11.12.2024 à 06:20
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Alors que nous fêtons les cent ans de l’insurrection populaire en Géorgie contre l’annexion soviétique, la lutte pour l’indépendance et la liberté face à l’emprise russe demeure toujours la raison principale des mobilisations populaires ici. Cependant, au-delà de l’injonction à choisir entre deux puissances impériales, l’Europe et la Russie, le mouvement de contestation, qui ne cesse de gagner en intensité depuis plusieurs mois, exprime aujourd’hui une colère sociale croissante face au régime autoritaire local et à l’emprise des puissances économiques étrangères qui déferlent sur le Caucase.
Contrairement au discours médiatique dominant, cette mobilisation populaire qui se déploie à différents niveaux, entre les affrontements de rue et la solidarité autogérée, est porteuse d’une revendication plus large que celle de l’intégration à l’Union européenne. Si l’avant de la scène rappelle la révolution de Maïdan en 2014 en Ukraine, il faut encore identifier la spécificité du contexte géorgien pour comprendre les tumultes profonds que traverse cette lutte actuelle, sa force et sa complexité.
Cet article a été rédigé par un·e militant·e anti-autoritaire géorgien·ne en exil, en communication avec des collectifs locaux à Tbilisi, Kutaisi et Zugdidi. Les photos proviennent de მაუწყებელი / Mautskebeli. Les géorgien·nes utilisent le nom Sakartvelo pour désigner le pays.
Sans tomber dans un romantisme nostalgique ou insurrectionnel, ni dans le discours des médias dominants, pour comprendre ce qui se joue en ce moment dans les rues de Géorgie, il faut écouter ce que raconte la colère sociale. Cet article s’adresse aux lecteur·ices en Occident, notamment en Europe de l’Ouest, qui sont soit piégés par un campisme réducteur, qui présente la lutte en Géorgie — ainsi que d’autres luttes dans le contexte post-soviétique, comme en Ukraine ou en Tchétchénie — comme simplement alignée sur les seuls intérêts du bloc euro-atlantique, en omettant les enjeux géopolitiques vis-à-vis de l’impérialisme russe et les politiques autoritaires internes ; soit - emporté·es par une exaltation soudaine, nourrie par une attention médiatique que l’on n’a pas eu mérite de recevoir, même pendant la guerre de 2008, et qui met en scène les événements de façon partielle, en se concentrant sur l’esthétique insurrectionnelle aux étoiles dorées, drapeaux européens fermement agités face aux jets du canon à eau.
Car, soyons honnêtes, pour attirer l’attention de l’Ouest, il faut soit du tragique, soit du spectaculaire. Du tragique, on en a eu tout au long des dernières décennies. Mais l’histoire récente des territoires post-soviétiques reste une tâche maussade dans le décor des guerres et des conflits, pas assez proche pour s’en sentir saisi, pas assez lointaine pour s’en culpabiliser.
Du spectaculaire, chez nous, c’est plutôt dans les montagnes que dans la rue.
Mais cette fois-ci, les images des manifestant·es avec des feux d’artifice, des scènes d’affrontement direct avec les forces de l’ordre à mains nues, des visages en sang et sans aucun remords, font leur effet, aussi bien sur les médias mainstream que sur les insurrectionnalistes.
BFMTV diffuse en Live depuis l’avenue Rustaveli à Tbilissi les scènes d’émeutes, tandis que le Premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, emploie lors de son briefing un discours qu’on avait déjà cru entendre de la même chaîne pendant le mouvement des Gilets Jaunes en France, parlant des « casseurs violents » et des « agresseurs des forces de l’ordre ». Les politiciens européens ne cachent pas non plus leur état de choc face aux violences policières et dénoncent l’usage disproportionné de l’appareil répressif, tandis que le parti au pouvoir, le Rêve Géorgien , diffuse les scènes des charges et des descentes policières contre les manifestations en Europe pour sa propre propagande anti-occidentale.
Alors, pourquoi toute cette attention maintenant ? Quels sont les enjeux géopolitiques et économiques — entre les pro-occidentaux et les pro-russes, le régime autoritaire local côtoyant les BRICS [l’alliance transnationale impliquant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud] et l’extrême droite euro-atlantique, et le progressisme néolibéral employant des méthodes meurtrières — qui sous-tendent les événements en Géorgie ? Et enfin, quelle est la lutte propre à la population géorgienne, quelles sont les raisons de sa colère vis-à-vis du gouvernement et de ses politiques autoritaires grandissantes ?
Pour tenter de faire une lecture approfondie des événements en cours, au-delà des images qu’on en fait depuis l’Europe occidentale, il faut les situer sur deux niveaux : d’une part, dans la spécificité du contexte local actuel, et d’autre part, dans celui de la période post-soviétique, en général.
Si cela fait une semaine que la contestation ne cesse de prendre les rues toute la nuit et de gagner en ampleur dans plusieurs villes, elle s’inscrit dans un mouvement social amorcé au printemps dernier contre la “loi sur l’influence des agents étrangers”.
C’est dans ce contexte que les élections parlementaires ont été visiblement fraudées, maintenant au pouvoir le parti dirigeant, le Rêve Géorgien, mené par l’oligarque Bidzina Ivanishvili.
Avant la déclaration du Premier ministre suspendant le processus d’intégration à l’UE jusqu’en 2028, les manifestations s’organisaient pour contester les résultats et demander de nouvelles élections. Suite aux dispersions violentes des manifestations, arrestations brutales, agressions de rue par les flics ainsi que par les forces extra-policières, répressions judiciaires et incarcération des jeunes, les grèves, démissions dans le service public, occupation de la Chaîne Publique de la Géorgie, et mobilisations d’élèves dans des écoles régionales se sont multipliées, dépassant ainsi la simple question électorale. Dans la contestation prennent part des collectifs déjà formés : habitant.es des régions périphériques en lutte contre les projets de destruction environnementale, mouvements étudiants en lutte pour l’accès au logement, collectifs queers et féministes, ainsi que des personnes mobilisées contre les expulsions.
Aujourd’hui, la menace de l’autoritarisme pressant plane sur tout le monde, annonçant la mise en place de l’état d’urgence et du couvre-feu pour étouffer la possibilité de manifestation, ainsi que la réforme du service public – une manœuvre visant à procéder à des licenciements massifs d’opposants et de toute personne jugée critique.
At En parallèle, la répression policière s’intensifie : centaines d’arrestations, y compris des mineurs et de jeunes majeurs, personnes hospitalisées pour mutilations policières, dont un jeune en réanimation, perquisitions massives, ainsi que des passages à tabac et des humiliations dans les rues. Des policiers anti-émeutes, tentant de démissionner, sont eux-mêmes réprimés par leurs collègues, comme l’a révélé un agent ayant quitté le pays. Depuis plusieurs nuits, ce sont les “zonderebi”, les “titushkebi, autrement dit les “gros bras” armés et en civil, employés pour le “sale boulot”, qui rôdent dans les rues pour défigurer des manifestants et des journalistes. Le gouvernement a également annoncé un projet de réforme de la police, facilitant l’accès aux services sans passer par les concours, afin de permettre le recrutement de nouveau personnel et d’avoir la capacité d’étouffer un mouvement qui prend désormais des proportions nationales.
Si le Rêve Géorgien est arrivé au pouvoir en 2012 en s’opposant au gouvernement néolibéral de Mikheil Saakashvili et à son état policier sanglant, il incarne aujourd’hui le versant d’un même système policier. Il emploie la violence policière et judiciaire sous une forme tripartite : répression de rue à la française (armement anti-emeute, nasse, tabassage, ), répression judiciaire à la russe (arrestations et peines de prison pour militant.es et opposant.es), et violences mafieuse (bavures par les « gros bras », violences et agressions dans les lieux de vie, menaces sur les proches et membres de familles), rappelant les méthodes de l’ancien régime de Mikheil Saakashvili, qui a quitté le pouvoir en 2013.
