Julio Müller est parlant : élu dans l’État du Mato Grosso, il était le frère de Filinto Müller, alors Chef de police du District Fédéral, en charge de la répression d’État contre les insurgés de 1932. Ainsi, le passage du pouvoir aux gouverneurs reste en partie fictif, la libéralisation du pays s’étant effectuée dans de nombreux cas par et pour les agents fédéraux.

Révolution travailliste ou « citoyenneté sous tutelle » ?

En parallèle des réformes politiques, Getúlio Vargas entend s’attaquer de front à la « question sociale ». D’abord pour des raisons sociologiques évidentes : la victoire de l’Alliance libérale en 1930 met fin à l’hégémonie politique des oligarchies provinciales, ouvrant la voie à de nouveaux acteurs politiques. En butte aux pressions d’acteurs hétérogènes – militaires, technocrates, anciens oligarques, presse émergente –, Vargas cherche à consolider son autorité sur un tissu social qui dépasse le cadre élitaire dont il est issu. Selon l’historienne Angela de Castro Gomes, le soutien qui lui est alors accordé par la classe ouvrière repose sur un contrat implicite : des réformes concrètes contre une reconnaissance symbolique de Vargas comme « bienfaiteur » du peuple2. Ce, dans le contexte d’une progression des idées communistes, que Vargas allait tenter de contenir les années suivantes.

Des raisons institutionnelles expliquent aussi cette prégnance de la « question sociale » : la centralisation croissante et le renforcement de l’exécutif ont uniformisé les politiques publiques à l’échelle nationale. Cette réorganisation clarifie les responsabilités entre autorités fédérales et régionales – ainsi, la création des caisses de retraites instaure un système de sécurité sociale plus équitable, dépassant les disparités régionales du régime précédent.

Un mois après la victoire de la révolution d’octobre 1930, Vargas crée un ministère du Travail, de l’Industrie et du Commerce, confié à Lindolfo Collor, compagnon du soulèvement. Issu d’une génération née sous la République, Collor critiquait ouvertement les élites parlementaires pour leur indifférence envers la « question sociale ». Dès 1919, il dénonçait un régime fiscal inéquitable où « les impôts des pauvres faisaient la fortune des riches »3.

Les élites libérales qui avaient lutté contre Vargas n’hésitent pas à retomber dans ses bras en 1935, voyant en lui un rempart contre la « maladie » communiste.

Dans son passage au ministère, Collor introduit la carte de travail, véritable symbole de la formalisation des relations professionnelles. Ce document, obligatoire pour tous les travailleurs, enregistre les informations essentielles de leurs parcours : employeurs, postes occupés, salaires, dates d’entrée et de sortie, ainsi que les éventuelles contributions au système de retraite. Vargas en détient lui-même la première carte, se proclamant « le premier travailleur du Brésil » – un geste repris par Perón en 1943. Parmi d’autres avancées sociales figurent la nationalisation de certaines mesures, telles que la régulation du travail des femmes et des mineurs (1931), la journée de huit heures (1932), les congés payés (1933). En 1932, le Brésil inscrit dans la loi l’égalité salariale entre hommes et femmes, devançant la France de quatre décennies. Cependant, cet éventail d’initiatives s’applique majoritairement aux travailleurs urbains.

Ces réformes ambitieuses peinent cependant à apaiser les aspirations populaires, croissantes depuis le début du siècle. Leader proche des masses, Getúlio Vargas s’opposait à l’organisation autonome des travailleurs. Le décret du 19 mars 1931 impose le principe d’unicité syndical, ne permettant qu’un seul syndicat par catégorie professionnelle et les plaçant sous tutelle gouvernementale. Par ailleurs, ce système conditionne les droits sociaux par l’adhésion syndicale, réservant la citoyenneté aux titulaires d’une carte de travail pour des métiers reconnus officiellement. Selon l’intellectuel brésilien Wanderley dos Santos, le principe « Qui a un métier, a un bénéfice » cherchait à instaurer une citoyenneté sous tutelle4.

Tandis que certains s’adaptent au pacte corporatiste, d’autres résistent, multipliant les grèves dès 1933. Dans les rues, l’Alliance Nationale Libératrice (ANL), coalition de gauche, et l’Action Intégraliste Brésilienne (AIB), mouvement fasciste, s’affrontent à échéances régulières. Dans le même temps, les fronts progressistes parviennent à faire adopter à l’Assemblée constituante le pluralisme et l’autonomie syndicale – un échec pour Vargas.

En 1934, en pleine libéralisation du régime, Lindolfo Collor est remplacé par Agamenon Magalhães au ministère du Travail pour « imposer un tour de vis ». Sous le commandement de Magalhães, la répression se durcit : création de syndicats « officiels » dirigés par des pantins du régime, et promulgation d’une nouvelle « Loi de sécurité nationale » en avril, facilitant la persécution des opposants du gouvernement fédéral. Un soulèvement communiste mené depuis les casernes échoue en novembre 1935, mais sert de prétexte à la consolidation d’un autoritarisme déjà bien en place5. Ainsi, « l’auto-coup » d’État contre le régime constitutionnel de 1934 sera indissociablement un coup porté à l’indépendance du mouvement ouvrier.

« Contre la Patrie, il n’y a pas de droits »

Les élites libérales, qui avaient lutté pour le retour à la démocratie électorale en 1932, n’hésitent pas à tomber dans les bras de Vargas en 1935, voyant en lui un rempart contre la « maladie » communiste. Entre l’insurrection communiste en 1935 et l’instauration de l’Estado Novo en 1937, Getúlio Vargas maintint une façade constitutionnelle, tout en plongeant le pays dans un état d’exception permanent. Les militaires, sous l’influence de l’ancien ministre de la Guerre, le général Goes Monteiro, organisent des comités de crise pour dresser une stratégie gouvernementale de répression au communisme. Dès janvier 1936, une Commission nationale composée de militaires pro-intégralistes traque les « subversifs ». Les prisonniers politiques sont ensuite jugés par un tribunal d’exception, dont l’instauration complète l’arsenal répressif.

Le Président peut compter sur la complaisance des élites parlementaires à l’égard de l’autocratisation et la militarisation du régime. La coercition va bien au-delà des insurgés, frappant l’ensemble de la classe politique. En 1936, l’Assemblée nationale, sous la plume du député Cunha Melo, justifiait le renouvellement de l’état de siège et l’emprisonnement des députés progressistes avec une maxime glaçante : « Contre la Patrie, il n’y a pas de droits ».

Avec un tel appareil sécuritaire, l’ordre public semblait enfin assuré. Mais voilà que le général Góes Monteiro découvre en 1937 un prétendu complot communiste, le Plan Cohen. L’histoire révélera que la conspiration venait plutôt du gouvernement. Monteiro connaissait en effet l’origine du plan, forgé par le capitaine fasciste Olímpio Mourão Filho, membre de l’AIB. L’événement déclenche une panique anticommuniste dans l’opinion publique, ouvrant la voie à l’Estado Novo. Sans opposition, Vargas proclame la dictature le 10 novembre 1937 à la radio – avant de se rendre, le soir même, à un dîner à l’ambassade argentine.

L’Estado novo

L’Estado Novo prolonge en partie la Révolution de 1930, ses instigateurs étant déjà actifs au sein de l’Alliance Libérale. Pour autant, une telle voie n’était pas inévitable semblait difficilement prévisible les années précédentes. En 1937, ce régime consacre la victoire d’un groupe autoritaire désireux de consolider les mutations antérieures.

L’Estado Novo, s’il emprunte son nom au régime salazariste, s’inspire davantage de l’Italie mussolinienne. Francisco Campos, auteur de la constitution de 1937, surnommée « polonaise » pour sa ressemblance avec la charte de Pilsudski, nourrissait, comme d’autres, une fascination pour le IIIè Reich. En effet, dans l’Estado Novo, les admirateurs du nazisme ne se font pas rares, en particulier parmi les militaires. Dans le sillage de l’abandon sinueux du libéralisme depuis le gouvernement provisoire, son but est d’éradiquer toute trace de pluralisme, qu’il se manifeste par l’autonomie provinciale ou l’expression d’une opinion divergente.

Ironie de l’histoire : le seul mandat démocratiquement obtenu par Vargas s’achève par un suicide

Corporatiste, anti-régional et anti-partisan, l’Estado Novo considère toute division – de classe, de culture, d’opinion politique – comme néfaste. Pour ses artisans, l’épisode constitutionnel de 1934 n’a fait qu’exacerber l’incompatibilité entre, d’un côté, le libéralisme et son goût pour les intérêts particuliers, et de l’autre, les exigences du développement. Pour marquer l’unicité de la nation, Vargas fait brûler les drapeaux des vingt États du Brésil lors d’une cérémonie publique, décrétant l’intervention fédérale généralisée. Cette fois-ci, il dispose d’un réseau mieux articulé d’interventores, lesquels assurent l’expansion du régime dans tous les États fédérés.

Sous la gestion des interventores, le gouvernement priorise l’urbanisation. Il n’y a pas un plan de combat à la pauvreté à proprement parler, mais les autorités s’efforcent d’améliorer les conditions de vie dans les villes. Les départements des municipalités dans chaque État sont chargés de produire des études scientifiques définissant la vocation des villes – industrielle, touristique, ou autre. L’Institut brésilien de géographie et de statistique, créé en 1937, fournit des données précieuses pour orienter la création de services publics. L’Estado Novo se distingue ainsi par ses grands travaux urbains, vitrines du régime.