Le ras-le-bol généralisé contre les « Natsi » et le « Kotsi » — termes péjoratifs désignant respectivement les partis au pouvoir et dans l’opposition, ainsi que leurs alliés — se manifeste par une tirade d’insultes lancée contre les deux camps lors des rassemblements. Trop de colère pour cherches des belles paroles, les injures partent en coups d’éclats dans la télévision et lors des prises de parole publique. C’est pour la même raison que les politiciens du MNU se font dégager par des manifestant.es, dont certain.es victimes de leur régime répressive. « La résistence au régime policier qui a permis au gouvernement de prendre le pouvoir sera également celle qui marquera sa fin » – déclarent des militant.es lors de leurs prises de paroles, notamment lors des rassemblements organisés pour la libération de toustes les détenu.es.
Ce rejet des deux partis traduit aussi une profonde défience envers les autorités et un refus de se soumettre aux dualismes persistants qu’ils véhiculent de façon caricutale: le projet civilisationnel occidental et le projet guerrier de la Russie, le progressisme contre l’obscurantisme, l’asservissement à l’hégémonie occidentale contre l’asservissement à un impérialisme territorial, le nationalisme ultra-libéral contre le nationalisme ultra-conservateur. Le point de convergence de ces dualismes est aussi leur point de rupture : maintien de l’ordre déchaîné, politiques destructrices des conditions d’habitabilité, exploitation des ressources naturelles inscrite dans le marché impérial mondialisé, appauvrissement et surendettement de la population en échange d’ alliances économiques et géostratégiques avec des puissances étrangères.
Pour délégitimer le mouvement la rhétorique du gouvernement cherche à raviver le clivage de lié à la « polarisation », mettant ainsi les politiciens du MNU sous les projecteurs. Se présentant comme le garant de la souveraineté nationale face à la menace de guerre provenant du nord et aux dangers d’un coup d’Etat émanant des forces occidentales, l’exemple de l’Ukraine est constamment manipulée pour semer la peur. Le mouvement actuel est comparé à celui de Maidan, pour soutenir qu’il ne serait pas autogéré mais contrôlé par des partisans du Maidan et du MNU, en insistant que la révolution avait entraîné des centaines de mort en l’Ukraine et ensuite la guerre.
Cette rhétorique anti-ukrainienne, qui minimise à la fois la dimension sociale et la puissance d’agir propre au mouvement de Maidan non-réductibles aux seules forces neo-nazis, s’accorde avec la rhétorique anti-guerre déployée tout au long de la campagne électorale. Que le gouvernement ait affiché des images des guerres sous forme de publicité électorale prouve que, derrière l’illusion de maintien de la paix, se cache des méthodes des plus ignobles pour le maintien du pouvoir : exploitation des traumatismes encore peu digérés de notre mémoire collective, notamment de celle de 2008 et des années tumultueuses de 90, traversé par les méandres du mouvement indépendantiste accompagné d’un putsch, d’une guerre civile et des conflits interethniques.
Le recours à la bavure policière et judiciaire est permis par des réformes législatives adoptées au printemps dernier, qui servent également de base solide à la rhétorique idéologique fondée sur l’ autoritarisme anti-occidental.
La loi sur la « transparence de l’influence des forces étrangères » reprend un projet avorté il y a un an et demi après des protestations massives. Elle a été adoptée un an plus tard, le printemps dernier, après deux mois de manifestations et le contournement d’un veto présidentiel.
Calquée sur son homologue russe, cette loi oblige toute organisation à but non lucratif recevant 20 % de ses revenus annuels de sources étrangères – qu’il s’agisse de subventions ou de financements individuels – à s’enregistrer comme « entité représentant les intérêts d’une force étrangère ». Or, dans une économie locale marquée par l’absence de subventions publiques et de sources de revenus alternatives, cette législation met en péril, en premier lieu, non pas les grandes ONG comme le présente la rhétorique officielle, mais surtout les petites associations, syndicats, médias indépendants, ainsi que les collectifs locaux et autogérés.
Que cette loi vise tout d’abord à réduire au silence les foyers de résistance et de lutte, le Premier ministre, Irakli Kobakhidze, l’a déclaré ouvertement lors de son briefing du 3 décembre : « on construira le barrage de Namakhvani. »1 Désormais, rien n’empêcherait la réalisation des mégaprojets d’infrastructures hydroélectriques, considérés comme le point d’orgue du développement économique. Il faisait référence au mouvement de la vallée de Rioni, désormais taxé de pro-occidental après avoir été qualifié de pro-russe il y a trois ans, lors de leur combat actif. Or, le mouvement de la vallée de Rioni, qui incarne la lutte environnementale autogérée menée par la population locale et qui a réussi à faire reculer l’entreprise turque concernant la construction d’un méga-barrage hydroélectrique, est devenu l’une des cibles principales dans la rhétorique du gouvernement, en tant que menace à la soi-disant souveraineté et indépendance énergétique. En réponse à la déclaration du premier ministre, les habitant.es de la vallée ont brandi une banderole lors d’un rassemblement à Tbilissi : « le barrage de Namakhvani ne sera pas construit ».
À part le mouvement de la vallée de Rioni, de nombreuses résistances locales luttent contre les injustices sociales et environnementales engendrées par les projets économiques d’envergure, notamment l’exploitation et l’extraction des ressources naturelles.
Dans l’Ouest de la Géorgie, en Mingrélie, ce sont les habitant·es du village de Balda qui se mobilisent pour empêcher le démarrage d’un chantier de construction d’un projet d’aménagement écotouristique, impliquant la privatisation de la rivière, des terres et des lieux de vie, ainsi que des dommages importants et des effondrements des pentes de montagne.
À Shukruti, les habitant·es combattent la surexploitation des sols pour l’extraction de manganèse par l’entreprise Georgian Manganese, un holding britannique de Stemcor. À cause des explosions, le village s’enfonce dans le sol, emportant avec lui les maisons de ses habitant·es. Les veillées habituelles, occupant le site du chantier, ont été déplacées cet autonomne jusqu’au Parlement à Tbilissi, avec les formes les plus radicales de protestation : grève de la faim et bouches cousues.
Mais derrière la lutte des petits peuples se jouent les enjeux des grands acteurs économiques : la Chine, la Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et, bien sûr, l’Union européenne. Les stratégies de pouvoir et de domination se traduisent par des jeux d’alliances inter-impérialistes, de conflits et de guerres où l’énergie constitue une arme par excellence.
La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont renforcé la position géostratégique de la Géorgie au sein des projets d’infrastructures économiques – tels que le corridor gazier et pétrolier, les ressources hydroélectriques, ainsi que les voies de transit maritimes et terrestres – et la « Loi sur les agents étrangers » s’y présente comme garant de la réalisation de tels projets. Parallèlement, le gouvernement a adopté, au même moment, la loi offshore, la loi anti-LGBT, des modifications de la loi sur les pensions cumulées, et a signé des mémorandums énergétiques et économiques avec la Turquie et la Chine.
Ainsi elle semble s’inscrire dans une stratégie de rapprochement avec les BRICS, notamment, avec la Chine et l’Azerbaïdjan pour renforcer les échanges commerciaux à travers son rôle de corridor de transit. Plus précisément, la Géorgie joue un rôle stratégique dans l’initiative “la Ceinture et la Route” (BRI) , l’initative de la Chine pour la « nouvelle route de la soie » en s’intégrant au corridor économique Chine-Asie centrale-Asie de l’Ouest. Son implication repose sur deux projets clés : la construction d’un nouveau port à Anaklia, destiné à devenir un hub majeur, et de la ligne ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, qui renforce les connexions logistiques entre l’Asie et l’Europe.
Cette position stratégique permet également au gouvernement géorgien d’exercer une forme de pression sur l’Union européenne, notamment en raison de son implication dans le projet colossal de construction du plus long câble électrique sous-marin, qui acheminerait l’électricité fournie par l’Azerbaïdjan vers l’Union européenne, en passant par la mer Noire en Géorgie. Il ne faut pas non plus oublier qu’une part importante du transit énergétique passe déjà par les pipelines traversant la Géorgie, notamment l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et le gazoduc SCP (South Caucasus Pipeline), qui relient la mer Caspienne à la Turquie via le territoire géorgien.2
Ce sont par les alliances géostratégiques pour la conquête des ressources que l’on voit que la fragmentation du monde en deux blocs majeures - d’un côté le bloc euro-atlantique et de l’autre, la Russie –n’a plus de sens, et qu’il faut désormais la penser dans sa multipolarité. Dans cette même perspective, sur le plan géopolitique, le Rêve Géorgien s’allie autant avec les gouvernements de l’extrême droite euro-atlantiques ( Trump, Orban ) qu’avec le puissances régionales sur la base d’un discours populiste souverainiste et conservateur. Sur le plan économique – politiques d’extraction rapaces, dépossession et appauvrissement des populations – il s’inscrit pleinement dans le marché capitaliste mondialisé aux côtés du camp progressiste.
Dans le but de renforcer le conflit social déjà engagé par l’implantation de l’hégémonie occidentale dans le pays, à travers notamment l’ingérence de ses institutions et ONG dans les sphères économiques et culturelles, le gouvernement s’est habilement approprié un discours antioccidental, soulevant ainsi la sympathie d’une partie de la population méprisée par ces dernières. Cette mascarade rhétorique lui permet d’ériger certains « groupes sociaux » en boucs émissaires, justifiant ainsi la mise en place d’un régime autoritaire pour la défense « de la paix, des traditions et de la souveraineté économique ». Mise à part des « bloqueurs » de l’indépendance énergétique, c’est « le groupe LGBT » qui représenterait l’une des menaces principales pour notre identité culturelle et religieuse.
C’est dans cette perspective que la nouvelle loi anti-LGBT, nommée la “Loi sur les valeurs familiales et la protection des mineurs”, est entrée en vigueur le 2 décembre. Cette loi, qui met l’équivalence entre l’inceste et relations homosexuelles ainsi qu’à l’identité de genre, criminalise les personnes queer ainsi que tout accès aux soins ou à la « manipulation médicale », selon ses termes. Outre la communauté queer, la loi permet également de criminaliser toute forme de soutien, manifestation, regroupement public ou prise de position publique, susceptibles d’être étiquetées comme « propagande pro-queer ». Le collectif Résistence queer a écrit à propos de l’application de la loi dans son « manifeste anti-fasciste » :
“En Géorgie, où près d’un million de personnes ont quitté le pays pour migrer en quête de travail au cours des cinq dernières années, un enfant sur trois vit dans une pauvreté extrême, tandis que les systèmes d’éducation et de santé sont en ruine, l’oligarque avide a fondé sa campagne électorale sur de fausses promesses de paix et sur la propagation d’une haine artificielle.
“En criminalisant un groupe de la population — les personnes queer — et en légalisant la haine et la censure pour établir un contrôle totalitaire, la loi désigne également comme criminels tous celleux et tout ce qui s’opposera à la législation de ce mal .”
En effet, face à l’appauvrissement et au surendettement généralisé de la population, où les banques et les services privés détiennent une toute-puissance, tandis que la question de l’identité nationale reste toujours à définir, il devenait nécessaire de forger l’icône de l’ennemi. Cet ennemi n’est pas loin, pas en Russie ou en Turquie, mais juste sous nos yeux, importé de force par l’Occident : celui ou celle dont la vie, son existence et sa manifestation publique, menace la préservation de nos mœurs, de nos traditions, et contribue à des problèmes démographiques, un sacrilège porté à nos valeurs. Cette manœuvre relève d’une opération de déplacement des problèmes sociaux, visant à remplacer un ancien archétype de l’ennemi par un nouveau, en tant que catalyseur d’une construction identitaire.
Cependant, si la responsabilité de la criminalisation des personnes queer incombe au gouvernement, celle de l’instrumentalisation de la question queer revient, elle, à l’impérialisme sexuel occidental. Alors que les missionnaires des « droits de l’Homme » étaient censés protéger les minorités opprimées, la riposte autoritaire et ultraconservatrice en a fait l’une de ses premières cibles, en mobilisant l’argument anti-occidental. Le queer-washing n’a fait que renforcer le clivage social et culturel, séparant les « obscurantistes religieux » des progressistes libéraux. Si la question LGBTQ est exploitée avec autant de vigueur par le gouvernement, c’est parce qu’il sait bien provoquer une forte tension culturelle et existentielle en rejouant cette opposition et en prenant la défense du camp anti-progressiste, méprisé et moqué par les politiques « civilisationnelles ».
La contestation massive, que l’on réduit aux rassemblements pro-européens, a sa propre spécificité dans les formes d’organisation, de sociabilisation et d’entraide, que l’on ne retrouverait jamais dans les rues de l’Europe.
Pendant les rassemblements de l’avenue Rustaveli, les danses traditionnelles, les chants folkloriques et religieux se mettent en scène ; les cool kids de la gen’ Z poussent les slogans – le « Gaumarojos Sakartvelos » – que l’on pourrait tout aussi bien entendre de la bouche des « obscurantistes » au moment d’un toast sur la patrie, la liberté et l’église ; les mères accompagnent leurs enfant.es, dans l’espoir vain de les protéger des abus policiers ; le cri d’une mère – « lâche-le/la, c’est mon enfant » – est devenu le slogan phare, désormais gravé sous forme de graffiti, de la contestation ; les grand-mères, quand elles ont encore la force de se déplacer, sont entourées et protégées par les manifestants contre les jets de canon à eau ; des prêtres sortent de l’église de Kashveti pour abriter les manifestant.es poursuivi.es.
Le soutien et l’entraide, d’une douceur extrême, se mettent en place aux côtés des affrontements violents ; derrière les masques à gaz, les boucliers aux graffitis « 1312 », se trouve aussi l’idée du commun, le commun qui s’exprime tout d’abord au niveau d’un sentiment d’appartenance collective, écrasé tout au long de son histoire d’existence et ajoute une forte dimension culturelle, voire existentielle, à la résistance politique.
Les raids policiers, militaires et para-militaires, l’avenue Rustaveli en a connu de nombreux depuis le mouvement indépendantiste des années 90. Des manifestant.es de la « génération des parents » évoquent la mémoire du 9 avril 1989, date qui marque le début tragique du mouvement indépendantiste avec la mort des jeunes manifestant.es écrasés par les tanks russes. Le recours aux forces extra-policières et la manipulation autour de la question de la guerre invoquent la mémoire collective : les crimes de guerre du groupe para-militaire Mkhedrioni, notamment en régions de Mingrélie et d’ Abkhazie, traumatisme collectif lié à la destruction des corps et des âmes suite aux massacres des Ossètes et des Abkhazes, au nettoyage ethnique des Géorgiens et aux déplacements forcés, ainsi qu’à la rupture des liens interethniques et familiaux.
Pour comprendre ce qui se joue derrière ce qui peut être interprété comme le désir de l’Occident, il faut également avoir cette lecture historique. D’abord l’empire tsariste, puis soviétique, font de la Russie l’une des principales puissances coloniales pour la Géorgie, après l’empire ottomane.
Pour rappeler le déroulement de l’histoire récente de la libération, la Géorgie et, ensuite, la Tchétchénie, proclament leur indépendance en 1991, avant la chute de l’URSS. Tout ceci se déroule dans un paysage marqué à la fois par l’intensification des luttes nationalistes et éthno-nationalistes, faisant appel à la sécession des groupes ethniques minoritaires sous la protection de l’URSS (Haut-Karabagh, Abkhazie, Ossétie).
La guerre civile se déclenche dans la capitale suite au coup d’État mettant aux prises les indépendantistes géorgiens, avec Zviad Gamsakhourdia à leur tête, et l’opposition putschiste, devenue le Conseil d’État dirigé par l’ancien chef communiste Eduard Chevardnadze. Cette guerre dégénère en un conflit dit inter-ethnique de 1991 à 1993 en Abkhazie.