Mais à l’ombre du progrès matériel, les libertés sont étouffées partout et les populations rurales restent particulièrement exclues – que ce soit sur le plan urbanistique ou social. Toute forme de contestation est censurée au sein du département de presse et de propagande, qui exalte Vargas en « père » bienveillant de la nation. L’Estado Novo poursuit ainsi une orientation sociale, mais gomme les luttes historiques du mouvement ouvrier, d’inspiration socialiste, communiste et anarchiste. Tout en délaissant encore les travailleurs des champs. Ce développement inégal conditionne une avancée des droits économiques par un recul sur les libertés civiques, améliore la condition des villes en appauvrissant les champs.

La catégorie « fasciste » reste pourtant peu utilisée par les historiens. Malgré le culte du chef et l’exaltation d’un homme nouveau, l’Estado Novo n’est ni dirigé par un parti unique ni fondé sur une idéologie raciste. Son nationalisme religieux semble instaurer une oppression strictement politique. Pragmatique, Vargas abandonne même l’Allemagne pour rejoindre les Alliés en 1942, séduit par l’appui financier offert par les États-Unis.

Anticipant une inévitable libéralisation à la fin de la guerre, Vargas réemploie une tactique de 1934 : structurer lui-même les partis. Appuyé sur les interventores, il donne naissance au Parti des Travailleurs (PTB), pour encadrer le mouvement ouvrier et contrer les communistes, et le Parti Social Démocratique (PSD), représentant officiel du régime. Il est le maître du centre politique grâce à cette manœuvre. En 1945, trahi par Góes Monteiro et Eurico Dutra, deux architectes de l’Estado Novo, Vargas est destitué. Ces deux anti-communistes notoires rappellent que son glissement vers une démocratie électorale, où la gauche a pu prendre une place significative avec le PTB, avait brisé la coalition de 1937.

Une empreinte indélébile ?

L’Estado Novo éteint les lumières, mais Vargas ne quitte pas la scène. Plus populaire que jamais, il incarne la démocratie des masses. Dirigeant les deux grands partis nationaux, il est démocratiquement élu président en 1951. Ironie de l’histoire : son dernier mandat, le seul obtenu par les urnes, s’achève par un suicide, scellant la postérité de la gauche comme de la droite au Brésil.

Malgré sa mort en 1954, acculé par la menace d’un nouveau coup d’État, il fait de nombreux successeurs. Marquant l’histoire plutôt comme « père des pauvres » que comme dictateur, son héritage autoritaire, militariste et anti-communiste sera tout de même repris par d’autres groupes, tout aussi organisés que le camp progressiste. Les interventores continueront ainsi de diriger les ministères et les États en qualité de gouverneurs jusqu’aux années 1970. C’est aussi sous le régime varguiste que se forment les architectes de la dictature de 1964.

Il faut attendre l’an 1990 pour que le président Fernando Henrique Cardoso annonce ouvertement la fin de l’ère Vargas. Le tournant du siècle marque une nouvelle orientation des politiques sociales, davantage centrées sur la redistribution. Cependant, même le Parti de Travailleurs, qui entend renouveler la politique sociale, ne peut échapper à l’ombre de Vargas. La consolidation des lois sociales de 2003 reprend ainsi le principe de « consolidation des lois du travail » de 1943. Alors que cette nouvelle gauche ne répète pas l’histoire, elle ne peut s’en défaire complètement.

Notes :

1 Le mouvement tenentista désigne les révoltes des jeunes officiers, appelés “tenentes”, dans les années 1920 (1922, 1924, 1925-1927). Les insurgés réclamaient des réformes politiques et sociales, mais sans idéologie précise. Ses membres se sont progressivement divisés : certains se sont orientés vers le communisme, d’autres vers le fascisme. À la veille de la Révolution de 1930, de nombreux tenentes éminents revenaient de l’exil, influençant le renversement du régime de Washington Luís et l’ascension de Getúlio Vargas.

2 Angela Maria de Castro Gomes. A invenção do trabalhismo. 3eme ed. Rio de Janeiro: Editora FGV, 2005.

3 Article de Lindolfo Collor publié dans le journal « A Tribuna », Rio de Janeiro, le 15 mai 1919.

4 Wanderley Guilherme dos Santos. Cidadania e justiça: a política social na ordem brasileira. Rio de Janeiro: Campus, 1979.