La guerre de 2008 avec la Russie, bien qu’elle se déroule dans un cadre différent de celui des années 90, ravive les mêmes blessures liées aux conflits ethniques et territoriaux. Cette fois-ci, c’est l’Ossétie du Sud, une autre région majoritairement peuplée de minorités ethniques, qui finit par être occupée par la Fédération de Russie.
Mais qu’on ne se méprenne pas : si la question de l’autonomie des minorités ethniques dans un territoire où cohabitent une multiplicité de langues, de religions et de traditions est un enjeu crucial, la Russie reste une superpuissance extérieure qui utilise les tensions ethniques comme levier dans un bras de fer, dans le seul but d’élargir son règne territorial. Tout comme en Ukraine, la Russie a toujours su associer la violence de son régime impérial aux troubles ethno-identitaires en Caucase, s’érigeant en « sauveur des minorités ethniques opprimées ».
Ainsi, derrière les drapeaux européens se cache l’espoir d’un monde meilleur, derrière le désir de l’Occident – le désir d’indépendance. Mais l’Europe, comme horizon, ne se construit pas seulement en effet de miroir vis-à-vis de la Russie ; elle découle également de la propagande et du soft power de l’hégémonie néolibérale euro-atlantique, qui n’a cessé d’étendre sa zone d’influence sur les territoires post-soviétiques depuis la chute de l’URSS.
Pour nous, les deux générations des années 90, la promesse de la voie pro-occidentale, au moment de l’après-guerre et suite au déclin du mouvement indépendantiste, représentait le rêve d’un monde meilleur qui se trouvait alors de l’autre côté du rideau de fer : la paix, le pain, l’électricité, l’eau chaude, l’éducation et la santé. Aujourd’hui, même si l’Europe continue d’incarner une promesse pour une partie de la population, personne n’est dupe.
Depuis la libéralisation des visas en 2017, la Géorgie demeure sur la liste des pays à forte demande d’asile, aux côtés de l’Afghanistan et du Bangladesh. Cette statistique indique concrètement que, dans une population de 3,5 millions d’habitant.es, chaque famille a au moins un membre en parcours d’exil et de migration, à la recherche de protection et de conditions de subsistance, pour avoir accès aux soins de santé gratuits ou aux ressources financières suffisantes pour soutenir les proches restés dans le pays, ou pour rembourser les crédits d’une famille surendettée. Étant ainsi étiqueté.e.s comme les « mauvais.e.s exilé.e.s », car considérés comme des « migrants économiques » ou « pour des raisons de santé », non seulement le droit inaliénable à l’accueil leur est refusé, mais, en prime, ielles sont soumis.es à toutes sortes de violences institutionnelles et policières, allant des centaines d’expulsions illégales jusqu’à la mort de détenus dans des centres de rétention à la suite de violences policières.3
Alors que l’Europe aimerait cartographier la Géorgie sous sa zone d’influence, son traitement vis-à-vis de la population géorgienne en parcours d’exil et de migration économique révèle toute son imposture et son hypocrisie.
Ainsi, pour la population émigrée, notamment dans le contexte grandissant de racisme et de l’ascension de l’extrême droite, l’Europe ne représente plus cette force chimérique qui nous sauverait de l’impérialisme guerrier et garantirait de meilleures politiques sociales dans un pays en proie à la prédation privée. Pour la population sur place, dans la mesure où les questions géopolitiques se mêlent aux questions d’ordre identitaire, si l’Europe représente une stratégie de survie pour certains, la préoccupation principale, et maintenant encore plus, reste celle de l’autoritarisme du gouvernement local.
En guise de conclusion j’aimerais ajouter le message de soutien envoyé aux camarades en Géorgie depuis Paris:
“Depuis le rassemblement des camarades syrien.nes qui célèbrent la chute du régime du dictateur Bashar Al assad, et celui des camarades géorgien.nes organisé en soutien au mouvement de contestation actuel, nous voulons apporter le message de solidarité internationaliste aux peuples en lutte contre les impérialismes, les régimes autoritaires locales et les injustices sociales.
“En ce moment du génocide en Palestine, des guerres - en Ukraine, au Liban et au Soudan, l’ascension des régimes autoritaires en Géorgie, en Iran et en Russie, ainsi que de l’extrême droite en Europe, le seul espoir réside dans la construction des alliances et de solidarité entre les peuples opprimés. Seule les peuples sauvent les peuples !
“De la Syrie jusqu’à la Géorgie, la chute du régime partout!
“Liberté à toustes les détenues en Géorgie !
“Amour et Rage
“ Camarades internationalistes depuis Paris”
Projet de construction de la Cascade Hydroélectrique de Namakhvani, la plus grande ouvrage hydroélectrique depuis la fin de l’URSS sur le territoire géorgien, par l’entreprise turque ENKA ↩
La construction de pipeline déjà en 2006 a suscité de nombreuses oppositions des populations locales et cela va sans dire que l’économie locale n’a reçu aucun intérêt financier grâce à ces pipelines possedées par les consortiums multi-nationales, BTC Co et Société du pipeline du Caucase du Sud, dont la direction est partagée entre les entreprises européennes comme British Petrolium avec celles de l’Azerbaidjan et la turquie aux côtés de la Russie ou de l’Iran. ↩
Vakhtang Enukidze en 2020 au CPR de Gradisca d’Isonzo,en Italie ; Tamaz Rasoian ressortissant géorgien kurde,au centre fermé de Merkplas, Belgique, en 2023 ↩
03.12.2024 à 00:00
CrimethInc. Ex-Workers Collective
La guerre civile syrienne est restée largement gelée depuis 2020, en raison d’un équilibre précaire des forces entre diverses factions, soutenues à des degrés divers par la Russie, la Turquie, l’Iran et les États-Unis. Ces derniers jours, cependant, profitant de la façon dont l’Iran et le Hezbollah ont été bloqués par le conflit avec Israël, tandis que la Russie était distraite par l’Ukraine, les forces antigouvernementales Hayat Tahrir al-Sham (HTS) ont pris Alep et intensifié leur campagne contre la dictature de Bachar al-Assad. Alors qu’Assad est responsable de la mort de centaines de milliers de personnes et que sa chute serait la bienvenue, cette évolution pose de nouveaux dangers.
Comme nous l’avons déjà évoqué , la situation en Syrie est complexe et les mêmes événements peuvent être très différents selon les points de vue. Afin de retracer une réalité éclairée par de nombreux points de vue, nous présentons ici le point de vue des participants à la révolution dans l’ouest de la Syrie, ainsi qu’un rapport des anarchistes du Rojava, la région du nord-est de la Syrie.
Il s’agit de la déclaration de la [Cantine Syrienne de MontreuilCantine Syrienne de Montreuil, un projet créé par des participants à la révolution syrienne en exil. Vous pouvez lire une interview avec eux ici.
Une alliance de divers groupes « rebelles » (jihadistes, islamistes, mercenaires sous tutelle de la Turquie, etc.) a lancé ces derniers jours une vaste offensive pour briser l’encerclement de la ville d’Idlib par le régime et ses alliés, et répondre à leurs attaques meurtrières. L’opération a permis de reprendre le contrôle territorial d’Alep (deuxième ville de Syrie) et de ses environs.
Cette offensive fait suite à la déstabilisation du régime iranien et du Hezbollah suite aux attaques israéliennes. Alliées de longue date d’Assad, les milices contrôlées par l’Iran ont continué à pilonner les zones rebelles de Syrie après le 7 octobre 2023. Même après l’attaque au bipeur orchestrée par Israël au Liban, le Hezbollah a attaqué Idlib (les 20 et 23 septembre 2024) avant de retirer une partie de ses troupes au Liban.
Dans un contexte humanitaire et économique catastrophique, l’opération militaire des groupes « rebelles » a forcé des centaines de personnes à quitter les zones récemment tombées sous leur contrôle (par peur de représailles), mais elle a aussi permis à des centaines de déplacés de revenir sur leurs terres et leurs maisons et de revoir leurs familles après de longues années de séparation et de survie difficile dans les camps de réfugiés.
Il y a des années, Alep avait déjà été libérée du régime d’Assad et auto-administrée par ses habitants de 2012 à 2016 avant de retomber aux mains du régime grâce au soutien de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah au Liban. Après un siège brutal, des bombardements incessants qui ont tué 21 000 civils et la destruction quasi totale de la partie est de la ville, la chute d’Alep a marqué une défaite militaire décisive pour la révolution syrienne.
Aujourd’hui, on ne peut que se réjouir de voir les forces du régime contraintes de fuir Alep : images de détenus libérés de prison, statues de la famille Assad renversées, portraits de Khameini, Nasrallah ou Soleimani déchiquetés. Mais soyons clairs, il n’y a aucune raison d’espérer pour l’avenir de la Syrie dans les zones « libérées » par ces groupes militaires, qu’ils soient jihadistes ou « modérés ».
Cette opération, pourtant décidée et coordonnée en Syrie, n’aurait pu voir le jour sans le feu vert de la Turquie, elle-même dépassée par l’ampleur de l’offensive. Il faut bien l’avouer, rares sont ceux qui croient encore aujourd’hui qu’Erdoğan est un ami du peuple syrien. La Turquie massacre les populations kurdes en Syrie et ailleurs, organise des déportations forcées de réfugiés syriens, tente depuis des années de normaliser ses relations avec Assad et utilise les combattants syriens comme mercenaires pour ses intérêts géopolitiques, sans parler de la répression de toute dissidence interne.
Quant aux groupes islamistes, leur pouvoir est contesté depuis des années par la population civile des zones qu’ils contrôlent. En 2024, des manifestations de grande ampleur ont eu lieu à Idlib pour exiger le départ d’[Abou Mohammed] al-Joulani, le chef de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), le groupe qui gouverne l’enclave. Sans légitimité populaire, HTC gouverne par la force ; il n’a pas réussi à réaliser les espoirs de la révolution de 2011. Les Syriens qui se sont soulevés contre la tyrannie d’Assad et ont tant sacrifié pour pouvoir vivre en liberté ne peuvent pas vivre sous des groupes comme HTC à long terme.
Une joie amère et ambiguë donc. Beaucoup reste incertain. Les conséquences humanitaires risquent d’être catastrophiques. Le régime et ses alliés ont multiplié les attaques sur les zones déjà contrôlées par les « rebelles » ainsi que sur celles qu’ils viennent de reprendre. Les hôpitaux d’Alep sont déjà débordés par le manque de moyens et de personnel. On ne sait toujours pas quelle sera la position des Forces démocratiques syriennes dirigées par les Kurdes. La seule chose dont on puisse être sûr, c’est l’éternel retour des partisans de « l’axe de la résistance » qui, sous couvert d’opposition à Israël et à l’impérialisme occidental, blanchiront une fois de plus les bourreaux qui ont assassiné et déplacé nos familles et nos amis.
Au milieu de tout cela, nous sommes largement dépossédés de notre révolution et de la possibilité d’autodétermination de notre pays. Entre les puissances étrangères qui jouent à leur jeu d’influence avec notre sang et les milices islamistes qui ne parlent que le langage des armes, pour l’instant, la force brute et les calculs géopolitiques décideront de notre avenir. La situation n’est pas excellente, mais la chute du régime reste la condition préalable à tout changement dans le pays. Encore et toujours, le peuple veut la chute du régime.
Vive la Syrie libre !
Gaza vivra, la Palestine sera libre !
« Ils doivent tous partir » pour un Liban libre !
Un aperçu général des principaux développements des deux derniers jours, apporté par les anarchistes internationalistes en Syrie.
L’offensive de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) a fait une percée dans les premiers jours vers l’est (Alep) et le sud (Hama) et a ralenti les 1er et 2 décembre. Les forces du régime d’Assad semblent avoir repris la ville de Hama et stoppé l’avancée de HTS vers la ville de Homs. Les forces aériennes russes mènent une vaste campagne de bombardements, ciblant les unités de HTS mais aussi les infrastructures civiles et militaires à Idlib, Alep et le long de la route de l’avancée de HTS. Des rapports font état de victimes civiles et de combattants. Des avions appartenant au régime d’Assad ont également mené des frappes aériennes, mais à une échelle plus réduite. À Alep, dans le quartier kurde de Sheikh Maqsood, les habitants se sont préparés à l’autodéfense.
Au nord d’Alep, le canton de Şehba est occupé par l’Armée nationale syrienne (ANS) [soutenue par la Turquie]. Des milliers de personnes qui vivaient dans des camps de réfugiés depuis l’invasion turque d’Afrin en 2018 sont actuellement en cours d’évacuation. Les Forces démocratiques syriennes (FDS) organisent un couloir humanitaire pour permettre aux populations de quitter Alep et Şehba. Aucun affrontement majeur n’est signalé entre les FDS et l’ANS pour l’instant.
Dans d’autres régions de l’Administration démocratique autonome du nord et de l’est de la Syrie (DAANES), des bombardements d’artillerie et des activités de drones ont eu lieu, mais pas plus que d’habitude.
Des informations font état de l’avancée massive de la milice Hashd Ash-Shaabi, soutenue par l’Iran, sur le territoire syrien dans la région de Deir-Ez-Zor. Dans la même région, les FDS et le conseil militaire de Deir-Ez-Zor tentent de prendre le contrôle de certaines villes et villages.
Les forces de l’État islamique qui restent dans le désert du centre de la Syrie n’ont pas encore fait de mouvements majeurs, mais on s’attend à ce qu’elles utilisent la situation au mieux de leurs capacités.
Les FDS ont appelé à une mobilisation massive, demandant aux jeunes de rejoindre les FDS et d’être prêts à repousser les prochaines attaques sur le territoire libéré. On s’attend généralement à ce que l’escalade s’intensifie et que les factions soutenues par la Turquie profitent de l’occasion pour attaquer les régions occidentales de DAANES, comme Minbij.
Au début, des rumeurs circulaient sur une tentative de coup d’État à Damas ; si une telle tentative a eu lieu, elle semble avoir rapidement échoué.
L’Égypte, la Russie, les Émirats arabes unis et l’Iran ont exprimé leur soutien au régime d’Assad.
La région autonome démocratique du nord et de l’est de la Syrie, également connue sous le nom de Rojava, est en proie à de nouveaux troubles. Le nombre de réfugiés arrivant dans les cantons occidentaux, en comptant le nombre de personnes arrivées du Liban ces derniers mois, pourrait facilement dépasser les 200 000 dans les semaines à venir.
Au cours des premiers jours de l’offensive de HTS et de l’avancée de l’Armée nationale syrienne (SNA) contre Şehba, ainsi que du siège de Sheikh Maqsood, il est clair que le régime d’Assad se trouve dans une situation très difficile ; il semble possible qu’il s’effondre. Cependant, tout pouvoir potentiel de HTS ne sera pas stable et ne sera pas en mesure de résoudre les problèmes urgents que la dictature de Bachar Al-Assad a créés et aggravés pour la Syrie. Néanmoins, la chute d’Assad pourrait ouvrir une fenêtre de possibilité pour un changement dans la région, si les Syriens – aussi bien ceux qui restent au pays que ceux qui décideront de revenir après l’exil – parviennent à faire revivre les idées originales de la révolution syrienne.
Les grandes puissances mondiales comme la Turquie, les États-Unis et Israël bénéficieront de l’offensive de HTS. HTS répond à tous leurs besoins en tant que force opposée à l’Iran, à Assad et à la Russie. Si elles ont la possibilité de prendre en charge la création de l’État en cas de victoire, en suivant le modèle des talibans, il est possible que les principaux acteurs de HTS exercent leur influence sur un éventuel futur nouveau gouvernement. Il est même possible que les États susmentionnés soutiennent HTS dans sa prise de pouvoir, étant donné qu’ils ne souhaitent pas que le peuple syrien décide de lui-même de manière indépendante.