5 L’Intentona Communiste (1935), baptisée par les contemporains de Vargas de « coup de folie communiste », fut une tentative de soulèvement menée par le Parti Communiste Brésilien, soutenue par certains militaires, contre le gouvernement de Getúlio Vargas. Il a été organisé par Luís Carlos Prestes, leader des tenentes dans les années 1920. Son mouvement, déclenché à Recife et Natal, puis à Rio, échoua en trois jours, entraînant une répression violente.

23.01.2025 à 17:17

Le municipalisme en actes : la démocratie citoyenne face aux intérêts marchands

Robin Gachignard-Véquaud

Depuis quelques années, le municipalisme a le vent en poupe. Mais derrière les promesses de partage local avec les citoyens se cachent des expériences très diverses, avec plus ou moins de succès. Si certains maires parviennent à véritablement démocratiser la vie communale, ce créneau est de plus en plus convoité par des entreprises privées. Reportage.
Texte intégral (4444 mots)

La crise structurelle de la Ve République, marquée par un recul des libertés fondamentales et de l’activité démocratique ces dernières années, contamine désormais l’échelon local, encore il y a peu le dernier bastion de confiance citoyenne envers les politiques. Une enquête universitaire commandée par l’Association des Maires de France en 2024usant pour leur santé », tandis que 2 400 démissions depuis 2020 soulignent la gravité de la situation. Alors que la défiance citoyenne atteint des sommets, les défis écologiques et sociaux exigeraient une gouvernance locale renforcée. À l’inverse, la lourdeur administrative, le développement des intercommunalités et la perte d’autonomie fiscale ont abouti à une perte d’autonomie des collectivités locales. Pourtant, l’existence d’expériences concrètes renforcent une forme d’espoir et permettent d’envisager des alternatives. Alors que l’échéance des municipales 2026 arrive déjà à grands pas, enquête sur les terrains de la démocratie municipale.

L’idée de participation citoyenne n’est pas une idée totalement neuve. En parallèle de la tradition républicaine jacobine, des expériences marquantes de démocratie directe ont pu s’expérimenter au fil de l’histoire. Portés par des courants souvent qualifiés de socialistes démocratiques, de municipalistes ou de fédéralistes, ces mouvements défendaient entre autres des modèles fondés sur des « contrats de fédération, dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État » comme l’écrivait Pierre-Joseph Proudhon dans Le Principe fédératif en 1863

La riche histoire de la participation citoyenne

L’idéal poursuit sa route. À la fin du XIXe siècle, alors que la République s’installe en France, l’expérience de la Commune de Paris en 1871 fait figure de symbole. Avec un retentissement mondial, cet événement marque les esprits non seulement par sa répression sanglante – des dizaines de milliers d’habitants massacrés par l’armée – mais surtout pour être une tentative de sécession d’une ville vis-à-vis de l’administration centrale perçue comme illégitime. La Commune met en œuvre une démocratie directe sur l’espace public et expérimente l’autogestion dans les ateliers ouvriers. On parle alors de première démocratie ouvrière. Dans les années suivantes, la conquête de premières municipalités par des forces du mouvement social, comme Commentry en 1882, Marseille en 1892 et Lille en 1896, amorce des avancées majeures. Parmi elles : la municipalisation des services publics ou l’organisation de la distribution de l’eau et du gaz. Mais cette participation au pouvoir divise également le mouvement socialiste. Entre partisans de la réforme et défenseurs d’une opposition à toute prise des pouvoirs, y compris les exécutifs locaux, les stratégies s’opposent.

La conquête de premières municipalités par des forces du mouvement social, comme Commentry en 1882, Marseille en 1892 et Lille en 1896, amorce des avancées majeures. Parmi elles : la municipalisation des services publics ou l’organisation de la distribution de l’eau et du gaz.

Au XXe siècle, la France est le théâtre d’expérimentations démocratiques aux formes variées. Parmi elles, les Groupes d’Action Municipale (GAM), est un mouvement né dans les années 1960-1970, il défend une démocratie citoyenne. Initiés à l’échelle locale, notamment à Grenoble où une liste remporte l’élection municipale en 1965, ces groupes rassemblent syndicats, collectifs citoyens et associations. Convaincus que les partis traditionnels ne répondent déjà plus aux aspirations démocratiques, ils prendront rapidement une dimension nationale avec près de 150 unités à travers le pays. Malgré de belles épopées, ce mouvement n’est qu’éphémère et ne parvient pas à donner une véritable révolution des pratiques politiques locales. Plus tard, certaines villes s’imposeront comme des pionnières de la démocratie locale, comme la commune alsacienne de Kingersheim (Haut-Rhin) qui s’est distinguée par des processus délibératifs innovants.