La chute du régime d’Assad serait bénéfique pour les DAANES à plusieurs égards, mais elle pose également des questions majeures :
A) Il existe un grave danger que, libéré de la nécessité de lutter contre la Russie et Assad, l’État islamique profite de l’occasion pour se développer à nouveau, même s’il sera également en conflit avec HTS.
B) On peut s’attendre à ce que les États-Unis soient de plus en plus envahissants et manipulateurs si les DAANES deviennent plus dépendants des États-Unis pour les protéger d’une éventuelle invasion turque.
C) La recherche d’un nouvel équilibre des forces dans la région s’annonce chaotique et sanglante, et on ne sait pas comment elle se terminera.
D) Cela est particulièrement vrai dans la mesure où la Turquie va étendre la zone de son contrôle direct beaucoup plus profondément en Syrie.
E) Enfin, la prise de contrôle de l’ouest de la Syrie par les fondamentalistes religieux du HTS provoquera un conflit aigu avec le projet révolutionnaire dans le nord-est de la Syrie, notamment en ce qui concerne la façon dont cela a changé le statut des femmes dans la société.
La situation du Liban sera très difficile, car le pays sera coincé entre Israël et la partie syrienne contrôlée par le Hamas. Cela pourrait conduire à une escalade des conflits internes. Le Hezbollah se retrouverait sans aucun moyen de recevoir le soutien de l’Iran.
Dans le contexte régional, le DAANES représente dans une certaine mesure une solution non étatique fondée sur l’autogouvernance et l’autonomie culturelle, religieuse, de genre et ethnique. Pourtant, c’est lui qui bénéficie du moins de soutien international.
Salutations révolutionnaires !
Ce rapport de suivi nous parvient du même groupe d’anarchistes internationalistes en Syrie.
Il se passe tellement de choses aujourd’hui qu’il est difficile de les résumer. Nous allons partager quelques informations pertinentes, en précisant que nous ne sommes pas un service de renseignement mais simplement des anarchistes révolutionnaires qui suivent la situation dans le nord-est de la Syrie.
L’actualité principale du jour est l’effondrement général de l’Armée arabe syrienne (l’armée du gouvernement de la République arabe syrienne, ou AAS), avec des soldats se retirant de nombreux fronts différents, et faisant même défection publiquement dans certaines régions.
L’avancée de Hay’at Tahrir al-Sham (la principale coalition d’opposition islamiste, HTS) se poursuit. Après avoir pris le contrôle de la ville de Hama, ils atteignent les faubourgs de Homs. Des vidéos d’attaques de drones Shaheen (des kamikazes autoproduits par HTS) contre des postes militaires de l’AAS à Homs circulent déjà sur les réseaux sociaux.
Alors que l’offensive du HTS se déplace vers le sud, les combattants s’étendent également vers l’est et l’ouest, non seulement en combattant mais aussi en concluant des accords avec des groupes locaux. À Mahardah, à l’ouest de Hama, ils ont négocié le retrait des soldats de l’AAS avec la communauté chrétienne locale ; à Salamiya, à l’est de Hama, ils ont conclu un accord avec la communauté ismaélienne.
Leur avancée vers l’ouest se fait dans le désert, où l’État islamique (ISIS) a maintenu son insurrection. On ne sait pas encore si les cellules rebelles de l’EI vont affronter HTS ou les accueillir.
Les soldats de l’AAS se retirent de leurs positions à la périphérie de Raqqa, tandis que les Forces démocratiques syriennes (la coalition militaire des forces de défense du Rojava, SDF) se déplacent pour capturer ces territoires afin d’empêcher toute nouvelle activité de l’EI.
Un scénario similaire se déroule dans la ville de Deir Ezzor, où il semble qu’une certaine coordination ait été mise en place pour sécuriser la zone avec les soldats de l’AAS avant qu’ils ne quittent leurs positions.
Au moins une ville située à 50 km au sud de Deir Ezzor, Al-Quraya, semble être sous le contrôle des forces de l’EI qui y ont pénétré alors que l’AAS se retirait.
Les forces des FDS ont également pris le contrôle du poste frontière avec l’Irak à Albukamal, qui a été un point de passage très important pour les lignes de coordination et d’approvisionnement de diverses forces mandatées par l’Iran.
La SNA a publié un communiqué de presse annonçant son opération contre les FDS à Manbij, exhortant les civils à rester à l’écart des zones militaires.
Un nouveau front s’est ouvert dans le sud du pays, alors que différents groupes rebelles à Quneitra, Daraa et Soueida ont commencé à mener des actions militaires contre l’AAS (l’Armée Arabe Syrienne) en déclin. Ils auraient créé une salle d’opération commune pour coordonner les attaques contre les soldats du régime.
Plusieurs groupes ont pris d’assaut des postes de contrôle, des commissariats de police et des casernes militaires dans certaines zones. L’AAS réagit à ces attaques par des bombardements et des affrontements intermittents.
Des vidéos de soldats de l’AAS faisant défection publiquement et rejoignant les milices de défense locales se propagent sur les réseaux sociaux, en particulier au sein de la communauté druze de Soueida.
Dans le sud, mais à l’est, le bataillon d’Al-Tanf progresse également. Connu sous le nom de Maghawir al-Thawra, ce groupe faisait partie de l’Armée syrienne libre (l’ancien nom utilisé pour désigner les groupes d’opposition contre Assad), mais après l’émergence de l’EI, son objectif principal s’est déplacé vers la lutte contre le califat. Il a reçu une formation et des armes des États-Unis, ainsi qu’un soutien dans ses opérations contre l’EI. Ces dernières années, il a bloqué les voies de livraison d’armes à l’Iran et a lancé des raids contre les groupes de contrebande de drogue Captagon. Aujourd’hui, pour la première fois, il a quitté sa zone d’opérations locale et affronte les forces de l’AAS à Palmyre.
Israël bombarderait des installations de recherche chimique pour les empêcher de tomber aux mains des « rebelles ». La Russie évacuerait une partie de ses forces aériennes stationnées en Syrie.
Des rumeurs font état d’un coup d’Etat contre le gouvernement Assad à Damas. Des informations émanant du Mossad (les services de renseignements israéliens) indiquent également qu’Assad aurait quitté la Syrie, ce qui laisse penser qu’il se serait enfui en Iran.
Il est clair que plus personne ne fait confiance au gouvernement d’Assad. Nous sommes confiants d’annoncer que c’est la fin du régime. Pour de nombreux Syriens, ce jour sera un jour de fête. Après presque 13 ans de guerre, de misère et d’exil, leur rêve d’une Syrie sans Bachar se réalise. En ce sens, c’est aussi un jour de fête pour nous.
Mais la fin du régime ne sera probablement que le début d’une nouvelle phase de conflit et d’instabilité, une phase très difficile. La Syrie est devenue un champ de bataille où de nombreuses forces militaires (étatiques et non étatiques) utilisent la violence pour atteindre leurs objectifs sans craindre les conséquences. Cela comprend la brutalité du régime syrien et les bombardements massifs de la population civile par la Russie, les massacres horribles de l’État islamique et les occupations génocidaires et impérialistes de l’armée turque et de ses mandataires visant le peuple kurde et la révolution du Rojava.
Plus d’une décennie de guerre et de souffrances a laissé des blessures qui ne se refermeront pas avec la fin de la dynastie Assad, et le lendemain nous assisterons probablement à davantage d’effusions de sang et d’atrocités. Les déclarations d’opération de l’Armée nationale syrienne (SNA) contre Manbij marqueront probablement le début d’une guerre d’occupation brutale, comme nous l’avons déjà vu en 2018 à Afrin et en 2019 à Serekaniye et Gire Spi. L’avenir de Damas n’est pas encore clair, et l’islamisme de HTS commencera bientôt à révéler ses vraies couleurs au peuple syrien. Quoi qu’il en soit de ce qui est montré sur CNN, les habitants d’Idlib souffrent et protestent contre le régime autoritaire de HTS depuis des mois.