Le phénomène n’en est pas pour autant linéaire. Loïc Blondiaux, chercheur au Centre Européen de Sociologie et de Science politique et spécialiste des pratiques démocratiques, précise ces fluctuations historiques. « Après le bouillonnement des années 1960-1970, et un recul conséquent dans les décennies 80-90, les années 2000 marquent le retour d’une volonté de démocratisation de l’échelle locale ». Celui qui avait théorisé au début des années 2000 « l’impératif délibératif » note l’effervescence autour d’un nouvel élan à analyser, selon lui, en réponse « des grands mouvements sociaux français et internationaux de ces dernières années », tout en poursuivant, « ce sont bien les municipalités qui sont aujourd’hui les lieux de l’innovation sociale et politique. Cela dans un paysage national toujours plus en polycrise. »

La « démocratie participative » a souvent suscité ces trente dernières années des espoirs rapidement déçus. Au point où les mots en sont devenus suspects.

Pourtant, la « démocratie participative » a souvent suscité ces trente dernières années des espoirs rapidement déçus. Au point où les mots en sont devenus suspects. Selon de nombreux observateurs, elle a pu être instrumentalisée par les responsables politiques pour devenir un « tout changer pour que rien ne change » , très souvent réduite à une simple vitrine. Une consultation symbolique qui est devenue une forme de label publicitaire à des fins de promotion du territoire. Assistons-nous de nos jours au début d’un nouveau chapitre de la démocratie locale ?

Une nouvelle ampleur depuis les municipales de 2020 ?

Ce récent engouement, Élisabeth Dau l’a observé de près depuis la création de la coopérative Fréquence Commune – qui accompagne les collectivités pour mettre en place des outils de démocratie locale – en 2019, dont elle est aujourd’hui la directrice des études et recherches. Elle affirme la dynamique des dernières élections : « Nous ne nous attendions pas, avant 2020, à un mouvement d’une telle ampleur. Nous pensions qu’une cinquantaine de listes se lanceraient, mais ce sont finalement plusieurs centaines de listes qui ont vu le jour. C’était un véritable souffle de renouveau dans différents territoires. Malgré le contexte sanitaire, certaines listes ont réussi à remporter des municipalités, preuve d’une réelle attente citoyenne. »

Depuis, les travaux menés par la coopérative visent à cartographier les initiatives, à favoriser leur mise en réseau et à accompagner les expérimentations locales. « Avec beaucoup d’humilité, nous cherchons à raconter ce qui fonctionne. Tout n’est pas simple : il faut trouver un équilibre entre “gouvernance” et “action”. La pratique de la démocratie citoyenne à l’échelle municipale s’inscrit dans le long terme », explique Thomas Simon, cofondateur chargé des actions sur le terrain. Le site de Fréquence Commune propose ainsi des outils de suivi destinés aux municipalités et collectifs souhaitant s’engager dans un processus de transformation démocratique.

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Pour Élisabeth Dau « la démocratie est un combat contre l’atomisation ». « L’enjeu est de lutter contre la fragmentation des initiatives », car, souvent, les collectifs se retrouvent isolés sur leur territoire, d’autant plus lorsqu’ils doivent assumer la gestion administrative d’une commune. Le réseau « Actions Communes » incarne cette démarche : depuis 2022, il regroupe des collectifs, des élus de tout le pays et repose sur deux axes principaux : l’entraide entre groupes pour favoriser l’acculturation aux pratiques et un pôle action cherchant à coordonner les initiatives. Les rencontres nationales du collectif, sur le thème « La mairie est à vous » lors de l’été 2024, a été l’occasion du lancement d’une campagne. Elle porte un objectif clair : rompre avec la culture des politiques traditionnelles et faire triompher des listes citoyennes engagées dans une véritable transformation des pratiques. Son slogan « Prendre le pouvoir et le partager » dessine un idéal que les collectifs citoyens peuvent désormais viser, et que le réseau défend en publiant sa « boussole démocratique ».

Porter ces changements dans les politiques locales implique de se confronter à des obstacles. Dans de nombreux cas, la principale difficulté réside dans une culture verticale profondément ancrée qui s’impose comme norme, y compris au local. Ces habitudes ne concernent pas seulement les élus et les citoyens, elles imprègnent les agents des municipalités, les associations et les autres organisations en lien avec la municipalité. « Il y a une critique de l’irrationalité de l’hyper-présidentialisme. Mais en y regardant de plus près, on se rend compte que la culture du chef est également reproduite à l’échelle locale. Actuellement, tout est organisé pour que ce soit le maire qui décide de tout et ensuite que les équipes appliquent», explique Thomas Simon.

Un mouvement homogène ?