Les puissances occidentales accepteront tacitement cette version apparemment diluée du salafisme, comme elles l’ont déjà fait en Afghanistan. Et ces grands changements détourneront l’attention des massacres perpétrés par la Turquie à Manbij, donnant à ce membre rebelle de l’OTAN au Moyen-Orient les coudées franches en échange de sa loyauté dans d’autres affaires plus prioritaires pour l’agenda occidental.
La révolution au Rojava est menacée, comme toujours. Célébrons la chute du régime, mais continuons à construire le nouveau monde que nous portons dans nos cœurs.
Salutations révolutionnaires !
This translation originally appeared here. If you want to support evacuees in northeastern Syria, you can do so here.
06.11.2024 à 09:55
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Donald Trump a gagné les élections présidentielles de 2024. Cela signifie que nous allons devoir mener à nouveau la plupart des batailles de la période 2017-2020. Mais d’abord, afin de comprendre l’ampleur de ce que nous avons de nouveau à affronter, voyons comment on en est arrivé là.
Nous avons longtemps soutenu qu’au 21e siècle, le pouvoir d’Etat est une patate chaude. Comme la mondialisation néo-libérale a rendu difficile pour les structures étatiques d’amortir l’impact du capitalisme sur les gens ordinaires, aucun parti n’est capable de maintenir longtemps le pouvoir d’Etat sans perdre sa crédibilité. De fait, ces derniers mois, de troublantes défaites ont sapé les partis gouvernementaux en France, en Autriche, au Royaume-Uni et au Japon.
Durant les élections de 2024, aussi bien Kamala Harris que Donald Trump étaient déjà ternis par leur relation avec le pouvoir étatique, mais Harris était, elle, associée au gouvernement en fonction. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a perdu. Des dizaines de millions d’électeurs de Trump soutenaient bel et bien son programme, mais les électeurs qui lui ont permis de remporter la victoire, pour l’essentiel, ont exprimé un suffrage protestataire.
Les Démocrates ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour s’associer à l’ordre dominant : en poussant la politique vers la droite, en écartant de leurs rangs le soutien de tout supposé « gauchiste », en démobilisant les mouvements de protestation. Il s’avère que c’était un pari perdant dans une époque où les gens sont avides de changement.
Reste à voir comment le reste du pays va réagir. Si les dirigeants du Parti démocrate sont capables de retourner leur veste et acceptent de devenir les junior partners du fascisme, l’avenir pourrait de fait être glauque. D’un autre côté, s’il apparaît clairement que la moitié du pays va résister au programme de Trump, une partie des dirigeants démocrates seront forcés de chercher à se poser en représentants de cette partie de la population, comme ce fut le cas en 2017.
Ce qui va se passer ensuite se décidera dans la rue.
Les Républicains sont devenus le parti du fascisme. Dans la course aux élections, les Démocrates se sont imposés comme le parti de la complicité avec le fascisme.
Qu’est-ce que cela signifie de reconnaître que Donald Trump est un fasciste et de ne rien faire d’autre que d’appeler les gens à voter contre lui ? Si en fait, Trump a l’intention d’introduire le fascisme aux Etats Unis – si, comme il a été explicitement promis, il rafle des millions de personne (« la plus vaste opération nationale de déportation dans l’histoire de l’Amérique »), met l’armée dans la rue pour interdire les protestations, et utilise le système judiciaire pour attaquer quiconque s’attaque à lui, alors se limiter à une opposition purement électorale revient à accueillir le fascisme à bras ouverts.
Quand le fascisme est en marche, la chose appropriée à faire est d’organiser des réseaux clandestins de résistance, comme les antifascistes italiens et français l’ont fait dans les années 20 et 30. La chose appropriée à faire est de se préparer à résister par tous les moyens nécessaires. Tout sauf la complicité.
Renforcer les institutions par lesquelles les fascistes vont mettre en œuvre leurs politiques, c’est de la complicité. Normaliser la violence contre les gens que les fascistes comptent prendre pour cible, c’est de la complicité. S’en prendre aux plates-formes que les gens utilisent pour échanger des informations, c’est de la complicité. Décourager les gens d’utiliser le genre de tactique dont on a besoin contre un régime fasciste, c’est de la complicité. Durant les quatre dernières années, les Démocrates ont mené chacune de ces actions.
La direction du Parti démocrate est déjà préparée à coexister avec les fascistes, à être gouvernée par les fascistes. Ils préfèrent le fascisme à quatre années supplémentaires de protestations tumultueuses. Le fait d’avoir un parti plus autoritaire au pouvoir leur offre un alibi – ça leur permet d’endosser le bon rôle, alors même que ce sont eux qui ont fait partir le peuple de la rue et pavé la voie à Trump pour qu’il réalise son programme.
Explicitons en quoi les démocrates sont coupables de cette situation.
Les Démocrates ont commencé l’ère Biden-Harris en redoublant leurs efforts pour soutenir la police, juste au moment où des millions de gens à travers les Etats-Unis étaient en train de se demander si, plutôt que continuer à dépenser massivement l’argent public dans la militarisation des services de police, il n’était pas temps de chercher une manière plus efficace d’affronter la pauvreté et la crise de la santé mentale. Quand Trump prendra ses fonctions en 2025, les services de police que le gouvernement Biden a financés et glorifiés à travers tout le pays, seront en première ligne pour imposer le programme de Trump.
Le penchant pro-police du Parti démocrate a aidé d’ex-flics comme le maire de New York, Eric Adams, à accéder au pouvoir. Le mandat d’Adams a été un désastre : il est actuellement le premier maire de New York à être mis en examen par la justice fédérale, notamment pour corruption, conspiration et fraude. Trump a depuis tendu la main à Adams, d’homme corrompu à homme corrompu. Voilà ce qu’il advient quand on place directement le pouvoir entre les mains des forces de répression.
Dès le début, sous le premier gouvernement Trump, les Démocrates ont concentré leurs critiques autour de l’idée que ce qu’il mettait en oeuvre était illégal, et recouraient au slogan « personne n’est au-dessus des lois ». Comme nous le soutenions en 2018 :
« Essayer de fonder un mouvement social puissant à partir de du slogan « personne n’est au-dessus des lois » revient à se tirer une balle dans le pied. Que se passera-t-il quand des élus choisis par charcutage électoral voteront de nouvelles lois ? Que se passera-t-il lorsque les juges placés par Trump délibèreront en sa faveur ? Que ferons-nous quand le FBI réprimera la contestation ? »
Maintenant, avec la Cour suprême contrôlée par les candidats de Trump et alors qu’il s’apprête à reprendre le pouvoir, nous devrions connaître les réponses à ces questions. Quiconque est déterminé à empêcher Trump de réaliser son programme devra être prêt à enfreindre les lois que ses juges s’apprêtent à passer.
« Marcher sous la bannière « personne n’est au-dessus de la loi », c’est cracher au visage de tous ceux pour qui le fonctionnement quotidien de la loi est une expérience d’oppression et d’injustice. C’est rejeter la solidarité avec les secteurs de la société qui pourraient lancer un mouvement social contre l’influence de Trump dans la rue. Au final, c’est légitimer l’instrument même de l’oppression – la loi – dont Trump usera pour anéantir le mouvement. »
Comme nous avertissions en juillet dernier, une victoire de Trump signifie que toutes les institutions sur lesquels les centristes ont compté pour les protéger – politique électorale, système judiciaire, police, inclinaison du citoyen ordinaire à obéir à la loi et à respecter les autorités, sont maintenant des armes entre les mains de l’ennemi. Cela vaut avant tout pour la loi.
Quand les propriétaires de Twitter ont vendu l’entreprise à Elon Musk en 2022, ils ont compris qu’ils avaient mis la principale plate-forme de communication du 21e siècle entre les mains d’un mégalomane d’extrême-droite. L’un des premiers actes de Musk a été de bannir certains des comptes anarchistes les plus connus, qui avaient aidé à mobiliser les gens durant la première administration Trump. C’était un premier pas dans le processus de réduction de Twitter à un véhicule de propagande d’extrême-droite.
Comme nous l’avancions à l’époque,
« L’acquisition de Twitter par Musk n’est pas juste le caprice d’un ploutocrate – c’est aussi un pas vers la résolution des contradictions à l’intérieur de la classe capitaliste, le meilleur moyen d’établir un front unifié contre les ouvriers et tous ceux qui sont en bout de chaîne pour subir la violence du système capitaliste. »
De fait, la création d’une coterie de milliardaires est l‘un des principaux facteurs qui auront permis à Trump de remporter les élections de 2024. Les milliardaires ont pu déplacer leur allégeance vers Trump en partie parce que, une fois les plates-formes de communication et les protestations de rue sous contrôle, ils n’avaient plus à craindre qu’un second mandat génère un chaos toujours mauvais pour leurs affaires.
Ce qui nous amène au point suivant.
Les efforts des Démocrates pour discréditer et démobiliser le mouvement contre la police ont directement joué en faveur de leurs adversaires, préparant la voie pour que Trump retourne au pouvoir sans résistance.
En rivalisant avec les Républicains pour s’affirmer comme le parti de la loi et l’ordre, les Démocrates ont permis aux Républicains de développer un discours sur le « crime » tellement à droite que Trump et ses hommes de main peuvent avancer leur rhétorique sur le crime alors même que les crimes violents sont en baisse depuis des années. Cela contraste spectaculairement avec la manière dont Donald Trump a refusé de reculer d’un millimètre sur ses éléments de langage.
Au même moment, les Démocrates ont cherché à empêcher tout nouveau mouvement d’émerger. Lorsque l’accès à l’avortement a été restreint aux quatre coins du pays, les Démocrates ont tout fait pour endiguer une mobilisation populaire.
Est-ce que cela a bénéficié aux perspectives électorales des Démocrates, de vider la rue ? Revenons sur l’année 2020 pour avoir une réponse.
A l’époque, d’un éditorial à l’autre, les centristes ont exprimé leur inquiétude quant aux affrontements de rue de mai et juin 2020 qui auraient pour conséquence de ramener Trump à la maison blanche. En réalité, les inscriptions d’électeurs démocrates en juin 2020 ont augmenté de 50% tandis que celui des Républicains n’a progressé que de 6%. Ceux qui ont cité les manifestations comme le facteur déterminant de leur choix électoral ont voté Joe Biden dans une marge de 7%.
Autrement dit, la révolte contre le meurtre de George Floyd a aidé Biden à être élu.
Et rappelez-vous, cette révolte n’a pas commencé par des inscriptions électorales. Elle a démarré dans la rue par l’incendie d’un commissariat de police. Selon un sondage de Newsweek, 54% des personnes interrogées estimaient que cet incendie était justifié. Si ça ne s’était pas passé, le mouvement n’aurait pas réussi à imposer dans le discours public les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et d’autres, et il n’y aurait pas eu de gain électoral pour le Parti démocrate. Il n’y a aucun moyen de créer un mouvement puissant si on ne mène pas d’action réelle contre les causes de l’injustice.
En tant que parti récupérateur des mouvements de résistance, les Démocrates auraient tiré un bénéfice de davantage de mouvement sociaux sur la période 2021-2024. Ils ont préféré perdre.
La campagne de Harris a reçu le soutien de l’ancien président George W. Bush, de l’ancienne représentante au Congrès Liz Cheney, du chroniqueur radio conservateur Charlie Sykes et de beaucoup d’autres figures de droite. Ce n’était pas seulement parce que le programme de Trump choquait même ceux qui auparavant représentaient le visage de l’establishment républicain, c’était aussi parce que Harris représentait un projet politique centriste, en laissant aux Républicains le soin de déterminer son discours sur des questions comme l’immigration.
Comme nous l’affirmions par le passé,
« Le système bipartite américain fonctionne comme un cliquet, avec le Parti républicain poussant vers la droite la politique publique et le discours admissible vers la droite tandis que les Démocrates, en cherchant à acquérir du pouvoir en faisant la chasse au centre politique, sert de mécanisme pour bloquer tout retour en arrière [dans ce déplacement à droite, ndt] »
Cette stratégie a aidé les Républicains à normaliser ce qui étaient autrefois des idées marginales sur l’immigration et le crime ; sans que cela n’apporte la moindre voix aux Démocrates.
En prenant du recul, nous pouvons voir que la victoire de Trump en 2024 marque un tournant crucial dans les discours politiques du 21e siècle. Quand Trump a été élu en 2016, le consensus néo-libéral semblait invincible, sa victoire ressemblait à un coup de chance par lequel un politicien aberrant était arrivé au pouvoir en singeant la rhétorique de ce qu’on appelait le mouvement anti-globalisation. Aujourd’hui, il est clair que l’apogée du consensus néo-libéral est finie et que quelque chose d’autre devra venir ensuite. Cependant, pendant des décennies, les Démocrates ont collaboré avec les Républicains pour écraser les mouvements proposant d’autres voies. Ils ont détruit les forces dans leur camp, comme la campagne Bernie Sanders, qui représentaient une avancée. C’est ce qui a rendu possible pour Trump de se présenter comme le représentant de la rébellion.
De là, la prise du pouvoir par l’extrême-droite devenait inévitable, les Démocrates ayant liquidé les alternatives anarchistes, anti-autoritaires ou de gauche.
Finalement, malheureusement, l’administration Biden a déjà fait une bonne partie du travail pour désensibiliser l’opinion au programme qu’une seconde administration Trump enhardie va tenter de mettre en oeuvre. Cela d’abord et par-dessus tout, en soutenant le génocide mené par l’armée israélienne à Gaza. En faisant cela, Biden et Harris ont participé à accoutumer des millions de gens à l’idée que la vie humaine n’a pas de valeur intrinsèque – qu’il est acceptable de massacrer, emprisonner et harceler des gens sur la base de leur statut au sein d’une tranche de population visée.
C’est exactement le genre d’environnement qui permettra à Trump de mener le type de politique intérieure brutale qu’il a l’intention de mettre en oeuvre quand il reviendra aux commandes dans deux mois et demi.
En fin de compte, nous ne pouvons pas attribuer toute la faute aux Démocrates. Pour notre part, nous avons échoué à construire des mouvements assez puissants pour survivre à leurs efforts pour nous effacer. Pour notre part, nous ne sommes toujours pas préparés à empêcher Trump de déporter des millions de gens et de distribuer des milliards de dollars supplémentaires aux milliardaires et aux appareils de sécurité de l’Etat.
Heureusement, cette histoire n’est pas terminée.
Nous avons la responsabilité de ne pas laisser la statistique électorale nous démobiliser. Comme nous l’écrivions en 2016, en réaction à la première victoire de Trump :
« Les élections servent à nous représenter les uns aux autres sous notre pire apparence, en mettant en avant les aspects les plus offensants, lâches et serviles de notre espèce. Beaucoup de gens qui n’auraient jamais personnellement arraché une mère à ses enfants sont capables d’acquiescer aux expulsions une fois dans le secret de l’isoloir. Tout comme beaucoup de gens qui mangent de la viande ne pourraient jamais travailler dans un abattoir. Sans l’aliénation qui caractère la pratique même du gouvernement, la plupart des mesures politiques horribles du programme de Trump ne pourraient jamais être appliquées. »
Une étroite fenêtre d’opportunité vient de s’ouvrir maintenant que les millions de personnes qui comptaient sur les Démocrates pour les protéger réalisent que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Nous devons passer à l’action immédiatement pour nous retrouver et rétablir ce que nous avons perdu depuis l’année 2020.
Nous devons lancer des projets proactifs qui nous distingueront des partis politiques, des projets qui montrent que chacun a quelque chose à gagner de nos propositions, et qui offrent des occasions aux gens de tous les milieux de s’impliquer pour changer le monde et en créer un meilleur.
La bonne nouvelle c’est que nous pouvons le faire. Nous l’avons déjà fait auparavant. À bientôt sur la ligne de front.
Thanks to lundimatin for the translation.