Le réseau Actions Communes se distingue et fait plutôt l’exception. Difficile de parler d’un mouvement citoyen homogène sur tout le territoire. Les caractéristiques localistes et horizontalistes des listes citoyennes empêchent de les considérer comme un bloc unique. Très peu de statistiques permettent aujourd’hui de recenser les listes dites citoyennes ou alternatives.

Loïc Blondiaux souligne les différences d’ancrage. « Le mouvement se caractérise par un triptyque de slogan que l’on retrouve très souvent : « justice sociale », « transition écologique » et « transformation démocratique ». Cependant, les moyens employés varient largement, avec des contextes territoriaux différents, une méfiance envers les regroupements plus larges et un fort désir d’indépendance ». Les tendances plus ou moins libertaires des listes varient selon la taille des municipalités. Moins prises dans les enjeux institutionnels nationaux, les plus petites communes affichent plus aisément une volonté de démocratie directe et continue, là où les listes des grandes villes s’orientent plutôt vers des revendications participatives.

Sur l’orientation idéologique, Élisabeth Dau ajoute : « Il y a indéniablement des ancrages théoriques et des expériences qui inspirent les mouvements » citant notamment les municipalismes européens, la pensée de Murray Bookchin, la démocratie du Rojava (dont l’existence dans le Nord-Est de la Syrie est en péril ces derniers mois, ndlr). Cependant, elle précise : « C’est le terrain qui forge l’expérience. Pour respecter les principes démocratiques, il ne peut y avoir de doctrine stricte. Entre ruralité et ville, il existe des régimes discursifs différents, avec des attentes et des besoins variés. Le réseau reste ouvert et les idées diverses, la critique de la démocratie participative comme pratique institutionnelle venant d’en haut demeure en revanche un marqueur fort de ces mouvements ». Des particularités et des besoins territoriaux qui questionnent le choix des outils démocratiques.

L’alternative oui… mais avec quels outils ?

Que ce soient les assemblées citoyennes, les comités et ateliers populaires, les pétitions, l’ouverture du droit de vote aux étrangers résidents, le tirage au sort, les mandats impératifs ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC)… Les idées pour réinventer la politique municipale ne manquent pas. Dans la réalité, leur mise en place reste toutefois complexe.

La démocratie citoyenne directe, bien qu’ambitionnée, ne peut être pensée sans considérer des potentielles discriminations. Ces processus participatifs favorisent souvent les classes sociales dotées d’un fort capital culturel et les retraités, mieux armés pour y participer grâce à leur disponibilité et leur aisance économique. Pour remédier à ces inégalités, des pistes comme l’octroi d’indemnités (sous le modèle des jurés d’assises) ou la réduction du temps de travail sont envisagées (comme la semaine à 4 jours). Le tirage au sort, souvent présenté comme un outil clé, présente aussi des limites : il exclut fréquemment les quartiers défavorisés, les non-inscrits ou mal-inscrits – 7,7 millions en 2022 – sur les listes électorales ; il reste coûteux et peut être méthodologiquement contestable lorsqu’il est réalisé par des instituts.

Assemblées citoyennes, comités et ateliers populaires, pétitions, ouverture du droit de vote aux étrangers résidents, tirage au sort, mandats impératifs ou référendum d’initiative citoyenne (RIC)… les idées pour réinventer la politique municipale ne manquent pas.

Pour pallier ces biais, de nouvelles méthodes de tirage au sort sont explorées. De son côté, Fréquence Commune propose de son côté d’expérimenter une méthode en deux étapes, utilisant des données publiques accessibles à tous : les données cadastrales. Plutôt que de tirer au sort des individus, cette méthode sélectionne aléatoirement des adresses dans différents quartiers. Une fois le panel constitué, des groupes d’élus et de citoyens se répartissent afin d’aller à la rencontre des habitants, pour expliquer leur démarche et leur proposer de participer aux futurs travaux citoyens.

À la Crèche, des citoyens décident d’augmenter leurs impôts locaux

La municipalité de la Crèche, commune de plus de 5 000 habitants dans les Deux-Sèvres, a expérimenté cette nouvelle méthode de tirage au sort. Consciente des limites de ce dispositif, Laëtitia Hamot, maire de la commune, partage tout de même sa bonne expérience : « Les habitants ont réellement apprécié les rencontres ! À la Crèche, nous

avons dû faire face à diverses disparités. Le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour le moment, c’est le tirage au sort à partir du cadastre ». Elle ajoute : « L’objectif est d’impliquer des personnes qui, à l’origine, n’auraient pas participé. Le porte-à-porte ça fonctionne bien ! On va à la rencontre des gens, et s’ils acceptent, on discute avec eux dans un lieu (chez eux) qui leur est familier et non hostile. Si l’habitant refuse, on se tourne vers le voisinage pour garantir cette répartition équitable par quartier. »

Plusieurs décisions citoyennes ont marqué l’histoire de la Crèche. L’une d’elles, portait sur un sujet très technique : le budget de la municipalité. Après avoir hérité d’une situation financière difficile – la Crèche avait été placée en alerte endettement -, il a été décidé d’ouvrir les débats du nouveau budget à la population. Pour instaurer une démocratie plus directe, cette ouverture ne s’est pas limitée à un processus de « co-construction » mais a intégré une dimension de « codécision ». Ainsi, le « comité budget » a pris la décision d’augmenter les impôts municipaux de 1,5 % par an sur trois ans afin de rétablir les comptes publics. Une décision bien souvent impopulaire mais qui, cette fois, venait directement de la population. « C’était le budget décidé par le comité citoyen, nous assumions ce résultat, mais nous avons dû le présenter comme l’unique décision du conseil municipal auprès des services de la préfecture », précise Laëtitia Hamot.

Pour les municipalités qui cherchent à rompre avec les modèles traditionnels de gouvernance où le conseil municipal est le seul organe légitime, le droit et les contrôles des services déconcentrés de l’État peuvent rapidement s’avérer être des freins. Un phénomène récurrent ciblant précisément des mairies qui se plaignent d’une forme de surveillance administrative excessive. La mairie de Poitiers a fait l’objet, en neuf mois, de trois déférés préfectoraux devant le tribunal administratif pour des litiges concernant, entre autres, l’octroi d’un financement associatif. L’exécutif municipal c’était alors plaint d’une utilisation « politique » de leviers relevant du droit administratif.

À Vaour, les commissions citoyennes réinventent la gouvernance

Vaour, village occitan de 400 habitants perché sur le plateau du Causse (Tarn), s’illustre depuis quelques années par un modèle municipal quelque peu singulier. Connu pour son dynamisme artistique et son festival, la commune a entrepris une transformation profonde de sa gouvernance. Celle-ci repose désormais sur trois niveaux, avec en son cœur un pouvoir citoyen au sein de sept commissions thématiques (affaires sociales, culture, transition écologique, aménagement, etc.). Ouvertes à tous, ces commissions, composées d’habitants, de référents et d’élus, prennent des décisions en cohérence avec les orientations générales définies par la population, dans le respect des budgets.

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Si par les actes administratifs le conseil municipal existe, à Vaour on l’appelle « Groupe de coordination municipal » et il ne ressemble à aucun autre. Outre les 11 élus de la commune, il intègre des référents citoyens mandatés pour un an, ainsi que des animateurs et secrétaires aux postes tournants. Pour la gestion quotidienne des services, un « Groupe opérationnel » se réunit chaque semaine. Composé également des employés communaux, il permet à ces derniers de participer directement aux décisions en apportant leur expertise de terrain. Ce modèle, où les élus siègent aux côtés des habitants dans une démarche atypique, donne aujourd’hui à Vaour une certaine renommée dans la région.

Le maire, Jérémie Steil, le revendique sans hésitation : « Le centre décisionnel se trouve dans les commissions. Le conseil municipal acte et valide les décisions prises par au sein du groupe de coordination, devenant ainsi un lieu d’enregistrement. » Toutefois, il nuance : « Mon rôle consiste aussi souvent à dissiper les fantasmes autour de Vaour. Ici, nous essayons simplement de mettre en place une pratique participative qui redonne le pouvoir aux habitants. C’est déjà beaucoup avec les moyens limités dont nous disposons ». Thierry Vignolles, habitant et amoureux du pays est venu s’installer à Vaour après plusieurs années en région toulousaine, partage cet avis : « Ici, on parle très peu des fonctions de “maire”, “adjoints” ou “conseillers”. On parle plutôt de référents, de coordinateurs. Ce dont nous sommes fiers, c’est cette égalité des voix entre tous les habitants et élus. »

Lors des débats sur le PLUi (plan local d’urbanisme intercommunal), qui engage des décisions majeures pour l’aménagement du territoire, un vaste cycle d’informations et de réunions publiques a été organisé. Quartier par quartier, les habitants ont eu l’opportunité de s’exprimer. Des tracts ont été distribués dans les boîtes aux lettres, complétés par la diffusion de la gazette du village. « Sur ce sujet, nous avons vraiment essayé d’intégrer au plus près la population, des plus jeunes aux plus âgés, des nouveaux arrivants à ceux installés de longue date », raconte Jérémie Steil.

Après quatre ans et demi à la tête de Vaour, le collectif municipal affiche une fierté mesurée, consciente du chemin restant à parcourir. « On peut toujours faire mieux » reconnaît Thierry Vignolles. Il pointe notamment un manque de connexion avec certains corps intermédiaires, tels que les associations culturelles, le groupe des pompiers ou l’association de chasse. Des groupes importants dans l’écosystème d’un village rural. « Nous devrions organiser des réunions plus fréquentes. Cela pourrait également convaincre ceux qui ne croient pas encore en notre modèle citoyen et démocratique, » ajoute-t-il avec lucidité.

« Le travail de maire, c’est courir d’un problème à l’autre, essayer de mettre des rustines sans avoir les moyens de faire plus. » Jérémie Steil, maire de Vaour (Tarn).

Fort de son expérience, bien qu’il avoue être éprouvé par la fonction, Jérémie Steil croit fermement en la voie de la démocratie municipale : « Le travail de maire, c’est courir d’un problème à l’autre, essayer de mettre des rustines sans avoir les moyens de faire plus. » Il ajoute néanmoins : « J’encourage tout le monde à s’inspirer de Vaour, où la dynamique citoyenne a permis de créer quelque chose qui n’existait pas. Mais il ne faut pas reproduire à l’identique, il faut inventer. Ce qui marche à Vaour ne marchera pas forcément ailleurs, il faut composer en fonction des spécificités de chaque ville ou village. Une de nos forces c’est la confiance qui règne au sein de notre communauté car nous plaçons l’humain et le bien commune en premier lieu, bien avant les intérêts personnels de chacune et chacun. »

L’alternative démocratique… mais à quel prix ?

L’échelle humaine et la possibilité de retrouver un peu de pouvoir sur son quotidien peuvent faire rêver. Mais l’alternative démocratique est désormais un terrain d’opportunités lucratives pour bon nombre de groupes privés. La multiplication des dispositifs participatifs s’est accompagnée de l’émergence d’un véritable marché, où les prestations s’arrachent à prix d’or. Sous les deux quinquennats d’Emmanuel Macron, ce phénomène a pris une ampleur inédite. Une enquête de Politis a levé le voile sur les coulisses des conventions citoyennes organisées récemment. Ainsi, il est révélé que la Convention citoyenne sur la fin de vie, initiée en septembre 2022 sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental (Cese), a été pilotée par le cabinet de conseil Eurogroup Consulting. Ce dernier a sous-traité ses missions à trois autres structures – Planète Citoyenne, Stratéact’ Dialogue et Ezalen – pour un coût total atteignant 1,3 million d’euros. Eurogroup n’en était par ailleurs pas à son coup d’essai. L’organisation des échanges de la Convention citoyenne pour le climat lui avait déjà été confiée en collaboration avec Missions Publiques et Res Publica, moyennant une prestation évaluée, cette fois, à 1,9 million d’euros.

L’alternative démocratique est désormais un terrain d’opportunités lucratives pour bon nombre de groupes privés.

Pourquoi organiser des dispositifs participatifs coûteux ? Souvent animés par des cabinets privés sans réelle expertise, ces initiatives semblent servir des intérêts stratégiques. Un sénateur confiait à Politis que ces contrats permettent aux prestataires de tisser des réseaux influents et d’intervenir sur d’autres marchés des politiques publiques. Ainsi, la participation citoyenne pourrait n’être qu’un prétexte pour d’autres objectifs, un mécanisme déjà ancré nationalement et inquiétant à l’échelle locale.

En parallèle des grandes conventions citoyennes, un autre marché s’est implanté depuis plusieurs années dans les municipalités : celui des applications participatives, ou « civic tech ». Parfois développées par des initiatives publiques ou associatives (comme « Décidim » ou « Voxe »), elles peuvent aussi être impulsées par des structures à but lucratif (« Cap collectif », « Fluicity » ou « Bluenove »). À mi-chemin entre les théories managériales des start-up et l’utopie horizontaliste de la démocratie citoyenne, ces outils promettent de transformer la participation démocratique. Pourtant, les premiers bilans ne sont pas si positifs, ces technologies peinant à tenir leurs promesses. A l’image des confinements lors de la pandémie, si les « communs numériques » ouvrent de nouveaux espaces de partage, ils restent incapables de remplacer les relations humaines, essence de la vie démocratique.

Face à la montée en puissance de ces nouveaux cartels de la participation citoyenne, les initiatives indépendantes peinent encore à trouver leur place. Raison pour laquelle des voix s’élèvent pour appeler à un véritable mouvement de démocratie municipale, en France et en Europe. Face au nouvel abcès démocratique qui touche le pays, cet appel peut résonner comme une forme d’espoir en un printemps des peuples qui reste à portée d’hommes et de femmes, pour peu que l’engagement collectif sur le terrain en fasse….une volonté générale.

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